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    TABLE DES MATIERES

    

    

    CHAPITRE X. AVEC LA VOLONTE D’INDEPENDANCE

    (Février – juin 1935) 1

    

    1. Au milieu de tourbillons furieux 1

    2. La polémique de Dahuangwai 32

    3. Les héros formés par les Jeunesses communistes 75

    4. La réponse au drame de Sidaogou 106

    5. Pour semer les graines de la révolution sur de vastes étendues 131

    

    CHAPITRE XI. AU TOURNANT DE LA REVOLUTION

    (Juin 1935 – mars 1936) 161

    

    1. A la recherche de nos compagnons d’armes en Mandchourie du Nord 161

    2. Des amitiés peu communes 196

    3. Sur le rivage du lac Jingpo 225

    4. Mes compagnons d’armes vers le Nord, moi, vers le Sud 253

    5. Choe Hyon, illustre chef militaire 279

    

    CHAPITRE XII. AU-DEVANT DU PRINTEMPS DE LA LIBERATION

    (Mars – mai 1936) 314

    

    1. La naissance d’une nouvelle division 314

    2. 20 yuans 345

    3. Zhang Weihua, mon compagnon d’armes révolutionnaire (1) 371

    4. Zhang Weihua, mon compagnon d’armes révolutionnaire (2) 401

    5. L’Association pour la restauration de la patrie 420

    

    

    

    

    

    CHAPITRE X. AVEC LA VOLONTE

    D’INDEPENDANCE

    (Février — juin 1935)

    

    

    1. Au milieu de tourbillons furieux

    

    

    Les jours d’épreuves étaient passés comme un rêve. Les montagnes abruptes qui se dressaient naguère sur notre chemin, l’air redoutable, enveloppées de leurs linceuls de neige, se trouvaient maintenant loin derrière nous. L’expédition qui nous avait coûté tant de sang et de souffrances avait été couronnée de victoire. Victoire qui ouvrait de larges perspectives devant les communistes coréens pour faire progresser la révolution. Bien qu’épuisé et affaibli à l’extrême par la maladie, je montai, avec mes hommes, au sommet des monts Laoye, et nous vîmes au loin se profiler les crêtes des montagnes de Wangqing, notre port d’attache. Il nous échappa un cri de joie et de triomphe. La grande fatigue de plusieurs mois de campagne par les rigueurs de l’hiver semblait du coup avoir disparu comme par enchantement. De joie et d’espérance, mon cœur se gonflait infiniment, à me faire mal, tel un beau nuage blanc qui moutonne dans le ciel bleu de l’été. J’eus l’impression de revoir devant moi la douce colline de mon village natal bien-aimé. Or, de retour à Wangqing, je restai cloué au lit pendant des jours, délirant de fièvre à cause des suites de la fièvre maligne contractée au cours de l’expédition. Pis encore, des bruits alarmants, les uns plus effrayants que les autres, circulaient et me parvenaient jusqu’à mon lit de malade: la campagne de «liquidation des réactionnaires» faisait rage en dévastant les zones de guérilla. Mes «infirmiers» accusaient, d’une

    voix indignée, les forfaits des gauchistes qui mettaient tout sens dessus dessous dans les zones de guérilla.

    Des membres du parti, des Jeunesses communistes, de l’Association des femmes quittaient la base de guérilla, si chère à leur cœur, parce qu’ils l’avaient créée et défendue jusque-là au prix de leur sang. Rien que quelques mois auparavant, ils avaient parcouru dans l’enthousiasme les vallées de Wangqing, à seule fin de contribuer à la révolution. Et maintenant ils l’abandonnaient pour aller se disperser çà et là, en maudissant les auteurs du plan de folie meurtrière et leurs hommes de main.

    J’avais la sensation que mon cœur cessait de battre et se refroidissait. De grands frissons me parcoururent. L’univers tout entier semblait avoir arrêté ses mouvements et s’être figé, rigide tel un cadavre; tous les êtres de ce monde paraissaient délaissés par la vie, ensevelis sous les immenses glaciers. Un sentiment de désespoir et de défaite insurmontable s’empara de moi.

    Les terribles épreuves que nous avions traversées sur le plateau de Luozigou devaient être une bagatelle à côté de celles qui nous attendaient ici. Les grands périls que j’avais surmontés en escaladant le mont Tianqiao, à la tête d’une unité réduite à 16 hommes et en souffrant de la fièvre maligne, étaient également un rien au regard des immenses souffrances dont le problème du Minsaengdan était la cause. Auparavant, les obstacles que nous devions combattre sur notre chemin étaient précis: l’ennemi à notre poursuite et ma maladie. Et nous avions alors percé le blocus de l’ennemi grâce à l’aide inespérée d’un bienfaiteur quasi divin: le vieux Kim, et nous avions échappé, grâce au secours providentiel du vieillard Jo Thaek Ju, à une mort certaine à laquelle la disette, le froid et la maladie nous vouaient. Ce fut le peuple qui nous avait secourus.

    Mais ici, dans la région de Jiandao, les zones de guérilla étaient devenues le théâtre du pire drame que l’on puisse imaginer: on liquidait les révolutionnaires au nom de la révolution. Y avait-il antagonisme ou contradiction entre ceux qui criaient: «Sus aux traîtres», et ceux qui étaient mis au ban? Nullement. Pourtant, les uns

    prenaient les autres pour des ennemis et les éliminaient des rangs des combattants en les exécutant sans merci. Mais la plupart de ceux qui étaient mis au pilori et exécutés étaient des combattants convaincus, dont le dévouement à la cause de la révolution avait été prouvé par leur lutte désintéressée.

    Une question se posait: dans cette «purge» insensée, quel est le critère appliqué pour distinguer les ennemis des amis? sur quoi se fonde-t-on pour prendre les uns pour des ennemis, les autres pour des amis? l’état-major de la «purge» taxait des milliers de personnes d’ennemis et les faisait exécuter sans hésitation, le sont-elles réellement? si elles ne le sont pas, si les jugements rendus de façon sommaire ne sont pas corrects, que faut-il dire de ceux qui dirigent cette campagne extravagante? qui soutenir? qui condamner?

    Voilà la question que posait aux communistes la réalité tragique de la Mandchourie de l’Est dont le sol était rouge du sang de milliers de révolutionnaires.

    Mon cœur saignait; j’avais l’âme aussi malade que mon organisme souffrant.

    Or, à Yaoyinggou, on n’avait ni médecin ni médicament assez efficace pour combattre mon mal. Seuls quelques partisans qui connaissaient à peine un ou deux remèdes de bonne femme faisaient l’impossible en se relayant à mon chevet pour m’appliquer des cataplasmes avec de l’eau glacée.

    Les gens du village de Xiaobeigou m’avaient apporté du miel et du sang d’un cerf tué. De vieux Chinois étaient venus me voir avec du thé chaud; ils avaient prié mes hommes de me prodiguer les meilleurs soins possibles, car, selon eux, la santé du commandant Kim était le meilleur gage de la défense des zones de guérilla et de la poursuite de la résistance antijaponaise.

    Le miel, le thé et le sang de cerf étaient sans doute des fortifiants assez efficaces, mais je les fis tous donner à mes hommes tombés malades au retour de l’expédition. Ils souffraient, qui de la grippe, qui d’engelures, qui de la colite, qui de la bronchite.

    Un jour, encore que grelottant de fièvre, je me soulevai à grand-peine, et, soutenu par Song Kap Ryong, j’allai voir les malades. Et je fus frappé, par-dessus tout, de constater leur état déguenillé. Combattants de la récente expédition, ils portaient encore des uniformes brûlés par endroits, noircis par la fumée de poudre et troués par les balles, témoignages vivants des batailles furieuses qu’ils avaient menées naguère.

    Ces hommes, qui étaient mes compagnons d’armes, valaient chacun leur pesant d’or. Ils avaient partagé avec moi, tout au long de l’hiver dernier, le meilleur comme le pire. Un désir ardent s’empara de moi: les habiller et les nourrir mieux, décemment.

    Je dis à mon planton de partir séance tenante pour l’atelier de l’équipe de couturières. L’automne dernier, avant de partir pour l’expédition de Mandchourie du Nord, j’avais chargé Jon Mun Jin de confectionner les uniformes d’été de la troupe pour l’année prochaine. Mon planton devait aller voir si la tâche était exécutée et apporter une vingtaine d’uniformes pour habiller les combattants de l’expédition.

    L’équipe de couturières se trouvait alors dans la forêt de la vallée des Pins, loin de Dahuangwai, et elle ne comptait pour tout personnel que Jon Mun Jin, Han Song Hui et quelques autres. Quant à cette première, elle avait appris les rudiments de la couture dans le district de Dongning avant de s’engager dans la guérilla, il y a quelques années. La seconde, Han Song Hui, était une nouvelle recrue, ancienne monitrice du Corps des enfants de Yaoyinggou.

    Mon planton revint avec les uniformes, en compagnie d’une combattante. Et je vis devant moi, non pas Jon Mun Jin que je pensais devoir voir, mais Han Song Hui. Le fait était que, l’autre étant enceinte, elle l’avait soignée pendant plusieurs mois en attendant avec impatience le retour de notre corps expéditionnaire, confinée dans une solitude accablante, telle une naufragée échouée sur un îlot désert, au fond de la forêt de la vallée des Pins. En me voyant dans mon lit de malade, elle pleura depuis le seuil, ne pouvant rien dire.

    Je fis distribuer les uniformes aux combattants, puis je dis à Han Song Hui de regagner son équipe.

    Or, le lendemain matin, à ma grande surprise, je la vis m’apporter mon petit déjeuner, dont un bol de bouillie de pignes, sur un plateau. Elle s’efforçait de se composer un air calme comme si de rien n’était.

    Intrigué, je lui demandai:

    «Camarade Ok Bong, qu’est-ce qui vous est arrivé? Que s’est-il passé pour que vous soyez encore là?»

    Ok Bong était son surnom d’enfance. Elle avait un autre nom encore: Han Yong Suk. Elle baissa la tête, l’air coupable.

    «Pardonnez-moi, Général. Je ne suis pas partie hier pour la vallée des Pins.»

    Je ne pus en croire mes oreilles, car je la savais extrêmement candide et probe, se conformant toujours ponctuellement aux ordres des supérieurs, depuis qu’elle était monitrice du Corps des enfants. Si elle avait transgressé mon ordre, il devait y avoir des raisons exceptionnelles.

    «Je n’ai pas pu repartir. Si je retournais, vous laissant si gravement malade, Mun Jin ne me le pardonnerait pas.»

    Ainsi, elle était là inquiète pour moi. Lui sachant gré, je mis dans son sac à dos un paquet de millet et d’ulve, et je l’exhortai à repartir immédiatement:

    «J’ai beaucoup de camarades autour de moi. Partez donc aujourd’hui même sans vous faire de souci pour moi. Si vous n’êtes pas aux côtés de Jon Mun Jin, comment se débrouillera-t-elle, à elle seule, pour accoucher? On m’a dit qu’elle était au terme de sa grossesse.

    – Général, j’exécuterai volontiers tous vos ordres, sauf celui-ci. Si Mun Jin me voit rentrer, alors que je ne me serai pas occupée de vous, elle ne me laissera pas tranquille; c’est ce qu’elle m’a promis. Comprenez donc ma situation et révoquez votre ordre, je vous en prie, Général. D’ailleurs, est-il possible qu’aucune main féminine ne soit là pour vous soigner alors que vous êtes si malade?»

    Han Song Hui se mit en devoir de m’expliquer la nécessité de sa présence auprès de moi.

    «Non, camarade Song Hui, vous devez être aux côtés de Mun Jin et lui prodiguer les meilleurs soins possibles», insistai-je.

    A ce moment le chef de compagnie Ri Hyo Sok intervint et tira la jeune fille de difficulté.

    «Camarade commandant, même si elle retourne là-bas, elle ne pourra pas faire grand-chose pour aider la future mère. Vierge, n’ayant aucune idée de ce qu’est un accouchement, comment pourrait-elle aider cette femme à accoucher?»

    Là-dessus, il me promit de trouver une sage-femme et de l’envoyer auprès de Jon Mun Jin. Je cédai.

    Depuis, Han Song Hui fit tout son possible pour me soigner jour et nuit. Elle me servit à tous les repas de la bouillie de pignes. Sur son insistance, les hommes de la 4e compagnie avaient cueilli dans la forêt enneigée de Yaoyinggou des pommes de pin pignon. Je vis le chef de compagnie lui-même partir chaque matin, armé d’une longue perche, cueillir des pignes.

    Han Song Hui, de son côté, s’était dit qu’elle ne serait pas digne d’être une Coréenne si elle ne parvenait pas à rétablir ma santé, et elle me prodiguait des soins, en passant des nuits blanches. Autrefois, elle s’était coupé les cheveux et les avait étendus au fond de mes souliers pour me protéger les pieds du froid. J’étais persuadé depuis qu’elle était désintéressée et très sensible à l’amitié dont elle tirait sa joie ou son affliction.

    Un même sang donne un même caractère, pensai-je. N’est-ce pas là, d’ailleurs, une loi de la nature? Tous les membres de la famille de Han Song Hui étaient des révolutionnaires au cœur sensible et doués de qualités humaines chaleureuses. Son père, Han Chang Sop, était un des pionniers du mouvement révolutionnaire antijaponais dans la région de Beihamatang, aux côtés de Ri Kwang, Kim Chol, Kim Un Sik. Responsable de l’organisation de l’Association antijaponaise de Dafangzi, il a parcouru la région dans tous les sens pour ravitailler le détachement de Ri Kwang, avant de tomber sous les coups de sabre des soldats d’une troupe d’expédition «punitive» japonaise au printemps 1932. Sa sœur aînée, Han Ok Son, arrêtée par l’ennemi, a fini ses jours sur le bûcher. Son frère aîné, Han Song U, est tombé au champ d’honneur.

    Han Hung Gwon, mon compagnon d’armes, qui, à Wangqing, a combattu souvent sous mes ordres, sur les arrières de l’ennemi, avant la dissolution des zones de guérilla, et qui, plus tard, s’est illustré en Mandchourie du Nord à la tête d’un détachement de l’Armée antijaponaise unifiée, était le cousin de Han Song Hui. Les quatre frères de Han Hung Gwon et lui-même ont tous péri en héros sur le champ de bataille.

    Han Song Hui et sa sœur s’étaient promis d’aller rejoindre l’armée de guérilla pour venger la mort de leur père.

    Mais une altercation inattendue éclata entre elles sur la question de savoir qui resterait prendre soin de leur mère et vaquer aux affaires du ménage. C’est la cadette qui eut le dessous en raison de sa minorité, barrière infranchissable, selon l’aînée, pour être admise dans la guérilla.

    «Ne crois pas que je sois bonne à rien parce que je suis mineure. Premièrement, je sais faire tout ce que tu fais, deuxièmement, je suis aussi grande que toi.»

    Han Song Hui s’ingéniait à attaquer dans ses retranchements son aînée, qui, prenant un air plutôt condescendant, n’en rétorqua pas moins vivement:

    «Ah oui, tu es déjà assez grande, n’empêche que tu sens encore le lait maternel. Il existe un vieil adage disant qu’il vaut mieux ne pas mesurer l’arbre auquel l’on ne peut pas grimper. Sois assez sage et reste auprès de maman; tu militeras de ton mieux dans le Corps des enfants.»

    Ni l’une ni l’autre ne voulait céder, et, la nuit, les deux, la couverture ramenée sur leur tête, continuaient de discuter du problème qui devait décider de leur avenir, lorsque leur mère surprit quelques bribes de leur dialogue. Sans mot dire, elle défit son unique jupe de cotonnade et passa une nuit blanche à en confectionner deux sacs à dos de formes et de dimensions identiques. Le lendemain, elle y mit de la farine de riz grillé, et ce fut le troisième jour que les deux filles comprirent que les sacs étaient préparés pour elles. C’était tout ce que leur mère avait pu leur donner de meilleur, c’était plus que leur dot de mariage. Ce jour-là, leur mère les fit s’asseoir devant elle et déclara:

    «Je n’attends pas votre soutien. Il ne peut en être question à l’heure où l’on a perdu le pays. Du reste, je suis assez forte encore pour me débrouiller seule, sans que vous veniez vous occuper de moi. Partez donc aujourd’hui même pour aller vous enrôler dans l’armée de guérilla.

    – Ah, chère maman!»

    Les deux filles, fondant en larmes, se jetèrent dans ses bras. Enfin, elles lui firent des adieux pathétiques, en jurant d’être à jamais fidèles à sa volonté, et la quittèrent en pleurant. Au printemps 1934, nous affectâmes Han Song Hui à l’équipe de couturières auprès du commandement.

    C’était une combattante prometteuse.

    Seulement, elle était d’une nature douce, par trop inoffensive. Jeune fille au caractère extrêmement affable et soumis, elle était bonne et candide jusqu’à la faiblesse et manquait de vigilance, ce qui n’était pas admissible pour une combattante. Et ce défaut n’a pas tardé à s’avérer fatal pour elle: par manque de vigilance, elle a été capturée par l’ennemi et contrainte d’abandonner la révolution à mi-chemin.

    Sur mon ordre de rejoindre la troupe principale, elle s’était mise en route vers le Nord, en compagnie de quelques autres combattants, lorsque, arrivée à Ningan, dans la forêt d’Erdaohezi, elle se trouva encerclée par l’ennemi. Plusieurs dizaines d’hommes de l’armée fantoche mandchoue, le fusil braqué sur elle, s’approchaient silencieusement, alors que notre jeune combattante, naïve et insouciante, se lavait les cheveux dans l’eau d’un petit ruisseau en fredonnant une chanson. Ainsi, à l’heure où nous opérions à Fusong pour former une nouvelle division, la jeune prisonnière passait des jours pénibles à Luozigou, où l’ennemi l’avait entraînée et soumise à un interrogatoire sévère.

    Or, parmi les gardiens de la prison se trouvait un jeune Coréen honnête, qui se prit de sympathie pour la jeune détenue. Ancien militant, il se trouvait là malgré lui, accablé d’un sentiment de honte, car, arrêté pour activités révolutionnaires, il avait signé son acte de reddition. Ayant appris que les bourreaux allaient exécuter la jeune fille, il lui proposa de s’évader. Il lui déclara son intention d’abandonner son fusil pour fuir avec elle et passer en Corée ou aller se cacher au fond d’une montagne. La prisonnière accepta et les deux jeunes gens s’évadèrent sans accroc de la tanière de l’ennemi. Plus tard, l’homme deviendra son mari.

    La nouvelle de son arrestation nous affligea profondément. Certaines combattantes, accablées de chagrin, refusèrent même de s’alimenter. Han Song Hui, alors la benjamine, était très aimée dans la guérilla. Les anciens combattants de Wangqing évoquent aujourd’hui encore de tendres souvenirs à son sujet, car ils connaissent bien ses qualités humaines.

    Plus tard, ses enfants lui feront souvent reproche de son passé. Ah, maman, tu aurais dû, comme tant d’autres, combattre dans l’armée de guérilla jusqu’au jour de la libération du pays...

    Certes, on aurait préféré qu’elle ne fût pas faite prisonnière et eût continué de combattre pour la révolution.

    Mais il faut savoir que le processus de la révolution n’est pas une route rectiligne, bien pavée, moins encore un 100 mètres où tout concurrent peut atteindre le but sans grande difficulté après le signal de départ.

    La révolution, c’est un processus long avec des échecs et des victoires: le recul et le reflux y alternent avec la progression et le flux. Ce long parcours implique aussi de multiples péripéties dans le destin de chacun.

    Quand ses enfants faisaient grief du passé de leurs parents, Han Song Hui leur disait:

    «Vous n’avez rien à craindre à cause du passé de vos parents, bien qu’il laisse à désirer. Le Parti du Travail de Corée ne reproche jamais aux descendants les erreurs de leurs parents. Les enfants n’ont rien à voir avec les fautes des parents, voilà ce que dit notre Leader dans sa politique. Tout dépend donc de vous. Appliquez-vous à vous dévouer au Leader, c’est ce dont vous devez vous préoccuper, au lieu de vous tracasser avec une idée aussi absurde.»

    J’estime qu’elle a dit juste. Elle est demeurée toute sa vie loyale et probe, avec une foi inébranlable dans le Parti.

    Enfin, je pus me lever, encore qu’à grand-peine, au bout de trois jours après son arrivée, grâce à ses soins et, peut-être, aussi grâce à la bouillie de pignes et à celle de millet et de viande de cerf qu’elle m’avait servies.

    Le chef de compagnie, Ri Hyo Sok, me relata alors en détail ce qui s’était passé dans les zones de guérilla, en rapport avec la lutte contre le Minsaengdan: la région était entraînée dans de violents tourbillons.

    Il me raconta des cas concrets de purge: l’exécution de tel cadre dans tel district, de tel chef militaire dans tel autre, tous sous l’inculpation d’appartenance à cette fameuse organisation. A l’en croire, la révolution et l’armée de guérilla de Jiandao se trouvaient littéralement décapitées, ou, peu s’en fallait, la majorité des cadres de district et de secteur et des chefs militaires au-dessus du niveau de chef de compagnie étant éliminée. Tout Coréen qui connaissait, tant soit peu, l’art d’écrire ou de parler en public avait été écarté. Parmi les hommes de mon armée que j’avais laissés à Wangqing en partant pour la Mandchourie du Nord, tous les éléments d’élite, éléments-pivots, avaient été frappés par la purge. Ceux qui avaient échappé à l’exécution étaient relevés de leurs fonctions de secrétaire ou membre de comité de secteur du parti ou de président d’association.

    Le Minsaengdan a fait son apparition en tant que produit de l’effort d’intellectualisation du procédé de domination coloniale des impérialistes japonais en Corée. Ceux-ci ont visé, en créant le Minsaengdan, à détruire la révolution coréenne au moyen de la supercherie et des intrigues. Le feu et les baïonnettes n’ayant pas prise sur les Coréens, de même que les slogans, tels qu’«unité nippo-coréenne» ou «même origine nippo-coréenne», lancés à grand bruit avec le «gouvernement civil» d’apparat, les impérialistes japonais finirent par s’aviser de se tirer d’affaire en dressant les Coréens contre les Coréens. C’était là leur dernier recours pour anéantir les forces révolutionnaires et maintenir leur ordre chancelant.

    Le gouverneur général japonais en Corée, Saito, alarmé par l’essor rapide du mouvement révolutionnaire en Mandchourie, après les Evénements du 18 Septembre (1931 – NDLR), a eu l’idée de former le Minsaengdan en février 1932 à Yanji, avec des nationalistes de tendance projaponaise, dont Pak Sok Yun, membre du groupe d’inspection de Jiandao alors en mission en Mandchourie de l’Est, Jon Song Ho, leader de l’association pour la promotion de l’autonomie de Yanbian, Pak Tu Yong, conseiller militaire de l’armée nationale du Mandchoukouo à Yanji, Kim Tong Han, un important agent secret anticommuniste des Japonais, etc.

    Le Minsaengdan a avancé pour la forme des slogans alléchants, tels que «conquête du droit national à l’existence», «édification d’un pays de la liberté», «autonomie des Coréens de Jiandao», etc., et il a prétendu résoudre le problème suprême qu’étaient les conditions de vie des Coréens. Or, c’était en fait une organisation constituée d’espions et de comploteurs, contrôlée par les impérialistes japonais visant à endormir l’esprit de résistance antijaponaise des Coréens, à isoler les communistes coréens de la population en les discréditant auprès d’elle et à semer la discorde entre les peuples coréen et chinois, pour désorganiser ainsi de l’intérieur les forces révolutionnaires.

    Sa nature réactionnaire saute aux yeux si l’on tient compte de sa thèse selon laquelle la «seule voie de survie» de la nation coréenne résidait dans «l’industrialisation du style de vie (participation généralisée à la vie active – NDLR)» dans le cadre de la domination coloniale des impérialistes japonais, ainsi que de son «manifeste» et de son «programme». L’ennemi décrivait alors sa domination coloniale en Corée et en Mandchourie comme la «période idéale» pour la «conquête et l’affirmation du droit à l’existence», et la Corée et la Mandchourie devenues terres de ténèbres sous sa domination coloniale comme «pays de la liberté» et de l’«autonomie». En insistant sur l’édification d’un «pays de la liberté» dans la région de Jiandao par les Coréens, l’ennemi voulait faire accroire que les Coréens approuvaient l’invasion et la domination coloniale japonaises de la Mandchourie et qu’ils nourrissaient des ambitions territoriales sur Jiandao, ceci afin de saper les relations de bon voisinage et de couper les liens de solidarité révolutionnaires entre les peuples coréen et chinois et entre leurs communistes.

    Le Minsaengdan regroupait des laquais anticommunistes à la solde des Japonais à cent pour cent, ce qui fut aussi confirmé par les antécédents des fondateurs et de ceux qui ont rempli les fonctions de président, de vice-président ou de membre du conseil de cette organisation.

    Ses promoteurs zélés, à savoir Jo Pyong Sang, membre du Conseil du Club Kapja de Séoul, Pak Sok Yun, directeur adjoint du quotidien Maeil Sinbo, Jon Song Ho, Kim Tong Hwan de l’association pour la promotion de l’autonomie de Yanbian et d’autres, se proclamèrent tous nationalistes ou révolutionnaires, faisant grand tapage autour de leur «amour du pays et de la nation». Mais ils étaient tous, sans exception, des traîtres à la nation, formés par l’impérialisme japonais.

    Quant à Pak Sok Yun, il a débuté dans sa carrière de projaponais à l’âge de 16 ans, en allant au Japon faire ses études. Menant une vie aisée, il a fait son droit à l’Université impériale de Tokyo, puis à son Institut de droit, et fait un séjour d’études en Grande-Bretagne, à l’Université de Cambridge. Pendant son séjour dans ce pays, il a reçu chaque année plus de trois mille wons de bourse d’études de la Direction de l’instruction publique du gouvernement général japonais en Corée.

    Après ses études à l’étranger, son étoile a monté très rapidement.

    D’abord reporter au journal Tong-a Ilbo, puis directeur adjoint du Maeil Sinbo, il est devenu conseiller du ministère des Affaires étrangères du Mandchoukouo, attaché au ministère japonais des Affaires étrangères, pour être enfin nommé consul général du Mandchoukouo en Pologne... Plus tard, il participera à l’assemblée générale de la Société des Nations tenue à Genève en 1932, comme membre de la délégation japonaise conduite par le ministre japonais des Affaires étrangères, Matsuoka Yosuke, qui a signé le traité de neutralité soviéto-japonais. Cette carrière brillante témoigne de la confiance immense que les milieux dirigeants japonais plaçaient en lui. En vue de le déguiser en nationaliste, les Japonais lui ont fait publier des critiques de leur domination coloniale en Corée, polémiquer avec le gouverneur général japonais contre la mesure de modification des noms coréens en noms japonais, entrer en contact avec la Ligue pour l’édification nationale animée par Ryo Un Hyong1, dans la dernière période de la Guerre du Pacifique. Cependant, les Coréens de Jiandao ne le regardèrent pas d’un bon œil, d’autant plus qu’ils gardaient une rancune profonde envers le Minsaengdan.

    Après la Libération, il changera son nom et vivra en cachette à Yangdok, sous la fausse identité de Pak Tae U, avant d’être reconnu et jugé. Traître à la nation, il a été puni comme il le méritait. Au procès, il a reconnu qu’il s’était donné comme programme politique l’«autonomie nationale» des Coréens dans le cadre de la domination japonaise, avait cherché à amener la Corée à suivre la même évolution politique que le Canada et l’Union sud-africaine, alors colonies de la Grande-Bretagne. Partant de cette vision, il avait entretenu, a-t-il avoué, des relations étroites avec le gouverneur général japonais Saito et avait été un admirateur d’Ishihara Ganji, partisan de renom de la doctrine japonaise de conquête mondiale, un des animateurs de la Ligue de l’Asie de l’Est.

    Il a cherché cependant à nier obstinément l’objectif que s’était proposé le Minsaengdan à sa naissance, à savoir détruire le parti communiste et l’armée de guérilla. Selon lui, le Minsaengdan n’a visé initialement que la «conquête du droit à l’existence», et, si celui-ci avait dégénéré en organisation d’espions et de laquais de l’impérialisme japonais, c’était après son départ de Jiandao. Il a dit qu’il avait été lui-même très étonné d’apprendre les résultats désastreux de la campagne contre le Minsaengdan, lui qui n’avait été en fin de compte qu’un jouet entre les mains des Japonais.

    C’est à l’histoire qu’il appartient de juger de la véracité de ses aveux, mais, quoi qu’il en soit, il n’a pu en aucune façon nier qu’il était un homme de confiance, un chien fidèle de l’impérialisme japonais.

    Si Pak Sok Yun, qui a joué ainsi le rôle de l’accoucheuse dans l’apparition du Minsaengdan, a été formé essentiellement à l’école japonaise, Kim Tong Han, exécutant local des complots du Minsaengdan, a été formé à l’école russe. Il se rallia au mouvement communiste et adhéra au parti communiste en Russie, peu après la Révolution d’Octobre, puis, ayant terminé une école militaire, il fit ses preuves, d’abord, comme collaborateur du département des affaires militaires du Parti communiste du Coryo, puis comme chef du corps des officiers. Mais arrêté par les Japonais au début des années 1920, dans la région maritime extrême-orientale de la Russie, il a tourné casaque et est devenu un agent secret important des impérialistes japonais lors de leur campagne anticommuniste.

    Après la dissolution du Minsaengdan, il a organisé, avec l’autorisation de l’armée japonaise du Guandong, l’«association de coopération de Jiandao», successeur du premier, et est allé jusqu’à créer, en réunissant une centaine de réactionnaires, une troupe d’autodéfense de volontaires, pour se lancer dans les opérations «punitives» contre l’armée révolutionnaire. Il s’identifia au Japonais au point de se croire lui-même Japonais né en Corée. Traître pénétré jusqu’à la moelle des os de l’esprit antinational, il a prétendu, sans vergogne, que les Coréens devaient accepter le Japon comme leur patrie et lui donner le meilleur d’eux-mêmes. Selon le journal Manson Ilbo, le nombre des communistes qu’il avait amenés à retourner leur veste s’élevait à plus de 3 800.

    Après sa mort, les Japonais ont installé à Yanji, dans le parc Ouest, sa statue de bronze et une stèle à la mémoire de l’«association de coopération de Jiandao».

    Il est nécessaire d’entrer, en passant, dans les détails de la «tactique du Minsaengdan» de l’ennemi qui a prétendu avoir réussi, grâce à ses opérations idéologiques lancées dans le cadre de sa «tactique pour le maintien de l’ordre dans la région de Jiandao», «à mettre au jour les réseaux d’organisations dans la province de Jiandao, à arrêter 4 000 hommes et à démanteler leur base sociale».

    Bien qu’il ait été clair dès le début que le Minsaengdan ne s’intéressait nullement à régler le problème de la vie de la population de Jiandao, l’agresseur japonais s’est évertué à donner un aspect nationaliste à cette organisation.

    Les Japonais se répandaient en éloges sur elle, sur sa devise en trompe-l’œil: la prétendue amélioration des conditions de vie du peuple. Mais les organisations révolutionnaires de la Mandchourie de l’Est ne tardèrent pas à découvrir que les chefs de cette organisation pénétraient souvent en cachette par la porte de service dans le consulat japonais. L’ennemi n’avait pu dissimuler longtemps le vrai visage du Minsaengdan au regard vigilant du public. Sans tarder, nous déclenchâmes une campagne de propagande pour mettre à nu la nature réactionnaire du Minsaengdan dans les publications révolutionnaires et dans les conférences, d’une part, et, de l’autre, nous engageâmes une lutte de masse contre celui-ci. Ceux qui y étaient entrés, éblouis par son programme solennel, eurent hâte de l’abandonner, et ceux qui avaient dégénéré en laquais des Japonais et avaient eu la témérité d’entreprendre des activités subversives furent mis au pilori et exécutés par les masses.

    Aussi le Minsaengdan fut-il contraint de proclamer sa dissolution peu après sa naissance. Les impérialistes japonais n’avaient pas réussi à l’implanter dans les rangs des révolutionnaires.

    Quel est alors le motif de cette fameuse lutte contre un Minsaengdan inexistant? Comment se fait-il que des combattants innocents aient été exécutés en masse sous l’inculpation d’appartenance à ce fantôme d’organisation et que ce drame ait duré trois ans dans les zones de guérilla de Jiandao, là où opéraient les organisations du parti et les organes du pouvoir populaire?

    La raison réside essentiellement dans les complots des impérialistes japonais.

    Le Minsaengdan, qui avait vu le jour avec le soutien total du gouverneur général japonais Saito et grâce à l’aide énergique du consulat japonais de Longjing, fut dissous en avril 1932, sur l’avis du nouveau gouverneur général Ugaki, alors que l’armée japonaise de Corée était expédiée dans la région de Jiandao. Or, ce n’était qu’une apparence. Car, après sa dissolution, une action énergique et secrète fut entreprise par Kim Tong Han, Pak Tu Yong et autres pour le restaurer.

    Au printemps 1934, Kato Hakujiro, chef de la gendarmerie japonaise de Yanji (commandant de la garnison spéciale de Chine du Nord lors de la défaite japonaise) et Takamori Yoshi, commandant du 7e bataillon d’infanterie de la garnison indépendante, discutèrent à nouveau du problème du maintien de l’ordre dans la région de Jiandao avec des éléments projaponais, dont Pak Tu Yong, et convinrent de rétablir le Minsaengdan. Ce fut le signal de l’ouverture de la deuxième étape dans les complots de cette organisation réactionnaire.

    D’après ce qu’ils avaient défini alors, sa remise sur pied avait pour but de lancer des opérations idéologiques contre le comité du parti de la région spéciale de Mandchourie de l’Est près le comité du parti de Mandchourie; ses principaux objectifs visés étaient: premièrement, de pousser l’«armée de guérilla coréenne à l’autodestruction et à la division»; deuxièmement, «de lui couper la voie du ravitaillement»; troisièmement, «de mener une campagne de reddition énergique dans l’armée de guérilla coréenne»; quatrièmement, «de protéger et surveiller en permanence les transfuges et les convertis à leur domicile»; cinquièmement, «de leur donner une formation professionnelle et un emploi». Ils décidèrent que la gendarmerie japonaise de Yanji dirigerait l’ensemble de ces opérations.

    C’est en septembre 1934 que l’«association de coopération de Jiandao» vit le jour en tant que service spécial chargé de s’occuper des transfuges et des convertis, qui résulteraient de l’action du Minsaengdan, d’enquêter sur leur entourage et sur les motifs faux ou réels de leur revirement et de leur faire subir un lavage de cerveau.

    L’«association de coopération de Jiandao», dirigée par Kim Tong Han, déploya diverses activités subversives en tirant profit de la campagne engagée par le comité du parti de la région spéciale de Mandchourie de l’Est contre le Minsaengdan.

    Les intrigants japonais avaient choisi d’utiliser comme base, comme pivot politique essentiel de leurs opérations idéologiques contre le parti communiste et l’armée de guérilla antijaponaise les particularités de la composition de l’armée de guérilla antijaponaise de Mandchourie de l’Est et de son système de commandement. Selon eux, la faiblesse essentielle de l’armée révolutionnaire populaire résidait dans sa composition en tant que forces armées conjointes des communistes coréens et chinois. Ils estimaient que les cadres chinois ne faisaient pas confiance aux communistes coréens et les tenaient sous leur surveillance et qu’un antagonisme existait entre les premiers et les seconds, et ils cherchèrent à en tirer profit pour semer la zizanie entre eux. «Coréens, vous versez votre sang en Mandchourie, là où l’on n’est pas concerné par l’indépendance de la Corée et la libération de la nation coréenne. Pourquoi alors combattre avec tant d’acharnement? Pourquoi verser votre sang dans un combat absurde et rester sous la dépendance des Chinois alors que vos forces sont supérieures aux leurs? Soyez-en conscients. La porte reste grande ouverte pour votre revirement...» Voilà en substance ce que le Minsaengdan prêchait à travers ses opérations idéologiques.

    Après sa dissolution, les impérialistes japonais firent intervenir leurs agents secrets et leurs acolytes pour répandre de faux bruits disant qu’un grand nombre de membres du Minsaengdan s’étaient infiltrés dans les zones de guérilla, le but visé étant de discréditer les cadres et les révolutionnaires convaincus et probes et de semer la méfiance et la suspicion parmi eux. L’ennemi lui-même a avoué dans un document confidentiel intitulé l’Expérience de la destruction du parti communiste dans la région de Jiandao: au début il avait fait pénétrer dans la guérilla les agents du Minsaengdan par groupes de 10, mais, tous ayant été démasqués et exécutés, il n’était plus possible de continuer d’en envoyer; aussi a-t-il eu recours à une autre tactique qui consistait à semer la méfiance et la désunion entre les Coréens et les Chinois, entre les ouvriers et les paysans, entre les supérieurs et les subalternes, afin de dresser les communistes contre les communistes.

    En effet, les intrigants japonais avaient fait preuve d’une habileté étonnante dans leurs complots pour désagréger de l’intérieur les rangs des révolutionnaires. Voici une de leurs ruses à titre d’exemple: si un responsable du comité du parti de la région spéciale de Mandchourie de l’Est partait inspecter une région, l’ennemi laissait tomber, sur son chemin, une missive qu’il adressait au responsable d’un district ou d’un secteur proche qui passait souvent par-là pour inspecter les localités placées sous son contrôle.

    Il n’est pas difficile de deviner ce que l’inspecteur du comité du parti pouvait penser du destinataire d’une telle lettre.

    Une autre cause de la folie ultragauchiste de la lutte contre le Minsaengdan était les ambitions politiques sordides des opportunistes de gauche et des fractionnistes de tout acabit, atteints de xénophilie, occupant alors des postes importants au comité de Mandchourie, au comité de la région spéciale de Mandchourie de l’Est et aux comités de district ou de secteur du parti.

    Les opportunistes de gauche qui s’étaient emparés de la direction du mouvement communiste ont tenté de subordonner à la satisfaction de leurs ambitions politiques personnelles la lutte révolutionnaire en plein essor des communistes coréens, tandis que les éléments xénophiles, prisonniers de leur habitude fractionniste, ont cherché, tout en bénéficiant du soutien ou de l’approbation tacite des premiers, à utiliser cette lutte pour étendre l’influence de leur fraction en écartant tous ceux qui pouvaient y faire obstacle.

    Là, le Minsaengdan leur offrait un prétexte idéal pour se débarrasser de ceux qui occupaient des postes importants ou étaient assis dans les fauteuils qu’ils convoitaient. «Toi, tu es du Minsaengdan. Tu dois ou mourir ou quitter ton poste. Un point, c’est tout.» Le jugement était sans appel. Se pourvoir? Peine perdue. On n’obtenait jamais gain de cause.

    Les faux bruits que les impérialistes japonais avaient répandus sur l’infiltration d’agents du Minsaengdan dans les zones de guérilla servirent de matière inflammable aux ambitions effrénées des carriéristes et des hégémonistes qui rêvaient de placer les hommes de leur entourage à tous les postes importants des organisations du parti, des organisations de masse et de l’armée; ils déclenchèrent une campagne de «liquidation des réactionnaires» sous prétexte d’éliminer les agents du Minsaengdan, et le nombre des victimes de la purge est monté en flèche à la grande joie des comploteurs ennemis qui ne rêvaient que d’anéantir les forces révolutionnaires des zones de guérilla.

    Ainsi, l’ennemi et les nôtres conjuguèrent, dirais-je, leurs efforts pour détruire les zones de guérilla. On n’a jamais vu coalition plus absurde et plus monstrueuse dans aucune autre guerre révolutionnaire du monde.

    Si la lutte contre le Minsaengdan avait dégénéré ainsi en une boucherie insensée, cruelle et barbare, au point de faire pâlir même la loi martiale de l’Etat fasciste et l’Inquisition du Moyen Age, cela tient à la fois aux complots perfides des impérialistes japonais et à l’aveuglement politico-idéologique et aux ambitions sordides de certains cadres du comité du parti de la région spéciale de Mandchourie de l’Est, jouets des complots ourdis par les Japonais.

    A cette époque-là, on n’avait pas de critère précis pour déterminer l’appartenance au Minsaengdan, et les griefs d’accusation se comptaient par plusieurs centaines.

    Si un cuisinier de la guérilla avait eu la maladresse de ne pas cuire à point le riz, c’était une raison suffisante pour être accusé d’être du Minsaengdan. S’il n’était pas assez méticuleux pour trier le riz et en ôter un ou deux petits cailloux, si quelqu’un trempait sa ration de riz cuit dans de l’eau avant de le manger, on les accusait aussitôt d’être du Minsaengdan, parce qu’ils avaient ainsi tenté de miner la santé de la population de la zone de guérilla, sur les directives du Minsaengdan.

    Celui qui souffrait de la diarrhée était soupçonné d’être du Minsaengdan, parce qu’il pouvait le faire exprès pour affaiblir le potentiel de combat de la guérilla. Celui qui lâchait des soupirs était inculpé d’essayer d’entamer le moral révolutionnaire et, par conséquent, d’être du Minsaengdan. Celui qui, par mégarde, avait lâché un coup de feu était pris pour un espion du Minsaengdan qui avait ainsi signalé à l’ennemi la position des partisans. Quiconque évoquait son pays natal était accusé de tenter de propager le nationalisme et, du même coup, passait pour un agent du Minsaengdan. Même ceux qui montraient du zèle au travail étaient soupçonnés d’être du Minsaengdan, car ils pouvaient, qui sait, chercher par là même à se ménager une couverture, etc. Ainsi, n’importe quels faits et gestes risquaient d’être interprétés de la façon la plus extravagante comme crimes ou actes de subversion d’un agent du Minsaengdan, et, à ce compte-là, personne ne pouvait échapper à l’accusation d’être du Minsaengdan.

    Le responsable de l’organisation de l’Union anti-impérialiste du district de Helong, surnommé le Sauteur en hauteur, tomba par malheur dans les mains des hommes du corps d’autodéfense à Changrenjiang où il s’était rendu pour accomplir une mission politique, et, avec une trentaine d’autres patriotes, il fut entraîné sur le terrain d’exécution.

    L’ennemi les fit aligner sur un rang et se mit à les décapiter à coups de sabre, l’un après l’autre. Pour le Sauteur en hauteur, il était hors de question de tenter d’échapper à la mort. Son tour arriva. Mais, chose étrange: après le coup de sabre donné sur son cou, sa tête ne tomba pas à terre. Par contre, la peau et la chair de son cou, profondément entamées, se rabattirent sur son dos, le noyant dans le sang. Le coup mal ajusté avait fait une plaie terrible causant au condamné une douleur atroce. Il perdit connaissance et roula à terre. Les bourreaux, une fois leur œuvre criminelle achevée, s’en allèrent, le croyant mort. La nuit était tombée, quand il revint à lui. Il se souleva péniblement et, en serrant les dents à se casser les mâchoires, pour ne pas hurler de douleur, il ramena, au prix d’un effort surhumain, la peau retournée du cou à sa place, pansa la plaie, tant bien que mal, avec la charpie qu’il avait faite de son vêtement, puis il rampa plus de 24 kilomètres à travers une montagne abrupte pour gagner la zone de guérilla de Yulangcun.

    Pourtant, avant même que sa plaie se cicatrisât, les gauchistes le traduisirent devant le tribunal public, l’accusant d’être un agent de l’ennemi, qui, selon eux, s’était fait exprès une plaie au cou pour s’infiltrer dans les rangs des révolutionnaires. Et ils exposèrent nombre de «chefs d’accusation». Mais, le public, amené de force pour assister à son jugement, se prononça contre sa condamnation, et les juges conclurent hâtivement le jugement en prononçant un sursis, juste le temps nécessaire pour le vérifier et mettre au grand jour son vrai visage. Mais ils l’assassinèrent secrètement peu après.

    Ainsi, le combat contre le Minsaengdan s’enlisa profondément dans le marais fétide de l’ultragauchisme, et ses effets étaient particulièrement désastreux dans le district de Helong, du fait que les responsables de son organisation du parti n’ont pas hésité à jouer avec la vie des gens pour satisfaire leurs ambitions politiques personnelles.

    Les coups de la purge étaient dirigés avant tout contre ceux qui luttaient avec abnégation pour la révolution et jouissaient de la confiance des masses, contre ceux qui, honnêtes et probes, ne sachant flatter ou se montrer obséquieux, combattaient sans transiger toute injustice et toute iniquité.

    Parmi les cadres coréens, c’est Kim Song Do qui a montré le plus de zèle dans cette campagne ultragauchiste. Lorsque le comité du parti de la région spéciale de Mandchourie de l’Est a siégé pendant un temps à Wangqing, Kim Song Do y a mené une vie déréglée. Il emmenait sa femme dans ses tournées d’inspection et se livrait fréquemment à des beuveries et jouait au Hwathu (cartes à jouer japonaises – NDLR). Sa femme se disait dame moderne et ne s’occupait guère du ménage, au point que des petits membres du Corps des enfants firent, pour ce couple, ce que font les femmes de charge. De plus, Kim Song Do a exigé de la population qu’elle cultivât le pavot dont il aimait les fleurs, prétendait-il, et a fait en cueillir de l’opium pour son propre compte. Cependant, il proclamait à tout bout de champ son «intégrité».

    Ainsi, cet homme qui menait en coulisse une vie déréglée sordide, a fait exécuter, sous la fausse inculpation d’appartenance au Minsaengdan, des révolutionnaires convaincus et intègres. Voire, il a exigé des enfants, membres du Corps des enfants, de lui présenter des aveux écrits sur leur appartenance au Minsaengdan.

    Le responsable du rendez-vous secret du village de Dongxing à Longjing, Kim Kun Su, était un militant expérimenté ayant nombre de missions politiques réussies à son actif. Il n’empêche que les gauchistes l’accusèrent d’être du Minsaengdan et le condamnèrent à mort.

    «Non, je ne suis pas du Minsaengdan. Si, pourtant, vous me soupçonnez d’en être, vous pouvez me couper les jambes, mais laissez-moi en vie, je vous en supplie. Les jambes amputées, vous le savez, je ne pourrai m’enfuir, même si je le voulais. Si vous ne me tuez pas et si vous me coupez les jambes, je pourrai continuer de servir la révolution en tressant des nattes à la main. Ah, je ne veux pas mourir sans rien faire pour la révolution. C’est cela qui m’afflige...»

    Voilà ce qu’il a dit au moment suprême de sa vie, sur le terrain d’exécution.

    Cependant, les hommes de l’état-major de la purge rétorquèrent en ricanant: «Voyez-moi ça. Même avant de rendre l’âme, cette grande gueule fait de la propagande au profit du Minsaengdan!» et ils l’assommèrent sur place à coups de bâton.

    Les coups de massue de la purge vinrent s’abattre, par-delà les organisations du parti et de masse, sur les troupes de partisans.

    Yang Thae Ok, combattant d’élite, ayant le surnom comique Homme-Grattoir, a été, lui aussi, accusé d’être du Minsaengdan et traduit devant le tribunal public.

    On lui reprochait d’avoir abîmé délibérément la culasse d’un fusil.

    Il était surnommé Homme-Grattoir, depuis qu’il avait arraché un fusil à un policier du Jipsadae (police spéciale luttant contre les contrebandiers – NDLR) devant une gargote à Sanpudong où il s’était rendu en compagnie du responsable de l’organisation de son village. A l’intérieur de la gargote, deux policiers fumaient de l’opium, tandis qu’un troisième se tenait en faction devant la porte. Yang Thae Ok se jeta sur le factionnaire, et une lutte à mort s’engagea entre les deux hommes qui, exaspérés et enragés l’un comme l’autre, se battaient furieusement en roulant par terre. L’adversaire était solide, et Yang sentit qu’il n’était pas en mesure de l’emporter. L’idée lui vint alors de la houe qu’il portait sous sa ceinture; il la tira, gratta, laboura rudement, à coups de houe, la face de son adversaire. L’adversaire, le visage en sang, le lâcha, se tordant de douleur par terre, tenant son visage abîmé entre ses mains. Notre combattant se saisit alors du fusil de l’autre et prit la fuite à toutes jambes vers la colline située derrière Sanpudong. Gravissant, hors d’haleine, la colline raide, il ne put cependant refouler l’envie brûlante qui montait en lui: tirer un coup du fusil conquis. Il céda à la tentation et pressa d’un geste prudent sur la gâchette. Mais le coup ne partit pas. C’est que le cran de sûreté était mis. Ne sachant cependant comment procéder, il frappa le cran de sûreté avec sa houe, jusqu’à ce qu’il cédât, et la culasse fut abîmée. L’incident lui a valu plus tard l’expulsion de la guérilla et de la zone de guérilla, le contraignant à aller vivre dans la zone ennemie.

    La plupart des hommes que les gauchistes et les suivistes xénophiles, fractionnistes de surcroît, avaient condamnés à mort ou expulsés des zones de guérilla, sous la fausse inculpation d’appartenance au Minsaengdan, étaient des combattants irréductibles, prêts à se sacrifier pour la révolution, comme c’était le cas de notre Homme-Grattoir. Ces hommes auraient-ils risqué leur vie en attaquant avec un revolver factice ou une houe, en plein jour, des policiers armés pour leur arracher leurs fusils, sur les directives du Minsaengdan? Ceux qui les avaient mis en cause et les avaient condamnés étaient-ils tous dépourvus d’intellect, de capacité de raisonnement pour ignorer que ces combattants convaincus et ardents ne pouvaient en aucune façon adhérer au Minsaengdan ni moins encore soutenir la contre-révolution?

    Non, il n’est pas question là d’intellect ou de jugement, car on ne peut être si bête et manquer tellement de bon sens quand on a été capable de se décider à rejoindre la révolution.

    Selon les affirmations des anciens combattants, originaires d’Antu, plusieurs centaines de Coréens ont été mis à mort, sous l’inculpation d’appartenance au Minsaengdan, rien qu’à Chechangzi.

    Zhou Baozhong, qui a entretenu des relations étroites avec l’organisation du parti de la Mandchourie de l’Est et qui a été au courant de ce qui s’était passé alors dans la région de Jiandao, a écrit dans ses mémoires que le nombre des victimes de la lutte contre le Minsaengdan montait à 2 000.

    Ceux qui prirent la tête de cette campagne mirent en œuvre, pour élever le rendement de la «purge», des moyens de supplice horribles, inimaginables pour les communistes, pour interroger les inculpés, depuis les membres actifs des organisations du parti et de masse jusqu’aux membres d’élite du Corps des enfants.

    Or, ceux-là même qui ont fait du zèle un temps dans la campagne de «liquidation des réactionnaires», à savoir Kim Song Do, Song Il, Kim Kwon Il, finirent par être jugés à leur tour sous l’accusation d’être du Minsaengdan et fusillés.

    Quant à ces derniers deux, ils étaient des hommes honnêtes. Seulement, n’ayant pas de convictions propres, ils avaient agi tels des automates, en exécutant aveuglément toutes les directives de leurs supérieurs, et avaient commis malgré eux de graves fautes. J’ai été très étonné d’apprendre qu’ils avaient crié vivat à notre adresse au dernier moment de leur vie sur le terrain d’exécution. Des controverses avaient souvent éclaté, entre eux et moi, au sujet des problèmes importants touchant à la ligne quand nous nous rencontrions. Mais après tout, il est certain que, bien que tardivement, au dernier moment de leur vie, ils ont retrouvé la raison et fait un retour impartial sur eux-mêmes.

    Pak Hyon Suk était bien connue à Wangqing comme une des femmes de la civilisation moderne. La population de Xiaowangqing l’appelait Belle Etoile à cause du doux éclat que rendaient ses yeux telles des étoiles scintillantes. Douée pour les arts, elle fut un temps chef du service de l’éducation des enfants de Wangqing. Encore que très jeune, c’était une militante avisée, ayant fait l’expérience des activités clandestines. Son beau-père, Choe Chang Won, surnommé Choe Laoteur (vieux en chinois – NDLR), était responsable de l’organisation de l’Union anti-impérialiste du district de Wangqing.

    Avant son mariage avec Choe Hyong Jun, les membres du Corps des enfants de Mudanchuan sous sa direction avaient fait la navette entre les deux futurs conjoints pour leur transmettre des informations. Elle confiait souvent aux enfants la tâche d’acheter ce qu’il fallait envoyer à l’armée de guérilla en allant d’un magasin à un autre. Les achats étaient, par l’entremise de Pak Hyon Suk, remis aux combattants de la guérilla secrète, ainsi qu’à ceux qui préparaient alors la création d’un détachement de partisans.

    L’ennemi, qui avait constamment l’œil sur la jeune militante, s’avisa de l’arrêter. Un jour qu’elle se rendit chez une de ses camarades pour assister à une cérémonie de mariage, les policiers arrivèrent et demandèrent de leur livrer Pak Hyon Suk, en brutalisant les maîtres de céans. Celle-ci, cachée sous le toit, entendit les policiers malmener les gens. Ne voulant pas que d’autres subissent des désagréments à cause d’elle, elle sortit de sa cachette et se présenta devant les policiers, l’air imperturbable, en criant: «Me voici!» Incarcérée, elle fut soumise à une torture atroce qui lui faisait tomber des lambeaux de chair. Mais elle tint bon. Quand les gens de son village venaient la voir dans la prison, elle glissait dans leur panier un bout de papier sur lequel elle avait griffonné une chanson révolutionnaire, pour encourager ceux qui restaient au village. Plus tard, la police la relâcha.

    Le jour de son mariage avec Choe Hyong Jun, trois policiers de Baicaogou vinrent surveiller les noces en ricanant qu’il ne serait pas dépourvu d’intérêt de voir comment se marierait une communiste, ils burent tout leur soûl et, éméchés, demandèrent à la nouvelle mariée de chanter. La Belle Etoile chanta alors, devant eux, une chanson révolutionnaire. Cependant, les policiers, ivres, incapables de réaliser de quoi il s’agissait, s’exclamèrent en disant que la jeune communiste chantait à merveille et crièrent bis.

    Son mari, Choe Hyong Jun, était aussi un excellent combattant, dévoué à la révolution. Le jeune couple monta un ménage uni et continua à militer avec ardeur, lorsqu’un malheur arriva au mari: une balle lui fracassa la jambe, et il devint boiteux. Depuis, il ne put accomplir aussi bien qu’auparavant ses missions locales. C’était inévitable en quelque sorte. Sans cheval, ni voiture, ni aucun autre moyen de transport, il devait, en boitant, parcourir de longues distances pour accomplir ses missions, et son infirmité l’empêchait de travailler à l’égal des autres. Cependant, l’état-major de la «purge» le taxa d’«élément passif», le maltraita et le surveilla en le soupçonnant d’être du Minsaengdan. Et Pak Hyon Suk fut démise de son poste de cadre comme femme d’un membre du Minsaengdan.

    Ce fut alors que me parvint le bruit qu’elle voulait divorcer.

    Je la fis venir et lui dis: «L’accusation portée contre votre mari ne pourra tenir longtemps et finira par se révéler non fondée. Ancien militant clandestin expérimenté, votre mari a très bien combattu dans la zone de guérilla. Il est un révolutionnaire, un homme cultivé. Et vous voulez divorcer d’avec lui? Vous n’êtes pas juste...»

    Plus tard, nous envoyâmes Pak Hyon Suk en Union soviétique. Si elle vit à ce jour, quels souvenirs n’évoquera-t-elle pas de ses années de Wangqing, ces années d’épreuves où même les animaux et les plantes semblaient trembler de peur devant la flambée de la folie anti-Minsaengdan?

    Toute la population de la zone de guérilla, hommes et femmes, vieillards et enfants, était saisie par la méfiance et la suspicion. Voilà ce qu’est la révolution! On s’entre-tue, on s’accuse les uns les autres en inventant de faux griefs. Ah, la belle révolution! Ce sont les Coréens qui ont mis en culture les terres incultes de Jiandao, ce sont les Coréens qui y ont mis en route la révolution. Mais les voilà maintenant éliminés et massacrés au hasard. Pourquoi? Comment expliquer? Qu’est-ce, sinon une purge motivée tout simplement par les ambitions hégémoniques de certains? Si c’est cela la révolution, si dans cette révolution on ignore l’amitié et la camaraderie et l’on massacre, sans hésiter, ses compagnons de lutte, pour accaparer le pouvoir, pourquoi diable nous occuper de cette sale révolution? Pourquoi danser une telle sarabande? Mais non, mieux vaut retourner dans notre village natal pour cultiver la terre ou, au pis aller, entrer dans l’ordre bouddhiste et parcourir le pays en frappant sur un petit gong de bois. Voilà ce qu’on disait à part soi, indigné et déçu. Ainsi, la folie de la «purge» avait profondément marqué la mentalité des gens, exerçant une action néfaste sur leur vision de la vie et de la révolution.

    Différentes couches de la population, peu éveillées, tournèrent le dos à la révolution et partirent: certains allèrent vers la zone contrôlée par l’ennemi, d’autres vers de lointaines contrées sans traces humaines. En effet, elles n’avaient pas où aller vivre. Venues dans les zones de guérilla, décidées à soutenir la révolution, elles s’étaient vues reniées et répudiées par celle-ci. Etonnées et désorientées, elles se débattirent sans savoir où donner de la tête. On fait la révolution, non pas pour mourir, mais pour vivre. Et vivre mieux encore, d’une vie digne d’être vécue. S’il faut mourir cependant dans cette révolution, soit, mais que ce soit au nom de la justice, sur le champ de bataille, car la mort équivaut alors à la vie, plus qu’à la vie, c’est accéder à l’immortalité.

    Mais quelle immortalité! Ne voyez-vous pas les révolutionnaires massacrés au hasard par ceux qui partageaient hier encore avec eux le riz?

    Après la Libération, j’ai déclaré innocents tous ceux qui s’étaient réfugiés dans les zones ennemies, fuyant la fureur de la campagne contre le Minsaengdan. Ils étaient contraints d’abandonner les zones de guérilla pour ne pas tomber victimes de la folie de ceux qui tenaient à les éloigner de la révolution malgré leur désir.

    Du fait de cette horrible boucherie, les eaux de la rivière Gudong et de celles de Wangqing étaient rouges de sang, et les cris de détresse et les sanglots ne cessèrent de secouer le ciel au-dessus des vallées de Jiandao.

    A bout de patience, Shi Zongheng quitta lui aussi la région de Jiandao, pour la Mandchourie du Nord. «Je m’en vais. J’en ai assez, de cette odeur fade du sang. Comment se fait-il qu’un drame aussi terrible que stupide se déroule sous le régime du parti communiste? Je n’y comprends rien. La direction de l’organisation du parti de la Mandchourie de l’Est fait honte au parti communiste.» Voilà ce qu’il avait dit avant de partir.

    Conscient de la gravité de la situation créée par suite de la lutte contre le Minsaengdan, je m’entretins avec plusieurs personnes de la région pour connaître à fond les réalités.

    A l’époque, par mesure de prudence contre l’expédition «punitive» de l’ennemi qui avait redoublé de violence, la population de Yaoyinggou s’était réfugiée dans les forêts, où elle vivait dans des abris souterrains et des cabanes, et l’armée révolutionnaire était cantonnée à l’entrée de la zone de guérilla, dans des baraques, pour veiller à la sécurité de la population. Le village de montagne des réfugiés se trouvait à quelque six kilomètres du cantonnement des partisans.

    Un jour, je me rendis avec mes plantons dans ce village et je causais avec des vieillards, lorsque Hong Hye Song vint me voir. La conversation terminée, je la fis venir près de moi.

    «Les hommes de la direction vont trop loin. Je n’en peux plus. Impossible de supporter davantage leur injustice. J’ai fait tout mon possible pour ne pas craquer, mais je ne peux plus supporter les supplices moraux. Ah, pourquoi nous obstinons-nous à combattre ici, dans cette région de Jiandao, alors qu’on nous harcèle si cruellement? Mieux vaut passer en Corée, quitte à militer dans la clandestinité. Là, si on ne peut créer de zones de guérilla comme ici, on pourra en échange mener des activités clandestines autant que l’on voudra. Quant aux fonds nécessaires, je m’en chargerai, je vous les fournirai, quitte à vendre tout ce que mon père possède. Il tient une pharmacie. Allons, passons en Corée, mon Général?»

    Hong Hye Song serra les lèvres et me scruta de ses yeux pleins de larmes.

    D’un geste de la main, je lui fis signe de baisser la voix.

    «Camarade Hye Song, vous manquez de prudence pour débiter de pareilles choses à l’heure qu’il est.

    – C’est parce que je crois en vous, mon Général.

    – Mais soyez prudente. Ne dit-on pas que les murs ont des oreilles?»

    Cependant, la parole de la jeune fille m’affligea. Si elle voulait, elle aussi, quitter la zone de guérilla, qui resterait à Wangqing pour poursuivre la révolution? Un sentiment de détresse s’empara de moi. La jeune fille aimait éperdument la zone de guérilla, qui lui vouait en retour une tendre amitié. Militante intrépide dans les activités clandestines, elle était une bonne institutrice pleine de vie et de bonne volonté. De plus, on trouvait en elle un excellent médecin qui, bien que sans diplôme de la faculté de médecine, connaissait bien l’art de diagnostiquer et de traiter les maux.

    Grâce à son intervention, certains cadres de la direction de l’organisation du parti de la Mandchourie de l’Est et du comité du parti du district de Wangqing furent guéris de leur gale vieille de trois ans. Tous ceux qui avaient bénéficié de ses soins, lui en étaient reconnaissants. Les cadres aussi ne tarissaient pas d’éloges sur elle pour ses dons peu communs.

    Elle-même, très fière, se disait utile, voire indispensable à la zone de guérilla. Et quel revirement brusque devait s’être opéré en elle pour qu’elle vînt me proposer, tout de go, de partir, de déserter! Rien qu’avec ce qu’elle venait de me dire, elle ne pourrait échapper à l’accusation d’être du Minsaengdan et à l’exécution. Certes, elle m’avait dit ce qu’elle avait sur le cœur, parce qu’elle avait confiance en moi. Je lui en sus gré. Il fallait la comprendre. Le climat de la zone de guérilla était devenu si étouffant, l’air si vicié, si irrespirable que même cette jeune fille si ardente, pleine de bonne volonté pour le combat, en était arrivée à prendre le parti de l’abandonner. La terre de Jiandao, maintenant jonchée des corps inanimés de ses camarades, n’était plus, pour elle, l’Eden, le berceau qu’elle avait aimé de toute la force de son âme de jeune fille.

    De toute façon, il n’était pas question pour moi d’accepter sa proposition.

    «Camarade Hye Song, il ne faut pas vous laisser aller. Aujourd’hui, notre vie personnelle ne compte pas, car il y va du sort de notre révolution. Si nous reculons devant les difficultés et si nous ne cherchons qu’un chemin facile en ce moment crucial, nous ne pourrons nous dire communistes au sens strict du terme. Quelque pénible et répugnant que soit ce que nous voyons ici, nous devons poursuivre notre combat et régler le problème du Minsaengdan. C’est là la seule voie qu’un révolutionnaire puisse prendre, car elle mène au salut de la révolution.»

    A ces paroles, elle essuya ses larmes et me dévisagea un moment:

    «Pardonnez-moi. Je vous ai seulement ouvert mon cœur mortifié. Mon Général, à franchement parler, je vous ai beaucoup attendu, alors que vous étiez en Mandchourie du Nord, pour vous dire ce que j’ai dit aujourd’hui. Ce n’est pas seulement moi.

    «Les autres, même ceux qui ont été jetés en prison, accusés d’être du Minsaengdan, vous ont attendu avec impatience: quand le commandant Kim sera-t-il de retour? a-t-on des nouvelles du commandant? N’aura-t-on pas le moyen de lui apprendre ce qui se passe ici, en Mandchourie de l’Est? Ah, avec quelle impatience ils vous attendaient! Or, ici, le bruit courait obstinément que le corps expéditionnaire de Mandchourie du Nord avait péri dans sa totalité. C’est aussi ce que les Japonais faisaient dire aux journaux.»

    Hong Hye Song, comme si elle avait du mal à contenir sa colère, posa ses mains jointes sur sa poitrine.

    Les gouttes de larmes perlaient à ses yeux, telles des gouttes de sang, et je sentis un vif remords serrer mon cœur.

    La parole de la jeune fille m’avait piqué au vif et me fit réfléchir sur les responsabilités qui m’incombaient en tant que révolutionnaire coréen. La révolution va-t-elle succomber ainsi ou se relever et repartir avec force? En ce moment critique, si je ne réussissais pas à mettre un terme à cette tuerie insensée qui menace d’emporter encore des dizaines de milliers de vies, je ne serais pas digne d’être appelé fils de la Corée; je n’aurais d’ailleurs aucune raison de vivre. Voilà ce que je pensais alors.

    Je proposai donc à la direction de l’organisation du parti de la Mandchourie de l’Est de convoquer une conférence pour régler le problème de la lutte contre le Minsaengdan. Presque à la même époque, l’inspecteur du comité du parti de Mandchourie avança la même idée.

    Quelques jours plus tard, je reçus un avis m’annonçant la convocation à Dahuangwai d’une conférence conjointe des cadres militaires et politiques de la Mandchourie de l’Est.

    A la veille de mon départ, je rendis visite à l’équipe de cuisiniers. Je voulais voir la mère Hong In Suk, qui, à ce qu’on m’avait appris, depuis des mois broyait du noir, se sachant soupçonnée d’être du Minsaengdan; je voulais lui faire cadeau d’un coupon de tissu que j’avais rapporté de Mandchourie du Nord. Mes camarades avaient tenté de m’en dissuader en disant que, bien que commandant, en donnant un cadeau à une femme soupçonnée d’être du Minsaengdan, je risquais de m’attirer des griefs de la part de l’état-major de la «purge». Mais je passai outre à leurs conseils. Car j’étais convaincu qu’un comportement humain ne saurait être blâmable.

    

    

    

    2. La polémique de Dahuangwai

    

    

    Il est faux de croire que ma polémique avec la direction de l’organisation du parti de la Mandchourie de l’Est sur le problème du Minsaengdan date de la Conférence de Dahuangwai. Elle remonte plus loin, à octobre 1932, alors que notre armée, en progression vers la Mandchourie du Nord, vint stationner un temps dans la région de Wangqing.

    Là, suivant mon programme de séjour, je supervisais, pour commencer, le travail de l’organisation du parti du 1er secteur (Yaoyinggou), lorsqu’il m’arriva de constater de visu la réalité de la lutte menée contre le Minsaengdan qui s’écartait des principes révolutionnaires, poussée à l’extrême gauche par des cadres des comités de district et de secteur du parti.

    Un matin, je faisais le tour du village, en compagnie de Ri Ung Gol, chef de l’organisation du comité du parti du 1er secteur, lorsqu’un cri de détresse s’éleva du siège de ce comité. Surpris, je m’arrêtai:

    «Qu’est-ce? Que se passe-t-il là?»

    Ri Ung Gol, l’air gêné, répondit comme à contrecœur:

    «On interroge un certain nommé Ri Jong Jin. Des gens sont venus du comité du parti du district.

    – A quel propos? Est-il accusé d’être du Minsaengdan?

    – Oui, mais depuis trois jours, il nie obstinément sa culpabilité, tandis que les cadres le malmènent en le sommant d’avouer. Ah, passons notre chemin. A entendre ces cris, je ne me sens plus d’humeur à travailler à longueur de journée.

    – Quels en sont les griefs?

    – Il a rejoint la zone de guérilla avec quelques jours de retard après sa mission dans la zone ennemie.

    – Est-il possible qu’on le lui reproche? Car ce n’est qu’un rien.

    – Oui, camarade commandant. Et je vous prie de ménager vos expressions. Rien qu’avec ce que vous venez de dire, vous pourriez passer pour un agent du Minsaengdan. Ah, la vie est devenue dure, à cause du problème du Minsaengdan.»

    En dépit de la supplication de Ri Ung Gol, qui me retenait, j’entrai au comité du parti du secteur.

    Un homme, venu du comité du parti du district, entouré de quelques gars de la garde rouge du 1er secteur, interrogeait vivement le «suspect». A ma vue, il redoubla d’ardeur et se mit à frapper l’inculpé comme un sourd. Evidemment, il voulait parader devant le visiteur inconnu et montrer l’intransigeance dont les militants de Wangqing faisaient preuve dans la lutte des classes.

    Quant à l’inculpé Ri Jong Jin, il avait été valet de ferme, et pendant plus de dix ans, domestique chez un propriétaire foncier chinois. Il avait perdu sa femme lors d’une expédition «punitive» de l’ennemi et avait confié ses deux enfants à des voisins pour se rallier à la révolution. Dans la zone de guérilla qu’il avait gagnée, il militait en tant que secrétaire du comité de branche du parti relevant du 1er secteur dans la confiance des habitants. Il n’était pas homme à s’affilier au Minsaengdan, à une organisation réactionnaire à la solde de l’ennemi, moins encore à soutenir la contre-révolution. Revenir avec quelques jours de retard ne constituait qu’une petite faute de discipline, n’ayant rien à voir avec le Minsaengdan.

    Je fis arrêter l’interrogatoire et conseillai aux cadres des comités de district et de secteur du parti:

    «Camarades, selon mes renseignements, rien ne permet de le soupçonner d’être du Minsaengdan. Il n’est pas juste ni admissible d’arrêter au hasard et de battre les gens sans preuves suffisantes de leur culpabilité. Les petites fautes dans le travail ne doivent pas être prises en compte. Pour combattre le Minsaengdan, il faut s’appuyer sur des preuves solides et faire montre d’un maximum de sérieux.»

    L’interrogatoire de Ri Jong Jin fut suspendu ainsi pour un temps, mais, après mon départ de Yaoyinggou pour Macun, les hommes du comité du parti du district l’assassinèrent envers et contre tout.

    Entre-temps, la nouvelle se répandit rapidement, arrivant jusqu’aux comités du parti du district de Wangqing et de Mandchourie de l’Est: le commandant Kim Il Sung, venu d’Antu, avait fait un saut au siège du comité du parti du secteur de Yaoyinggou, avait fait arrêter l’interrogatoire d’un inculpé lié au Minsaengdan que menaient certains cadres du comité du parti du district et les avait sévèrement critiqués. La nouvelle gagna par-delà les confins de Wangqing, Yanji, Helong et Hunchun, en suscitant des réactions diverses. «Pourquoi s’en mêle-t-il? Car il ne récoltera que des ennuis. Enfin quel homme téméraire que celui-là!» disaient les uns d’un ton inquiet. «C’est qu’il ne se doute pas de quel bois on se chauffe à Wangqing, car il est d’Antu, ce commandant Kim», murmuraient d’autres. «Après tout, c’est un homme qui n’a pas froid aux yeux», chuchotaient d’autres encore, à voix basse, l’air approbateur.

    Mon intervention au comité du parti du 1er secteur a marqué le début de la polémique que je soutins contre les gauchistes sur le problème du Minsaengdan.

    Elle s’exacerbera plus encore en 1933, année qui verra la furie de la purge déclenchée à cause du Minsaengdan atteindre son paroxysme en Mandchourie de l’Est, dans les zones de guérilla. C’est aussi cette année terrible que nombre de révolutionnaires coréens, notamment de cadres politiques et militaires, trouveront la mort ou seront contraints de s’enfuir, accusés d’appartenir au Minsaengdan.

    Moi-même, j’ai failli être inculpé. Les chauvinistes et les fractionnistes xénophiles, qui précipitèrent la campagne de «liquidation des réactionnaires» dans le marais pestilentiel de l’ultragauchisme, firent l’impossible pour m’imputer une quelconque liaison avec cette organisation fantomatique.

    Ils exposèrent même des «preuves» qui, dénuées de fondement, étaient d’une absurdité déroutante. En voici une, par exemple, relative à l’affaire du kidnappage d’un propriétaire foncier de Tumen.

    Une troupe antijaponaise chinoise, forte d’une centaine d’hommes, cantonnée à Luishuhezi, nous avait demandé une fois de lui venir en aide pour résoudre son problème d’habillement. Nous nous adressâmes donc à un propriétaire foncier kidnappé contre rançon par une troupe de l’armée de salut national et qui s’était échappé. Nous le persuadâmes d’aider l’armée et obtînmes de lui une quantité de tissu et de coton suffisante pour confectionner 500 uniformes. Voilà ce qu’on appelait alors l’affaire du kidnappage du propriétaire foncier de Tumen. Nous avons alors habillé ainsi toutes les troupes antijaponaises chinoises opérant dans la région de Wangqing.

    Vu la situation qui prévalait à l’époque, il y avait lieu de craindre que celles-ci ne déposent les armes et ne se rendent à l’ennemi si on les laissait telles qu’elles étaient, toutes déguenillées au plus fort de l’hiver. D’autre part, il nous était difficile de défendre les zones de guérilla, par la seule force de l’armée révolutionnaire, sans faire appel à l’appui des forces amies, telles que l’armée de salut national.

    Pourtant, Kim Kwon Il, qui a succédé à Ri Yong Guk au secrétariat du comité du parti du district de Wangqing, se prit à blâmer, à l’unisson avec certains cadres du comité du parti de la région spéciale de Mandchourie de l’Est, notre démarche auprès du propriétaire foncier de Tumen, en la qualifiant d’acte capitulationniste de droite. «En tant que commandant de la troupe, prétendirent-ils, Kim Il Sung doit en endosser toute la responsabilité, car il a admis, voire favorisé les agissements du Minsaengdan au sein de l’armée.»

    Si ces gens tentaient ainsi de me dénigrer en parlant d’une responsabilité quelconque, c’est qu’ils tenaient au fond à éliminer jusqu’au dernier les cadres coréens, qui avaient certaine influence en Mandchourie de l’Est. Ils allèrent jusqu’à soutenir: «Kim Il Sung négligeant la lutte contre le Minsaengdan, la troupe de partisans de Wangqing grouille d’agents de celui-ci.» Ils essayaient ainsi de m’entraîner sur le banc des accusés de la «purge».

    Une rencontre de front était inévitable et elle arriva.

    Je leur déclarai que l’acceptation de l’aide apportée par un propriétaire foncier pour habiller des troupes de l’armée de salut national n’était nullement une déviation de droite ni moins encore une action inspirée par le Minsaengdan. Et j’exposai carrément mes vues sur la lutte menée alors contre le Minsaengdan:

    «Combattre celui-ci, c’est combattre les espions. Personne n’a donc le droit de s’en détourner, moi non plus. Et je tiens à ce qu’on soit sur ses gardes contre l’infiltration du Minsaengdan dans nos rangs. Mais je ne peux pas pour autant rester les bras croisés, quand, sous prétexte de le combattre, on accuse et exécute au hasard des innocents, car on nuit ainsi à la révolution au profit de l’ennemi. Peut-on rester un témoin passif, sans élever la voix, quand un drame aussi tragique se déroule sous ses yeux? Tenez, quels sont en effet les gens que vous accusez d’appartenir au Minsaengdan? Des combattants loyaux qui, à ce jour, ont partagé avec nous joie et souffrance dans les zones de guérilla, des combattants irréductibles qui ne peuvent en aucune façon se rallier au Minsaengdan contre la révolution. Tout ce que vous prétendez là n’est en fin de compte qu’un radotage dépourvu de sens, de logique et de fondement.»

    Les gauchistes, furieux, se récrièrent: «C’est-à-dire, vous contestez la ligne même de la lutte contre le Minsaengdan?

    – Si votre ligne consiste à éliminer les combattants dévoués à la révolution, certes, je m’y oppose, répliquai-je. Pour combattre le Minsaengdan, il faut démasquer ses vrais agents, en nous appuyant sur des preuves réelles. Mais on liquide maintenant l’un après l’autre ceux qui, à seule fin de contribuer à la révolution, supportent la faim et mille autres difficultés, dans la montagne. Comment l’expliquer? N’est- ce pas étrange?»

    Comme je posai ainsi le problème dans toute son acuité et portai le débat à un point crucial, les gauchistes me huèrent en criant: «Là, là, Kim Il Sung n’a pas une idée claire de ce qu’est le Minsaengdan.

    – Soit, admettons que je n’en aie pas, leur lançai-je, mais je tiens absolument à parler moi-même avec ceux qui sont accusés par vous d’être du Minsaengdan. Vous êtes libres de m’accompagner dans la prison, si vous tenez à entendre leurs confidences.»

    La maison d’arrêt des prisonniers accusés d’appartenir au Minsaengdan se trouvait alors dans la vallée de Lishugou, et parmi les détenus je connaissais, entre autres, un chef de compagnie surnommé Jang le Chasseur (Jang Ryong San de son nom), dont le père était un chasseur réputé dans la région de Wangqing.

    Le fils avait appris le tir en accompagnant souvent son père à la chasse. L’habileté au tir de celui-là était telle qu’on en disait, émerveillé: «Sais-tu comment il fait sa soupe aux boulettes de pâte? D’abord il prépare la pâte avec de la farine, puis il sort pour aller trouver de quoi faire la farce et, avant que deux minutes ne se passent, il rentre avec au moins 8 cerfs qu’il vient de tuer.» A la bataille pour la défense de Xiaowangqing, il a abattu à lui seul, grâce à son tir précis et redoutable, plus d’une centaine de soldats ennemis. Il était un des commandants que j’aimais et que j’appréciais le plus dans la guérilla.

    Et à le voir détenu dans l’étable misérable et délabrée qu’était la prison, sous l’inculpation d’appartenir au Minsaengdan, je fus en proie à des sentiments pénibles et contradictoires.

    «Dis, Jang le Chasseur, est-il vrai que tu t’es affilié au Minsaengdan?» lui demandai-je tout de go, en entrant dans sa cellule.

    Celui-ci, sans même chercher à réfléchir, répondit:

    «Oui, c’est vrai.

    – Pourquoi alors, agent de l’ennemi, as-tu tué tant de Japonais?»

    Les gauchistes, qui m’avaient suivi jusque-là pour écouter les aveux de Jang Ryong San, m’observaient d’un œil glacial.

    Je fis un effort pour ne pas perdre le contrôle de moi-même et je me mis en devoir de lui faire entendre raison.

    «Ecoute, Jang le Chasseur, le Minsaengdan est une organisation créée par et pour les Japonais. Admettons que tu en es membre. Comment expliquer alors le fait que tu as abattu une centaine de Japonais? Un homme doit avoir le courage d’appeler les choses par leur nom, même si un couteau est posé sous sa gorge. Veux-tu me dire la vérité?»

    Jang Ryong San éclata enfin en sanglots. Et saisissant mes mains et suffoquant, il confia:

    «Camarade commandant, non, je ne suis pas de ce fichu Minsaengdan. Comment en serais-je, moi? Mais personne n’a voulu me croire, et l’on n’a fait que me battre plus furieusement encore. Traqué et me croyant perdu, je me suis laissé faire. Ah, pardonnez-moi, je suis un misérable; j’ai entaché votre honneur.

    – Il ne s’agit pas ici de mon honneur. Qu’importe mon honneur. Ce qui m’afflige, c’est que tu es un homme sans convictions: tu t’es dit agent du Minsaengdan devant tes tortionnaires, et tu affirmes ne pas l’être devant moi. Bah, je n’ai que faire d’un lâche, d’un misérable, qui se dédit à tout moment comme toi!»

    J’étais si furieux que les gauchistes n’osèrent même pas m’aborder lorsque je quittais la prison.

    Le jour même, j’allai voir Tong Changrong auprès de qui je protestai vivement:

    «Il faut dire que votre travail, à vous autres, laisse beaucoup à désirer. La lutte que vous menez actuellement contre le Minsaengdan n’est pas dans une ligne correcte. Est-il possible d’arrêter et d’incarcérer au hasard des innocents sous la fausse inculpation d’affiliation à cette organisation réactionnaire? Cette lutte doit reposer absolument sur le principe de la démocratie. Pour distinguer les ennemis des amis, il nous faut nous référer, non pas aux avis émanant de quelques cadres de la direction, mais à ceux des masses. Il ne faut pas fabriquer de faux agents du Minsaengdan par les tortures et le chantage. A Wangqing, personne, à part vous, ne soupçonne Jang le Chasseur d’appartenir au Minsaengdan. Je réponds de son innocence sur mon honneur, sur ma vie, et j’exige que vous le remettiez immédiatement en liberté.»

    Puis, je fis savoir aux gauchistes que désormais ils ne pourraient arrêter à leur guise les combattants de notre armée de guérilla, même s’ils étaient soupçonnés d’être du Minsaengdan, sans le consentement de notre département politique. De retour à ma troupe, je punis le commandant qui avait pris la liberté de livrer Jang Ryong San à l’état-major de la «purge».

    Le jour même, Jang Ryong San fut relâché sur l’ordre du comité du parti de Mandchourie de l’Est.

    Il fut envoyé par la suite à Zhoujiatun, dans le district de Ningan, où il combattit loyalement jusqu’à la fin de sa vie, en accomplissant des missions de ravitaillement.

    L’affaire Pak Chang Gil, bien connue à présent dans le monde, fut aussi une épreuve pour nous. Elle se passa à l’époque où nous opérions à Gayahe.

    Un jour, nous abattîmes un bœuf que nous avions amené de Tumen, appartenant à l’«association populaire (organisation réactionnaire–NDLR)» pour régaler nos partisans et les villageois. Mais, parmi ceux qui avaient mangé du bœuf, beaucoup tombèrent malades ayant des troubles intestinaux.

    Mes hommes accoururent dans ma chambre pour me dire, l’air alarmé, qu’un agent du Minsaengdan avait mis du poison dans le puits d’où la troupe de guérilla tirait son eau potable et que toute la compagnie en était intoxiquée. Il y avait lieu de craindre de nombreux cas de mort. Si c’était vrai, ce serait fatal pour la compagnie.

    Pour parer à toute éventualité, je conduisis la compagnie sur une colline située derrière le village, où elle prit position pour riposter à l’attaque de l’ennemi qui ne tarderait pas à venir se jeter sur nous.

    De longues heures s’écoulèrent, mais, chose étrange, je ne ressentis, moi, aucune douleur abdominale, et, de surcroît, aucun mouvement de l’ennemi ne fut signalé, contrairement à notre attente.

    Enfin, je décidai de convoquer les cadres de la compagnie: le chef, l’instructeur politique, le secrétaire des Jeunesses communistes, le responsable du service des affaires des jeunes, et je les interrogeai:

    «Vous croyez vous aussi qu’un agent du Minsaengdan ait mis du poison dans le puits?

    – Oui, ça doit être ça, répondirent-ils presque en chœur, sans la moindre hésitation.

    – Or, j’ai pris moi aussi du bouillon de bœuf, hier soir et aujourd’hui à l’aube, et me voilà indemne. Si les autres sont tombés malades sous l’effet du poison, nous devrions l’être nous aussi, mais ni moi ni le chef de compagnie ne ressentons aucun mal. Comment l’expliquer?

    – Cela s’explique, je présume, par le soin particulier qu’on a mis à servir le bouillon aux cadres, fit le chef de compagnie.

    – Ce n’est pas une explication. Car les cadres ont pris le même bouillon que les autres, tiré dans la même marmite; si le poison doit agir, son effet doit être général, n’est-ce pas?»

    Un peu plus tard, un chef de section qui était de patrouille dans le village m’amena un garçon à peine plus haut qu’une carabine, en m’assurant avoir mis la main sur le coupable, celui qui avait empoisonné le puits. C’était le Pak Chang Gil en question. Aux dires du chef de section, le garçon avait fait son mea-culpa devant les villageois.

    Le village tout entier entra en effervescence à la nouvelle de l’arrestation du criminel. Les uns, furieux, se répandirent en invectives contre le malfaiteur, le vampire selon eux; les autres s’en prirent plutôt à sa mère, cette damnée dont on devrait se débarrasser au plus tôt.

    Or, c’était un garçon qui, né dans une famille de pauvres, avait déjà fait l’expérience de la dureté de la vie comme conducteur de troupeau de porcs chez un propriétaire foncier chinois. Un de ses frères aînés combattait dans la guérilla comme chef intendant d’une compagnie, un autre militait dans le parti comme permanent d’un comité de branche. Sa vie de petit prolétaire et son entourage familial contredisaient la charge portée contre lui: l’empoisonnement d’un puits, pouvant emporter la vie de toute une compagnie de guérilla.

    Je mis des heures à causer avec lui qui, longtemps, ne fit que répéter ce qu’il avait déjà dit. Mais à la fin, il éclata en sanglots et renia ses aveux antérieurs qui lui avaient été arrachés. S’il s’était déclaré «coupable», c’était une manière de sa part de se rebiffer contre les commères qui l’avaient vitupéré rudement en lui attribuant le crime sans vouloir entendre raison.

    Sans tarder, je fis descendre la compagnie de la colline, et nous convoquâmes un rassemblement de masse pour déclarer l’innocence du garçon.

    «Ce n’est pas lui qui a mis le poison dans le puits. Qui alors l’aura mis? Personne. Et personne n’a été empoisonné. Le fait est qu’il y a eu seulement quelques malades souffrant de troubles gastro-intestinaux pendant un ou deux jours. Savez-vous quelle en a été la cause? La cause en était qu’on avait mangé trop de bœuf à la fois, alors qu’on n’en avait pas mangé depuis longtemps. Ainsi, ce mal n’avait rien à voir avec le Minsaengdan. Maintenant, je vous informe de la décision que nous avons prise: nous acceptons dans notre armée Chang Gil que vous avez soupçonné d’être du Minsaengdan.»

    A cette déclaration, les femmes versèrent des larmes, elles qui l’avaient vilipendé en l’accusant d’être un petit méchant agent du Minsaengdan, et pleurèrent en hoquetant.

    Cependant, les gauchistes exploitèrent cet incident pour prétendre que je m’étais infléchi à droite en réglant ce problème.

    Quant à Pak Chang Gil, qui s’est engagé dans l’armée de guérilla, il se distinguera plus tard à la bataille pour la défense de Xiaowangqing.

    Ainsi, au milieu des gauchistes, j’ai dû braver bien des périls, d’abord en tirant Jang le Chasseur et Ryang Song Ryong de la prison des agents du Minsaengdan, puis en mettant hors de cause Pak Chang Gil et en l’admettant dans la guérilla.

    Lorsque des êtres vils, à l’esprit étriqué et assoiffés de pouvoir, s’étant attribué les titres de juge, de procureur, d’officier de justice, jugeaient les hommes à travers un prisme, il était difficile, sinon impossible, à moins d’affronter de grands périls, de pratiquer une politique de confiance et d’amour, en traitant chacun, d’homme à homme, de camarade à camarade, et en vouant amour et estime au peuple. Pourtant j’étais décidé à l’appliquer, même au péril de ma vie.

    A une époque où tout geste et fait risquaient d’être interprétés comme crime du Minsaengdan à travers le prisme de la méfiance omniprésent, le meilleur garant de la sécurité était, pour chacun, de s’abstenir de se mêler de quoi que ce soit et de fermer les yeux sur tout ce qui se passait autour de soi, mais j’avais une autre opinion: celui qui n’a pas le courage de dire la vérité en face en relevant et en mettant en cause les injustices, n’était plus, à mes yeux, qu’un cadavre ambulant, son existence étant dénuée de sens. Un tel individu n’aurait, pour tout dire, aucune raison d’exister. Animé de cette conviction inébranlable, je déclarais la guerre à tout ce qui était injuste à mes yeux. Un révolutionnaire peut-il se préoccuper du seul confort de sa petite personne? J’étais persuadé que les tourbillons de la «purge», aussi furieux qu’ils fussent, ne pouvaient durer indéfiniment et que nous finirions par en avoir raison si nous nous décidions à les combattre au péril de notre vie.

    Les gauchistes à l’esprit chauvin et les fractionnistes esclaves des grandes puissances, eux qui avaient goûté les agréments du pouvoir dans la campagne de liquidation des agents du Minsaengdan qu’ils fabriquaient sciemment, allèrent jusqu’à inventer et proclamer dans le monde l’implantation d’un réseau du Minsaengdan au sein de l’organisation du parti de la Mandchourie de l’Est et de l’armée révolutionnaire populaire, réseau analogue à celui du parti et à la structure de l’armée de guérilla opérant dans les zones de guérilla de la Mandchourie de l’Est.

    Les gauchistes cherchèrent à faire accroire que l’armée de guérilla était largement noyautée par le Minsaengdan et à semer la méfiance et la désunion entre mes hommes et moi, pour nous empêcher de nous opposer à leur lutte contre le Minsaengdan.

    Un jour, un cadre vint me remettre une lettre du chef de l’organisation du comité du parti de la Mandchourie de l’Est. Je la décachetai et restai cloué sur place: elle m’informait du complot qu’un de mes hommes, nommé Han Pong Son, un agent important du Minsaengdan selon la lettre, était en train de fomenter pour attenter à ma vie, et me demandait de l’arrêter immédiatement.

    Ses «crimes» cités dans la lettre étaient monstrueux, mais j’avais du mal à y ajouter foi. Tout d’abord, l’affirmation que Han Pong Son était un agent important du Minsaengdan me parut invraisemblable. Lui, qui avait combattu jusque-là si bravement sans ménager sa vie, comment pourrait-il être un agent du Minsaengdan?

    De plus, sa personnalité même contestait l’accusation: il n’était pas de ces hommes de sac et de corde, capables de lever la main sur leur chef pour le tuer; non, loin de là, c’était un homme au cœur d’or, au beau physique et d’une parfaite politesse, au point qu’on le regardait d’un œil envieux, et dans la vie quotidienne, des liens d’amitié solides le liaient à moi. Lui, comploter soudain pour assassiner son chef qui l’entourait d’attentions? Non, impossible d’y croire.

    Je ne pouvais cependant rejeter en bloc, sans contre-preuves, les accusations dont la lettre était pleine. Quel intérêt aurait le chef de l’organisation à inventer de faux griefs pour m’en informer? De toute façon, la lettre me mit de fort mauvaise humeur.

    Je dis, au cadre qui m’avait apporté la lettre, que je me chargerais de l’homme en question, car j’avais l’intention de le mettre à l’épreuve moi-même avant de prendre une décision définitive à son sujet et qu’il pourrait donc repartir sans se faire de souci sur son problème.

    «Ça va barder bientôt. Vous agissez là d’une façon tout à fait incompréhensible», murmura-t-il avant de prendre congé de moi de mauvaise grâce.

    Une foule d’idées contradictoires m’assaillaient. Han Pong Son aurait-il réellement comploté pour attenter à ma vie? Pour quelle raison? Il n’a aucun motif d’en vouloir à ma vie. Non, j’ai bien fait de ne pas le donner au comité du parti de la région. Mais si le fait de le retenir compliquait l’affaire?

    Quelques jours plus tard, je le convoquai au QG.

    Comme d’ordinaire, il arriva avec un large sourire de bon enfant aux lèvres.

    «Camarade commandant, c’est pour une nouvelle mission que vous m’appelez? Une mission dans la zone ennemie, ai-je deviné?

    – Vous avez dit le mot. Aujourd’hui même, vous devez vous rendre à Sanchakou pour prendre un agent secret de l’ennemi. Vous avez le nez fin, camarade Han Pong Son.

    – Non, il ne s’agit pas de mon nez. La nuit dernière, j’ai fait en rêve un voyage à Tumen. Et d’après mes copains de la compagnie qui ont interprété mon rêve, il fallait en augurer une mission dans la zone ennemie. Hé, hé, ils ont deviné, voilà tout.

    – Alors, c’est entendu. Vous partirez tout de suite. Et voici un revolver à tout hasard.

    – Non, merci. Je n’en ai que faire. Il me gênera plutôt. Ne vous en faites pas. Je saurai l’avoir, le salaud, avec de belles paroles.

    – Très bien, vous cacherez alors l’arme quelque part, dans la terre, puis vous la reprendrez en revenant.»

    Suivant mes instructions, il mit le mauser en terre à mi-chemin et se rendit à Sanchakou, où il avait rendez-vous avec l’agent en question. «Ne voudrais-tu pas faire un tour dans la zone communiste? Cela vaut la peine. Si c’est oui, c’est moi qui veille sur ta sécurité», glissa-t-il à l’autre. Il le persuada ainsi de le suivre dans la zone de guérilla.

    J’interrogeai moi-même l’agent:

    «Nous te connaissons: tu es un chien fidèle des Japonais. Mais nous ne te liquiderons pas. En échange, tu devras nous rendre un petit service. Tu as déjà prêté serment de fidélité à la gendarmerie japonaise, et ton nom figure sur sa liste, donc tu continueras d’exécuter ses instructions, mais tu nous avertiras chaque fois qu’elle organisera une expédition “punitive”. Voilà tout. Si tu accomplis cette mission, plus tard nous te considérerons comme un révolutionnaire. Voilà, décide. C’est à prendre ou à laisser.»

    L’agent me promit de faire tout ce que le grand chef lui ordonnerait, selon ses propres expressions, et m’implora d’intervenir pour sa sécurité, car, sinon, il risquait d’être liquidé par le réseau révolutionnaire local.

    En relâchant l’agent, je dis à Han Pong Son de le reconduire jusqu’à Sanchakou. Inutile de dire qu’il avait accompli cette mission de façon irréprochable.

    Après cela, je dis aux cadres du comité du parti de la région spéciale de Mandchourie de l’Est:

    «J’ai donné un revolver à Han Pong Son pour voir comment il agirait. Il n’a pas pris le large. Je l’ai chargé de prendre un agent des Japonais, il l’a pris. Quand je lui ai donné un revolver chargé, il aurait pu m’attaquer s’il l’avait voulu, mais il ne m’a fait aucun mal. Est-ce là la conduite d’un agent du Minsaengdan?»

    Ceux-ci s’obstinèrent cependant dans leur opinion: «Les agents du Minsaengdan peuvent tout aussi bien jouer une pareille farce. S’il n’a pas pris la fuite avec votre arme, s’il ne vous a pas attaqué, c’est qu’il voulait gagner la confiance des cadres et pénétrer plus profondément encore dans nos rangs, afin de comploter sur une plus large échelle. Lui faire confiance? Quelle sornette!»

    Je confiai à Han Pong Son une deuxième tâche: poser une charge de dynamite sur la ligne de chemin de fer Tumen–Jiamusi.

    Cette fois également, il accepta volontiers la mission et partit, un large sourire aux lèvres. Je lui dis: «J’ai l’impression que vous cédez souvent à l’attrait de l’aventure. Soyez assez prudent pour ne pas tomber entre les mains de l’ennemi.

    – Moi, tomber entre les mains de l’ennemi? Qu’importe, répliqua-t-il, je m’en fiche. Vous pouvez me croire. Même si je suis arrêté, je ne trahirai pas la cause. Quel mal l’ennemi pourra-t-il me faire enfin? Me fusiller tout au plus. Je ne tremble pas beaucoup.»

    Plus tard, alors que nous devions assiéger un village de regroupement situé aux environs de Wangqing, je l’inclus dans le commando en mission. La bataille fut furieuse, et lui, nommé chef du groupe de choc, monta le premier à l’assaut d’un blockhaus ennemi. Malheureusement, le combat lui coûta un bras. Mais ce combattant intrépide et optimiste a pu enfin se laver définitivement du soupçon qui le poursuivait.

    En le mettant ainsi à l’épreuve à trois reprises, j’ai mis en évidence le non-fondé de l’accusation pesant sur lui et prouvé son dévouement à la révolution. Si je l’avais remis au chef de l’organisation du comité du parti, sans penser le vérifier moi-même, il aurait été, sans aucun doute, exécuté comme élément réactionnaire. En suspendant ainsi l’exécution de la directive des gauchistes et en le vérifiant moi-même, pour le sauver, je m’étais exposé moi-même à un danger mortel. Car, s’il avait tiré, comme ceux-ci l’avaient pensé, sur un cadre avec le revolver que je lui avais donné ou s’il était passé chez l’ennemi, je n’aurai pu en aucune façon éluder ma responsabilité pour avoir fait confiance à un ennemi.

    Ce fut un troisième péril que j’ai affronté à cette époque-là, ce genre d’incidents n’ayant d’ailleurs cessé de se produire par la suite.

    Un bref ordre ou un signe de main lancé par un cadre avait alors force de loi pour décider du sort de dizaines, voire de centaines de personnes. Et si, au milieu des tourbillons de cette «lutte des classes» invraisemblable, j’avais pu me lever pour défendre la justice, au vu et au su de tout le monde, sans céder à aucune pression, et relevant à chaque pas les défis d’êtres aussi durs et aussi insensibles que le roc, qui, sans parler de raison ou de discernement révolutionnaire, n’avaient pas l’ombre d’un sentiment humain, c’était, pensé-je, grâce à mes antécédents irréprochables, à mes victoires dans la guerre de guérilla et à ma formation théorique.

    D’autre part, bon nombre d’entre les cadres chinois de la direction de Jiandao avaient été sous notre influence à l’époque où nous militions à Jilin. Aussi n’osèrent-ils pas m’accuser d’être du Minsaengdan.

    Ainsi, la tourmente de la purge sévissait avec furie dans les zones de guérilla de la Mandchourie de l’Est, lorsque je me levai de mon lit de malade pour me rendre à Dahuangwai.

    Affaibli par le mal qui m’avait terrassé durant plusieurs dizaines de jours, je n’étais pas en état d’aller participer à la conférence, mais je le devais coûte que coûte, d’autant plus que la conférence s’ouvrait sur ma demande. Beaucoup de mes camarades s’opposaient cependant à mon départ, y compris le chef et l’instructeur politique de la 4e compagnie.

    «Camarade commandant, n’avez-vous pas entendu dire qu’un représentant du comité du parti de Mandchourie est là, ainsi qu’un délégué des Jeunesses communistes de Mandchourie? Ça sent le brûlé. Certes, la justice est de votre côté, camarade commandant. Mais vous êtes seul, tandis qu’ils sont nombreux.»

    Voilà ce que laissa entendre l’instructeur politique.

    Mon planton, O Tae Song, était aussi contre mon départ. Personne n’était alors assez optimiste pour espérer que la conférence nous approuverait et nous enverrait l’assurance de son amitié, et personne n’avait le cœur de me dire bon voyage.

    L’inquiétude de mes hommes n’était pas gratuite.

    On était février 1935, et le comité du parti de Mandchourie venait d’envoyer aux organisations des différents échelons du parti de la Mandchourie de l’Est et à tous leurs membres une directive secrète invitant à intensifier le combat sur les deux fronts: la campagne de liquidation des réactionnaires et la lutte contre les opportunismes de gauche et de droite, ce pour éliminer tous les éléments contre-révolutionnaires infiltrés à l’intérieur du parti et liquider le fractionnisme, le nationalisme et le réformisme, afin de bolchéviser le parti tout entier. Sur cette directive, les organisations du parti de la Mandchourie de l’Est achevèrent de gauchiser la lutte contre le Minsaengdan, en faisant preuve de plus de cruauté.

    D’autre part, les divergences de vues entre les gauchistes et moi sur le problème du Minsaengdan s’étaient extériorisées jusque-là dans des occasions non officielles et fortuites, mais, cette fois-ci, la conférence réunissant tout le personnel d’encadrement du parti, de l’armée et des Jeunesses communistes, la controverse serait formelle et exacerbée. Or, je serais le seul à me lever contre le gauchisme, tandis que ceux qui me flagelleraient seraient au nombre de dix, de vingt ou plus. Toutes les fois que le problème du Minsaengdan avait été mis sur le tapis, les gens s’étaient enfermés soigneusement dans le mutisme, taisant ce qu’ils avaient sur le cœur. Aussi, au milieu des gauchistes, devrais-je soutenir un combat pénible, seul contre tous. Qui sait? La controverse pourrait se résoudre par un réquisitoire contre moi; la conférence pourrait se muer en un procès ouvert contre moi, pour m’enterrer politiquement. En effet, bien des choses faisaient craindre les tentatives des extrémistes qui voulaient m’anéantir politiquement et physiquement en m’accusant d’appartenir au Minsaengdan.

    C’était ce que mes compagnons d’armes craignaient le plus, sachant bien quel type de gens dirigeaient la purge, des gens sans cœur, durs et insensibles.

    Désolés, mes camarades m’implorèrent de revenir sur ma décision.

    Mais, sans tergiverser, je me mis en route.

    «Camarades, dis-je, que cette voie mène à la vie ou à la mort, c’est une obligation pour moi de la suivre. Renoncer à aller à Dahuangwai, c’est nous condamner nous-mêmes. L’occasion nous est offerte de tenter un suprême effort pour sauver les communistes coréens et tirer la révolution coréenne de la crise, l’occasion est à la fois propice et lourde de dangers. La confrontation est inévitable. La justice finira par l’emporter sur l’injustice.»

    Avec une escorte de deux soldats, dont O Tae Song, j’arrivai à Dahuangwai, deux jours après l’ouverture de la conférence.

    Wei Zhengmin, envoyé du comité du parti de Mandchourie, ainsi que les cadres des comités du parti et des Jeunesses communistes de la région spéciale de Mandchourie de l’Est, à savoir Wang Runcheng, Zhou Shudong, Cao Yafan, Wang Detai, Wang Zhongshan, m’accueillirent au siège du comité des paysans du 8e secteur, tenu sous la garde vigilante des hommes de l’armée révolutionnaire populaire. C’était dans la pièce spacieuse de ce comité que s’est déroulée la conférence, désignée par les Chinois sous le nom de Conférence conjointe des comités du parti et des Jeunesses communistes de la région spéciale de Mandchourie de l’Est, connue chez nous sous le nom de Conférence de Dahuangwai. Elle a été appelée un temps par certains de nos historiens Conférence des cadres militaires et politiques de l’Armée révolutionnaire populaire coréenne, ce qui n’était pas exact.

    La Conférence dura une dizaine de jours. Quant au nombre des participants, il variait d’un jour à l’autre avec des allées et venues incessantes au cours de la réunion. La plupart des participants étaient Chinois, avec seulement quelques Coréens, dont Song Il, Rim Su San, Jo Tong Uk et moi-même. Jo Tong Uk a servi durant toute la réunion d’interprète aux autres Coréens qui ne comprenaient pas bien le chinois. J’ai participé à la réunion en qualité de membre du comité du parti de la région spéciale de Mandchourie de l’Est.

    La Conférence avait pour mobile le rapport que Zhong Ziyun (Xiaozhong) avait présenté au comité du parti de Mandchourie. Après une tournée d’inspection dans la région de Jiandao, en qualité d’inspecteur du comité des Jeunesses communistes de Mandchourie, celui-ci avait fait parvenir au comité du parti un rapport extravagant selon lequel 70 % des Coréens en Mandchourie de l’Est étaient affiliés au Minsaengdan. Si c’était vrai, il y avait de quoi craindre pour la révolution dans cette région. Le comité du parti de Mandchourie avait donc eu hâte d’envoyer son délégué en Mandchourie de l’Est en vue de parer à la situation. Les discussions se poursuivaient jour et nuit.

    La controverse s’exacerba sur le rapport de Zhong Ziyun qui avait affirmé, en répétant ses vues antérieures, que 70 % des Coréens, et 80 à 90 % des révolutionnaires coréens, en Mandchourie de l’Est, étaient du Minsaengdan ou, du moins, suspects de cette appartenance et que les zones de guérilla n’étaient rien d’autre que des pépinières d’agents de cette organisation.

    L’assistance inclinait à approuver le rapporteur. Les uns insistaient sur la nécessité de renforcer davantage les comités de liquidation des réactionnaires, les autres affirmaient, en se répandant en de belles phrases, que la lutte contre le Minsaengdan représentait un combat spécial visant à circonscrire et à anéantir la contre-révolution infiltrée au sein de la révolution, et les autres encore réclamaient une attitude plus résolue et plus énergique encore dans cette lutte pour extirper la maudite semence que le Minsaengdan avait répandue un peu partout.

    Je leur demandai enfin:

    «S’il était vrai que la plupart des révolutionnaires coréens en Mandchourie de l’Est sont affiliés au Minsaengdan, il faudrait comprendre que moi-même ainsi que les autres camarades coréens ici présents le sommes. Dès lors, il faut en déduire que vous êtes ici en réunion avec des membres du Minsaengdan. Du reste, si nous le sommes, comme vous prétendez, pourquoi nous avez-vous convoqués ici, à cette réunion, pour discuter ensemble des problèmes politiques, au lieu de nous arrêter ou de nous abattre?

    «D’autre part, je voudrais savoir si le chiffre que vous venez de citer tient compte aussi des révolutionnaires tombés sur le champ de bataille. Dans l’affirmative, comment expliquer les lourds sacrifices consentis dans la guerre antijaponaise? Faut-il comprendre que les Japonais ont abattu un nombre aussi grand de leurs agents? Serait-il dans leur intérêt de tuer tant d’agents du Minsaengdan dont la formation leur a coûté de si grands efforts?

    «N’estimeriez-vous pas, par hasard, que la première compagnie qui monte la garde autour de cette salle de réunion appartienne, elle aussi, à 80 ou 90 %, au Minsaengdan ?»

    A cette question, l’assistance jusque-là agitée se figea dans un silence, béant et tendu qui nous étonna nous-mêmes. A court de réplique, tous ne faisaient que fixer des yeux Wei Zhengmin installé derrière le bureau d’honneur.

    «Comme tout le monde le sait, poursuivis-je, une substance cesse d’être ce qu’elle est initialement dès que des éléments étrangers occupent 80 à 90 % en son sein. Elle change de nature. C’est une loi de la science.

    «Prétendre que 70 % des Coréens en Mandchourie de l’Est sont du Minsaengdan, cela revient à dire que tous les jeunes et adultes coréens en font partie, exception faite des vieillards, des enfants et des femmes. Et ces agents de l’ennemi, d’après vous, auraient-ils combattu pour la révolution en engageant des combats sanglants contre leurs maîtres?

    «D’aucuns disent ouvertement que la plupart des communistes coréens en Mandchourie de l’Est sont du Minsaengdan. C’est faux en soi. Car, s’ils en font partie, auraient-ils soutenu pendant 3 ans des combats pénibles contre l’adversaire, en supportant le froid, la faim, sans avoir de quoi se vêtir, dans les zones de guérilla sans gîte convenable, constamment assiégées par l’ennemi?

    «Même si 8 à 9 % des révolutionnaires coréens, et non pas 80 à 90 %, étaient du Minsaengdan, vous ne pourriez aujourd’hui poursuivre tranquillement vos débats dans ce local, sans craindre pour votre sécurité. Sachez que la première compagnie, qui assure ici votre protection est composée de Coréens, armés de pied en cap. Je vois réunis ici presque tous les révolutionnaires de renom, presque tous les pivots de la direction des organisations de la Mandchourie de l’Est, ceux-là mêmes que l’ennemi, depuis des années, fait l’impossible pour anéantir. D’après votre affirmation, les combattants de la première compagnie devraient donc aussi appartenir au Minsaengdan; alors, puisqu’ils sont si bien armés, pourquoi ne se jettent-ils pas sur vous pour vous abattre sur place? Ne trouvez-vous pas cela bizarre?»

    Ceux qui, tout à l’heure, avaient prétendu à tort et à travers que tous les Coréens étaient liés au Minsaengdan en restèrent cois, à court de réplique.

    «Quant à la première compagnie, repris-je, c’est celle-là même, souvenez-vous, que vous avez qualifiée de compagnie du Minsaengdan. Or, l’enquête détaillée que nous avons effectuée par la suite en séjournant pendant une vingtaine de jours auprès de cette compagnie l’a lavée de tous les soupçons portant sur elle. Au contraire, à la suite de notre inspection de 20 jours, elle est devenue une compagnie modèle, dont une partie a servi de charpente à la formation d’une nouvelle compagnie, la 7e. Ainsi les résultats mêmes de la pratique ont attesté à l’évidence que les Coréens, les révolutionnaires compris, dans les zones de guérilla de la Mandchourie de l’Est étaient totalement étrangers à ce fameux Minsaengdan.

    «Le rapporteur a qualifié les zones de guérilla de pépinières du Minsaengdan, le réseau du parti et des Jeunesses communistes qui y opère, de réseau du Minsaengdan. D’après lui, Ri Yong Guk est responsable du comité du Minsaengdan du district de Wangqing, Kim Myong Gyun, chef de l’organisation et des affaires militaires de ce comité, Ri Sang Muk, responsable de l’organisation du comité du Minsaengdan de Mandchourie de l’Est, Ju Jin, responsable du Minsaengdan de la première division de l’armée révolutionnaire populaire, Pak Chun, chef d’état-major du Minsaengdan de l’armée révolutionnaire populaire, etc. A ce compte-là, pourquoi ne pas dire que l’organisation du parti de la Mandchourie de l’Est, l’organisation du parti du district de Wangqing et la première division de l’armée révolutionnaire populaire sont toutes des organisations du Minsaengdan? Alors, leurs cadres deviendront naturellement ceux du Minsaengdan. Est-ce cela que vous voulez dire?»

    A cette question également, l’assistance resta à court de réponse.

    Wei Zhengmin, qui était tenu, en sa qualité de délégué du comité du parti de Mandchourie, d’être objectif et impartial dans le jugement de cette lutte, fut le seul à intervenir. Il dit que c’était une erreur que d’identifier les organisations du parti et des Jeunesses communistes avec celles du Minsaengdan et qu’il fallait distinguer le casuel du général. Son intervention atténua quelque peu la tension qui régnait dans la salle.

    Je repris: «Prétendre que la plupart des habitants de la Mandchourie de l’Est sont liés au Minsaengdan est en fin de compte une injure brutale envers les Coréens. Un point de vue erroné que nous devons combattre résolument dès maintenant, à cette réunion même.»

    Cette fois-ci, l’objection ne se fit pas attendre. Cao Yafan entra en lice:

    «Vous cherchez à nier à tout prix l’infiltration du Minsaengdan. C’est votre désir. Le fait est que nos prisons regorgent d’accusés liés au Minsaengdan. Ils se comptent par centaines, et ils ont avoué d’eux-mêmes leur culpabilité. Que pouvez-vous dire de leurs aveux oraux et écrits que nous avons en main? Vous refusez de les reconnaître?

    – Je conteste l’authenticité de ces aveux, car, dans la plupart des cas, ils ont été arrachés par la torture. J’ai causé, dans la prison, avec des dizaines de détenus qu’on m’avait dit avoir avoué leur affiliation. Pas un seul n’a reconnu ses aveux. Plus que les preuves que vous fournissez, je crois en leur loyauté éprouvée à travers leur travail et la vie quotidienne. Dites, plutôt, comment vous avez arraché ces aveux... La plupart des détenus que vous avez accusés d’être du Minsaengdan ont été forcés de reconnaître leur prétendue culpabilité, par les supplices corporels que leur ont infligés les hommes de la “purge”. Vous fabriquez ainsi de faux agents du Minsaengdan.

    – Mais non! cria Cao Yafan.»

    Son cri tapa durement sur mes nerfs déjà tendus. Si cela avait été quelqu’un d’autre, je n’aurais pas été aussi soulevé par la colère, mais, lui, Cao Yafan, comment osait-il m’apostropher et me contredire à cette réunion?

    «Vous osez dire non? lançai-je en frappant du poing sur le sol.

    «Les Coréens de Jiandao vous observent d’un œil vigilant, car vous vous complaisez, en abusant du pouvoir dont on vous a investi, dans la chasse à l’homme.

    «Qui, je vous demande, a tué Kim Jong Ryong, commissaire politique de la troupe de partisans d’Antu? Qui, je vous le demande aussi, a assassiné Kim Il Hwan, secrétaire du comité du parti du district de Helong? Répondez! Cao Yafan, du temps de Jilin, n’était pas aussi vil et cruel, ni aussi assoiffé de pouvoir. A la nouvelle de la mort de Kim Il Hwan, j’ai sangloté, accablé d’affliction et d’indignation. N’était-il pas pour vous un aîné dans la révolution? Vous auriez dû le protéger, le sauver, mais, qu’avez-vous fait? Ne l’avez-vous pas fait tuer?»

    Je flagellai avec véhémence les assassins de Kim Il Hwan, d’autant plus que j’avais été bouleversé par sa mort et que j’avais dû lui rendre les derniers honneurs, le cœur brisé de douleur.

    Il était un de ces premiers révolutionnaires que nous avions recrutés au début de nos activités en Mandchourie de l’Est; lui et O Jung Hwa constituaient alors deux piliers, le premier ne cédant en rien au second. Je l’ai rencontré pour la première fois quelque part, chez Cao Yafan ou chez Ri Chong San, je ne me souviens pas exactement, mais je garde nettement aujourd’hui encore en mémoire l’entretien franc et cordial que lui et moi avons eu en passant des nuits blanches lors de la Conférence de Mingyuegou. Cette première rencontre m’avait laissé une profonde impression. Beaucoup plus âgé que moi, il m’a traité d’égal à égal, sans le moindre air de supériorité ou de suffisance.

    Si c’étaient Kim Jun et Chae Su Hang qui m’avaient fait faire la connaissance d’O Jung Hwa, c’étaient aussi eux, ce duo inséparable bien connu à Jilin et à Longjing, qui m’avaient présenté Kim Il Hwan.

    «Un as du football, qui a gagné un bœuf comme prix.»

    C’est toujours par ces mots que Chae Su Hang présentait son ami. Lors de la Conférence de Mingyuegou aussi, ce fut par ce préambule qu’il présenta Kim Il Hwan aux militants des autres régions. Chae Su Hang, lui-même sportif de renom, avait tendance à juger les gens d’après leur don pour le football. Un drôle de critère dont il se servait.

    De toute façon, grâce à cette manie de Chae Su Hang, Kim Il Hwan était connu comme un sportif de talent parmi les révolutionnaires de Mandchourie de l’Est.

    C’était un militant avisé et expérimenté. Un des pionniers de l’éducation révolutionnaire de la famille, un modèle dans ce domaine pour les communistes de la région de Jiandao, au même titre qu’O Jung Hwa. Tous les membres de sa famille étaient des révolutionnaires renommés, des patriotes ardents qui ont donné leur vie pour la révolution.

    Sa mère, O Ok Gyong, vieux membre du parti communiste, a consacré sa vie à servir les révolutionnaires. Sa femme, Ri Kye Sun, a combattu courageusement jusqu’au dernier moment de sa vie, conservant intacte sa foi révolutionnaire, comme une digne fille de la nation coréenne. Son frère cadet Kim Tong San a milité comme agent clandestin, avant de trouver la mort lors d’une expédition «punitive» de l’ennemi. Kim Jong Sik, de la troupe de partisans de Helong, était son cousin. Les membres de la famille de sa femme aussi ont donné leur vie pour la révolution. Son beau-frère Ri Ji Chun était un de ceux qui étaient venus à Jilin pour se rallier à nos orientations de lutte.

    Enfin, pour résumer l’impression qu’il m’a laissée, je dirais que Kim Il Hwan était un homme très comme il faut. Un intellectuel pondéré, possédant une solide culture.

    Kim Il et Pak Yong Sun, qui avaient milité pendant plusieurs années à ses côtés à Helong, dans la clandestinité, se sont souvent souvenu de lui comme d’un militant judicieux, averti et jouissant d’une grande popularité. Ils doivent à son influence d’être, plus tard, devenus permanents du parti. C’était sans doute pour ces qualités qu’on lui avait souvent confié des missions auprès de l’armée de salut national. A l’époque, tous les hommes des troupes de l’armée de salut national cantonnées dans la région de Helong le connaissaient et le respectaient.

    Un jour, venant d’Antu, la troupe de Ri To Son de l’armée Chingan, fit irruption dans Chechangzi, donnant la «chasse» à l’armée de salut national. Cette soldatesque mit tout sens dessus dessous, fouilla de fond en comble dans le village à la recherche des hommes de l’armée de salut national, lorsqu’elle découvrit, chez Kim Il Hwan, un paquet de tracts. Sa mère l’avait caché chez elle afin de le remettre à l’organisation d’une autre région.

    Ri To Son exultait, disant avoir mis la main sur une famille de communistes; il fit arrêter tous les membres de la famille et se mit à les interroger lui-même. La mère de Kim Il Hwan inventa une histoire qui ne manquait pas de vraisemblance pour donner le change à l’ennemi: un étranger de passage avait confié le paquet à sa garde pour un bref moment. Mais l’ennemi ricana; les yeux de Ri To Son commençaient à flamber de haine et de férocité. Le coup de foudre fatal allait tomber d’un instant à l’autre sur cette famille et l’emporter, lorsqu’un voisin, un propriétaire foncier, intervint en se portant garant de leur innocence, disant qu’ils n’étaient pas des communistes, mais des paysans ignorants, etc.; avec de belles paroles, il persuada Ri To Son de le croire. Il va sans dire que c’était grâce à l’influence heureuse qu’avait eue auparavant Kim Il Hwan sur le propriétaire foncier.

    Ses qualités maîtresses étaient à mon avis son intransigeance à l’égard de l’injustice et son attachement profond aux principes révolutionnaires. C’est justement pour ces qualités qu’il a été, plus tard, accusé d’être du Minsaengdan, persécuté et exécuté finalement par les gauchistes. Les gauchistes chauvins et les fractionnistes xénophiles détestaient, plus que personne, ceux qui refusaient de flatter le pouvoir et de se laisser mener à la baguette, demeurant fidèles à leurs convictions et aux principes, et pour cause. Là où les principes sont en honneur, les injustices ne peuvent prévaloir, pas plus que les esprits du mal ne peuvent s’implanter.

    Au village où habitait Kim Il Hwan, un nommé Ri Ok Man était responsable de l’organisation du parti. Elément étranger qui s’était glissé par hasard dans les rangs des révolutionnaires, il menait une vie de débauche et fumait de l’opium. Le voyant entretenir des liaisons louches avec plusieurs femmes à la fois en abusant de son pouvoir, Kim Il Hwan le lui fit observer de camarade à camarade et lui conseilla de mettre un terme à son usage de l’opium. S’il avait été un être sensé, il lui en aurait su gré. Mais il prit sa revanche en incitant les gauchistes des échelons supérieurs à l’accuser d’être du Minsaengdan et à le destituer du poste de secrétaire du comité de district du parti.

    Relevé de ses fonctions, Kim Il Hwan a milité avec la même loyauté. Les gauchistes le firent partir alors, sous prétexte de le tester, pour une mine de charbon tenue par un capitaliste, avec mission de sensibiliser les mineurs.

    Là, il était libre de passer avec sa famille dans la zone ennemie, afin d’en finir avec toutes ces tribulations que lui imposaient les gauchistes. Mais, quitte à être exécuté dans la zone de guérilla, devant le peuple, sous la fausse inculpation d’affiliation au Minsaengdan, il n’a pas voulu se faire passer pour un déserteur, car cet opprobre était, à ses yeux, plus terrible que la mort.

    «Ils m’arrêteront et m’exécuteront.

    «Mais le ciel m’est témoin que je ne suis pas un membre de cette organisation à la solde des Japonais qu’on appelle Minsaengdan. De ma vie, je n’ai jamais eu l’idée odieuse de me voir lié tant soit peu à elle. Je resterai fidèle à mes convictions de révolutionnaire, jusqu’au bout, même si je dois finir mes jours devant le peloton d’exécution, accusé d’appartenir au Minsaengdan. Sinon, en me rendant à l’ennemi, pour sauver ma vie, je nuirais plus gravement encore à la révolution.

    «Non, mon crime d’avoir trahi la révolution ne serait jamais pardonné.

    «Je désire que toute ma famille combatte sans fléchir jusqu’au jour de la libération du pays. Je vous le dis en guise de dernières volontés.»

    Voilà ce qu’il a dit à sa mère et à sa femme, un jour, comprenant que ses jours étaient comptés.

    Les gauchistes le traduisirent enfin devant le tribunal en novembre 1934. Le réquisitoire que Ri Ok Man exposa, en écumant de rage, était truffé de mensonges des plus odieux.

    «Nous avons devant nous un des pires réactionnaires. Nous l’avons interrogé longtemps, mais en vain: il n’a rien avoué. C’est un python ou une vipère, ni plus ni moins. Si nous faisons grâce à ce genre de fumier, notre révolution échouera, j’en suis certain, avant 10 ans. Que voulez-vous pour lui, la vie ou la mort?»

    L’assistance resta silencieuse.

    Seuls quelques-uns chuchotèrent d’un ton prudent: que deviendra-t-elle, la révolution communiste, si l’on exécute ainsi tous les hommes comme lui? Mais aucune voix ne s’éleva pour exiger son absolution au nom de la justice.

    Les habitants de Chechangzi, bien que conscients de la fausseté de l’accusation, n’osaient pas intervenir contre ceux qui détenaient le pouvoir. Prendre la défense de Kim Il Hwan, c’était, en l’occurrence, attirer sur soi l’accusation et être considéré comme un agent du Minsaengdan.

    Les gauchistes finirent par condamner à mort Kim Il Hwan qui était un des fondateurs de la guérilla de Helong.

    «Le temps finira par montrer qui est un véritable agent du Minsaengdan et qui est un authentique communiste.

    «L’histoire rendra sa justice en distinguant le faux du vrai», cria-t-il en foudroyant les bourreaux d’un regard accusateur.

    A ce cri, les hommes de la troupe de Sun Zhangxiang de l’armée de salut national bondirent sur leurs pieds et, brandissant leurs armes, crièrent: «Non, il ne faut pas le tuer. Il est notre maître et notre sauveur. Si vous accusez un révolutionnaire aussi ferme d’être du Minsaengdan, qui, alors, pourra échapper à cette inculpation à vos yeux? Nous nous portons garants de son innocence. Retirez immédiatement le verdict de mort. Autrement, vous ne sortirez pas d’ici sains et saufs...»

    Les gauchistes se virent obligés, sous cette pression, d’annuler la peine de mort prononcée contre Kim Il Hwan et de le relâcher. Cependant ils l’assassinèrent perfidement la nuit même.

    «Je tiens à savoir si vous avez réellement cru que Kim Il Hwan était un agent du Minsaengdan, ou bien si, tout en étant conscient de son innocence, vous l’avez fait fusiller en poursuivant des objectifs secrets? En accusant un homme aussi probe que lui, qui, sur la terre de Jiandao, je vous le demande, sera hors d’atteinte? lançai-je d’une voix brisée, en fixant Cao Yafan, puis je baissai le ton pour continuer:

    «Camarades, gardez-vous de faire peu de cas du sort des hommes. Il faut traiter les gens avec humanité, les camarades avec amitié, le peuple avec estime. N’avons-nous pas choisi, dans notre lutte pour la transformation de ce monde, d’utiliser l’humanité, la camaraderie et l’amour du peuple comme seules armes? Sans les armes de cet amour, en quoi différerions-nous des bourgeois ou des brigands? Si vous continuez de mépriser les hommes, sous prétexte de “liquider les réactionnaires”, le peuple se détournera de vous à jamais, et la postérité ne vous le pardonnera pas. Le seul moyen de nous faire pardonner la mort de milliers de martyrs exécutés sous la fausse accusation d’être du Minsaengdan est de mettre immédiatement fin à cette boucherie insensée et de rassembler, par une politique d’amour, de confiance et d’union, toutes les forces susceptibles d’être unies dans cette guerre antijaponaise. Il ne faut pas mordre à l’appât que l’adversaire nous tend, à savoir le Minsaengdan, mais combattre résolument le fractionnisme, le chauvinisme et l’aventurisme pour qu’ils ne puissent pas s’implanter dans nos rangs. Voilà la seule façon de panser la plaie ouverte par suite de plusieurs années de lutte contre le Minsaengdan, de sauver le peuple et la révolution et de resserrer les liens de la solidarité internationaliste entre les communistes coréens et chinois. L’union entre les révolutionnaires de nos deux pays doit reposer, si l’on veut qu’elle soit authentique et solide, sur le respect et la compréhension mutuels, sur la confiance de classe et l’amitié fraternelle. Nous devons être vigilants par-dessus tout, contre l’ambition d’hégémonie dans notre lutte commune. Si une partie poursuit ses seuls intérêts, au détriment de ceux de l’autre partie, notre collaboration ne pourra durer ni être efficace. Bref, notre union ne sera à jamais indéfectible qu’en ayant pour moteur la confiance et l’amitié.»

    Une discussion violente éclata aussi sur le problème de l’encadrement. Certains membres de la direction du comité du parti de la région spéciale avaient prétendu que les hommes des minorités ethniques ne devaient pas être nommés à des postes de cadres, que seuls ceux issus de la nation majoritaire devaient l’être et qu’il était injuste et irrationnel qu’une minorité nationale dirige l’ethnie principale, etc. Par conséquent, les Coréens, minorité ethnique, ne devaient plus prétendre diriger la nation majoritaire, d’autant plus que les révolutionnaires coréens étaient enclins au fractionnisme, inconstants et susceptibles de se rallier à la réaction.

    C’était un fait notoire que le comité du parti de Mandchourie avait émis une directive secrète sur le revirement d’orientation en matière d’encadrement des organisations du parti de la Mandchourie de l’Est, en substituant au personnel d’encadrement constitué en majeure partie par des Coréens des cadres chinois. La directive alléguait: les Coréens, ayant échoué dans leur mouvement nationaliste, puis communiste, manquent de fermeté et se laissent facilement rallier par la réaction; s’y ajoutant la différence de langues et de coutumes, les «bases révolutionnaires d’une telle minorité ethnique» s’avèrent très fragiles, et le «mouvement de libération nationale et le mouvement communiste ne peuvent être victorieux sous la conduite de cette minorité ethnique»; de là, la nécessité de «substituer, en Mandchourie de l’Est, à l’encadrement assuré par des Coréens un encadrement constitué de Chinois».

    La directive spécifiait aussi qu’il était du ressort du comité du parti de Mandchourie de nommer le secrétaire et autres cadres responsables du comité du parti de la région spéciale de Mandchourie de l’Est, et ordonnait de ne pas nommer les Coréens aux postes de commandants d’unité au-delà du niveau de compagnie de l’armée révolutionnaire populaire, sauf cas exceptionnel.

    Je suis certain aujourd’hui encore, comme je l’étais alors, que ce n’était pas là la volonté du comité central du Parti communiste chinois. La directive en question a été émise lorsque le noyau de la direction de ce parti était embarqué dans la Longue Marche après avoir rompu l’encerclement de l’armée de Jiang Jieshi.

    Au milieu des remous violents de la guerre civile, en menant des combats difficiles et en supportant tout le poids de la guerre révolutionnaire, il n’avait pu alors prêter attention à ce qui se passait dans la lointaine région frontalière nord-est de son vaste pays.

    Les mesures émanant du comité du parti de Mandchourie s’avéraient souvent des copies ou des adaptations des directives du département de l’Orient de l’Internationale communiste, alors dirigé par Wang Ming et Kang Sheng.

    De Haerbin où siégeait le comité du parti de Mandchourie, il était plus facile de se rendre à Irkoutsk, à Vladivostok, ou à Khabarovsk où se trouvaient les services du département de l’Orient de l’IC, que d’aller à Jinggangshan ou à Yanan.

    L’opinion émise par certains selon laquelle les hommes d’une minorité nationale ne pouvaient diriger ceux de la nation majoritaire nous avait profondément blessés. D’ailleurs, cette opinion, erronée, ne s’accordait ni avec le principe communiste du choix des cadres ni avec la réalité de l’encadrement des organisations de la Mandchourie de l’Est.

    Je ne pus ne pas me lever de nouveau pour la réfuter.

    «Les communistes coréens et chinois sont appelés à combattre côte à côte contre l’impérialisme japonais, leur ennemi commun, jusqu’au jour de la victoire finale. Par conséquent, le problème de l’encadrement doit être réglé de manière à contribuer au resserrement de la solidarité militante entre les peuples coréen et chinois et au renforcement de la lutte commune contre le Japon; il nous faut nous en tenir à la position marxiste-léniniste et respecter le principe consistant à se référer essentiellement à la fidélité à la révolution et aux aptitudes dans le choix des cadres.

    «Comme vous devez le reconnaître vous-mêmes, les Coréens ont fait démarrer le mouvement communiste en Mandchourie de l’Est, et ils représentent la majorité écrasante des cadres et des membres du parti. D’où vient alors subitement cette lubie, après des années de lutte conjointe, de vouloir, au mépris des réalités mêmes, assurer la direction des minorités ethniques par la nation majoritaire et remplacer les cadres issus de la minorité nationale par ceux de la nation principale?

    «Nous condamnons le nationalisme prêchant la supériorité de la nation coréenne, mais nous condamnons également la tendance à ne promouvoir que ceux qui viennent de la nation principale, envers et contre tout, et même lorsqu’ils ne sont pas qualifiés.

    «La nationalité, l’appartenance politique ou l’importance numérique de la nation ne peut ni ne doit servir de référence dans le choix des cadres. Indépendamment du fait qu’on soit issu d’une minorité nationale ou de la nation majoritaire, ceux qui sont qualifiés devront être nommés cadres, et les autres non.»

    Un homme répliqua alors que les révolutionnaires coréens ne le pouvaient pas parce qu’ils avaient dans le passé appartenu dans la plupart des cas au mouvement nationaliste ou à une fraction dans le mouvement communiste.

    Je lui rétorquai péremptoirement:

    «La plupart des révolutionnaires coréens opérant en Mandchourie de l’Est sont de la nouvelle génération, d’âme fraîche, n’ayant lien avec aucune fraction. Les jeunes communistes, issus des classes laborieuses, pour la formation desquels nous avons consenti de gros efforts, constituent la charpente de l’armée révolutionnaire populaire, comme vous le savez vous-mêmes. Les jeunes de cette nouvelle génération encadrent aussi les organisations du parti, les organes du pouvoir et les organisations de masse. Certes, il y a d’anciens partisans du mouvement nationaliste ou de fractions, mais ils ont fait peau neuve pour rallier la révolution.»

    Avant que je ne termine mes paroles, un autre se leva pour me contrer sur un autre aspect du problème. Il étonna l’assistance par son affirmation saugrenue: le fractionnisme est père du Minsaengdan, descendant lui-même du nationalisme, et celui-ci a l’impérialisme japonais pour parrain. Selon son raisonnement, il fallait considérer comme des filleuls de l’impérialisme japonais tous ceux qui avaient un temps appartenu au mouvement nationaliste ou à une fraction dans le mouvement communiste. Ce ne fut qu’une pure manifestation de démence témoignant de la méfiance envers le mouvement communiste coréen qui embrassait en son sein d’anciens fractionnistes et nationalistes convertis.

    Il fallait mettre en pièces ce sophisme:

    «La mentalité humaine n’est pas fixe, elle évolue. Partisan du nationalisme dans le temps, on peut se convertir au communisme par un effort de réformation persévérant. C’est le comble de l’absurdité que de taxer les anciens nationalistes de parrains des fractions et de filleuls de l’impérialisme japonais.

    «A l’origine, le nationalisme avait pour base idéologique l’amour du pays et de la nation. Aussi mettre dans le même panier le nationalisme et la réaction, c’est assimiler le patriotisme et la réaction. Il ne faut pas anathématiser en bloc le nationalisme. Pourquoi condamner un nationalisme qui ne sert pas d’instrument idéologique à la bourgeoisie? Le nationalisme ne joue un rôle réactionnaire dans l’histoire que lorsqu’il défend les intérêts de la bourgeoisie au détriment de ceux de la nation tout entière.

    «Si on vous dit que Sun Yatsen, auteur des célèbres Trois Principes du peuple: nationalisme, prospérité et démocratie, est un “filleul” de l’impérialisme, croirez-vous ces sornettes? Condamner le nationalisme d’une autre nation présuppose les préjugés dont on souffre à son égard.

    «Il ne faut pas oublier que, si certains d’entre les fractionnistes et les nationalistes coréens ont tourné casaque, ils ne sont qu’une infime minorité.

    «D’aucuns imputent aux Coréens une propension innée au fractionnisme et voient les communistes coréens à travers un prisme, les soupçonnant à priori d’appartenir à une fraction. Ils ont tort.

    «A vrai dire, les fractions ont été constatées non seulement chez les communistes coréens, mais également en Allemagne, en Union soviétique, en Chine et au Japon. Voire dans l’Internationale communiste. Pourquoi alors imputer aux seuls Coréens la tendance au fractionnisme, pourquoi assimiler communiste coréen et fractionniste?

    «D’aucuns prétendent que les Coréens, formant une minorité ethnique, ont fait échouer dans le passé leur mouvement indépendantiste puis communiste, et, par conséquent, ne peuvent conduire à la victoire le mouvement de libération nationale et le mouvement communiste, et qu’ils manquent de fermeté révolutionnaire et se dégradent facilement pour rejoindre la réaction. Ils cherchent ainsi à étayer leur thèse selon laquelle les Coréens ne sont pas qualifiés pour occuper des postes de cadres. C’est là un pur sophisme inventé de toutes pièces à seule fin d’éliminer les cadres coréens.

    «Partant de cette position chauviniste, vous avez déjà destitué ou massacré sous l’accusation d’appartenir au Minsaengdan plusieurs centaines de communistes coréens parmi les cadres politiques et militaires opérant en Mandchourie de l’Est, ceux-là mêmes qui ont combattu avec abnégation dans la même tranchée que vous.

    «Maintenant qu’un grand nombre d’éléments-pivots de la direction ont été déjà démis de leurs postes pour la seule raison qu’ils appartiennent à une minorité ethnique, aura-t-on encore l’intention de continuer sur cette lancée?

    «Si vous vous obstinez à repousser et à persécuter les Coréens comme vous l’avez fait jusqu’ici, nous sommes prêts à changer notre statut de locataire chez vous.»

    A cette déclaration foudroyante confinant à un ultimatum, toute l’assistance leva la tête et me considéra, étonnée.

    Un silence et une tension suffocants s’installèrent dans la salle: on entendit quelqu’un avaler sa salive.

    Si quelqu’un avait alors tenté de me contredire ou nous avait blessés par des propos tant soit peu grossiers, la controverse aurait pris une tournure dangereuse et irrévocable. Par bonheur, le débat sur le problème concernant l’encadrement s’arrêta là, sans s’envenimer.

    Au fur et à mesure que les discussions s’approfondissaient, la polémique engagée entre les gauchistes et moi gagna en violence. Les quelques cadres coréens présents à la réunion gardèrent le silence, sans oser intervenir.

    Or, dans leur for intérieur, ils m’approuvaient. Même Song Il, qui, alors homme de main des gauchistes, avait laissé des souvenirs pénibles dans l’esprit de nombreuses gens, vint me voir entre deux séances et me dire que j’avais accompli là une tâche énorme que personne n’osait assumer. Wei Zhengmin et Wang Runcheng aussi, bien qu’ils s’abstinssent de s’exprimer en public, témoignèrent en privé leur sympathie à l’égard de ma position. Surtout, le bon sens et l’attitude sans parti pris que montrait ce premier constituèrent pour moi un soutien tacite important.

    N’ayant rien d’autre qu’une bouillie de soja à manger et obligé de soutenir une polémique ardue à longueur de journée, je maigris à vue d’œil, n’ayant bientôt que la peau et les os. Tous les jours, après les discussions orageuses, je regagnais très tard dans la nuit ma chambre, me laissais tomber sur mon lit et geignais toute la nuit. Mais dès le lendemain matin, je dus me forcer à m’arracher du lit pour aller reprendre la controverse. Contraint de soutenir la polémique, seul contre la multitude, il n’était pas question, pour moi, de m’absenter de la réunion ni moins encore de penser m’abstenir. Comme il y allait du sort des communistes et des émigrés coréens qui se comptaient par dizaines de milliers dans la région de Jiandao, je dus entrer en lice, bon gré mal gré.

    Un autre problème vivement controversé à la réunion fut de savoir comment apprécier le mot d’ordre de libération nationale sous lequel combattaient les communistes coréens, sur le sol de la Chine, c’est-à-dire si ce mot d’ordre correspondait ou non au principe de l’Internationale communiste: un seul parti par pays ou s’il ne coïncidait pas plutôt avec le slogan du Minsaengdan pour l’«autonomie des Coréens de Jiandao».

    Certains prétendirent que le premier s’accordait avec le second et qu’il allait à l’encontre dudit principe de l’Internationale.

    Nombreux étaient ceux qui partageaient cette opinion erronée et dangereuse qui était à l’opposé de la nôtre. Selon elle, nous devrions cesser notre combat pour la révolution coréenne et nous mettre à servir la révolution d’un autre pays, sous le contrôle de celui-ci, ou opérer comme un détachement d’une armée internationale.

    En aucune façon, je ne pus admettre un tel point de vue, qui, en fait, considérait la révolution coréenne comme un appendice de celle d’un grand pays.

    «Quant au slogan d’“autonomie des Coréens de Jiandao”, ce sont les Japonais qui l’ont suggéré au Minsaengdan en vue de semer la zizanie entre les peuples coréen et chinois et de désagréger de l’intérieur les rangs des communistes, le but final étant de créer des conditions favorables à leur domination coloniale. Inutile de dire que ce slogan n’a rien de commun avec le mot d’ordre de libération nationale que se proposent les communistes coréens de Jiandao.

    «Notre mot d’ordre de libération nationale vise au renversement de la domination coloniale des impérialistes japonais, à la libération de notre pays et à l’édification d’une société nouvelle, libre, affranchie de l’exploitation et de l’oppression de l’homme par l’homme, une société où notre peuple vivra dans la liberté, jouissant de droits authentiques.

    «Les communistes coréens devront-ils renoncer à leur droit sacré de combattre pour la libération de leur pays, la liberté et le bonheur de leur peuple pour la seule raison qu’ils opèrent sur le sol d’un pays étranger? En raison de leur statut de locataire chez le voisin? Si nous ne pouvions nous occuper de la révolution de notre pays et devions seulement servir celle d’un pays voisin, pourquoi serions-nous restés dans cette Mandchourie, luttant pendant des années, supportant la faim, en guenilles, pour rassembler et endurcir les Coréens? Certains prétendent que la victoire de la révolution chinoise amènera comme corollaire celle de la révolution coréenne. C’est une argumentation d’une absurdité déroutante. La révolution dans chaque pays évolue suivant son propre itinéraire et a son propre rythme. A moins que les forces intérieures ne soient suffisamment fortes, la révolution dans ce pays ne peut triompher même si dans un pays voisin la révolution est achevée. C’est pourquoi les communistes de chaque pays sont tenus de lutter pour mener à bien la révolution dans leur pays par leurs propres efforts, sans attendre que les autres viennent les aider. Voilà, à notre sens, l’attitude qui doit être celle des responsables de la révolution.

    «D’aucuns invoquent le principe d’un seul parti par pays de l’Internationale communiste pour s’opposer à notre mot d’ordre de libération nationale. Mais c’est au fond prêcher l’abandon de la révolution dans leur pays par les communistes en exil à l’étranger.

    «Si les communistes français avaient conseillé à leurs homologues chinois en France de ne pas soutenir le mot d’ordre de la révolution chinoise, l’auriez-vous accepté, je vous demande?

    «Où que ce soit, les communistes sont tenus de combattre sous le mot d’ordre de la révolution dans leur propre pays, de soutenir par là même la révolution de leur pays d’exil et de contribuer à la révolution mondiale. Que les communistes coréens luttent pour la libération de la Corée est leur droit souverain inaliénable et leur devoir sacré que personne d’autre ne pourrait s’attribuer ni accomplir à leur place.»

    La polémique déclenchée ainsi à la Conférence de Dahuangwai fut par la suite poursuivie lors de la Conférence de Yaoyinggou, en mars de la même année. Beaucoup se rallièrent à notre position après avoir reconnu leurs erreurs. Cependant les divergences de vues demeurant, bien des problèmes restèrent en suspens.

    Nous décidâmes de soumettre au jugement de l’IC les problèmes les plus controversés à ces deux conférences et envoyâmes à Moscou, auprès de celle-ci, Wei Zhengmin et Yun Pyong Do, responsable du comité des Jeunesses communistes de la région spéciale de Mandchourie de l’Est.

    La confusion et le trouble suscités avec le problème du Minsaengdan dans la région de Jiandao tenaient littéralement du cauchemar.

    La «purge» insensée entreprise par les gauchistes avait détruit presque totalement les bases de notre révolution jetées par les communistes coréens au prix d’un effort long et pénible. Les victimes étaient-elles toutes vraiment des agents du Minsaengdan? Nullement. L’adversaire a noté lui-même dans ses documents que celui-là n’a eu que 7 ou 8 adhérents tout au plus. Et la «purge» engagée pour mettre au jour ces 7 ou 8 acolytes a emporté la vie de plus de deux mille combattants, sous l’accusation d’affiliation à cette organisation fantôme. Ce fut là le pire drame de l’histoire mondiale du mouvement communiste, le comble de l’aveuglément, de la stupidité et de la démence politique.

    Des hommes, pleins d’énergie et d’idées, venus dans la région de Jiandao, de Corée ou de l’étranger avec des projets ambitieux, tombèrent en 2 à 3 ans, devant le peloton d’exécution de la «purge». Et il y avait parmi ces martyrs, de nombreux hommes de talents exceptionnels. Hélas! que d’hommes de talents variés ont alors péri! Le tourbillon de la «purge» insensée avait emporté les meilleurs enfants de la nation, dignes de fierté, que seule notre révolution antijaponaise ait pu former.

    Si je dis que le nombre de ceux qui ont été exécutés lors de la campagne lancée contre le Minsaengdan l’emporte sur le nombre des combattants tombés au champ d’honneur, les lecteurs de la nouvelle génération pourront refuser de me croire, mais c’est vrai. Les annales de la guerre antijaponaise, bien qu’elles comptent de nombreux combats et batailles furieux, ne connaissent pas d’exemple où notre armée ait perdu 20 à 30 hommes. Mais il n’était pas rare de voir, dans les zones de guérilla en Mandchourie de l’Est, tomber en une journée 20 à 30 révolutionnaires faussement accusés d’être des agents du Minsaengdan. Nous n’avons pu encore élever de stèle funéraire à leur mémoire. Du reste à quoi serviraient les services funèbres, même si nous les accomplissons avec la plus grande solennité en pleurant à chaudes larmes, les mains jointes sur la poitrine! Même sous terre, ils maudiront leurs assassins.

    Le Minsaengdan a-t-il en fait existé ou non après sa dissolution formelle dans la région de Jiandao?

    Inutile de chercher à répondre à cette question.

    De ceux qui ont déserté les zones de guérilla, fuyant le châtiment, aucun n’était un agent du Minsaengdan.

    Ju Jin l’était-il? Non.

    Pak Kil? Non plus. Ancien militant du mouvement indépendantiste, il s’est joint à la guerre sacrée contre le Japon pour le salut national. Il était parti de bonne heure pour la région maritime extrême-orientale de Russie, où il se rallia au communisme, puis il a gagné la région de Jiandao, alors le théâtre des combats les plus acharnés de la guerre de libération nationale, pour mener, dans la clandestinité, des activités politiques, puis rejoindre la lutte armée. Il a été l’instructeur politique d’une petite unité de guérilla, aimé de tous, à l’époque du mouvement des petits détachements de partisans, que nous appelions détachements de guérilla secrets, puis le commissaire politique du bataillon de partisans de Yanji, après la création de l’Armée de guérilla populaire antijaponaise.

    Il était un des pionniers de la révolution dans la région de Yanji, un instructeur politique avisé qui savait toucher le cœur des hommes, un chef militaire remarquable.

    Sa famille était une famille de patriotes par excellence, qui a donné 5 à 6 martyrs révolutionnaires antijaponais. Son père, Pak Jung Won (surnommé le Tigre), paysan, s’est distingué dans l’assistance accordée à l’armée révolutionnaire. Métayer à l’origine, il s’est consacré, au début, au mouvement d’indépendance, puis a fait tout son possible pour aider la guérilla, en lui offrant même le bœuf qu’il gardait depuis l’époque où il avait reçu un veau contre son service chez un riche.

    Accuser Pak Kil, un combattant aussi distingué, issu d’une telle famille révolutionnaire, était de la pire démence. Mais les gauchistes le mirent en cause en lui faisant grief de son service de jadis dans l’armée indépendantiste et de la vie de sa sœur qui avait été entraînée de force chez un policier comme concubine et qui s’en était évadée par la suite, et ils l’assassinèrent finalement.

    Kim Myong Gyun était-il du Minsaengdan? Non. C’était un des fondateurs de la troupe de partisans de Wangqing. Responsable des affaires militaires au comité du parti du district, quelle lubie l’aurait pris pour qu’il s’avise d’adhérer au Minsaengdan? Le dossier de son procès dressé par l’ennemi citait plus de 20 cas de meurtre de Japonais, plus de 20 cas d’attaque de sièges des autorités japonaises ou mandchoues, 8 cas de vol d’armes, effectués par lui avant sa détention dans la prison des inculpés liés au Minsaengdan. S’il était agent du Minsaengdan, comment aurait-il accompli de tels faits d’armes? Comment aurait-il pu, après s’être évadé de la zone de guérilla, se faire instituteur pour insuffler aux enfants la conscience nationale? Comment enfin aurait-il pu être passé par les armes par l’ennemi?

    Ri Ung Gol? Non plus. Je l’ai connu moi-même. A notre première arrivée à Wangqing en octobre 1932, c’est lui qui vint le premier au-devant de nous, à Xiaobeigou, en amenant avec lui deux chevaux de guerre. Il était alors chef de l’organisation au comité du parti du 1er secteur. Sa haute taille et l’accueil cordial qu’il fit au jeune chef de guérilla que j’étais m’ont profondément impressionné. Or, il a failli par la suite trouver la mort, accusé d’appartenir au Minsaengdan.

    Il avait été secrétaire des Jeunesses communistes de Helong, puis, après avoir été détenu dans la prison à Longjing et à Séoul, il avait combattu dans le détachement de Ri Kwang comme commissaire politique. C’était un révolutionnaire doué de sens politique et ayant une riche et longue expérience du combat.

    C’est par son intermédiaire que j’ai dirigé le travail de l’organisation du parti du 1er secteur, et, puis en généralisant l’exemple de celui-ci, je me suis occupé, pour une grande part, du travail de l’organisation du parti de la région de Wangqing.

    Il fut arrêté et emprisonné par les gauchistes en été 1933, sous l’inculpation d’être du Minsaengdan. Mais il s’évada de la prison, après y avoir laissé un billet disant: «Non, vous avez tort. Je ne suis pas du Minsaengdan», et il quitta subrepticement la zone de guérilla pour passer en Corée. Ayant choisi la région de Puryong pour mener son activité, il forma une ligue communiste de jeunes et d’adultes patriotes dans les provinces du Hamgyong du Nord et du Sud et organisa les luttes contre la construction de routes militaires, contre la réquisition de biens, de main-d’œuvre, etc. lorsqu’il fut arrêté par la police japonaise, condamné à 12 ans de détention et jeté en prison à Séoul. A en juger par la lourdeur de la peine qui lui a été infligée, les juges japonais semblaient avoir parfaitement compris quelle était sa valeur.

    Un tel combattant aurait-il dû trouver la mort sous l’inculpation d’affiliation au Minsaengdan?

    L’importance que revêt ma polémique de Dahuangwai réside justement dans le fait qu’elle a levé les soupçons pesant sur des hommes tels que Ri Ung Gol. Par suite de cette polémique et, aussi, de la conclusion énoncée par l’Internationale communiste, tous ceux qui avaient été exécutés ont été réhabilités. Ils avaient été physiquement détruits, mais leur intégrité politique a été rétablie. Une autre signification de la Conférence est d’avoir mis au jour le machiavélisme consommé des intrigues des impérialistes japonais, d’avoir mis en cause la bassesse de ceux qui se firent dans leur politique le jouet de ces premiers et d’avoir mis une entrave au coup de force des gauchistes, leur ayant lié fermement pieds et mains. Oui, cette «purge» gauchiste a été un coup de force entrepris de haut en bas, une violence politique usée, de façon déclarée par les hommes d’en haut pour détruire physiquement ceux des échelons inférieurs.

    A l’occasion de la Conférence de Dahuangwai, nos efforts furent largement portés à la connaissance des Coréens de Mandchourie de l’Est. Si je m’étends ainsi longuement sur mes souvenirs de ce qui s’est passé en rapport avec le problème du Minsaengdan, ce n’est pas que je tienne à accuser devant le monde entier les artisans de ce drame sinistre ni à remettre en cause leurs forfaits, mais c’est pour rappeler que l’ennemi ourdit ses complots visant à diviser et à désagréger de l’intérieur les rangs des révolutionnaires aujourd’hui comme hier, qu’il continuera à le faire demain encore, et que le spectre du chauvinisme et de la démence politique du gauchisme plane aujourd’hui encore sur nous; c’est enfin pour transmettre à la postérité les enseignements et les expériences obtenus dans l’effort pour l’implantation du concept du Juche dans la révolution coréenne et celle de l’esprit d’indépendance nationale.

    L’expérience de la lutte menée contre le Minsaengdan et la Conférence de Dahuangwai, qui en établit le bilan, m’ont convaincu que l’indépendance est vitale pour une nation et que, pour la défendre et la sauvegarder, tous les membres de la nation, et surtout ses pionniers, doivent lutter sans reculer devant rien.

    De même que la liberté est l’attribut majeur de l’homme, de même l’indépendance est la première condition d’existence d’une nation. Dans la vie de chacun, comme dans celle de la grande communauté d’hommes qu’est la nation, l’indépendance est une condition primordiale de l’existence dont dépend leur sort. Si nous qualifions la révolution antijaponaise que nous avons menée de guerre sacrée destinée à reconquérir l’indépendance nationale, c’est parce que la restauration de l’indépendance était le vœu suprême et ardent du peuple coréen depuis des décennies et qu’elle était la tâche suprême que les communistes coréens se sont alors proposé de mener à bien dans leur programme. Bref, elle a été l’objectif final de notre lutte de libération nationale.

    Aussi les communistes coréens ont-ils dû tendre tous leurs efforts pour réaliser cet objectif. Nous avons tenu, dans la pensée comme dans l’action, à l’indépendance comme à notre vie et avons combattu farouchement, tel le tigre, telle la foudre, sans reculer devant rien pour la défendre.

    L’indépendance n’est pas le cadeau d’un tiers ni l’œuvre spontanée du temps. C’est plutôt une conquête. Seuls ceux qui sont capables de faire preuve d’esprit d’abnégation et de fermeté dans la lutte peuvent la faire leur et en jouir pour toujours. Car sur le globe pullulent des bandits s’acharnant à fouler au pied la liberté des autres nations. Nombreux sont aussi ceux qui, tout en se complaisant à jouir de leur indépendance, ce qui est bien naturel à leurs yeux, n’aiment cependant pas voir les autres s’efforcer d’agir dans l’indépendance et les en empêchent d’une façon ou d’une autre. Ce n’est en fait qu’une expression de l’arrogance anachronique qui tient de l’impérialisme ou d’esprit de domination qui considèrent l’indépendance comme leur apanage.

    La présence de forces se complaisant à empiéter sur l’indépendance d’autrui, au sein des rangs des combattants poursuivant le même but, n’est qu’une ironie de l’histoire, défiant le bon sens. Elle avait plongé la révolution coréenne dans le gouffre des tourments et des revers. Pour rétablir la situation, passer de la défensive à l’offensive, nous avons combattu tel un tigre, à nos risques et périls, contre ceux qui voulaient empiéter sur les droits souverains de la nation et des communistes coréens. La Conférence de Dahuangwai a été donc une guerre idéologique soutenue par les communistes coréens sous la bannière de l’indépendance, pour défendre la ligne de la révolution coréenne fondée sur le concept du Juche et ses droits.

    Si nous avions reculé, intimidés par le marteau-pilon impitoyable du gauchisme, si nous avions reculé, tant soit peu, devant les sacrifices, nous n’aurions pas pu sauver la révolution, et elle aurait été écrasée sous les chenilles redoutables du char du gauchisme. Or, la révolution en danger a été sauvée, et ce fut grâce à l’esprit de sacrifice des communistes coréens qui ne reculent devant rien, déterminés à se jeter à l’eau ou au feu pour la justice, à leur attachement profond aux principes communistes et à leur foi inébranlable en la justesse de leur cause.

    Aujourd’hui, les impérialistes mènent fébrilement une guerre psychologique et politique, en faisant grand bruit autour de la fin du socialisme, pour écarter notre République de son chemin indiqué par les idées du Juche, et il est vital pour notre nation et notre République de s’en tenir fermement à sa position indépendante comme par le passé. C’est une exigence décisive pour leur sort. Il est hors de doute que les communistes coréens sortiront vainqueurs de leur duel avec les impérialistes pour défendre leur socialisme axé sur les masses populaires et leur indépendance.

    L’expérience amère de la lutte contre le Minsaengdan m’a persuadé de la nocivité incomparable des intrigues dans la lutte révolutionnaire comme dans la vie quotidienne et de l’incompatibilité de la révolution et du fractionnisme. Du reste, les cinq siècles de la dynastie des Ri mettent clairement au jour les conséquences funestes et réactionnaires des intrigues et des querelles sectaires. Pour s’emparer du pouvoir, le père et le fils n’hésitent pas à tirer le couteau l’un contre l’autre, les frères n’hésitent pas à s’entre-tuer, voilà jusqu’où peuvent aller ceux qui ont dégénéré en réactionnaires ou rejoint une fraction.

    Après la Libération, l’ennemi a tenté, en reprenant les procédés japonais du Minsaengdan, de saper nos rangs de l’intérieur. Il a essayé de discréditer les cadres originaires de Corée du Sud, fidèles au Parti, tels que Paek Nam Un2, Kang Yong Chang3, Choe Ung Sok et autres, en nous faisant parvenir d’une façon ou d’une autre de fausses lettres. Si nous avons été assez lucides pour ne pas être dupes de sa machination, c’est que nous étions forts de l’expérience de la lutte contre le Minsaengdan dans les zones de guérilla. Sans cette expérience, nous n’aurions pu affirmer que nous étions assez avertis pour ne pas nous infléchir à gauche dans notre attitude envers les anciens membres du «corps de maintien de la paix»4 et leurs complices. Nous avons fait preuve de magnanimité en réglant leur situation politique dans l’intérêt de notre révolution.

    Je dis à chaque nouveau ministre de la Sécurité publique de ne pas tomber dans le droitisme ni dans le gauchisme et de garder présente à l’esprit la leçon de la lutte contre le Minsaengdan.

    Le gauchisme est une serre pouvant donner naissance à un phénomène du type du Minsaengdan provoqué par les escrocs et les ambitieux politiques. Les propriétaires de ce genre de serre parlent de parti, de révolution, de fidélité dix fois, vingt fois plus fort et plus souvent que les autres. Mais en quoi cette conduite ultra- révolutionnaire différera-t-elle de l’agissement des gauchistes qui, jadis, ont bafoué de la pire façon qui soit le destin des hommes dans les zones de guérilla?

    Si le droitisme est une contre-révolution ouverte, le gauchisme en est une dissimulée. Si le premier est un cancer, le second est un champignon vénéneux, non moins dangereux que le premier. Les deux poussent en parasites sur le grand arbre qu’est la révolution; bien qu’ils paraissent d’essence différente, voire l’un étant à l’antipode de l’autre, ils sont en fait organiquement unis l’un à l’autre et partagent un même fond. Si des individus donnent dans le gauchisme, ils nuisent à la collectivité, mais si le parti au pouvoir pratique du gauchisme, il s’aliène le peuple et fait échouer la révolution. Il ne faut pas oublier cette vérité, car, dans le cas contraire, on ne pourra pas sauvegarder le socialisme. C’est là la leçon que nous fournit l’expérience de la lutte contre le Minsaengdan, c’est l’appel que lance aux communistes du monde entier l’expérience douloureuse de certains pays qui, par suite de la montée du gauchisme, ont connu des effusions de sang.

    Se mettre sur ses gardes contre le gauchisme qui se pare de propos et d’actes ultrarévolutionnaires et protéger l’intégrité politique des gens de ses méfaits est une tâche importante incombant aux communistes au pouvoir, tâche qu’ils doivent maîtriser fermement sans jamais la perdre de vue dans leurs activités.

    

    

    

    3. Les héros formés par les

    Jeunesses communistes

    

    

    Les affaires de la jeunesse ont été l’une de mes préoccupations majeures durant toute ma vie. L’évocation de ma vie à Jilin suffira pour qu’on comprenne que mon activité révolutionnaire a commencé alors que je dirigeais le mouvement des étudiants et autres jeunes, auquel je m’étais joint dès avant mon emprisonnement, dans cette ville. Une fois libre, vivant dans la clandestinité, je travaillai, la plupart du temps, auprès des jeunes, et notamment des lycéens. Dès l’été 1930, après mes premiers contacts avec des agents du Bureau de liaison de l’Internationale communiste, je fus nommé secrétaire en chef du comité des JC (Jeunesses communistes – NDLR) de la région de Jidong. Je devais me consacrer désormais au travail des JC.

    A Wangqing, la formation de la jeunesse restait l’une de mes principales activités politiques et militaires. Il est plus que naturel que le commandant d’une armée de partisans dirige le travail des JC opérant en son sein d’autant plus qu’il est responsable de ses activités politiques. D’ailleurs, sur la demande de la direction de l’organisation du parti de la Mandchourie de l’Est, et en particulier de son organisation du district de Wangqing, je fus obligé de consacrer bien du temps à diriger le travail des JC hors de l’armée de partisans.

    A cette époque-là, on appelait ces trois organisations – le parti, les JC et le Corps des enfants – la Triple alliance, dans laquelle les JC tenaient la deuxième place après le parti. On les baptisait la «relève, la réserve ou le réservoir du parti», ou encore, pour insister sur l’importance de leur mission et de leur devoir, «le deuxième parti».

    Il était alors donné aux secrétaires des JC d’assister aux réunions du parti qui discutaient des problèmes stratégiques et tactiques pour le développement de la révolution, ainsi que des moyens de réalisation des tâches qui s’imposaient. Dans les organisations du parti de la Mandchourie de l’Est, on appelait ce genre de réunions «réunions conjointes du parti et des Jeunesses communistes». Les secrétaires des JC y exerçaient les droits de parole et de vote, au même titre que les membres du parti. Là où il n’y avait pas de membre du parti et où celui-ci était très peu influent, c’étaient les militants des JC les plus actifs qui jouaient un rôle prépondérant dans la direction du mouvement des masses.

    Arrivé à Jiandao, après nos expéditions en Mandchourie du Nord et du Sud, je m’informai de la situation générale du travail des JC en Mandchourie de l’Est, par l’intermédiaire de Jo Tong Uk, de Han Jae Chun et de Kim Jung Gwon, qui exerçaient respectivement au sein des JC les fonctions de secrétaire du détachement de Ri Kwang, de secrétaire du district de Wangqing et de chef du service de l’organisation du même district.

    A l’époque, le travail des JC dans cette région présentait de graves déviations de gauche et de droite, préjudiciables à l’extension des organisations et au développement de la révolution.

    Ce qui handicapait surtout le fonctionnement des JC dans la région de Wangqing était le manque de cadres compétents, capables d’organiser et d’exécuter n’importe quelle tâche conformément à la situation d’alors, caractérisée par un grand essor de l’ensemble de la révolution coréenne, axée sur la lutte armée. La majeure partie des adhérents étaient illettrés ou savaient à peine lire et écrire. Un nombre infime possédaient une instruction secondaire.

    Les fractionnistes empêchaient le mouvement de la jeunesse de s’étendre au-delà des étroites zones de guérilla, voulant ne lui laisser qu’une activité de formation des jeunes ouvriers et paysans. Quelques rares personnes d’origine irréprochable et de grande culture pouvaient, selon eux, militer dans les rangs des JC. Cela conduisit inévitablement à une politique de la «porte close» de nature à entraver le développement des JC. Sous prétexte d’assurer la pureté de l’organisation des JC et de la mettre sous le sceau du secret, ils avançaient mille allégations pour garder sa porte close: l’âge prématuré ou l’origine contestable des lycéens, le bas niveau de culture des simples ouvriers et paysans, etc.

    Pour adhérer aux JC, il fallait connaître par cœur au moins l’Essence du socialisme, avoir lu et pouvoir analyser le Manifeste du parti communiste, Travail salarié et capital et autres classiques. Si, lors de l’examen d’admission, un candidat avouait qu’il n’avait pas lu le Manifeste du parti communiste, on le mettait à la porte en ricanant: «Vous pensez donc, vouloir être capable de militer dans les JC alors que vous ignorez tout du Manifeste du parti communiste !»

    A Dawangqing, un jeune qui avait présenté sa demande d’adhésion aux JC fut cependant refusé: le gouvernement soviétique avait confisqué le bœuf de sa famille; de ce fait, sa famille était tenue pour une famille riche et il était naturel, pensait-on, que le fils ou la fille d’une telle famille ne pouvaient pas prétendre adhérer aux JC.

    Les gauchistes, partisans de la politique de la «porte close», ne voulaient même pas admettre aux JC les jeunes qui avaient milité loyalement dans l’Association des paysans, l’Union anti-impérialiste, l’Association révolutionnaire de secours mutuel ou l’Avant-garde des enfants. Dans les régions où prédominait cette tendance gauchiste de «porte close», il n’était pas rare qu’il y eût seulement trois ou quatre membres des JC dans une organisation de masse qui regroupait plus d’une centaine de personnes. La situation était particulièrement grave dans la région de Wangqing, du fait que, je suppose, la direction de l’organisation du parti de la Mandchourie de l’Est y avait son état-major. L’accroissement des effectifs des JC y souffrait de l’égocentrisme régional. Même ceux qui avaient milité activement dans d’autres districts, une fois venus à Wangqing, ne pouvaient rejoindre les rangs des JC, s’ils n’étaient pas munis d’un certificat de mutation ou de garantie délivré par l’organisation compétente.

    Jon Mun Jin, qui avait eu une activité révolutionnaire clandestine au chef-lieu du district de Dongning et qui était venue se réfugier à Wangqing afin d’échapper à la rafle lancée par la caste militaire, travaillait avec enthousiasme dans une équipe de couturières de l’armée de guérilla, mais, sans certificat de mutation, elle ne pouvait pas s’inscrire aux JC de l’endroit.

    Un jour, je visitai l’équipe de couturières dans l’intention de la remercier pour l’uniforme qu’elle m’avait confectionné et je remarquai que Jon Mun Jin était, je ne savais pourquoi, fort déprimée. J’y revins ensuite plusieurs fois. Elle avait toujours l’air sombre. Un jour, je m’entretins avec elle. Toute pusillanime qu’elle était, elle me confia ce qu’elle avait sur le cœur. Venue dans le nouvel endroit, elle avait réussi à s’enrôler dans l’armée de guérilla comme elle l’avait désiré, mais l’organisation des JC refusait de l’admettre, voilà pourquoi elle restait mélancolique, se sentant solitaire comme une oie sauvage éloignée de son troupeau. Informé de son problème, je m’arrangeai après discussion avec le personnel intéressé, pour qu’elle puisse militer comme autrefois dans l’organisation des JC.

    D’un autre côté, certaines organisations des JC, pour recruter de nouveaux adhérents, accordaient tant d’importance aux affinités, telles que les liens de parenté et d’amitié, la communauté des lieux de naissance et les rapports de camaraderie à l’école, qu’elles ouvrirent leur porte à des éléments hétérogènes, à des individus de mauvaise foi, à des personnes au passé louche, à des éléments aux idées floues. Certains cadres des JC, pour juger les personnes, accordaient tant d’importance à leur origine qu’ils firent confiance même à des espions ennemis qui s’étaient infiltrés dans la zone de guérilla en se faisant passer pour des valets de ferme, et les admirent dans les JC. Autant de manifestations de déviationnismes de droite et de gauche lourdes de conséquences: certains adhérents des JC qui manquaient de formation révolutionnaire, ne pouvant plus supporter les difficultés auxquelles ils se heurtaient, s’en allèrent rejoindre la zone contrôlée par l’ennemi.

    Les erreurs commises ainsi dans le travail des JC firent perdre confiance en le communisme à de nombreux jeunes, qui désormais prenaient en mauvaise part tout mouvement révolutionnaire dirigé par les communistes. Bref, ces erreurs portèrent préjudice au fonctionnement des JC au sein de l’armée de guérilla, ainsi qu’au mouvement du front uni visant à rallier sous la bannière de la lutte antijaponaise la jeunesse et toutes les populations patriotes, sans distinction d’origine sociale.

    Si de telles déviations de droite et de gauche ont pu être commises dans le travail des JC dans les zones de guérilla, c’est parce que les responsables de leurs organisations ne suivaient pas une ligne juste en la matière, conforme aux réalités et aux intérêts de la révolution coréenne, qu’ils se contentaient d’appliquer mécaniquement la théorie classique ou d’imiter l’expérience étrangère.

    Alors que les responsables des zones de guérilla s’appliquaient à rechercher les moyens de corriger le déviationnisme dont faisaient preuve les cadres des JC et de redresser le travail de celles-ci, fut convoquée en mars 1933, à Macun, Xiaowangqing, une conférence des cadres des JC, qui réunit une trentaine de personnes, dont les membres des comités des JC de la région de Wangqing, les chefs des services de l’éducation des enfants de ces comités, des délégués de la jeunesse de Yanji et des étudiants de Longjing (agents clandestins). Voici les noms de ceux qui restent encore gravés dans ma mémoire: Kim Jung Gwon, Pak Hyon Suk, Jo Tong Uk, Pak Kil Song, Ri Song Il, Kim Pom Su et Choe Pong Song.

    Quand je me remémore cette conférence, il m’arrive, chose étrange, de revoir le regard particulièrement brillant de Pak Kil Song tel qu’il était fixé sur moi tout au long de la réunion. Peut-être est-ce parce qu’il a perdu plus tard un œil dans un accrochage avec une unité de l’armée du Guandong? Il devait commander par la suite une troupe de partisans en Mandchourie du Nord et faire parler de lui comme chef militaire avant de mourir tout jeune, à 26 ans, mais pour le moment il participait à cette conférence, si je ne me trompe, comme simple militant de base exemplaire des JC.

    Le dernier jour de la conférence, les responsables des JC du district et les autres délégués me demandèrent de prononcer un discours à leur intention. Ils avaient convenu à l’avance, me semble-t-il, de m’écouter sur mon éventuelle expérience dont ils pensaient pouvoir s’inspirer, parce que, selon eux, moi, Kim Il Sung, qu’ils connaissaient de nom, avais fait beaucoup pour les JC à Jilin et me consacrais à la formation de la jeunesse dans la région de Jiandao comme secrétaire en chef du comité des JC de la région de Jidong. Ainsi, sur leur demande unanime, je fis devant eux un long discours sur les tâches qui incombaient aux organisations des JC. Il y a déjà des dizaines d’années que Jo Tong Uk a relaté, dans ses souvenirs, la substance de ce discours.

    A travers tous les âges, les philosophes, les hommes politiques et les pédagogues de tous les pays avaient beaucoup parlé de la position et du rôle de la jeunesse dans la lutte pour le développement et la transformation de la société. Les fondateurs du marxisme, eux, avaient été unanimes à reconnaître qu’elle pouvait jouer le rôle de relais ou de troupe de réserve pour la révolution. Même Aristote avait soutenu que l’avenir de l’Etat dépendait de la formation de la jeunesse. Tous les philosophes et autres savants, qu’ils soient matérialistes ou idéalistes, de l’Orient ou de l’Occident, insistaient, les uns plus que les autres, sur le rôle de la jeunesse, représentant de l’avenir.

    Je n’avais pas d’autre avis sur ce point. Mais pourtant, je ne me bornais pas à reconnaître ce rôle de la jeunesse. D’après les classiques et les théoriciens des temps précédents, la jeunesse devait jouer un rôle secondaire dans la révolution, appuyée, dirigée et formée par la génération précédente. Je ne pouvais pas partager leur opinion. Le processus de la révolution coréenne et les réalités d’alors contredisaient ceux qui prétendaient que la jeunesse n’était qu’une force auxiliaire.

    J’ai toujours considéré la jeunesse comme l’avant-garde de la révolution. En effet, elle constitue l’avant-garde et la force principale de la lutte révolutionnaire et des mouvements sociaux, chargée des tâches les plus difficiles et les plus pénibles; c’est la force clé responsable de l’avenir du pays. Cette vérité, la pratique l’a confirmée de façon incontestable. Agé de plus de 80 ans, je reste fidèle à mon opinion en ce qui concerne la position et le rôle de la jeunesse, avant-garde de la révolution. Si nous n’avions pas déblayé nous-mêmes la voie de notre mouvement révolutionnaire, si nous avions passé notre temps à suivre passivement la génération précédente en nous en remettant à elle et en accomplissant les tâches qu’elle nous confiait, nous n’aurions pu, à cette époque sombre de la domination coloniale de l’impérialisme japonais, en finir pour toujours avec les courants d’idées périmés, ni frayer la voie nouvelle de la révolution coréenne, regroupés sous la bannière des idées du Juche, ni fonder l’armée de guérilla antijaponaise, ni développer l’ensemble de la révolution antijaponaise axée sur la lutte armée, en nous plaçant à l’avant-garde de la nation, conformément aux impératifs des temps nouveaux.

    Si l’on jette un coup d’œil rétrospectif sur l’histoire des luttes de libération nationale de notre pays, on constate que c’est toujours la jeunesse qui fut le fer de lance de ces luttes. De tout temps, les jeunes Coréens ont combattu bravement sans craindre ni la prison, ni l’échafaud, ni la mort sur le champ de bataille. Lors du Soulèvement populaire du Premier Mars (1919 – NDLR), ils défilèrent en bravant la mort, à la tête des insurgés. Ensuite, ils se trouvèrent parmi les forces principales de la Manifestation des Vivats du 10 Juin (1926 –NDLR) qui déferla dans les rues de Séoul, clamant des mots d’ordre patriotiques. Il en fut de même lors du Mouvement des étudiants de Kwangju, en novembre 1929, dont la jeunesse étudiante fut la force motrice. Elle se leva sans être incitée par personne et défila en rangs dans les rues, comme des vagues en fureur, et résista à l’occupant en armes. Dès le milieu des années 1920, la nouvelle génération de communistes s’affirma comme protagoniste de la lutte de libération nationale et tourna une nouvelle page de l’histoire de la révolution antijaponaise.

    Dans les volumes précédents de mes mémoires, j’ai relaté que ma jeunesse avait débuté par mes activités au sein des Jeunesses communistes. Elle a coïncidé avec la période de la Lutte révolutionnaire antijaponaise. Nous autres, jeunes communistes, nous avons commandé un régiment, une division, puis toute une armée. Il fut un temps où certains de mes compatriotes s’imaginaient que j’étais un vieux général aux cheveux blancs.

    Or, je n’avais pas encore 34 ans quand je prononçai mon discours à l’occasion de mon retour triomphal au Stade Kongsol de Pyongyang

    La guerre de guérilla est différente des guerres anciennes où les deux armées adverses, alignées l’une en face de l’autre, battaient le tambour, pendant que les deux chefs, seuls, à cheval, se battaient à l’épée, et où, retranchées derrière leurs fortifications, elles tiraient à l’arc l’une sur l’autre, ou bien des guerres modernes où l’on dirige au moyen du téléphone ou de la radio les batailles où est mobilisé un matériel de guerre sophistiqué. Ces guerres anciennes ou modernes peuvent être commandées par des généraux âgés de 50 à 70 ans. Mais, dans une guerre de guérilla, les combattants et les commandants doivent supporter ensemble toutes les épreuves imaginables: il arrive à un commandant de tirer lui-même à la mitrailleuse et, si les circonstances le demandent, de combattre au corps à corps. Avoir une bonne santé physique et morale est indispensable, car elle seule lui permet de supporter toutes les épreuves.

    Les combattants révolutionnaires antijaponais étaient, pour la plupart, des jeunes de 20 à 30 ans. Yang Jingyu fut nommé chef de la 1re armée de route de l’Armée antijaponaise unifiée du Nord-Est à 32 ans, tandis que Chen Hanzhang commanda la 3e colonne de l’armée dès l’âge de 27 ans. Le chef de régiment O Jung Hup mourut au champ d’honneur dans la fleur de l’âge: à 29 ans.

    Il n’est pas exagéré de dire que la jeunesse a mené à elle seule la Lutte armée antijaponaise. Peut-on ramener tout simplement le rôle de la jeunesse à celui de relais ou de réserve de la révolution?

    Mon discours et l’entretien que j’avais eu ce jour-là avec les délégués reflétaient telle quelle mon opinion au sujet du rôle de la jeunesse. Voici en substance ce que je dis ce jour-là:

    «La jeunesse est une force majeure de notre révolution. L’histoire de tous les pays montre que la jeunesse se trouvait à la tête de tout effort de transformation sociale. Elle a assez de force pour faire sauter la montagne et endiguer la mer. Notre action exercée sur elle doit viser à éveiller sa conscience et à l’organiser afin de la placer à l’avant-garde de la lutte révolutionnaire.

    «Or, les organisations des JC ont fermé leur porte et se trouvent à l’écart de la masse des jeunes. Chose déplorable! Certaines d’entre elles refusent d’admettre dans leurs rangs les éléments progressistes sous prétexte qu’ils sont trop jeunes. Voilà l’expression criante de la politique de la “porte close”. Ryu Kwan Sun fut très jeune, mais l’histoire de la nation l’évoque comme héroïne du Premier Mars. Le général Nam I a déclaré que, si lui, un homme de 20 ans, n’arrivait pas à pacifier le pays, il ne serait pas digne d’être considéré comme un véritable homme par la postérité.

    «Si l’on se ferme aux jeunes de moins de 20 ans et leur tourne le dos en prétextant leur bas âge, il s’ensuivra que les JC cesseront d’être une organisation de jeunesse pour se transformer en une organisation d’adultes. S’il faut qu’un candidat mette dix ou vingt années à se cultiver pour devenir suffisamment sage avant d’entrer dans les JC, s’agira-t-il vraiment d’une organisation de jeunesse?»

    Une autre question qui a attiré l’attention des délégués était celle des méthodes et du style de travail que devaient adopter les cadres des JC.

    Je m’arrêtai longtemps sur cette question:

    «Pour regrouper le plus grand nombre de jeunes possible, il faut que les cadres des JC améliorent leurs méthodes et leur style de travail. Supposons qu’un partisan, membre des JC, ait tiré cinq coups de feu sans pourtant abattre un seul ennemi. Evidemment, c’est une faute, car, dans l’armée de guérilla, le mot d’ordre en vigueur exige que chacun fasse mouche à chaque coup.

    «Or, si l’organisation des JC le critique et le sanctionne, serait-ce juste? Vous devez vous garder de régler pareillement à la légère ce genre de cas. Il faut d’abord l’examiner sous ses divers aspects. Il faut se renseigner sur la qualité du fusil du combattant, examiner l’état du guidon et du cran de mire, s’informer de la façon dont il a ajusté le fusil à son épaule, appuyé sur la gâchette et respiré au moment d’appuyer sur la détente. Il faut aussi s’enquérir des défauts physiologiques du tireur: s’il n’est pas myope, hypermétrope ou astigmate; s’il ne manque pas de cran ou de vigueur morale, etc.

    «Ainsi, chaque cas doit être considéré sous tous ses aspects. Vous devez vous abstenir de critiquer au hasard les fautifs en leur reprochant leur mauvaise mentalité.

    «La critique doit absolument avoir pour but de désabuser ceux qui sont dans l’erreur. Il ne faut pas fermer les yeux sur les défauts qui doivent être critiqués, mais cette critique doit être fondée. On doit analyser scientifiquement les défauts pour que les personnes critiquées puissent les reconnaître. Il ne faut pas traiter un fautif comme on traite un accusé, en l’invectivant et en l’insultant.»

    J’abordai aussi les questions touchant au renforcement des bases organisationnelles et idéologiques des rangs des JC, à l’amélioration de la propagande, de l’agitation et de l’éducation, à l’intensification de la critique et de l’autocritique, à la transformation du Corps des enfants en réserve des JC, à l’adoption de ce qu’il y avait de valable dans les traditions de lutte des jeunes patriotes du passé, enfin les divers problèmes soulevés dans tous les domaines du travail des JC.

    Par la suite, je profitai de toutes les occasions qui m’ont été présentées pour insister sur la nécessité pour les cadres des JC de se mêler toujours aux masses, de payer de leur personne dans toute tâche et de traiter les adhérents comme une mère traite ses enfants.

    Après cette conférence, des changements se produisirent dans le travail des cadres des JC. En témoigne le fait que les organisations des JC, maintenant débarrassées de la routine et des vieux carcans, tels que la bureaucratie, la tendance de la «porte close» et le formalisme, commencèrent à fonctionner très efficacement auprès de la masse des jeunes.

    Un jour, j’allai voir Kim Jung Gwon au bureau du comité de district des JC, où je ne trouvai qu’une seule personne, chargée de faire office d’estafette. Je lui demandai où étaient les autres. Sa réponse me donna satisfaction: ils s’étaient rendus dans les organisations des échelons inférieurs, soit de secteurs ou de sections.

    Jusque-là, les cadres du comité de district des JC ne s’étaient pas mêlés à la masse des adhérents, cloîtrés dans leur bureau, n’ayant pas d’autre occupation que de convoquer les secrétaires des comités de section et de secteur pour leur demander des comptes et leur assigner des tâches. Le personnel du comité de district des JC ignorait la réalité de la base au point de croire même celui qui affirmerait qu’un étalon avait mis bas un poulain. Il se complaisait à organiser des séances de critique. Puis, il criait victoire, parce qu’il croyait que les réunions et la critique étaient les seuls moyens de réussir pour les organisations des JC.

    Or, ce style de travail consacré par l’usage commençait d’ores et déjà à disparaître. Les cadres des JC descendaient dans les sections fonctionnant au sein de l’armée de guérilla et dans la région de leur ressort, où ils aidaient du mieux qu’ils pouvaient leurs subordonnés à réussir dans leur travail. Au lieu de passer inutilement leur temps à faire de la phraséologie ou à farfouiller dans leurs paperasses comme ils avaient fait autrefois, ils se rendaient à la base pour rencontrer les membres des JC, assister à des réunions de groupe ou de section ou aider les secrétaires des comités locaux des JC à élaborer leurs plans d’activité. Les cadres des JC ne venaient plus au comité de district que pour participer aux réunions.

    Bon nombre d’entre eux étaient hautement compétents dans leur travail d’organisation, capables de s’adapter aux circonstances, et d’autres, expérimentés, se distinguaient par leur style et leurs méthodes de travail irréprochables.

    Kim Pom Su fut le chef de l’organisation du comité des JC du 8e secteur du district de Yanji et avait participé à la Conférence de Mingyuegou. Cependant, ses parents ne savaient pas que son fils était un responsable compétent des JC, aimé de la jeunesse.

    Lorsque Kim Pom Su, unique fils de la famille, fréquentait l’école primaire, sa mère en était tellement heureuse qu’elle le portait sur son dos pour l’emmener à l’école et l’en ramener. Quand ce fils, qui leur était si cher, avait à peine atteint l’âge de la puberté, ses parents l’avaient marié.

    Après son mariage, ils lui avaient interdit strictement de sortir hors de chez lui. Ils craignaient qu’il ne s’engage dans les mouvements sociaux.

    Cependant, Kim Pom Su, se voyant empêché de sortir, avait décidé de faire d’une pièce retirée de sa maison qui servait de débarras un lieu de réunion et avait pratiqué de façon adroite, à l’insu de ses parents, au pied de la clôture qui entourait la maison, un petit trou pour qu’un homme puisse y passer. Puis, il avait très souvent invité ses camarades chez lui. Les parents étaient contents de voir son fils se cloîtrer dans la famille en «bon mari», alors que celui-ci était, chaque nuit, si occupé à s’entretenir avec ses camarades dans le débarras qu’il n’avait même pas le temps d’admirer le visage de sa jeune femme. C’est dans ce débarras qu’il a formé des dizaines de militants des JC.

    Le secrétaire du comité de district des JC dirigeait, la plupart du temps, les organisations des JC, au sein de l’armée de guérilla, tandis que les chefs des services de l’organisation et de la propagande de ce comité se consacraient à orienter le mouvement de la jeunesse dans la zone de guérilla et la région contrôlée par l’ennemi, en se mettant en rapport avec les organisations des JC qui y fonctionnaient. Il arrivait au secrétaire de participer directement au combat avec les partisans membres des JC s’il jugeait nécessaire de le faire pour les encourager.

    Ceci se passa au cours des opérations de Macun. A la veille d’un combat décisif, l’organisation de section des JC d’une compagnie, disposée sur une butte devant le village, se réunit en une assemblée extraordinaire, en présence du secrétaire du comité de district des JC au cours de laquelle tous les adhérents firent leur serment pathétique:

    «Au nom des membres des JC, nous jurons de donner jusqu’au dernier lambeau de notre chair pour défendre cette terre que nous avons conquise au prix de notre sang!»

    Une fois le combat commencé, ils firent pleuvoir sur les assaillants les coups de la vengeance, chaque coup faisant mouche. L’ennemi eut des centaines de morts et de blessés.

    Le secrétaire des JC avança à la tête des partisans lors des attaques du chef-lieu du district de Dongning et de Luozigou, opérations conjointes que nous avions lancées avec les troupes de l’armée de salut national.

    Après la conférence des cadres des JC, je rencontrai souvent les responsables des organisations des JC afin de discuter avec eux sur les problèmes qui se posaient dans le travail des JC. Je mettais alors l’accent sur la nécessité de renforcer auprès de la jeunesse la formation selon le patriotisme, l’éducation révolutionnaire, l’éducation de classe, l’éducation dans les idées anti-impérialistes, l’éducation communiste, l’éducation dans l’optimisme et l’instruction militaire, ainsi que d’imprégner les cadres et les membres des JC d’un point de vue juste à l’égard des masses et de leur faire acquérir un style et des méthodes de travail communistes.

    Nous veillâmes à ce que les organisations des JC donnent la préférence aux problèmes politiques, militaires et économiques immédiats et s’appliquent à les résoudre. Les JC n’étaient ni une société savante, ni une association militant pour éclairer le peuple, ni un club. Elles avaient pour but de former et de regrouper la masse des jeunes pour la victoire de la révolution. Il fallait que leurs activités s’adaptent toujours à la pratique immédiate dans les domaines politique, militaire et économique. C’est à cette condition qu’elles pouvaient fonctionner efficacement et être pleines de vitalité.

    A l’époque, la population des zones de guérilla, et notamment la jeunesse, s’intéressaient peu aux problèmes économiques, c’est-à-dire aux problèmes de nourriture, d’habillement et de logement, selon l’expression actuellement en usage. La plus grande partie de ses vivres, la population la devait à l’armée de guérilla qui l’enlevait à l’ennemi. Les céréales que produisaient les terres infertiles de ces zones ne suffisaient même pas pour subvenir aux besoins d’une seule année. Lorsqu’elle n’avait plus de quoi se nourrir, la population s’en remettait à l’armée de guérilla. Peu à peu, bon nombre de cadres et d’habitants de ces zones se sont habitués à vivre aux crochets des partisans, sans se dépenser eux-mêmes. A l’approche de la difficile période de la soudure, ils ne pensaient pas à faire les préparatifs de culture pour la prochaine saison, attendant que l’armée de guérilla leur apporte les céréales qu’elle aura prises à l’ennemi.

    Au printemps 1934, je me rendis à Dahuangwai, où je fêtai le Premier Mai avec les camarades de la 3e compagnie. Tout en inspectant la compagnie, je m’enquis en même temps de l’état des préparatifs des cultures. La situation était grave. Alors que la période de labour printanier approchait, les paysans ne se préparaient pas à l’ensemencement et se tournaient les pouces. Qu’attendaient-ils? Mon étonnement était partagé par le secrétaire du comité de district des JC qui m’accompagnait. Il ne put dissimuler son mécontentement devant la paresse des habitants.

    Quelques jours plus tard, une réunion élargie de l’organisation des JC du district fut convoquée à un rendez-vous secret, à Yaoyinggou, afin de discuter des tâches que la jeunesse avait à accomplir pour assurer les semailles printanières. A l’automne 1932, après avoir organisé des équipes, nous avions fait la moisson dans les zones intermédiaires, et, cette fois-ci, en 1934, ayant formé des équipes de choc de production de la Jeunesse, nous nous engageâmes dans la bataille pour réaliser l’ensemencement printanier dans toutes les zones de guérilla de Jiandao. Ces équipes de choc regroupaient tous les jeunes les mieux formés des zones de guérilla, notamment les militants exemplaires des JC. Non seulement ils labourèrent la terre, mais ils se chargèrent également de préparer les semences de céréales et les outils aratoires. Quant aux outils endommagés, ils les réparèrent collectivement à la forge. Quand on manquait de bœufs on labourait la terre à la houe ou à la pelle. Les semailles printanières de cette année-là furent ainsi terminées avec succès.

    L’activité de ces équipes avait rehaussé le prestige des JC dans les zones de guérilla, et il fut donné à la jeunesse de jouer un rôle plus important encore dans la société. Les organisations du parti soutinrent désormais toutes les initiatives des JC et aidèrent par tous les moyens les cadres de celles-ci à développer leur travail. Le gouvernement révolutionnaire populaire, l’Association des paysans, l’Association des femmes et autres organisations de masse firent le maximum pour soutenir le travail des JC.

    La célébration de la Journée de la jeunesse de Septembre, journée internationale des jeunes prolétaires, en 1934 montra clairement combien la population des zones de guérilla s’intéressait au travail des JC.

    En 1915, les jeunes prolétaires de tous les pays avaient célébré pour la première fois cette journée, et, par la suite, des festivités avaient été organisées chaque année à l’occasion de cette journée à travers le monde. En Corée et en Chine aussi.

    En 1934, les habitants de Wangqing avaient préparé de grandes festivités à l’occasion de cette journée internationale de la jeunesse. A la veille de cette fête, nous avions envoyé des agents dans la zone contrôlée par l’ennemi pour inviter des groupes de visiteurs par village et obtenir les aliments, tels que le riz, la farine de blé et la viande, nécessaires aux repas que nous prévoyions de préparer en l’honneur de ces groupes le jour de la fête. Certains intendants avaient même apporté du thé. Une troupe de partisans avait pris à l’ennemi les articles d’usage courant nécessaires à la préparation des festivités.

    On avait élevé une porte ornée d’aiguilles de pin à l’entrée de la place de Yaoyinggou, autour de laquelle on avait dressé toute une suite de tableaux représentant les victoires remportées par l’armée de guérilla. Entre deux tableaux on avait collé une affiche avec un mot d’ordre incitant au combat. A l’époque, il y avait parmi les combattants de la 5e compagnie un peintre de talent. Il avait vécu en Union soviétique avant de rejoindre l’armée de guérilla. Il excellait également dans la calligraphie. Il avait dessiné le plan des batailles livrées par l’armée révolutionnaire populaire, et l’avait collé sur le porte-affiches planté à l’orée de la place. Tous ses tableaux étaient si vivants qu’on avait une impression de réalité.

    Nous avions aménagé le bâtiment du gouvernement pour que les invités puissent y être logés durant les festivités, et nous n’avions pas oublié de coller des affiches sur ses murs.

    A l’approche de la fête, la zone de guérilla, et les villages la jouxtant tels que Jiguanlazi, Yingbilazi, Tianqiaoling et Zhuanjiaolou, envoyèrent leurs délégués à Yaoyinggou. Comme l’ennemi contrôlait strictement la sortie des villages de regroupement, les délégués ne pouvaient partir par groupes. Il leur fallut passer la porte, un par un, la faucille à la main ou un panier sur la tête, afin de se faire passer pour des paysans allant travailler aux champs. Ils avaient fait donc le voyage dans la zone de guérilla en cette tenue.

    Enfin, arriva le jour de la fête. Les habitants de la zone de guérilla, et notamment les jeunes, tous habillés de beaux costumes faits avec l’étoffe de soie ou de serge prise à une troupe ennemie cantonnée à Beisanchakou, se rassemblèrent sur la place. Les cadres des JC du district, eux aussi en vêtements neufs, firent leur apparition sur les lieux pour diriger la cérémonie. Les partisans, vêtus d’uniformes militaires soignés, entrèrent en rangs sur la place. Leur allure martiale fit l’objet de l’admiration des délégués venus de la zone contrôlée par l’ennemi.

    L’explosion d’une bombe Yongil annonça l’inauguration de la cérémonie. Au même instant, des dizaines de drapeaux rouges se hissèrent sur la place, alors que des clameurs ferventes, mêlées d’applaudissements et de roulements de tambour, ébranlèrent la terre. A ce spectacle, tous les visiteurs ouvrirent de grands yeux.

    Puis, on présenta un rapport sur la Journée de la jeunesse de Septembre suivi de discours émouvants prononcés par des délégués de différents milieux, discours faisant l’éloge des Jeunesses communistes et incitant au combat antijaponais. A l’époque, ce genre de discours était appelé «présentation de l’opinion». A l’issue de la cérémonie, nous organisâmes une réunion solennelle en l’honneur des visiteurs venus de la zone contrôlée par l’ennemi. A la demande des responsables du parti et des JC du district, je prononçai un discours dans lequel je lançai un appel demandant qu’on apporte un soutien efficace aux activités politiques et militaires de l’armée révolutionnaire populaire. Dans l’intention de répondre à mon discours, un délégué venu de la zone ennemie demanda la parole. On la lui accorda. Mais, suffoqué d’émotion, il ne put prononcer un mot et ne fit que s’incliner profondément de tous côtés devant la foule.

    Après avoir écouté mon discours, les délégués venus de la zone ennemie demandèrent tous à s’enrôler dans l’armée de guérilla. Je fis un effort pour les en dissuader. Cependant nous admîmes certains d’entre eux dans notre armée en refusant les autres qui avaient des problèmes familiaux et des tâches à accomplir.

    Ce jour-là, un spectacle fut donné pour souhaiter la bienvenue aux invités. Les numéros joués par la 5e compagnie furent un succès remarquable. La danse russe exécutée par un partisan fut accueillie très favorablement. Celui-ci avait milité dans une organisation clandestine de Laoheishan avant de s’enrôler dans l’armée de guérilla. Il avait appris à jouer cette danse lorsqu’il séjournait dans la région maritime extrême-orientale de l’Union soviétique.

    Avant le départ des délégués, nous leur remîmes la part de notre butin que nous avions laissée de côté pour la population de la zone contrôlée par l’ennemi.

    Si j’ai raconté ici d’une manière si détaillée la Journée de la jeunesse de Septembre, fêtée en 1934, c’est qu’il s’agissait de la fête la plus grandiose et la plus impressionnante que la jeunesse ait célébrée à cette époque dans les zones de guérilla.

    A l’époque, nous attachions une importance exceptionnelle à la célébration des grandes occasions internationales, ainsi qu’au maintien de nos relations avec les organisations internationales, telles que l’Internationale communiste, l’Internationale communiste des jeunes, l’Internationale syndicale rouge et l’Internationale syndicale agricole rouge. Tout comme les partis communistes de tous les pays avaient leur centre international, le Komintern, les Jeunesses communistes de tous les pays possédaient le leur, qui s’appelait le KIM, sigle russe de l’Internationale communiste des jeunes. L’organisation avec laquelle nous étions en rapport lorsque nous militions à Haerbin relevait de l’Internationale communiste des jeunes. C’est également l’organisation du KIM assumant le rôle de département de la jeunesse de l’Internationale communiste qui nous avait proposé d’aller faire des études à Moscou, et avait pris les dispositions nécessaires.

    La lutte menée pour appliquer le programme des Jeunesses communistes a vu se former un grand nombre d’excellents révolutionnaires qui ont écrit une belle page de l’histoire de la lutte de libération nationale. «Treize coups successifs (surnom d’un partisan – NDLR)»5, «Guangqiao» (Kim Pong Uk), Pak Kil Song, Hwang Jong Hae, Kim Thaek Man, Kim Chung Jin, Ju Chun Il, Ri Sin Sun, Kim Pom Su, Ri Tong Hwa, Ri Sun Hui et Pak Ho Jun se trouvent parmi les innombrables jeunes héros de la résistance antijaponaise. Ils ont été tous formés au sein des JC. Parmi les héros de renom formés par les JC figurent aussi des chefs de troupes de partisans, des agents clandestins, des enseignants.

    La réunion tenue dans le rendez-vous secret à Yaoyinggou délibéra également de ce qu’il fallait faire pour multiplier les activités des JC dans la zone contrôlée par l’ennemi.

    Les Jeunesses communistes comptaient alors peu de dirigeants suffisamment compétents tant du point de vue politique que professionnel dans les régions contrôlées par l’ennemi. D’ailleurs, comme conséquence de la politique erronée pratiquée par les gauchistes qui occupaient des postes clés dans les organisations de différents échelons du parti et des JC, les activités de celles-ci y étaient délaissées. Tout bien considéré, la réunion proposa ce mot d’ordre mobilisateur: «Bâtissons-nous une forteresse au cœur de l’ennemi!» Très comparable avec le mot d’ordre: «Elevons la citadelle de la révolution dans le camp ennemi!», il supposait que nous implantions notre réseau au cœur de l’adversaire.

    Selon les décisions de cette réunion, un grand nombre de cadres des JC, chacun chargé d’une tâche, pénétrèrent dans de vastes régions contrôlées par l’ennemi, notamment en Mandchourie de l’Est et en Corée. Pak Kil Song, chef du service de l’éducation des enfants au sein du comité des Jeunesses communistes de la région spéciale de Mandchourie de l’Est, fut envoyé dans la région de Luozigou. Bénéficiant de l’aide des militants expérimentés des JC, il s’appliqua à multiplier les organisations et à former la jeunesse dans la pratique. Il réussit finalement à installer un réseau dans la distillerie de Luozigou, une des plus importantes de la région de Jiandao, qui employait un grand nombre d’enfants comme ouvriers saisonniers.

    Choe Kwang, chef du service de l’éducation des enfants du comité des JC de Luozigou militait dans cette distillerie, sur ordre de l’organisation.

    Cet établissement géré par un certain Yu embauchait chaque année, à deux reprises, de février à mai et de septembre à octobre, des enfants auxquels on pouvait payer un salaire très bas pour une journée de travail relativement longue. Le patron leur payait trois maos par jour, ce qui était inférieur à la moitié du revenu journalier d’un ouvrier adulte. Et cela, non pas en argent, mais en nature: une bouteille d’alcool. Les enfants travaillaient dur du matin au soir pour une bouteille d’alcool. Après la journée de travail, ils devaient parcourir les rues jusque tard dans la nuit pour vendre leur «gain» du jour.

    Sous la direction de l’organisation des JC, Choe Kwang incita les enfants ouvriers à lutter pour obtenir une hausse du salaire. Mobilisant les dix et quelques collègues qu’il avait admis dans le Corps des enfants, après avoir été embauché dans la distillerie, il exhorta les ouvriers à la grève. Après avoir posté une sentinelle à chaque porte du réfectoire en forme de baraque, il prononça un discours pour inciter les ouvriers à débrayer. Il eut de grandes difficultés à persuader ces enfants ouvriers qui n’avaient jamais milité dans une organisation. Il leur expliqua avec persévérance: «Une bouteille d’alcool, c’est trop peu pour vivre. Unissons-nous et luttons pour être rémunérés selon le travail fourni! L’union nous permettra d’obliger le patron à se rendre!»

    Enfin, répondant à son appel, les enfants refusèrent le travail pendant trois jours. Quelques-uns d’entre eux avaient d’abord hésité à se mettre en grève, craignant de perdre leur gagne-pain, mais le discours de Choe Kwang les détermina à rejoindre les rangs des grévistes. La grève se répéta. Le patron finit par accepter la revendication des ouvriers, et le salaire augmenta: quatre maos par jour.

    Pak Ho Jun, alors membre du comité des JC de Luozigou, se distinguait par son talent d’organisateur et son art de sensibiliser les masses. En effet, il avait remporté de nombreux succès dans le travail des JC dans la zone contrôlée par l’ennemi. C’est lui qui avait rassemblé les jeunes ouvriers de la distillerie de Luozigou autour d’une organisation antijaponaise et avait dirigé leur mouvement gréviste victorieux. Malheureusement, il fut arrêté par l’ennemi alors qu’il accomplissait sa mission.

    Son arrestation sembla combler l’ennemi, qui croyait pouvoir maintenant découvrir le réseau des organisations révolutionnaires qui couvrait toute la région de Luozigou. Il se trompait. Il eut beau essayer les procédés les plus horribles pour le faire parler, le jeune militant resta muet.

    Un jour, l’instruction recommença pour arracher des aveux au prisonnier, cruellement torturé:

    «Tu es jeune et tu as un bel avenir devant toi. Trop jeune pour mourir. N’as-tu pas pitié de ta mère qui vit seule en comptant sur toi?

    «Tu n’auras qu’à nous livrer l’organisation des JC et les noms de ses cadres, tu recevras alors en récompense une somme importante et tu pourras mener grand train. Renonce à la révolution qui n’est qu’un rêve et change de voie si tu veux survivre!»

    Pak Ho Jun, un sourire narquois aux lèvres, dit:

    «Je vais vous livrer le réseau des organisations des JC et les noms de ses responsables. Prenez-en note. Le nom de celui qui m’a dirigé est Kong, et son prénom Sandang (Kongsandang signifie parti communiste – NDLR).»

    Remarquant l’épouvante des bourreaux qui notaient ce «nom et prénom» qu’ils semblaient comprendre, il se leva en s’accrochant au mur et reprit, une lumière railleuse dans les yeux:

    «Qu’importe que vous notiez le nom de ce grand homme! C’est le parti communiste qui va me venger.»

    Pak Ho Jun choisit ainsi de mettre fin à ses jours.

    Figurez-vous un membre des JC qui, inébranlable dans sa foi, marche, la tête haute, le torse nu, vers le lieu de l’exécution! Son allure digne et vigoureuse fit trembler de peur tous les soldats ennemis qui y étaient présents. Ils avaient compris ce qu’était un communiste.

    Un fumeur, qui était sur le passage du condamné, lui mit d’un geste furtif, une cigarette dans la main. Les jeunes filles, elles, jetèrent des bouquets de fleurs à ses pieds.

    Les premiers adhérents des JC, ces héros dont la révolution antijaponaise avait provoqué la naissance, restèrent fidèles à leurs obligations de communistes et moururent d’une mort glorieuse.

    Les jeunes formés à cette époque dans les rangs des JC subordonnaient leurs intérêts personnels aux intérêts de leur organisation et de la révolution.

    Un exemple: Rim Chun Ik.

    Il fut secrétaire de la section spéciale de Nanchuan des JC du 8e secteur du district de Yanji. Agent politique compétent, il avait constitué de bonne heure une organisation clandestine des JC. Mais il eut le malheur d’être arrêté alors qu’il la dirigeait.

    Il supporta les terribles tortures qu’on lui infligea successivement et se tut sur le secret de l’organisation.

    Lors de l’instruction, il s’attribua toutes les activités secrètes qu’avaient menées ses camarades, codétenus, qui furent ainsi relâchés, lui-même mourant héroïquement à l’âge de 18 ans.

    Il ne fut pas jusqu’à notre ennemi qui ne se fît petit devant la noblesse d’âme de ce jeune communiste qui n’hésita pas à s’immoler pour sauver son organisation et ses camarades.

    La jeune fille Ri Sun Hui, membre des JC, se trouvait parmi les combattants inflexibles de la révolution antijaponaise. Il me souvient que c’est en plein hiver, au début de 1934, que je la rencontrai pour la première fois, à l’école du Corps des enfants où j’étais allé voir les enfants qui avaient perdu leurs parents au cours des expéditions «punitives» de l’ennemi. Auparavant chef du service de l’éducation des enfants du comité des JC dans le district de Yanji, elle exerçait alors la même fonction dans le district de Wangqing.

    Je me trouvais entouré d’enfants au beau milieu de la cour de l’école. Quand Ri Sun Hui m’aperçut, elle accourut et me salua. C’était une jeune fille aux yeux clairs, fraîche comme un myosotis au bord d’un ruisseau.

    Un vent glacial soufflait dans la cour de l’école. Parmi les garçons et filles qui se cramponnaient à mes bras, transportés de joie, il y en avait beaucoup qui portaient des vêtements sans doublure, une jupe usée, très courte et des sandales de paille aux pieds nus. Quelques-uns avaient le visage brûlé. Sans doute avaient-ils échappé de justesse aux flammes lors d’une expédition «punitive» de l’ennemi. La plupart des enfants venus de la zone ennemie après avoir perdu leurs parents étaient dépenaillés.

    Tout en caressant la main brûlée d’une enfant, je les enveloppai du regard, l’un après l’autre.

    Leurs yeux noirs brillaient et semblaient supplier.

    Je ressentis un choc violent. Je dois me venger de ces Japonais qui leur ont arraché leurs parents, me dis-je à part moi.

    L’instant d’après, un peu calmé, je leur dis de tout mon cœur:

    «Vous êtes les boutons de fleur de notre patrie et sa future cheville ouvrière. Quand vous êtes gais, nous le sommes aussi, et, quand vous grandissez bien, nous débordons de force... Grandissez vite pour devenir de solides piliers du pays!»

    Les enfants, tout épanouis, répondirent unanimement, d’une voix énergique: «Oui!» Puis, il se fit un grand tumulte joyeux. Mais Sun Hui avait les yeux pleins de larmes.

    «Cher Général, fit-elle, pardonnez-moi. L’organisation des JC m’a confié le poste de chef du service de l’éducation des enfants, mais moi... je n’ai rien fait de valable pour ces enfants, si mal vêtus...»

    Elle était toute déconfite comme une personne prise en faute. Son visage éploré trahissait le remords cuisant qui la harcelait.

    Sun Hui était-elle responsable de la mauvaise tenue des enfants? N’avait-elle pas passé des nuits blanches à rapiécer les vêtements des enfants, à réparer leurs chaussures ou à relier leurs cahiers?

    Ce qui m’a touché le plus profondément lors de ma première rencontre avec Ri Sun Hui était qu’elle montrait l’attitude de révolutionnaire consistant à s’imputer toutes les insuffisances relevées et tous les accidents qui s’étaient produits dans son domaine.

    Quelques jours après, j’organisai intentionnellement une rencontre avec l’ennemi à l’issue de laquelle nous prîmes un certain butin avec lequel je fis fabriquer des couvertures ouatées, des vêtements, des chaussures et des cahiers destinés à l’école du Corps des enfants.

    Je me souviens aujourd’hui encore des larmes de joie que versait Ri Sun Hui en frottant ses joues contre ces vêtements pour lesquels les partisans avaient risqué leur vie.

    Un jour, en reconnaissance de cette offre, elle vint nous rendre visite avec une troupe artistique du Corps des enfants.

    «Cher Général, vous nous avez envoyé des couvertures ouatées et des vêtements neufs, et nous voilà avec une troupe artistique des enfants pour vous rendre la pareille ne serait-ce que par notre spectacle.»

    Ses paroles me touchèrent profondément.

    Avec les partisans et la population de la zone de guérilla, le cœur en joie, j’assistai au spectacle.

    Le discours prononcé par une enfant fut un des numéros qui touchèrent le plus notre cœur.

    Une petite fille en habit neuf, un foulard rouge autour du cou, apparut sur la scène et commença son discours.

    «… Mon papa et ma maman ont été tués par les Japonais, mais moi, je grandis en bonne santé, portant des vêtements neufs, le foulard rouge au cou. Mes habits neufs, ce sont mes frères et mes sœurs de l’armée de guérilla qui les ont obtenus en risquant leur vie.»

    Sur ce, montrant ses petites mains brûlées, elle continua:

    «Notre Général, tout en caressant mes mains blessées au cours d’une expédition “punitive” des Japonais, nous a dit que, si nous étions gais, il l’était aussi et que, si nous grandissions vigoureux, il se sentait d’une force débordante.

    «Frères et sœurs de l’armée de guérilla,

    «Nous sommes gais et nous grandissons heureux. Félicitez-vous-en! Battez-vous avec courage!

    «En suivant les instructions de notre Général, une fois grande, je combattrai, l’arme à la main, les Japonais, à l’instar de mes frères et de mes sœurs des Jeunesses communistes...»

    En l’entendant, tout le monde pleura.

    Une bonne récolte est le fruit du labeur d’un bon cultivateur. Ainsi nous pûmes constater ce qu’avait fait Sun Hui pour ces enfants.

    Un jour, Ri Sun Hui vint me voir et me demanda à l’improviste de l’envoyer en mission dans la zone ennemie.

    Cette proposition imprévue m’étonna d’autant plus que, jusqu’alors, elle s’était appliquée à diriger le travail du Corps des enfants et qu’elle en tirait une grande fierté.

    Elle réitéra sa demande à l’organisation des JC et finit par obtenir son consentement. Avec Pak Kil Song, elle fut envoyée à Luozigou.

    Les abruptes montagnes qui enserrent de trois côtés cette région et sa plaine fertile sont là pour évoquer l’âpreté de la lutte antijaponaise ainsi que la noblesse d’âme des héros des JC qui ont donné tout ce qu’ils avaient de plus précieux pour accomplir leurs missions dans cette zone contrôlée par l’ennemi.

    Je ne tiens pas à relater ici toutes les activités clandestines menées par Ri Sun Hui. Ce sur quoi j’estime nécessaire d’insister, c’est la force de l’âme qui l’a poussée à choisir volontiers de mourir dans la fleur de l’âge.

    Ri Sun Hui habitait alors dans une hutte se trouvant non loin de Luozigou pour accomplir sa mission. C’est dans cet abri rudimentaire où s’engouffrait un vent froid et où pénétrait la pluie qu’elle passa le printemps et l’été et allait maintenant accueillir l’automne. Pendant ce temps, Luozigou avait vu se multiplier les organisations des JC et du Corps des enfants. Une solide forteresse de la révolution s’était élevée au beau milieu du camp de l’ennemi.

    Pour bâtir cette forteresse, Ri Sun Hui, déguisée, avait dû parcourir jour et nuit la zone ennemie, risquant à plusieurs reprises sa vie et trompant la surveillance des policiers et des espions qui la suivaient de près en permanence.

    Un mouchard ennemi, rusé, qui se nommait Ri Pong Mun, se mit à la filer et la dénonça. Elle fut arrêtée.

    L’ennemi la mit sous les verrous et la passa à tabac pour lui arracher le secret de l’organisation clandestine de Luozigou. Le sort de celle-ci dépendait de la jeune fille. Si elle ouvrait la bouche, le réseau des organisations qui s’étendait dans la région de Luozigou serait découvert, et cette forteresse de la révolution dont la construction avait coûté tant d’effort risquait de s’effondrer du jour au lendemain.

    L’ennemi tenta de la faire parler en lui faisant miroiter de beaux espoirs ou en cherchant à l’abuser par des paroles mielleuses. Mais en vain: il ne put rien obtenir d’elle, sinon le fait qu’elle était membre des JC. Peut-être qu’elle avait mieux saisi, en prison, le sens de ce titre de membre des JC.

    Le chef de la gendarmerie de Luozigou, qui était chargé de torturer Sun Hui, râlait de rage; il ordonna enfin de la fusiller.

    Elle allait être exécutée, quand, la veille au soir, un incident se produisit.

    Le chef de la gendarmerie, accompagné de quelques-uns de ses hommes, lui rendit visite pour l’interroger pour la dernière fois.

    La condamnée à mort était alors en train de réparer ses vêtements, imbibés de sueur, tachés de sang et en lambeaux. Elle voulait, probablement, se présenter d’une manière décente sur le lieu d’exécution.

    Ri Pong Mun, qui servait de valet au chef de la gendarmerie s’approcha d’elle et lui chuchota: «Tu ne laisseras pas échapper cette chance qui t’est donnée pour la dernière fois, si tu veux vivre. Je te le dis parce que j’ai pitié de toi qui vas mourir si jeune. Tu n’auras qu’à me confier le nom d’un seul des agents clandestins qui opèrent à Luozigou. Tu auras alors la vie sauve.» La jeune fille restait insensible, bouche cousue. Elle porta la main sur ses cheveux emmêlés et collés par le sang pour les arranger, puis l’enfonça sous la doublure du devant de sa veste pour en tirer un petit sac gris.

    Sur le coup, Ri Pong Mun pâlit et se précipita hors de la cellule. Les autres bourreaux le suivirent en poussant des cris de terreur. Ils avaient pris le sac pour une grenade. C’était un sac de terre. Son père le lui avait donné avant de mourir au champ d’honneur dans la zone de guérilla.

    Sun Hui cria:

    «Ne vous étonnez pas! C’est un sac contenant de la terre de mon pays. Vous tenez tant à votre vie si lâchement mesquine. Vous vous enfuyez pour sauver cette vie sordide!»

    Un langage imagé, «phénix et corbeau», a été employé à l’époque pour établir un parallèle entre ces deux personnes: une militante des JC, Ri Sun Hui, qui, derrière les barreaux, songeait à la libération du pays, en gardant sur elle un sac contenant de la terre de sa patrie, d’une part, et un traître à la patrie, Ri Pong Mun, de l’autre. Je pense qu’on n’avait pas tort. Un traître de l’espèce de Ri Pong Mun pouvait-il mesurer la valeur de ce sac de terre?

    Le lendemain, Ri Sun Hui rendit l’âme en criant: «Vive la révolution!» Elle avait chanté alors la Jeune garde dont voici les paroles:

    

     Allons accueillir le nouveau monde

     Qui va poindre

     Jeunes prolétaires, marchons tous en tête

     Brisons avec courage la vieille société

     De nos adversaires

     Comme doivent le faire les jeunes prolétaires

     Nous sommes la jeune avant-garde

     Des masses laborieuses.

    

    Il me souvient d’avoir chanté, un jour, ce chant avec Ri Sun Hui, en jouant de l’orgue, à l’école du Corps des enfants. Non seulement les membres des JC mais également les membres du parti communiste, du Corps des enfants et de l’Association des femmes aimaient le chanter. C’est parce qu’il reflétait fidèlement l’aspiration unanime des masses laborieuses à une société nouvelle, leur attachement à l’avenir et la volonté inébranlable de la jeunesse de hâter l’avènement d’un monde nouveau. De nombreux membres des JC l’ont chanté avant de mourir comme l’a fait Ri Sun Hui.

    La Jeune garde n’était pas de notre création. Les jeunes Russes avaient été les premiers à la chanter. Cependant, les idées que traduisaient ses paroles et sa mélodie ne tardèrent pas à s’emparer du cœur de tous les jeunes gens du monde attachés à la liberté et à la justice. Si l’Internationale d’Eugène Pottier est devenue l’hymne des partis de nombreux pays, la Jeune garde s’est propagée à travers le monde pour devenir le chant international de la jeunesse.

    On peut dire, sans crainte d’exagération, que c’est l’organisation des JC qui a donné naissance à des héroïnes comme Ri Sun Hui qui lui devaient leur formation et leur engagement politique. Sans elle et sans la formation qu’elle lui avait donnée, peut-on imaginer une Ri Sun Hui aussi jeune mais aussi digne qui a pu se conduire avec autant de courage devant les bourreaux et mourir aussi fièrement et aussi héroïquement?

    C’est pour cette raison qu’aujourd’hui encore je dis qu’une organisation est une pépinière de héros et une université qui forme les gens. Un membre des JC ou un membre de l’UJTS (Union de la jeunesse travailleuse socialiste – NDLR) qui s’est formé en militant dans son organisation a assez de force pour l’emporter sur cent, voire mille adversaires. Si notre peuple est devenu un peuple si puissant que chacun des éléments qui le composent peut faire face à cent ennemis, c’est parce qu’ils se sont tous formés en militant dans leurs organisations respectives. De même, si notre Armée populaire est devenue une armée capable de combattre à «un contre cent» ou à «un contre mille» comme on l’appelle, c’est aussi parce que tous ses membres se trempent dans ce creuset qu’est l’organisation, tant sur le plan politique et idéologique que sur le plan de la technique militaire.

    Les jeunes gens d’aujourd’hui militent dans l’organisation de l’UJTS pour devenir des combattants, des héros, des révolutionnaires. Si, à l’époque de la guerre antijaponaise, l’organisation des JC fut une école destinée à former des révolutionnaires de métier, on peut dire que celle de l’UJTS d’aujourd’hui est le centre de formation dont le but est de former la troupe d’avant-garde de l’édification du socialisme. A l’heure actuelle, comme à l’époque de la révolution antijaponaise, c’est la jeunesse qui joue le rôle principal dans tous les domaines de l’édification du socialisme. L’UJTS est le gros des forces dignes de confiance de notre Parti qui la considère comme la plus précieuse et s’attache à elle plus qu’aux autres, et pour cause. Partout où elle intervient, on voit s’accomplir de belles actions et se produire ce qu’on prétend être un miracle. Toutes les créations monumentales et gigantesques qui sont les richesses éternelles de notre patrie – le Barrage-écluse maritime de l’Ouest, la ligne de chemin de fer du Nord, la Cité Kwangbok, le Stade Premier Mai, le Palais des enfants de Mangyongdae, le Palais de Taekwondo, etc. – sont, sans exception, dues au sacrifice et à l’effort de la jeunesse de l’époque du Parti du Travail. Si notre peuple montre de l’attachement pour la Brigade de choc de la Jeunesse «Combat de vitesse», c’est qu’il apprécie la contribution qu’elle a apportée à toutes ces créations.

    Les membres de l’UJTS et autres jeunes de notre temps ne cessent d’accomplir de belles actions communistes qui font l’admiration de tout le monde. La vie n’est donnée à l’homme qu’une seule fois. Or, nos jeunes n’hésitent pas à donner la leur pour sauver celle d’autrui. Les jeunes filles qui ont épousé les glorieux soldats blessés avec la détermination de leur servir de compagnes durant toute leur vie, sont si nombreuses qu’il m’est impossible de citer ici leurs noms. Parmi les membres de l’UJTS il y a une jeune fille encore non mariée, qui a adopté des orphelins. Comme je lui suis reconnaissant! Alors que les jeunes d’autres pays s’emploient à vivre dans la capitale de leur pays, les nôtres quittent volontiers la capitale pour aller travailler à la campagne, dans les mines de charbon ou exploiter de nouvelles régions. Comme j’ai envie de porter ces jeunes braves au pinacle!

    Chaque fois que les mass media annoncent les actions communistes accomplies par les jeunes de notre temps, j’essaie de mesurer à nouveau l’efficacité des efforts consentis par nous autres communistes coréens pour le mouvement de la jeunesse, et je pense alors naturellement au rôle que joue l’UJTS, légitime héritière des traditions de ce mouvement. Toutes ces actions qui se suivent ont un grand retentissement dans l’opinion mondiale. Il serait juste de dire que tout cela est à mettre au crédit de l’UJTS. Une grande troupe de jeunes formés par la vie dans l’organisation peut créer, il faut le dire, plus que ne détruit la bombe atomique.

    Aucune autre activité humaine n’est plus méritoire et plus digne d’éloges que le travail de formation de la jeunesse. S’il m’était donné de recommencer ma vie et de choisir un métier, je me jetterais à corps perdu, comme je l’ai déjà fait du temps de Jilin, dans le travail de formation de la jeunesse.

    Après la dissolution des zones de guérilla, nous envoyâmes de nouveau un grand nombre d’agents politiques dans la zone contrôlée par l’ennemi. Nous avions décidé d’envoyer nos agents dans les régions d’Antu, de Dunhua, de Fusong, de Changbai et de Linjiang afin de mettre sur pied le comité des JC du district majeur de Liaojibian et d’intensifier les activités clandestines de la jeunesse dans la zone contrôlée par l’ennemi. Liaojibian était une région frontalière située aux confins de Liaoning, de Jilin et de Jiandao. Nous nous étions également fixé un objectif à long terme: créer des organisations clandestines de jeunesse dans la région frontalière septentrionale de la Corée, comprenant entre autres Musan, Kapsan, Phungsan et Hoeryong, et, à plus long terme, dans les régions centrale et sud du pays, Pyongyang, Séoul et Pusan inclus.

    Pour atteindre cet objectif, nous envoyâmes dans la zone contrôlée par l’ennemi, avec mission d’exercer la fonction de secrétaire du comité des JC du district majeur de Liaojibian, Jo Tong Uk, alors secrétaire du comité des JC du district de Wangqing.

    Celui-ci avait beaucoup d’expérience en matière de travail des JC. Il avait séjourné pendant plus d’une année dans la prison de Haerbin, appelée alors prison No 3 de la province du Jilin, pour avoir participé à la Révolte du 30 Mai (1930 – NDLR). C’est pendant qu’il était enfermé dans cette prison qu’il avait appris la langue chinoise et adhéré aux JC. Diplômé d’un lycée, il possédait une instruction plus que secondaire et était doué d’une remarquable curiosité intellectuelle. Le comité des JC du district de Ningan l’avait envoyé dans une troupe de l’armée de salut national où il s’était occupé du travail des JC avant de rejoindre Wangqing, en septembre 1932, emmenant avec lui plus de 40 soldats.

    Je l’avais rencontré pour la première fois à l’automne de cette année-là, autant qu’il m’en souvienne. Je l’avais nommé responsable du service des affaires des JC du détachement de Ri Kwang, dans lequel j’avais fait incorporer les soldats qu’il avait amenés de Ningan. Ensuite, j’avais envoyé quelques partisans chercher sa famille en Mandchourie du Nord. Son père adoptif, Jang Ki Sop, membre du parti communiste, était un homme si honnête qu’on l’appelait «père communiste».

    Jo Tong Uk avait assisté à mes pourparlers avec Wu Yicheng, au cours desquels, avec Wang Runcheng, il avait fait tout son possible pour que la négociation tourne à mon avantage. Après ces pourparlers, j’avais envoyé ces deux collègues travailler dans le Bureau conjoint des troupes antijaponaises chinoises siégeant dans la ville de Luozigou.

    Les deux hommes, avec les officiers de liaison venus des troupes antijaponaises chinoises de différentes régions, avaient juré de se considérer comme frères pour la vie et avaient réussi, grâce à leur aide, à fonder des sections du parti communiste et des JC auprès des soldats et des officiers de grades moyen et inférieur de ces troupes.

    L’activité de Jo Tong Uk dans le Bureau conjoint des troupes antijaponaises chinoises avait affiné son habileté dans le travail politique. Une fois entré dans la zone contrôlée par l’ennemi, il se fixa d’abord à Lianjiangkou, dans le district d’Antu. Il y installa un petit magasin afin de se faire passer pour «marchand». Il exerça habilement son action sur les hommes de l’armée fantoche mandchoue qui fréquentaient son magasin. Il réussit à se lier d’amitié, comme «frères d’élection», avec quinze soldats et officiers de grades moyen et inférieur de cette armée, ce qui lui permit, finalement, d’exercer son influence sur toute une compagnie. A son instigation, cette compagnie se mutina et prit le maquis.

    Dans le but d’établir une liaison entre les mutinés et l’armée de guérilla, Jo Tong Uk se rendit à Chechangzi, où les gauchistes voulurent l’arrêter, le soupçonnant d’être membre du Minsaengdan.

    Plus tard, il me dira en se souvenant comment il a pu se sortir de cette situation inextricable.

    «Dès mon arrivée, les gauchistes du comité du parti de la région spéciale de Mandchourie de l’Est se mirent à m’interroger: Song Il a été inculpé d’être du Minsaengdan et condamné à mort, me disaient-ils, alors qu’il était secrétaire du comité du parti du district de Wangqing, tu travaillais, sous son contrôle, comme secrétaire du comité des JC du même district; tu dois donc être son associé; il faut que tu dises la vérité avant que l’on fournisse des preuves.

    «Je me suis résolu à me sauver. La camarade Kim Jong Suk qui me transportait alors mes repas a approuvé ma résolution. Elle m’a même donné de l’argent pour payer mon déplacement. Avec cet argent, j’ai regagné Liangjiangkou, d’où, avec ma mère, je suis parti pour la Corée.»

    Il poursuivit son travail en s’occupant de la jeunesse dans différentes régions de la Corée.

    De même que les volontés de Kim Jin6 ont été transmises à Ri Su Bok7, ensuite à Kim Kwang Chol8 et à Han Yong Chol9, de même les traditions des Jeunesses communistes ont été léguées à l’Union de la jeunesse démocratique, puis à l’Union de la jeunesse travailleuse socialiste qui les perpétuera. Tandis que, dans certains pays, les étudiants et autres jeunes deviennent le sujet d’inquiétude de la société et, tombés sous la coupe des éléments contre-révolutionnaires, s’apprêtent à démolir la tour érigée par leurs aïeux, notre jeunesse fait d’elle un rempart pour défendre jalousement l’œuvre révolutionnaire entreprise par ses aînés.

    A l’heure actuelle, l’UJTS regroupe dans ses rangs des millions de jeunes infiniment fidèles aux directives de Kim Jong Il. Le XXIe siècle verra notre patrie se transformer par eux en un véritable paradis.

    

    

    

    4. La réponse au drame de Sidaogou

    

    

    Alors que nous étions occupés à diriger le travail visant à dissoudre les zones de guérilla, l’organisation clandestine de Luozigou m’envoya à Yaoyinggou un agent de liaison porteur d’un rapport circonstancié sur un accident tragique qui s’était produit à Sidaogou. Selon le rapport, la troupe du major Wen avait invité l’armée Chingan, basée dans la région de Laoheishan, à ravager complètement le village de Sidaogou et à massacrer toute la population. Nouvelle bouleversante aussi bien qu’inattendue.

    Malgré sa crédibilité, le rapport me laissait sceptique. Je m’attendais à tout, sauf à la trahison du major Wen. Une sorte d’alliance offensive et défensive, comme on dit de nos jours, avait été conclue entre Wen et notre armée, peu de temps après la bataille de Luozigou.

    Un jour, une organisation clandestine qui opérait dans la zone ennemie nous avait envoyé une missive nous annonçant qu’un convoi de charrettes de l’armée fantoche mandchoue venait de quitter Baicaogou pour Luozigou. Nous avions tendu une embuscade à proximité de Jiguanlazi. Les soldats escorteurs de l’armée fantoche mandchoue n’avaient même pas eu le temps de nous opposer de résistance, et tous avaient été faits prisonniers. Parmi les prisonniers se trouvait un chef de compagnie du nom de Tie qui était sous les ordres du major Wen. Il n’avait pas l’air triste d’être fait prisonnier par l’armée révolutionnaire, mais, bien au contraire, il souriait, la conscience tranquille, comme une personne qui a reçu ce qu’elle mérite.

    Je le questionnai, ce drôle de type:

    «Vous êtes officier. Et, pourquoi vous êtes-vous rendu sans même avoir tenté de résister?

    – Ici, c’est la zone d’activité de l’“armée rouge du Coryo”. A quoi bon résister? Mieux vaut se rendre que d’être vaincu.»

    Comme le faisait la population de la région de Ningan, il appelait l’Armée révolutionnaire populaire coréenne «armée rouge du Coryo».

    «Du reste, ajouta-t-il, toute la Mandchourie sait que l’“armée rouge du Coryo” ne tue pas les prisonniers.»

    Fils d’une famille de paysans pauvres, il avait entendu dire que, dans l’armée du Mandchoukouo, on payait bien, et il s’y était enrôlé pour gagner de quoi se marier. Certains de nos camarades lui reprochaient son ignorance de ce qui se passait dans le monde, mais c’était, après tout, un homme qui, malgré son titre d’officier de l’armée fantoche mandchoue, pouvait vivre honnêtement, à condition d’être éduqué. Après avoir terminé nos entretiens avec les prisonniers, nous étions prêts à les renvoyer, quand le chef de compagnie me demanda:

    «Commandant, pourriez-vous nous rendre, parmi les articles que nous avons apportés sur nos charrettes, l’argent et les fusils? Le reste, vous le prenez. Si nous retournons les mains vides, nos soldats ne pourront recevoir leurs appointements... Et certainement, le major Wen nous fusillera.»

    J’ordonnai de renvoyer tous les prisonniers et tous les chargements de leurs charrettes à Luozigou. Nos camarades, en les reconduisant, leur disaient en manière de plaisanterie: «Amis, nous en avons été pour nos frais de coups de feu et d’une nuit passée sans sommeil.»

    Le chef de compagnie mandchou demanda à son homologue coréen Ri Hyo Sok: «Mon ami, tirez quelques coups de feu sur ce sac de sengiri (tranches de navet desséchées).» Et il lui passa une caisse de cartouches. Selon toute apparence, il nous était reconnaissant de notre indulgence. Ri Hyo Sok refusa et chargea la caisse sur la charrette. Les soldats mandchous tirèrent alors eux-mêmes quelques coups sur le sac, puis enlevèrent toutes les cartouches de leurs fusils, les enveloppèrent dans leurs mouchoirs, puis les jetèrent sur l’herbe, avant de s’en aller.

    Après cet incident, le chef de compagnie Tie avait gagné la confiance totale du major Wen. Chaque fois qu’il avait à envoyer un convoi, celui-ci chargeait la compagnie de Tie de l’escorter, les autres compagnies n’ayant pas justifié sa confiance dans la même tâche. Et elle accomplissait toujours sa mission sans accident.

    Nous attaquions tous les convois de charrettes ennemis, sauf celui qu’escortait la compagnie de Tie. Avant le départ de chaque convoi, celui-ci nous envoyait un de ses hommes nous notifier la date et l’heure, l’endroit de son passage et les signes qu’il ferait. Le major n’avait pas tardé à s’apercevoir que le chef de compagnie Tie était sous la protection de l’armée révolutionnaire populaire.

    Un jour, le chef de compagnie avait proposé au major Wen: «Puisque notre compagnie bénéficie de la protection de l’armée révolutionnaire populaire à Luozigou, je voudrais que notre bataillon conclue avec l’armée du commandant Kim une alliance offensive et défensive pour vivre en bonne intelligence avec elle.» Wen avait d’abord simulé l’étonnement, mais ensuite, revenu à sa véritable intention, il avait accepté de bon cœur cette proposition, disant que c’était là un bon moyen d’assurer la sécurité. Le chef de compagnie Tie nous l’avait appris, et, par l’intermédiaire de celui-ci, nous avions donné notre accord à Wen à condition que son unité ne fasse pas de tort à la population. Il s’agissait d’un «traité basé sur la confiance mutuelle», traité exceptionnel conclu sans négociation ni signature.

    Cette alliance offensive et défensive ne signifiait pas s’allier pour attaquer et défendre; elle supposait purement et simplement que les deux groupes militaires maintiennent entre eux des relations amicales sans s’attaquer l’un l’autre. L’alliance avait duré sans que surgissent de grands différends entre eux, dans la mesure où les deux parties respectaient leurs intérêts réciproques et s’efforçaient de resserrer leur coopération. Puisque nous respections le principe de non-agression, Wen nous avait envoyé, à plusieurs reprises, de grandes quantités de munitions, de vivres et de vêtements. Il avait été jusqu’à nous fournir des renseignements d’importance sur les mouvements des troupes japonaises.

    Tout compte fait, je ne pus croire que Wen avait amené l’armée Chingan à effectuer une expédition «punitive» dans le village de Sidaogou. Je dépêchai un agent de liaison au chef de compagnie Tie pour m’informer de ce qui s’était passé. Le rapport de l’agent de liaison justifia la nouvelle de l’incident de Sidaogou et de la trahison de Wen. A l’instigation de son supérieur japonais, ce dernier allait rompre l’alliance offensive et défensive.

    Il nous fallait répondre à la trahison de Wen et au drame de Sidaogou où celui-ci avait joué le rôle de guide. Il ne se passait pas un seul jour sans qu’on vînt demander au commandement de riposter énergiquement. Les chefs incitaient leurs hommes à venger la population de Sidaogou. Dans l’armée révolutionnaire on ne cessait d’évoquer le proverbe: «Chien enragé mérite les coups de bâton.»

    Je donnais raison à ceux qui réclamaient vengeance. En laissant impunies l’unité de l’armée Chingan cantonnée à Laoheishan et celle de l’armée fantoche mandchoue stationnant à Luozigou, il était impossible d’assurer la sécurité de la population de ces régions, de garantir militairement les activités des organisations clandestines opérant dans les villages, et de faciliter la progression de l’armée révolutionnaire populaire vers la Mandchourie du Nord. On s’attendait également à ce qu’elles dressent des obstacles à la dissolution des zones de guérilla: Luozigou devait ouvrir son sein à ceux qui auront évacué les zones de guérilla de Wangqing et de Hunchun.

    Nous décidâmes d’attaquer en même temps ces deux unités, et, pour suppléer au manque d’effectifs, nous fîmes venir à Wangqing le premier régiment de Yanji et un régiment indépendant qui opérait alors à Chechangzi. Ce dernier régiment dut effectuer une marche forcée durant cinq jours environ, consommant à peine un morceau de pain par bouche et par repas, pour arriver jusqu’au village de Tangshuihezi aux foyers épars, où nous étions cantonnés. La plupart des responsables de ce régiment, y compris son commandant, Yun Chang Bom, ayant été inculpés d’être du Minsaengdan et exécutés, le chef d’état-major commandait ses compagnies dont le moral avait fort baissé, n’ayant plus personne à leur tête.

    Nous organisâmes la bataille de Zhuanjiaolou en mobilisant une partie des effectifs du régiment indépendant, du premier régiment de Yanji et du 3e régiment de Wangqing. Pour ouvrir le passage vers Luozigou, il fallait se débarrasser des effectifs de l’armée fantoche mandchoue et du corps d’autodéfense qui, retranchés derrière leur fortin de terre, sévissaient contre la population.

    Une fois la bataille de Zhuanjiaolou terminée, l’armée révolutionnaire mit au point le plan d’opérations pour attaquer Luozigou et entreprit une marche en plein jour vers Sidaogou, Sandaogou et Taipinggou, désignés comme bases de départ. Elle fit plus de 80 kilomètres en mangeant de la bouillie, mais les partisans étaient opiniâtres.

    Sidaogou avait été transformé en un «Eldorado» par des vétérans de l’armée indépendantiste, tels que Ri Thae Gyong, et des personnes aux idées avancées issues des troupes de francs-tireurs. Ce village, qu’on appelait aussi Sidaohezi ou Shangfangzi, avait été transformé plus tard en un village révolutionnaire par nous, Ri Kwang et moi. Grâce à l’aide du vieux Ri Thae Gyong, nous avions fondé dans ce village l’Association antijaponaise, l’Association des paysans et l’Association révolutionnaire de secours mutuel. Nous avions si fréquemment visité ce village que les habitants de Luozigou et des villages limitrophes l’appelaient le «QG du parti communiste». L’attachement des villageois envers l’armée révolutionnaire populaire avait de quoi impressionner. Plus d’une fois je fus attendri de les voir accourir, pieds nus, nous accueillir.

    Sandaohezi est situé non loin de Sidaogou. Ce fut également un célèbre village révolutionnaire, qui était sous notre influence. Au pied de la montagne ouest de ce village se trouvait une distillerie tenue par des Chinois.

    En compagnie de Zhou Baozhong, j’y étais souvent allé rencontrer les cadres de l’organisation révolutionnaire clandestine et des habitants de l’endroit.

    Notre amitié pour la population de Sidaogou restait inchangée, tel le courant de la rivière Suifen qui arrose ce village. Mais on n’y voyait maintenant que des tas de cendres, les gens gisant inanimés sous terre. Seules les pierres angulaires étaient restées de la maison de huit pièces du vieux Ri Thae Gyong, qu’une colline séparait du village. C’est là qu’il y avait une année nous avions eu, avec les cadres des troupes de l’Armée de salut national, dont Zhou Baozhong, une réunion d’état-major afin d’élaborer le plan d’opérations en vue d’attaquer la ville de Luozigou.

    Le vieil homme avait construit une école près de l’emplacement de sa maison et se consacrait à l’éducation de la génération montante. Les coups de feu et les cris de détresse de Sidaogou résonnaient encore à ses oreilles, mais il n’écoutait que son courage pour se lancer dans l’entreprise. Un jeune homme, fils d’un de ses amis du temps de l’armée indépendantiste, qui avait échappé par miracle au massacre, se trouvait caché chez lui. Selon celui-ci, le jour du massacre, il rentrait de sa sortie, et, comme il arrivait au sommet d’une colline, d’où l’on pouvait dominer du regard le village de Sidaogou, il avait vu les soldats de l’armée Chingan se précipiter sur le village et se livrer au carnage.

    Les interrogatoires auxquels avait été injustement soumis un membre des JC qui se nommait So Il Nam et qui opérait comme agent clandestin dans la ville de Luozigou avaient été à l’origine de l’incident de Sidaogou. Soupçonné d’avoir volé dans un magasin, il avait été arrêté, sous la fausse inculpation d’appartenance au Minsaengdan, et avait subi un interrogatoire mené par le responsable de l’organisation révolutionnaire de Sidaogou. Mais, l’accusation n’étant pas justifiée, on l’avait relâché en continuant cependant de surveiller ses moindres gestes.

    Une fois rentré chez lui, il avait exprimé son mécontentement d’avoir été persécuté malgré son innocence. Cela lui avait coûté une nouvelle arrestation et tout était prêt cette fois pour le condamner à mort sous la même inculpation. Pressentant le malheur qui le menaçait, il s’était sauvé pour se rendre à l’ennemi. Il brûlait de se venger de ses persécuteurs et livra à celui-ci le secret de l’organisation révolutionnaire clandestine de Sidaogou.

    La trahison de So Il Nam avait mis au comble de la joie les meurtriers de la troupe de l’armée Chingan qui, séjournant à Luozigou, se préparaient alors à fêter le jour de l’An. A l’aube du 15 du premier mois lunaire de 1935, une troupe «punitive» de plus de cent hommes s’approcha furtivement du village de Sidaogou, qu’elle encercla, et décima les habitants à coups de mitrailleuses lourdes et légères. Les soldats ennemis mirent le feu à toutes les maisons et rejetèrent à coups de baïonnette dans les flammes tous les êtres vivants, hommes et femmes, vieux et enfants, qui sortaient de leurs abris.

    En une heure, le village fut transformé en un tas de cendres.

    Lorsque le chef de cent foyers de Sandaohezi arriva au village, il y trouva parmi les cadavres huit enfants coréens rescapés qui pleuraient.

    Il discuta avec des personnes venues de villages voisins de l’avenir de ces enfants, et il fut décidé que chacune d’elles se chargerait d’un de ces enfants orphelins. Le chef de cent foyers en emmena un chez lui.

    Les trois jeunes qui avaient échappé au massacre s’enrôlèrent dans notre troupe.

    A entendre les détails de cet incident, nous grinçâmes tous des dents d’indignation. Il était indubitable que le drame avait été provoqué par la folie gauchiste de ceux qui avaient persécuté So Il Nam en l’accusant d’être membre du Minsaengdan, mais l’événement fit éclater notre indignation qui allait d’abord, indépendamment de cette folie, contre les meurtriers de l’armée Chingan qui avaient noyé le village de Sidaogou dans une mer de sang.

    Le génocide de Sidaogou était la preuve criante de la barbarie, de la cruauté et de l’inhumanité des impérialistes japonais qui pouvaient seuls concevoir et encourager de telles atrocités. Quelle gêne pouvaient éprouver en effet dans leurs actes les descendants de ces brigands agresseurs, s’il en fut, qui, ayant pénétré dans le palais royal d’un pays étranger, ont tué la reine de ce pays et, pour ne pas laisser de traces, ont brûlé le corps.

    Dans mon enfance, mon père m’avait raconté l’histoire de l’Evénement de l’an Ulmi (1895), qui me remplissait d’indignation contre l’agresseur. L’héroïne de cette histoire monstrueuse n’était rien d’autre que la reine Min – ou Myong Song –, mère de Sunjong, dernier roi de Corée. Dès que la reine Min qui exerçait le pouvoir suprême, prenant la tête des prorusses, eut pris position contre les forces du Japon, les gouvernants de celui-ci, effrayés, ordonnèrent à Miura, ministre japonais en Corée, de mobiliser les effectifs de la garnison et de la police, des gangsters et des malfaiteurs pour attaquer le palais royal Kyongbok.

    Les hommes de Miura, ayant tué brutalement à coups de «sabre nippon» la reine Min, eurent l’impudence, pour ne pas laisser de traces de leur crime, d’incinérer le cadavre et de jeter les restes dans un étang.

    A vrai dire, les Coréens ne vénéraient guère la reine Min: ils la considéraient comme l’instigatrice de ceux qui avaient provoqué la perte du pays en ouvrant celui-ci aux étrangers. Certains la prenaient en mauvaise part, pour la raison que, de connivence avec des forces étrangères, ce qui ne seyait guère à la bru de la famille royale, elle avait éliminé du pouvoir son beau-père, le régent Taewongun. Il n’est pas si difficile de comprendre le mauvais sentiment qu’éprouvait alors la population pour elle, certaines personnes naïves croyant même que la Corée n’aurait pas été colonisée si le régime isolationniste de Taewongun avait duré vingt ou trente années de plus. Or, ayant perdu la confiance de la population, elle n’en restait pas moins reine, quelle que fût sa politique. Elle était un membre de notre nation, en même temps qu’elle était reine. Enfin, à la place du roi Kojong, elle exerçait la souveraineté de l’Etat. Voilà pourquoi l’acte de barbarie des milieux dirigeants du Japon, responsables de l’Evénement de l’an Ulmi, était une violation flagrante de la souveraineté de notre peuple et de la dignité traditionnelle de la famille royale de la Corée. Les Coréens, fortement marqués par la conscience nationale, le respect de la royauté et la fierté nationale, ne pouvaient pas l’admettre.

    Pour aggraver les choses, les Japonais mirent à exécution leur ordre de couper les cheveux courts: le sentiment national finit par exploser. Pour protester contre l’Evénement de l’an Ulmi et la mise à exécution de cet ordre, le peuple coréen s’engagea dans la résistance en s’organisant dans des troupes de francs-tireurs.

    L’an Kyongsin (1920 – NDLR), où s’effectua la monstrueuse expédition «punitive» dans la région de Jiandao, les troupes japonaises massacrèrent un grand nombre de Coréens. La folie inouïe des meurtriers japonais qui voulaient réparer leurs défaites honteuses de Fengwudong et de Qingshanli10 par le massacre des populations civiles coréennes de Mandchourie se déchaîna. Les troupes japonaises qui, après leur expédition en Sibérie, descendaient vers le Sud et celles qui, parties de Ranam (Corée – NDLR), se dirigeaient vers le Nord, vers la Mandchourie, brûlèrent les villages de Coréens et massacrèrent les jeunes et les adultes partout où elles passaient. La même méthode utilisée lors de l’assassinat de la reine Min fut appliquée: verser du pétrole sur les cadavres pour les incinérer. Elles craignaient que leurs atrocités ne soient démontrées par la suite par des preuves matérielles.

    Le grand tremblement de terre de Kanto (Japon – NDLR), en 1923, en même temps qu’il était une catastrophe naturelle, fut, pour les nationalistes chauvins japonais, l’occasion d’imposer un désastre artificiel à la nation coréenne. Profitant de ce cataclysme, ceux-ci tuèrent en masse et partout des Coréens à coups de sabre ou de lance de bambou. Pour distinguer sans se tromper les Coréens, ils firent prononcer aux suspects les mots japonais: «go-en-go-ju-go-sen» signifiant «5 yens 55 sens». Ceux qui ne pouvaient pas les prononcer correctement étaient tués, considérés comme Coréens. Pendant les 18 premiers jours du désastre, plus de 6 000 Coréens furent massacrés. Ce n’est qu’un exemple des crimes commis par les militaristes japonais contre le peuple coréen, un des innombrables épisodes du carnage et du pillage qui jalonnent l’histoire moderne du Japon. C’est cette histoire qui se reproduisit dans ce petit village de Sidaogou.

    Triste et désappointé, je demandai au vieux Ri Thae Gyong: «Est-il possible qu’on ait été si peu vigilant, alors qu’une organisation clandestine opérait dans le village?»

    C’était une question inutile. A quoi aurait servi la vigilance! N’était-il pas impossible de placer une sentinelle dans ce village qui ne possédait pas en permanence d’unité de partisans? Si on y avait mis un garde, qu’aurait-il pu faire, alors qu’une troupe ennemie nombreuse s’approchait furtivement à la faveur de l’aube encore indécise?

    «Cher Général, nous étions trop peu vigilants. Les personnes âgées comme moi en sont responsables. Jusqu’alors, nous avions toujours vécu tranquillement sous la protection de l’armée révolutionnaire, et nous avions oublié que notre pays est colonisé et que nous menions la guerre pour l’indépendance. Je vous rappelle, soit dit en passant, qu’un vieillard de Sidaogou est allé jusqu’à vouer un culte à Gandhi.»

    Ceci dit, le vieil homme esquissa un sourire confus comme s’il avait commis quelque faute.

    Mon étonnement fut grand. Un adorateur de Gandhi dans ce village reculé?!

    «Grand-père, voulez-vous m’expliquer comment ce vieillard en est venu à vénérer Gandhi? demandai-je.

    – J’ai entendu dire qu’un sage venu de Corée lui avait parlé de Gandhi. Il lui a même montré la lettre de Gandhi publiée dans un des journaux de notre pays. Depuis, lorsqu’il s’entretenait avec les villageois, il a toujours parlé de violence ou de non-violence, prêchant une indépendance acquise sans effusion de sang.»

    Moi aussi, au temps de Jilin, j’avais lu dans le journal Joson Ilbo cette lettre de Gandhi, et, par la suite, Pak So Sim et moi, nous avions critiqué la doctrine de la non-violence. Voici le texte de cette lettre:

    

    «Cher ami,

    J’ai reçu votre lettre. L’unique souhait que je puisse vous adresser est que la Corée soit rendue à la Corée par la voie absolument et authentiquement non-violente.

    Le 26 novembre 1926, à Sabarmati

    M.K. Gandhi»

    

    Comme le montre cette lettre, Gandhi conseillait aux Coréens de recourir à la non-violence pour obtenir leur indépendance. Selon toute apparence, un partisan de la non-violence qui était fasciné par la pensée de Gandhi lui avait écrit.

    Pas un seul de nos jeunes compatriotes de Jilin ne faisait sa foi de la pensée de Gandhi. Il fallait être un esprit chimérique pour espérer que le mouvement de non-violence et de désobéissance obligerait les impérialistes japonais, féroces et cupides, à faire don aux Coréens de l’indépendance. Cependant, certains partisans du mouvement nationaliste qui avaient renoncé à la résistance armée ou qui avaient quitté le mouvement pour l’indépendance adhéraient plus ou moins à la pensée de Gandhi.

    Si la pensée de Gandhi, qui, tout en éprouvant de l’aversion contre la domination anglaise, avait déclaré n’avoir l’intention de faire du mal à aucun Anglais et avait affirmé que seule la non-violence organisée pouvait l’emporter sur la violence organisée du gouvernement britannique, avait pu obtenir l’approbation de larges masses populaires de l’Inde, on peut dire que cela était dû à la force d’attraction de l’humanitarisme dont était pénétrée cette idée. Je ne sais dans quelle mesure elle répondait aux réalités de l’Inde.

    Même si l’on supposait que cette pensée fût fondée, il était impossible que la Corée et l’Inde, qui étaient des colonies de deux puissances différentes d’Asie et d’Europe, puissent recourir à la même méthode pour obtenir leur indépendance. L’Inde avait sa méthode propre et la Corée, la sienne.

    Or, il y avait eu quelqu’un qui comptait pouvoir parvenir à l’indépendance sans verser de sang, justement ici, dans la région de Luozigou où les activités politiques et militaires de l’armée révolutionnaire populaire étaient les plus efficaces. Je ne pouvais rien y comprendre.

    «Ce vieil âne-là a peut-être pu comprendre, en mourant, qu’il avait vainement espéré pouvoir arriver à l’indépendance sans effusion de sang, reprit le vieux Ri. Quel regret, s’il s’en était allé sans être parvenu à le comprendre! Eviter l’effusion de sang alors que le goût du sang anime les Japonais! Impossible, oui, c’est impossible...»

    Il ne put poursuivre, ses poings se crispant.

    «Vous avez raison, grand-père. On ne peut jamais imaginer la paix avec les bandits. Un chien enragé, il faut le battre avec un bâton.

    – Cher Général, les Coréens ne vendent pas cher leur vie. Faut-il que cela continue, et jusqu’à quand, pour la nation coréenne?Vengez la population de Sidaogou, je vous en supplie. Je pourrai alors mourir sans regret.»

    En me reconduisant, le vieil homme répéta sa demande de le venger de l’ennemi.

    «Grand-père, je retiendrai vos paroles. Nous ne reviendrons pas chez vous avant que nous n’ayons vengé la population de Sidaogou, je vous le jure. »

    Nous nous remîmes en route vers Luozigou, farouchement déterminés à exercer notre vengeance sur les meurtriers.

    Durant toute ma vie, j’ai lutté pour défendre la dignité de notre nation. J’ose dire que ma vie a été celle d’un homme qui a combattu pour sauvegarder la dignité et l’indépendance de sa nation. Jamais je n’ai pardonné à ceux qui venaient faire du mal à notre nation ou qui voulaient empiéter sur la souveraineté de notre pays. Jamais je n’ai transigé avec ceux qui bafouaient la dignité de notre peuple ou qui le méprisaient. Nous avons noué et entretenu des relations d’amitié avec ceux qui nous traitaient amicalement, mais nous n’avons pas accepté de nouer avec ceux qui se montraient inamicaux ou partiaux à notre égard. Si quelqu’un est venu nous attaquer, nous l’avons contre-attaqué; si quelqu’un nous a adressé un sourire, nous le lui avons rendu. Rendre le bien pour le bien, le mal pour le mal, tel a été le principe de réciprocité auquel j’ai adhéré durant toute ma vie, et j’y adhère toujours.

    Autrefois, le gouvernement féodal incapable de la Corée accorda des prérogatives d’exterritorialité aux Japonais qui résidaient chez nous. Tout comme, aujourd’hui, les gouvernants de la Corée du Sud ferment les yeux sur les infractions des soldats américains au lieu de les sanctionner par la loi, les gouvernants féodaux n’étaient pas en mesure de punir, en vertu de la loi coréenne, les Japonais coupables d’avoir tué des Coréens ou d’avoir pillé des biens de notre peuple, car les Japonais n’obéissaient qu’à la loi japonaise. Cependant, l’Armée révolutionnaire populaire coréenne n’accordait à personne cette sorte de prérogatives d’exterritorialité dans sa zone d’action. Nous avions notre propre loi qui n’admettait aucun acte d’agression, sous quelque forme qu’il puisse être commis, contre la nation coréenne et le territoire de la Corée. Les meurtriers responsables de l’incident tragique de Sidaogou devaient être punis en vertu de cette loi.

    Notre plan était de prendre d’abord, le 5 du cinquième mois lunaire, le fort sur le mont ouest avant de faire irruption dans la ville de Luozigou. Le régiment de Hunchun était venu renforcer nos troupes d’assaut.

    Nous continuions notre marche vers Luozigou, quand les hommes du régiment de Wangqing envoyés en reconnaissance dans cette ville se présentèrent devant moi avec le chef de compagnie Tie. L’apparition inattendue de celui-ci m’étonna. Il était venu m’informer de l’attitude du major Wen. Il me dit:

    «Le major Wen tremble de peur à la nouvelle que l’armée révolutionnaire populaire va encercler et attaquer Luozigou. Il a dit pour se justifier: “Les hommes de l’armée Chingan se sont jetés sur moi pour me demander le chemin menant à Sidaogou, et j’ai ordonné à un de mes hommes de le leur montrer; du diable si je m’attendais à ce que cela provoque un incident aussi terrible! Ma faute, si j’en ai commis une, c’est que, cédant à la pression des Japonais, je leur ai indiqué, à contrecœur, le chemin menant à Sidaogou et que je n’ai pas empêché mes hommes de piller les biens du peuple. Je n’ai pas manqué, à mon escient, ma foi, à la promesse que j’avais faite au commandant Kim.” Et il a demandé pardon.»

    En l’entendant, je réfléchissais. Il était évident que Wen avait manqué à sa promesse, car il avait laissé ses hommes piller le peuple et avait ordonné à l’un de ses hommes de servir de guide à l’armée Chingan. Mais, puisqu’il s’agissait de la conduite d’un officier de l’armée fantoche contraint de chercher à ne pas contrarier ses supérieurs japonais, je pensais que l’on pourrait lui pardonner.

    La liquidation de Wen aurait pour toute conséquence la destruction totale de l’alliance offensive et défensive et l’arrivée à Luozigou d’une troupe beaucoup plus cruelle que celle de Wen. Que nous le voulions ou non, cela arriverait. Alors, un deuxième, un troisième ou même un quatrième incident de Sidaogou se produirait. De plus, notre effort pour faire venir s’installer dans cette région les habitants des zones de guérilla de Wangqing et de Hunchun pourrait alors se heurter à de graves difficultés, ainsi que notre intention de maintenir la région de Luozigou comme base stratégique de l’Armée révolutionnaire populaire coréenne.

    Alors, que faire?

    Je décidai enfin de ne pas punir Wen et de le gagner définitivement à notre cause. En revanche, on allait assener un coup mortel à l’armée Chingan stationnée dans la région de Laoheishan pour montrer quel sort devait connaître l’ennemi du peuple. Selon les renseignements fournis par nos éclaireurs envoyés dans la région de Dongning, une compagnie renforcée de cette armée était cantonnée à Wangbaowan, près de Laoheishan. C’était bien cette troupe de meurtriers qui avait brûlé le village de Sidaogou. Les éclaireurs nous rapportèrent aussi que c’était un détachement de l’unité de Yoshizaki, notoire pour ses crimes.

    Je fis part de notre décision au chef de compagnie Tie:

    «L’armée révolutionnaire populaire renonce à son plan d’offensive contre Luozigou. Il est vrai que le major Wen a trahi notre confiance, mais, puisqu’il réaffirme son intention de rester fidèle à l’alliance offensive et défensive, nous sommes prêts à lui faire confiance comme auparavant. Seulement je voudrais savoir comment il peut le garantir. S’il veut être cru, il lui faudra, tout d’abord, nous assurer qu’il prendra des mesures pour garantir la sécurité de nos hommes lors de la réunion sportive conjointe de l’armée révolutionnaire populaire et de la population que nous comptons organiser le 5 du cinquième mois lunaire dans la ville de Luozigou. Je vous prie, de retour dans votre unité, de faire part de notre volonté au major Wen. Nous attendrons ici sa réponse. »

    Le chef de compagnie, une fois rentré dans son cantonnement, nous envoya un message notifiant que le major Wen avait accepté toutes nos propositions.

    Nos régiments qui étaient en ordre de combat se préparèrent très vite à la fête. Ceux qui venaient d’élaborer le plan d’opérations pour la bataille de Luozigou que nous avions projeté de livrer se hâtèrent maintenant de dresser le programme de la réunion sportive qu’ils croyaient conforme au goût des partisans et de la population et de former des équipes raisonnables, de façon à manifester la puissance de l’unité entre l’armée et le peuple. Ainsi fut préparée cette grande réunion sportive conjointe des partisans et de la population de Luozigou, inédite dans l’histoire des guerres, au beau milieu de cette ville fortifiée et contrôlée par les adversaires, sous la protection d’une troupe ennemie qui avait cependant pour mission d’effectuer des expéditions «punitives» contre l’armée révolutionnaire.

    Nos agents clandestins, eux aussi, vinrent assister à ce spectacle sportif. Les soldats de Wen, qui y étaient invités, manifestaient leur admiration par des exclamations. Le moral de la population qui était tombé depuis le massacre de Sidaogou se releva. Cette manifestation sportive montra également, aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur du pays, notre volonté inébranlable d’avoir des relations d’amitié avec toute force armée, quelles que soient son appartenance et son appellation, à condition qu’elle ne s’oppose pas au peuple.

    A Taipinggou, nous convoquâmes une réunion des responsables politiques et militaires, à laquelle participèrent les cadres d’un niveau égal ou supérieur à celui des instructeurs politiques de compagnie, afin d’établir un plan détaillé pour la bataille de Laoheishan. Nous organisâmes ensuite un service solennel à la mémoire des victimes de l’incident de Sidaogou, ce qui fut une occasion de stimuler l’esprit de vengeance des officiers et des soldats de l’armée révolutionnaire.

    C’est à la mi-juin 1935, pour autant que je me souvienne, que nous détruisîmes une troupe de Hongxiutours à Laoheishan. «Hongxiutour» était le surnom donné aux hommes de l’armée Chingan par la population de la Mandchourie. Ils le devaient, je crois, au brassard rouge qu’ils portaient ostensiblement.`

    Nos partisans réussirent, d’une manière très habile, à attirer sur eux une unité de l’armée Chingan qui était cantonnée à Wangbaowan, dans la région de Laoheishan, cette troupe qui nous avait talonnés obstinément lors de notre première expédition en Mandchourie du Nord et qui avait commis le massacre de Sidaogou.

    Tout d’abord, nous essayâmes de la provoquer en lui envoyant un petit groupe de partisans. Aucune réaction: avec son flair de chien, elle avait senti le risque. Les habitants de l’endroit nous avaient appris que l’armée Chingan avait l’habitude de lancer ses expéditions «punitives» contre les partisans en hiver et de passer le reste de l’année, surtout l’été, à poursuivre les troupes de montagne et les brigands, évitant autant que possible les accrochages avec l’armée révolutionnaire.

    Pour l’attaquer, il fallait la faire sortir de son casernement. Nous décidâmes d’opérer une diversion pour l’attirer dans un guet-apens.

    Notre troupe se retira au grand jour vers Luozigou pour que l’ennemi s’en aperçoive. C’était un piège. La nuit même, elle rejoignit, en catimini, la forêt près de Wangbaowan, lieu de cantonnement de l’ennemi, où elle dressa une embuscade. D’autre part, nous envoyâmes une dizaine de partisans, déguisés en «troupe de montagne» – ils parlaient tous le chinois – dans un village de Wangbaowan, où ils firent semblant de faire du tort à la population, emportant des ânes, cassant des meubles et saccageant des potagers, avant de se retirer.

    Mais, le premier jour, la chose attendue ne se produisit pas. Faute de mieux, après avoir cassé la croûte sur les lieux, nous passâmes une nuit pénible, en butte aux attaques des moustiques. J’avais entendu dire que Ri Kwan Rin et Jang Chol Ho, quand ils exploitaient la région du mont Paektu, avaient sarclé leur champ de pommes de terre, la tête entourée d’une bande d’armoise pour se défendre contre les piqûres de moustiques. Les moustiques de Laoheishan étaient particulièrement féroces. Les partisans, se frappant sans cesse et avec violence les joues ou la nuque, se plaignaient de ce que les moustiques de Laoheishan, avec leurs piqûres venimeuses, étaient aussi méchants et aussi exécrables que les Hongxiutours.

    Le lendemain, un groupe de partisans descendit de nouveau dans le village pour jouer la même comédie. Ils «volèrent» deux ou trois poules dans une maison qu’ils jugeaient assez riche et feignirent de s’esquiver. Alors, les hommes de l’armée Chingan se mirent à leur poursuite. Les habitants avaient probablement fait grand bruit en voyant réapparaître la «troupe de montagne».

    L’armée Chingan était au courant des tactiques de la guérilla, par exemple des méthodes employées pour surprendre un convoi de charrettes et attaquer une ville fortifiée. Vouloir l’abuser, c’était vouloir museler un moineau. Certainement, nos partisans avaient brillamment joué leur rôle de bandits de la «troupe de montagne».

    Quand j’évoque les épisodes liés à cette bataille, je revois en esprit la femme de Kim Thaek Gun qui, le deuxième jour d’embuscade, me tirait de la somnolence où j’étais, brisé par les nuits de veille. Auparavant, quand je souffrais d’une maladie fébrile au fond de la vallée de Shiliping, elle, avec son mari, s’était donné beaucoup de peine pour me soigner. Elle m’avait alors servi d’aide de camp, pour ainsi dire. Un jour, elle m’avait apporté une herbe aux feuilles larges qu’elle considérait comme comestible et m’avait demandé son nom. C’était une variété de sarrette. Comme cette plante pousse dans une région où il y a beaucoup d’ours, j’avais proposé de lui donner le nom de «sarrette d’ours». Après la Libération, je l’ai dégustée à Taehongdan.

    Une vague inquiétude commença à envahir les soldats ennemis qui étaient entrés dans le secteur où nous leur avions tendu nos embuscades. Ils roulaient des yeux effarés, se disant: «Si nous sommes encerclés par eux dans un endroit pareil, nous sommes perdus.» Quand toute la troupe ennemie fut encerclée je tirai un coup de feu. Ce fut le signal de l’attaque. Je tirai un deuxième coup, et l’instructeur japonais tomba. La troupe ennemie fut mise en déroute en un rien de temps, sans même avoir eu le temps de résister. Avant qu’elle puisse tenter une résistance en s’appuyant sur des positions propices, les partisans agitateurs se mirent à l’ouvrage. Ils crièrent en chinois: «A bas les impérialistes!», «Si vous vous rendez, vous aurez la vie sauve!» Les ennemis, ayant renoncé à toute tentative de résistance, déposèrent les armes. La bataille de Laoheishan fut notre première embuscade exemplaire. Dès lors, l’armée et la police japonaises et l’armée fantoche manchoue appelèrent notre tactique «tactique Lawang (filet – NDLR)».

    Dans cette bataille, l’armée Chingan, qui faisait la pluie et le beau temps, sûre de son «invincibilité», perdit plus de cent hommes. Notre butin fut important: mitrailleuses lourdes et légères, fusils, grenades, chevaux, un mortier mis sur la selle d’un cheval, dont l’ennemi avait été si fier, mais qu’il n’avait jamais pu utiliser contre nous. Plus tard, je ferai envoyer au vieux Jo Thaek Ju un cheval blanc, un des dix et quelques chevaux de race pris dans cette bataille.

    Le butin comprenait aussi quelques chiens policiers. Mes hommes m’offrirent alors d’en prendre quelques-uns pour ma défense personnelle. Je refusai et je leur ordonnai de les envoyer tous à la population de Taipinggou et de Shitouhezi. Je pensais qu’un chien policier capturé dans un combat ne servirait à rien.

    Lors de la Conférence de Dahuangwai, mes camarades m’avaient offert pour ma défense personnelle un chien enlevé à l’armée japonaise, croyant probablement que, avec son caractère fougueux et son intelligence, l’animal pourrait me rendre service. Je les avais remerciés de leur bonté, mais je ne l’avais pourtant pas accepté, me disant qu’un chien entraîné par les Japonais se familiariserait difficilement avec un chef de partisans. En effet, dans un combat que nous avons engagé plus tard contre une troupe «punitive», ce chien, ayant reconnu les Japonais, s’était enfui dans le camp ennemi.

    Mon cheval blanc me rendit un bon service, c’est vrai, mais jamais je ne me suis servi d’un chien pris à l’ennemi.

    Tout le processus de la bataille de Laoheishan, considérée comme l’exemple type d’embuscade dans l’histoire de notre guerre antijaponaise, a prouvé que l’embuscade est une des formes de combat les plus efficaces pour la guerre de guérilla.

    Après cette bataille, nous remportâmes des victoires successives, d’abord sur l’unité de Kudo à Mengjiang, ensuite sur la troupe d’élite commandée par Yoshizaki lui-même dans les régions de Changbai et de Linjiang, et, enfin, au cours des batailles qui devaient terminer la guerre antijaponaise, sur la troupe ayant succédé à l’armée Chingan: la première division, qui se disloqua définitivement.

    L’armée révolutionnaire populaire qui, jusqu’alors, se consacrait principalement à la défense de ses zones de guérilla fixes venait de déboucher de ces étroites régions libérées dans de vastes régions pour entreprendre des opérations de grandes unités. La bataille de Laoheishan fut la première bataille qui montra l’efficacité de ces opérations de grandes formations. Les coups de feu de notre armée qui firent trembler la vallée de Laoheishan confirmèrent la justesse de l’orientation définie par la Conférence de Yaoyinggou – dissoudre les zones de guérilla pour déboucher dans de vastes régions et faire opérer efficacement de grandes unités – et promirent la victoire de notre deuxième expédition en Mandchourie du Nord, car la victoire de Laoheishan offrit à l’armée révolutionnaire populaire la possibilité de mieux se préparer à cette expédition.

    La nouvelle de cette victoire se propagea comme une traînée de poudre dans toute la Mandchourie, donnant confiance aux ouvriers et aux paysans coréens et chinois, victimes de la tyrannie de l’armée Chingan, et les incita au combat. Quand nous revenions à Taipinggou, avec notre butin sur les chevaux capturés, les habitants, formant la haie le long de la route, nous acclamèrent avec enthousiasme. Ri Thae Gyong, qui habitait Sandaogou, accourut dans le village de Xintunzi où nous nous reposions. Les habitants de Jinchang et de Huoshaopu vinrent rendre visite à l’armée révolutionnaire populaire avec des marchandises pour les partisans.

    A la veille de la deuxième expédition en Mandchourie du Nord, en tirant parti des renseignements fournis par la troupe de partisans de Hunchun, je m’appliquai à influencer une compagnie de l’armée fantoche mandchoue cantonnée à Dahuanggou pour la gagner à notre cause. Celui qui m’avait apporté les renseignements s’appelait Hwang Jong Hae. Il était alors ordonnance dans la troupe de partisans de Hunchun. Son père, Hwang Pyong Gil, fut un célèbre patriote, aujourd’hui décédé, ayant participé activement à l’exécution d’Ito Hirobumi par An Jung Gun.

    Hwang Jong Hae me disait alors: «Dans la compagnie de l’armée fantoche mandchoue de Dahuanggou il y a un sergent communisant qui exerce une bonne action sur les soldats. Il veut passer dans l’armée de guérilla avec quelques-uns de ses hommes, et non avec toute la compagnie. Si l’on s’y prend bien, on pourra l’amener à se rendre à nous avec toute sa compagnie. Je vous demande conseil.»

    De mon côté, je m’intéressais depuis quelque temps déjà à cette compagnie, parce qu’elle gênait nos activités, surveillant la route que nous suivions. Nous savions qu’elle était commandée par un Chinois et que celui qui lui servait d’interprète était un Coréen de mauvaise foi, d’un caractère fort récalcitrant.

    Le rôle principal devait être joué par le sergent chinois qui était sous la férule de nos agents, dont Hwang Jong Hae. Ce n’était ni un de nos agents ni un communiste. Il avait été simple ouvrier à Dalian avant d’être recruté. La troupe «punitive» dans laquelle il servait avait opéré originellement à Rehe. Avec son déplacement dans la région de Jiandao, il était venu servir à Hunchun.

    A Rehe, il avait souvent entendu dire qu’il y avait beaucoup de communistes dans la région de Jiandao. Une fois à Hunchun, toute activité des communistes autour de lui l’intéressait beaucoup. Il eut même l’idée de s’unir avec le parti communiste pour recommencer sa vie.

    Un jour, alors qu’il s’entretenait avec ses collègues dans un restaurant, il exprima devant eux son mécontentement, disant: «A quoi bon lutter contre le parti communiste! Mieux vaudra casser les os à l’un de ces gens-là et rejoindre celui-ci.» Hwang Jong Hae, qui était parmi les convives, ne tarda pas à en informer ses supérieurs de la troupe de partisans. Ainsi nous avions décidé de le gagner à notre cause.

    Un de ces jours, un membre de notre petit groupe de partisans, qui avait été envoyé dans la ville de Hunchun pour une mission, fut arrêté par la police. C’était un Coréen qui parlait couramment le chinois. Un agent de police, après avoir ligoté le prisonnier, l’insultait et le rouait de coups de poing et de pied, quand le sergent en question aperçut cette scène et lui enleva le prisonnier, en pestant contre son inhumanité: «Brute, lâche-le! Un communiste, c’est un homme, voilà tout! Lui et toi, vous êtes tous l’objet de la même oppression. Crois-tu donc avoir le droit de lui jouer un mauvais tour?» Sur ce, il lui flanqua une gifle, avant de lui ordonner de ficher le camp. Puis, il amena notre homme dans sa caserne.

    En route, il dit au partisan:

    «Je peux vous lâcher sur-le-champ. Mais, je m’en abstiens, car il faut que vous alliez avec moi dans notre caserne. Si vous en avez le courage, je vous prie, en passant une nuit chez nous, de raconter à mon chef de compagnie et à mes camarades ce qu’est l’armée communiste. Nous avons hâte de le savoir. Il y a dans notre compagnie un instructeur japonais et un interprète coréen, qui sont tous deux d’une mauvaise engeance. Mais, ne vous inquiétez pas, car je trouverai moyen de les envoyer en ville.»

    Le partisan resta un peu perplexe, incapable de deviner ce que le sergent entendait faire de lui, mais, sur le coup, résolu à mourir d’une mort glorieuse puisqu’il devait mourir, il continua de le suivre.

    Une fois arrivé dans la caserne, le sergent conduisit le partisan dans le bureau du chef de compagnie, son ami. Assis, en buvant le thé, les trois personnes s’entretenaient à huis clos, quand l’instructeur japonais entra brusquement dans le bureau et se mit à examiner l’étranger d’un œil méfiant. Pour dissiper la méfiance de l’intrus, le sergent expliqua au chef de compagnie: «Voilà mon ami qui est venu recevoir le prix de l’alcool. Mais je n’ai pas d’argent, c’est un problème. Si vous aviez de quoi payer...» Son interlocuteur, prenant un air sarcastique, répondit: «Ne vous en faites pas! Je le paierai à votre place. Il faut en tout cas lui réserver un bon accueil, car votre ami est aussi le mien. Vous pouvez causer ici, tout en prenant du thé, ce qui vous donnera l’occasion d’évoquer en commun vos vieux souvenirs.»

    Après le départ de l’instructeur japonais qui allait en ville, les trois hommes continuèrent leur entretien confidentiel.

    Sur la demande du sergent, le partisan commença de bonne grâce à parler du parti communiste: «Notre armée de guérilla est une force unifiée des Coréens et des Chinois. Je suis Coréen. Les Coréens s’opposent à l’occupation de la Mandchourie par le Japon. Il y a des patriotes dans votre armée. Nous sommes prêts à nous unir avec eux.» Puis, après leur avoir expliqué notre politique à l’égard de cette armée, il chanta en chinois quelques chansons sur celle-ci.

    Emu, le chef de compagnie dit: «Demain, à votre retour, vous pourrez assurer votre supérieur que nous n’avons pas l’intention de combattre votre armée. Si jamais nous devons organiser une expédition “punitive”, nous tirerons quelques coups de feu en l’air en direction de la forêt pour vous avertir de vous réfugier, et vous vous mettrez alors en lieu sûr.»

    De son côté, le sergent, lorsqu’il reconduisait notre camarade, lui dit: «Désormais, je voudrais communiquer avec vous; je pense que cela ne sera pas mauvais pour vous. Je vous prie de faire part à votre commissaire politique de ce dont nous venons de délibérer.»

    Nous arrivâmes enfin à tenir les ficelles que nous allions tirer dans la mutinerie au sein de l’armée fantoche mandchoue. J’assignai une tâche précise à Hwang Jong Hae avant de l’envoyer à Dahuanggou. Celui-ci se remit en relation avec le sergent pour faire des démarches auprès de la compagnie à gagner à nos côtés. Le sergent lui avoua: «Nous servons malgré nous dans cette armée fantoche. Peut-il y avoir une honte plus grande que celle d’être une marionnette? Je vous envie. Je suis décidé à rejoindre l’armée communiste avec toute ma compagnie. Venez nous attaquer pour que nous puissions en profiter.»

    Nous envoyâmes deux ou trois compagnies vers le casernement de l’armée fantoche mandchoue. Les soldats étaient en train de faire leur gymnastique matinale, quand nos compagnies, qui avaient encerclé le casernement, lancèrent des slogans tout en tirant à blanc pour les intimider. La compagnie mandchoue nous envoya alors pour négocier un délégué qui était ce sergent originaire de Dalian sous notre influence. Il nous proposa la cessation des hostilités et exprima sa volonté de se mutiner. Ainsi, plus de 150 soldats et officiers de l’armée fantoche mandchoue, après s’être débarrassés de leur instructeur japonais et de son interprète coréen, rejoignirent notre zone de guérilla, marchant au son du clairon, avec leurs charrettes chargées de tout ce qu’ils avaient pu prendre à l’ennemi en ville.

    Les responsables du régiment de Hunchun discutèrent longtemps sur la façon d’incorporer l’ancienne compagnie mandchoue à l’armée révolutionnaire populaire: les uns proposèrent de la dissoudre pour répartir ses effectifs dans les nouvelles compagnies à former dans notre armée, tandis que les autres s’y opposaient et insistaient pour qu’on l’y incorpore telle quelle. Les premiers étaient en majorité.

    Les responsables du régiment et ceux de la compagnie mutinée se réunirent à plusieurs reprises pour négocier ce problème. Mais, ces derniers n’étaient pas disposés à accepter la dissolution de leur compagnie. Choe Pong Ho, commissaire politique du régiment, me demanda d’intervenir pour régler l’affaire.

    Je m’entretins avec les soldats de cette compagnie pour saisir exactement ce qu’ils en pensaient. Leur position était catégorique, et la rumeur qui courait que leur compagnie allait être dissoute les inquiétait. Je pensais que ce serait, en effet, une mesure contraire aux convenances que de séparer, malgré leur volonté, ces soldats qui s’étaient mutinés pour rejoindre notre armée et qui n’étaient donc pas des prisonniers. Le mieux était de tenir compte de leur demande autant que possible.

    Je proposai un modus vivendi: l’incorporer sans la dissoudre à condition qu’elle soit divisée en trois compagnies conformément au règlement de l’armée révolutionnaire populaire; élire les chefs de chaque compagnie selon des principes démocratiques, lors d’une assemblée générale des militaires mutinés. Ce projet de compromis fut soumis au débat général. La partie de l’armée mandchoue l’approuva. Le chef de régiment Hou Gouzhong et le commissaire politique Choe Pong Ho, eux aussi, donnèrent leur consentement.

    Le sergent qui avait joué un rôle moteur dans la mutinerie fut élu chef de compagnie. Nous avions décidé d’envoyer l’ancien chef de compagnie faire des études en Union soviétique.

    Je veillai à envoyer en Chine intérieure, via l’Union soviétique, ceux qui, parmi les militaires mutinés, voulaient y aller; quant à ceux qui désiraient combattre avec nous, je les fis incorporer dans la troupe de partisans de Hunchun, et alors que nous étions partis en expédition en Mandchourie du Nord, je les fis offrir à la troupe de Li Yanlu.

    L’ennemi mobilisa d’énormes effectifs – l’armée du Guandong, l’armée fantoche mandchoue, la police, le corps d’autodéfense et la garde des chemins de fer – pour encercler et anéantir les grandes formations de l’armée révolutionnaire populaire qui déployait des activités militaires et politiques efficaces à Luozigou et à Taipinggou. Le gros des troupes «punitives», du côté de Luozigou, menaçait Taipinggou alors que d’autres unités, déployées dans les régions de Yaoyinggou et de Baicaogou, étaient prêtes à encercler et à anéantir dans cette étroite région l’armée révolutionnaire populaire, dans le cas où elle se retirerait dans la direction sud-ouest.

    Le 20 juin 1935, l’ennemi monta à l’assaut de Taipinggou. Nos troupes avaient pris position sur une montagne, derrière Taipinggou, et le poste de commandement fut installé près de la compagnie de mortier. Une grotte naturelle se trouvait un peu plus bas.

    L’ennemi commença à traverser la rivière Dahuoshaopu sur des bateaux.

    Notre compagnie de mortier ouvrit le feu. Un bateau fut détruit au milieu de la rivière. Effrayé, l’ennemi renonça à son plan de passage de la rivière et s’enfuit pour regagner ses positions. Les artilleurs avaient une précision de tir étonnante. Nous avions bien fait d’organiser une compagnie de mortier avec une partie des soldats mandchous mutinés. Cela désabusa les sceptiques qui s’étaient montrés mécontents de l’engagement de la compagnie mandchoue mutinée.

    J’embrassai le chef de compagnie de mortier pour le féliciter de son succès. Même certains commandants de l’armée révolutionnaire qui s’étaient méfiés des soldats mandchous mutinés accoururent vers la batterie, ne se tenant pas de joie. Le grondement du mortier de l’armée révolutionnaire populaire qui avait retenti sur la rivière Dahuoshaopu fut l’écho historique qui annonça la naissance de notre artillerie. Ce grondement fit trembler l’ennemi et donna espoir au peuple. Aujourd’hui, ayant fait de ce jour la fête des Artilleurs, nous le commémorons chaque année.

    Le major Wen, qui avait pris la fuite vers Luozigou, ayant renoncé à son plan de traversée de la rivière, terrifié par le tir de mortier, déplora: «Cette armée révolutionnaire populaire est diablement difficile à comprendre. Elle a atteint son but avec seulement deux tirs de mortier, avec ce mortier qu’elle avait pris hier. Comment peut-on tenir tête à une telle armée possédant une force surhumaine? Il faut être un idiot pour vouloir la combattre. Je ne me battrai plus contre l’armée de Kim Il Sung, même si je dois avoir la tête tranchée par un sabre nippon.» Inutile de dire que c’est le chef de compagnie Tie qui m’en avait informé.

    Mises en confiance par les victoires successives remportées par l’armée révolutionnaire populaire à Laoheishan et à Taipinggou, nos organisations révolutionnaires redoublèrent d’activité. Le président de l’Association antijaponaise de Luozigou se vantait de ce que, après la victoire de l’armée révolutionnaire populaire sur l’armée Chingan à Laoheishan, les habitants venaient faire leurs déclarations de mariage ou de naissance chez lui, et non à la mairie.

    Pas de quartier pour les ennemis du peuple!

    C’est la volonté des communistes coréens. Nous l’avons montrée une fois de plus par nos actions à Laoheishan et à Taipinggou. Mais l’ennemi du peuple était trop pervers. «Il faut supprimer le communisme si nous voulons vivre», tel était le credo qui l’animait. Nous avions encore beaucoup de combats à livrer contre ces ennemis du peuple.

    Le sang versé par l’ennemi lors de la bataille de Taipinggou troubla pendant plus d’une semaine les eaux de la rivière Dahuoshaopu. C’est peut-être pour cette raison que cette année-là, disait-on, un énorme banc de vandoises avait remonté ce cours d’eau.

    

    

    

    5. Pour semer les graines de la révolution

    sur de vastes étendues

    

    

    Alors que toute la Mandchourie de l’Est se lamentait des conséquences funestes des tourbillons de la «campagne de liquidation des réactionnaires» et cherchait son salut, nous traçâmes une nouvelle ligne d’action: dissoudre les zones de guérilla fixes – régions libérées – et déboucher dans de vastes régions pour déployer des opérations engageant de grandes formations. Ce projet fut soumis à la délibération de la Conférence de Yaoyinggou en mars 1935; il reçut l’approbation enthousiaste de la plupart des cadres militaires et politiques présents à la conférence.

    Pourtant toute l’assistance ne témoigna pas sa compréhension et sa sympathie. Certains d’entre les responsables du parti et des Jeunesses communistes s’opposèrent à la dissolution des zones de guérilla. Ils nous critiquèrent avec violence: «Quelle bêtise que de parler de dissoudre la base de guérilla! Pourquoi donc s’être donné, dès le début, la peine de la construire, si elle devait être démantelée un jour? Pourquoi a-t-on versé le sang et enduré les privations en la défendant pendant 3 à 4 ans? Cela tient du droitisme, du capitulationnisme, du défaitisme!» Ce qu’ils ont alors avancé pour critiquer la dissolution des zones de guérilla est appelé aujourd’hui par les historiens «thèse du maintien des zones de guérilla».

    Un de ceux qui préconisaient avec le plus de ferveur cette thèse à la Conférence de Yaoyinggou fut Ri Kwang Rim, un des organisateurs de la troupe de partisans de Ningan; il était très expérimenté dans les affaires de la jeunesse, car il avait assumé les fonctions de membre du comité des Jeunesses communistes du district de Ningan et avait milité dans le cadre du bureau des Jeunesses communistes de la région de Jidong. Puis, envoyé dans la région de Wangqing, il s’était occupé, avec Chai Shirong, Fu Xianming et autres commandants des troupes antijaponaises chinoises, des préparatifs de la fondation d’une armée antijaponaise unifiée. Si je ne me trompe, il faisait fonction de secrétaire intérimaire du comité des Jeunesses communistes de la région spéciale de Mandchourie de l’Est, lorsqu’il participait à ladite conférence.

    Il attaqua les partisans de la dissolution des zones de guérilla dans les termes suivants:

    «Que deviendra la population si l’armée révolutionnaire part pour de vastes régions après avoir dissous les zones de guérilla? Une fois celles-ci démantelées, les habitants iront s’installer dans les zones contrôlées par l’ennemi. N’est-ce pas les placer dans une situation fatale, eux qui ont fait bloc et partagé le meilleur comme le pire avec les partisans? Sans disposer des points d’appui que sont les zones de guérilla, une armée révolutionnaire pourrait-elle bien mener la guerre de guérilla? Que la population des zones de guérilla, qui a l’expérience de la révolution, aille rejoindre les zones ennemies, cela ne revient-il pas à perdre les dizaines de milliers de sympathisants révolutionnaires que nous avons mis tant de soin à former? Somme toute, la dissolution des zones de guérilla n’aura-t-elle pas pour résultat de faire revenir la révolution à son point de départ de 1932?»

    La discussion qui semblait aller se terminer sans accroc, s’embrouilla à la suite du discours inattendu de Ri Kwang Rim. Même parmi ceux qui s’étaient prononcés pour le démantèlement des zones de guérilla, il y en avait qui hochaient la tête en signe d’approbation. L’assistance se divisa en deux groupes: l’un favorable au maintien des zones de guérilla, et l’autre, à leur dissolution. Le débat atteignit son paroxysme, quand un certain nombre de participants politiquement peu formés se mirent à lancer des attaques personnelles contre la partie adverse pour essayer de la contraindre. Quelqu’un alla jusqu’à mettre en cause la vie privée de Ri Kwang Rim pour réfuter son argumentation.

    Ri Kwang Rim, alors qu’il travaillait à Ningan comme responsable du comité des Jeunesses communistes d’un secteur de ce district était tombé amoureux d’une jeune fille, mais son amour ardent n’était guère partagé par l’élue de son cœur. En récompense pour l’attachement profond qu’il lui témoignait il se vit renvoyer toutes ses lettres d’amour et se heurta aux réactions froides de la jeune fille, qui détournait la tête quand ils se rencontraient. Il était bien vrai que l’amour ne pouvait être conquis par la volonté et l’ardeur personnelles d’une seule partie. Avant de venir à Wangqing, disait-on, le garçon avait chassé vers le district de Muling cette fille qui l’avait abreuvé de chagrin et s’était lié d’amitié avec une autre.

    Ces éléments de la vie privée de Ri étaient révélés pour réfuter son argumentation, mais il n’était pas permis de juger hâtivement de leur véracité.

    Si on l’avait frappé fort en recourant jusqu’à cette méthode, c’était pour démontrer que, vindicatif au point de bannir son amour, Ri était capable d’employer tous les moyens possibles pour abattre ses adversaires en polémique.

    Affirmant qu’il était un des «survivants du groupe Hwayo», qui avait marché naguère sur les traces de certains personnages de la Direction générale mandchoue du Parti communiste coréen, quelqu’un déclara que s’opposer à la dissolution des zones de guérilla ne serait rien d’autre qu’une récidive de la maladie fractionniste.

    Il n’était pas honnête de révéler l’histoire de son amour malheureux ou de lui coller l’étiquette de survivant fractionniste. Néanmoins, la responsabilité en retombait en partie sur Ri Kwang Rim lui-même. Car, en se décrivant comme le protecteur le plus dévoué du peuple, comme le représentant le plus fidèle de ses intérêts, il avait adressé aux autres ces accusations graves: opportunisme de droite, trahison du peuple, acte suicidaire impardonnable, etc.

    Nous n’en pouvions pas moins bien comprendre les sentiments de Ri et autres qui s’opposaient à la dissolution des zones de guérilla. Cette dissolution nous faisait de la peine à nous-mêmes. Pouvait-il y avoir des gens capables de quitter sans regret leur foyer qu’ils avaient aménagé avec tant d’efforts et qu’ils avaient fermement défendu en le prisant plus qu’un «Eden»? C’est en pleurant à chaudes larmes, en proie à un sentiment de regret poignant que nous avions décidé de dissoudre les zones de guérilla.

    Evidemment, Ri Kwang Rim les avait adorées non moins que nous-mêmes. Nonobstant, vu les circonstances d’alors, s’opposer indéfiniment à un ennemi puissant doté d’un immense potentiel militaire, à partir des zones de guérilla fixes sous forme de régions libérées, ne pouvait qu’être jugé aventureux et suicidaire.

    En 1933 et en 1934, alors que la vitalité des zones de guérilla se manifestait au plus haut point, nous n’aurions osé dire pareille chose, loin de là. Nous les considérions alors comme des oasis, des paradis sur terre.

    Et comment se faisait-il qu’en 1935 nous proposions la dissolution de ces zones? Etait-ce un caprice? Non. Ce n’était ni un caprice, ni une hésitation, ni un recul. C’était un pas en avant, une mesure stratégique importante.

    Si, dès 1935, nous avons eu la hardiesse de décider la dissolution des zones de guérilla, c’est que la situation d’alors le réclamait.

    Les zones de guérilla créées dans le bassin du Tuman s’étaient acquittées de la mission et des tâches qui leur revenaient: conserver et accroître les forces révolutionnaires et renforcer les assises politico-militaires et technico-matérielles de la Lutte armée antijaponaise en vue de son développement ultérieur. Certes, nous n’avions pas alors fixé le délai d’exécution de ces tâches à 3 ou à 4 ans. Seulement, nous estimions que plus ce délai serait court, mieux cela vaudrait.

    Les flammes de la lutte armée avaient formé l’armée et la population en phénix. Les partisans, à peine quelques dizaines au début, étaient devenus assez nombreux pour former une armée révolutionnaire populaire, capable de livrer de grands combats pour défendre la base de guérilla et attaquer des villes. Celle-ci avait accumulé nombre d’expériences de la guerre de guérilla, nouvelles et originales, ce qui était un trésor politique et militaire pour elle.

    La guerre de guérilla a été, pour ainsi dire, un four, une académie militaire et politique formant les combattants. Ce four a produit de l’acier avec la ferraille traînant dans les champs de cailloux et dans les étables des propriétaires fonciers. Cette académie de la résistance antijaponaise a formé en combattants même les paysans et les journaliers frustes qui avaient cru que la richesse et la pauvreté dépendaient toutes des lignes de la main, des signes divinatoires ou des prières des sorcières.

    Une fois, j’ai éclaté de rire en entendant raconter la vie de valet de ferme qu’avait connue Kim Ja Rin, qui ne manquait pourtant pas d’épisodes comiques.

    Un beau jour, au petit matin, Kim Ja Rin était allé aux champs, traînant un bœuf qui appartenait au propriétaire foncier dont il était valet de ferme. Il donnait des coups de faux dans de l’herbe quand un train surgit au coude de la montagne et fonça à toute vitesse. Il s’arrêta de faucher, monta sur une butte et contempla le train. Il aperçut un monsieur élégant qui fumait, debout sur un marchepied. On ne savait pourquoi l’homme déplaisait au petit Kim. Il brandit son poing en direction de celui-là. C’était de sa part un défi à ceux qui se nourrissaient et s’habillaient bien. De son côté, le monsieur, furieux, criait et brandissait le poing, quand son chapeau de paille s’envola et vint tomber dans un étang au bord du chemin de fer. L’air désolé, il agita les mains dans l’air, mais aussitôt disparut au loin avec le train. `

    Le garçon se précipita dans l’étang, ramassa le chapeau, le mit, puis il monta sur le talus de chemin de fer avec l’impression d’être devenu un riche. Par bonheur, il y trouva encore un mouchoir roulé contenant une pièce d’argent de 5 fens. C’était ce mouchoir qui avait tournoyé dans l’air en même temps que le chapeau qui était tombé de la tête du monsieur.

    Le jeune valet de ferme passa le reste de la journée à réfléchir à ce qu’il allait faire de cet argent. La nuit venue, il alla, coiffé du chapeau, dans un tripot où des garçons de riches se réunissaient toutes les nuits. En une seule nuit, avec pour fonds ces 5 fens, il eut la chance de leur arracher une grosse somme.

    Avec une partie de cet argent, il remboursa la dette contractée envers son propriétaire foncier et offrit une autre au pauvre vieillard de la maison voisine. Et avec le reste de la somme, bien que peu important, il pensa qu’il pourrait nager dans l’opulence pendant quelques années.

    Mais, à peine une année s’était-elle écoulée qu’il se retrouva criblé de dettes. Il travailla comme un bœuf pour gagner ne fût-ce qu’un sou de plus. Voici comment il concevait le monde au temps où il était valet de ferme: si l’on est diligent, on pourra bien améliorer ses conditions de vie, retisser son destin ou même parvenir à une bonne situation. Pourtant, le travail ne lui permit ni de faire fortune ni d’améliorer son état. Plus il travaillait, plus il se voyait réduit à la misère et au mépris. Il était intelligent et bâti en hercule. Pourtant, faute d’argent, il devait être traité comme une bête de trait.

    Il s’opposait de front à ceux qui l’insultaient et le maltraitaient. Le cas échéant, il empoignait la gorge à ceux qui le tracassaient et agitait le poing sous leur nez. Mais, avec sa seule colère, il ne pouvait vaincre les épreuves de la vie. Plus tard, il rejoignit la zone de guérilla de Wangyugou où il devint un partisan et l’un des cinq tireurs de mitrailleuse renommés de la région de Jiandao.

    Pour ce qui est de Ri Tu Su, héros de la bataille de Hongtoushan, bien connu de notre peuple sous le nom de phénix, il avait vécu un temps d’aumône en mendiant du riz dans les rues.

    Les zones de guérilla ont enfanté des milliers, des dizaines de milliers de héros et de martyrs antijaponais. Une fois arrivée chez les partisans, même une vieille femme édentée devenait une oratrice appelant à la résistance antijaponaise. Là, tous étaient des travailleurs, des factionnaires, des combattants, des organisateurs, des propagandistes, des praticiens compétents. Jo Tong Uk, Jon Mun Jin, O Jin U, Pak Kil Song, Kim Thaek Gun sont tous des révolutionnaires formés dans la zone de guérilla de Wangqing. C’est avec leur sang et leur sueur que les héros antijaponais ont écrit cette histoire de la résistance qui force l’admiration universelle.

    Les combats ardus livrés contre le fractionnisme et les opportunismes de droite et de gauche ont fait des rangs des révolutionnaires une grande famille dont l’unité et la cohésion étaient indestructibles aux coups de massue, aussi puissants qu’ils fussent. De même, ils ont permis de renforcer la base de masse de la lutte armée et de l’édification du parti et ont rendu indéfectible le front commun antijaponais avec le peuple chinois. Tous ces succès ont été obtenus pendant les 3 à 4 ans qui ont suivi la naissance des zones de guérilla.

    Sans ce foyer qu’était la base de guérilla, les communistes coréens et chinois auraient-ils pu faire une moisson aussi opulente? Sans ces zones de guérilla, où ils se ravitaillaient et d’où ils partaient combattre, auraient-ils pu accomplir aussi parfaitement et aussi efficacement les tâches stratégiques qui leur étaient assignées à la première étape de la révolution antijaponaise?

    Jeune fille issue des bas-fonds, Kim Myong Hwa avait gagné sa vie en confectionnant des calottes de crin. Elle aussi, après sa venue dans les zones de guérilla, a pu mener une existence digne d’un être humain et devenir une combattante de l’Armée révolutionnaire populaire coréenne dans le «simoun» de la grande guerre antijaponaise. Ailleurs que les zones de guérilla, elle n’aurait pas réalisé un progrès si étonnant. Au contraire, elle n’aurait même pas pu continuer son existence.

    Parmi les combattants de la guerre antijaponaise figuraient d’anciens chasseurs, bouchers, maîtres d’école, flotteurs, forgerons et autres. A noter que Rim Chun Chu avait été pharmacien, et So Chol, médecin. On y trouvait soit des jeunes qui avaient été sous l’influence de l’Union générale de la jeunesse de Mandchourie de l’Est, soit des jeunes qui avaient milité sous les auspices de l’Union générale de la jeunesse de Mandchourie du Sud ou de l’Union générale de la jeunesse coréenne en Chine, soit des jeunes gens des villes, frais émoulus des écoles, soit de vieux garçons des campagnes. Les zones de guérilla ont formé une foule d’êtres humains aux origines et aux antécédents différents en combattants loyaux et disciplinés, en dignes enfants de l’époque luttant avec abnégation au nom de la patrie et de la nation en première ligne de la résistance antijaponaise pour le salut national.

    La pratique avait démontré à l’évidence la justesse et l’opportunité de la décision que nous avions prise de créer les zones de guérilla sous forme de régions libérées dans les régions montagneuses de Jiandao. Et alors que ces zones manifestaient encore leur vitalité, nous avons insisté à Yaoyinggou sur l’urgence de leur dissolution. Pour quelle raison? Pour la raison qu’il n’était plus nécessaire de défendre ces zones qui s’étaient acquittées de leur mission et de leurs tâches.

    La situation révolutionnaire créée dans la région de Jiandao vers le milieu des années 1930 exigeait des communistes coréens et chinois qu’ils changent leur ligne en fonction du nouveau courant de l’époque.

    Si certains d’entre eux s’obstinaient à vouloir, comme ils l’avaient fait auparavant, défendre le terrain, retranchés dans les zones de guérilla et aux accents du chant du combat à outrance, cela signifiait, strictement parlant, qu’ils voulaient, sans se soucier de faire progresser la révolution, maintenir le statu quo. A comparer la révolution à une eau courante, ils ne voulaient pas, pour ainsi dire, que cette eau coule vers la mer, mais qu’elle tournoie dans un lac ou une retenue d’eau.

    La révolution est comme un fleuve qui, tantôt poussant des cris furieux en heurtant une falaise, tantôt se débattant, enserré dans une vallée, coule impétueusement vers la mer, après avoir recueilli toutes ses eaux brisées et rejaillies dans l’air en des millions de gouttelettes. A-t-on jamais vu un fleuve qui coule de la mer vers la montagne? Refluer ou s’arrêter n’est pas dans la nature du fleuve qui ne marche qu’en avant. Il court sans arrêt vers sa destination lointaine qu’est la mer, détruisant tous les obstacles sur son passage et gagnant à sa cause ses semblables et les compagnons de route qu’il rencontre.

    Si le fleuve ne pourrit pas, cela tient à son mouvement diligent, sans arrêt ni relâche. S’il s’arrête ne fût-ce qu’un moment, la corruption fera son apparition dans un de ses coins où toutes sortes de parasites proliféreront pour édifier finalement leur royaume.

    En excluant l’innovation et en s’attachant exclusivement à la conservation de l’orientation établie, une révolution sera comme un fleuve qui aurait cessé de couler. Pour atteindre l’objectif stratégique qu’elle s’est fixé, la révolution doit innover constamment sa tactique en fonction des circonstances et des conditions nouvelles. Sans cette innovation, elle ne pourra éviter la stagnation et le marasme. Celui qui pense qu’une méthode quelconque sera encore absolument valable 50 ou même 100 ans après, est on ne peut plus sot. Cela relève, on ne peut le qualifier autrement, d’une attitude tendant à mépriser l’esprit d’indépendance, la créativité et la conscience dont l’être humain est doué.

    La tactique a une signification relative. Elle représente un moment, un jour, un mois, un trimestre ou une période plus longue. La stratégie peut nécessiter dix ou cent tactiques jusqu’à ce qu’elle aboutisse à un succès. Prévoir une seule tactique pour une stratégie n’est pas une attitude créatrice à l’égard de la révolution, mais une attitude dogmatique. Le dogmatisme s’assimile à l’acte suicidaire qui consisterait à se lier soi-même les mains et les pieds. Là où le dogmatisme intervient, on ne peut ni trouver une politique vivante et dynamique ni rencontrer une révolution majestueuse et vigoureuse.

    C’est dans la création et l’innovation que réside la force capable de rendre la révolution aussi irrésistible que le courant d’un fleuve. Car ce sont précisément la création et l’innovation qui reflètent fidèlement les exigences intrinsèques des masses populaires qui veulent, au nom de leur vie souveraine, poursuivre la voie du progrès et de la prospérité. Dans ce sens, on pourrait dire qu’elles sont les moteurs de la révolution. Il est donc permis d’affirmer que la rapidité du développement d’une nation dépend de la puissance de ces moteurs.

    C’est grâce à la force de ces moteurs que la révolution coréenne est parvenue au seuil du XXIe siècle.

    Quel est le sujet politique d’importance majeure que notre Parti aborde aujourd’hui alors que l’on voit de près le XXIe siècle? C’est la question de savoir comment continuer de sauvegarder et d’honorer notre socialisme axé sur les masses populaires dans l’encerclement de l’alliance impérialiste.

    Il y a un siècle la péninsule coréenne était encerclée par les grandes puissances. Leurs navires de guerre ont sillonné sans cesse le large d’Inchon. Chaque fois que le gouvernement féodal coréen, s’obstinant dans son isolationnisme, adoptait une attitude hostile envers les puissances occidentales et le Japon, ceux-ci l’ont sommé de leur ouvrir sa porte, en tirant quelques coups de canon. L’impérialisme japonais a monté un cabinet projaponais pour remanier arbitrairement la politique intérieure de la Corée. Dans l’entourage du roi et de la reine pullulaient des conseillers, des ministres et des émissaires secrets dépêchés par lui. C’était une sorte d’encerclement.

    L’encerclement et le blocus sont les épreuves que les agresseurs étrangers et les impérialistes imposent depuis à la nation coréenne. Moi aussi, j’ai dû les subir toute ma vie, avec notre peuple. Est-ce une fatalité due à la particularité géopolitique de notre pays? Evidemment, cela pourrait être une raison. Si le territoire coréen était adjacent à l’Alaska ou à un glacier arctique, cela aurait peut-être changé l’attirance des grandes puissances pour notre pays. Mais un tel «si» n’est pas admissible. Il n’est même pas question de savoir où se trouve un tel pays. Les pays qui vivent en toute indépendance sans flagorner les grandes puissances, où qu’ils soient situés sur notre planète, doivent prendre conscience du fait qu’ils risquent en tout temps d’être attaqués par les «bérets verts» ou d’être victimes des innombrables «lois Torricelli».

    Aussi ceux qui sont déterminés à vivre pour toujours en toute indépendance doivent-ils envisager le blocus impérialiste et être prêts à le rompre.

    En 1935 aussi, la base antijaponaise de la région de Jiandao se trouvait dans un état de blocus parfait. Cette année-là, le blocus mis en place par l’ennemi avait atteint son apogée. Si nous pensions aboutir à un heureux dénouement dans la révolution en changeant notre ligne, l’ennemi tentait d’obtenir une victoire décisive dans la liquidation des «bandits communistes» en resserrant au maximum l’étau de son encerclement. Mobilisant des troupes d’élite fortes de dizaines de milliers d’hommes, l’impérialisme japonais a encerclé doublement et triplement les zones de guérilla et entrepris sans répit des opérations «punitives» consistant à supprimer tous les êtres vivants.

    Ce qui était essentiel dans ses manœuvres pour couper les liens entre l’armée révolutionnaire et les populations, c’était la politique de «regroupement des villages». Au nom de cette politique, tous les habitants qui ne dépendaient pas des autorités du gouvernement révolutionnaire populaire ont dû s’intégrer dans des villages de concentration entourés d’un mur de terre flanqué de forts et y mener une existence digne de celle d’une taupe, soumis au régime moyenâgeux du «système de contrôle de cinq foyers», de la «loi sur la responsabilité collective de dix foyers» et d’autres lois perverses.

    Si l’ennemi a incendié, par dizaines de milliers, des agglomérations et des habitations disséminées dans toutes les régions de la Mandchourie, lancé l’ordre d’évacuation sous forme d’ultimatum et transféré sans pitié leurs habitants dans des villages entourés de murs, établis dans des contrées plates, c’était, bien sûr, pour assurer sa domination avec l’esprit en paix, retranché dans les «villages de sécurité» où étaient stationnées en permanence des forces de l’armée, de la police et du corps d’autodéfense armé, mais, surtout, c’était pour couper une fois pour toutes les liens intimes entre notre armée et les populations qui faisaient obstacle à la «liquidation des bandits communistes», ce à l’aide de moyens artificiels, tels que les murs de terre, les forts, les fossés, les projecteurs, les clôtures, les réseaux de barbelés. L’ennemi aussi savait bien que l’armée de guérilla protégeait le peuple et que ce dernier la ravitaillait et lui servait de source importante d’informations.

    Au demeurant, une fois toutes les populations enfermées dans les enclos, ce serait bien facile de les astreindre à diverses corvées, notamment la construction de routes, la mise en place d’installations militaires, de garder strictement le secret de ces travaux et de réquisitionner de la main-d’œuvre, des fonds et des matériels.

    En créant ces villages de regroupement, l’ennemi intensifia sa propagande anticommuniste; il disait: si vous devez quitter votre cher pays pour aller vous installer dans les villages de regroupement, c’est entièrement à cause du parti communiste et de l’armée révolutionnaire; ceux-ci, entretenant des relations secrètes avec vous, troublent l’ordre public et les autorités sont obligées de supprimer les hameaux isolés et de construire des «villages de sécurité» où vous pourrez vivre en paix, sans être tracassés par les «bandits communistes» ou les brigands à cheval.

    L’ennemi fit dresser des enclos de mur carrés et concentra dans chacun d’eux 100 ou 200 foyers. Pour la commodité de la surveillance policière, les habitations furent dressées en ligne comme dans les agglomérations industrielles de nos jours. Une fois dans un village de regroupement, les personnes venues du même hameau et celles ayant des liens de parenté ou d’amitié ne pouvaient y vivre dans le même voisinage, elles étaient dispersées en tous sens. Cela avait pour but d’empêcher les gens qui s’entendaient bien de tenir une réunion ou de tenter de créer une association secrète, hostiles au maintien de l’ordre public.

    Il suffit d’examiner le «système de contrôle de cinq foyers» tristement célèbre pour comprendre jusqu’à quel point l’ennemi a poussé la furie pour semer la zizanie entre les habitants des villages de regroupement. Il divisa les foyers en groupes de cinq: s’il découvrait qu’une famille d’un groupe déterminé avait eu une liaison secrète avec la guérilla, il punissait de la même façon toutes les familles de ce groupe allant jusqu’à les massacrer.

    Les fonctionnaires, les militaires et les policiers exercèrent un contrôle sévère pour empêcher que même un seul toe (un toe équivaut à 1,8 kg – NDLR) de céréales ne tombe entre les mains de l’armée révolutionnaire populaire. Quand les habitants sortaient pour travailler, ces hommes leur faisaient défaire leurs ballots contenant leur déjeuner pour vérifier qu’ils ne portaient pas quelque réserve de ration pour la donner aux «bandits communistes»; s’ils avaient plus d’une ration, les policiers la saisissaient sur le coup. Les paysans des villages de regroupement, même s’ils voulaient travailler dès le matin, leurs travaux de culture étant en retard, ne pouvaient sortir de l’enceinte de murailles avant le lever du soleil, et ils devaient rentrer avant l’heure du crépuscule. Ainsi l’armée révolutionnaire ne pouvait-elle espérer sur une assistance alimentaire de leur part.

    Les zones de guérilla ne pouvaient satisfaire les besoins en nourriture de leur armée et de leur population avec les céréales de leur propre culture. Qui plus est, l’ennemi s’acharnait à détruire ces cultures, de même qu’à tuer les gens: la tactique de la terre brûlée. Il écrasait les plants sous les bottes, brûlait les plantes en pleine croissance et faisait emporter les grains mûrs dans les charrettes par ses forces armées. Ces opérations d’une lâcheté caractérisée avaient pour but de faire mourir de faim l’ensemble des militaires et des civils des zones de guérilla qu’il ne pouvait pas exterminer à l’aide des fusils et des canons.

    Le Minsaengdan était dissous. Cependant, les opérations ennemies visant à miner les rangs de la révolution prenaient une tournure beaucoup plus funeste qu’auparavant.

    Des tracts recommandant de se rendre étaient lancés partout, où figuraient des photos de jolies filles nues et des dessins pornographiques. Des beautés soudoyées s’étaient infiltrées dans nos rangs sous le masque d’une Rosa Luxemburg ou d’une Jeanne d’Arc et s’adonnaient à des activités subversives visant à paralyser la conscience des responsables politiques et militaires et à les livrer à la police ou à la gendarmerie.

    Tout cela tenait d’un complot meurtrier d’envergure visant à isoler les zones de guérilla de Jiandao du monde humain, à les étouffer et à les réduire en cendres.

    Si l’on s’appliquait exclusivement, sans tenir compte de cette situation, à la défense des zones de guérilla qui étaient déjà découvertes, l’armée révolutionnaire finirait par devenir passive du point de vue militaire et se laisser entraîner dans une guerre d’usure interminable; les forces révolutionnaires, formées sur plusieurs années, succomberaient, au lieu d’être conservées. Se consacrer uniquement à la défense du territoire étroit des zones de guérilla n’aurait pour résultat que d’entrer dans le jeu de l’ennemi qui se démenait pour attaquer de tous côtés et étouffer tous les militaires et les civils des zones rouges.

    Que plus de la moitié des participants à la conférence aient taxé d’aventurisme la thèse du maintien des zones de guérilla était juste. Ce que je trouve singulier jusqu’à ce jour, c’est que la plupart de ceux qui persistaient alors dans cette thèse étaient des individus partiaux qui se montraient dogmatiques et gauchistes dans leur vie quotidienne. Etrangement, ils tenaient à distance ceux qui adhéraient à la position créatrice et innovatrice et dédaignaient ceux qui étaient riches de rêve, d’imagination et d’initiative.

    Cependant, à ladite conférence, nous finîmes par persuader ces militants excessifs et pleins d’amour-propre. A la différence de la question de la lutte contre le Minsaengdan, qu’on était convenu de soumettre à l’Internationale communiste, la décision de dissoudre les zones de guérilla fut adoptée à la conférence. C’était un autre succès que nous obtînmes dans la lutte contre l’aventurisme de gauche.

    La Conférence de Yaoyinggou marqua un tournant décisif vers une nouvelle étape caractérisée par le passage de l’armée révolutionnaire populaire de la défensive stratégique destinée à sauvegarder les zones de guérilla à l’offensive stratégique. Selon la décision de cette conférence, nous allions entrer dans une époque exaltante où nous pourrions nous dégager du terrain limité des zones de guérilla et mener avec dynamisme la guérilla en grandes formations sur la vaste étendue de la Chine du Nord-Est et de la Corée. Cela signifiait que la zone d’action de l’armée révolutionnaire populaire, qui se limitait naguère aux cinq districts de Jiandao, allait s’agrandir plusieurs dizaines de fois. Inutile de dire que, plus la sphère de notre activité s’élargirait, plus l’ennemi, qui s’occupait jusque-là du blocus d’une zone limitée serait mis dans une situation embarrassante. Encercler cinq districts était assez facile, mais encercler plusieurs provinces de la Chine du Nord-Est était autre chose. Jusque-là, cantonné dans une région déterminée après avoir encerclé les zones de guérilla, il se l’était coulée douce, mais, désormais, il allait devoir livrer, en poursuivant l’armée révolutionnaire populaire, des combats sans précédent et inédits dans les règles militaires.

    Tout en décrivant notre mesure de dissolution des zones de guérilla comme le «résultat de l’expédition “punitive” sévère de l’armée impériale après sa dispersion» ou comme l’«expression du déclin des bandits communistes en Jiandao», l’ennemi fut obligé d’admettre que c’était une mesure active et une action volontaire dues à une nouvelle tactique ayant pour but de passer à un large mouvement de guérilla. Cette nouvelle mesure stratégique avait suscité chez lui la terreur et l’inquiétude.

    Ayant appris que nous avions décidé la dissolution des zones de guérilla, il se mit en quatre pour l’empêcher. Il renforça le blocus militaire de façon que l’armée et les populations ne puissent s’échapper hors des zones de guérilla, d’une part, et, de l’autre, il lança frénétiquement une offensive idéologique visant à induire en erreur l’opinion publique en faisant circuler, entre autres, la fausse rumeur suivante: l’abolition des zones rouges signifie la fin de la lutte armée; la dissolution des zones de guérilla par les communistes équivaut à leur renonciation au mouvement de guérilla. Cette machination créait le premier obstacle à la dissolution des zones de guérilla.

    Les difficultés ne résidaient pas seulement en cela. Ce qui nous ennuyait le plus, c’était que les habitants admettaient difficilement la dissolution des zones de guérilla. La nouvelle ligne d’action que même un responsable politique et militaire comme Ri Kwang Rim avait eu du mal à approuver, ils ne pouvaient l’accepter sans affliction ni regret, loin de là. Il y avait même des gens qui nous suppliaient à genoux de ne pas dissoudre les zones de guérilla, en disant: «Pourquoi avez-vous soudainement hâte de supprimer les zones de guérilla que, pas plus tard qu’hier, vous magnifiez comme un “paradis”? Quelle en est la raison?» Le vieux O Thae Hui, au nom des villageois de Shiliping, nous adressa une pétition demandant de ne pas dissoudre les zones de guérilla.

    Les interprétations et les jugements les plus variés apparaissaient dans les zones de guérilla. Une nuit passait et des nouvelles de mauvais augure rapportées on ne savait par qui circulaient, consternant les habitants. Quelqu’un disait: «Si l’armée révolutionnaire abolit les zones rouges, c’est pour éviter d’avoir à protéger les populations.» Un autre: «Si elle renonce à la région de Jiandao, c’est pour entreprendre la guérilla dans l’intérieur de la Corée, avec pour base les monts Rangrim», un autre encore: «L’armée révolutionnaire, trop fatiguée, ira en Union soviétique ou en Chine intérieure prendre un peu de repos, puis, après avoir grossi rapidement ses rangs, elle reviendra dans la région de Jiandao.» A ces suppositions gratuites s’ajoutaient les faux bruits répandus par des groupes de pacification de l’ennemi, ce qui jetait une confusion extrême dans les esprits.

    A Yaoyinggou, nous tînmes un meeting rassemblant militaires et civils, où nous expliquâmes avec patience l’urgence et la justesse de la dissolution des zones de guérilla. Dans tous les districts et les secteurs d’organisations révolutionnaires de la Mandchourie de l’Est, les envoyés spéciaux convoquèrent des réunions du même genre pour persuader les militaires et les habitants. Le peuple comprit alors sans trop de difficulté cette raison: ne pas démanteler les zones de guérilla, c’est périr, et accepta cette mesure tactique, se rendant à sa pertinence.

    Cependant, au moment de mettre cette décision à exécution, la majorité des habitants refusèrent net de rejoindre les zones contrôlées par l’ennemi, implorant en ces termes: «Qu’importe que nous mangions de l’herbe ou buvions du bouillon de cuir de bête ici. Plutôt mourir de faim dans les zones de guérilla que de nous rendre chez l’ennemi! Comment pourrons-nous y supporter les tracasseries des Japonais? Puisque nous sommes prêts à mourir dans les zones de guérilla, n’essayez pas de nous faire partir.»

    Ayant lancé ce mot d’ordre: «Persuader, persuader et encore persuader!» nous rendîmes visite presque tous les jours aux habitants. Nous tînmes des réunions au niveau du secteur ou de l’organisation, en renouvelant inlassablement nos explications, mais bon nombre de gens refusèrent obstinément d’aller s’installer dans les zones contrôlées par l’ennemi.

    Je suis de ceux qui connaissent le mieux la force de la propagande et de l’agitation communistes. Certains camarades la trouvent même illimitée. Pourtant, ce n’est pas vrai dans tous les cas, je peux le dire. Il suffit de rappeler à cet égard que de nombreuses personnes allèrent se réfugier dans les montagnes, au lieu de rejoindre les zones contrôlées par l’ennemi.

    Pour éviter de vivre sous le contrôle de l’ennemi, un certain nombre d’habitants demandèrent à s’enrôler dans l’armée de guérilla. Des membres du Corps des enfants et de l’Avant-garde des enfants qui n’étaient pas en âge d’être recrutés, nous embarrassèrent en nous demandant de les laisser suivre l’armée révolutionnaire. Par exemple, Hwang Sun Hui importuna les partisans en leur demandant même de la fusiller s’ils ne voulaient pas l’emmener avec eux, obtenant ainsi l’autorisation de rejoindre la troupe de partisans de Yanji. Si elle, qui était si petite et si chétive, a pu surmonter toutes les dures épreuves de la lutte armée en frôlant cent fois, mille fois la mort pour continuer aujourd’hui encore de vivre avec éclat en combattante révolutionnaire, cela est dû, peut-être, à cette ténacité. Thae Pyong Ryol, Choe Sun San aussi se sont enrôlés dans l’armée révolutionnaire au moment de la dissolution des zones de guérilla.

    A l’époque, nous avons admis beaucoup d’enfants et d’adolescents dans notre armée. Les permanents du parti et des Jeunesses communistes et les responsables du gouvernement révolutionnaire populaire, qui avaient subi, avec les populations, toutes sortes d’épreuves pendant plusieurs années, se sont engagés, l’arme à la main, dans nos rangs. Certains voulurent suivre l’armée révolutionnaire en tant que personnel de l’équipe de couturières, de la fabrique d’armes ou de l’hôpital. A l’occasion de l’abolition des zones de guérilla, les rangs de l’armée révolutionnaire populaire grossirent rapidement.

    Jouissant du soutien et de l’assistance enthousiastes des populations, les troupes de l’armée révolutionnaire populaire s’efforcèrent d’achever les préparatifs nécessaires pour mener des actions de guérilla sur de vastes étendues, notamment faire des provisions et se rééquiper en armements. Les membres de l’Association des femmes retirèrent toute la réserve de tissus de leurs armoires pour confectionner avec soin pour les combattants de l’armée révolutionnaire qui allaient évacuer les zones de guérilla, des uniformes, des sacs à dos, des mouchoirs, des bandes molletières, des blagues à tabac, etc.

    De notre côté, nous rendîmes tous les services possibles aux populations qui allaient s’exiler. L’essentiel en était de hâter les préparatifs de leur départ selon leur désir et leur situation. Pour se faire une idée claire du soin mis à ces préparatifs et de leur efficacité, il suffirait d’examiner les bulletins de recensement de la population rédigés à l’occasion de l’évacuation des zones de guérilla de la région de Jiandao. On y remarquait le nom et le prénom, l’âge et la profession de l’émigrant, le domicile, les noms et les prénoms de ses proches et de ses amis, ses tâches à remplir, le niveau d’instruction, l’habileté technique, la destination, la quantité de provisions de bouche, etc.

    Selon ces bulletins de recensement, les responsables des zones de guérilla envoyèrent telles personnes dans les zones contrôlées par l’ennemi ou dans l’intérieur de la Corée, et telles autres dans les montagnes avec pour mission de cultiver la terre; ils formèrent les cortèges en faisant la distinction entre les personnes qui pouvaient trouver leurs proches et celles qui ne le pouvaient pas en divisant les enfants sans appui et les malades et affectèrent à chacun de ces cortèges un groupe armé chargé de l’escorter à destination.

    A chacune des familles qui partaient pour les zones contrôlées par l’ennemi, l’intérieur de la Corée et la montagne, on distribua une allocation de 30 à 50 yuans, ainsi que divers articles de première nécessité et des ustensiles de cuisine comme du tissu, des chaussures, de la vaisselle. Pour nous procurer cet argent et ces provisions, nous avions livré plusieurs combats. L’un de ces combats qui reste encore gravé dans ma mémoire est l’attaque du village de regroupement de Dawangqing, dramatiquement liée à un incident sensationnel: O Paek Ryong infligea une leçon cinglante à son oncle.

    Quand O Paek Ryong gifla son oncle, ce fut une sorte de tragi-comédie dans l’histoire de notre nation pleine de tribulations.

    L’assaut du village de regroupement nous rendit quantité de provisions. Plus de 20 fusils modèle 38, 40 bœufs et chevaux, des dizaines de sacs de riz et de farine de blé, une somme se montant à plusieurs dizaines de milliers de yuans ... Le butin était trop important pour le faire transporter par nos seuls combattants. Les commandants firent donc venir des habitants d’une agglomération distante d’environ 500 à 600 mètres du champ de bataille. La rapidité de l’attaque et du retrait étant un principe tactique important de la guérilla, nous devions emporter sans tarder ce trophée. Sinon nous risquions de retarder le retrait de la troupe et de donner à l’ennemi le temps de venir nous surprendre.

    Le temps pressait. Or, un paysan moustachu prenait son temps, loin de se montrer disposé à porter sur son dos un fardeau. Pis encore, il essaya de dissuader les autres d’en faire autant, en disant: «Citoyens, quel malheur voulez-vous vous attirer en portant les fardeaux des partisans? Gardez-vous d’agir à la légère pour votre avenir.»

    Exaspéré, O Paek Ryong lui lança: «Monsieur, si vous ne voulez pas porter, vous n’avez qu’à rentrer.»

    Mais, le bonhomme, sans penser à rentrer, continua de faire grand bruit, en insistant sur le danger qu’ils couraient.

    A bout de patience, O lui flanqua une gifle retentissante. Puis, il s’adressa à un de ses parents éloignés: «N’est-ce pas là un réactionnaire?»

    —Quoi! c’est ton oncle, O Chun Sam.»

    A cette réponse, il sursauta d’étonnement. Il était tout surpris, autant d’apprendre qu’il avait un oncle qu’il ne connaissait même pas alors qu’il avait plus de 20 ans, que de voir cet homme faire des sottises au lieu de se montrer digne d’un Coréen. Avant qu’O Paek Ryong ait atteint l’âge de raison, son oncle avait quitté les siens pour mener une vie errante, ce qui fit qu’ils ne se connaissaient pas. Pendant que l’un grandissait en révolutionnaire, l’autre devint un faible d’esprit, ayant peur de la révolution. Pusillanime et lâche, l’oncle était loin de vouloir s’engager dans la révolution et n’aimait même pas voir ses enfants en faire autant.

    O Paek Ryong regretta vivement d’avoir giflé son oncle, mais il ne trouvait pas le moyen de lui présenter ses excuses. Aussi lui adressa-t-il une brève lettre par l’entremise d’un de ses parents éloignés. Voici ce qu’on y lisait:

    «Oncle, j’ai été insolent envers vous, sans vous avoir reconnu, mais, puisque c’est par imprudence, je vous prie de l’oublier une fois pour toutes.

    «Si vous ne voulez pas être méprisé par les jeunes, prenez part vous aussi à la révolution. »

    Plus tard, suivant la recommandation de son neveu, O Chun Sam transforma en révolutionnaires tous les membres de sa famille. Il devint lui-même un révolutionnaire et il incita sa femme et ses enfants à rejoindre le mouvement antijaponais. Son fils, O Kyu Nam, sacrifia sa jeunesse en combattant.

    «C’est donc le poing de mon neveu qui a corrigé ma façon de vivre.»

    Voilà les mots, rapporte-t-on, que l’oncle disait à ses amis dans toutes les occasions.

    Certes, O Paek Ryong fut l’objet d’une critique sévère pour avoir failli semer la discorde entre l’armée et le peuple. Car son oncle, O Chun Sam, parent proche qui vient après le père et la mère était, dans l’optique de l’armée révolutionnaire populaire, un élément du peuple. De toute façon, le neveu, le principal acteur d’une rare tragi-comédie, a fait transporter par les habitants le butin susceptible de contribuer précieusement à l’existence future des populations qui allaient évacuer les zones de guérilla.

    La justesse de la mesure de dissolution des zones de guérilla sera prouvée effectivement par le processus général de la lutte de libération nationale antijaponaise qui aura auréolé dans la seconde moitié des années 1930 une révolution antijaponaise déjà en essor et qui cinglerait vers la libération de la patrie.

    La dissolution volontaire des zones de guérilla et l’extension des actions des troupes de l’armée révolutionnaire populaire sur de vastes étendues firent échouer complètement les tentatives de l’ennemi pour étouffer nos forces de résistance dans les étroites régions montagneuses de Jiandao. Sur un immense territoire embrassant la Mandchourie du Sud et du Nord et la région nord de la Corée, les grandes et les petites troupes de l’armée révolutionnaire populaire combattirent avec bravoure et décimèrent l’ennemi, supérieur numériquement et techniquement. En effet, c’était comme si l’armée révolutionnaire populaire s’était dégagée d’une vallée et était sortie dans une vaste plaine.

    Influencées par la lutte armée, les populations, qui avaient quitté les zones de guérilla, commencèrent à prendre racine dans cette immense plaine, en étendant leurs organisations et en semant les graines de la révolution. A part quelques tristes personnages qui avaient apposé leur signature au bas de l’acte de reddition, tous devinrent des étincelles qui devaient incendier le continent. Les agents politiques désorganisèrent les arrières de l’ennemi.

    La dissolution des zones de guérilla, commencée en mai 1935, se termina par celle de la zone de guérilla de Chechangzi en novembre de la même année.

    Si cette tâche s’est réalisée à Chechangzi avec un retard de six mois sur les autres contrées, cela était dû avant tout aux opérations de blocus pratiquées par l’ennemi qui, ayant cerné doublement, triplement cette zone de guérilla, attendait que tous les habitants y meurent de faim, et ensuite, à la négligence et à l’incapacité des cadres chargés de veiller aux conditions de vie de la population de l’endroit.

    A la Conférence de Mingyuegou, alors qu’il avait été question de fixer les futures zones de guérilla, c’étaient les personnes originaires du district de Helong qui avaient insisté le plus pour dire que Chechangzi convenait parfaitement. Le délégué du district d’Antu, Kim Jong Ryong, était du même avis, affirmant que c’était un endroit idéal. Cette contrée, avec ses terres fertiles, ses forêts touffues et ses montagnes abruptes, était une excellente forteresse naturelle, suscitant l’intérêt des nôtres comme celui de l’ennemi. On y sentait la désolation comme ailleurs dans la région de Jiandao; néanmoins, le prix de Chechangzi avait monté en flèche au cours de la guérilla grâce aux géomanciens modernes qui connaissaient un peu les affaires militaires.

    Son toponyme n’avait rien de militaire. Aux dires des indigènes, Chechangzi signifie lieu propre à atteler des charrettes. Pour prouver que ce lieu pouvait être un point stratégique important de l’armée de guérilla, les gens de Helong conjecturèrent que, si la troupe de Hong Pom Do avait anéanti à Qingshanli une troupe de l’armée japonaise, après l’avoir entraînée dans le bassin de la rivière Gudong, c’était parce que cette contrée avait un charme particulier.

    Pour appuyer par la force des armes l’aménagement de la zone de guérilla de Chechangzi, nous avions expédié, au printemps 1934, le régiment indépendant dans la région d’Antu. Kim Il Hwan, Kim Il et autres agents politiques s’étaient rendus aussi à Chechangzi.

    Après avoir délogé une compagnie de l’armée fantoche mandchoue stationnée aux environs de Chechangzi, le régiment indépendant s’y affirma en nouveau maître. Avec l’appui de ces forces armées, des habitants de la zone de guérilla de Yulangcun se déplacèrent en masse à Chechangzi et élevèrent, au-delà de la rivière Gudong, le siège du gouvernement révolutionnaire populaire du district de Helong, puis des habitants de Wangyugou et de Sandaowan vinrent s’y installer les uns après les autres via Shenxiandong et hissèrent, dans la vallée de Dongnancha, le drapeau du gouvernement révolutionnaire populaire du district de Yanji. Ainsi un phénomène étrange se déroula-t-il pendant un an: la coexistence des deux gouvernements révolutionnaires populaires venus respectivement de deux districts.

    La zone de guérilla de Chechangzi prit aussitôt un essor prodigieux telle une automobile à deux moteurs ou une voiture à deux chevaux. La situation alimentaire aussi y était assez bonne au début.

    Selon la décision de la Conférence de Yaoyinggou, la dissolution de la zone de guérilla de Chechangzi devait être supervisée par la direction de l’organisation du parti d’Antu. Or, le personnel de cette direction n’avait pas appris aux militaires et aux civils les orientations relatives à la dissolution des zones de guérilla. Pis encore, il avait tenté de supprimer notre envoyé spécial sous la fausse inculpation d’être du Minsaengdan. Mis au courant plus tard, je m’étonnai vivement.

    Chechangzi était le dernier point d’appui des masses révolutionnaires de la région de Jiandao, plus précisément de Yanji, de Helong et d’Antu. C’est peut-être pour cette raison que le personnel responsable de la dissolution de cette zone de guérilla s’est montré indécis.

    Malgré le blocus étouffant dont elle souffrait, la population de Chechangzi, avec l’armée, a défendu la zone de guérilla jusqu’en novembre 1935, et cela tient du prodige.

    Comme je l’ai fait remarquer plus haut, le climat à Chechangzi n’était pas calme à ce moment. Sous prétexte de lutter contre le Minsaengdan, les gauchistes avaient mis la zone de guérilla dans un état anarchique, et une grande famine accablait les masses révolutionnaires.

    Alors que nous venions de lancer des opérations conjointes de grandes formations dans la région du mont Paektu, la population de Chechangzi endurait une grande famine dont se souviendront souvent Kim Phyong, Ryu Kyong Su, O Paek Ryong et Pak Yong Sun. Même après la Libération, Kim Myong Hwa, Kim Jong Suk, Hwang Sun Hui, Kim Chol Ho, Jon Hui et autres combattantes évoqueront souvent, à table, le souvenir de la famine de Chechangzi, en versant des larmes. A l’époque, Kim Myong Hwa et Kim Jong Suk s’occupaient de la cuisine pour la direction militaire.

    La table de la direction militaire reflétait telle quelle la situation de la zone de guérilla.

    Pour préparer les repas du personnel du commandement, dont Wang Detai, les membres de l’équipe de cuisiniers allaient chaque matin dans la montagne écorcer des pins. Pour préparer la ration de ce personnel, il fallait deux faisceaux d’aubier de pin aussi gros qu’une gerbe de soja. On faisait cuire plus de trois heures l’aubier de pin dans de la lessive de cendres, ensuite, ramolli, on le rinçait dans un cours d’eau et on le battait sur une pierre. Puis on le rinçait encore. Après avoir renouvelé ce procédé maintes fois jusqu’au soir, on le mélangeait avec du son de riz pour faire une bouillie ou des gâteaux. C’était là le plat de choix à Chechangzi.

    Quand on mangeait des gâteaux ainsi préparés, on était constipé. A l’époque, les enfants avaient toutes les peines du monde pour faire leurs besoins. Alors, en pleurant, les mères leur arrachaient leurs selles avec une tige de bois. Les adultes aussi souffraient de constipation. Pourtant, ils mangeaient le lendemain encore des plats cuisinés avec de l’aubier de pin.

    Faute de sel, on devait manger les aliments fades tels quels. La bouillie ou les gâteaux, on pouvait les manger quand même, bien qu’ils fussent insipides. Mais quant aux herbes comestibles ou à la soupe de légumes, on avait de la difficulté à les manger sans sel. De temps en temps, les agents de liaison, de passage à Chechangzi, donnaient quelques grains de sel tirés du sachet qu’ils portaient à la ceinture. On ne pouvait que lécher à tour de rôle un grain de sel.

    A défaut d’aubier de pin, on apportait du son de céréales pour préparer de la bouillie. Tout de même, la bouillie de son était beaucoup plus facile à avaler que celle faite d’herbes sèches qui, dure et râpeuse, piquait le gosier. Les gens n’auraient pas péri en nombre s’ils avaient eu en suffisance ne fût-ce que cette bouillie d’herbes sèches.

    Le printemps était attendu avec impatience. Une fois en mars, on espérait que la terre généreuse sauverait les pauvres vies. Espoir déçu. Le don que fit le printemps aux gens, ce n’étaient que les germes qui poussaient sous la neige et ne pouvaient suffire à leur survie.

    On commença à attraper les serpents encore en état d’hibernation pour s’alimenter. Ce fut ensuite les souris. Chechangzi assista alors à l’extermination des rongeurs. Les grenouilles et leurs œufs aussi servaient de nourriture. Kim Chol Ho a évoqué ce souvenir: les œufs de grenouille cuits, gluants et moelleux comme le millet glutineux, avaient un goût exquis. En l’écoutant, j’ai éprouvé plutôt du dégoût comme si cette nourriture visqueuse s’accrochait à mon gosier. Bien que j’aie absorbé, pendant mes années de combat, toutes sortes de nourritures avec mes hommes, je n’ai pas encore une idée précise du goût de ces œufs cuits.

    Les raquettes11 qu’on chaussait lors des semailles, ne furent pas épargnées. Les habitants de la zone de guérilla buvaient un bol de décoction de raquettes, et faisaient leurs semailles de printemps, en se traînant à plat ventre comme des soldats en progression rampante. On enfouissait les grains, et, après deux jours à peine, on les déterrait pour les manger. Le gouvernement révolutionnaire populaire et les organisations de masse plaçaient des sentinelles sur les champs ensemencés. Mais les sentinelles elles-mêmes, ne pouvant résister à la faim, enlevaient les semences à la dérobée.

    La nuit venue, des enfants pénétraient furtivement dans la cuisine de la direction militaire. Comme le chef d’armée et les autres cadres prenaient là leur repas, ils croyaient qu’ils y trouveraient quelques restes. Mais c’était un espoir chimérique: ils ne savaient pas que Wang Detai aussi jeûnait pendant qu’ils souffraient de la faim. Toutefois, s’ils n’avaient même pas nourri l’espoir d’y trouver un morceau de gratin de riz, ils auraient déjà succombé à la mort.

    Si les cuisinières leur donnaient du gratin, ils l’avalaient d’un coup, en éclatant en sanglots. Puis, pris de honte, ils juraient de ne pas revenir. Mais pourtant, le lendemain, les cuisinières les retrouvaient à rôder derrière la porte, guettant de quoi manger.

    Malgré cette famine, les gens de Chechangzi sarclaient les champs en rampant sur les sillons. Ils fouillaient de la main la terre, ils s’effondraient, ils se redressaient et continuaient de gratter la terre au point que le bout de leurs ongles était élimé. Quand le second sarclage était terminé, on voyait les orges en épis. On raclait fébrilement des épis verts et l’on mangeait les grains en pleine sève. Couché sur les sillons, n’ayant même pas la force de se mettre debout, on ramenait des tiges d’orge vers soi, on arrachait les grains qu’on mettait dans sa bouche l’un après l’autre et on les mâchait.

    Si, malgré cette affreuse famine, les gens de Chechangzi étaient restés purs dans leur nature humaine, c’est, on peut le dire, parce que l’idéal communiste qui prévalait dans les esprits depuis des années, et la morale communiste qui invitait à se sacrifier soi-même pour la collectivité avaient fait des saints ou des vertueux des masses révolutionnaires de Jiandao. L’anthropophagie, cet acte immoral, fut loin de se produire à Chechangzi.

    A l’approche de la soudure, les enfants succombèrent les premiers à la famine, périssant l’un après l’autre. Ensuite, c’étaient les hommes qui tombèrent successivement. Et les femmes, nées pour veiller de leur mieux sur leurs maris et leurs enfants jusqu’au dernier moment de leur vie, tout en jeûnant elles-mêmes, durent supporter un malheur beaucoup plus pénible: elles n’avaient même pas la force de pleurer à chaudes larmes devant les dépouilles des leurs qu’elles avaient couvertes de feuilles sèches, faute de cercueils.

    La responsabilité pleine et entière de la grande famine subie par Chechangzi retombait sur les troupes d’agression japonaises qui avaient bloqué cette zone et y avaient lancé continuellement des expéditions «punitives» d’une horrible cruauté.

    Du reste, les responsables locaux n’avaient pas fait tout leur possible pour nourrir la population. Les éléments réactionnaires et malsains qui s’étaient introduits dans le commandement avaient tourné le problème en dérision, en lançant des propos ultra-révolutionnaires: «Il faut supporter la faim. Ne cédez pas! Mourir, c’est se rendre!»

    Tout en mourant de faim ou faussement accusés d’appartenance au Minsaengdan, les habitants de Chechangzi défendirent jusqu’au bout la zone de guérilla, sans se résigner à émigrer dans les zones contrôlées par l’ennemi. L’abnégation et la fermeté révolutionnaire dont ils ont fait preuve il y a un demi-siècle font vibrer aujourd’hui encore notre cœur.

    En octobre 1935, à la veille du démantèlement de la zone de guérilla de Chechangzi, quelque vingt personnes, les familles Kim Il, Nam Chang Su, Ri Kye Sun et Kwon Il Su y comprises, «familles des personnes impliquées» dans l’affaire du Minsaengdan, formèrent un ménage unifié et poursuivirent leur lutte jusqu’à l’été 1936 au fond de la vallée de Dongnancha, leur but étant de prouver coûte que coûte leur innocence. C’était un mode de vie singulier: ces familles avaient fusionné en un seul ménage pour vivre et lutter en commun. Occupant une cabane en rondins, elles avaient un chef qui répartissait des tâches à chacun, selon sa capacité, par jour, par semaine, par mois, et dressait le bilan de l’exécution de ces tâches, leur permettant ainsi une activité organisée.

    C’étaient les derniers défenseurs de Chechangzi.

    L’ennemi était passé de la tactique «punitive» de la terre brûlée qu’il avait habituellement pratiquée en faisant intervenir l’armée et la police à celle du blocus dans tous les domaines, militaire, politique et économique; il mit en branle des troupes fortes de milliers d’hommes et les lança successivement dans des expéditions «punitives» pour écraser la zone de guérilla de Chechangzi. Mais, chaque fois, il essuya une défaite cuisante.

    En octobre 1935, il engagea des milliers d’hommes dans une expédition «punitive» d’envergure.

    Les vaillants défenseurs de Chechangzi repoussèrent héroïquement l’invasion ennemie. Ils abattirent même des avions ennemis effectuant des raids contre la zone de guérilla.

    En novembre de la même année, la plupart des habitants de Chechangzi quittèrent la zone de guérilla et se déplacèrent avec l’armée du côté du mont Naedo.

    Parmi les défenseurs de Chechangzi, qui, dans l’encerclement ennemi, en souffrant de la faim et de la maladie, ont combattu avec le peuple pendant de longues années, figure Paek Hak Rim qui s’écrie aujourd’hui encore:

    «Si vous ne connaissez pas les drames que les gens de Chechangzi ont endurés pendant la guerre antijaponaise, n’osez pas parler d’une quelconque difficulté de vie! Si vous ne savez pas comment l’armée et la population de Chechangzi, assiégées, ont supporté la famine, le froid et les expéditions “punitives” de l’ennemi, n’osez pas vous vanter d’avoir surmonté une quelconque difficulté!»

    La dissolution des zones de guérilla nous a permis de connaître parfaitement l’esprit d’organisation et la discipline de fer de notre peuple, son dévouement envers la révolution et sa fermeté et d’acquérir la certitude que si nous réussissons à organiser et à diriger ce peuple, nous pourrons triompher de toute difficulté.

    Contre un peuple qui, prêt à la mort, s’est dressé farouchement pour repousser l’injustice, ni le siège ni la tactique de la terre brûlée ne sauraient réussir. C’est là une leçon cinglante donnée par l’histoire du mouvement communiste international. Assurément, les peuples du monde entier se rappellent encore clairement la fin du blocus international de la Russie nouvelle, organisé par les armées interventionnistes de 14 pays. L’Allemagne hitlérienne non plus n’a pas atteint son but lors du blocus de Leningrad. En dépit des conditions difficiles où des bombes et des obus tombaient dru, les défenseurs de cette ville ont cuit du pain, fabriqué des tanks, et ont augmenté la production. En 1943, alors que les bourgeois du monde entier prétendaient que Leningrad allait tomber, les travailleurs de cette ville ont réalisé un prodige en ayant un rendement plus élevé qu’en 1942.

    L’armée de Jiang Jieshi (Tchang Kaïchek – NDLR) a entrepris à plusieurs reprises le siège des bases de la résistance antijaponaise et lancé contre elles des expéditions «punitives» en aboutissant pourtant chaque fois à une défaite honteuse. Le blocus américain de Cuba, qui persiste depuis 30 ans, ne réussit pas non plus. Les Etats-Unis font des efforts énormes mais stériles pour bloquer ce petit pays insulaire. Récemment, un projet de résolution de Cuba a été adopté à l’Assemblée générale de l’ONU, rejetant la «loi Torricelli». On dirait que la société internationale raille la politique de blocus anachronique des Etats-Unis.

    Fidel Castro a déclaré que, «quand il se trouve à un moment critique, le corps humain secrète une quantité d’adrénaline plus grande que d’ordinaire». L’adrénaline, hormone stimulant le fonctionnement du cœur, est à juste titre le symbole de l’optimisme des communistes cubains.

    A l’heure qu’il est, les impérialistes de notre époque, notamment américains et japonais, bloquent notre pays sur les plans politique, économique et militaire. Mais les communistes coréens ne manquent pas de tonique pour rompre ce blocus.

    Estimer possible d’envahir militairement ou d’étouffer politiquement et économiquement le Parti du Travail de Corée, la République Populaire Démocratique de Corée et le peuple coréen est une chimère; c’est vouloir briser un rocher avec des œufs.

    Après la dissolution des zones de guérilla, les petites formations et les agents politiques de l’armée de guérilla intensifièrent leur pénétration à l’intérieur de la Corée. Les graines de la révolution furent semées en abondance sur de vastes étendues de la Mandchourie et de la Corée.

    Depuis la dissolution des zones de guérilla, je n’ai jamais oublié Wangqing, pas plus que je n’ai été indifférent à la région de Jiandao.

    Les cinq districts de Jiandao sont toujours restés d’importantes zones d’action antijaponaise. Les troupes, petites et grandes, de l’armée révolutionnaire populaire, dont celle de Choe Hyon, ont livré d’innombrables combats rien que dans la région de Wangqing, infligeant de rudes coups à l’ennemi. Ce sont entre autres les assauts du village de regroupement de Shangcun à Beihamatang, de Sidaohezi, du village de Zhongping à Baicaogou, de Dalishugou, de Shangbarengou, du village de Taiyang, de Dahuangwai, du village de Yongqiu à Xiaobaicaogou, du chantier d’abattage de Shiliping, de Shitouhe à Chunfangcun et de Shanglaomuzhuhe à Luozigou et les embuscades de Zhangjiadian et de Jiapigou.

    L’ennemi a fait des efforts désespérés pour parer aux attaques de l’armée de guérilla antijaponaise qui était omniprésente. Sur les lignes principales de chemin de fer de la région de Jiandao, un train blindé lourdement armé précédait toujours les convois militaires et les trains de voyageurs pour assurer leur sécurité. Quand un train passait de nuit par les contrées montagneuses, les voyageurs devaient avoir soin de tirer les rideaux noirs pour le black-out et subir la surveillance et le contrôle de gendarmes, de policiers en civil et d’hommes de garde des chemins de fer, postés dans tous les wagons. Celui qui osait regarder par la portière ne fût-ce qu’un instant après avoir entrebâillé le rideau était traité d’indicateur et était frappé au visage.

    L’ennemi avait renforcé la garde des villages de regroupement et engageait de force les habitants dans le service de garde. De plus, dans certains villages de défricheurs, il distribua aux habitants de faux fusils et des explosifs munis d’amorces en leur enjoignant de faire face aux attaques éventuelles de l’armée révolutionnaire. Pour avoir une idée claire de la terreur que l’activité militaire énergique de l’armée révolutionnaire populaire avait suscitée alors chez l’ennemi, il suffit de remarquer que les policiers japonais changeaient de lit chaque nuit, ayant confié le service de garde de nuit aux Chinois et aux Coréens du corps d’autodéfense.

    Parmi les policiers japonais et les hommes du corps d’autodéfense mandchou, apparaissaient successivement des opiomanes pris de répugnance pour la guerre et le service dans l’armée.

    L’«affaire Matsumura» qui a éclaté dans la région de Shixian est là pour donner une idée du déclin de l’impérialisme japonais vers le milieu des années 1930. Matsumura était un intellectuel japonais qui émigra à la suite de l’affaire du syndicat rouge des enseignants, alors qu’il était enseignant au Japon. Ayant reçu une avance de 2 000 yens, il s’était engagé à travailler comme contremaître dans une exploitation forestière du mont Paektu gérée par un Japonais. Quand notre troupe donna l’assaut à cette exploitation forestière, il y était arrivé depuis quelques mois seulement. Il suivit notre troupe en portant sur le dos nos trophées. Il me rencontra puis assista à un spectacle que nous donnions. A la fin il déclara qu’il avait compris la puissance de l’armée révolutionnaire. De retour dans l’exploitation forestière, il donna sa démission puis il rejoignit son pays. Evidemment, il avait jugé que la défaite du Japon était une simple question de temps.

    A Wangqing et dans ses environs, des déraillements de trains furent organisés successivement par les bûcherons qui avaient subi l’influence des zones de guérilla. Bien que les zones de guérilla fussent dissoutes, leur esprit resta intact dans la région de Jiandao, inspirant de la terreur à l’ennemi.

    

    

    

    

    

    CHAPITRE XI. AU TOURNANT DE LA REVOLUTION

    (Juin 1935 – mars 1936)

    

    

    1. A la recherche de nos compagnons

    d’armes en Mandchourie du Nord

    

    

    Les préparatifs entrepris par l’armée révolutionnaire populaire pour sa seconde expédition en Mandchourie du Nord s’achevèrent par ses victoires de Laoheishan et de Taipinggou. Enfin, son corps expéditionnaire, comprenant plusieurs compagnies des régiments de Wangqing et de Hunchun et une unité de l’armée des jeunes volontaires, quitta Taipinggou, vers la fin de juin 1935, sous les acclamations chaleureuses de la population du lieu. Il arriva, après avoir traversé Shitouhezi et Sidaohezi, à Barengou, d’où il entreprit une marche pénible à travers les monts Laoye. Dans sa longue colonne on voyait aussi se mouvoir des combattants du régiment indépendant d’Antu. Parmi les anciens combattants, O Jin U est le seul, aujourd’hui, à se souvenir de cette expédition; il était alors homme de troupe dans la 4e compagnie de Wangqing. Ont participé à cette expédition Han Hung Gwon, Jon Man Song, Pak Thae Hwa, Kim Thae Jun, Kim Ryo Jung, Ji Pyong Hak, Hwang Jong Hae, Hyon Chol, Ri Tu Chan, O Jun Ok, Jon Chol San et autres, mais hélas! ils ne sont plus de ce monde.

    Les monts Laoye, ensevelis sous une épaisse couche de neige lors de notre première expédition en Mandchourie du Nord, étaient maintenant revêtus d’une végétation luxuriante et superbe, car on était au plus fort de l’été. Nous les avions franchis en octobre 1934, en luttant contre le froid et les tempêtes de neige, mais, en ce juin

    1935, nous les escaladions, grillés par un soleil de plomb qui nous tapait sur la tête, et harcelés par des essaims de moustiques qui nous piquaient férocement. S’il avait été pénible d’endurer le froid et les tempêtes de neige, il ne l’était pas moins de supporter le soleil ardent et la forte chaleur.

    Les chevaux de guerre, portant des mortiers ou des mitrailleuses lourdes, s’épuisaient en gravissant les pentes raides, en passant par la jungle inextricable des fouillis d’arbres et d’arbrisseaux; chaque fois que les bêtes s’arrêtaient et piétinaient sur place en piaffant, nous écartions à coups de baïonnette les lianes qui s’entrelaçaient, sciions des troncs d’arbre gisant par terre en travers de notre chemin, et nous avancions pas à pas.

    Alors que nous nous épuisions ainsi à escalader les monts Laoye, Mao Zedong et Zhu De, à la tête de l’Armée rouge chinoise des ouvriers et des paysans, poursuivaient victorieusement leur historique Longue Marche en Chine intérieure, en rompant le double, le triple encerclement de l’armée de Jiang Jieshi (Tchang Kaïchek – NDLR). Leur armée arriva, le 30 mai 1935, sur les rives du fleuve Daduhe où, à l’issue d’une bataille furieuse, elle s’empara du vieux pont métallique suspendu, baptisé pont Luding, et dégagea une voie pour la progression de ses dizaines de milliers de combattants. Le 30 mai coïncidait avec l’anniversaire de la tentative de traversée du fleuve Daduhe par Shi Dakai, un des leaders du mouvement Taiping, et le 10e anniversaire des événements tragiques du 30 mai à Shanghai. Le fait qu’à cette date historique une troupe de choc de l’armée rouge s’est emparée du pont Luding était riche de sens pour nous.

    La nouvelle de la victoire du Daduhe, après le succès des opérations de Guizhou, nous a beaucoup réjouis. L’Armée rouge chinoise franchit, par la suite, successivement le mont Daxue et le mont Jiajin, obstacles des plus sérieux sur son chemin de la Longue Marche, et déboucha dans la plaine de Gansu.

    Des nouvelles nous parvenaient nombreuses, les unes tristes, les autres réconfortantes. On disait: le Changjiang en crue a fait des centaines de milliers de morts; un tremblement de terre a détruit, à

    Taïwan, des milliers de logements; ou encore, l’Exposition universelle s’est ouverte à Bruxelles; à Moscou, le métro est entré en service; l’Armée rouge chinoise, dans sa Longue Marche, a traversé telle région et a pris telle localité, etc. Et nous attachions plus d’intérêt aux nouvelles qui nous réconfortaient.

    Le passage des monts Laoye était pour nous ce que le franchissement du mont Daxue était à l’Armée rouge chinoise dans sa Longue Marche. Les combattants, exténués, se laissaient choir sur place et s’endormaient à peine l’ordre de halte avait-il été donné. Et sitôt on les entendait ronfler. S’il était pénible de supporter la faim, il ne l’était pas moins de lutter contre le sommeil. Pourtant nul ne se plaignait de la marche forcée ni ne demandait de ralentir l’allure. Tous agissaient avec une ponctualité d’horloge, en suivant les ordres donnés. Chacun était prêt à braver n’importe quel danger, connaissant bien les objectifs visés par l’expédition, grâce au travail politique minutieux que nous avions eu soin d’effectuer auprès d’eux.

    La Mandchourie de l’Est et celle du Sud, qui s’étendaient au sud des monts Laoye, pouvaient très bien offrir un vaste terrain d’action à l’armée révolutionnaire populaire. Pourquoi alors avait-elle décidé d’abandonner la Mandchourie de l’Est, son pays natal, son berceau, et choisi la Mandchourie du Nord comme le théâtre de sa première expédition après la dissolution de ses zones de guérilla, et pourquoi gravissait-elle maintenant en hâletant les abrupts monts Laoye? Quelles avaient été les raisons? Quels mobiles politiques et militaires nous avaient poussés à conduire le corps expéditionnaire dans cette Mandchourie du Nord, où les troupes japonaises et mandchoues étaient déployées en force?

    Le premier motif, le plus important par conséquent, était notre désir ardent d’entrer en contact avec les communistes coréens opérant dans cette région pour coopérer avec eux.

    De même que la plupart des pionniers, des animateurs, des dirigeants du mouvement communiste en Mandchourie de l’Est étaient des Coréens, de même la majorité des animateurs du mouvement communiste en Mandchourie du Nord étaient aussi des Coréens. Les communistes coréens ont joué un rôle de moteur, un rôle de pionniers, dans l’organisation de la guérilla dans cette partie de la Mandchourie.

    Zhou Baozhong a évoqué en toute occasion, avec exaltation, les mérites des Coréens et les sacrifices consentis par eux pour la révolution en Chine du Nord-Est.

    «En 1930, les secrétaires des comités de district et de secteur du parti en Chine du Nord-Est étaient pour la plupart des Coréens. Sans parler des districts de la région de Yanbian, la majorité des secrétaires et des membres des comités du parti des districts de la Mandchourie du Nord, tels que Ningan, Boli, Tangyuan, Raohe, Baoqing, Hulin, Yilan, etc., étaient aussi des Coréens.»

    Un jour de printemps de la dernière étape de notre révolution antijaponaise, Zhou Baozhong et moi nous promenions sur un terrain sablonneux, non loin du fleuve Amour, dans le camp secret nord, aux environs de Khabarovsk, et il m’a dit d’une voix émue, en évoquant les jours de la lutte commune que nous avions soutenue dans l’Armée antijaponaise unifiée:

    «En effet, on ne peut pas concevoir l’histoire du développement de l’Armée antijaponaise unifiée en dehors des mérites des camarades coréens. Plus de 90 pour cent des combattants de la 2e armée étaient des Coréens, ce que tout le monde sait très bien, d’ailleurs. Mais encore la première, la 3e, la 4e, la 6e et la 7e armées doivent beaucoup aux camarades coréens, car ils ont joué un rôle d’animateurs dans leur formation, notamment Ri Hong Gwang, Ri Tong Gwang, Choe Yong Gon, Kim Chaek, Ho Hyong Sik, Ri Hak Man. Depuis la mort du vieux Wei et de Yang Jingyu, vous, commandant Kim Il Sung, vous conduisez la guerre antijaponaise en dirigeant personnellement depuis plusieurs années la 2e armée et aussi la première ... Responsables de la révolution en Chine du Nord-Est, des fois, l’envie nous a pris de vous saluer très bas. Nous avons décidé d’élever, après la guerre antijaponaise, un monument à la mémoire des combattants révolutionnaires coréens tombés au champ d’honneur en Chine du Nord-Est.»

    En effet, après la guerre, Zhou Baozhong a fait adopter par le comité du parti de la province de Jilin la décision d’ériger respectivement à Jilin et à Yanbian un monument à la mémoire des martyrs révolutionnaires coréens.

    Les émigrés coréens ont été contraints, en Mandchourie du Nord, de traîner une existence misérable de bête de somme, sous la férule des autorités japonaises et mandchoues et harcelés et pressurés par les propriétaires fonciers. La Mandchourie du Sud et celle du Nord, aux vastes plaines, dont la célèbre plaine de Songliao, et aux immenses landes, étaient connues dans le monde comme régions productrices de plusieurs dizaines de millions de tonnes de céréales par an, mais là aussi les émigrés coréens n’ont pu échapper à leur lot de démunis, rongés par le soucis de subsister au long des quatre saisons de l’année.

    Je me rappelle aujourd’hui encore ce qu’avait raconté Ri Yong Ho, peu après le cessez-le-feu (ayant marqué la fin de la guerre de Corée – NDLR), au cours d’un petit dîner, en évoquant la disette connue dans son enfance en Mandchourie du Nord. Cela doit se situer aux environs de 1915, car sa famille habitait, à ses dires, quelque part à Wurenban, à Sanchakou ou à Raohe. La famine sévissant, sa famille avait trompé la faim, pendant tout un automne, avec des tiges de chou ramassées. Le premier jour, cette maigre pitance lui parut toutefois d’un goût exquis, mais sa consommation exclusive provoqua, avant trois jours, une nausée insurmontable, et écœuré, il cracha à la dérobée, à ses pieds, sous la table, le morceau de chou salé dégoûtant et n’avala que l’eau de la soupe exécrable. A cette vue, sa mère, navrée, avait sangloté, le visage enfoui dans le pan de sa jupe.

    Le pantalon que Ri Yong Ho avait eu le luxe de porter dans sa pauvre enfance était fait de toile de sac à riz. Le sac à riz portait alors en son milieu l’inscription en grosses lettres violettes: riz blanc, et son pantalon était coupé dans la toile de ce sac sans tenir compte de l’endroit et de l’envers, et ces lettres se trouvaient exposées sur la jambe droite. Or, le petit Yong Ho n’en souffrait pas le moins du monde. D’ailleurs, il ne comprenait pas ce qu’elles signifiaient, et il les prit plutôt pour quelque chose d’assez mystérieux, symbolisant l’amour maternel, et s’y habitua. Le drame fut que, portant ainsi un pantalon avec les lettres signifiant «riz blanc», imprimées dessus, le pauvre garçon n’a pas eu la chance d’en goûter pendant toute son enfance.

    Voilà un petit épisode montrant quelle misère avaient endurée les Coréens en Mandchourie du Nord.

    Ri Ton Hwa a publié autrefois un reportage intitulé Voyage en Mandchourie du Sud dans la revue Kaebyok (aurore – NDLR), où il a écrit: la Mandchourie du Sud est infestée de bandits qui terrorisent la population. Or, pour ce qui est des méfaits de ces brigands, la Mandchourie du Nord ne cédait en rien à la Mandchourie de l’Est ou du Sud. Le brigandage y sévissait, non moins redoutable que les expéditions «punitives» fréquentes des troupes japonaises et mandchoues. Les bandits tuaient les gens comme des mouches sans sourciller. Des hordes de plusieurs centaines de coupe-jarrets, armés de poignards et de revolvers, dévastaient la région, telles des nuées de sauterelles, en tuant, en incendiant et en pillant, et les Coréens, horrifiés, bouclaient hâtivement leurs bagages pour aller s’installer ailleurs, en fuyant leurs violences. Les bandits kidnappaient souvent des habitants pour obtenir une rançon. Ils enfermaient les otages dans les montagnes profondes, ils leur coupaient une oreille ou un doigt et l’envoyaient à leur famille avec un billet où l’on lisait: «Voici une oreille de votre fils. Déposez telle somme d’argent à tel endroit avant telle date. Si vous refusez, nous le tuerons.» Face à un tel chantage, la famille, éplorée, accablée de malheur, liquidait son maigre avoir pour sauver son fils. Quand la rançon n’était pas payée, l’otage était rendu sous forme de cadavre.

    La Mandchourie du Nord n’était nullement un «pays de la justice et du bonheur» ni un monde où les «cinq nations vivent dans la paix, en bonne intelligence». Toutes sortes de maux sociaux y sévissaient, et la loi de la jungle y régnait. Les Coréens y étaient réduits, tout comme ailleurs, à l’état de domestiques, de bêtes de somme, au service des hauts fonctionnaires, des généraux, des riches industriels, des banquiers et des commerçants japonais. Cette réalité révoltante avait poussé, de bonne heure, les Coréens de l’endroit à se lancer dans la lutte antijaponaise pour le salut national, pour la liberté et l’indépendance de leur pays.

    Comme c’était le cas de la région de Jiandao, en Mandchourie du Nord aussi, c’étaient les Coréens qui avaient animé le mouvement communiste de leur propre initiative. Tout Coréen tant soit peu lettré et sensé, ayant de la jugeote, s’était rallié au mouvement communiste. Intelligents, ils acceptèrent le communisme comme leur unique foi et se jetèrent à corps perdu dans la lutte révolutionnaire au cri de «A bas l’impérialisme japonais!», «A bas les propriétaires fonciers et les capitalistes!»

    Les pionniers du mouvement communiste en Mandchourie du Nord se mirent, dès le début des années 1930, à préparer la résistance armée pour combattre l’impérialisme japonais. Dans le district de Baoqing, un camp d’entraînement vit le jour, sous la direction de Choe Yong Gon, regroupant plus de 200 jeunes Coréens. Ce camp travaillait à poser les fondements d’une armée de guérilla antijaponaise. Comme son nom l’indiquait, c’était une école militaire destinée à former politiquement et militairement les jeunes qui devaient devenir plus tard l’ossature de l’armée révolutionnaire. Comme je l’avais fait à l’Ecole Hwasong, les jeunes y apprenaient l’histoire, la tactique et s’exerçaient au tir. Le camp comptait dix compagnies, et Choe Yong Gon cumulait les fonctions de commandant et de chef d’état-major général; Pak Jin U (Kim Jin U de son vrai nom) occupait celle de commissaire politique.

    Kim Ryong Hwa, surnommé «Moustache autorisée», auteur de la Marche de 400 kilomètres, y fut chef de compagnie. Son surnom date, autant que je me souvienne, du milieu des années 1950, après la fin de la grande guerre antiaméricaine dans notre pays. L’édification des bases du socialisme marqua profondément le mode de vie de notre peuple en apportant bien des modifications, dont l’une des plus importantes était la disparition des moustaches et des barbes, des cheveux longs ou tondus et des pantalons courts.

    Sans que l’Etat décidât de la mode vestimentaire ou de la toilette, des modifications spectaculaires s’opérèrent ainsi spontanément dans la vie de la population.

    Or, le major général Kim Ryong Hwa, ancien combattant antijaponais, alors directeur d’une usine de guerre de l’Armée populaire, s’obstinait à porter, non sans fierté, sa moustache à la An Chang Ho. Ses camarades lui conseillèrent de la raser; sa femme et ses enfants, voire ses supérieurs, menèrent à son intention une «campagne de persuasion», mais en vain. Têtu comme un bouc, il soignait avec amour sa moustache, en passant de longues minutes devant la glace.

    Un jour qu’il était chez moi, il me demanda de but en blanc:

    «Respecté Président du Conseil, que pensez-vous de ma moustache?

    – Ce que j’en pense? C’est qu’elle est très chic, votre moustache. Sans la moustache, vous n’êtes plus Kim Ryong Hwa, quelque original que vous puissiez paraître. Je ne peux m’imaginer Kim Ryong Hwa sans moustache.

    – C’est-à-dire, vous m’autorisez...

    – Comment ça, je l’autorise? Le peuple a conféré, c’est vrai, au Président du Conseil d’immenses pouvoirs, mais pas celui de contrôler le goût de chacun pour la moustache. C’est à vous de décider. Si vous l’aimez, vous pouvez la porter comme auparavant. Si vous ne l’aimez pas, vous pouvez la raser à votre guise.

    – A la bonne heure! Maintenant tout est arrangé. Jusqu’ici, j’ai eu bien des tracas avec ma moustache, mais désormais, personne ne pourra me reprendre à ce sujet. Qu’on ose seulement.»

    Il me quitta, l’air triomphant, mais quelques mois plus tard, lorsqu’il vint me voir au siège du Conseil des ministres, un officier de la garde le retint devant la porte justement à cause de sa moustache. C’est que les officiers de la garde ne laissaient pas entrer dans mon bureau ceux qui avaient une tenue ou une toilette tant soit peu négligée. Au bruit de l’altercation venant du côté du perron, j’ouvris la fenêtre et regardai:

    «Que se passe -t-il là, camarade officier?

    – J’ai retenu le camarade major général, lui disant qu’il ne pouvait passer à moins de se raser, mais il ne veut pas entendre raison, il dit que vous l’avez autorisé à porter la moustache. Est-ce vrai, camarade Commandant suprême? fit l’officier de la garde en jetant un regard soupçonneux sur Kim Ryong Hwa.

    – Si c’est pour cela, laissez-le passer. Sa moustache est une vache sacrée.»`

    Depuis, dans l’armée, il a été surnommé «Moustache autorisée».

    Marié à l’âge de 9 ans, il a poussé la charrue devant lui dès 11 ans, en tant que chef de famille, puis, à 13 ans, il a combattu sous les ordres de Hong Pom Do et fut son estafette et a participé à la célèbre bataille d’Iman qui a fait des dizaines de milliers de morts. C’était donc un vétéran, un guerrier expérimenté et averti.

    Au début, le camp d’entraînement n’avait admis que les Coréens, et pour cause. Pour combattre pour l’indépendance de la Corée, il fallait avoir des troupes constituées exclusivement de Coréens, car les étrangers risqueraient d’engendrer la discorde et les dissensions. Voilà l’opinion qui prévalait. Mais des voix ne tardèrent pas à se lever, arguant que cet exclusivisme coréen risquait à son tour de saborder l’effort de formation d’un front uni avec les troupes antijaponaises chinoises et de nous isoler du peuple chinois. Aussi les responsables du camp finirent-ils par accepter les Chinois. Or, les deux premiers Chinois admis se rendirent peu après à l’ennemi et lui livrèrent tous les secrets du camp.

    Fuyant la vague d’arrestations déclenchée par l’ennemi, le camp se déplaça à quelque 120 kilomètres de Baoqing où il éleva de nouveaux bâtiments, mais, devenu la cible des expéditions «punitives» de l’ennemi, il cessa d’exister.

    Choe Yong Gon déplaça alors son théâtre d’action à Raohe, où, avec ses compagnons d’armes Pak Jin U, Hwang Kye Hong, Kim Ryong Hwa, Kim Ji Myong, il organisa un nouveau camp d’entraînement à l’école primaire de Sanyitun, avec environ 70 jeunes, puis constitua un détachement rouge spécial (appelé aussi détachement de terreur rouge) avec les éléments d’élite des élèves, ayant pour mission principale de liquider les agents de l’ennemi, de veiller à la sécurité des cadres militaires et politiques et d’acquérir des armes. Plus tard, il organisera, sur cette base, la troupe de guérilla des ouvriers et paysans de Raohe.

    Précédées, accompagnées ou suivies par la naissance de la guérilla de Tangyuan et de Raohe, des troupes armées virent le jour successivement à Ningan, à Mishan, à Boli, à Zhuhe et à Weihe sous la conduite de Kim Chaek, Ho Hyong Sik, Ri Hak Man, Kim Hae San, et autres, et s’engagèrent dans la longue et âpre guerre antijaponaise.

    Si Kim Hae San et Ri Kwang Rim ont posé, de concert avec Zhou Baozhong, les fondements de la 5e armée, Kim Chaek et Ho Hyong Sik ont créé, avec Zhang Shoujian et Zhao Shangzhi, la 3e armée, tandis que Choe Yong Gon, Ri Hak Man, Ri Yong Ho, An Yong et Choe Il ont joué, au même titre que Li Yanlu, le rôle d’animateurs dans la construction de la 4e et de la 7e armées.

    Ainsi, des monts Laoye, au Sud, au fleuve Amour, au Nord, de l’Oussouri, à l’Est, aux monts Daxingan, à l’Ouest, la vaste Mandchourie du Nord s’étandant sur plusieurs centaines de milliers de kilomètres carrés retentit des chants de guerre entonnés par les communistes coréens.

    Kim Chaek menait la guérilla dans la région de Binjiang, à l’est et au nord-est de Haerbin, tandis que Choe Yong Gon et Ri Hak Man, basés dans les monts Wanda, attaquaient sans cesse les villages de regroupement de l’ennemi et ses bases de ravitaillement.

    Dans la seconde moitié des années 1930, Ho Hyong Sik constitua en collaboration avec Kim Chaek et Ma Tok San, un corps expéditionnaire au Nord-Ouest et, désireux d’établir un contact avec les troupes de partisans opérant dans leur voisinage, gagna Hailun et autres districts où il lança des opérations intrépides. Kang Kon sillonnait, de sa base aux monts Laoling, les montagnes et les plaines des deux côtés du fleuve Mudan, en frappant dur l’ennemi. Jeune, doué d’une intelligence supérieure et infatigable, il devint rapidement un commandant avisé ayant de l’avenir.

    Les combattants venus de Jiandao ont joué un rôle important dans le développement de la guérilla de Mandchourie du Nord. Testés et endurcis par la lutte menée en Mandchourie de l’Est, ceux-ci, notamment Kim Chaek, Han Hung Gwon, Pak Kil Song, An Yong, Choe Il, Jon Chang Chol, jouèrent, en Mandchourie du Nord, où ils étaient allés par la suite, un rôle de premier plan en tant qu’organisateurs, propagandistes et animateurs, et frayèrent, à la tête des autres, la voie de la difficile guerre antijaponaise.

    Les communistes coréens de Mandchourie du Nord suivirent de très près le processus révolutionnaire en Mandchourie de l’Est et s’efforcèrent constamment d’entrer en contact avec leurs camarades de cette région. Ils s’informèrent régulièrement, par divers canaux, des événements qui s’y déroulaient.

    Ce fut Zhou Baozhong qui leur avait donné les informations les plus amples sur la lutte menée dans la région de Jiandao. Les estafettes de sa 5e armée basée à Ningan, qui fréquentaient Wangqing, parlèrent aussi de la Mandchourie de l’Est, de même que les combattants qui, de la 2e armée, furent transférés dans diverses unités opérant en Mandchourie du Nord, à savoir la 5e, la 3e, la 4e, la 7e, la 6e, la 8e et la 9e armées.

    Le bureau du parti de la région de Jidong (comité provincial du parti) a servi aussi de centre de propagande important sur ce qui se passait en Mandchourie de l’Est. Nos compagnons d’armes de Mandchourie du Nord acquéraient, par son intermédiaire, des publications d’obédience communiste et des documents clandestins édités en Mandchourie de l’Est, dont le Programme en dix points de l’Association pour la restauration de la patrie.

    Le bureau du parti de la région de Jidong a joué également un rôle de charnière entre l’Est, le Sud et le Nord de la Mandchourie.

    Ri Yong Ho raconte qu’il a reçu le Programme en dix points de l’Association pour la restauration de la patrie comme document officiel au bureau du parti de la région de Jidong alors qu’il s’y était rendu en sa qualité de chef du service de la propagande du comité du parti du district de Raohe. De retour chez lui, il a communiqué à ses compagnons d’armes tout ce qu’il avait appris sur la Mandchourie de l’Est au bureau du parti de la région de Jidong. Il a beaucoup regretté d’avoir perdu, dans les remous de la guerre antijaponaise, l’original de ce programme.

    Ceux qui, parmi nos compagnons d’armes de Mandchourie du Nord, firent le plus de propagande sur nos activités étaient Kim Chaek et Choe Yong Gon. Ils expliquèrent avec exaltation aux combattants de l’armée révolutionnaire populaire, aux ouvriers et aux paysans de la région, la ligne générale, la stratégie et la tactique, ainsi que les tâches immédiates, que nous avions définies pour la victoire de la révolution coréenne, et invitèrent souvent leurs hommes à s’inspirer de nos faits d’armes et de nos qualités spirituelles et morales.

    «En Mandchourie de l’Est, la lutte révolutionnaire se poursuit, autant que je sache, suivant la tactique du commandant Kim Il Sung. Malgré sa grande jeunesse, il s’impose comme un leader incontesté, aimé et admiré de tous. Quelle chance pour la nation coréenne qui a tant souffert de l’absence de leader! Je brûle d’envie d’obtenir coûte que coûte une rencontre avec lui, mais, à mon grand désespoir, l’idée ne me vient pas de la façon dont je pourrai y parvenir.»

    Voilà ce qu’a dit Choe Yong Gon devant ses hommes lors de la fondation de la troupe de partisans de Raohe. Il m’écrira quatre fois par la suite, mais, malheureusement, toutes ses estafettes périront à mi-chemin. L’une d’elles poussera miraculeusement, en se frayant un passage au prix de son sang, jusqu’aux environs de Dunhua dont le secteur était contrôlé par notre troupe, mais tombera entre les mains de l’ennemi avant d’accomplir sa mission. S’il n’avait pas été fait prisonnier, s’il avait tenu un ou deux jours de plus, il m’aurait rejoint, et ma rencontre avec Choe Yong Gon aurait eu lieu beaucoup plus tôt qu’en 1941, au milieu des années 1930, dans la région de Jiandao, principal théâtre de nos actions, ou en Mandchourie du Sud ou du Nord.

    J’ai été très étonné, lors de ma première rencontre avec Kim Chaek et Choe Yong Gon à Khabarovsk en 1941, de constater qu’ils étaient très amplement renseignés à mon sujet, sur mes antécédents, voire sur ma famille. Ils savaient jusqu’aux plus menus détails en ce qui me concernait, par exemple, la fossette que j’avais sur une joue et la dent qui me saillait un peu, traits distinctifs, selon eux, dans mon signalement que les agents secrets japonais portaient sur eux depuis plus de dix ans, en rêvant d’acquérir d’un coup une immense fortune, car ma tête était mise à prix: plusieurs dizaines de milliers de yens.

    Autant ils nous connaissaient, autant nous étions renseignés, par diverses voies, sur leur compte. De même que Kim Chaek était au courant de l’aide que le pasteur Son Jong Do m’avait apporté pendant mon séjour en prison à Jilin, de même je savais qu’il avait bénéficié de l’assistance désintéressée de Ho Hon12 lorsqu’il était écroué dans la prison de Sodaemun, à Séoul. Révolutionnaires chevronnés qui en avaient vu de rudes, ils ont connu une vie pleine de tribulations, riche en épisodes pathétiques, bouleversants, voire fantastiques. La vie de ceux qui combattent, en travaillant dur et en accomplissant de grands exploits, ne peut pas ne pas être riche en épisodes formidables, passionnants et variés, tandis qu’un oisif, qu’un fainéant ne peut nullement se faire fort de son passé dépourvu d’épisodes pouvant éveiller l’intérêt des autres.

    Un jour, une estafette de notre troupe, au retour de sa mission en Mandchourie du Nord, a dit, au milieu des huées, que Ri Hak Man commandant la 7e armée avait tété jusqu’à l’âge de 11 ans. Le récit nous fit nous tordre de rire. Tous conspuèrent le blagueur: «Ah, c’est trop! Téter à 11 ans alors qu’on devrait penser à se marier? Mais non! C’est faux. Tu blagues, tu mens...» Moi non plus, je n’y croyais pas.

    Plus tard, lorsque j’ai rencontré pour la première fois Ri Yong Ho, le neveu de Ri Hak Man, à Khabarovsk, dans le camp secret nord, je lui ai demandé si son oncle avait vraiment tété jusqu’à 11 ans sa belle-sœur.

    Il répondit affirmativement.

    «C’est dire que votre oncle a tété votre mère, remarquai-je. Ah, quel drôle d’oncle vous avez. Déjà costaud, il a eu le culot de vous voler votre lait maternel.»

    Ri Yong Ho eut hâte de prendre le parti de son oncle:

    «Mais non, je n’étais pas assez nigaud pour me laisser voler. Mon oncle n’a tété qu’un sein, l’autre étant mon domaine.

    – Vous le dites, vous-même. Votre oncle vous a subtilisé 50 pour cent de votre pitance. Tenez, ce n’est pas un fermage de 20 ni même de 30 pour cent, mais de 50. Si cruellement extorqué, vous êtes là encore à prendre fait et cause pour cet escroc d’oncle, hein?»

    A cette plaisanterie, il éclata de rire.

    «Oh, je n’en peux plus... Le fait est qu’il me suffisait de téter un sein. Ma mère avait beaucoup de lait. Un premier temps après ma naissance, elle a dû, après m’avoir allaité, presser ses seins gonflés pour en tirer l’excédent de lait; cela lui faisait mal, sans pourtant pouvoir vider les seins, et elle en souffrait. Un jour, ma grand-mère a dit à mon oncle Hak Man d’aller téter ma mère qui souffrait de sa surabondance de lait. Un premier temps, il suçait, puis recrachait à terre. Mais il lui arriva une fois d’en avaler une gorgée, par curiosité ou par farce, et il s’exclama: tiens! tiens! le lait de ma belle-sœur est aussi doux que celui de maman. Depuis, il vint régulièrement téter ma mère.

    – Oh, quel toupet!

    – Oui, c’était un original. Quand ma grand-mère lui reprochait d’avaler jusqu’au lait destiné à Sok Song, mon oncle répliquait: mais non, je ne tète qu’un sein. Sok Song était mon nom d’enfance. Il renonça cependant à téter dès que j’eus atteint deux ou trois ans. Or, chaque fois qu’il voyait ma mère me donner le sein, il venait s’asseoir près de moi et me guignait.»

    Ri Yong Ho me raconta encore d’autres épisodes de la vie de son oncle.

    La forte personnalité de celui-ci me séduisit complètement; or, à mon grand regret, il n’était déjà plus de ce monde. A cette époque-là, c’est-à-dire au début des années 1940, nombre de combattants antijaponais n’étaient plus de ce monde, ils étaient tombés au champ d’honneur en Mandchourie du Nord.

    An Yong, qui a combattu dans diverses troupes de l’Armée antijaponaise unifiée en Mandchourie du Nord a souvent évoqué, les larmes aux yeux, ses compagnons d’armes enterrés dans les plaines et les montagnes de cette lointaine contrée.

    Mais, à l’époque où nous franchissions les monts Laoye, après la victoire de Taipinggou, la plupart d’entre eux étaient en vie, et, en sillonnant les montagnes et les plaines de la vaste Mandchourie du Nord, ils frappaient l’ennemi dans un élan irrésistible tels des tigres en furie. Ces compagnons d’armes souhaitaient ardemment le contact avec nous. Ils voulaient coopérer avec nous et ils avaient encore une multitude d’autres problèmes importants et urgents: les relations avec l’Internationale communiste, celles avec les communistes et le peuple chinois, les rapports avec les troupes antijaponaises chinoises, etc. Nous avions, nous aussi, nombre de problèmes à leur communiquer. Si nous avions connu en Mandchourie de l’Est toutes sortes de tribulations en raison du problème du Minsaengdan, ils avaient eux aussi leurs problèmes et leurs ennuis secrets.

    C’est d’ailleurs cette situation qui nous avait décidés à entreprendre une deuxième expédition en Mandchourie du Nord. Ce sur quoi nous comptions en allant voir les camarades de cette région était les sentiments d’amitié de nos compatriotes. Les tourbillons de la lutte menée contre le Minsaengdan avaient fait des zones de guérilla de Jiandao, ces zones d’amitié et de confiance, un désert dépourvu de chaleur humaine. Ayant vécu plusieurs années dans ce désert, nous avions soif d’amitié, et nous la recherchions avidement comme un assoiffé, une oasis. Hauts et abrupts, les monts Laoye ne purent nullement freiner l’élan de notre cœur qui, animé de sentiments d’amitié envers nos camarades de Mandchourie du Nord, nous portait irrésistiblement vers eux.

    Un autre objectif visé était de renforcer la solidarité militante avec les communistes chinois de cette région, les bases en ayant été jetées lors de notre première expédition, et de développer une lutte conjointe avec eux conformément aux nouvelles exigences de la réalité en rapide évolution. Inquiets devant l’intervention de l’humanité progressiste contre l’impérialisme et la guerre et la montée des forces socialistes, les impérialistes se mirent, dès le milieu des années 1930, à renforcer leur coalition internationale contre les forces attachées à l’indépendance. L’Allemagne hitlérienne qui voulait précipiter l’humanité dans le gouffre d’une guerre mondiale, l’Italie sous la férule de Mussolini et le Japon se hâtaient de former un axe contre le communisme et la paix.

    Cette situation exigeait impérieusement que nous renforcions la solidarité avec les communistes des différents pays, notamment ceux de la Chine pour développer la révolution antijaponaise conformément aux impératifs de l’époque. L’Internationale communiste insistait d’ailleurs pour que les diverses unités de l’Armée antijaponaise unifiée opérant en Mandchourie renforcent leur coopération et attaquent en force l’adversaire, au lieu de combattre chacune retranchée dans sa région.

    Le potentiel de combat des diverses armées opérant en Chine du Nord-Est variait. Leur combativité et leur niveau de préparation idéologique dépendaient souvent du niveau et des aptitudes de leurs commandants, qui étaient très différents. Et chacune se battait, retranchée dans une région déterminée dans un isolement complet, sans aucun contact avec les troupes voisines; cette sporadicité les empêchait de mettre en jeu pleinement et de façon concentrée leur potentiel, en fonction des changements de situation militaire et politique. De surcroît, ce mode d’action séparée recelait un défaut fatal pour elles: en raison de leur isolement, elles risquaient de se faire écraser séparément l’une après l’autre.

    Cette situation finit par pousser les troupes de partisans de Mandchourie de l’Est, du Sud et du Nord à étudier les moyens d’établir le contact avec les camarades qui agissaient dans le voisinage. Une nouvelle tâche s’imposait à elles: abandonner le mode d’action d’avant consistant à opérer, chacune basée dans une zone de guérilla fixe, région libérée, et en défendant isolément un secteur déterminé, mais, en collaborant étroitement les unes avec les autres, lancer des opérations militaires et politiques d’envergure intrépides. Sans réaliser cette tâche d’importance stratégique, il était impossible de porter la guérilla à un stade supérieur et de la développer de façon unifiée en Mandchourie.

    La lutte menée contre le Minsaengdan avait semé le malentendu et la méfiance entre les communistes coréens et chinois, ce qui risquait de faire obstacle à leur effort pour promouvoir la lutte conjointe. Si nous réussissions en Mandchourie du Nord à coopérer efficacement avec les communistes chinois, ce climat de gêne et de mésentente pourrait se dissiper sans laisser de trace.

    D’autre part, nous espérions, au cours de quelques mois de campagnes en Mandchourie du Nord, revoir Wei Zhengmin et Yun Pyong Do qui étaient partis pour Moscou et qui devaient rentrer avec l’avis de l’Internationale communiste que nous attendions. C’était un autre mobile de notre expédition.

    Le passage des monts Laoye fut particulièrement éprouvant pour les compagnies du régiment de Hunchun composées d’anciens soldats rebelles de l’armée fantoche mandchoue. Peu habitués à la marche dans la montagne, ils furent vite épuisés, et, au bout d’à peine deux heures, ils étaient tous sur les dents. Sur mon ordre, Jang Ryong San, du régiment de Wangqing, se chargea de ces trois compagnies et les aida. Ancien flotteur de bois sur le parcours de Zhuanjiaolou à Sanchakou, c’était un hercule. A la tête des autres, il ouvrait le passage. A chaque coup de baïonnette qu’il donnait, un tas de branches d’arbrisseaux s’envolait. Chargé des fusils et des sacs de deux ou trois autres combattants, il gravissait les pentes raides, sans difficulté, d’un pas alerte.

    «Hé, les gars, celui qui tombe à plat avant de passer le col doit changer de sexe et enlever ce “respectable monsieur” qui loge entre ses cuisses.»

    En plaisantant, il poussait et aiguillonnait ses camarades.

    Ainsi, péniblement, nous franchîmes les monts Laoye. Or, ce ne fut qu’en juillet que nous réussîmes à rejoindre Zhou Baozhong dans son camp, non loin de Shandongtun. Hier responsable des affaires militaires au comité du parti du district majeur de Suining, il était maintenant commandant de la 5e armée de l’Armée antijaponaise unifiée. Quelques mois auparavant, il nous avait accueillis, appuyé sur une canne, dans une posture inconfortable de blessé, mais, cette fois-ci, il avait accouru au-devant de nous, à Laoquangou, à quatre kilomètres de son camp secret, sans l’aide de sa canne.

    «Je ne souffre plus de ma blessure: elle est guérie. Après le départ de votre corps expéditionnaire, nous avons levé une nouvelle armée, et les organisations du parti et celles de masse ont aussi repris vie. Tous ces changements intervenus à Ningan, nous les devons à la précieuse intervention de votre corps expéditionnaire l’année dernière.»

    D’un ton chaleureux, il me relata d’un trait les principaux événements intervenus à Ningan, avant même que nous ne nous en enquissions.

    «Quelle heureuse nouvelle pour nous que vous soyez rétabli! Ces derniers mois semblent vous avoir été particulièrement fastes. Vous voilà rétabli et, de surcroît, promu à un poste de haute responsabilité: commandant de la 5e armée. Je vous en félicite.»

    Puis, je pris des nouvelles de Ping Nanyang. Me retrouvant en Mandchourie du Nord, je sentis se raviver dans mon cœur l’amitié qui nous unissait, lui et moi, depuis un an, amitié scellée dans le feu des combats. Chose étrange, ce guerrier rude et violent m’était aussi cher qu’un camarade d’enfance alors que nous n’avions combattu ensemble qu’un ou deux mois tout au plus.

    Sitôt que nous fûmes arrivés au camp de la 5e armée, nous discutâmes avec Zhou Baozhong du problème de notre future action conjointe. Une petite altercation éclata qui suspendit un moment la discussion. C’est que Zhou Baozhong avait voulu, du moins le croyait-on, dicter sa volonté à Hou Guozhong, commandant du régiment de Hunchun, en ce qui concernait l’orientation de l’action de notre troupe. A cette époque-là, le commissaire politique de la 5e armée, Hu Ren, opérait, à la tête d’une unité, quelque part à Muling, et Zhou Baozhong voulait que le corps expéditionnaire venu de Mandchourie de l’Est aille le rejoindre à Muling, pour le soutenir un temps, avant d’aller ensuite contrôler la région de Wuhelin.

    En fait, ce qu’il demandait n’était pas grand-chose, mais le fier Hou Guozhong, piqué au vif, refusa net de s’y conformer, car il avait vu là, non pas une proposition ou une demande amicale, mais un ordre péremptoire. An Kil et Kim Ryo Jung aussi partageaient son opinion. Ils étaient furieux: «Mais non, nous avons nos propres tâches à réaliser et notre propre itinéraire à suivre. Personne n’a le droit de nous dicter ce qu’il faut faire. La 5e armée est une chose, la 2e, une autre, voilà un point, c’est tout.» En fait, leur indignation n’était pas gratuite. Comme représentants de la 2e armée en Mandchourie du Nord, nous ne pouvions, même au profit de l’action conjointe, nous laisser commander à la baguette par les autres.

    Zhou Baozhong critiqua, de plus, l’emploi par les partisans de pièces d’artillerie et de mitrailleuses de gros calibre qui, selon lui, ne convenaient pas à la guérilla. Cela relèverait plutôt de l’aventurisme.

    Tout en estimant son argumentation raisonnable dans une certaine mesure, j’étais d’avis qu’il fallait attendre avant de décider que les armes lourdes convenaient ou non à la guerre de partisans. En déclenchant la guerre antijaponaise, nous avions précisé, il est vrai, le principe d’équiper les troupes de partisans essentiellement avec des armes légères. Or, depuis la bataille de Taipinggou, au cours de laquelle nous avions tiré au mortier et fait l’expérience de sa puissance, nous avions changé d’avis: au lieu de rejeter en bloc les armes lourdes pour la seule raison que nous menions une guerre de partisans, il fallait les associer dans des proportions judicieuses, suivant les circonstances et les possibilités, pour accroître la puissance de notre frappe. En effet, les partisans soviétiques avaient utilisé, avant nous, lors de la guerre civile, des pièces d’artillerie et des mitrailleuses Maxim. D’ailleurs, encore que rarement, les partisans chinois, eux aussi, faisaient usage de pièces d’artillerie.

    La critique de Zhou Baozhong qui qualifiait d’aventureux le fait que notre corps expéditionnaire disposait de canons et de mitrailleuses ne me parut pas fondée.

    Pour relâcher la tension, je proposai de suspendre la discussion et de réfléchir chacun sur les moyens de réussir l’action conjointe avant de se réunir à nouveau et d’adopter des mesures convenables, acceptables pour les deux parties. Zhou Baozhong acquiesça volontiers. Ainsi, nous pûmes étudier à loisir les mesures à prendre pour coopérer avec les troupes de Mandchourie du Nord et, en attendant, accorder quelques moments de détente aux hommes de notre corps expéditionnaire fourbus par la marche.

    Shandongtun était un village de Chinois comptant une centaine de foyers de paysans. Son nom, Shandongtun, signifiait village de gens d’origine de Shandong. En vue de bloquer ce village, l’adversaire tenait déployée à six kilomètres de là une troupe d’expédition «punitive», forte de deux à trois cent hommes. Pendant notre séjour dans ce village, je pris contact avec le secrétaire du comité du parti du district de Ningan et avec l’organisation du parti de Shandongtun.

    C’est aussi dans ce village et à cette même époque que j’ai fait la connaissance du général d’armée Li Yanlu. Nous avions établi notre demeure chez un propriétaire foncier, qui, en dépit de sa position sociale, était sensible et bon, ce qui poussait les locataires à l’aider volontiers dans ses travaux.

    Un jour, nous coupions le blé dans un de ses champs pour lui donner un coup de main, lorsqu’une averse nous surprit. Rapidement, nous empilâmes les gerbes de blé pour en faire une meule et mettre ainsi le blé coupé à l’abri de la pluie, puis nous rentrâmes; Liu Hanxing se mit alors à préparer lui-même notre déjeuner, en disant: voilà un vilain temps humide, tout juste bon à nous détendre après un bon déjeuner. Et il nous offrit un repas copieux, avec plusieurs plats préparés selon ses propres recettes. Je le savais excellent cuisinier depuis le séjour de la troupe de Li Yanlu à Wangqing.

    Chose curieuse, un intellectuel comme lui, diplômé d’une école secondaire du second cycle, avait maîtrisé l’art culinaire au point de défier les professionnels. Véritable cordon-bleu, il était aussi bon buveur. Il vidait trois verres pendant que nous en vidions un. Goûtant les plats qu’il avait confectionnés, nous bûmes de l’alcool et mangeâmes aussi de la soupe aux pâtes. Les plats étant exquis, je vidai moi aussi quelques verres ce jour-là.

    Nous nous attaquions à la soupe aux pâtes lorsque le fracas de l’explosion d’une grenade à main retentit au dehors. Nous sortîmes et aperçûmes, devant une meule de paille, des dizaines de serpents crevés joncher la terre. C’étaient des serpents fétiches, entretenus avec soin par le maître de la maison, et les voilà tous morts dans l’explosion d’une grenade. Le maître de céans les laissait entrer dans sa maison et s’y déplacer librement, même sous sa table de repas. La population de cette contrée pratiquait une sorte de fétichisme en vouant un culte au serpent qu’elle considérait comme un porte-bonheur.

    Ce jour-là, quelques gars de la troupe des jeunes volontaires de notre corps expéditionnaire montaient la garde dans la cour devant la porte de la maison. Ils se tenaient en faction par roulement, lorsque le temps s’éclaircit et que le soleil se montra. Alors, les serpents qui s’étaient lovés au fond de la paille se mirent à ramper au dehors à qui mieux mieux. Effrayé, et loin de se douter que le serpent était un fétiche dans la contrée, l’homme de garde sortit précipitamment une grenade à main et la lança sur les serpents.

    Les époux de la maison restèrent sidérés à la vue des serpents déchiquetés. Ils blêmirent de terreur d’autant que l’incident leur parut d’un funeste augure. Zhou Baozhong et Liu Hanxing essayèrent de les consoler et de les réconforter, mais en vain. Rien ne put faire passer leur frayeur et leur alarme. Nous fûmes donc obligés de quitter la maison, sans même pouvoir achever notre déjeuner.

    Un jour, vers la fin de juillet 1935, ayant appris que l’«armée rouge du Coryo» était arrivée de Mandchourie de l’Est, une troupe montée de plusieurs centaines d’hommes de l’armée et de la police mandchoues se rua sur Shandongtun, telle une nuée d’orage. Au jugé, nous comprîmes que nous avions affaire à un adversaire assez puissant.

    Le gros de la 5e armée opérait à Muling et au nord-ouest du district de Ningan.

    Le QG de la 4e armée ne disposait que de peu d’effectifs. L’ennemi nous était deux fois supérieur en nombre, au bas mot.

    Que faire? Affronter l’assaillant ou reculer?

    Zhou Baozhong et Liu Hanxing demandèrent mon opinion.

    J’optai pour le combat. De la sorte, la question de l’action conjointe de la 4e, de la 5e armées et de notre corps expéditionnaire fut tranchée d’emblée, non pas autour d’une table ronde, mais devant une troupe ennemie montée qui, déployée en ordre de combat, fonçait à fond de train sur nous, en soulevant un nuage de poussière. Les sages de l’Antiquité disaient qu’il faut éviter l’adversaire quand il arrive en force et l’attaquer quand il se trouve faible de même que le précisent les règles de la guerre de guérilla. Or, ce n’était pas là une formule bonne en toute circonstance. Il était nécessaire, voire indispensable, pour nous, de faire nos preuves dès maintenant si nous voulions atteindre les objectifs de notre expédition. De plus, les circonstances et le relief de l’endroit nous étaient favorables.

    Après une brève conférence, nous décidâmes de livrer le combat et passâmes immédiatement à l’action.

    Nous fîmes prendre position à nos unités sur des points favorables permettant de se porter au-devant de l’assaillant pour le battre avant son entrée dans le village, car nous tenions à épargner le village et nous fixâmes les tâches des différentes unités. La compagnie de mortier et la compagnie de mitrailleuses lourdes, qui s’étaient distinguées à la bataille de Taipinggou, mirent leurs armes en batterie, ayant déjà calculé l’angle et la distance nécessaires, pour frapper l’adversaire aux points de passage, et attendaient mes ordres.

    L’adversaire avança à toute allure par la route vicinale de montagne qui longeait la rivière de Liangshuilingzicun, puis prit un versant de montagne, dans l’intention d’occuper le secteur situé au nord-ouest du village. Nous laissâmes l’adversaire s’approcher à 150 et 200 mètres de nos positions, puis brusquement, nous ouvrîmes, sur lui, un feu nourri. Les rescapés prirent la fuite. L’ennemi passa alors la rivière, prit la colline située au sud du village, d’où il tenta une nouvelle attaque, mais nos camarades qui s’y étaient embusqués le devancèrent. Des attaques et des contre-attaques se succédèrent.

    L’ennemi, dérouté, tenta de mettre de l’ordre dans ses rangs, dans l’espoir de rétablir la situation. L’adversaire se massait autour du poste de commandement de son chef, lorsque le capitaine de notre compagnie de mortier cria «feu!». Des obus partirent en sifflant et tombèrent au milieu de l’attroupement ennemi. Les survivants sautèrent à cheval et tentèrent de s’enfuir du côté de Ningan. Nos artilleurs tournèrent alors leur canon sur les fuyards. Pris dans une souricière, ne sachant plus où donner de la tête, ils se débattirent désespérément, aveuglés par les nuages de fumée de poudre et en poussant des cris d’épouvante: «Oh, bon Dieu! l’armée communiste tire avec le canon!» Ce n’est qu’à la faveur de la nuit qu’ils se sauvèrent de tous côtés.

    L’emploi de mortier par notre troupe à ce combat suscita un écho retentissant. L’ennemi disait que nous étions équipés de mortier obtenu de l’Union soviétique, et il tremblait à la seule évocation du nom de l’«armée rouge du Coryo».Nous enterrâmes notre mortier après avoir épuisé au combat de Shandongtun la réserve d’obus acquise lors de la bataille de Laoheishan.

    La rencontre de Shandongtun avait tant épouvanté l’ennemi qu’il n’osait plus se jeter sur nous. Il s’enfermait dans les forteresses, refusant de s’aventurer au dehors. Voire il nous envoyait, sur notre demande, des vivres, de l’huile, des chaussures et autres articles indispensables à l’armée.

    La victoire de Shandongtun qui avait alors secoué la Mandchourie du Nord reste gravée dans ma mémoire comme une des batailles les plus fulgurantes que j’aie jamais livrées, de même que l’incident invraisemblable des serpents tués avec une grenade à main.

    L’ennemi était affolé par les coups de canon que nous avions tirés sur lui, tandis que le peuple en était transporté de joie et rempli d’enthousiasme. Ainsi, l’action que nous avions engagée conjointement avec les communistes chinois de Mandchourie du Nord a été fructueuse, dès ses débuts. Elle a posé les assises de la solidarité entre les communistes des deux pays. Zhou Baozhong n’a jamais plus critiqué les armes lourdes dont il avait dit qu’elles ne convenaient pas.

    Après Shandongtun, nous discutâmes une fois de plus, à Dougouzi chez un nommé Fang, du problème de la coopération avec les communistes de Mandchourie du Nord. Sur notre initiative et avec le consentement de Zhou Baozhong, il fut décidé que notre corps expéditionnaire, réparti en quelques groupes, opérerait conjointement avec la 5e armée, dans sa zone d’action. Nous expédiâmes un détachement à Muling où opérait le commissaire politique de la 5e armée, Hu Ren, et un autre, moins important, chez Ping Nanyang.

    Zhou Baozhong adjoignit quelques-uns de ses hommes à nos groupes partant respectivement pour Machang, Duanshanzi, Wolianghe, Shitouhezi, etc. Le sol de ces contrées était rendu fertile et conditionné lors de notre expédition précédente, pour recevoir la semence de la révolution. Prenant appui sur le réseau des organisations révolutionnaires qui y étaient implantées, nous nous mîmes à déployer des actions militaires et politiques énergiques.

    Le réseau de Wolianghe, qui couvrait jusqu’aux villages environnants et qui avait une antenne même dans le lointain Dongjingcheng, nous a beaucoup aidés. Je me souviens souvent de Wolianghe et d’une grand-mère chinoise de ce village. Lors de notre première expédition, nous la vîmes œuvrer activement dans le cadre de l’Association des femmes. A près de soixante ans, elle passait des nuits blanches à coudre des uniformes et à servir les hommes de notre troupe. Telle quelle, elle nous rappelait notre mère, notre grand-mère qui devaient nous attendre dans notre village natal. S’il lui arrivait de ne pas me voir à longueur de journée, elle venait demander à mes plantons: «Qu’est-il arrivé à “Jin Siling” (commandant Kim)? Pourquoi n’est-il pas visible?» Et ce n’est qu’après avoir obtenu d’eux la réponse que rien ne m’était arrivé et que je me portais bien qu’elle retournait se coucher, rassurée.

    A la nouvelle de l’arrivée de l’«armée rouge du Coryo» de Jiandao, elle vint avec un gros faisan et quelques plats de nouilles à Dougouzi que nous nous apprêtions à quitter.

    «J’ai sur le cœur de n’avoir pas offert, l’automne dernier, des repas convenables au commandant Kim, et voici des plats de nouilles pour lui. Je serais comblée s’il les acceptait en signe de ma sincérité», dit-elle à mes hommes en les leur remettant.

    Elle avait su s’assurer auprès de mes plantons jusque de mon faible pour les nouilles.

    Je partageai avec Zhou Baozhong les plats de nouilles. Les nouilles, trempées dans un consommé froid de faisan et garnies de hachis de faisan et de verdure, étaient d’un goût exquis. Mon convive vida d’affilée deux bols et me dit d’un ton mi-plaisant, mi-sérieux: «Ah, vous êtes étonnant, commandant Kim, car vous avez déjà su cousiner avec une vieille chinoise le peu de temps que vous êtes en Mandchourie du Nord. A dire vrai, j’admire votre art de gagner les gens; j’espère que vous apprendrez cette fois aux hommes des compagnies de mon armée adjointes à la vôtre vos méthodes de travail politique.»

    En septembre de cette même année, alors que nous opérions à Emu, Hu Ren, commissaire politique de la 5e armée, nous proposa formellement une opération conjointe. Or, comme nous projetions alors d’aller contacter Kim Chaek qui faisait mouvement vers le Sud, vers Weihe, nous la remîmes à plus tard. Mais, par la suite, pour des raisons majeures, nous n’avons pu accéder à sa demande, et je l’ai souvent évoqué pendant la guerre antijaponaise, en lui sachant gré de la confiance qu’il avait exprimée à notre égard.

    Emu venait après Ningan dans l’intérêt de nos opérations en Mandchourie du Nord. C’était une contrée inconnue pour nous, une contrée insensible au souffle de la révolution et délaissée par les troupes chinoises, lasses de leur vain effort de sensibilisation.

    Cependant, pour lancer l’action conjointe avec la 3e armée dont faisait partie Kim Chaek, il fallait retourner le sol de cette contrée rétive avec la charrue de la révolution. Mal connue, presque énigmatique, avoisinant, au nord-ouest, Weihe et Zhuhe, zone occupée par la 3e armée, et à l’ouest, les secteurs de la première et de la 2e armées, cette région était visée par notre armée comme par l’adversaire.

    Si les diverses troupes de Mandchourie du Nord avaient échoué dans leur tentative pour gagner la population de cette région, cela tenait aux dispositions anticommunistes de celle-ci. Ningan aussi était une contrée marquée, il est vrai, par l’anticommunisme, mais pas autant qu’Emu. Contrée entièrement pénétrée d’anticommunisme, Emu le devait en partie aux agissements des fractionnistes du groupe M.L. qui, ayant établi leur base dans cette région, avaient discrédité le communisme, en donnant dans un gauchisme démentiel pour organiser la Révolte du Premier Août; à la suite de cette révolte, la population avait subi de cruelles représailles des impérialistes japonais et de la caste militaire réactionnaire. Depuis, les gens de cette contrée avaient les communistes en horreur.

    De surcroît, les impérialistes japonais mirent sur pied des groupes de pacification pour semer la zizanie entre la population et les communistes.

    L’expérience qu’un jeune combattant avait faite quand il était charbonnier dans la forêt de Qinggouzi, dans le district d’Emu, montre de façon éloquente à quel point la population de cette région avait été intoxiquée par l’anticommunisme. Une épidémie ayant emporté ses parents et ses frères, il vivait d’aumône au jour le jour, roulant sa bosse au hasard lorsqu’il arriva à Emu, sur le chantier de construction d’une route où l’on le fit travailler comme un forçat. Là, un ouvrier lui apprit un chant révolutionnaire, la première chanson qu’il ait jamais apprise.

    Par la suite, il s’engagea comme ouvrier saisonnier chez un fermier aux environs de Renjiagou. Un jour, comme on célébrait un mariage dans le village, le jeune homme suivit son fermier pour aller féliciter les mariés. Aux noces, sur la demande de celui qui présidait la cérémonie, il chanta une chanson, la seule qu’il connût, et il bouleversa l’assistance. Un lettré du village a saisi le contenu de son chant et a accusé le garçon d’être communiste. Il vilipenda le fermier qui l’avait amené: «Hé, mon cher, tant qu’à faire, il faut embaucher un homme normal, et non cette sale gueule de communiste qui partage entre eux biens et femmes.» Le fermier, houspillé, congédia le jour même le jeune homme. Le drame fut que celui-ci, tout en chantant la chanson révolutionnaire écrite par les communistes, ne se doutait point qu’elle préconisait le communisme. D’aucuns attribuèrent l’incident à l’ignorance des villageois, mais, à mon sens, c’était plutôt imputable à leur anticommunisme.

    Les impérialistes japonais attribuaient alors aux communistes les méfaits des bandits et autres malfaiteurs.

    En l’occurrence, on pouvait qualifier de téméraire notre décision de rallier cette région à la révolution. En effet, dès les premiers jours de notre arrivée sur la terre d’Emu, après avoir traversé le lac Jingpo, nous nous heurtâmes à la froide hostilité de la population. Il s’agissait d’un joli village de Chinois situé à l’extrémité est de la région d’Emu. A notre arrivée, presque tous les habitants s’enfuirent avec leurs enfants en poussant des cris d’épouvante: «En voilà les Honghuzi (bandits rouges – NDLR).» Et il n’est resté dans le village que des vieillards et des infirmes, qui, enfermés chez eux, refusaient de se montrer.

    Je fis camper la troupe dans un bois près du village, et je descendis dans le village faire un tour. L’école primaire était vide, enseignants et écoliers s’étant cachés quelque part. Froid était l’accueil qu’on nous réservait, à nous qui, à seule fin d’allumer le feu sacré de la révolution sur la terre d’Emu, avions couvert des milliers de kilomètres.

    Je fis sortir l’orgue de l’école dans la cour et me mis à chanter en m’accompagnant à l’orgue, avec des jeunes de la compagnie de l’armée des jeunes volontaires, le Chant de Su Wu et le Chant de Yang Guifei. Les hommes de ma troupe chantaient très bien les chansons populaires chinoises, et les deux chants que nous chantâmes étaient particulièrement aimés du peuple travailleur chinois. Le Chant de Su Wu dont le titre original était Su Wu élève les moutons avait pour sujet l’amour du pays. Je l’avais appris durant mes années d’études à Jilin.

    Su Wu était un dignitaire du royaume des Han, réputé pour sa fidélité à la patrie. Il a vécu au IIe siècle avant notre ère. Sur l’ordre du roi des Han, il se rendit en mission chez les Xiongnu du Nord. Or, ceux-ci le retinrent en otage et lui demandèrent de se conformer à leur volonté, autrement, il ne pourrait regagner son pays, avant qu’un bélier ne mette bas des agneaux. Ainsi, Su Wu vécut 19 ans chez les Xiongnu, sans pourtant changer de foi.

    Bref, le Chant de Su Wu traduisait l’amour que les Chinois éprouvaient pour leur pays.

    Comme nous le chantions, ainsi que celui de Yang Guifei, en nous accompagnant à l’orgue, les écoliers qui s’étaient éclipsés commencèrent à s’approcher de nous, intrigués et surpris, ceux des classes supérieures en premier. Et bientôt, ils joignirent leur voix à notre chant. Alors, non sans prudence, des instituteurs et des villageois firent leur apparition l’un après l’autre. Ils devaient être surpris que les hommes de l’«armée rouge du Coryo» chantent si bien les chansons chinoises, et, surtout, ils devaient avoir ressenti, encore que vaguement, en entendant notre chant, une sorte de communion de sentiments entre eux et nous.

    De toute façon, les gens qui nous tenaient si froidement à distance commencèrent à nous regarder d’un œil plein d’admiration et d’estime.

    Quand les villageois, sortis de leur cachette, se furent attroupés autour de nous dans la cour de l’école, je fis un discours en chinois au sujet de la résistance antijaponaise. La glace fut enfin rompue. Ayant compris que l’«armée rouge du Coryo» ne ressemblait ni à une bande de brigands à cheval ni à une horde de voyous mais qu’elle était une armée révolutionnaire patriotique au vrai sens du terme, une armée très chic, les villageois se mirent à faire l’éloge de notre troupe.

    De la sorte, ce fut avec le Chant de Su Wu que nous avons gagné le cœur des Chinois de la Mandchourie du Nord.

    Cette expérience m’a convaincu de l’importance de l’action qu’exercent les lettres et la musique sur la mentalité de l’homme et nous a poussés à attacher toujours un intérêt particulier à la littérature et aux arts en les considérant comme une arme au service de la révolution.

    Cet incident, intervenu dans un village de Chinois sur le lac Jingpo, m’a laissé une si profonde impression que, après la Libération, je me suis efforcé, par diverses voies, de mettre la main sur le texte du Chant de Su Wu, mais en vain. Ce n’est que tout récemment que j’ai retrouvé, grâce à l’effort de mes collaborateurs, ce chant, avec la musique et les paroles en chinois.

    De joie et d’émotion, je l’ai fredonné en oubliant mon âge. La voix ne sortait pas comme je l’aurais voulu, mais mon cœur se gonflait indéfiniment en revivant ma jeunesse à jamais révolue au-delà de l’horizon des temps lointains, et une nostalgie poignante s’emparait de moi au souvenir des jours passés sur la terre de la Mandchourie du Nord que nous avions labourée au prix de grands efforts, pour répandre la semence de la révolution.

    Quand les jours de la lutte ardue que nous avons menée conjointement avec les communistes chinois, me reviennent à l’esprit, je m’assoies souvent devant mon orgue et taquine les claviers, en chantant le Chant de Su Wu. Des fois, l’envie me prend, malgré moi, de le siffler, mais je ne parviens pas à en moduler l’air avec le même brio que lorsque j’avais vingt ou trente ans.

    Voici ses paroles:

    

    Su Wu élève les moutons

    

    1. Su Wu, prisonnier chez les barbares

     Ne s’est pas parjuré

     Malgré 19 ans de captivité

     Sur le sol des Xiongnu, dur et glacial

     Avec de la neige se désaltérant

     Avec du duvet assouvissant sa faim

     Il élève les moutons

     Dans la lointaine contrée du Nord

     Son cœur va au pays des Han,

     Bien que son corps vieilli et épuisé reste ici

     Des multiples épreuves

     Son âme sort raffermie

     Dans le silence de la nuit septentrionale

     Le son d’une flûte

     Lui déchire le cœur

    

    2. Su Wu, prisonnier chez les barbares

     Ne s’est pas parjuré

     Le vent du Nord souffle

     Les oies sauvages s’envolent

     Vers le pays des Han

     Sa vieille mère attend le retour du fils

     Sa douce épouse, le mari

     La nuit ils se verront en rêve

     Mais avec joie ou avec affliction?

     Que la mer s’épuise

     Que le rocher s’effrite

     Sa foi reste immuable

     A l’admiration même des Xiongnu

    

    Un autre souvenir de mon séjour à Emu qui reste encore dans ma mémoire est celui d’un vieux Coréen, de nom de famille Kim appartenant à la branche des Kim originaires de la région de Jonju, que j’ai rencontré à Sankesong. Sankesong signifie trois pins, de même que Liukesong signifie six pins. Le commandement de notre troupe s’était installé alors chez un propriétaire foncier, non loin du chef-lieu du district d’Emu. Un petit vieux habitait à un demi-kilomètre de là, en travaillant un lopin de rizière. Au dire de mon planton, le vieux se conduisait comme un Chinois, en baragouinant le chinois, bien qu’il parût Coréen à bien des égards.

    Un soir, je passai chez lui pour causer, et lui et moi fîmes connaissance. Coréen, Kim, appartenant à la branche des Kim originaires de la région de Jonju, comme ma famille, il avait servi sous les ordres de Hong Pom Do et avait participé à la bataille de Qingshanli. La troupe dont il faisait partie s’étant disloquée par la suite, il était venu s’installer à Emu où il avait pris femme et vivait maintenant en ermite. Ayant appris que j’avais la même ascendance que lui, il s’exclama de joie d’avoir rencontré un ami, un parent, de la même lignée de Kim, sous de lointains cieux étrangers. Il fit à sa vieille conjointe cuire du riz pour moi après l’avoir décortiqué au moulin à pédale. Ce fut le premier riz cuit que j’aie goûté en Mandchourie du Nord.

    «Au début, notre moral était bon. La grande victoire de Fengwudong que nous avons remportée sous le commandement du général Hong Pom Do nous a fait croire que l’indépendance de la Corée était pour bientôt. La nuit, en rêve, on entrait à Hanyang (Séoul – NDLR), en passant sous l’Arc de l’Indépendance. Mais me voilà maintenant attendant la fin de mes jours sans valeur, tel un grain de sable ou un caillou roulant par terre. Cette situation me fait de la peine. La seule joie que j’aie dans ma vie de vieil ermite dans ce trou perdu de la Mandchourie du Nord où prédominent les Han est de rencontrer des Coréens, des compatriotes; or, cette chance m’arrive aussi rarement que celle de voir une étoile dans le ciel à la saison des pluies. Comme ce serait bon si votre troupe, Général Kim, se fixait à jamais à Emu sans retourner à Jiandao.»

    Ceci dit, il lâcha un gros soupir.

    La tristesse s’empara de moi également à l’idée que la volonté d’indépendance qu’il avait nourrie dans sa jeunesse, en empoignant un fusil à mèche, s’estompait au fur et à mesure que les rides se multipliaient sur son visage. Rien que pour ne pas le voir se lamenter amèrement sur la vanité de sa volonté initiale, nous autres, jeunes Coréens, nous devrons poursuivre inlassablement notre combat et en sortir à tout prix victorieux, me disais-je alors.

    Je m’aperçus que le vieux n’avait qu’une oreille. Au bout d’un moment de bavardage après le repas, je lui en demandai la raison. Selon la réponse qu’il me donna, un sourire navré aux lèvres, il l’avait perdue un jour qu’il était allé pêcher à la ligne sans appât dans un trou de glace sur le fleuve Mudan. Ayant attrapé une grande carpe, il l’avait saisie précipitamment dans ses bras, tandis que le poisson, en frétillant désespérément, frappa rudement de sa queue une de ses oreilles gelées et l’emporta. Le récit de sa malchance éveilla en moi une profonde compassion pour lui. Tous les soirs pendant la semaine que dura notre séjour à Sankesong, je passai chez lui écouter ses souvenirs de Hong Pom Do.

    Sitôt lié d’amitié avec les gens d’Emu, je compris que leur haine du Japon ne cédait en rien à celle de la population de Jiandao. Le fait qu’ils étaient pénétrés d’anticommunisme s’expliquait par l’absence de réseau d’organisation révolutionnaire qui aurait dû les orienter comme il fallait. Mes contacts fréquents avec la population me permirent de me lier d’amitié avec, entre autres, Liu Yongsheng, responsable de cent foyers du 4e hameau de Qinggouzi, chez qui nous finîmes par déplacer notre QG.

    Celui-ci trouvait notre armée fort singulière, car nous tenions à ne pas gêner la population et que le soir, mes hommes, réunis autour d’un feu de bivouac, chantaient, dansaient ou étudiaient, sur un pied d’égalité, et en bons termes, sans égard à la différence de sexe. Les armées qu’il avait vues avant, quel que soit leur nom, n’étaient que des hordes d’hommes brutaux, roulant des yeux et commandant les gens avec des cris. Mais, les hommes de l’«armée rouge du Coryo», que l’on disait être venue de Jiandao, faisaient tout leur possible pour épargner la population: ils puisaient de l’eau pour elle, ils balayaient les rues et les cours des fermes, ils tondaient les cheveux aux enfants; ils étaient fraternels entre eux, sans aucune différence entre hommes du rang et officiers. En voilà une armée singulière, encore jamais vue, se disaient les villageois, étonnés.

    Une nuit, Liu Yongsheng vint nous informer que la garnison japonaise et une troupe de l’armée fantoche mandchoue cantonnées au 6e hameau s’apprêtaient à se ruer sur le 4e hameau: tout de suite, j’ordonnai à la troupe de se coucher, et mes hommes se mirent au lit avant même l’heure du couvre-feu.

    Le responsable de cent foyers trouva mon ordre incompréhensible. Une autre troupe à notre place aurait eu hâte, prise de panique, de prendre la fuite à la nouvelle de l’approche de l’ennemi, mais l’«armée rouge du Coryo», loin de s’affoler, pensait à dormir, confortablement installée dans le village, en voilà une originale! Alarmé et croyant voir l’armée ennemie se ruer sur le village d’un instant à l’autre, il ne tenait plus en place, et, jusqu’au tard dans la nuit, il resta debout, sortant et rentrant sans cesse.

    Je le retins et le fis asseoir à mes côtés:

    «Monsieur le responsable de cent foyers, puisque notre armée défend votre village, vous n’avez rien à craindre, et je vous prie d’aller vous reposer tranquillement.

    – Je ne comprends pas comment une armée qui s’est couchée dès les premières heures du soir pourra défendre le village?»

    Sans pouvoir toujours se défaire de l’inquiétude qui l’obsédait, il s’agitait.

    «Nous avons posté des sentinelles qui veillent. L’“armée rouge du Coryo” n’aime pas fanfaronner. Vous pouvez passer tranquillement la nuit, sans avoir rien à craindre. Seulement, demain matin, après notre départ, vous allez dire à l’ennemi que l’“armée rouge du Coryo” est passée par votre village. Vous lui relaterez tout ce que vous avez vu ici.

    – Comment ça? Non, je ne peux ni ne veux me faire délateur pour trahir une armée aussi gentille que la vôtre.

    – Si, monsieur, vous ne devez pas le refuser, je vous en prie. En faisant ce que je vous dis, vous nous aiderez, vous vous sauverez vous-même et vous tirerez votre village d’un grand danger. Et vous verrez que nous avons raison.»

    Nous demandions à celui-ci de mettre la police au courant de nos mouvements pour faire sortir l’ennemi du village de regroupement fortifié. Le lendemain matin, nous évacuâmes le 4e hameau et prîmes la route d’Emu. En marche, nous disposâmes une compagnie en embuscade sur une colline située au sud-ouest. L’adversaire, averti par le responsable de cent foyers, lança sa troupe «punitive» forte de plusieurs centaines d’hommes dans une folle poursuite de notre armée.

    Ainsi, notre corps expéditionnaire livra un premier combat d’embuscade contre l’adversaire qu’il avait entraîné à l’endroit voulu. La garnison japonaise (troupe de gendarmes japonais) qui s’était lancée à nos trousses fut complètement anéantie; un seul rescapé prit la fuite à bord d’un avion venu à la rescousse. Mais, il rejoindra lui aussi les autres combattants dans l’autre monde, l’avion devant exploser par accident à l’atterrissage. Au dire des hommes du groupe d’explorateurs des hauts lieux de la Lutte armée antijaponaise, groupe qui est allé à Emu en 1959, l’obélisque élevé par les Japonais à la mémoire des «soldats tombés au champ d’honneur» a subsisté jusque-là au 6e hameau de Qinggouzi.

    Nous eûmes une autre rencontre aux environs de Guandi en décembre 1935, connue souvent sous le nom de bataille de Liucaigou. L’adversaire, fort de plus de deux cent hommes, fut anéanti. L’histoire d’un officier ennemi, qui, affolé, s’introduisit dans un cercueil traînant par terre, pour sauver sa vie, date de ce combat.

    Je ne peux évoquer tous les combats que nous avons livrés en Mandchourie du Nord. A l’automne 1935, alors que nous opérions ainsi activement dans la région d’Emu, l’Internationale communiste me communiqua, par l’entremise de Zhou Baozhong, sa décision sur la constitution d’un commandement conjoint appelé à diriger les opérations conjointes de la 2e et de la 5e armées et sur ma nomination au poste de commissaire politique dudit commandement conjoint et à celui de commandant de la troupe de Weihe. L’Internationale communiste devait avoir tenu compte de mon ancienne carrière, puisque j’avais cumulé les fonctions de commissaire politique de bataillon, de régiment, puis de division. `

    Cette nomination n’entrait pas dans ma ligne de compte. Ce que je désirais n’était pas une promotion, mais la rencontre tant attendue avec les communistes coréens qui opéraient en Mandchourie du Nord en assumant un rôle de premier plan. Et ma nomination inattendue à ce poste de haute responsabilité m’obligea à renoncer pour un temps à ce vœu ardent. Je dus m’occuper, outre de mon corps expéditionnaire, de l’ensemble du travail politique d’une autre armée. Pour accomplir la lourde tâche que m’imposait le nouveau poste, je dus remettre à plus tard, à l’époque de la Conférence de Nanhutou, ma rencontre avec mes compagnons d’armes de Mandchourie du Nord et parcourir Ningan et les districts environnants pour mener à bien le travail politique dans les deux armées.

    En revanche, cette nouvelle occupation nous a permis de consolider et de renforcer davantage notre solidarité avec les communistes chinois. Les résultats obtenus sur ce plan dépassaient l’escompte que nous avions eu au début de notre expédition.

    Le seul regret que nous ressentions était relatif au report à un avenir lointain de notre rencontre avec Kim Chaek et Choe Yong Gon, premier objectif de notre expédition en Mandchourie du Nord. Or, durant toute l’époque de notre collaboration avec les communistes chinois, nous n’avons pas oublié un instant les communistes et les patriotes coréens, qui, en bravant mille épreuves, poursuivaient leur combat sanglant en Mandchourie du Nord. Plus la rencontre tardait à avoir lieu, plus vifs et plus ardents devenaient les sentiments d’amitié que nous éprouvions à leur égard, et le désir que nous avions de les voir.

    Ce ne sera qu’au début de 1941 que les communistes coréens, venus de toutes parts, de Mandchourie de l’Est, du Sud et du Nord, se rencontreront pour la première fois, et s’étreindront les uns les autres, dans la joie et dans l’émotion. Depuis, nous préparerons ensemble, dans un camp secret, les dernières batailles décisives pour la libération de la patrie, en partageant le riz cuit dans une même marmite, avant de gagner le pays que nous aurons libéré par la suite et de nous lancer dans le creuset de l’édification nationale.

    Ils étaient tous des combattants irréductibles, qui, de même que moi, sont passés, dans les années les plus mouvementées de notre siècle, par la guerre antijaponaise, la guerre antiaméricaine (guerre de Corée, juin 1950 – juillet 1953 – NDLR) et ont suivi les chemins abrupts des réformes démocratiques et de l’édification du socialisme.

    Les anciens combattants de la Mandchourie du Nord continuent aujourd’hui comme hier à partager avec moi le meilleur comme le pire en travaillant à développer notre propre socialisme. A ces combattants fidèles, qui, depuis plus d’un demi-siècle, ont tout supporté sans fléchir en me soutenant pour réaliser notre cause révolutionnaire, je souhaite de connaître un plus heureux avenir et de conserver les beaux souvenirs d’un passé sans tache et bien rempli.

    

    

    

    2. Des amitiés peu communes

    

    

    Nos premiers liens avec la région d’Emu en Mandchourie du Nord remontent à l’époque où nous militions à Jilin. Nous avions alors implanté, par l’intermédiaire de Kang Myong Gun, une organisation révolutionnaire baptisée Association Ryosin de la jeunesse, dans bien des agglomérations du district d’Emu, à savoir à Jiaohe, à Xinzhan, à Shansong, etc., et avions orienté l’activité des jeunes regroupés en son sein. Le district d’Emu a changé de nom pour prendre celui de district de Jiaohe vers la fin des années 1930.

    Au cours de notre seconde expédition en Mandchourie du Nord, nous avons parcouru des centaines de lieues rien que dans le cadre de ce district et avons rallié à la cause de la résistance bon nombre de ses agglomérations, notamment Qinggouzi, Pipadingzi, Nantianmen, Sandaogou, Malugou, Xinxingtun, Guandi, Liucaigou, Sankesong, Mudanjiangcun, Heishixiang, Tuoyaozi, etc. Théâtres d’action de notre corps expéditionnaire, ces localités recèlent de nombreux faits d’armes de celui-ci.

    En opérant dans la région d’Emu, nous avons connu bon nombre d’épisodes passionnants et avons rencontré bien des personnes qui nous ont laissé de profondes impressions.

    Quand nous y fûmes arrivés pour notre seconde expédition, nous trouvâmes la population locale en train de somnoler dans bien des cas, plongée dans une sorte de torpeur, hors de la portée de l’ardent souffle de la révolution. Ce n’était pas pour rien que Zhou Baozhong s’est inquiété de notre projet quand nous lui avions exposé notre idée d’aller opérer là-bas.

    «Avec votre art extraordinaire de gagner le cœur des gens, commandant Kim, vous n’aurez pas grand problème. N’avez-vous pas fait changer de foi, en un tour de main, à ce vieux Wu Yicheng têtu comme un âne? Mais franchement parlant, nous n’avons trouvé que visage de bois partout dans cette contrée le printemps dernier; on nous montrait du doigt en nous appelant Honghuzi.»

    Honghuzi veut dire en chinois barbe rouge, c’est-à-dire bandit rouge et s’écrit avec trois caractères chinois Hong, Hu, Zi, signifiant respectivement rouge, mesure à grain et fils. Ce fut Wu Yicheng qui avait ainsi interpellé Zhou Baozhong un jour, à l’époque où il avait les communistes en aversion, et l’on en était venu, on ne savait depuis quand, à employer ce terme péjoratif pour désigner les hommes des armées communistes en général.

    En effet, dès le premier jour de notre arrivée dans la contrée d’Emu, on nous a traités au même titre que les Honghuzi, ou pire encore car, à notre approche, tout le village – premier que nous trouvions dans cette contrée – s’était enfui, pris de panique, au cri de «Voilà l’“armée rouge du Coryo” qui arrive!»

    Pour la population, le terme de rouge devait, nous semblait-il, signifier vice et violence.

    Pour cette raison même, nous dûmes, pendant nos opérations dans la région, consacrer beaucoup de temps au travail de sensibilisation de la population. A mon avis, l’effort consenti pour ce genre de tâche ne se perd jamais. Car nous pûmes enfin voir les gens passer du sentiment d’inimitié à celui d’amitié pour notre armée révolutionnaire, de l’antipathie à la sympathie à l’égard du communisme. Nous nous sommes alors estimés largement récompensés de notre effort et en avons retiré joie et fierté plus que si nous avions amassé une fortune fabuleuse.

    Peinés par le souvenir de l’aspect éploré des habitants de la base de guérilla, qui, à la suite de la Conférence de Yaoyinggou, avaient dû la quitter les larmes aux yeux, et dévorés par l’inquiétude pour le sort de la révolution, nous nous sentions excédés, à bout de force, tant moralement que physiquement, lorsque ces résultats réjouissants dans la région d’Emu nous ont réconfortés. Pour un révolutionnaire, il n’est plus grande joie que celle de se faire des camarades et des amis, ni plus grand chagrin que celui de les perdre.

    Déjà en route pour le district d’Emu, nous nous sommes liés d’amitié, à Xiaoshanzuizi, au bord du lac Jingpo, avec un pêcheur chinois nommé Chai He, et nous avons traversé le lac sans difficulté grâce à son aide. Or, avant, il n’avait pas eu bonne opinion de l’armée révolutionnaire. Vivant de la pêche sur le lac, voici bientôt 30 ans depuis l’âge de 19 ans, cet homme, simple d’esprit et candide de nature, croyait tout le mal que les Japonais disaient de l’«armée rouge du Coryo», des «hordes de brigands». Mais frappé, en voyant l’armement puissant et l’allure énergique de nos hommes, ainsi que leur conduite disciplinée, et touché par leur humanité, leur simplicité et leur modestie, d’emblée il a changé d’attitude à notre égard pour nous traiter en amis.

    Une rivière sépare plus que cent lieues de terre, dit un vieil adage. En effet, une rivière est, sur le chemin d’une armée en campagne, un obstacle plus grand que cent lieues de chemin à parcourir. Aussi n’avons-nous pas oublié notre Chai He qui a aidé de son mieux notre armée à traverser le lac Jingpo, sans éveiller les soupçons de l’adversaire aux aguets.

    En 1959, un groupe d’explorateurs des hauts lieux de la Lutte armée antijaponaise est allé en Chine, et, de retour dans le pays, il m’a remis une photo de Chai He. La photo montrait un vieillard septuagénaire au visage plein de rides, mais j’ai reconnu tout de suite, dans la joie et l’émotion, l’ancien pêcheur du lac Jingpo, haut de taille et avec un long cou.

    Pendant nos opérations dans la région d’Emu, nous nous étions liés avec de nombreuses personnes, dont le responsable de cent foyers Liu Yongsheng, qui avait fait tout son possible pour ravitailler notre troupe au péril de sa vie, lors de la bataille de Qinggouzi, et le vieux Yi Chunfa, des environs de Heishixiang, dont le fils a rejoint l’armée de guérilla; nous avons gagné à notre cause la majeure partie de la population.

    Au cours de notre action auprès des différentes couches sociales, nous avons même noué des liens d’amitié avec un commandant de régiment de l’armée fantoche mandchoue.

    Cela doit se situer au début de l’année 1936, autant que je me souvienne, car notre troupe a alors marché toute une nuit pour aller attaquer une exploitation forestière située dans les environs du district de Dunhua. Au point du jour, nous fîmes halte chez un propriétaire foncier à proximité de la grand-route. Sa maison était d’un aspect imposant, entourée de hautes murailles de terre surmontées d’une tour de guet. Seulement, le maître n’avait pas de troupe personnelle car les Japonais avaient interdit, après la création de l’armée fantoche mandchoue, l’entretien de toute force armée privée.

    La maison avait deux ailes, et nous installâmes dans l’une les hommes de troupe et dans l’autre le commandement et l’intendance. Après avoir posté devant la porte trois combattants déguisés en domestiques pour leur faire surveiller, par roulement, les alentours, nous laissâmes la troupe se reposer.

    Il était environ quatre heures de l’après-midi, lorsque le factionnaire vint me rapporter qu’un attelage s’approchait de la maison. Aussitôt, une voiture vint s’arrêter devant la cour de la maison, et une dame en descendit, aidée d’un soldat de l’armée fantoche mandchoue; elle se dirigea tout droit vers la maison, disant qu’elle voulait se réchauffer un peu avant de reprendre son chemin.

    De la fenêtre je vis dans la cour, sous des flocons de neige qui voltigeaient dans l’air, une belle jeune femme emmitouflée dans deux manteaux de fourrure de renard. Apparemment, l’ayant déjà jugée et condamnée dès leur premier coup d’œil sur son habillement somptueux, mes hommes sortis dans la cour l’interrogeaient avec une animosité évidente.

    Je demandai à la sentinelle qui elle était, et celle-ci, un très jeune combattant, me répondit d’un ton à la fois solennel et grave comme s’il avait pris un espion de taille: «C’est une femme très suspecte, camarade commandant.» Il ne cessait de la toiser d’un œil plein de méfiance.

    La jeune Chinoise, effarée jusqu’à l’aphonie, tremblait de tout son corps.

    Un des factionnaires s’apprêtait à la fouiller, lorsque je finis par intervenir. Je le retins et, après un reproche, je lui dis:

    «Camarade factionnaire, conduisez la dame dans une chambre et laissez-la se chauffer.»

    Introduite dans une chambre, elle ne revenait toujours pas de son effarement, et continuait à trembler légèrement, la tête baissée.

    Pour la rassurer, je m’adressai à elle en chinois:

    «Madame, n’ayez pas peur et chauffez-vous à votre aise. C’est par méprise que notre jeune sentinelle s’est montrée grossière. Je vous en demande pardon.»

    Je lui versai du thé et rapprochai d’elle le brasero.

    «Je ne sais pas ce que vous penserez de nous; nous sommes l’armée révolutionnaire populaire, appelée couramment dans la contrée l’“armée rouge du Coryo”. En avez-vous entendu parler?

    – Oui, un peu, fit-elle d’une voix à peine perceptible, sans lever la tête.

    – Tant mieux. Les Japonais prétendent que l’“armée rouge du Coryo” est une horde de “brigands”, qu’elle tue les gens et pille leurs biens. Mais non. Elle est la force armée du peuple. Elle combat contre les Japonais pour le salut national. Ce sont les impérialistes japonais qui ont envahi la Corée et la Chine et leurs laquais qu’elle liquide. Elle ne touche point à la vie et aux biens du peuple. Vous n’avez donc rien à craindre ici.»

    La dame avança alors ses mains jointes devant elle en guise de remerciement, mais un reste de frayeur et de méfiance flottait encore sur son visage pâle.

    Je repris pour faire passer son alarme.

    «Nous n’avons nullement l’intention de vous accuser ou de vous faire du mal parce que vous voyagez sous l’escorte d’un soldat de l’armée fantoche mandchoue. Pas plus que nous n’avons l’intention de vous en demander explication. Nous ne sommes pas enclins à maltraiter des voyageurs inoffensifs pour le peuple et pour nous. Nous ne sommes ici que des hôtes au même titre que vous. Nous sommes là pour faire une petite pause avec l’autorisation du maître. Rassurez-vous donc et mettez-vous à votre aise.»

    La jeune femme lâcha alors un soupir de soulagement; elle releva légèrement la tête, et hasarda un coup d’œil de mon côté. Or, presque au même instant, ses regards s’arrêtèrent de nouveau figés par la stupeur et l’étonnement. Elle porta les mains jointes à sa poitrine et se mordilla les lèvres comme si elle était en proie à une vive agitation.

    «Qu’avez-vous? Vous ne me croyez pas?

    – Si. C’est que... vous êtes... Non, je vous connais... monsieur le chef. Je vous savais très généreux...»

    Elle balbutia des phrases décousues, tout à fait incompréhensibles, puis me dévisagea de nouveau.

    A ce moment, O Paek Ryong, qui interrogeait le soldat d’escorte, se montra dans l’encadrement de la porte. D’un ton à la fois excité et triomphal comme celui d’un chasseur qui eût abattu son premier tigre, il rapporta en coréen, langue que la dame chinoise ne comprenait pas:

    «Mon Général, au dire de son escorte, celle-ci est la femme du commandant du 12e régiment de l’armée fantoche mandchoue. Quelle aubaine! Un gros poisson est tombé de lui-même dans notre filet.

    – Camarade Paek Ryong, vous vous en réjouissez trop tôt: que vous ayez attrapé un gros poisson ou un menu, lui dis-je, cela reste encore à voir.»

    Cependant, moi aussi, je fus étonné, car un commandant de régiment occupait un rang assez important dans l’échelle hiérarchique de l’armée fantoche mandchoue. C’était le quatrième grade depuis le sommet de la pyramide et le 13e depuis la base. Un régiment de l’armée fantoche mandchoue contrôlait souvent plusieurs districts, et inutile d’insister sur l’étendue des pouvoirs dont son commandant était investi. Le 12e régiment d’infanterie de la 9e brigade mixte de l’armée mandchoue stationnait alors dans le district d’Emu, son état-major étant à Jiaohe.

    La rencontre avec la femme du chef de ce régiment avait de quoi nous intéresser, d’autant plus qu’une de nos tâches stratégiques était de désagréger les troupes de l’adversaire. Cependant, sans nullement changer d’expression, je repris:

    «Alors, vous vous êtes crue perdue, madame, parce que vous êtes l’épouse d’un commandant de régiment de l’armée fantoche mandchoue?»

    La dame, l’air confus, se frotta vivement les mains, avant de se décider:

    «Non, ce n’est pas cela... Excusez-moi, car je peux me tromper, mais n’êtes-vous pas Monsieur Kim Song Ju?»

    A mon tour, je fus médusé. Comment se fait-il que cette étrangère, que le hasard nous a amenée, connaisse mon nom d’enfant, ici, dans cette Mandchourie du Nord, à plusieurs dizaines de lieues de la région de Jiandao? Elle, qui est la femme d’un commandant de régiment de l’armée fantoche mandchoue? D’où cette femme jamais vue, jamais rencontrée le savait-elle? C’était vraiment extraordinaire et étonnant. Surpris aussi bien qu’intrigué, je fus tenté de résoudre l’énigme.

    «Je suis fort étonné de vous entendre prononcer mon nom d’enfant. Oui, je suis Kim Song Ju tout comme je suis Kim Il Sung en même temps. Mais comment le savez-vous?»

    La femme rougit violemment, jusqu’au blanc des yeux, et je lus sur son visage l’indécision et l’hésitation alterner avec l’envie de révéler son secret.

    «Je vous connais, Monsieur Kim Song Ju, parce que j’étais élève au lycée de jeunes filles de Jilin lorsque vous y dirigiez le mouvement des étudiants.

    – Ah, c’était comme ça. Enchanté de voir ici une vieille connaissance.»

    J’avais maintenant l’explication de l’éclat singulier qu’avait eu son regard tout à l’heure, lorsqu’elle hasardait un premier coup d’œil de mon côté. Après tout, j’étais heureux de rencontrer une ancienne élève de Jilin dans cette lointaine contrée où nous nous sentions fort dépaysés. Le nom de Jilin me causa un pincement au cœur avec un accès de nostalgie pour cette ville. Comme je le suis aujourd’hui encore, j’étais très attaché alors à cette ville où j’ai passé plusieurs années de ma jeunesse.

    La dame dut lire sur mon visage la nostalgie des années révolues, parce qu’elle reprit d’une voix un peu rassurée:

    «Vous rappelez-vous l’automne de 1928 et la campagne menée contre la pose de la ligne de chemin de fer Jilin – Hoeryong (Corée – NDLR)? Toute la ville était alors en ébullition. Vous aurez certainement du mal à me croire, mais j’étais alors dans la manifestation des étudiants, et je vous ai vu parler en public dans la cour du siège de l’assemblée de la province. Je revois cette scène aussi nettement que si c’était hier

    Ainsi, elle avait scandé jadis des mots d’ordre parmi les manifestants en joignant sa voix ardente de jeune étudiante à celle des autres, mais la voilà maintenant une dame de la haute société, l’épouse d’un chef de régiment de l’armée fantoche, qui, couverte de manteaux de fourrure somptueux, se faisait escorter pour aller rendre visite à ses parents. Métamorphose impressionnante. Elle pleura silencieusement.

    Je ressentis, avec un serrement de cœur, la fuite du temps, cet artisan de toute métamorphose, et j’observai mon interlocutrice. Militante de la résistance hier, elle avait pris le train de la collaboration avec les Japonais. Pourquoi? Quelles en sont les raisons? Le laisser-aller dû au désespoir pour le sort de la nation chinoise? Mais cet éclat du regard, cette animation sur son visage lorsqu’elle évoquait les années de Jilin, ne traduisent-ils pas un reste de nostalgie pour les années de résistance? Bien plus, ne s’est-elle pas repentie de sa dégradation par ses larmes, n’a-t-elle pas eu le courage d’évoquer les années de Jilin, amèrement consciente de l’opprobre dont elle est couverte? Sa stupeur et son désarroi, quand elle m’a reconnu, ne sont-ils pas un soubresaut de scrupule et de conscience nationale dans son cœur?

    «Pourquoi ne me dites-vous rien, Monsieur Kim Song Ju? Pardonnez-moi, je suis tombée très bas, moi qui avais acclamé jadis votre discours en applaudissant, en brandissant les poings. Je suis toute remuée de vous voir aujourd’hui en uniforme militaire en butte à toutes les épreuves. J’ai honte.»

    Elle versa de nouveau des larmes.

    «Calmez-vous, madame. Il ne faut pas vous mépriser tant. La situation que le pays traverse est trop critique pour que nous puissions nous laisser aller. Elle appelle ardemment tous les enfants de la Chine, tous ses intellectuels attachés au pays et au peuple à se lever dans la grande résistance antijaponaise pour le salut national. Rien ne dit qu’une femme ne peut pas soutenir la résistance parce qu’elle est l’épouse d’un chef de régiment de l’armée mandchoue.»

    La jeune femme essuya ses larmes et leva la tête:

    «Vous voulez dire que moi dans ma situation, je peux aussi le faire?

    – Bien sûr, madame. Vous pourrez, par exemple, persuader votre mari de s’abstenir de faire du zèle dans les opérations “punitives” contre l’armée révolutionnaire. Ce faisant, vous apporterez un concours substantiel à la résistance. Franchement parlant, un commandant de régiment est un rang assez élevé dans la hiérarchie militaire de l’armée mandchoue mais le fond du problème n’est pas là. L’essentiel est de savoir s’il conserve ou non l’âme de Chinois.

    – Ah, je sais que mon mari n’est pas ravi de son poste de chef de régiment et qu’il est conscient de sa responsabilité de Chinois. Je suivrai volontiers vos instructions et je persuaderai mon mari de s’abstenir de pousser ses hommes à des opérations “punitives” contre l’armée de guérilla. Je vous le promets.

    – Je ne demande pas mieux, madame. Si un chef de régiment passe de la collaboration avec les Japonais à la résistance, il amène du même coup tous ses hommes à se joindre à l’accomplissement d’une œuvre bénéfique pour son pays. D’ailleurs c’est là la seule voie du salut et du renouveau pour vous, madame, pour vous et pour votre époux.»

    Pour la réconforter et l’encourager, je lui relatai des cas d’officiers de l’armée mandchoue qui avaient eu le courage de passer dans la résistance antijaponaise dans la région de Jiandao.

    A la fin, elle déclara:

    «Le ciel a voulu que je vous rencontre aujourd’hui, Monsieur Kim Song Ju. Ce que vous venez de dire me fait faire un retour sur moi-même; vous m’avez redonné l’âme de Jilin et vous m’avez indiqué la voie du salut, à moi et à mon mari. Je n’oublierai pas de ma vie ce que vous avez fait aujourd’hui pour notre couple. Désormais, je vivrai de façon à mériter d’être appelée fille de la nation chinoise.»

    Je lui donnai à lire nos publications et le programme en six points de résistance antijaponaise pour le salut national rédigé à Shanghai par Son Qinggling et Zhang Naiqi, etc., celui même que Wu Ping m’avait remis à Ningan, dans la cabane de montagne de Zhou Baozhong, lors de notre première expédition en Mandchourie du Nord.

    Enfin, la jeune femme regarda à son bracelet-montre et tira de son sein un petit paquet enveloppé de papier blanc pour le poser devant moi. C’était une liasse de billets de banque chinois, de l’argent provenant de la vente de l’opium selon elle. Elle me pria de l’utiliser pour notre armée.

    Sa cordialité, sa bonne volonté me touchèrent, mais je ne pus accepter son argent.

    «Non merci, madame. Gardez cet argent pour vous. Je suis comblé d’avoir retrouvé une ancienne camarade d’études, une camarade de lutte que j’ai failli perdre à jamais. C’est pour moi une immense fortune que rien ne peut égaler.»

    A ces paroles, la dame pleura de nouveau.

    Je lui fis donner un bon repas avant son départ. De son nom qu’elle m’avait appris en quittant la maison du propriétaire foncier, il ne reste dans ma mémoire que son nom de famille «Chi»; je regrette d’avoir oublié son nom.

    A peu de temps de là, nous reçûmes une lettre de son mari; il disait: vous autres, vous êtes les plus nobles êtres que j’aie jamais connus; vous avez protégé mon épouse, vous m’avez tiré du fond du gouffre fétide, vous m’avez aidé à servir ma patrie; pour vous rendre ce que vous avez fait pour nous, je ferai, je vous le jure sur mon honneur, tout ce qui est en mon pouvoir, même au prix de ma vie, je vous aiderai de mon mieux... La lettre assez longue était rédigée dans un style pathétique ardent. Elle était signée «Zhang X». Je ne me rappelle plus son nom.

    A l’approche du jour de l’An selon le calendrier lunaire, nous envoyâmes notre intendant-chef aux environs du chef-lieu du district d’Emu pour nous procurer de quoi fêter ce jour. Celui-ci poussa jusqu’au chef-lieu du district en pensant y obtenir du porc congelé et autres denrées alimentaires nécessaires, et, malheureusement, il tomba entre les mains de la police du lieu. La nouvelle parvint, on ne sait par quel canal, au commandant du régiment mandchou qui exigea que la police lui remette immédiatement le prisonnier, car, selon lui, traiter les affaires concernant l’armée révolutionnaire populaire était du ressort des autorités militaires.

    Notre homme se croyait perdu: une fois transféré aux autorités militaires, il ne tarderait pas à être passé par les armes. Or, à son grand étonnement, le chef de régiment de l’armée mandchoue le reçut chez lui comme un hôte de marque et l’invita à une table prête à crouler sous le poids des plats copieux qu’il avait fait préparer pour lui par sa femme. Il lui dit: je suis profondément touché du soin que la troupe du commandant Kim a pris de mon épouse, et je lui en suis très reconnaissant; je m’abstiendrai de prendre part en toute circonstance aux opérations «punitives» lancées contre les vôtres; je vous le promets sur mon honneur; s’il m’arrive de tomber sur votre armée, je tirerai trois coups en l’air, alors vous comprendrez que c’est moi, et vous passerez outre sans nous accorder plus d’attention; même dans la tombe, je n’oublierai pas ce que le commandant Kim a fait pour moi, je vous prie de lui transmettre mes salutations sincères. Il tint sa parole.

    Nous étions alors à Sankesong, et une troupe japonaise, basée à Guandi, lançait souvent des opérations «punitives» conjointement avec le régiment mandchou d’Emu. Mais à chaque rencontre avec nous, ce dernier eut soin de décrocher rapidement, et nous ne frappâmes, de notre côté, que les Japonais.

    Ce qui nous permettait de distinguer d’emblée les hommes de l’armée fantoche mandchoue des Japonais était le port du casque: les premiers ne le portaient pas tandis que les seconds le portaient. C’était un signe de distinction connu de toutes les troupes de partisans. Or, plus tard, les hommes de l’armée fantoche mandchoue se mirent eux aussi à porter le casque lors des opérations. En l’occurrence, nous les sommâmes sur le terrain d’enlever leur casque, parce que nous tirerions sur tous les hommes casqués, les prenant pour des Japonais. Et ceux-là eurent hâte d’ôter leur casque chaque fois qu’ils s’approchaient de nous.

    Les partisans ne frappèrent plus que les hommes portant le casque. Que ceux-ci viennent en tête de la colonne ou en queue, ils concentraient le feu sur eux, et les Japonais poussaient des cris de détresse: «Ah, quel flair étonnant ils ont, les partisans, pour deviner qui nous sommes et ne tirer que sur nous!» Nous demandâmes à l’armée mandchoue de nous signaler leur position par d’autres procédés, dont le tir en l’air, et elle s’y conforma tout aussi ponctuellement. S’il était impossible de nous signaler leur présence en tirant en l’air, ses hommes se massaient par dizaines, ou par centaines à un endroit et faisaient du chahut: «Jijigaga», «Jijigaga», en guise de signalement.

    Le colonel Zhang nous envoyait aussi souvent d’importantes quantités de vivres et d’articles d’usage courant. De temps en temps, il quittait la caserne avec un chariot chargé de porc et de raviolis chinois congelés, disant qu’il partait en opération «punitive», et il faisait mettre le chargement par ses hommes à un endroit convenu à l’avance avec les nôtres. Puis, il allait, à la tête de son unité, se balader pendant quelques heures ailleurs, déjà évacué par les troupes de partisans, et il regagnait la caserne.

    Un jour que nous faisions halte dans un village aux environs de Guandi, des commandants vinrent me relater l’état d’esprit des combattants à la veille du jour de l’An, et ils me demandèrent de les autoriser à envoyer des hommes se procurer des denrées alimentaires, ne serait-ce que du sarrasin ou de l’amidon de pomme de terre, pour donner aux combattants au jour de l’An un plat de nouilles au moins.

    Or, de crainte d’imposer une charge à la population, je refusai, et, un peu plus tard, j’ordonnai à la troupe d’évacuer le village. Les villageois s’apprêtaient à célébrer avec éclat la fête en disant qu’il leur était échu une rare chance de fêter le jour de l’An en compagnie de l’armée du commandant Kim, et ils risquaient, en voulant préparer le repas de fête de notre troupe, d’épuiser d’importantes quantités de céréales qui leur suffiraient pour plusieurs mois de subsistance. C’est pour éviter cette dépense que je conduisis mes hommes hors du village. Ne pas léser la population, cette idée nous a amenés à quitter le village, mais mes hommes n’étaient alors pas de bonne humeur.

    Nous bivouaquâmes au fond de la vallée de Huangnihezi et passâmes le jour de l’An dans une vieille baraque, autrefois occupée par des ouvriers de l’exploitation forestière, que nous avions réparée tant bien que mal. Et nous mangeâmes chacun un bol de millet cuit; mes hommes se léchaient les doigts, après avoir consommé leur portion congrue, lorsqu’il leur tomba comme du ciel, à leur grande joie, du porc et des raviolis chinois. C’était le colonel Zhang qui nous les faisait parvenir.

    Les liens d’amitié se resserrant, il se mit à nous envoyer des armes et des renseignements. La sensibilité et la sincérité dont nous avons fait preuve à l’égard d’une femme avaient produit un écho retentissant dans le cœur d’un homme, son mari, qui décida de tout faire pour nous les rendre, même au risque de sa vie. Celui-ci, bien que portant comme avant les épaulettes de colonel de l’armée fantoche mandchoue, a réparé ses fautes en accordant une assistance intrépide aux communistes et s’est lavé, par là-même, de la honte dont il s’était couvert devant l’histoire et le peuple.

    Gagner la masse des soldats de l’armée fantoche mandchoue et rallier également à la révolution les officiers subalternes et moyens de même que les officiers supérieurs honnêtes, pour isoler et frapper une poignée d’officiers réactionnaires, voilà l’orientation que nous avions alors fixée pour l’opération de sape de l’armée adverse, et notre démarche auprès du commandant de régiment de l’armée fantoche mandchoue a attesté sa justesse.

    Le résultat obtenu dépassait de loin tout ce qu’on pouvait escompter. Un colonel de l’armée adverse est passé, sans jamais nous avoir vus, exhorté par sa femme, de la contre-révolution qu’il servait, à l’œuvre patriotique pour servir son pays et a sympathisé avec le communisme. Son épouse, ancienne élève de Jilin, y a été pour beaucoup.

    Peu de temps après, cet homme fut muté à Huadian, et je confiai tout contact avec lui à Wei Zhengmin. Depuis nous n’eûmes aucune nouvelle de lui pendant de longues années, et ce ne fut qu’en 1941 que Kwak Ji San, adjoint de Wei à Huadian, me donna de brèves nouvelles.

    Il m’apprit que le 12e et le 13e régiments de l’armée fantoche mandchoue allaient bientôt partir pour la région de Rehe et que leurs commandants avaient exprimé leur désir de venir rejoindre l’armée révolutionnaire antijaponaise avant leur déplacement. Il était venu nous consulter parce qu’à Huadian il n’y avait pas de troupe assez importante capable d’assimiler les deux régiments mutinés ni de cadre compétent pour donner une réponse à leur proposition audacieuse. Depuis la mort de Wei Zhengmin, les cadres militaires et politiques de la 2e armée s’adressaient à nous pour régler les problèmes rencontrés selon les conclusions que nous énoncions.

    Je dis à Kwak Ji San de retourner tout de suite à Huadian pour dire aux deux commandants de régiment de l’armée adverse de passer immédiatement à l’action, mais hélas! il arriva trop tard. J’ai appris plus tard que le colonel Zhang avait remis, à Huadian, son régiment à son successeur Yang en l’exhortant à soutenir la résistance antijaponaise, et qu’il avait également incité, à la faveur de leur amitié, le commandant du 13e régiment, son voisin, à appuyer la révolution antijaponaise.

    Depuis, je n’ai plus entendu parler de ce que sont advenus les deux régiments, et, tout récemment, en lisant des documents sur la dislocation de l’armée fantoche mandchoue à l’époque de nos dernières opérations contre les Japonais, j’ai appris que ces régiments avaient levé l’étendard de révolte contre les impérialistes japonais au moment crucial.

    Un camarade loyal au sein de l’armée adverse rallie à notre cause des dizaines de milliers de nouveaux camarades et amis. Voilà pourquoi, dès le début de notre lutte armée antijaponaise, nous nous sommes assigné le mot d’ordre: «Edifions le fort de la révolution au sein de l’armée adverse!» Cela veut dire y aménager nos positions, c’est-à-dire y créer des forces favorables à la révolution afin de désagréger l’armée ennemie de l’intérieur.

    A l’époque, cette mission était désignée couramment sous le nom de travail politique auprès de l’ennemi. Frapper l’ennemi et le désagréger de l’intérieur, voilà les deux orientations stratégiques que nous avons suivies tout au long de la lutte antijaponaise. En tout temps, dans toute guerre et quels que soient les belligérants, on s’est battu et l’on se bat encore sur deux fronts: les forces armées adverses se mesurent d’une part et les idéologies, les mentalités opposées sont aux prises cherchant à l’emporter les unes sur les autres.

    Les Japonais eux aussi se sont proposé, dans leur prétendue politique de pacification, trois tâches majeures: l’opération de pacification à la surface, l’opération sur le plan idéologique et l’opération de pacification à la racine, ce qui représente au demeurant deux aspects essentiels de leur politique: l’«anéantissement des “bandits”» par la force des armes et la «transformation idéologique» au moyen de la propagande. L’adversaire s’est évertué à défaire les rangs des révolutionnaires en agissant sur leur mentalité.

    Cependant, beaucoup de camarades ont rechigné à consentir, au début, à notre idée d’implanter un réseau d’organisation révolutionnaire au sein de l’armée ennemie pour la saper de l’intérieur.

    Ce n’était certes pas par lâcheté ou qu’ils craignaient d’entreprendre une tâche périlleuse, mais parce qu’ils considéraient cette mission comme un écart par rapport à la ligne de classe suivie.

    Voici comment ils raisonnaient: nous sommes l’armée des ouvriers et des paysans tandis qu’elle est celle des bourgeois; les deux armées sont incompatibles, comme le sont l’eau et le feu: l’eau et le feu sont inconciliables; même un enfant de trois ans le sait; et dire qu’on essaie d’implanter l’organisation révolutionnaire au sein de l’armée adverse, quelles sornettes!

    Ceux qui dévoraient des ouvrages marxistes, en portant leur sac à dos plein à craquer, taxèrent notre initiative de déviation de droite, disant que cela revenait à prêcher une sorte de collaboration entre classes. C’était, à leurs yeux, tenter de coopérer avec les ennemis de classe en antagonisme flagrant avec nous, et bien plus, arguaient-ils, les classiques marxistes ne disent rien à ce sujet. Argumentation ridicule et stupide pour les jeunes de nos jours, mais à l’époque, le climat ambiant était tel qu’on ne pouvait faire un seul pas sans s’appuyer sur telle ou telle formule avancée par les fondateurs du marxisme. Ce point de vue à la fois simpliste et extrémiste l’emportait donc souvent.

    La lutte entre les classes était si exacerbée et l’on concevait contre les classes dominantes une haine si violente que nul ne s’avisait de considérer ce point de vue erroné comme un écart. Nombre de gens avaient rejoint la révolution, poussés par la haine contre les ennemis de classe et surmontaient les épreuves à seule fin de les combattre. Aussi condamnaient-ils sans merci tout ce qui leur paraissait relever tant soit peu du compromis. L’interprétation dogmatique de la théorie marxiste de la lutte des classes joua aussi un rôle pernicieux. Par conséquent, bon nombre de communistes inclinèrent à aviver la haine plutôt que l’amour, à préconiser l’intransigeance et la dureté, plutôt que la générosité et la mansuétude. Pire encore, les pseudo-marxistes exaltaient l’intransigeance comme le trait caractéristique du révolutionnaire et poussaient les jeunes politiquement et idéologiquement peu préparés à imiter les êtres à l’esprit borné et au cœur dur, à se conduire en vrai Honghuzi. Et ce déviationnisme a causé beaucoup de tort à la révolution marxiste et terni l’image des communistes. Les gauchistes et les dogmatistes, qui ne mettaient l’accent que sur la nécessité de défendre les intérêts des classes démunies, sous les mots d’ordre de la défense de leurs intérêts et de l’intransigeance envers les classes possédantes, n’ont voulu ni n’ont pu intervenir pour arrêter l’exode des gens du camp de la révolution dans le camp de l’adversaire, en restant des témoins froids.

    Le fond du problème ne résidait pas dans l’absence de formule marxiste au sujet de l’opération de désagrégation de l’armée ennemie, mais bien dans le manque de volonté de se guider sur les intérêts fondamentaux de la révolution pour établir la ligne de conduite à suivre.

    Nous étions persuadés que la révolution devait se baser sur l’amour du peuple et nous avons tâché, en étudiant le marxisme, d’y puiser l’idéal de l’amour et de l’union, plutôt que l’exaltation de l’intransigeance.

    Nous estimions possible de créer des forces favorables à la révolution même au sein de l’armée adverse, car, sans parler de la plupart des hommes du rang issus de familles d’ouvriers et de paysans, des officiers de grades subalterne et moyen, certains officiers supérieurs honnêtes pourraient sympathiser avec la cause de notre révolution ou compatir au sort des couches défavorisées dans cette société basée sur l’exploitation de l’homme par l’homme. Si nous les ralliions tous à la révolution, si nous en faisions nos alliés, l’ennemi s’en trouverait d’autant affaibli et, nos forces révolutionnaires d’autant accrues. Ce serait alors une grande offensive lancée contre les ennemis de classe pour les anéantir sans coup férir, une vaste campagne de propagande efficace pour montrer ce que sont les communistes, hommes au noble idéal de bien-être et de concorde de l’humanité tout entière.

    C’est animés par cet idéal que nous avions mis en avant comme mot d’ordre pour notre opération de sape de l’armée adverse «Edifions le fort de la révolution au sein de l’armée ennemie!»

    Notre conviction était fondée sur notre vision Juche de l’homme. L’homme est, insistions-nous, l’être sublime, doué du sens de l’indépendance, de créativité et conscient, être noble attaché à la justice. De par sa nature même, il exalte la bonté et la beauté; il condamne la méchanceté et la vilenie. L’humanité est dans sa nature.

    Excepté une poignée de réactionnaires des couches supérieures, les couches moyenne et inférieure et même une partie de ces premières peuvent, disions-nous, se rallier à la révolution ou sympathiser avec elle et la soutenir, à condition que nous fassions preuve de magnanimité à leur égard et les guidions judicieusement. Celui qui a un cœur sensible et aime son pays et son peuple, peut, même s’il sert pour le moment les classes des propriétaires fonciers et des capitalistes, rejoindre la révolution grâce à ses richesses spirituelles.

    Telle était notre conviction et elle a été et elle est à la base de notre politique appelant toute la nation sous le drapeau d’une grande union, excepté une poignée de réactionnaires et de pervers.

    Dans notre pays après la Libération, on mettait Kim Ku13 sur le même plan que Syngman Rhee, en l’accusant d’être le chef des terroristes. En effet, il s’était toujours montré hostile envers les communistes au point qu’on afficha une caricature le montrant, ainsi que Syngman Rhee, pénétrant dans une porcherie avec une courge sur la tête. Les fondeurs de l’Aciérie de Kangson ont inscrit sur une cheminée de leur usine le mot d’ordre: «A bas Kim Ku!» Nul ne croyait alors qu’on pût le changer tant soit peu. Or, cet anticommuniste fanatique a changé de convictions sous notre influence lors de la Conférence conjointe d’Avril du Nord et du Sud14. Il a fini par donner raison au communisme avec lequel il a commencé à sympathiser. Cette conversion a été possible, outre notre influence, grâce à son amour de la nation au nom de laquelle il avait combattu toute sa vie, et à son humanité, ces qualités morales ayant été portées à leur apogée alors qu’il prenait connaissance des réalités du Nord de la Corée.

    Si nous n’avions pas eu foi en ces qualités morales, nous n’aurions pas serré la main à Choe Tok Sin15 qui, longtemps, s’est battu contre nous en première ligne du front anticommuniste, pas plus que nous n’aurions ouvert le dialogue avec les gouvernants sud-coréens. Si nous nous efforçons d’opérer l’unité nationale par la voie des négociations, c’est parce que nous comptons sur la conscience nationale et sur la sensibilité que doivent avoir les gouvernants sud-coréens, aussi faibles et timorées que soient ces qualités pour le moment, car nous espérons qu’elles viendront tôt ou tard à s’exalter pour la concorde nationale.

    Une vive controverse éclata également sur la question de savoir quelles catégories d’hommes de l’armée ennemie il faut rallier à la résistance et quels procédés employer. La question de la sensibilisation de l’armée japonaise fut particulièrement contestée même par la plupart de ceux qui reconnaissaient la nécessité de ce genre d’opération auprès des couches inférieure et moyenne de l’armée fantoche mandchoue; ils avaient tous une idée fixe des Japonais: des brutes intraitables, à qui on a inculqué dès leur enfance le fameux «Yamato Tamashii» (esprit japonais – NDLR) et le culte de l’«empereur», et qui sont dressées par une discipline coercitive draconienne. Par conséquent, ils ne sont bons à rien et il faut les abattre sans merci comme les pires ennemis. Ils arguèrent, en hôchant la tête: combien il était difficile de guérir de leur maladie d’anticommunisme les leaders de l’armée indépendantiste, diplômés d’écoles militaires japonaises! Et dire qu’on essaye de s’adresser à ces satans de soldats et d’officiers japonais: quelle bêtise! Or, un incident inopiné survint pour renverser d’un coup leur opinion.

    Une année, la fièvre typhoïde dévastait les campagnes de Jiandao, et sous prétexte de combattre la maladie, les Japonais brûlèrent vifs les malades, après les avoir enfermés dans leurs locaux. Un jour, une troupe d’expédition «punitive» se rua sur le village où Tong Changrong, atteint de cette maladie, se faisait soigner.

    Un officier japonais le découvrit dans son lit de malade et ordonna à l’un de ses hommes de condamner toutes les portes et de mettre le feu à la maison. Aussitôt le soldat japonais s’apprêta à incendier le logis. Se voyant condamné, Tong décida de faire valoir sa vie par un ultime effort de propagande à l’adresse de l’armée ennemie. Il lui lança, en tapant du poing sur le sol de la chambre, en japonais qu’il parlait couramment pour avoir fait ses études supérieures au Japon.

    «Toi aussi, tu dois être issu d’une famille d’ouvriers ou de paysans, et pourquoi es-tu venu dans cette lointaine contrée étrangère? Est-ce pour tuer au hasard de pauvres gens? Qu’est-ce que tu gagnes à les massacrer si cruellement? N’est-ce pas immoral et inhumain de faire mourir un malade de façon barbare comme tu le fais?»

    Enfin, conquis par son appel ardent à la sensibilité humaine, le soldat japonais défonça d’un coup de pied la porte de derrière et le laissa sortir à l’insu de son supérieur, avant de mettre le feu à la maison.

    Tong Changrong se cacha un moment dans les champs, puis se sauva à toutes jambes l’échappant ainsi belle.

    Cet incident fit taire ceux qui s’obstinaient à mettre un terme à l’effort de sensibilisation auprès de l’armée japonaise.

    Depuis, avec plus de conviction, nous choisîmes des camarades fermes, intrépides, intelligents et habiles pour les glisser au sein de l’armée ennemie.

    L’effort de nos camarades qui, seuls au milieu de l’adversaire, avaient fait sans broncher tout leur possible pour mener à bien leur mission périlleuse, a fini par porter ses fruits: les mutineries devinrent quotidiennes dans l’armée fantoche mandchoue et dans le corps d’autodéfense.

    Nous nous sommes efforcés de préparer chacun de nos combattants à cette mission en leur enseignant une riche gamme de procédés et formes d’action, à savoir les appels lancés sur le champ de bataille, la distribution de publications, la mise en circulation de nouvelles, la diffusion de chansons, etc.

    Grâce à la vaste campagne de propagande que nous avons poursuivie avec ardeur et conviction à l’intention de l’armée ennemie, en privé et en public, en son sein et ailleurs, bon nombre d’unités de l’armée fantoche mandchoue en vinrent à éviter toute rencontre avec les troupes de partisans et devinrent plutôt de bons fournisseurs d’armes et de munitions.

    Sur une lettre de notre part, elles nous apportaient des armes, des munitions et des vivres, et à notre cri sur le champ de bataille: «Nous voulons vos armes et non pas votre vie», ils déposaient docilement leurs armes et se rendaient.

    Les troupes d’expédition «punitive» ennemies massacraient sans sourciller les nôtres, mais nous traitâmes avec humanité nos prisonniers, qu’ils soient de l’armée fantoche mandchoue ou de l’armée japonaise, et, après leur avoir donné des séances de rééducation dans un climat amical, nous les relâchâmes avec une somme d’argent pour le voyage.

    Si bien qu’un certain soldat de l’armée fantoche mandchoue se laissa volontiers capturer sept fois par notre troupe.

    «Tiens, tiens, te revoilà, mon vieux», lui lançèrent plaisamment les nôtres. Et il répondit, un sourire éloquent aux lèvres: «Je vous apporte un autre fusil.»

    Du temps que nous opérions en Mandchourie de l’Est, nous avions rallié à la révolution bon nombre d’officiers de l’armée ennemie, même au-delà du grade de capitaine, y compris les chefs de compagnie de la troupe du major Wen basée à Luozigou, dans le district de Wangqing.

    Le capitaine «Qian» qui, en 1934, mena brillamment à bien une mission de sape dans la troupe de Maguilin cantonnée à Nanhamatang, était aussi un ancien officier de l’armée fantoche mandchoue, converti au communisme sous notre influence.

    Même parmi les soldats de l’armée japonaise, nous avions des amis qui ont fait l’impossible pour nous aider.

    A l’issue de la bataille de Xiaowangqing, O Paek Ryong, en fouillant le champ de bataille, trouva sur le corps d’un chauffeur de l’armée d’agression japonaise tué une lettre adressée à l’armée de guérilla. Le chauffeur lui-même en était l’auteur; il était originaire d’un milieu ouvrier et membre du parti communiste japonais. Il venait nous remettre son camion avec cent mille cartouches, lorsqu’il fut surpris par les siens près d’une colline, non loin de la zone de guérilla. Il mit ses dernières volontés par écrit et se donna la mort.

    Son noble esprit d’internationalisme prolétarien nous a beaucoup émus.

    Ce communiste japonais qui, dans un effort sublime pour nous venir en aide, a expiré au pied d’une colline sans nom sur le lointain sol étranger, séparé, par des milliers de milles de mer et de grandes montagnes, de son pays natal où des êtres chers à son cœur, sa femme, ses enfants et ses parents, devaient l’attendre avec impatience, est toujours présent dans notre mémoire. Les habitants de Xiaowangqing avaient donné à leur école primaire le nom de ce combattant internationaliste. Ce qu’il en est aujourd’hui, je ne le sais pas.

    Forts de l’expérience de la rééducation du commandant de régiment de l’armée fantoche mandchoue d’Emu, nous déploierons plus énergiquement encore ce genre d’activité à Dapuchaihe aux confins d’Antu et de Dunhwa.

    Un bataillon de l’armée fantoche mandchoue y stationnait, réputé pour sa férocité dans l’opération «punitive» contre l’armée de guérilla. Pervers, il opérait de plus, assez habilement, tirant profit de sa longue expérience du combat, d’un système de commandement et d’une organisation quasi impeccables. Des tentatives pour y glisser nos agents ayant échoué, nous nous mîmes à l’étudier sous ses divers aspects pour en déceler les points faibles, et nous découvrîmes un fait important: son chef ne cessait de maugréer contre ses supérieurs, mécontent de sa solde insuffisante, et qu’il se livrait, à court d’argent, au trafic de l’opium, par l’intermédiaire de son aide de camp. Fait capital dont nous pourrions tirer parti pour la réussite de notre opération de sape auprès de cette troupe.

    Enfin, un jour, un groupe de combattants s’embusqua sur le chemin du retour de son aide de camp qui était allé acheter de l’opium et l’arrêta. Celui-ci trembla de peur que les hommes de l’armée révolutionnaire ne lui confisquent l’importante quantité d’opium qu’il apportait pour le compte de son chef, d’autant plus qu’à l’époque l’opium faisait couramment office d’argent. Or, les nôtres, sans toucher ni même s’intéresser tant soit peu à son stupéfiant, se contentèrent de lui donner une séance d’éducation, avant de le relâcher. Celui-ci, d’abord très étonné puis profondément touché par la noblesse de conduite des nôtres, en parla longuement et en termes élogieux à son chef, de retour dans son unité: les Japonais disent que l’armée communiste n’est qu’une horde de «bandits» et nous y croyions, mais nous avons tort; ce sont des hommes parfaitement comme il faut, et très cultivés... Le récit de l’aide de camp émut le chef de bataillon.

    Plus tard, je lui envoyai, par l’entremise de son aide de camp, ma carte de visite et une lettre où je lui disais: l’armée de guérilla ne veut pas le combat avec vous ; jusqu’ici, vous avez fait beaucoup de tort en poursuivant l’armée révolutionnaire; mais nous n’avons pas l’intention de vous en demander compte; nous ne vous demandons pas beaucoup; cessez de faire du tort au peuple et à l’armée révolutionnaire populaire; voilà ce que nous attendons de vous; si vous voulez réparer vos fautes et vivre désormais en bons termes avec l’armée révolutionnaire, envoyez-nous de temps en temps des publications dont la revue Tiejun (armée de fer – NDLR)...

    En réponse à ma lettre, son aide de camp vint nous voir avec un numéro de cette revue et convint avec nous, avant de repartir, d’un rendez-vous secret pour la remise de publications. Depuis, ils nous envoyèrent régulièrement des journaux et des revues édités dans l’armée ou dans le monde civil, et aussi des informations de valeur; ils les cachaient dans le trou d’un vieil arbre convenu. Souvent, nous leur envoyâmes aussi de l’argent pour qu’ils nous achètent des articles courants ou d’usage militaire, nécessaires à l’entretien de notre troupe, et ils satisfirent ces demandes avec la même ponctualité.

    Profondément touché de notre largeur d’esprit, ce chef de bataillon en vint à décider de lui-même de prendre en charge nos blessés; il les fit loger en cachette dans sa caserne et les fit bien nourrir et soigner jusqu’à ce que leur plaie cicatrisât.

    Ayant vu dans l’armée révolutionnaire populaire l’authentique force armée du peuple, et fort impressionné par notre amitié, il n’hésita pas à rédiger dans un style ardent un «appel à mes compagnons d’armes qui opèrent dans les montagnes» et me le fit parvenir.

    Par sa nature même, l’homme ne peut pas ne pas s’attacher à la vérité et ne pas exalter l’amour.

    J’ai toujours insisté auprès de mes camarades: l’ennemi tente de saper nos rangs au moyen du mensonge, de la supercherie, de la menace et du chantage; mais nous autres communistes, nous devons gagner le cœur des hommes de l’armée adverse par notre sincérité et notre sensibilité.

    Le nom d’une jeune combattante s’impose parmi nos agents qui, ayant pris à cœur mes instructions, ont accompli avec succès leur mission au sein de l’armée adverse. Elle s’appelait Im Un Ha.

    La pièce de théâtre le Tournesol, qui a connu une très large audience, évoque justement son expérience.

    Ce fut au printemps 1936 que je l’ai vue pour la première fois au camp secret de Mihunzhen.

    Nous discutions alors d’une série de problèmes importants relatifs aux préparatifs à accomplir pour former une nouvelle division dans l’Armée révolutionnaire populaire coréenne et créer l’Association pour la restauration de la patrie. La jeune fille, à l’idée de pouvoir gagner avec nous la région du mont Paektu, était transportée de joie.

    C’était une jeune fille jolie et charmante, effacée, mais infatigable et volontaire au besoin. Elle n’avait pas encore vingt ans et avait un corps frêle de fillette.

    «Général, vous me prendrez avec vous sans faute cette fois, n’est-ce pas?»

    Chaque fois qu’elle me rencontrait, elle m’implorait pour que je l’admette dans la troupe principale de l’Armée révolutionnaire populaire coréenne qui m’accompagnait.

    Cependant, je la désignai pour soigner Wei Zhengmin malade.

    Voyant son espoir de nous accompagner dans la patrie disparaître comme une bulle de savon, elle eut les larmes aux yeux.

    Je tâchai de la réconforter de mon mieux.

    «Voyons, sois raisonnable. Une fois installés là-bas, nous enverrons prendre le camarade Wei Zhengmin et toi; tu viendras alors nous rejoindre...

    – Merci, Général. Ne vous en faites pas pour moi», dit la jeune fille pour ne pas me charger, mais elle n’en gardait pas moins son regard attristé perdu au loin, vers le ciel du Sud.

    Quelques jours plus tard, nous quittâmes Mihunzhen et, en route, nous fîmes halte dans un petit hameau de montagne aux environs de Xiaofuerhe, où nous fûmes surpris tout à fait, vers l’aube, par une troupe ennemie qui, de Dapuchaihe, fonça sur ce petit hameau isolé de 4 ou 5 foyers.

    Rapidement, nous prîmes position à un endroit avantageux et accueillîmes l’assaillant avec un feu meurtrier. Mais les combattants qui étaient logés à part, de l’autre côté de la vallée, n’eurent pas le temps de se préparer à la riposte. C’étaient Wei Zhengmin, le responsable Li, ancien étudiant à l’Université Zhongshan, de Moscou, et fraîchement affecté dans notre armée, la femme de Cao Yafan et Im Un Ha. Ils étaient dans une chaumière isolée de ce côté.

    En fouillant le champ de bataille après avoir refoulé l’adversaire, nous découvrîmes dans le logis, dans les combles, Wei Zhengmin saignant abondamment, la jambe traversée par une balle.

    Ce jour-là, son état ayant brusquement empiré, il n’était pas en mesure de se mouvoir, et Im Un Ha, par un effort surhumain, le cacha dans les combles de la maison, et elle-même s’enfuit à toutes jambes à travers champs pour éviter les coups de feu de l’ennemi qui la pourchassait, mais, frappée d’une balle à la jambe, elle tomba à terre et fut capturée.

    La femme de Cao Yafan et le responsable Li furent tués.

    L’ennemi emmena la prisonnière dans la caserne d’une compagnie de l’armée fantoche mandchoue cantonnée aux environs de Dapuchaihe et l’assigna à la corvée de vaisselle et de lessive. L’instructeur militaire japonais avait tenté de lui arracher des secrets en la soumettant à une torture atroce, mais, n’ayant obtenu aucun résultat, il avait décidé de changer de méthode: il espérait lui tirer les vers du nez en lui faisant faire la corvée dans la caserne.

    Ainsi, seule dans le camp de l’ennemi, notre jeune combattante n’en pensait pas moins au moyen de servir la révolution dans son état de captive. Elle finit par adopter un plan audacieux: faire passer de notre côté toute la compagnie de l’armée ennemie.

    Elle choisit de mettre en jeu sa belle voix pour émouvoir ces hommes endurcis et abrutis par la vie du service dure et pénible dans l’armée fantoche mandchoue, et en vue d’établir le contact avec eux, elle alla mettre à sécher du linge dans la cour de la caserne, où elle resta de longs moments, sous prétexte d’avoir l’œil sur le linge, en fredonnant des chansons douces et tristes.

    A l’époque, l’armée de guérilla avait une chanson bien adaptée à ce genre de mission. Nous avions mis un texte nouveau et révolutionnaire sur l’air d’une vieille chanson chinoise aux tonalités tristes: une femme évoquait son amour sur la tombe de son mari, mort d’épuisement sur le chantier de construction de la Grande Muraille.

    Im Un Ha modulait tristement cette chanson quand elle ne voyait autour d’elle que des soldats mais fredonnait des chansons en vogue quand il y avait des officiers.

    Ayant appartenu à l’armée de salut national avant de venir s’intégrer dans l’armée fantoche mandchoue, par suite de la félonie de leur chef, la plupart des hommes de cette compagnie conservaient un sentiment d’animosité envers les Japonais.

    Le chant mélancolique et doux de la jeune fille ne tarda pas à serrer le cœur de ces hommes. Même des officiers devenaient songeurs, leur regard plein de nostalgie perdu au loin, quand la jeune fille modulait tristement l’air d’une chanson.

    La nouvelle se répandit rapidement disant que la jeune captive chantait à merveille, et des hommes en vinrent lui demander:

    «Mademoiselle, chante-nous quelque chose de doux, nous t’en prions.»

    Elle ne se faisait pas prier; un gentil sourire aux lèvres, elle leur répondait: si ce n’est que pour chanter, d’accord, je chanterai dix fois ou cent fois pour vous. Elle s’éclaircissait la voix et chantait la chanson qui évoquait la rancœur que gardaient les Chinois contre les Japonais qui les persécutaient et les massacraient au hasard.

    

    Dans l’antiquité,

    Les Chinois dépérissaient

    Sur le chantier de la Grande Muraille

    Aujourd’hui, les Japonais les massacrent

    A coups de fusil et de baïonnette

    Levez-vous, Chinois

    Allons laver nos rancœurs!

    

    En chantant, la jeune fille pleura, et en l’entendant, les hommes de l’armée fantoche mandchoue, si durs, si insensibles, pleurèrent, eux aussi, silencieusement.

    D’autre part, elle rapiéçait leurs vêtements déchirés; elle mettait de côté les bonnes choses qu’elle leur distribuait plus tard.

    De cette façon, elle se lia d’amitié avec des soldats dont quelques jeunes se mirent à l’aimer comme leur propre sœur. Orphelins de bonne heure, ils avaient vécu d’aumône en roulant leur bosse au hasard avant d’être appelés sous les drapeaux.

    La jeune fille prit soin de ces jeunes, pauvres et malheureux, sans soutien, et ceux-ci, avides de chaleur humaine, se prirent d’affection pour elle, la considérant comme leur propre sœur ou leur propre mère.

    Un jour, trois jeunes soldats vinrent lui proposer de devenir frères et sœur d’élection.

    «Vous êtes notre sœur aînée. Nous sommes prêts à donner notre vie pour vous.»

    Leur serment était ardent et pathétique.

    La jeune fille accepta; elle leur serra vigoureusement la main: «Moi aussi, je donnerai volontiers ma vie pour vous, mes jeunes frères!»

    Elle élargit le cercle de ses frères d’élection qu’elle transforma ensuite en une association antijaponaise, puis, pour passer à l’action décisive, elle entreprit une démarche auprès du chef de compagnie. Celui-ci, qui venait de l’armée de salut national, regardait d’un mauvais œil l’instructeur militaire japonais qui se conduisait de façon arbitraire.

    La jeune prisonnière s’en aperçut, et, un jour, elle alla lui parler longuement et avec conviction des hommes de l’armée fantoche mandchoue qui avaient changé de camp. Puis, elle alla droit au problème:

    «Capitaine, passez à l’armée de guérilla à la tête de votre unité.»

    Frappé de stupeur et d’étonnement, celui-ci resta sans voix, tant la proposition était inopinée et audacieuse.

    «Préférez-vous traîner toujours cette existence misérable de bête de somme traquée? Hier encore, ce satan d’instructeur japonais a battu votre affectionné petit Wang au point qu’il est tombé sans connaissance. Cependant vous n’osez pas intervenir ni protester tant soit peu contre lui.»

    Le chef de compagnie frémissait de colère, mais elle n’en continua pas moins à le fustiger et à l’exhorter.

    «Ralliez la résistance. Je vous aiderai. Tous vos hommes sont mes frères d’élection et membres d’une association antijaponaise.»

    L’autre resta muet en proie à un désarroi extrême, mais aussi saisi d’admiration pour cette menue jeune fille dont les yeux lançaient des flammes. Il ne faisait que la fixer des yeux. Quel labeur colossal a accompli cette jeune fille si frêle? Son petit corps cachait un cœur de titan. Il en était bouleversé.

    «J’ai honte de moi.»

    Ceci dit, il se précipita au dehors comme s’il s’enfuyait.

    Le lendemain, les soldats, sous l’influence d’Im Un Ha, se rassemblèrent dans la caserne pour réclamer le paiement de leur solde arriérée depuis six mois. L’instructeur japonais apparut, il frappa violemment les délégués des soldats et les invectiva.

    Im Un Ha jugea le moment propice, elle s’avança au-devant des soldats et les appela à mettre la crosse en l’air:

    «Mes frères!

    «Liquidez ce sacré instructeur japonais qui se conduit de façon si arbitraire!

    «Mettez un terme à cette existence misérable dans l’armée fantoche mandchoue et suivez-moi pour aller rejoindre l’armée de guérilla antijaponaise.»

    Les soldats répondirent avec enthousiasme à son appel; après avoir exécuté le Japonais, ils formèrent les rangs et partirent se joindre à une troupe de partisans.

    Ils emportaient avec eux 3 mitrailleuses tchèques, 19 fusils, un revolver et plus de 4 700 cartouches.

    Il est rare dans l’histoire, je crois, qu’une jeune fille de moins de vingt ans persuade toute une compagnie de l’armée adverse de changer de camp. Les Japonais eux-mêmes notèrent dans leurs documents confidentiels cet incident comme un événement sans précédent.

    Im Un Ha a suivi scrupuleusement nos instructions pour mettre dans la bonne voie, par son amour et sa sincérité, par sa magnanimité de communiste, une compagnie de l’armée fantoche mandchoue. Elle est une belle fleur de l’armée de guérilla, une fille au cœur ardent de la Corée.

    Depuis la seconde moitié des années 1930, nous avons intensifié plus encore ce genre d’activités de sape dans l’armée ennemie, nous avons réussi à implanter un réseau de notre organisation jusqu’au sein de l’armée Chingan de triste réputation, et nous avons noyauté nombre de troupes du corps d’autodéfense et de postes de la police fantoche mandchoue, au point que, lors de nos dernières opérations contre le Japon pour la libération de la patrie, la plupart des unités de l’armée fantoche mandchoue tournèrent leurs fusils contre les Japonais ou se désagrégèrent.

    L’armée d’agression japonaise et l’armée fantoche mandchoue, toutes deux armées de l’injustice, ne pouvaient pas ne pas connaître une fin ignominieuse. C’était dicté par la loi et la logique de l’histoire.

    Somme toute, que ce soit par un chemin droit ou de détour, que ce soit aujourd’hui ou demain, l’homme finit par retrouver la justice et la vérité.

    Je n’ai pas de nouvelles du chef de régiment dont j’ai fait la connaissance à Emu. Mais je suis convaincu que lui-même, sa femme et ses descendants, s’ils vivent quelque part, se dévouent pour leur patrie et la nation chinoise.

    

    

    

    3. Sur le rivage du lac Jingpo

    

    

    Un petit village est blotti sur le rivage sud du lac Jingpo, une des plus grandes merveilles de la Mandchourie. C’est Nanhutou. Son nom indique: village situé à l’extrémité sud du lac. De l’autre côté du lac se trouve un autre village, qui s’appelle Beihutou. A quelques lieues en amont sur la rivière Xiaojiaqihe qui se jette dans ce lac, étaient tapies, dans une vallée profonde, sur le versant d’une montagne, deux vieilles cabanes en rondins. C’est dans une de ces cabanes que nous convoquâmes une conférence, en février 1936.

    J’ai appris que, son emplacement est devenu aujourd’hui difficile à reconnaître, envahi par la végétation. Mais, il y a 50 ou 60 ans, se dressaient devant cette cabane un frêne élevé et un grand pin pignon qui servaient de repères à ceux qui venaient participer à la conférence. L’histoire de la seconde moitié des années 1930 de notre pays commença dans cette «cabane en rondins de Xiaojiaqihe» comme l’appellent nos historiens.

    Après avoir accompli une nouvelle expédition connue sous le nom de «deuxième expédition en Mandchourie du Nord», nous nous dirigeâmes vers Nanhutou, à la mi-février 1936, entre le Ripchun (jour annonçant le début du printemps selon le calendrier lunaire – NDLR) et l’Usu (jour de la première pluie de l’année selon le même calendrier – NDLR). Il faisait encore un froid de canard en Mandchourie du Nord. Une bise glaciale, propre au continent, soufflait avec rage et nous cinglait le visage. Le lac Jingpo craquait sous la glace, et, dans la forêt de Xiaojiaqihe se faisait entendre le bruit sec des chênes et des bouleaux que faisait éclater le gel. La rigueur du froid était telle que même des cuisiniers expérimentés, en plein air, ne pouvaient jamais préparer les repas sans que le riz ne fût pas assez cuit. La partie inférieure de la marmite mise sur le feu laissait cuire le riz jusqu’à ce qu’il soit complètement calciné, tandis que sa partie supérieure ne parvenait même pas à faire bouillir l’eau, incapable de résister à la basse température du dehors qui descendait jusqu’à 40 degrés au-dessous de zéro. La Mandchourie du Nord reste pour moi inoubliable, d’autant plus que, de toute ma vie, c’est là que j’ai mangé le plus souvent des aliments insuffisamment cuits.

    Il y avait déjà quatre années que les premiers coups de feu de la grande guerre antijaponaise avaient retenti.

    Pendant ce temps, nos forces révolutionnaires s’étaient considé-rablement accrues politiquement et militairement, et nous avions désormais tous les atouts pour développer notre lutte. La révolution antijaponaise qui avait connu des hauts et des bas faisait assurément de grands progrès vers une étape nouvelle.

    Sans même avoir eu le temps de me reposer de l’expédition qui venait de se terminer, j’avais eu hâte de partir pour Nanhutou où Wei Zhengmin m’avait proposé un rendez-vous. Je pressai le pas, en proie à cette préoccupation: quel serait l’avenir de notre révolution?

    Au cours de notre expédition en Mandchourie du Nord, puis pendant mon séjour à Xiaojiaqihe, j’étais impatient de voir revenir ceux qui étaient partis il y avait six mois pour Moscou.

    La mission dont Wei Zhengmin avait été chargé par la Conférence de Yaoyinggou auprès du Komintern était, extérieurement, le problème du Minsaengdan qui avait causé l’élimination de milliers de communistes coréens en Mandchourie de l’Est, mais c’était au fond, pouvait-on dire, celui du caractère indépendant de la révolution coréenne: si les communistes coréens se proposaient de lutter pour la révolution coréenne, cela était-il, oui ou non, juste, légitime et compatible avec ce principe défini par le Komintern: un seul parti par pays? Selon la manière de penser d’aujourd’hui, rien n’est plus naturel et c’est clair comme de l’eau de roche, mais il n’en était pas ainsi à l’époque où existait le Komintern et où le principe d’un seul parti par pays était considéré comme une consigne irrévocable. C’était un problème compliqué et délicat dont personne ne pouvait juger à la légère. Une question majeure qui pouvait être fatale pour notre cause.

    L’argument de ceux qui, en mettant en avant ce principe, prétendaient que, si les Coréens réclamaient le droit de lutter pour la révolution coréenne, c’était là un acte hérétique, indigne des communistes, et un acte fractionnel préjudiciable au parti, semblait être péremptoire et menaçant.

    Ils déclaraient: qui dit communiste dit internationaliste; comment donc peut-on penser uniquement, dans un esprit nationaliste, à sa patrie où le parti n’existe même pas, au lieu de songer à se consacrer à la révolution dans le pays dont on est membre du parti? Cette prise de position évoque justement celle des révisionnistes de la IIe Internationale qui réclamaient la «défense de la patrie»; Lénine a stigmatisé les partisans de la «défense de la patrie» comme des traîtres et des ennemis du socialisme et du communisme; si vous, les communistes coréens, persistez à vous réclamer de la révolution coréenne, vous risquez d’être flétris comme des renégats et des ennemis du socialisme; il faut que vous vous absteniez d’actes irréfléchis et téméraires.

    Certes, ce problème ne m’inquiétait pas trop, et je me doutais, en quelque sorte, de la réponse positive qu’allait apporter Wei Zhengmin. J’étais convaincu que notre position était juste et que Wei Zhengmin en avait une compréhension suffisante. Je ne doutais donc pas que les responsables de l’Internationale communiste apprécieraient favorablement notre position en ce qui concernait la question fondamentale de la révolution coréenne.

    Ma certitude que le Komintern allait régler justement et équitablement nos problèmes était, bien entendu, fondée sur ma conviction invariable que notre prise de position sur ces problèmes répondait aux principes et aux intérêts de la révolution, mais également, dans une grande mesure, sur la situation d’alors qui obligeait le Komintern à changer de ligne.

    En 1919, année de la fondation du Komintern par Lénine, le Parti communiste russe était le seul parti de la classe ouvrière au pouvoir. La gauche révolutionnaire s’était séparée de la IIe Internationale transformée en parti social-démocrate révisionniste, pour former des partis communistes, qui, cependant sur le plan organisationnel et idéologique, n’étaient pas assez forts pour accomplir par leurs propres forces la révolution dans leurs pays.

    Après la victoire de la révolution socialiste en Russie, on avait vu se déchaîner partout dans le monde tel un courant de l’époque la lutte visant à rompre les fers du capital et à fonder des républiques soviétiques, mais cette lutte n’avait pas abouti au résultat escompté et avait fini par échouer. Malgré la situation favorable caractérisée par la présence du premier Etat socialiste dans l’histoire, les forces révolutionnaires de chaque pays pris séparément n’étaient pas suffisamment préparées pour l’emporter sur leurs adversaires et obtenir la victoire finale.

    Cette situation avait imposé aux communistes de tous les pays cette tâche majeure: réformer le mouvement communiste international autour de la nouvelle Russie et du Parti communiste russe et renforcer son unité. Elle exigeait également que le Komintern conforme sa forme d’organisation et ses méthodes d’activité au principe du centralisme démocratique et que le parti et le mouvement révolutionnaire de chaque pays obéissent rigoureusement aux directives de leur centre international.

    Or, cette exigence avait été souvent acceptée de façon mécanique: certains communistes dansaient sur l’air de Moscou sans tenir compte de l’objectif de la révolution dans leur pays et des intérêts nationaux. Attitude servile qui a porté de graves préjudices au mouvement révolutionnaire de différents pays.

    Quoi qu’il en soit, sous la direction du Komintern, le mouvement révolutionnaire de tous les pays avait fait des progrès tangibles, et ses forces s’étaient accrues. Les communistes de chaque pays allaient s’affirmer comme une force efficace pour accomplir leur révolution en toute indépendance.

    Dès le début des années 1920, on a vu des partis communistes apparaître successivement dans les pays colonisés et semi-colonisés de l’Asie, et, sous leur direction, la lutte de libération nationale s’y développer rapidement. Dans ce processus, ces partis avaient acquis du prestige et prétendaient de plus en plus au droit de décider eux-mêmes de leur politique. En effet, pour le Komintern siégeant à Moscou, il était difficile, tenant le gouvernail de la révolution mondiale, de donner à temps des recettes conformes aux réalités précises des pays des différents continents, d’orienter la lutte révolutionnaire de ces pays conformément aux circonstances et aux conditions en changement constant où ils étaient. Du reste, cette organisation internationale composée de personnes de nationalités différentes présentait inévitablement certains inconvénients quand elle avait à élaborer une politique et à transmettre les consignes.

    Le mouvement communiste international reconnut enfin la nécessité de modifier progressivement sa forme d’organisation et ses méthodes de direction pour canaliser les forces révolutionnaires et développer leur lutte à l’échelle mondiale. Le fait que la révolution ne puisse être exportée ni importée, ainsi que la tâche urgente qui incombait aux communistes de tous les pays d’unir étroitement les forces révolutionnaires de leurs pays respectifs, leur firent ressentir vivement la nécessité pour eux de jouir de la liberté de décision dans l’élaboration et l’application de leur ligne et de maintenir l’autonomie de leur parti. Cette évolution de la situation nous permit de présumer que le Komintern reconnaîtrait le caractère indépendant de la révolution coréenne.

    C’est en été 1935 que Wei Zhengmin était allé en Union soviétique, via Hunchun. Avant de partir, il m’avait promis que, en rentrant, il passerait par Haerbin ou Muling pour me rejoindre à Ningan. C’est pourquoi, après l’expédition à Emu, nous nous étions mis en route vers Ningan.

    A l’époque, le danger du fascisme devenait de plus en plus menaçant dans l’arène internationale.

    La guerre civile en Espagne commençait, à cause de l’intervention brutale des fascistes, à dégénérer en conflit international.

    En Orient, l’archipel du Japon était en train d’être transformé en foyer de nouvelle guerre. Sa militarisation ne cessait de s’accélérer.

    La formation du cabinet Saito à la suite de l’«incident du 15 Mai» 1932 avait mis fin à l’époque des cabinets des partis politiques pour inaugurer celle des cabinets militaires. Des propos belliqueux du genre: «La guerre est père de la création et mère de la culture» y étaient lancés sans hésitation à la face du monde entier.

    La fascisation du Japon atteignit son point culminant à l’occasion de l’incident du 26 février 1936, à la veille de notre Conférence de Nanhutou, pour arriver finalement à une étape dangereuse où la doctrine d’agression outre-mer des autorités militaires, représentées par le groupe des jeunes, commençait à se réaliser.

    De jeunes officiers et plus de mille sous-officiers et soldats insurgés attaquèrent les résidences du Premier ministre et de plusieurs ministres pour assassiner ou blesser grièvement le garde des sceaux, le ministre des Finances, l’instructeur général de l’Education militaire, le grand chambellan. Ils s’emparèrent également de la préfecture de police de la capitale, du ministère de la Guerre, de l’état-major général, de la résidence du ministre de la Guerre, occupant ainsi le «cœur de la politique japonaise».

    Cette révolte armée, dont le but officiel était de «respecter l’empereur et d’abattre les ministres traîtres», fut réprimée au bout de quatre jours, et ses auteurs condamnés à mort. La situation politique fut sauvée, mais l’événement annonça le danger imminent d’un déchaînement général du militarisme nippon.

    L’«incident du 26 Février», qu’on prétendait être le produit du désaccord dans les milieux militaires du Japon, désaccord qui s’était manifesté par l’antagonisme entre le groupe fidèle à l’empereur et le groupe des partisans du contrôle, démontra à quelle étape périlleuse étaient arrivés la fascisation du pays et l’établissement du système militariste par les autorités militaires dictatoriales. Les manœuvres des forces militaristes au Japon couraient le risque de dégénérer en une guerre ou en une action militaire d’une plus grande envergure.

    Nous suivions de près, avec une grande vigilance, l’évolution de la situation au Japon, et, en présupposant les conséquences éventuelles qu’elle pouvait entraîner, nous réexaminâmes notre stratégie pour y faire face. La révolte avait échoué, mais elle avait montré que le militarisme se mêlait, d’une manière brutale, de la vie politique japonaise et qu’il s’agitait éperdument pour préparer son agression outre-mer. En effet, dans moins d’une année et demie, le Japon provoquera la guerre sino-japonaise pour se lancer dans la voie d’une agression de plus grande envergure.

    La fascisation du Japon accéléra l’oppression de la Corée, alors sa colonie, par celui-ci. Une campagne furieuse fut lancée pour supprimer tout ce qui était propre aux Coréens, toutes les formes de mouvement antijaponais et tous les éléments hostiles au Japon.

    L’emploi du coréen au lieu du japonais, le port de l’habit blanc au lieu de l’habit de couleur, le refus de hisser le drapeau japonais «Hinomaru», de visiter le temple shintoïste, de réciter le «serment du sujet de l’empire japonais», voire de porter le socque japonais, tout cela était accusé d’actes antijaponais, de trahison, voire de haute trahison, et les coupables étaient punis, condamnés à une amende ou arrêtés et emprisonnés.

    Au cours de cette terrible campagne visant à la destruction de la nation coréenne, des patriotes d’hier, ayant vendu ce qui leur restait de leur conscience nationale choisissaient la voie de la trahison dans l’espoir de sauver leur vie, préconisant que «les Japonais et les Coréens ont les mêmes ancêtres et la même origine» et que «le Japon et la Corée ne font qu’un».

    Les patriotes allaient disparaître, tandis que les traîtres faisaient la loi. La Corée était à l’article de la mort.

    La Corée allait périr! C’est justement cette triste réalité qui nous avait déterminés à rejoindre le mont Paektu pour démontrer que la Corée était vivante, qu’elle combattait et qu’elle retrouverait son indépendance.

    Comme je viens de l’évoquer, à l’époque qui avait précédé la Conférence de Nanhutou et qui la suivit, des événements bouleversants se produisirent successivement à l’intérieur comme à l’extérieur du pays.

    Il est vrai que les événements internationaux exerçaient une forte pression morale sur nous, mais nous étions loin d’être abattus. J’étais convaincu que l’extension de la lutte armée en Corée nous permettrait de triompher des impérialistes japonais.

    Notre marche vers Nanhutou était fatigante et pénible, mais les partisans avaient bon moral, encouragés par la perspective de notre prochain déplacement dans la région du mont Paektu. C’est au cours de cette marche, autant qu’il m’en souvienne, que quelqu’un nous raconta un conte de fées sur le village de Zhenzhuwen, sur le lac Jingpo, et que nous commentâmes la leçon édifiante qu’il nous donnait. Le récit avait de quoi charmer:

    Il était une fois un vieil homme pauvre et sa fille dans le village de Zhenzhuwen sur le rivage du lac Jingpo. La jeune fille, qui allait avoir 20 ans, était si belle que tous les garçons de son village et des villages voisins désiraient l’épouser.

    Son père avait le pouvoir surnaturel de voir jusqu’à mille pieds dans la profondeur de l’eau. Un jour, il dit à sa fille:

    «L’autre jour, quand je pêchais à la ligne, j’ai trouvé un miroir d’or déposé au fond du lac. Pour le repêcher, il faut se débarrasser d’un monstre à trois têtes, et, pour réussir l’entreprise, il faut un aide courageux, intrépide et hardi. Depuis quelques jours, je suis impatient de trouver un tel aide.»

    La fille, dévouée à son père, lui proposa:

    «J’épouserai celui qui t’aidera à repêcher le miroir d’or.»

    Le père accepta sa proposition. Il fit circuler la volonté de sa fille dans tous les villages. De nombreux garçons affluèrent à Zhenzhuwen. Le père leur expliqua son projet. Pas un seul d’entre eux ne put se résoudre à se lancer dans une entreprise aussi périlleuse.

    A ce moment-là, un jeune homme qui se nommait Yang proposa ses services. Sa demande fut accueillie avec joie. Le vieil homme lui assura qu’il pourrait épouser sa fille si l’entreprise réussissait.

    Par une belle journée sans nuage, les deux hommes se rendirent au bord du lac. Le vieil homme lança le bateau sur l’eau, puis, donnant au garçon trois épées de dimensions différentes, lui dit: «Quand je remonterai à la surface pour la première fois, tu me donneras l’épée la plus petite, quand je remonterai pour la deuxième fois, tu me passeras la moyenne, et, quand je remonterai pour la troisième fois, tu me remettras la plus grande. D’ailleurs, quand tu me donneras tes épées, il faudra que tes mains soient aussi promptes que l’éclair. Tu ne dois pas avoir peur. Si tu prends peur et t’enfuis à mi-chemin avant que l’entreprise ne réussisse, nous perdrons la vie tous les deux.»

    Le jeune homme le rassura: «Ne vous inquiétez pas, père!»

    Le vieil homme se jeta à l’eau.

    Le garçon, sur le bateau, plongeait son regard dans l’eau, tandis que la jeune fille, debout sur le rivage, ne le quittait pas des yeux. Au bout d’un instant, un visage pâle remonta brusquement à la surface de l’eau. Comme convenu, le garçon lui tendit la plus petite des épées. Le vieil homme se replongea. Au même instant, un grondement se fit entendre au fond du lac. Le vieil homme réapparut à la surface en portant une tête du monstre ensanglantée aussi grande que celle d’un homme, reçut l’épée moyenne et disparut dans l’eau. Au bout d’un certain moment, la surface de l’eau commença brusquement à monter, soulevant une tempête violente, prête à renverser le bateau.

    Le vieil homme, tout couvert de sang, surgit pour la troisième fois avec une autre tête aussi grosse que celle d’un cheval, reçut du garçon la plus grande épée et s’engouffra de nouveau au fond du lac en furie. Grondement de tonnerre dans le ciel, vagues déchaînées sur le lac, prêtes à engloutir le bateau flottant au gré des flots. Devant cette scène, la jeune fille se sentait sur des charbons ardents. On eût dit que son cœur allait cesser de battre.

    De son côté, le jeune homme perdit la raison. Trahissant la promesse qu’il avait faite au vieil homme et ayant oublié sa promise qui l’observait du rivage, il se mit à ramer précipitamment vers le rivage. La jeune fille, blême de colère, vociféra contre lui en frappant des pieds contre le sol, puis le persuada de remettre le cap sur le milieu du lac. Elle-même monta à bord et se mit à chercher son père. Le vent et les vagues s’étaient calmés, mais ils ne virent plus le vieil homme. De toute la force de leurs poumons, ils appelèrent le père qui ne répondit pas.

    La jeune fille, pleurant de tristesse, reprocha sa trahison au jeune homme, qui répliqua. La dispute se prolongeait, quand, tout à coup, les deux jeunes gens disparurent eux aussi dans le brouillard.

    La légende se transmettait différemment selon les régions, d’Emu à Ningan. A mon avis, le nom du lac Jingpo procède de cette légende. La légende faisait réfléchir à la fidélité au serment et à l’esprit de sacrifice. Nos camarades disaient pis que pendre du garçon Yang, lui reprochant son infidélité et sa lâcheté. Le récit avait touché assez profondément les partisans. En effet, si quelqu’un, parmi eux, commettait une lâcheté, il était comparé au «garçon Yang du lac Jingpo».

    Pour délibérer des mesures à prendre pour nous acquitter des tâches historiques que nous imposaient la patrie et la nation en détresse, je décidai de convoquer à Xiaojiaqihe, avant le départ pour le mont Paektu, une conférence des responsables militaires et politiques de l’Armée révolutionnaire populaire coréenne.

    Un soir de la mi-février, en attendant les messagers qui allaient rentrer de Moscou, je mettais la dernière main au projet de rapport à présenter à la conférence, quand la porte de ma cabane en rondins s’ouvrit brusquement, et Wei Zhengmin se présenta, sans crier gare.

    Il s’excusa d’abord de son retard, dû aux soins qu’il avait reçus pendant plusieurs mois dans un hôpital. Malgré son retard, je trouvai qu’il méritait nos félicitations, car il était rentré en Mandchourie après avoir recouvré la santé. Il paraissait bien portant, ce qu’il devait probablement à l’air salubre de Moscou qu’il avait respiré pendant ce temps. N’ayant pas encore écouté le récit de son voyage, je pus cependant en deviner le résultat à son attitude et à son expression calme.

    Son chemin du retour n’avait pas été facile. Il était arrivé par le train, via Haerbin, à Ningan, où il avait rencontré des amis de la 5e armée, de Zhou Baozhong, puis s’était remis en route pour Nanhutou. Mais, en passant près du village de Wangou, il avait été surpris par une patrouille de police. Après un bref interrogatoire, le trouvant suspect, les policiers avaient voulu l’emmener au poste. Comme son paquet contenait des documents importants du Komintern, s’il était emmené au poste de police, il serait perdu. Il s’était alors avisé de leur graisser la patte: il en avait ainsi été quitte pour 50 yuans.

    Il me dit pour rire que le prix de sa vie n’était que de 50 yuans, alors qu’il avait cru en valoir des dizaines de milliers.

    Puis, il voulut me serrer de nouveau la main.

    «Camarade Kim Il Sung, fit-il, laissez-moi vous serrer de nouveau la main.»

    Intrigué, je demandai:

    «Nous venons d’échanger une poignée de mains, et vous en voulez une autre?

    – En signe de félicitations, cette fois. C’est une poignée de main significative. Je vous apporte une nouvelle heureuse, camarade

    Kim Il Sung. Le Komintern, après avoir reçu vos propositions, en a discuté en les prenant au sérieux, a conclu que vos revendications étaient totalement et entièrement justifiées, et, pour les soutenir, a donné quelques directives d’importance. Tout a été réglé comme le désiraient les communistes coréens!»

    Je sentis les larmes monter à mes yeux, et, sans m’en rendre compte, je le pris avec force par les bras.

    «Est-ce vrai?

    – Oui, c’est vrai. Le Komintern a reconnu que l’organisation du parti de la Mandchourie de l’Est avait commis de graves erreurs gauchistes dans certains domaines, notamment dans la lutte contre le Minsaengdan. Depuis les responsables du Komintern jusqu’à ceux qui y représentent le Parti communiste chinois, tous ont exprimé le même avis sur ce sujet.

    «L’essentiel, c’est que le Komintern a reconnu et soutenu qu’accomplir la révolution coréenne sous leur responsabilité est le droit sacré et indéniable des communistes coréens. Il a nettement délimité les responsabilités entre les communistes chinois et les communistes coréens pour que les premiers prennent en charge la révolution chinoise, et les seconds, la révolution coréenne.»

    Wei Zhengmin ne put poursuivre et resta un moment silencieux.

    Je m’aperçus qu’il était bourrelé de remords et de repentir. Soit qu’il se souvînt des discussions vives que nous avions eues autrefois chacun devenant tout rouge et haussant le ton, insistant sur la justesse de ses arguments, soit qu’il se remémorât les réquisitoires sévères que nous avions dû prononcer l’un contre l’autre au cours des Conférences de Yaoyinggou et de Dahuangwai, soit encore qu’il se repentît des actes qu’il s’était permis hors des salles de conférence pour...

    Or, le voyage de Wei Zhengmin à Moscou nous avait permis de résoudre tous ces problèmes complexes conformément à notre désir.

    A en croire certains renseignements sur son voyage à Moscou, il n’y était pas allé pour participer au 7e Congrès du Komintern, mais, en vue d’une inspection d’étude, en compagnie d’une dizaine de cadres des organisations locales du parti et des Jeunesses communistes, il était parti de Hunchun pour Moscou, et sa mission fondamentale consistait à rendre compte à la délégation chinoise du Komintern de l’affaire du Minsaengdan. Il y a encore d’autres renseignements à ce sujet. Mais tous ces renseignements ne sont pas fondés. Les archives du Komintern conservent aujourd’hui encore un document témoignant sans conteste de sa présence à ce congrès.

    Wei Zhengmin me raconta qu’il avait présenté au Komintern un rapport détaillé sur la lutte des partisans en Mandchourie. Ce rapport s’intitulait: «Rapport de Feng Kang». A Moscou, il avait utilisé, outre son vrai nom, le pseudonyme «Feng Kang».

    Pour ce qui est des erreurs ultra-gauchistes commises dans la lutte contre le Minsaengdan, les documents fournissent des explications différentes, voire contradictoires: l’un d’eux affirme que la responsabilité de ces erreurs retombait sur Wei Zhengmin, alors que l’autre indique que les déviations commises dans cette lutte furent éliminées après sa désignation au poste de secrétaire du comité du parti de la région spéciale de Mandchourie de l’Est.

    Je n’étais pas d’avis que Wei Zhengmin fût entièrement responsable des conséquences fâcheuses de la lutte menée contre le Minsaengdan.

    C’est en hiver 1934 que Wei Zhengmin, alors secrétaire du comité du parti de la ville de Haerbin, avait été envoyé en Mandchourie de l’Est en sa qualité d’inspecteur du comité du parti de Mandchourie. Et il est vrai, il faut bien le dire, que, dès son arrivée, il s’était montré interloqué et désemparé devant le problème complexe du Minsaengdan. En ce temps-là, il partageait, dans la plupart des cas, cette opinion préconçue: un grand nombre d’agents du Minsaengdan s’étaient infiltrés dans les organisations révolutionnaires ainsi que dans l’armée de guérilla qu’il fallait épurer complètement. Comme il devait me l’avouer plus tard, il ne doutait pas alors que la plupart des Coréens fussent affiliés au Minsaengdan.

    A en juger par les renseignements qu’il avait fournis au Komintern sur notre compte, on pouvait présumer qu’il m’avait alors dit la vérité dans l’ensemble.

    «Kim Il Sung, Coréen. Homme intrépide et actif. Parle bien le chinois. Originaire de l’armée de partisans. Fortement soupçonné d’être membre du Minsaengdan. Aime s’entretenir avec ses hommes dont il jouit de la confiance et du respect. A gagné la confiance et le respect de l’armée de salut national.»

    En somme, malgré les erreurs qu’il avait commises dans les premiers temps, il avait réussi à obtenir, à Moscou, les conclusions du Komintern au sujet de l’affaire du Minsaengdan, et largement contribué à corriger les erreurs ultra-gauchistes commises dans la campagne de liquidation des réactionnaires. En effet, lors de la Conférence de Dahuangwai, il avait approuvé ma prise de position sur l’affaire du Minsaengdan.

    Il avait informé le Komintern, dans un souci de scrupuleuse objectivité, en transcendant l’esprit national, de la situation qui prévalait en Mandchourie de l’Est, pour que tous les problèmes soient réglés en notre faveur. Je lui en étais reconnaissant.

    «Je vous remercie, lui dis-je. J’exprime ma gratitude au Komintern, et, en particulier et surtout, à vous, camarade Wei Zhengmin. Vous avez pris, malgré votre maladie, la peine de voyager jusqu’à Moscou pour résoudre nos problèmes. Je n’oublierai pas les services que vous nous avez rendus.»

    Ces compliments venaient du plus profond de mon cœur.

    Wei Zhengmin, l’air fort gêné, dit qu’il ne les méritait pas. Il poursuivit:

    «Le comité du parti de la région spéciale de Mandchourie de l’Est et les communistes chinois sous son contrôle ont commis de graves erreurs: dans la lutte contre le Minsaengdan, ils ont considéré les cas soulevés avec une grande étroitesse de vue et traité trop à la légère les questions touchant au destin des gens. En effet, de nombreux communistes et révolutionnaires coréens innocents en ont été victimes.

    «Je me sens responsable de la partialité avec laquelle cette lutte a été menée.

    «Au Komintern, une critique sévère a été émise à ce sujet.»

    Je pensai que Wei Zhengmin faisait sincèrement son examen de conscience.

    «Mon vieux Wei, un communiste est lui aussi un homme. Il peut commettre des erreurs. Moi, je vois la principale cause de la complication de l’affaire du Minsaengdan plutôt dans la manœuvre des Japonais visant à semer la discorde entre les nations.

    – Vous avez raison. Nous étions tombés dans le piège tendu par l’ennemi pour nous forcer à nous entre-tuer dans une lutte fratricide...»

    Wei Zhengmin continua: «A mon arrivée en Mandchourie de l’Est, quelqu’un m’a suggéré: les Coréens projetaient de récupérer la terre de Jiandao qu’ils prétendaient être leur territoire; sans doute s’appuieraient-ils sur les Japonais pour y parvenir; il fallait se méfier d’eux... Tout d’abord, je l’ai cru plus ou moins.» Sur ce, il rit jaune.

    Je fus attendri, je ne sais pourquoi, à la vue de son visage.

    «Mon vieux Wei, à quoi bon remâcher le passé, maintenant que tout est réglé comme nous l’avons souhaité. N’en parlons plus. A franchement parler, jusqu’au moment de vous dire bon voyage, à vous qui partiez pour le Komintern, j’avais le cœur très lourd. Mais, comme vous aviez reçu de bon cœur nos propositions, et que vous aviez affirmé votre désir de vous charger de les transmettre au Komintern, nous comptions sur votre bonne volonté.

    – Je vous remercie de votre confiance. Je pensais moi aussi que vous me croiriez.»

    Le Komintern avait précisé que, si les communistes coréens se proposaient de lutter pour la révolution coréenne, ce n’était pas un crime, que c’était le devoir sacré qu’on aurait dû leur assigner, un droit imprescriptible même sous le prétexte du principe d’un seul parti par pays.

    Nous eûmes l’impression d’avoir toute liberté pour voler dans le ciel, tel un oiseau en cage remis en liberté. Nous avions désormais, semblait-il, des ailes. La révolution coréenne allait connaître un essor rapide. Wei Zhengmin me raconta en détail le déroulement des travaux du 7e Congrès du Komintern.

    A l’époque, le Komintern avait pour tâche cruciale de développer la lutte contre le fascisme à l’échelle mondiale.

    Celui-ci, apparu comme système politique en Italie et en Allemagne après la Première Guerre mondiale, avait apporté des changements politiques inquiétants dans de nombreux pays d’Europe, aggravant ainsi le danger de nouvelle guerre menaçant l’humanité. Ayant tiré son origine du parti national fasciste organisé par Mussolini, le fascisme avait été amené à son stade suprême par Hitler et son parti nazi en Allemagne.

    Il favorisait l’ultra-chauvinisme, poussant l’Allemagne vers une nouvelle guerre mondiale. La psychologie anticommuniste extrême qu’il encourageait, ajoutée à l’antisémitisme, était devenue le courant d’idées le plus dangereux et le plus nuisible que l’histoire universelle eût jamais connu. Les partisans du fascisme s’étaient affirmés comme une force non négligeable dans la vie politique de plusieurs pays, notamment de l’Allemagne.

    La grande bourgeoisie allemande estimait que seul un homme à poigne, un dictateur fasciste comme Hitler, pourrait sauver son pays de la crise qu’il traversait alors, avoir raison du communisme et assurer le renouveau du Reich.

    Le fascisme hitlérien, ayant accédé au pouvoir, avait commencé par combiner une intrigue contre le Parti communiste allemand. Le fameux incendie du Reichstag fut le produit de cette intrigue.

    L’objectif politique poursuivi par Hitler et Göring, auteurs de cet incident invraisemblable, n’avait pas été atteint. Ils réussirent, certes, à mettre hors la loi le Parti communiste et à limiter le pouvoir du Reichstag, ce qui, malgré eux, avait révélé à la face du monde entier la vraie nature du fascisme en tant que système politique bourgeois le plus réactionnaire et le plus cynique qui soit.

    Les fascistes allemands avaient été mis au pilori par le monde entier comme des provocateurs, des dictateurs et des fomentateurs de guerre.

    La montée du fascisme en Allemagne avait éveillé la vigilance de l’humanité progressiste.

    Pour faire face au fascisme et conjurer le danger d’éclatement d’une nouvelle guerre, le Komintern s’était proposé comme tâche stratégique de prévenir la division entre les partis communistes et les partis socialistes et de les inviter à faire cause commune pour s’opposer au fascisme. D’où le départ d’un vaste mouvement international pour le front populaire contre le fascisme.

    Le mouvement pour le front uni national contre l’impérialisme lancé par les nations opprimées de l’Orient et les pays dépendants et colonisés en vue de regrouper toutes les forces nationales pour s’opposer à l’agression impérialiste était une variante de ce mouvement de front populaire antifasciste.

    Le 7e Congrès du Komintern avait, pour atteindre son objectif stratégique, proposé aux partis communistes des différents pays d’unir toutes les forces antifascistes et anti-impérialistes.

    Wei Zhengmin me fit remarquer que le rapport présenté par Dimitrov, qui insistait sur la nécessité de renforcer sur le plan international la lutte contre l’impérialisme et le fascisme, avait été particulièrement impressionnant, et il ne dissimula pas son admiration pour ce dernier.

    Nous trouvions un des plus grands hommes de l’époque en la personne de Dimitrov, héros du procès de Leipzig, procès qui attirait l’attention du monde entier et dont l’issue préoccupait les esprits progressistes. La plaidoirie de Dimitrov insistant pour qu’on oppose une lutte résolue au fascisme avait touché profondément le cœur de l’humanité progressiste.

    Le fait que cette personnalité bulgare avait pris la direction du Komintern succédant aux Soviétiques Zinoviev, Boukharine et Manouilski reflétait, peut-on affirmer, la situation du mouvement communiste international qui abordait une étape nouvelle de son développement: le Komintern accédait à un stade nouveau, son fonctionnement allant désormais reposer sur les activités des partis communistes indépendants. On peut dire aussi que, si le 7e Congrès du Komintern avait, dans sa résolution, reconnu dans une large mesure les activités indépendantes de chaque parti, cela traduisait l’impératif du temps.

    Ce fut un événement vraiment heureux que le congrès ait reconnu sans réserve le droit et les responsabilités des communistes coréens à l’égard de la révolution coréenne.

    Le rapport de Wei Zhengmin me raffermit dans ma foi dans la justesse de notre cause et dans le bien-fondé de notre ligne. En me donnant un numéro de l’organe du Komintern l’Internationale communiste où était inséré l’article de Yang Song, sous le titre: Du front uni anti-impérialiste en Mandchourie, ainsi que la lettre, signée par Wang Ming et Kang Sheng du département de l’Orient du Komintern, que celui-ci adressait au responsable de son bureau de la région de Jidong, Wei Zhengmin me dit que la substance des décisions du Komintern sur la Corée y était exposée.

    Dans son article, Yang Song insistait sur la nécessité de corriger les erreurs opportunistes de gauche et de former au plus tôt un front uni antijaponais et soutenait que le Parti communiste chinois devait désormais se proposer comme mot d’ordre de former un front uni des nations opprimées de Chine, de Corée, de Mongolie et de Mandchourie. Il soulignait ensuite que les nations chinoise et coréenne devaient s’unir étroitement pour renverser la domination japonaise exercée par l’intermédiaire du Mandchoukouo, Etat fantoche, et instaurer une province d’autonomie nationale coréenne dans la région de Jiandao, et que l’Armée révolutionnaire populaire coréenne devait pouvoir combattre pour l’indépendance de la nation coréenne tout en opérant dans le cadre de l’Armée antijaponaise unifiée sino-coréenne. Yang Song n’était personne d’autre que Wu Ping, envoyé du Komintern, que j’avais rencontré dans la cabane de montagne de Zhou Baozhong, lors de notre première expédition en Mandchourie du Nord.

    Le Komintern ne se contentait pas de nous accorder son soutien moral et d’approuver notre ligne. Il allait jusqu’à nous proposer quelques projets de mesures à prendre pour imprimer un nouvel et puissant essor à la révolution coréenne, nous apportant ainsi une aide dans la réalisation de nos actions futures.

    A preuve ses directives: réformer les troupes de partisans antijaponaises organisées avec des Coréens et des Chinois en vue de la lutte commune, pour en faire deux armées nationales, coréenne et chinoise.

    Il s’agissait là, en effet, d’un problème d’importance majeure pour les communistes coréens qui devaient s’acquitter de leurs responsabilités et exercer leurs droits au nom de la révolution coréenne, ainsi que maintenir leur identité nationale et leur indépendance dans l’accomplissement de cette révolution.

    Si nous réformions nos troupes selon les directives du Komintern, en y réunissant les Coréens qui combattaient dans les différentes troupes de partisans en action en Mandchourie, nous serions d’emblée en force suffisante pour affronter dans un combat suprême les deux divisions de l’armée d’occupation japonaise en Corée. D’autre part, en nous voyant livrer des batailles furieuses contre les troupes japonaises, prêts à combattre à un contre dix, les autres Coréens, les jeunes surtout, ne resteraient pas les bras croisés, mais se lèveraient pour nous soutenir. La guerre ne tarderait pas alors à tourner à notre avantage et la Corée pourrait accéder assez tôt à l’indépendance.

    Cependant, nous ne pouvions ni ne devions accepter de délaisser nos obligations de communistes, de frères et de compagnons d’armes envers les Chinois, avec lesquels, depuis tant d’années déjà, nous combattions en commun, dans les mêmes tranchées, contre l’ennemi commun japonais. Si nous rappelions tous les Coréens des troupes de partisans en ne faisant cas que de nos intérêts, la 2e armée, par exemple, dont les Coréens constituaient 90% de l’effectif, risquerait d’être dissoute.

    Quant aux autres troupes, les Chinois y représentaient la majorité, mais la plupart d’entre eux venant des troupes antijaponaises chinoises, un nombre infime parmi eux étaient communistes. Et les commandants de ces troupes étaient en majeure partie les Coréens, et le rôle d’avant-garde y était joué par les Coréens.

    Dans ce contexte, la réorganisation éventuelle de ces troupes dresserait sans aucun doute un obstacle au maintien des unités de l’Armée antijaponaise unifiée.

    Dès le milieu des années 1930, les communistes coréens avaient formé, avec leurs homologues chinois, l’Armée antijaponaise unifiée pour entreprendre la lutte commune contre le Mandchoukouo et le Japon et développer la lutte armée antijaponaise. Si, dans le contexte nouveau, les unités de l’Armée révolutionnaire populaire coréenne devaient se déplacer dans la région frontalière pour se consacrer à la révolution coréenne, cela ne devait pourtant pas leur servir de prétexte pour délaisser leur lutte commune avec les troupes antijaponaises du peuple chinois.

    Alors que dans certains pays, en Espagne par exemple, les forces progressistes favorables au Front populaire s’unissaient pour combattre la coalition des forces fascistes, ce serait aller à l’encontre du courant de l’époque et agir contre la raison que de diviser les forces armées antijaponaises coréo-chinoises en troupes de Coréens et troupes de Chinois.

    Du moment que notre lutte armée se déroulait sur le territoire chinois, l’organisation de troupes de Coréens à part aurait eu pour conséquence d’affaiblir le soutien et l’aide du peuple chinois.

    Nous réclamions la souveraineté, et non la séparation. Nous exigions que les droits souverains des Coréens soient reconnus et respectés pour accomplir la révolution coréenne sans contrainte ni persécution, mais non que les forces soient séparées.

    Evidemment, nos camarades chinois, y compris Wei Zhengmin, le savaient bien. Or, celui-ci pensait probablement que la séparation était le plus grand cadeau qu’il puisse nous faire à son retour de Moscou. Il persista à me proposer d’élaborer un plan pour séparer les troupes selon les nationalités, suivant les directives du Komintern.

    «Camarade Wei Zhengmin, je vous comprends bien, remarquai-je, mais je pense qu’il n’est pas juste de considérer la question dans un sens univoque.

    «Puisque nous sommes communistes, il nous faut examiner tout problème à la lumière des principes révolutionnaires et des intérêts de classe. Si les communistes coréens parlent de la révolution dans leur pays, ce n’est nullement parce qu’ils ne s’attachent qu’à leurs intérêts nationaux étroits. Nous estimons que les intérêts nationaux de la révolution doivent absolument être liés avec ses intérêts internationaux et, du même coup, qu’il ne saurait être question d’aucun intérêt international contraire aux intérêts nationaux.

    «A ce compte-là, je suis obligé de réfléchir à la question de savoir laquelle de ces deux solutions serait la plus avantageuse pour la révolution: maintenir telles quelles les troupes antijaponaises coréo-chinoises, ces troupes unifiées qui combattent depuis des années déjà dans la même tranchée, ou bien les séparer en fonction des nationalités.

    «La proposition de séparation de ces troupes selon les nationalités provient, pensé-je, du respect des communistes coréens, mais nous ne devons pas juger la question de façon superficielle. Nous autres, nous combattons ensemble avec les communistes chinois, mais, sous le nom de l’Armée révolutionnaire populaire coréenne. Dans ces conditions, si nous admettions une séparation, elle ne serait que de nom et nous sommes d’avis qu’une telle séparation superficielle ne serait utile à rien.»

    Wei Zhengmin ne put dissimuler sa joie, mais, d’un air inquiet, il répliqua:

    «Cela signifie donc que vous refusez de vous conformer aux directives du Komintern. Du point de vue moral, nous n’avons pas le droit de retenir les camarades coréens dans les unités de l’Armée antijaponaise unifiée.

    – Ne vous inquiétez pas de cela! Nous resterons dans l’armée unifiée; seulement nous nous conduirons en Armée révolutionnaire populaire coréenne en Corée et dans les villages coréens du Nord-Est de la Chine, et en Armée antijaponaise unifiée, dans les villages de Chinois. Telle est notre solution, qui nous permettra de demeurer dans l’armée unifiée et d’être fidèles aux directives du Komintern, n’est-ce pas?

    – Je vous remercie, camarade Kim, pour votre largeur d’esprit à laquelle je ne m’attendais pas. Si les communistes coréens traitent la question avec une telle largeur d’esprit, cela constituera un grand soutien pour la révolution chinoise.»

    Je serrai la main de Wei Zhengmin en souriant.

    «Mon vieux Wei, nous combattons ensemble depuis des années, repris-je. Et nous combattrons ensemble à l’avenir, non pas une ou deux années, mais toujours. Notre amitié durera aussi longtemps que la Chine restera notre voisin et qu’elle s’acheminera vers le triomphe de l’idéal communiste.

    – Merci, camarade Kim. Je me fais gloire de pouvoir combattre ensemble avec des camarades coréens comme vous. J’espère devenir commissaire politique auprès de vous. Mon souhait est de coopérer plus étroitement encore avec les camarades coréens pour aider la révolution coréenne.»

    Nous nous embrassâmes dans un rire joyeux et serein.

    A vrai dire, depuis cette rencontre, je commençai à le voir d’un autre œil que je ne l’avais vu autrefois. Lui-même avait toujours l’air de se repentir de ses erreurs du passé. Après le 7e Congrès du Komintern, à la suite de la réforme du système des organisations du parti de la région mandchoue, il fut nommé aux postes importants de secrétaire du comité du parti de Mandchourie du Sud et de commissaire politique de la première armée de l’Armée antijaponaise unifiée du Nord-Est. Cela n’empêchait pas qu’il accompagnait la plupart du temps l’unité sous mes ordres, et non les unités commandées par des camarades chinois. Il était devenu, en quelque sorte, comme il l’avait dit lui-même par plaisanterie, le commissaire politique de l’Armée révolutionnaire populaire coréenne sous mes ordres. Je ne savais pour quelle raison il préférait se trouver auprès de moi. Ce n’est pas sans raison qu’un document des autorités japonaises écrivait que Wei Zhengmin (Wei Mingsheng) était mon commissaire politique. En effet, avec moi, il séjourna pendant longtemps dans la région de Changbai et se rendit plusieurs fois dans la base secrète du mont Paektu.

    Depuis la Conférence de Nanhutou, il ne s’est guère opposé à notre ligne et à nos propositions.

    L’alliance des communistes coréens et chinois, qui avait un moment connu des épreuves à cause de la lutte menée contre le Minsaengdan, entra, à l’occasion de la Conférence de Nanhutou, dans une étape nouvelle de son développement.

    Depuis, durant près de dix ans, nous avons mené en commun, avec les communistes chinois et autres forces antijaponaises de la Chine, la lutte armée contre l’impérialisme japonais. Ainsi, d’une part, nous avons développé la révolution coréenne, et, d’autre part, nous avons apporté un soutien efficace à la révolution chinoise. L’histoire du soutien et de la solidarité réciproques entre les communistes coréens et chinois date, comme je viens de l’évoquer, du début des années 1930.

    Un dirigeant chinois, appréciant l’amitié et le soutien fraternels entre les peuples coréen et chinois, a dit que le soutien du peuple coréen à la Chine était «mince» mais «long» et que celui du peuple chinois à la Corée était «gros» mais «bref». Je crois qu’il s’agit là d’une appréciation hautement favorable, de la reconnaissance du mérite du peuple d’un petit pays comme le nôtre qui a aidé pendant de nombreuses années son frère, le peuple chinois.

    Ma rencontre avec Wei Zhengmin fut un des événements impressionnants dont le souvenir ne s’échappe jamais de ma mémoire. Aujourd’hui encore je lui suis reconnaissant de sa grande contribution, par son voyage à Moscou, à l’aplanissement des obstacles dressés devant la révolution coréenne.

    Je voudrais évoquer ici un épisode qui ajoute au sens de mon inoubliable rencontre avec Wei Zhengmin.

    Un jour que nous préparions la conférence des cadres militaires et politiques, à l’heure du repas de midi, une de mes ordonnances accourut vers moi et m’apprit qu’un grand tigre menaçait notre poste de guet, et me demanda la permission de tirer un coup de feu. Selon lui, au-dessous du poste de guet installé sur un rocher à pic, qu’on avait jugé propice à la surveillance, se trouvait une tanière où vivaient une grande tigresse avec ses deux petits. Nos gardes, saisis de peur, avaient voulu déplacer leur poste, mais, n’ayant pas trouvé d’autre endroit adéquat, ils avaient dû y renoncer. D’ailleurs, la tigresse n’avait pas semblé très agressive. Or, depuis un jour, elle se montrait féroce.

    Curieux d’en savoir la raison, je me rendis sur les lieux. Du haut du rocher, j’aperçus une grande tigresse accroupie devant sa tanière. Je m’enquis de ce qui s’était passé. C’étaient nos hommes du poste de guet qui avaient mis le fauve en colère: ils s’étaient amusés avec les petits tigres, allongés au soleil hors de la caverne, et, comme ceux-ci leur griffaient le revers de la main, ils leur avaient donné une légère gifle sur la joue; la tigresse qui était partie à la chasse était revenue et avait aperçu la scène; depuis, plusieurs fois par jour, elle tentait de s’élancer vers le poste de guet, arrivant jusqu’au milieu du rocher qui était assez haut, en poussant des hurlements aussi violents que le tonnerre.

    «N’ayez pas peur! dis-je à mes hommes. Si la tigresse se déchaîne ainsi, c’est parce qu’elle veut vous avertir de ne pas faire de tort à ses petits. Elle vous signale que, si vous recommencez, elle ne vous pardonnera pas. Elle ne veut pourtant pas engager un combat sans espoir contre des hommes dotés d’armes à feu. Tenez-vous tranquilles.»

    Ainsi, les camarades du poste de guet abandonnèrent leur tentative d’abattre la tigresse. Ils décidèrent de coexister en bons termes avec ce fauve, roi de la montagne. Comme première démarche, ils jetèrent une jambe de chevreuil au bas du rocher. Les mêmes démarches furent répétées. Inutile de dire que la tigresse cessa de s’emporter. Elle devint désormais notre amie. Après notre déplacement dans la région du mont Paektu, les officiers et les soldats de l’armée révolutionnaire populaire qui opéraient dans la région de Nanhutou ont entretenu à la place des nôtres, à ce que j’ai appris, des «relations amicales» avec la tigresse.

    A en croire Rim Chun Chu, c’est la compagnie de Choe In Jun qui avait découvert pour la première fois la tanière de cette tigresse. Cette compagnie opérait alors dans la vallée de Dajiaqihe, où se trouvaient un hôpital, une fabrique d’armes et un service des transmissions. Le personnel chargé de l’intendance habitait aussi dans cette vallée.

    Rim Chun Chu, qui, vers la fin de 1935, était venu, sur mon ordre, de Wangqing à Nanhutou pour rejoindre le corps expéditionnaire, avait soigné les malades pendant un temps dans son hôpital installé dans une des huttes vides découvertes à Xiaogou, avant de se déplacer sur le plateau de Dajiaqihe où il avait trouvé un endroit plus convenable à un camp secret. Il y avait des huttes habitées auparavant par des ermites. Ceux-ci qui avaient rejoint très jeunes la montagne y vivaient seuls à l’écart du monde, jusqu’à 70 ou 80 ans, avant de mourir. Ils vivaient de la chasse aux animaux, de la cueillette de plantes médicinales ou de la culture du pavot. Les habitants de ces huttes jouissaient pour la plupart d’une longue vie. Mais la vie de l’homme, aussi longue soit-elle, a ses limites. Et ils laissaient, à leur mort, une hutte déserte.

    L’hôpital de Rim Chun Chu soignait non seulement nos partisans mais également les blessés de la 5e armée. C’est dans cet hôpital que Ryu Ran Han, chef d’état-major du régiment de Wangqing, se fit soigner jusqu’à sa mort.

    La 3e compagnie de Wangqing commandée par Choe In Jun avait pour mission de protéger et d’approvisionner cet hôpital. Une fois, elle attaqua une caserne de l’armée fantoche mandchoue pour obtenir des armes et des vivres. A l’issue du combat, elle s’empara de plus d’une centaine de fusils. Elle se mit à chercher un endroit adéquat à la conservation des armes et découvrit une caverne sur le flanc d’un rocher en contrebas de ce plateau où se trouvaient l’hôpital et le service des transmissions. Après y avoir mis les fusils, Choe In Jun fit boucher l’ouverture avec des pierres. Puis, descendant le rocher, il découvrit une autre caverne. C’était justement la retraite de la tigresse dont il est question ici.

    Chaque fois que je me souviens de la Conférence de Nanhutou, je me rappelle Wei Zhengmin, ainsi que la tigresse du camp secret de Dajiaqihe qui occupait les conversations au cours de cette conférence.

    Vers la fin de février 1936, durant une semaine environ, à Xiaojiaqihe, nous convoquâmes une conférence des cadres militaires et politiques de l’Armée révolutionnaire populaire coréenne, appelée autrement Conférence de Nanhutou. Y participèrent 30 ou 40 cadres militaires et politiques; des camarades chinois, dont Wei Zhengmin, de même que les Coréens Kim San Ho, Han Hung Gwon, Choe Chun Guk, Jon Man Song, Choe In Jun, Pak Thae Hwa, Kim Ryo Jung, Rim Chun Chu, Jon Chang Chol et autres. Y était présent également Yun Pyong Do qui s’était fait soigner dans un hôpital en Union soviétique où il était allé pour visiter le Komintern. Il y eut une rencontre émouvante, après plusieurs mois de séparation, avec Wei Zhengmin.

    Wei Zhengmin transmit aux participants à la Conférence le point de vue et les directives du Komintern sur les problèmes que nous avions soulevés à Dahuangwai et à Yaoyinggou.

    L’assistance lui témoigna une vive reconnaissance pour la peine qu’il s’était donnée, malgré sa maladie, de faire un voyage à Moscou et d’obtenir des résultats optimaux.

    Dans mon rapport, je dressai le bilan des expériences acquises dans les activités militaires et politiques que nous avions menées dans les régions riveraines du Tuman dans la première moitié des années 1930 et mis en avant les tâches majeures incombant aux communistes coréens pour le développement de la lutte antijaponaise pour la libération nationale, alors que notre révolution allait enregistrer un nouveau progrès, ainsi que les orientations stratégiques nouvelles à suivre pour les accomplir.

    En termes plus précis, je proposai de nouveaux moyens pour imprimer un grand essor à la révolution coréenne dans son ensemble, axée sur la Lutte armée antijaponaise, à savoir faire progresser le gros de l’Armée révolutionnaire populaire coréenne dans la région frontalière, notamment dans la région du mont Paektu, en vue d’étendre graduellement le théâtre de la lutte à l’intérieur de la Corée, étendre le mouvement du front uni national antijaponais, donner une forte impulsion aux préparatifs de fondation du parti et réorganiser l’Union de la jeunesse communiste pour en faire l’Union de la jeunesse antijaponaise, et je soumis ces propositions à la discussion de l’assistance.

    Ceux qui intervinrent dans le débat exprimèrent leur soutien et leur approbation sans réserve à toutes les orientations proposées dans mon rapport. Aucune objection ne fut soulevée. Depuis le commencement de la révolution antijaponaise, j’avais présidé de nombreuses réunions, mais jamais je n’en avais vu une où une proposition relative à une ligne eût été aussi aisément adoptée et où l’enthousiasme de l’assistance eût été aussi fort. La conférence s’ouvrit par le rire pour se clôturer par le rire. Les participants s’empressèrent d’intervenir dans la discussion, animés de grands espoirs, envisageant le jour où ils feraient route vers le mont Paektu, et dans la perspective de la bataille décisive qu’ils engageraient en Corée.

    Déboucher dans la région du mont Paektu et pénétrer dans leur patrie, cela s’avérait d’une importance décisive pour consolider les forces autonomes de notre révolution et vaincre les impérialistes japonais par la mobilisation de toutes les forces de notre nation. Il s’agissait donc d’une ligne fondamentale permettant au peuple coréen de remporter la victoire finale grâce à ses propres forces. Notre proposition de rejoindre le mont Paektu pour former solidement le gros de nos forces, s’emparer d’abord de la région frontalière et, ensuite, étendre le théâtre de notre lutte dans les profondeurs de la Corée fut saluée et approuvée sans réserve par l’assistance.

    Si nous faisions du mont Paektu notre base d’opérations et si, en nous appuyant sur elle, nous menions efficacement la lutte armée dans la région frontalière et à l’intérieur de la Corée, cela offrirait une aurore d’espoir de libération de la patrie à notre peuple qui gémissait sous la domination militaro-fasciste cruelle de l’impérialisme japonais et donnerait confiance en la victoire à nos vingt millions de compatriotes qui attendaient avec impatience notre armée révolutionnaire et qui mouraient d’envie de la voir de leurs propres yeux. Mieux vaut voir une fois qu’en entendre parler cent fois.

    La conférence adopta l’orientation stratégique de notre révolution consistant à organiser l’Association pour la restauration de la patrie, à en étendre le réseau dans tout le pays et à promouvoir les préparatifs de fondation d’un parti communiste.

    Après la Conférence de Nanhutou, la révolution coréenne prit un nouvel essor. Dans ce sens, on peut affirmer que cette conférence fut une sorte de ligne de démarcation entre les deux périodes de la révolution coréenne: la première et la seconde moitiés des années 1930. Les décisions de la conférence furent, pour les communistes coréens, un nouveau jalon dans le développement de la révolution coréenne dans son ensemble, axée sur la Lutte armée antijaponaise.

    En résumé, la Conférence de Nanhutou fut, en quelque sorte, la première réunion où prédominèrent les idées du Juche dans l’histoire du mouvement communiste coréen et de la lutte antijaponaise pour la libération nationale en Corée. Les décisions de cette conférence permettront aux communistes coréens, aux différentes étapes ultérieures de la révolution, de s’en tenir fermement à la position Juche, quelque difficile que soit la situation, en la considérant comme vitale pour la nation.

    Cette conférence fut, pour ce qui reste, un «festin» des vainqueurs. Cette victoire fut le résultat des innombrables sacrifices et des grands efforts que les communistes coréens n’avaient pas hésité à consentir pour la patrie et le peuple, au nom de l’histoire et de l’époque. Les querelles fractionnelles entre les communistes de la génération précédente, la dissolution du Parti communiste coréen et les erreurs gauchistes commises dans la lutte contre le Minsaengdan, tout cela avait causé la perte de la confiance du Komintern, des partis des pays frères et, partiellement, de notre peuple envers le mouvement communiste coréen. C’est à l’occasion de la Conférence de Nanhutou que ce mouvement rompit avec son passé honteux pour s’engager dans une voie nouvelle et aller de victoire en victoire.

    A Xiaojiaqihe, on vit s’ouvrir pour une semaine environ des cours spéciaux sur l’application des orientations définies par la Conférence de Nanhutou et une réunion des responsables politiques du parti afin de discuter des moyens d’appliquer l’orientation en matière de fondation du parti.

    Nous profitâmes de ces cours et de cette réunion pour expliquer en détail aux participants ces orientations et proposer le mot d’ordre immédiat reflétant l’esprit de la conférence: «Etendons nos actions militaires et faisons retentir le son du clairon de nos troupes dans la patrie!» Ce mot d’ordre reflétait notre volonté de donner un grand essor à notre révolution.

    Après la Conférence de Nanhutou, nous nous mîmes en route d’un pas martial vers la patrie.

    La Lutte armée antijaponaise allait s’engager dans une étape nouvelle de son développement.

    

    

    

    4. Mes compagnons d’armes vers le

    Nord, moi, vers le Sud

    

    

    Il soufflait un vent violent lorsque ce matin-là, ayant clôturé la Conférence de Nanhutou, nous nous préparions à quitter Xiaojiaqihe pour nous rendre dans la région du mont Paektu.

    Même un chemin de cent lieues commence par un premier pas, dit un proverbe coréen qui me vint à l’esprit, quand, tout prêts au voyage, nous nous mîmes enfin en route vers le Sud, laissant derrière nous la cabane en rondins et les premières traces de pas sur une neige immaculée qui venait de tomber à gros flocons.

    Des cadres militaires et politiques chinois nous accompagnaient, dont Wang Detai et Wei Zhengmin.

    Cardiaque, celui-ci s’était fait traiter dans un hôpital en Union soviétique. Marchant côte à côte, ils blaguaient l’air joyeux. Il faisait très froid, mais la marche était allègre.

    Il est à noter que, dans ce départ vers la région du mont Paektu, conformément à la décision de la Conférence de Nanhutou, nous faisions un long détour qui menait pour le moment vers le Nord, en direction du district d’Emu, pour passer par Qinggouzi de ce district, puis Guandi, Antu et enfin par le district de Fusong. Normalement, nous aurions dû prendre un itinéraire rectiligne vers le Sud, à savoir, en partant de Xiaojiaqihe, traverser les monts Laoye puis Erqingpai, Mingyuegou, et enfin Antu. Le détour représentait le double du trajet en ligne droite.

    Nous prîmes ce détour parce que des camarades, participants à notre seconde expédition en Mandchourie du Nord, attendaient dans le camp secret de Qinggouzi, dans le district d’Emu, les nouvelles de la Conférence de Nanhutou. Nous y attendaient également des partisans, des vieillards, des blessés, des malades, des orphelins, venus de Mandchourie de l’Est pour se protéger auprès de nous.

    Les décisions de la Conférence de Nanhutou devaient soulever de vives acclamations là comme ailleurs, car elles avaient sonné le glas de la démence ultra-gauchiste déclenchée relativement au problème du Minsaengdan dans les zones de guérilla de Jiandao et elles avaient proclamé le droit souverain des Coréens d’accomplir la révolution coréenne.

    En effet, en livrant des combats sanglants sur l’immense étendue de la Mandchourie de l’Est et du Nord depuis des années, nos partisans n’avaient pas oublié un seul instant leur patrie et avaient attendu le moment de progresser vers elle.

    Or, la plupart des partisans des environs de Guandi et du camp secret de Qinggouzi devaient maintenant, au lieu de prendre avec nous le chemin du Sud pour progresser vers la patrie, monter vers le Nord pour se joindre aux troupes de partisans opérant en Mandchourie du Nord pour la lutte commune.

    La Conférence de Nanhutou fit aborder un tournant à la révolution coréenne. Etendre la lutte armée à l’intérieur de la patrie, à partir du mont Paektu, était désormais le premier objectif des communistes coréens. Cependant, il nous était impossible de renoncer à mi-chemin, pour nous diriger vers le mont Paektu, à la lutte commune menée avec le peuple chinois, d’autant plus que nous nous étions assigné cette lutte comme tâche stratégique importante de la révolution antijaponaise et que, à cet effet, nous avions consenti des efforts persévérants. Si, en ne pensant qu’à la révolution coréenne, nous emmenions tous les partisans coréens dans la région du mont Paektu, la guerre de guérilla en Chine du Nord-Est rencontrerait de sérieuses difficultés.

    Du reste, à maintes reprises déjà, les troupes de partisans de Mandchourie du Nord avaient demandé à celles de Mandchourie de l’Est de mener la lutte commune, d’autant plus qu’elles manquaient sérieusement de cadres militaires et politiques, ainsi que de combattants chevronnés. La réponse à cette demande fut précisément nos deux expéditions en Mandchourie du Nord. Même au moment où nous tenions la Conférence de Nanhutou à Xiaojiaqihe, les troupes de Mandchourie du Nord nous réclamèrent des effectifs supplémentaires. Force nous fut donc d’ajouter à l’ordre du jour le problème de l’assistance militaire aux troupes de l’Armée antijaponaise unifiée en action en Mandchourie du Nord et de prendre des mesures concrètes.

    Voilà pourquoi, au moment historique où nous osions déboucher dans la région du mont Paektu, nous avions dû prendre d’abord la route du Nord pour dire adieu à nos compagnons d’armes avec lesquels nous avions pendant des années partagé le meilleur comme le pire. Notre marche vers le mont Paektu impliquait donc l’amertume des adieux d’avec nos compagnons d’armes, formés de longues années durant avec tant d’affection et au prix de tant d’efforts.

    Quels ne seraient pas leur déception et leur chagrin s’ils se savaient contraints de se déplacer vers le Nord, plus loin de leur patrie, alors qu’ils aspiraient si ardemment à se rendre dans la région du mont Paektu!

    Ce problème me tourmentait depuis le moment où nous étions partis de Xiaojiaqihe.

    Au cours de ma lutte révolutionnaire, j’ai connu maintes fois la tristesse des adieux: j’ai dû dire adieu, à l’âge de 13 ans, aux villageois de Mangyongdae, mon pays natal; à Huadian, l’UAI (Union pour abattre l’impérialisme – NDLR) venait tout juste d’être mise sur pied, lorsque j’ai été obligé de quitter les camarades avec lesquels je venais de me lier.

    Ces adieux furent pourtant suivis bientôt de rencontres émouvantes, d’accolades et de serrements de main. Les premiers militants de l’UAI qui s’étaient séparés à Huadian se retrouvèrent à Jilin et se mirent à rallier des étudiants et autres jeunes sous le drapeau de l’UAI. C’étaient tous des jeunes prêts à courir tous risques. Chacun de ces camarades m’était cher comme si nous étions du même sang, m’était plus précieux que mille livres d’or.

    Mais, dès ma sortie de prison, contraint de déplacer mon théâtre d’action de Mandchourie centrale en Mandchourie de l’Est, j’éprouvai à nouveau l’amertume des adieux. Mes camarades de lutte qui avaient milité par groupes de trois ou cinq durent de nouveau se séparer les uns des autres, chargés de nouvelles tâches à remplir soit en Mandchourie centrale, soit en Mandchourie du Sud, soit en Mandchourie du Nord. Les adieux que nous échangeâmes alors ne furent pas comme ceux échangés à Huadian. C’étaient des adieux poignants, personne ne pouvant dire quand on pourrait se revoir.

    Ce fut le cas avec Choe Chang Gol, Kim Won U, Kye Yong Chun, Kang Pyong Son, Pak So Sim, Choe Il Chon, Ko Jae Bong, Pak Il Pha et aussi avec Han Yong Ae qui m’avait accompagné jusqu’à Haerbin.

    Ayant terminé ma visite au bureau de liaison du Komintern, j’allais quitter Haerbin quand Han Yong Ae était venue demander à m’accompagner en Mandchourie de l’Est. «Puisque je me suis engagée dans la révolution, implorait-elle, je veux, tant qu’à faire, combattre sous vos ordres, camarade Hanbyol16, tout comme je le faisais à Jilin. Permettez-moi de vous suivre, je vous en prie.» Mais elle était alors chargée de deux tâches à remplir sur place et que nous n’avions pas eu le temps d’exécuter: reconstituer le réseau d’organisations démantelé et collaborer avec l’inspecteur du comité du parti de Mandchourie.

    Personnellement, j’étais d’accord pour qu’elle m’accompagne en Mandchourie de l’Est, mais nos missions respectives ne le permettaient pas; je quittai donc Haerbin sans pouvoir satisfaire sa demande. Pourtant, je lui fis mes adieux avec l’espoir de la revoir dans deux ou trois mois au plus tard, car je devais remplir mes fonctions de secrétaire en chef du comité des Jeunesses communistes de la région de Jidong.

    Si j’avais confié à Han Yong Ae le poste d’envoyé spécial de la région de Haerbin sans égard à ses vœux, c’était parce que j’avais confiance dans le haut sens des responsabilités avec lequel elle avait rempli les tâches que lui avait assignées l’organisation, sans jamais calculer les difficultés qu’elles impliquaient, et que cette qualité était indispensable pour impulser la révolution dans la région de Haerbin. Ainsi, en toute occasion, je devais envoyer au loin mes plus proches compagnons d’armes ou les laisser là où ils ne voulaient pas demeurer.

    Je m’étais donc rendu au Sud en laissant Han Yong Ae au Nord. Elle et moi, nous étions profondément navrés de nous séparer. J’avais le cœur gros quand je la quittai sur un petit geste de la main en guise de tout adieu, en la laissant seule dans ce coin de la Mandchourie du Nord. Quelle excellente combattante elle était! Je ne pouvais oublier la gentillesse avec laquelle elle avait cherché à me passer une bonne moitié de sa part, chaque fois qu’il nous était arrivé, à elle et à moi, de ne pouvoir manger qu’une petite crêpe pour tout repas de la journée!

    La séparation semblait nous suivre comme une ombre chaque fois qu’une nouvelle page allait s’ouvrir sur le chemin de la révolution. Le maintien et le renforcement des organisations révolutionnaires dont la formation nous avait coûté tant d’efforts exigeaient souvent que mes camarades restent sur place, tandis que nous, nous devions nous rendre ailleurs pour former de nouveaux camarades, ce qui était une de nos tâches de base.

    En d’autres termes, nous nous consacrions à labourer de nouvelles terres vierges, alors que nos camarades, eux, travaillaient à en faire des vergers ou des champs fertiles.

    C’est ce besoin de la révolution qui nous forçait à nous séparer les uns des autres.

    Or, mes camarades, si dévoués et résolus à courir tous les risques sous mes ordres, se montraient parfois désobéissants et récalcitrants envers les séparations que la révolution exigeait d’eux.

    Han Yong Ae ne fut pas la seule à s’obstiner à vouloir nous suivre, alors que nous allions déplacer notre théâtre d’action en Mandchourie de l’Est.

    C’étaient des séparations entre compagnons d’armes ayant partagé les mêmes peines et les mêmes joies depuis déjà trois à quatre années, et elles n’étaient pas aussi banales que les adieux échangés entre ceux qui se séparent après une rencontre momentanée sur leur chemin de voyage. J’avais essayé de les persuader par mille moyens, tantôt par des explications, tantôt par des blâmes ou des reproches, mais c’était peine perdue.

    Cha Kwang Su fut un de ceux qui refusaient la séparation. Lui, qui devait me comprendre plus que personne, rétorquait: «Est-ce pour nous séparer que nous avons partagé la vie et la mort? Il faut chercher le moyen de faire la révolution sans nous séparer.» Ce disant, il me suivit loin, pendant huit kilomètres environ. Mun Jo Yang, s’affligeant de devoir se séparer de nous, alla jusqu’à sangloter comme un enfant.

    Je me demandais alors plus d’une fois: la révolution est-elle si intransigeante? N’y a-t-il pas moyen de la faire sans nous séparer comme l’a dit Cha Kwang Su? Mais notre séparation était presque inévitable.

    Aussi, essayai-je de convaincre mes camarades en leur disant que nous nous reverrions bientôt, que notre séparation était temporaire, que nous devions surmonter la peine de la séparation en pensant au jour de nos retrouvailles, et qu’il valait donc mieux nous séparer, non dans les larmes, mais en gardant le sourire, car comme le dit un proverbe, insistai-je, cent adieux supposaient cent revoirs.

    Mais mes prédictions furent souvent trahies par la réalité: quelques camarades seulement ont survécu pour me revoir, et eux-mêmes ont quitté ce monde l’un après l’autre.

    On dit que la vie est faite de séparations et de rencontres; mais il y a eu, pour nous, plus de séparations éternelles que d’adieux temporaires. C’est pour cette raison que presque à chaque séparation j’ai ressenti une vague inquiétude, une angoisse secrète.

    Or, me voilà de nouveau obligé de faire les adieux à mes compagnons d’armes qui ont combattu avec moi depuis des années en Mandchourie de l’Est et qui m’attendaient maintenant dans le camp secret de Qinggouzi. Cette tristesse troublait la joie de nous rendre dans la région du mont Paektu.

    Wei Zhengmin, voyant mon air attristé alors que je devais me réjouir plus que personne de notre progression vers la région du mont Paektu, me demanda si j’avais quelque souci.

    «Non», répondis-je, n’ayant pas envie de m’épancher ni ne pouvant résumer en quelques mots le motif de mon affliction.

    «Ah! camarade Kim Il Sung, vous avez appris récemment la mort de votre jeune frère Chol Ju tombé au champ d’honneur l’an dernier. Je compatis à votre douleur, mais ne vous affligez pas trop, je vous en prie», dit Wei Zhengmin, devinant à sa manière le motif de mon chagrin.

    En effet, il me fut difficile de supporter la douleur de cette perte.

    De plus, je n’avais aucune nouvelle de mon plus jeune frère Yong Ju, resté seul dans un coin de la Mandchourie, cette terre étrangère.

    Cette affliction venant s’ajouter à la tristesse de ma séparation d’avec mes camarades, fut probablement cause de l’air sombre que j’avais alors.

    Wei Zhengmin plaisanta pour me distraire.

    «Camarade Kim Il Sung, vous savez, l’humour est le meilleur remède au chagrin. Je vais vous raconter une histoire sur la dispute d’amour que nous avons eue, ma femme et moi, il y a longtemps. Camarade Kim, il est bien pour vous de savoir comme référence ce qui se passe d’ordinaire entre les époux, car vous ne pourrez pas rester toujours célibataire.

    – Il a raison, intervint Wang Detai, voulant lui aussi me faire changer d’humeur. Un jeune homme de 24 ans doit craindre qu’il n’ait déjà passé l’âge de se marier. Mais qui sait si, par hasard, le commandant Kim n’est pas affligé de sa séparation d’avec son amoureuse...

    – C’est vrai, c’est bien possible, cria Wei Zhengmin, enthousiaste. Puisqu’on parle de séparation, je vais vous raconter, non pas une histoire de querelle entre époux, mais une histoire antique intitulée Zheliu, qui se transmet chez nous et où il est question justement de séparation.»

    Il ajouta que la chance nous servirait si on se conduisait de la manière indiquée dans cette antique histoire chinoise.

    Zheliu signifie «couper une brindille de saule», et l’histoire en question date de l’époque de la dynastie des Han, expliqua Wei Zhengmin. Selon cette histoire, il y avait, non loin de l’ancienne capitale de la dynastie des Han, un pont sur lequel ceux qui devaient se séparer venaient pour souhaiter bonne chance à celui qui partait en lui donnant une brindille de saule.

    Cette façon de faire les adieux, dit Wei Zhengmin, est devenue depuis une coutume en Chine. Son village natal ne fit pas exception. Et il me conseilla de faire de même, parce que j’aurais ainsi de la chance.

    La petite branche de saule dans cette histoire devait symboliser le pays natal, et l’histoire traduisait, présumais-je alors, le vœu que l’on faisait à celui qui partait de ne pas oublier son pays natal et son foyer en voyant la brindille de saule.

    Or, il me faudrait plus d’une hotte de branches de saule si je voulais en offrir une à chacun de mes camarades qui allaient partir par ce froid glacial pour la Mandchourie du Nord, et où pourrais-je en couper autant? Même si j’en coupais pour les leur donner, cela pourrait-il réellement me libérer de mes chagrins? Quoi qu’il en soit, j’étais reconnaissant à Wei Zhengmin d’avoir bien voulu me distraire un peu en me racontant cette histoire.

    Autrefois, Choe Chang Gol, avant de prendre congé de moi au bord d’une oseraie à Guyushu, m’avait dit:

    «Moi, Choe Chang Gol, je vais disparaître sans façon ni banquet d’adieu comme Namgang et Tanjae se sont séparés.»

    Par Namgang, on désignait Ri Sung Hun, et, par Tanjae, Sin Chae Ho. Ainsi que j’en ai déjà parlé, Ri Sung Hun fut un des hommes les plus riches de la Corée; il s’engagea de bonne heure dans le mouvement patriotique, et se consacra surtout à l’œuvre d’enseignement et de charité. Il est notoire que l’Ecole Osan à Jongju a été fondée par lui. C’est là que Ri Sung Hun se lia d’amitié avec Sin Chae Ho au cours du parrainage qu’il accordait aux militants indépendantistes partant pour l’étranger.

    A la demande presque péremptoire de Namgang, Sin Chae Ho enseigna, pendant un temps, à l’Ecole Osan, l’histoire nationale et l’histoire occidentale; il faisait si bien ses cours d’histoire que sa renommée s’étendit au dehors du pays, jusqu’à Jilin où il devint un grand sujet de conversation parmi les étudiants.

    Sin Chae Ho ou Tanjae passait à Osan l’hiver qui précédait l’an Kyongsul (1910 – NDLR), année où notre pays fut complètement et définitivement colonisé par le Japon impérialiste, quand, un jour, il dit tout de go à Namgang:

    «Excusez-moi, monsieur, je pars.

    – Quoi, vous partez, s’étonna Namgang. Où donc voulez-vous aller soudainement par ce froid? Si c’est décidé, il vaut mieux partir après le dégel.

    – Non, ce n’est pas possible: je ne peux plus souffrir cette maudite canaille de Japonais.»

    Et le lendemain, Tanjae quitta le sol de Jongju sans dire adieu à personne.

    On raconte qu’il est alors allé en Russie en passant par la Chine.

    Namgang regretta beaucoup son départ, il se plaignit:

    «Hélas! est-ce possible! Il s’en est allé sans même daigner prendre le viatique que je voulais lui donner...»

    Ce regret et cette plainte furent pour Namgang bien naturels, car il n’avait même pas eu le temps de serrer la main ni de dire adieu à son ami alors que, chaque fois qu’il avait affaire aux militants indépendantistes qui partaient, il offrait en leur honneur un somptueux banquet et leur donnait assez d’argent pour subvenir aux frais du voyage.

    Voilà la séparation de Namgang et de Tanjae dont me parla Choe Chang Gol avant de me quitter pour se rendre à Liuhe.

    Kim Hyok blâma Tanjae de s’en être allé sans même dire un mot d’adieu à Namgang, soulignant que la conduite de celui-là avait été trop cruelle. A ces mots, Choe Chang Gol, insistant sur la personnalité de Tanjae, répliqua que celui-ci était un homme au cœur ardent et qu’il avait chéri Namgang plus que personne. Selon Choe Chang Gol, Sin Chae Ho avait quitté le sol de Jongju sans faire d’adieux parce qu’il ne voulait pas déranger les indépendantistes du lieu et qu’il voulait leur éviter la douleur de l’adieu.

    Choe Chang Gol avait raison. Tanjae était un homme au cœur ardent et il chérissait Namgang tout particulièrement.

    Sans parler de Choe Chang Gol, qui voulait prendre exemple sur Tanjae et Namgang, il en fut de même pour Kim Won U, Kye Yong Chun et autres compagnons d’armes qui, comme Tanjae, prirent congé de moi sans mot dire quand ils partaient pour de nouvelles missions.

    Tels étaient mes compagnons d’armes, tous sans exception.

    Plus tard, en poursuivant la lutte armée en Mandchourie de l’Est, je n’ai cessé d’envoyer aux différentes troupes de partisans qui opéraient en Mandchourie du Nord et du Sud, et qui souffraient du manque d’effectifs, des cadres militaires et politiques compétents, des ordonnances jeunes et sûres, des combattants de mérite. Nous nous séparâmes alors avec regret les uns des autres, et les adieux que nous nous fîmes alors étaient si déchirants qu’ils nous faisaient verser des larmes. Et quel déchirement quand nous parvenait la nouvelle de la mort d’un de ces camarades sur tel ou tel champ de bataille, ainsi que la date et les circonstances de cette mort! Chacune de ces nouvelles laissait dans notre cœur une plaie éternelle.

    L’expérience de tels adieux m’a fait connaître le prix de la camaraderie et le rôle qu’elle joue dans la vie d’un révolutionnaire.

    Fort de cette expérience, j’ai souligné souvent, après la Libération, au cours de l’édification du socialisme, devant les cadres, le sens de la camaraderie révolutionnaire qui prime toutes les sortes d’amours existant dans ce monde, amour entre les parents et les enfants, amour entre les époux, attachement entre frères, affection entre amis, etc.

    Le véritable sentiment de camaraderie ne peut être éprouvé que par celui qui a fait l’expérience de la révolution au vrai sens du mot. On ne peut le comprendre à moins d’avoir partagé le danger de mort sur le champ de bataille, sous une grêle de balles.

    Il nous arrivait souvent de nous battre dans des conditions très pénibles en nous contentant de boire de l’eau pendant des jours, faute de nourriture, et mes camarades se cédaient les uns aux autres un fruit sauvage gelé, trouvé par hasard dans la neige, tant ils étaient désintéressés.

    Comme le montre la triste légende de Kyonu (Bouvier – NDLR) et de Jiknyo (Tisserande – NDLR)17, plus l’amour est chaleureux, plus la séparation est affligeante. Il en est de même des adieux entre les camarades révolutionnaires: ils suscitent des tourments insupportables.

    Mais, aussi tristes que fussent les séparations, la révolution ne pouvait les éviter.

    Nous allions bientôt nous disperser de toutes parts, et mille pensées me tourmentaient à propos de chacun de mes compagnons d’armes auxquels je devais faire les adieux.

    Mes jeunes ordonnances O Tae Song et Choe Kum San sautillaient de joie à l’idée d’aller dans leur patrie, loin de se douter de mon chagrin. L’un d’eux devait faire cependant partie du contingent qui allait rejoindre les troupes de partisans opérant en Mandchourie du Nord.

    Le jour commençait à décliner, quand, au bout d’une longue marche, nous arrivâmes au camp secret de Qinggouzi.

    Beaucoup de monde sortit des cabanes en rondins cachés dans la forêt et accourut à notre rencontre; dans un élan de joie, on fit du chahut autour de nous. Or, les uns, qui venaient de Wangqing et de Hunchun, devaient rester en Mandchourie du Nord; les autres, blessés et autres handicapés, devaient aller se faire soigner en Union soviétique.

    Une fillette accourut vers moi en m’appelant et se cramponna à mes bras.

    «Tiens, te voilà arrivée, toi aussi?»

    Je pris la fillette dans mes bras et regardai sa petite frimousse. C’était Ryang Kwidongnyo, la fille de Ryang Song Ryong; elle avait perdu ses deux parents et sa grand-mère dans la zone de guérilla de Wangqing.

    «Je suis venue dès que j’ai appris que vous veniez par ici, cher Général. Vous allez partir pour le mont Paektu, n’est-ce pas, cher Général?

    – Tiens, tiens, qui t’a appris ça?

    – Oncle Ri Ung Man. Il m’a dit que nous allions tous rentrer en Corée avec vous.»

    Je me tournai dans la direction qu’elle montrait de sa petite main et je vis, parmi les partisans, Ri Ung Man, appuyé sur deux béquilles, un large sourire aux lèvres. De le voir dans cet état, je restai sans paroles un moment.

    Comme je l’ai dit avant, il était chef de compagnie dans la troupe de partisans de Wangqing. Vu ses qualités et sa compétence, il aurait pu commander un bataillon ou un régiment; mais le voilà amputé d’une jambe et obligé de quitter l’armée. Il travaillait maintenant à un poste de second ordre.

    Estropié et souffrant encore de sa blessure, il n’en travaillait pas moins avec optimisme en réparant des armes dans une fabrique d’armes.

    «Mon Général, je lui ai dit vrai, n’est-ce pas? Bien que confiné dans cette forêt, je suis au courant de tout ce qui s’est passé de votre côté», dit-il d’un air à la fois fier et malin.

    Puis, il me demanda de parler de la Conférence de Nanhutou.

    Les bagages défaits, je fis rassembler tous les partisans et civils du camp secret et leur fis part des décisions de la Conférence de Nanhutou.

    L’assistance les salua avec des hourras. L’Internationale communiste a reconnu, dis-je, les erreurs ultra-gauchistes commises dans la lutte contre le Minsaengdan à Jiandao, et elle a déclaré que la révolution coréenne était le droit sacré et imprescriptible des Coréens. Les auditeurs fondirent alors en larmes, heureux de pouvoir maintenant aller fouler le sol de la mère-patrie et y livrer la grande bataille contre le Japon impérialiste. Ceux qui étaient nés sous des cieux étrangers étaient impatients de se rendre dans leur patrie et contenaient mal leur émotion. Quelqu’un parlait déjà de la noblesse et de la splendeur du mont Paektu. Nul ne se doutait qu’on pouvait rester en Mandchourie du Nord. Plus les gens s’enthousiasmaient, plus je me voyais dans l’embarras: je devais leur dire la vérité.

    Enfin, je me décidai:

    «Camarades, jetons un coup d’œil sur le passé!

    «Le processus dialectique de la lutte armée a entraîné des adieux inévitables entre nous en fonction de chaque nouvelle conjoncture.

    «Cela ne fait pas exception aujourd’hui: la révolution coréenne aborde un nouveau tournant après la Conférence de Nanhutou; et nous devons nous préparer à une nouvelle séparation. Au Japon, la horde militaire et fasciste qui a provoqué l’“incident du 26 Février” s’est mise à préparer de plus belle une agression vers le Nord. Comme vous le savez, le Japon impérialiste, qui s’est emparé de Qiqihaer et de la Chine du Nord, lance maintenant sans cesse des défis sur la frontière soviéto-mandchoue afin de trouver un prétexte pour attaquer l’Union soviétique. Pour faire face à cette situation, les troupes de partisans de Mandchourie du Nord s’efforcent de renforcer leur action contre les Japonais. Mais elles souffrent du manque de forces d’élite, et nous ont demandé à maintes reprises des renforts.

    «Camarades, dans ces conditions, que se passerait-il si nous allions tous dans la région du Paektu?»

    Je m’arrêtai un moment et promenai mes regards sur l’auditoire, pour lui donner le temps d’apprécier mes paroles. Une rumeur, d’abord faible, monta dans un coin, puis se répandit, s’amplifia, pour, finalement, se généraliser dans toute l’assistance. On eût dit un essaim d’abeilles bousculé.

    C’était la réaction prévue, pourtant, je me sentais un peu désemparé. Préoccupé par la difficulté éventuelle des adieux, j’hésitais à reprendre la parole quand je m’aperçus que la foule, redevenue silencieuse, me fixait des yeux.

    J’estimai le moment propice pour proclamer notre séparation; sans plus tergiverser, je rendis public le plan de mutation du personnel, que j’avais roulé tant de fois dans ma tête depuis notre départ de Nanhutou.

    «Ecoutez, camarades! Le régiment de Wangqing se rendra dans le secteur de l’armée du camarade Choe Yong Gon, le régiment de Hunchun, dans celui de la 3e armée, là où combat le camarade Kim Chaek. Or, une partie de ces régiments doit aller coopérer avec la 5e armée du camarade Zhou Baozhong à Ningan, Muling et Weihe. Quant aux blessés et aux infirmes, il faut qu’ils aillent se faire soigner en Union soviétique pour se rétablir au plus vite.

    «Excusez-moi, camarades! Je suis venu ainsi, non pas pour vous emmener au mont Paektu, mais pour vous faire mes adieux.»

    Dans le silence lourd qui survint, l’assemblée, immobile, me scruta pendant quelques secondes. C’était mystérieux, ce silence oppressant, dans lequel toute l’assistance me fixait d’un regard plutôt calme, alors que j’appréhendais la confusion et un mouvement de désobéissance. Ce silence me faisait souffrir plus qu’une avalanche de protestations orageuses.

    Pourtant, le silence ne dura pas, il fit place à des sanglots.

    Je restais immobile comme étourdi devant les partisans qui avaient l’air abattu après ma déclaration d’adieux.

    Choe Chun Guk qui avait servi sous mes ordres pendant des années comme cadre politique vint à mon secours: «Mon Général, fit-il, soyez sans inquiétude! Laissez-moi arranger l’affaire et rentrez plutôt pour vous remettre des fatigues du voyage.» Choe Chun Guk aussi devait se séparer de nous, ayant pour tâche de former une brigade indépendante pour opérer séparément.

    Je le chargeai donc d’arranger les affaires concernant le contingent qui devait rester en Mandchourie du Nord, et j’allai voir les blessés et les infirmes qui devaient se rendre en Union soviétique. Plusieurs années de guerre de guérilla avaient fait de nombreux blessés et infirmes dans nos rangs. Les hôpitaux installés dans les zones de guérilla les avaient soignés, mais après la dissolution de ces zones leur traitement était devenu une sérieuse question. Aussi, la plupart d’entre eux avaient-ils été envoyés à Shahezhang ou à proximité du lac Jingpo pour les premiers soins, et par la suite, le camp secret de Qinggouzi ayant été mis sur pied, nous les y avions rassemblés, mais ce n’était pas non plus une mesure de sécurité parfaite.

    Par bonheur, Wei Zhengmin était parvenu, sur notre demande, à régler ce problème de façon satisfaisante; il avait négocié avec le service compétent du Komintern et obtenu que les blessés et les infirmes de l’armée révolutionnaire populaire puissent se rendre en Union soviétique pour se faire soigner pendant un certain temps; de plus, il avait obtenu du Komintern la promesse que celui-ci se chargerait des formalités relatives à l’accueil des blessés et des infirmes entrant en Union soviétique. C’est également grâce à ses efforts que fut réglé le problème de l’envoi d’étudiants dans les établissements d’enseignement dépendant du Komintern. Aussi un groupe d’étudiants pouvait-il maintenant partir pour l’Union soviétique avec le groupe de blessés alors que les camarades des régiments de Wangqing et de Hunchun se mettraient en route pour aller se joindre aux troupes de partisans en action en Mandchourie du Nord.

    D’abord, il fut décidé de réorganiser en deux groupes les blessés de notre troupe, ses infirmes et ses orphelins et de les faire passer en Union soviétique en deux fois. Wang Runcheng et un certain nombre de partisans devaient les escorter jusqu’à la frontière.

    Tout cela avait été officieusement décidé à Nanhutou et était ignoré des blessés à Qinggouzi.

    J’arrivais chez eux quand Ri Ung Man se présenta soudain devant moi, appuyé sur des béquilles: il me barra le passage.

    «Mon Général, quel coup de tonnerre! Vous dites que je dois partir pour l’Union soviétique?»

    Il avait le verbe haut, les joues tiraillées par un tic nerveux.

    «Camarade Ung Man, soyez raisonnable, et venez vous asseoir ici avec moi, dis-je en le faisant asseoir sur un tronc d’arbre couché à terre.

    – De grâce, Général, permettez-moi de faire la révolution auprès de vous, jusqu’à la mort, supplia-t-il. Bien qu’amputé d’une jambe, je peux encore tirer au fusil et réparer des armes. Je peux aussi faire des discours d’agitation. Vous ne voyez donc en moi qu’un poltron, un individu prêt à aller vivre comme un coq en pâte en Union soviétique alors que mes camarades vont mener des combats acharnés et sanglants?»

    Je m’attendais à une pareille chose de sa part. N’était-il pas un ancien chef de compagnie de partisans plein de fougue, qui n’avait pas hésité à se faire couper une jambe pour pouvoir continuer son combat révolutionnaire?

    Je lui pris la main et je cherchai à lui faire entendre raison:

    «Voyons, si vous insistez tant, qu’adviendra-t-il des autres blessés? Ils voudront en faire autant. Moi aussi, je suis très peiné de vous voir, vous autres, forcés de quitter les rangs de la lutte armée antijaponaise, mais handicapés, vous souffrirez même dans la vie quotidienne, et vous prétendez suivre les troupes qui vont opérer désormais en se déplaçant sans cesse à la manière de Hong Kil Dong18, ce légendaire combattant-magicien. A l’époque des zones de guérilla, vous avez tenu le coup, puisqu’on se battait sur place, mais désormais, ce n’est plus possible...»

    Je tentai pendant plus d’une heure de le convaincre, mais il fit la sourde oreille.

    «Mon Général, excusez-moi de vous répliquer. Je ne veux pas aller vivre en paix et manger le pain d’autrui dans ce pays qui a triomphé dans la révolution. Si j’avais voulu mener une vie opulente au lieu de faire la révolution, aurais-je osé vendre le patrimoine familial pour acheter une caisse de pistolets Browning et entrer dans l’armée de guérilla? De grâce, mon Général, permettez-moi de rester auprès de vous. Je ne veux pas être à la traîne.»

    Ri Ung Man était un vrai communiste. Se voir rejeté des rangs des révolutionnaires était pour lui plus terrible que la mort. Cependant, son raisonnement était exagéré à certains égards, car aller en Union soviétique n’était pas renoncer à la révolution ni rechercher une vie fastueuse. Ce que nous souhaitions, c’était qu’il soit soigné en lieu sûr et rentre au moins avec une prothèse à la place de sa jambe manquante.

    Je faisais les cent pas sur le névé du camp secret sans savoir quoi lui répondre; il me revint à l’esprit les jours passés avec lui à Wangqing à défendre la zone de guérilla. Cependant, le silence qui s’était établi, lourd, obstiné et insupportable, fit se raviser Ri Ung Man.

    Il me regarda fixement un bon moment et, soudain, se jeta dans mes bras en sanglotant: «Vous vous inquiétez à mon sujet, mon Général, ne vous en faites plus, j’ai changé d’avis. Je vais partir pour l’Union soviétique. Là-bas, je prierai chaque jour pour votre victoire, les yeux tournés vers le mont Paektu.»

    Les adieux que je dus faire à Ryang Kwidongnyo ne furent pas moins tristes. Quand elle apprit qu’elle devait partir pour l’Union soviétique, cette fillette passa ses journées à pleurer.

    Je tâchai donc d’être le plus longtemps possible avec elle pendant mon séjour dans le camp secret de Qinggouzi, prenant ensemble les repas et la faisant dormir auprès de moi.

    La veille de notre départ, elle ne cessa de parler sous la couverture, au lieu de dormir.

    «Cher Général, on dit qu’en Union soviétique il fait plus froid qu’ici, est-ce vrai?»

    Elle semblait avoir appris auprès de grandes personnes qu’en Union soviétique il y a une région extrêmement froide appelée toundra.

    «Non, ma petite, tu iras là où il ne fait pas plus froid qu’ici.»

    Mon cœur se déchirait alors que je devais la rassurer ainsi tout en entendant la bourrasque de la Mandchourie du Nord fouetter la cabane en rondins. La réalité me semblait d’autant plus cruelle qu’elle m’ordonnait d’envoyer cette petite orpheline d’un pays étranger dans un autre.

    Mais disons que cette contrée insolite qu’elle ne se représentait que sous deux aspects – tempêtes de neige et blizzard – était un pays socialiste où il n’y avait ni les Japonais, ni l’exploitation, ni le fouet des tyrans.

    Elle sera bientôt dans ce pays où, rompant avec ce maudit monde où les gens honnêtes sont opprimés et brimés, elle vivra gaie comme l’alouette, libre comme l’aigle et heureuse comme la colombe. Et une fois devenue adulte, elle regagnera nos rangs pour continuer la révolution.

    C’est avec cette consolation et cet espoir que nous envoyâmes en Union soviétique de pauvres enfants comme Ryang Kwidongnyo.

    «Oncle Ung Man m’a appris que vous viendrez me voir une fois par mois tout en combattant au mont Paektu, est-ce vrai, cher Général?» me demanda-t-elle.

    Ri Ung Man avait dû lui mentir, parce qu’elle s’entêtait à refuser d’aller en Union soviétique.

    Sans mot dire, je regardai fixement les pétillantes prunelles de ses yeux. Jamais je ne m’étais trouvé si embarrassé devant une question posée par un enfant. Mais quel bonheur! elle vint d’elle-même à mon secours.

    «Si vous veniez nous voir en abandonnant le mont Paektu, les Japonais tueraient entre-temps des Coréens. Ne venez donc pas me voir, cher Général, et restez au mont Paektu.

    – Merci! Tu es sage, tu es vraiment sage! Comme tu dis, je ne quitterai jamais le mont Paektu, et j’y vengerai ton père et ta mère.»

    Spontanément, je la pris dans mes bras.

    Comme un petit oiseau qui se niche, elle fouilla dans ma poitrine et frissonna légèrement.

    Pourquoi ce frisson? Peut-être qu’elle revivait ce spectacle effroyable du passé, celui de la mort cruelle d’innombrables pères et mères.

    Ne pas abandonner le mont Paektu! Ces paroles traduisaient certainement les vœux de tous les Coréens.

    «Cher Général, m’appela à nouveau la petite fille au bout d’un bon moment. On dit que le mont Paektu est tellement haut que les enfants comme moi ne peuvent pas y monter, et c’est pourquoi je dois suivre oncle Ung Man en Union soviétique au lieu de me rendre au mont Paektu.»

    Sans lui répondre, je lui caressai les cheveux. Et je me dis: «Ma petite, le temps viendra pour toi aussi d’aller au mont Paektu. Alors la Corée sera un pays de bien-être comme l’Union soviétique.»

    Cette nuit-là, je ne pus dormir une seule minute, obsédé par le spectacle des séparations qui nous attendaient le lendemain matin. Comment prendre congé d’eux? Couper une brindille pour chacun d’eux comme l’indiquait l’histoire antique Zheliu, ou disparaître en secret comme l’a fait Tanjae?

    Le jour commençait à poindre, quand Choe Chun Guk vint me voir.

    «Quand partirez-vous, Général?me demanda-t-il.

    – De bonne heure, tout de suite après le petit déjeuner. Je suis attendu avec impatience par les camarades de la compagnie à Guandi. Eh bien, quelle est l’humeur des camarades d’ici? Ont-ils repris leur aplomb? De votre côté, vous devez vous mettre tout de suite en route vers le Nord.»

    Kwidongnyo, qui n’avait cessé de parler toute la nuit, auprès de moi, dormait maintenant à poings fermés alors que le jour de la séparation pointait.

    «Ne vous inquiétez pas, Général, pour mes camarades, dit Choe Chun Guk. Nous nous battrons bien en Mandchourie du Nord. Partez donc sans souci.

    – Merci, quels bons camarades! Voilà pourquoi je m’afflige tant de les quitter. Maintenant, je dois vous dire adieu...»

    Je ne pus achever la phrase, et je le regardai longuement. Puis, je pris ses mains dans les miennes.

    «J’ai la chance de parler avec vous avant de nous séparer, mais je n’ai pas eu le temps de faire mes adieux au camarade Han Hung Gwon, et j’en suis désolé. Si vous le voyez plus tard en Mandchourie du Nord, transmettez-lui mon regret de n’avoir pu le voir ici.»

    Nous nous séparâmes après un modeste petit déjeuner qui tenait lieu d’un banquet d’adieu.

    Ainsi que Choe Chun Guk me l’avait promis, les camarades de Qinggouzi me reconduisirent en souriant, lorsque je partis pour Guandi.

    La petite Ryang Kwidongnyo fut la seule à fondre en larmes.

    Aujourd’hui encore, je me rappelle avec un serrement de cœur comment ce jour-là, ayant passé à Ri Ung Man la petite main de la fillette de 9 ans qui ne voulait pas se séparer de moi, je quittai à pas lourds le camp secret de Qinggouzi.

    Plus tard, j’ai appris que Ri Ung Man et Ryang Kwidongnyo, faisant partie du premier ou deuxième groupe, étaient allés en Union soviétique. Mais après, pendant longtemps, je fus sans aucune nouvelle d’eux. Les premières nouvelles me furent transmises par Jon Mun Jin, ancienne partisane-couturière, qui avait fait un séjour dans le camp secret de Qinggouzi avant d’aller en Union soviétique et qui avait regagné la patrie après la Libération. Quelle ne fut pas ma joie d’apprendre alors, bien que tard, qu’ils étaient en vie et en bonne santé!

    Ryang Kwidongnyo doit avoir maintenant environ 70 ans.

    Je me remémore de temps à autre Ryang Kwidongnyo, fille d’un chef de bataillon qui, accusé d’appartenir au Minsaengdan, s’est beaucoup tourmenté. Mais ce que je revois chaque fois, ce n’est pas une vieille femme de 70 ans, mais bien une mignone petite fille de 9 ans. Jamais je ne peux m’imaginer la vieille femme qu’elle est devenue, à la place de la fillette qui gazouillait comme un moineau, s’obstinant à vouloir me suivre au mont Paektu.

    Si, à Qinggouzi, grâce à l’intervention de Choe Chun Guk qui avait réussi à persuader ses hommes de partir pour le Nord, les adieux se firent sans grande difficulté, il n’en fut pas de même à Guandi d’où nous devions expédier la compagnie de Kim Ryo Jung et celle dont faisait partie O Jin U pour qu’elles rejoignent les troupes opérant en Mandchourie du Nord. Celle-ci voulait nous accompagner coûte que coûte au mont Paektu.

    A force d’essayer de les convaincre, nous les amenâmes à accepter leur mutation à condition que nous leur permettions de nous accompagner jusqu’aux environs d’Antu. En les voyant persister dans leur demande, les hommes de la section de Hunchun de l’armée des jeunes volontaires s’entêtèrent eux aussi à vouloir nous suivre jusqu’à Antu. Hwang Jong Hae était de cette section. Il avait accompli un temps sur mon ordre à Hunchun une mission visant à soulever les soldats de l’armée fantoche mandchoue. Et il était le premier à vouloir obtenir mon acquiescement.

    Je mis plusieurs heures à les persuader en leur parlant de la situation des troupes en Mandchourie du Nord.

    Wei Zhengmin convoitait beaucoup la section de Hunchun de l’armée des jeunes volontaires, et nous décidâmes de la lui confier. La compagnie à laquelle appartenait O Jin U quitta Mihunzhen, l’air tout déconfit.

    J’étais aussi très peiné de la voir partir en larmes. Wei Zhengmin et moi lui fîmes nos adieux au sommet de la colline de Mihunzhen fouettée par le blizzard.

    Plus poignants furent les adieux que je fis aux camarades qui partaient individuellement pour les troupes de l’Armée antijaponaise unifiée qui combattaient en Mandchourie du Nord, souffrant du manque de cadres militaires et politiques, parce qu’organisées il n’y avait pas longtemps. Sur leur demande, nous leur envoyâmes des cadres compétents comme Han Hung Gwon, Jon Chang Chol, Pak Kil Song, Pak Rak Gwon et Kim Thae Jun, voire mon ordonnance O Tae Song, soit presque tous les cadres de valeur que nous avions formés à Jiandao.

    O Tae Song était le frère cadet d’O Jung Hup. Membre de l’Avant-garde des enfants à Shiliping, il a vu ses frères aînés s’enrôler l’un après l’autre dans l’armée de guérilla, et ne voulant pas leur céder le pas, il décida d’en faire autant et finit par devenir mon ordonnance de sa propre initiative.

    Quand je lui dis d’aller se battre dans une troupe de partisans en Mandchourie du Nord, il me répondit par un large sourire: il croyait que je plaisantais. Mais dès qu’il se fut aperçu que ce n’était pas une blague, il prit un air désolé et s’en prit à moi:

    «Pourquoi voulez-vous m’envoyer là-bas, mon Général? Je ne peux pas obéir. Est-ce que la révolution ne peut s’y dérouler sans moi? Laissez-moi servir auprès de vous comme avant.»

    Quelle désobéissance insolite alors qu’il m’avait satisfait d’une brève réponse: «Entendu!» chaque fois que je lui avais donné un ordre!

    A force d’explications répétées des dizaines de fois, je réussis à le persuader de partir pour une troupe opérant dans une lointaine région de la Mandchourie du Nord.

    Tout entêté qu’il avait été à ne pas vouloir partir, il chercha à me consoler avec un air de grande personne quand nous dûmes nous séparer. Ayant remarqué des larmes dans mes yeux, il fit même une plaisanterie vantarde: «Mon Général, si je m’en vais, est-ce que mon camarade, Kum San, pourra vous servir au même niveau que moi?»

    La veille de notre séparation, O Tae Song conversa tout le temps à voix basse avec Choe Kum San, ma seconde ordonnance.

    D’habitude je me couchais à minuit passé et me levais à trois ou quatre heures du matin, mais ce soir-là j’éteignis la lampe et je me couchai assez tôt en pensant à mon ordonnance qui devait partir. Or, les deux jeunes chuchotèrent toute la nuit et, vers l’aube, ils sortirent dans la cour.

    Curieux de savoir ce qu’ils allaient faire, je prêtai l’oreille.

    «Kum San, tu devras mieux servir le Général après mon départ», dit à voix basse O Tae Song.

    L’autre ne répondit pas, il semblait pousser des soupirs.

    «Une fois arrivé au mont Paektu, n’oublie pas de te procurer de la pâte de soja pimentée et d’en servir au Général à tous les repas. Un peu d’effort te suffira pour t’en procurer, car il y a là beaucoup de Coréens. Tu sais que le Général l’aime beaucoup. Mais nous ne lui en avons jamais servi. On dirait que nous ne méritons pas d’être ses ordonnances. Ça me peine en ce moment où nous allons nous séparer du Général.

    – Sois tranquille, je suivrai tes conseils. Quand pourrons-nous nous revoir? dit Choe Kum San d’une voix éplorée.

    – Je me le demande moi aussi... A propos, Kum San, une fois là-bas, ne manque pas de rendre visite à quelqu’un d’originaire de la province du Phyong-an, car là tu pourras te procurer du poisson saumuré. Notre Général l’aime aussi. Ah! quelle déception! Je voudrais bien lui en servir de mes propres mains si je pouvais l’accompagner au mont Paektu...»

    De bon matin, après avoir fait mes adieux à O Tae Song, je découvris un message entre deux feuilles d’un livre.

    «Mon Général,

    «Moi, votre ordonnance, je m’excuse de vous quitter après le chagrin que je vous ai causé, à vous, qui, pensant à la libération de la patrie, n’avez pu dormir en paix un seul jour des 365 jours de l’année.

    «Mais ne vous inquiétez pas pour moi, je vous prie, je combattrai bien là-bas à mon poste.

    «Chaque fois que je me verrai en difficulté, je me rappellerai vos paroles: “Emportons-le sur notre souffrance afin de libérer notre patrie!”

    «Je vous jure, mon Général, de ne jamais manquer à la fidélité patriotique que vous m’avez inspirée par votre affection, et de me consacrer entièrement à l’œuvre de libération. Ne vous en faites pas donc pour moi, soyez en bonne santé, cher Général!...»

    Quelles pensées touchantes chez une si jeune ordonnance!

    Tels étaient mes compagnons d’armes. Ils se montrèrent tous fidèles à leurs obligations, et leur humanité fut unanimement admirable.

    Wei Zhengmin en fut touché jusqu’aux larmes. Il ajouta que, tout au long de la marche qu’il avait accomplie avec les camarades coréens pour venir de Nanhutou à Mihunzhen en passant par Qinggouzi et Guandi, il avait ressenti la profonde et indissoluble amitié qui les unissait intimement les uns aux autres.

    «Camarade Kim Il Sung, dit-il, de même qu’il n’y a pas de mauvais soldats pour un général compétent, vos hommes sont unanimement courageux et humains, au point que je les envie. Hwang Jong Hae, par exemple, quel jeune homme enviable!»

    Je mis à sa disposition Im Un Ha, comme membre de l’équipe de cuisiniers, de même que la section de Hunchun de l’armée des jeunes volontaires.

    Hwang Jong Hae, lorsqu’il nous fit ses adieux pour suivre Wei Zhengmin, s’en affligea comme O Tae Song.

    Toutefois, Hwang Jong Hae, lui non plus, les yeux mouillés de larmes, n’oublia pas d’essayer de me rassurer en promettant de servir fidèlement le camarade Wei Zhengmin comme je le lui avais demandé; et, jusqu’au dernier moment de sa vie, selon son engagement, il a bien assuré sa garde.

    Lorsque Wei Zhengmin fut tombé gravement malade, il s’offrit toujours à le porter sur son dos, et, chaque fois qu’ils étaient la cible d’une expédition «punitive» de l’ennemi, il le sauva par un effort surhumain en risquant sa vie.

    C’est pour cette raison que Wei Zhengmin, avant d’expirer, appela Hwang Jong Hae avec tendresse et lui dit avec ardeur: «Jong Hae, même dans l’autre monde, je ne t’oublierai pas, ni le dévouement des autres camarades coréens. Bonne chance dans tes combats, et je souhaite que tu rentres triomphalement dans ta patrie avec le camarade Kim Il Sung

    Mais Hwang Jong Hae, auquel Wei Zhengmin était si reconnaissant, ne put revenir auprès de moi et devint une âme solitaire dans la plaine déserte de la Mandchourie.

    Aujourd’hui encore, à la pensée de Hwang Jong Hae, je revois ce détour de centaines de lieues que nous avons parcouru avant d’aller au Sud, au mont Paektu.

    Au camp secret de Qinggouzi, Hwang Jong Hae frappait le sol du pied comme un enfant pour obtenir de me suivre; mais il n’a pu m’accompagner que jusqu’à Mihunzhen, il a dû suivre Wei Zhengmin. Pendant la longue marche que nous avons faite ensemble vers le Sud pour aller du camp secret de Qinggouzi au mont Paektu, mon affection pour Hwang Jong Hae n’a fait que s’approfondir.

    Combien de compagnons d’armes, en effet, ai-je fait partir pour le Nord au cours de cette longue marche!

    Innombrables sont ceux qui ont succombé en versant leur sang dans les montagnes et les plaines de la Mandchourie du Nord et du Sud parmi lesquels Pak Kil Song, Han Hung Gwon, Jang Ryong San, Jon Man Song, Pak Thae Hwa, Choe In Jun, O Tae Song, O Se Yong, Kim Thae Jun et d’autres.

    Je regrettai beaucoup la mort de Jang Ryong San, bon tireur et noble cœur, et non moins, celle d’O Tae Song, mon ordonnance qui courait jour et nuit pour me servir. O Jung Hup affectionnait tout particulièrement ce frère cadet.

    Lorsque je fis partir O Tae Song pour la lointaine Mandchourie du Nord, son frère O Jung Hup était absent: il participait à l’expédition de Jiaohe sous les drapeaux du 2e régiment de la première division.

    Arrivé dans la région du mont Paektu, j’ai pu, grâce à l’effort de Kum San, goûter des épis de maïs verts cuits avec de la mysis saumurée. J’en ai mangé alors plus qu’à ma faim en pensant que ces aliments qui d’ailleurs allaient bien ensemble, représentaient le vœu et la bonté d’O Tae Song.

    J’étais convaincu que les deux frères, bien qu’ils luttassent séparément, le cadet au Nord, l’aîné au Sud, se retrouveraient au jour de la libération de la patrie, et pourraient parler fièrement de leurs faits d’armes. Mais hélas! ils n’ont pu regagner la patrie, ils sont morts tous deux en terre étrangère.

    Les camarades envoyés dans différentes régions de la Mandchourie du Nord et du Sud avaient lutté au risque de leur vie, sans jamais perdre l’énergie des révolutionnaires coréens, ainsi que nous l’espérions.

    Après ces adieux douloureux au camp secret de Qinggouzi, j’ai fait une rencontre émouvante avec Choe Chun Guk, une année et demie après, et avec d’autres camarades cinq ou six années plus tard, ou après la Libération, sur le sol de la patrie. Ils évoquèrent tous avec respect et recueillement le souvenir des camarades disparus.

    Quant aux camarades en vie, ils se retrouvèrent auprès de nous après avoir accompli des hauts faits d’armes.

    Les uns, devenus chefs de détachement héroïques, se firent une renommée, et d’autres, devenus des cadres militaires ou politiques compétents, tels que chef de compagnie, chef de brigade, commissaire politique de division, etc., accomplirent des faits d’armes éclatants. Mais leur amitié et leur affection d’autrefois demeurant telles quelles, ils dirent en essuyant leurs yeux humectés: «Nous restions loin de vous, cher Général, et c’était comme si nous étions séparés de nos propres parents. Vous nous manquiez tant que nous en avons souvent versé des larmes.»

    Me voyant pleurer au souvenir des compagnons d’armes qui n’avaient pu rentrer, ils dirent des tendresses pour me consoler comme dans les années de la lutte antijaponaise:

    «Ne soyez pas trop triste, cher Général. La lutte pour l’indépendance du pays aurait-elle pu se passer de sacrifices?! L’adieu échangé alors avec eux est devenu un adieu éternel; mais, en revanche, nous avons retrouvé l’indépendance de la patrie; ils ne regretteraient pas leur mort.»

    Voilà dans quelle affection de mes compagnons d’armes j’ai vécu plus de 80 ans. Ceux qui n’ont pu se retrouver auprès de moi et ont quitté ce monde ont laissé dans mon cœur de profondes plaies; mais leurs hautes figures restent gravées dans les glorieuses annales de la révolution antijaponaise et dans l’histoire de notre patrie.

    C’est pourquoi je ne regrette pas les adieux affligeants que j’ai échangés avec mes compagnons d’armes dans les années de la lutte antijaponaise en les envoyant, les uns au Nord, les autres au Sud.

    

    

    

    5. Choe Hyon, illustre chef militaire

    

    

    Un des importants jalons sur notre itinéraire de Nanhutou au mont Paektu devait être, comme nous l’avions décidé, Mihunzhen, situé dans les monts Mudan, aux confins des districts de Dunhua et d’Antu. Là se trouvait le camp secret de l’intendance de la première division indépendante de l’armée révolutionnaire populaire. Dans cette vaste zone, au cœur d’une taïga sans bornes, étaient aménagés de nombreux camps militaires, grands et petits. Nous nous proposions de mettre au point là, avec Wang Detai, Wei Zhengmin et autres commandants responsables de la 2e armée, toute une série d’actions pour faire aboutir la ligne élaborée par la Conférence de Nanhutou.

    La contrée de Mihunzhen est une région montagneuse, pour ainsi dire, déserte. Même ceux qui ont déjà eu l’occasion d’y venir ont peine à s’y orienter, dit-on. Les sommets des montagnes et les vallées se ressemblent étonnamment. Et ceux qui s’y trouvent pour la première fois se sentent tout à fait perdus dans le labyrinthe des chaînes de montagnes. Comment ne pas admirer la perspicacité et le don d’observation des hommes du passé qui ont nommé cette contrée, avec ses forêts impénétrables, «Mihunzhen», ce qui signifie précisément «labyrinthe»!

    Au début, nous aussi, errant dans ce dédale, nous n’avons pu découvrir de prime abord le camp secret. Par chance, à Niuxindingzi, nous avons rencontré des camarades de la première compagnie du premier régiment de la première division indépendante, dont faisait partie Pak Song Chol. Nous les avons priés de nous conduire jusqu’à Mihunzhen. Ils n’étaient pas très «chauds» pour le faire, et voici pourquoi: les vallées de la région étaient contaminées par une terrible maladie: la fièvre typhoïde. Des dizaines de malades étaient déjà dénombrés dans le camp, et, comme nous l’ont dit ces camarades que nous avons rencontrés, on ne pouvait garantir la sécurité des dirigeants, si on les conduisait en ces lieux.

    «Là-bas, de nombreux malades sont déjà morts et enterrés. Comment donc pouvons-nous vous y mener, Général? Nous n’avons pas le droit de prendre ce risque pour vous.»

    Et ils ont refusé net de nous servir de guides. A cette époque, l’armée révolutionnaire populaire subissait de lourdes pertes en hommes à cause des épidémies. Les maladies – notamment la typhoïde et le typhus exanthématique –, qui avaient déjà éclaté pendant l’existence des zones de guérilla, suivaient pas à pas nos troupes, même après la dissolution des zones de guérilla. Le mal emportait sans pitié des vies précieuses. Cela constitua la cause la plus terrible de l’affaiblissement de la capacité de combat de l’armée révolutionnaire populaire.

    «Puisque la typhoïde surgit dans le corps de l’homme, l’homme peut en venir à bout par ses propres forces. C’est l’homme qui aura le dessus, et non la maladie infectieuse! Il ne faut pas trop la craindre. A ce que je vois, vous considérez cette fièvre comme quelque chose de mystique.»

    C’est ainsi que je les gourmandais pour leur crainte de ce mal. Mais ces combattants, insistant sur le danger d’infection, tâchaient de me persuader de ne pas m’aventurer dans Mihunzhen.

    «Vous dites que l’homme peut triompher de la maladie infectieuse? Mais face à ce mal, il n’y a pas d’hommes forts qui puissent tenir. Fort ou faible, on est tous comme des souris devant le chat. Tenez, notre chef de compagnie, le camarade Choe Hyon, n’est-il pas le fort des forts?! Et pourtant, lui aussi, voilà déjà plusieurs semaines qu’il est terrassé par cette fièvre à Mihunzhen.

    – Qu’est-ce que vous dites? Se peut-il que ce combattant indomptable ait été terrassé par cette maladie? Alors raison de plus, je dois y aller. Plus tard, il serait bien peiné en apprenant qu’arrivé jusqu’à Niuxindingzi, je ne suis pas entré dans Mihunzhen par crainte de contagion et que je suis parti pour le mont Paektu! Je comprends que vous craignez pour ma santé, mais moi, la typhoïde, je l’ai déjà eue à Wangqing. J’ai donc acquis l’immunité. Et vous pouvez ne pas craindre pour moi quant à la contagion.»

    C’est alors seulement que les responsables de la première compagnie nous ont donné près d’une section de combattants, leur ordonnant de nous protéger et de nous conduire au lieu dit. Ils nous ont seulement priés de ne pas entrer, à Mihunzhen, dans la caserne des malades.

    Je dois dire franchement que la nouvelle m’apprenant que Choe Hyon avait attrapé la typhoïde m’avait beaucoup peiné. J’avais beau assurer à haute voix que l’homme pouvait parfaitement triompher de la typhoïde, je savais que ce mal est vraiment terrible et qu’il ne fait quartier à personne. Et on ne pouvait, certes, pas espérer que cette maudite maladie se montrerait clémente envers un commandant de l’armée révolutionnaire. Au contraire, généralement, le mal se déchaîne tout particulièrement dans l’organisme d’hommes ardents et impétueux comme Choe Hyon. Ce mal terrassait tous sans exception, mais, on ne sait pourquoi, il était spécialement virulent chez ceux qui avaient un caractère rétif et impatient. La pensée que la vie de mon cher compagnon de combat ne tenait qu’à un fil ne me quittait pas un instant.

    «Qu’est-ce qui vous tracasse ainsi, commandant Kim? Vous vous inquiétez sans doute au sujet du camarade Choe Hyon?» me demanda tout doucement Wang Detai, ayant remarqué que mon pas s’était alourdi sous le poids de pénibles pensées. Ce commandant n’était généralement pas très sociable. Sec, plutôt taciturne, il possédait cependant une étonnante faculté de pénétrer l’état d’âme des autres.

    «Vous avez raison. Et comment l’avez-vous deviné?»

    Je lui savais gré d’avoir interrompu le pesant silence. Car la solitude n’aide pas à surmonter les douloureuses réflexions.

    «Etait-ce difficile de le deviner? Moi, votre ami, Wang Detai, je suis là près de vous, commandant Kim. Mais vous vous taisez, vous ne dites mot. C’est signe d’une profonde réflexion, sans doute, sur la destinée de vos hommes, n’est-ce pas?

    – Vous voyez juste. Je ne cesse de penser à Choe Hyon. Je crains énormément que le pire ne lui arrive. Je me demande avec inquiétude dans quel état il est maintenant.

    – Tranquillisez-vous. Choe Hyon surmontera sa maladie. Il a une forte volonté.

    – Je voudrais tant qu’il s’en tire!

    – Choe Hyon est donc un verni. Etre l’objet de bons vœux de ses amis, demeurer dans leurs souvenirs, vivre entouré de leurs soins, voilà qui est un grand bonheur!»

    Je fus touché par ces propos, à la fois simples et bien sentis, du chef d’armée Wang. J’étais entièrement de son avis.

    «Voilà bien de justes paroles. J’avoue que moi-même je n’y ai jamais pensé.

    – A cet instant, il se peut que Choe Hyon, lui aussi, pense à vous, commandant Kim. Parole d’honneur, j’admire la façon dont il témoigne toujours son profond respect pour vous. Si j’ai bonne mémoire, vous ne vous êtes rencontrés qu’une seule fois. Comment se fait-il qu’une si solide amitié s’est créée entre vous?

    – Je ne saurais pas l’expliquer moi-même. Nous n’avons passé que deux jours à débattre nos projets militaires, et cela a tissé les liens d’une amitié qui semble vieille d’une dizaine d’années. Le caractère de cet homme m’a entièrement conquis. Mais peut-être que de sa part, il ne ressent pas une même affinité.

    – Pensez-vous! Il vous est très attaché. Depuis qu’il a fait un saut à Macun, il nous a souvent parlé de vous.»

    «Avoir fait un saut à Macun», cela signifiait que Choe Hyon est venu un jour me voir à Macun, de Xiaowangqing. Nous nous sommes rencontrés, avons discuté de choses et d’autres, et il est retourné à son poste. Il a déjà relaté notre première rencontre dans les Souvenirs des anciens partisans antijaponais, et un bref épisode a été évoqué également dans le tome 3 de mes Mémoires.

    Tout le monde sait que cette première rencontre a été suscitée par l’organisation de l’attaque du chef-lieu du district de Dongning. Par la faute de l’estafette, Choe Hyon n’avait pas reçu à temps l’ordre de prendre part à la bataille; quand il est parvenu à Macun, c’était trop tard. En apprenant que le combat à Dongning était déjà terminé, il fut très vexé, vilipenda son estafette, l’injuriant comme du poisson pourri, puis, s’étant un peu calmé, me dit:

    « A ce combat ont pris part aussi bien ceux de Wangqing que ceux de Hunchun, et même ces troupes de l’armée de salut national. Seuls ces malheureux de Yanji que nous sommes n’ont même pas pu approcher des portes du chef-lieu du district de Dongning, piétinant au dehors. Je suis hors de moi de colère. Vénéré commandant Kim Il Sung, n’y a-t-il pas quelque autre plan d’attaque par ailleurs?

    – Le titre de “Vénéré” ne convient pas à un jeune homme! Je vous prie de m’appeler simplement Kim Il Sung», fis-je, assez confus.

    Ce guerrier, qui sentait fort la poudre, leva les sourcils et eut l’air malheureux en disant:

    «Qu’est-ce que le grand âge ou la jeunesse ont à faire là-dedans? Dans mon for intérieur, il y a longtemps que je vous ai placé, commandant Kim, à la tête des troupes coréennes. Il est donc parfaitement naturel de vous traiter avec respect.

    – Si l’on flatte ainsi les jeunes gens, ils peuvent du coup devenir présomptueux, la tête peut leur tourner. Si vous continuez à me flatter ainsi, je serai obligé de rompre avec vous toutes relations.

    – Ça, alors! Moi, j’ai du cran mais, vous, commandant Kim, je vois que vous en avez à revendre. Désormais, je vous parlerai tout simplement, comme vous le voulez.»

    Depuis, Choe Hyon a changé sa manière de parler. Il avait un caractère typiquement militaire. Quelqu’un qui a ce caractère-là, s’il veut faire quelque chose, il le fera, mais s’il refuse, pas moyen de l’y forcer. Il ne me vouvoyait que dans les entrevues officielles. Cela débarrassa notre amitié du vain clinquant cérémonieux et des normes artificielles de l’étiquette, et la rendit encore plus sincère et plus cordiale.

    En ces années-là, chaque camarade, que je cooptais avec une difficulté semblable à celle du pêcheur de perles pour en ramener du fond de l’océan, est venu faire partie du trésor de notre révolution, comme une parcelle nécessaire de la force motrice pour son essor ininterrompu, pour l’amplifier toujours. C’est précisément à cette époque que j’ai rencontré ce nouveau compagnon d’armes, cet homme véritable: Choe Hyon. Cela constitua incontestablement un événement extrêmement important dans ma vie, un vrai coup de chance.

    Dès l’abord, notre rencontre à Macun m’a apporté un grand réconfort.

    Ce fut notre première entrevue, mais elle eut la vertu de me communiquer une grande force morale. A mon étonnement, Choe Hyon, avec qui je m’entretenais pourtant la première fois, m’a semblé être un vieil ami. Sa voix m’a paru familière, comme ses gestes et jusqu’à son aspect. C’était comme si j’avais déjà eu l’occasion de discuter avec cet homme costaud et sympathique la question de la résistance au Japon et comme si nous avions déjà tenu conseil sur la meilleure façon de sauver notre patrie.

    Pourquoi Choe Hyon m’a-t-il semblé être une vieille connaissance? Parce qu’il était le type même du chef militaire que je m’étais imaginé et qui se perfectionnait toujours dans mon esprit. Et aussi parce que, dans la région de Jiandao, j’avais déjà beaucoup entendu parler de tels ou tels faits de Choe Hyon.

    Choe Hyon a vu le jour sur un sol étranger: la terre de lœss de Jiandao. C’était en 1907, quand la tragédie du pays, voué à la perte, courait irrémédiablement à son apogée. En effet, 1907 fut une année de malheurs, de dures épreuves et de privations, une année qui devait laisser bien des taches honteuses dans les annales de notre nation. C’est précisément en cette année-là que Ri Jun a fait hara-kiri à La Haye. C’est cette année-là que fut détrôné Kojong, et que les troupes gouvernementales coréennes furent dissoutes. La même année, tout le pouvoir dans la vie intérieure étatique de Corée est passé entre les mains des impérialistes du Japon à la suite de la conclusion du «Traité en 7 points de l’an Jongmi (1907 – NDLR)» et de l’instauration forcée de l’«administration par des vice-ministres japonais».

    Sur ce sol, assailli avec une force destructrice inouïe par les lames de fond de la crise économique, les parents de Choe Hyon tremblaient pour le sort du nouveau-né. L’«annexion de la Corée par le Japon», le Soulèvement populaire du Premier Mars, les cruelles opérations «punitives» dans la région de Jiandao, en l’an Kyongsin, ont été des événements dramatiques qui enflammaient le sang du jeune Choe Hyon.

    Si, en cette période de ténèbres et de détresse, une lueur d’espoir pointait à l’horizon, c’était grâce à l’existence de l’armée indépendantiste qui opposait une résistance acharnée à l’ennemi dans la région de Jiandao. Il a eu pour prédécesseurs et maîtres Hong Pom Do et Im Pyong Guk. L’enfance et l’adolescence de Choe Hyon ont été étroitement liées à l’action de ces chefs militaires expérimentés, aussi courageux qu’indomptables. C’est chez eux qu’il a appris le tir et l’art de l’équitation. Son père, Choe Hwa Sim, qui combattait sous les ordres de Hong Pom Do, dans les rangs de l’armée indépendantiste, se mit à confier à son fils, alors âgé de onze ans, des missions d’estafette. La même année, Choe Hyon a reçu en cadeau de son père un pistolet.

    Les massacres de l’an Kyongsin ont laissé leurs traces de sang dans tous les coins de Jiandao où vivaient des Coréens. Au cours d’un massacre perpétré par des troupes «punitives», Choe Hyon a perdu sa mère. Avec son père, il est passé dans la région maritime extrême-orientale de Russie, en suivant la troupe d’Im Pyong Guk. Tout lui était étranger dans cette contrée: aussi bien la nature que les hommes et leur langue. Mais Choe Hyon avait conçu ce projet inébranlable: consacrer sa vie au combat contre les impérialistes japonais. Le chef militaire Im Pyong Guk le nomma estafette et l’envoya dans un des détachements qui combattaient sous ses ordres. Le jeune garçon, qui était passé maître en équitation, remplissait vaillamment son rôle d’estafette, filant sur son cheval entre l’état-major et le détachement. Même les Russes admiraient ce svelte garçon de treize ans, qui, éperonnant son cheval, passait en coup de vent dans la plaine.

    Un jour, nanti d’une mission, avec ses trois autres camarades-cavaliers, il lança sa monture droit vers la première ligne, sous une grêle de balles. Les trois autres tombèrent terrassés, et le garçon fut blessé au bras. Malgré la douleur, il fila sous la grêle de plombs et arriva à temps pour apporter son message à l’état-major. En bandant son bras, Im Pyong Guk l’encouragea: «Te voilà candidat pour être un général de l’armée indépendantiste!»

    Après la regrettable défaite de ce détachement de l’armée indépendantiste, Choe Hyon est revenu dans la région de Jiandao. Puis, sur la recommandation de Yun Chang Bom, devenu plus tard commandant d’un régiment indépendant de l’armée révolutionnaire, le jeune homme a adhéré à l’Union générale de la jeunesse de Mandchourie de l’Est. Pour Choe Hyon, la période où il a milité au sein de cette union a été, peut-on dire, une période de passage du mouvement nationaliste au mouvement communiste. Ce changement d’orientation a été accéléré par son internement dans la prison de Yanji, où il a passé plus de sept ans. En 1925, les autorités militaires réactionnaires ont soudain arrêté Choe Hyon et l’ont condamné à la réclusion à vie, l’ayant accusé d’avoir «collecté illégalement des fonds» à des fins militaires.

    Après la Révolte du 30 Mai, les Luttes Chusu et Chunhwang, la prison de Yanji était bondée: des patriotes, des militants de la révolution dans la région de Jiandao, qui avaient marché à la tête des masses lors de ces événements, y étaient détenus. Ces hommes étaient privés de liberté, mais même sous l’oppression, eux qui étaient des optimistes et des cœurs romantiques, ils vivaient la tête haute. Cette «petite société» est devenue pour Choe Hyon une école qui a exercé un impact décisif sur sa formation et son évolution; elle a été le creuset où le caractère du jeune militant s’est définitivement forgé. C’est qu’il a adhéré à des organisations clandestines, opérant entre les murs mêmes de la prison: l’Union anti-impérialiste et la Garde rouge. Les épreuves subies dans les cachots ont achevé de transformer l’ancienne estafette de l’armée indépendantiste, de nationaliste qu’il était en communiste.

    Dans toutes les zones de guérilla en Mandchourie de l’Est, les gens étaient largement au courant des épisodes dont Choe Hyon avait été l’initiateur et le protagoniste, au sein de la prison de Yanji – que les autorités militaires avaient baptisée 4e prison de Jilin.

    Sa vie en prison commença par une lutte acharnée contre un gangtour, un «dur» ou «caïd» de la cellule. Celui-ci était un vrai bandit, un assassin. Il se donnait à cœur joie en humiliant les autres prisonniers. Il s’appropriait les effets de tout nouveau venu. Quand on distribuait la maigre nourriture, il s’adjugeait la part des autres en s’empiffrant tant et plus.

    Alors, Choe Hyon décida de donner une bonne leçon au «caïd». Un jour, il offrit à chacun, autour de lui, une cigarette de qualité Kal et en alluma une lui-même. Il n’en offrit pas à un seul homme: le «caïd». Ce défi tacite devait lui causer une vive rancune.

    Le «caïd» exigea, sur un ton de menace, que Choe Hyon lui donne tout ce qu’il avait sur lui. En guise de réponse, Choe Hyon expira une grosse bouffée de fumée de cigarette. Excédé, le «caïd» se jeta sur Choe Hyon. Sautant par-dessus plusieurs hommes, Choe Hyon frappa le «caïd» en pleine face avec ses poings attachés par des menottes, et lui cria:

    «Canaille, sur qui oses-tu lever la main? En dehors de la prison, tu as tué un homme, et ici, tu ne laisses pas en paix tes pauvres frères. Existe-t-il quelqu’un de plus cruel et de plus abject que toi? Dis donc: n’es-tu pas toi-même fils de gens du peuple, tout comme nous? Cette fois-ci, je te pardonne mais n’oublie pas de te conduire comme il faut. Désormais ta place est là-bas, près des tinettes. Quant à cette place là-haut, qui était la tienne, c’est moi qui la prends.»

    Le «caïd» comprit qu’il n’arriverait pas à tenir contre Choe Hyon. Il alla donc s’asseoir à la place que l’autre lui avait désignée. Depuis ce jour-là, les prisonniers, débarrassés de la tyrannie du bandit, considérèrent Choe Hyon comme leur bienfaiteur, le traitant avec déférence.

    Il se passa quelque temps depuis que Choe Hyon avait été condamné à la réclusion à vie. Les autorités militaires organisaient fréquemment pour des groupes d’élèves des lycées Taesong, Tonghung, Unjin, Yongsin et de celui de jeunes filles Yongsin, et de beaucoup d’autres établissements d’enseignement de la ville de Longjing, des «visites» dans la prison. Les ennemis cherchaient ainsi à extirper la conscience révolutionnaire et à réprimer l’esprit combatif des élèves, de la jeunesse en général et des enfants de cette contrée, parmi lesquels surgissaient et opéraient activement des organisations et des groupes idéologiques qui s’insurgeaient contre le Japon et la caste militaire chinoise.

    Choe Hyon établit par avance des contacts avec toutes les cellules et invita les prisonniers à confectionner des «pistolets à eau». Quand les élèves vinrent et se mirent à faire le tour des cellules, les détenus actionnèrent leurs «pistolets à eau», qui ont craché du contenu nauséabond des tinettes sur les enseignants réactionnaires et les geôliers qui les accompagnaient, et leur crièrent d’aller au diable:

    «Canailles, que voulez-vous montrer ici à ces jeunes?!»

    Pris au dépourvu, les enseignants réactionnaires se retirèrent précipitamment, en emmenant leurs pupilles.

    L’administration du pénitencier fit des pieds et des mains pour découvrir le principal promoteur de cette action, mais ne put arriver à ses fins: chaque détenu s’en déclarait l’organisateur.

    Au cours de sa détention, Choe Hyon a travaillé dans divers ateliers au sein de la prison: il a été ouvrier à la fabrique de souliers de cuir, compositeur à la lithographie, couturier pour confectionner des vêtements de haute qualité. Il a travaillé aussi comme menuisier et même comme coiffeur. Il faisait des coupes de cheveux non seulement aux prisonniers, mais aussi aux gardiens, depuis les simples jusqu’au geôlier-chef, et jusqu’au chef de la prison. Et en quelle qualité qu’il travaillât, Choe Hyon ne faisait jamais quartier et punissait sévèrement ceux qui l’humiliaient et l’outrageaient sans raison. Un jour, il confectionnait un jeu d’échecs dans du bois de nerprun employé à l’atelier pour fabriquer des tables et des chaises. Le contremaître de la fabrique l’a remarqué et s’est mis à le battre comme plâtre. «Corriger» les prisonniers était dans ses habitudes. Outré, Choe Hyon lui assena de toutes ses forces un coup avec le pied d’une chaise qu’il allait assembler. L’administration du pénitencier le fit jeter pour une semaine dans le local disciplinaire. Mais après cet incident, le contremaître n’osa plus se laisser aller à des voies de fait à l’égard des détenus.

    L’action de Choe Hyon en prison comportait, entre autres, l’organisation de l’évasion de prisonniers. Avec Yun Chang Bom et autres camarades, il a notamment réussi à assurer l’évasion d’Im Pyong Guk, son ancien chef militaire dans l’armée indépendantiste, et de beaucoup d’autres révolutionnaires. Pour défendre et promouvoir la juste cause, Choe Hyon était prêt à se transformer en une torche ou à se jeter dans un précipice. Tels étaient sa force de volonté innée et son caractère trempé dans les épreuves.

    Sorti de prison, Choe Hyon a rejoint la Garde rouge à Tiyangmao, et, poursuivant une âpre lutte, est devenu membre du parti communiste, puis, instructeur politique de la compagnie de partisans de Yanji de l’armée révolutionnaire populaire.

    Telles étaient, dans l’ensemble, mes connaissances sur Choe Hyon, cet homme qui s’était illustré par sa grande force de caractère, avant de l’avoir rencontré à Macun.

    «Puisque les choses ont tourné ainsi, je resterai à Wangqing un jour ou deux, et j’écouterai vos récits, commandant Kim. Cela ne vous gênera pas trop?» me demanda Choe Hyon lors de notre première rencontre.

    J’y consentis volontiers.

    Et nous avons conversé durant les longues heures de la nuit, sans même les remarquer passer.

    Le lendemain matin, les sentinelles sont venues nous avertir que l’ennemi venait attaquer la zone de guérilla. J’ai disposé les combattants de ma troupe sur la hauteur, et, avant d’escalader la côte, je me suis excusé auprès de Choe Hyon:

    «Nous allons accepter le combat. Attendez-moi quelque temps dans la maison. Je serai bientôt de retour.»

    Mais Choe Hyon sauta sur ses pieds, ulcéré:

    «Comment puis-je rester à vous attendre ici?! Une belle chance s’offre à moi. Je ne serai pas digne de porter mon nom, si je ne vous suis pas, commandant Kim, si je reste à vous attendre, à me tourner les pouces à la maison d’hébergement. C’est le Ciel qui me vient en aide. J’ai tant envié de faire le coup de feu sous vos ordres, commandant Kim! Je vous prie de m’emmener sur cette hauteur.

    – Si tel est votre désir, battons-nous coude à coude.»

    Tout sourire, Choe Hyon m’emboîta le pas pour grimper au sommet.

    L’adversaire n’osa pas attaquer ce lieu où l’attendait une embuscade tendue par les partisans. Il ne faisait que tirer de loin, à l’aveuglette, mais, surtout, il mettait le feu à des meules de blé, fruit d’un labeur acharné des habitants de la zone de guérilla, qui avaient sué sang et eau pour faire la moisson.

    J’ordonnai aux partisans de détruire sans pitié les ennemis par un tir précis à longue portée. Puis, je m’adressai à Choe Hyon: «J’ai entendu dire, camarade Choe Hyon, que vous êtes un sacré tireur. Voulez-vous me montrer votre art?»

    Alors, Choe Hyon abattit d’un seul coup de son fusil un soldat ennemi qui approchait en courant d’une meule, une torche allumée à la main. Les ennemis se trouvaient à environ 500 mètres de l’endroit où nous étions, mais il en abattait un à chaque coup. Sa maîtrise de tireur d’élite était réellement étonnante.

    Le combat terminé, je lui dis:

    «Eh bien, maintenant, vous n’êtes plus aussi fâché de ne pas être venu à temps pour participer à l’attaque du chef-lieu du district de Dongning?»

    Il hocha la tête et dit comme à contre cœur:

    «Oui, ça s’est tassé un peu, mais pas complètement.»

    La nuit suivante, nous avons poursuivi notre long entretien. Le thème principal en était la question des tâches immédiates de la révolution coréenne et des moyens pour les faire aboutir. J’ai posé une série de problèmes concernant les lignes importantes de la lutte, et j’ai continué à discuter avec lui des mesures pratiques. Notamment, des questions du front uni avec les troupes antijaponaises chinoises, du front uni national antijaponais, de la fondation d’un parti de type nouveau, s’inspirant des idées du Juche.

    Choe Hyon est resté très content des résultats de notre causerie.

    «Maintenant, je crois que je ne suis plus aussi vexé de n’avoir pas participé à l’attaque contre Dongning. Je n’ai pas pu être avec vous ce jour-là; en revanche, ici, à Macun, j’ai beaucoup rattrapé sur ce que j’avais raté.»

    En souhaitant bonne route à Choe Hyon, je lui fis cadeau, en souvenir de notre première entrevue, de quatre fusils chinois Daitaiganrs, que nous avions pris comme trophées au cours de la bataille de Dongning. Je lui fis également cadeau d’un fume-cigarette d’ambre. Depuis, cet objet est devenu pour lui la chose la plus précieuse.

    Chaque fois que Choe Hyon plongeait dans une profonde réflexion avant d’organiser une bataille ou une opération militaire, d’épaisses bouffées de fumée sortaient de son fume-cigarette. Autour de lui, il y avait bon nombre de fumeurs invétérés qui convoitaient ce fume-cigarette et songeaient à le lui soustraire. Les uns cherchaient à le lui prendre par la force; d’autres, par des paroles tentantes; les troisièmes, en lui proposant un échange. Il s’est même trouvé des individus qui ont essayé de lui voler son fume-cigarette de sa poche, alors qu’il était pris de vin. Tout un arsenal de ruses et de subterfuges avait été employé. Mais toutes les tentatives sont restées vaines.

    Après la libération du pays, parmi les fumeurs qui assumaient des fonctions de responsabilité au sein des organismes du Parti et du gouvernement, il s’est trouvé des gens qui ont cherché à marchander: «Camarade Choe Hyon, laissez-nous tirer une petite fois sur ce fume-cigarette. Il paraît qu’il donne au tabac le goût du miel. Nous vous verserons généreusement de quoi vous dédommager.» Mais pareil marchandage ne passait pas avec Choe Hyon qui s’obstinait dans son refus. Seul Kim Ik Son – avec qui il s’était reposé un certain temps à Rajin et avec qui il s’était lié d’amitié – avait réussi à lui emprunter le fume-cigarette d’ambre, et encore, seulement pour un jour.

    A l’heure actuelle, ce fume-cigarette d’ambre se trouve exposé au Musée de la révolution coréenne. Au début, les membres du personnel du musée avaient compté pouvoir prendre l’objet chez Choe Hyon sans peine. Il suffirait, croyaient-ils, de lui dire quelques mots. Mais ils avaient mal calculé. En apprenant qu’ils voulaient lui retirer précisément ce cher fume-cigarette qu’il conservait au fil des années, voire des décennies, veillant sur lui mieux que sur une perle ou de l’or, Choe Hyon s’est fâché et les a carrément chassés, en disant:

    «Qu’est-ce que vous me racontez-là? Se peut-il que vous ayez l’intention d’exposer au musée le fume-cigarette d’ambre de Choe Hyon? N’oubliez pas que cet objet n’est pas une propriété du peuple tout entier mais mon bien personnel. C’est notre Général qui m’en a fait cadeau, pour que, moi, Choe Hyon, je m’en serve. Ce n’est pas un objet public que tout un chacun peut regarder et tâter! Si vous voulez me prendre quelque chose, vous feriez mieux de m’arracher cette moustache. Vous avez bien compris?»

    Les employés du musée ont failli attraper des maux de tête en entendant les cris indignés de Choe Hyon. Pourtant, ils n’ont pas perdu espoir et ont continué à venir chez lui. Ce n’est qu’à leur cinquième visite qu’ils ont, enfin, réussi à convaincre le vieux et obstiné chef militaire. Il y avait encore quelques jours, Choe Hyon rugissait contre eux comme un tigre. Mais cette fois-ci, il a accueilli ses visiteurs avec amabilité, comme s’il était devenu un autre homme.

    «A partir d’aujourd’hui, ce fume-cigarette ne sera plus la propriété de Choe Hyon. Il deviendra un bien public. Seulement, attendez un peu. Laissez-moi fumer avec une dernière fois, et puis, je vous le donnerai.»

    Choe Hyon engagea une cigarette dans le petit objet d’ambre, gratta une allumette... Il inspirait avidement la fumée et lâchait lentement des bouffées dans l’air. Le regard du vieux chef militaire était fixé sur le ciel lointain, du côté du Nord. C’est sous ce ciel que se trouvaient Macun, lieu de notre première rencontre, et les champs de bataille où, jusqu’à l’âge de 40 ans, son mauser sur la hanche, il avait combattu marchant dans les montagnes tant que ses jambes pouvaient le porter.

    Les deux mémorables nuits que nous avons passées à faire des projets politiques, et les trois jours où nous avons combattu coude à coude, projets et combats qui nous ont rapprochés, Choe Hyon et moi-même, et qui ont fait de nous des frères d’armes, ont rendu notre amitié indéfectible.

    Ma première rencontre avec Choe Hyon m’avait apporté beaucoup d’impressions sur cet homme. La plus forte était que j’avais devant moi quelqu’un de très franc et de très simple. Il est de ceux qui disent carrément ce qu’ils voient et expriment sans détour ce qu’ils pensent. Ses pensées et ses sentiments se reflétaient aussitôt sur son visage. Ni la tromperie, ni les manipulations, ni la diplomatie ne peuvent avoir prise sur un tel homme. La simplicité enfantine de Choe Hyon avait une force miraculeuse qui opérait un effet bienfaisant sur les cœurs, les purgeant de toute mauvaise pensée. Gagné par cette force d’attraction, moi aussi, j’ai été amené à lui ouvrir mon âme.

    A mon arrivée au camp secret de Mihunzhen, je me rendis tout droit à la caserne – un semi-gourbi – où gisaient plus de cinquante malades, frappés par la fièvre. Parmi eux se trouvait Choe Hyon, que je voulais tant voir.

    Le camp était gardé par des intendants. Ouvrant la porte toute grande, ils annoncèrent que le commandant Kim venait d’arriver. Alors, Choe Hyon s’arracha à grand-peine de son lit et gagna en rampant l’entrée de la caserne.

    Son visage avait changé à le rendre méconnaissable: il n’avait plus que la peau sur les os. Il ne restait presque plus trace de l’image que je gardais de lui dans ma mémoire depuis notre première rencontre, à Macun.

    «Commandant Kim, je vous en supplie, n’entrez pas! Il est interdit d’entrer ici!» me dit-il en agitant ses deux mains et fixant sur moi un regard flamboyant.

    Malgré moi, je m’attardais un instant sur le seuil.

    «Que vois-je? On n’est pas très hospitalier à Mihunzhen. Je suis venu pour voir Choe Hyon, et voilà que l’on me chasse. Ça ne ressemble à rien!»

    Je plaisantais, mais Choe Hyon ne voulait pas en démordre.

    «Tant pis si vous nous tenez pour peu hospitaliers, mais il est impossible de faire autrement. Ne savez-vous donc pas, commandant Kim, que c’est ici la porte qui mène au royaume des morts?

    – Ha, ha! Voilà Choe Hyon, lui qui a vidé une centaine de sacs de cartouches au cours des combats, qui simule une grave maladie! C’est là quelque chose de nouveau pour moi!»

    Voyant que ses paroles ne me faisaient aucun effet, il s’en prit aux intendants qui m’avaient conduit à la caserne.

    «Têtes de mules! Où avez-vous conduit le commandant Kim?! On ne doit pas conduire ici le commandant Kim!»

    Tout confus, les intendants s’éclipsèrent.

    Pendant que Choe Hyon les vilipendait, je gagnai à grands pas le milieu du local.

    «Notre Choe Hyon, solide comme un bouleau, a attrapé la fièvre typhoïde! Incroyable!»

    Je dis cela, alors qu’il se remettait au lit, tout en m’approchant pour lui serrer la main. Il cacha précipitamment ses mains sous la couverture.

    «Commandant Kim, ne me touchez pas! C’est la fièvre, des tas de bactéries... Pourquoi êtes-vous venu ici? Pourquoi êtes-vous là, dans ce joli royaume de la contagion?

    – Comment, pourquoi? Je suis venu voir Choe Hyon. Oui, il arrive tant de choses en ce monde. Mais il est incroyable que Choe Hyon ait attrapé une maladie contagieuse.»

    Je glissai ma main sous la couverture et je serrai la main brûlante du malade, et je la gardai longtemps dans la mienne.

    Aussitôt, des larmes humectèrent ses yeux.

    «Comme je suis heureux de vous voir, commandant Kim, merci! Moi, si insignifiant... Je pensais déjà que j’allais gagner l’autre monde sans vous avoir vu une dernière fois.»

    Il y avait seulement quelques instants, il m’avait supplié de ne pas m’approcher de lui, et maintenant, voilà qu’il agrippait ma main, la serrait et ne la lâchait plus.

    A ce moment-là, Choe Hyon ressemblait tout à fait à un enfant.

    Il me posa des questions sur la deuxième expédition en Mandchourie du Nord, puis me raconta longuement les pertes dues aux ravages opérés par la fièvre.

    Je mis la conversation sur un problème personnel relatif à sa propre destinée.

    «On m’a dit que vous avez été accusé d’avoir trempé dans l’affaire du Minsaengdan. Je pense que cela vous donne bien des tourments. N’est-ce pas?

    – Oui, c’est vrai», dit-il en hochant la tête avec tristesse.

    Puis il se mit à me raconter précipitamment comment on lui avait collé l’étiquette d’agent du Minsaengdan.

    «Vous m’avez beaucoup parlé, commandant Kim, d’un front uni, à Macun. Je considérais cette ligne comme la plus remarquable, la seule juste. A mon retour à Yanji, je l’ai propagée parmi les camarades de notre troupe. Même le commandant de la 2e armée, Wang Detai disait: nous ne pourrons pas vivre sans un front uni. Je me suis efforcé de former ce front uni, mais voilà que l’on m’a affublé de ce bonnet d’agent du Minsaengdan.»

    Après que nous avions entamé notre première expédition en Mandchourie du Nord, Choe Hyon, avec sa compagnie, avait gagné la limite entre les districts de Dunhua et de Huadian. Là il avait déployé énergiquement des activités militaires et politiques pour étendre la zone d’opérations des partisans. Une condition pour y arriver était un travail intelligent avec les troupes antijaponaises chinoises, cantonnées au cœur du défilé de Dahuanggou.

    A ce moment-là, dans ce défilé se trouvaient deux troupes de montagne, l’une comptant près de 80, et l’autre, environ 100 combattants. La troupe de 80 combattants montrait une tendance progressiste. Cela, grâce à des militants clandestins, des partisans, qui s’étaient introduits dans ses rangs et y menaient une énergique propagande antijaponaise. Cette troupe était en bonnes relations également avec des groupes du corps d’autodéfense des environs, qui étaient passés des positions projaponaises aux positions antijaponaises, et qui prêtaient à cette troupe une assistance active sous diverses formes.

    Quant à la troupe qui comptait une centaine d’hommes, elle passait ses journées à piller les habitants des localités voisines. En outre, ce groupe, ayant établi des contacts secrets avec les troupes ennemies et la police de Liushucun, se préparait à capituler. L’antagonisme entre ces deux troupes de montagne dont l’une tendait à résister au Japon, et l’autre, à capituler en traître, était gros d’un danger critique: un sanglant conflit armé pouvait éclater. On ne pouvait conduire d’autres troupes de montagne sur la voie de la lutte antijaponaise ni former un front uni antijaponais avec elles si on laissait faire celle qui s’apprêtait à capituler.

    Choe Hyon organisa un banquet, déclarant qu’il voulait réconcilier les deux troupes. Les commandants de la troupe qui cherchait à capituler furent invités également. Quand ils entrèrent dans la salle où les tables étaient dressées, la compagnie de Choe Hyon les désarma en un clin d’œil. Mais personne ne toucha à la deuxième troupe, celle de 80 combattants. Certes, la compagnie n’usa pas de force non plus envers le groupe du corps d’autodéfense qui avait des relations amicales avec la dernière.

    Choe Hyon avait raison de ne pas toucher au groupe du corps d’autodéfense, ce qui répondait entièrement à la ligne visant à la formation d’un front uni. Cependant, le chef politique de la direction militaire et d’autres gauchistes dans les organismes supérieurs jugèrent que les mesures employées par Choe Hyon, qui étaient pourtant correctes, constituaient un crime. Ils le destituèrent de ses fonctions d’instructeur politique de compagnie et lui retirèrent même son cher mauser. Ils disaient: «Un tel comportement envers l’ennemi équivaut à la capitulation.» C’était tellement injuste que même Wang Detai s’exclamait: «Si le camarade Choe Hyon est un agent du Minsaengdan, alors qui donc, je vous le demande, ne l’est pas dans notre 2e armée?» Cependant, Choe Hyon fut cassé et réduit à l’état de simple soldat. Puis, il travailla un an comme responsable au service d’intendance auprès du commandement de l’armée de Wang Detai. C’est seulement vers la fin de 1935 que Choe Hyon fut nommé chef de compagnie.

    Lui-même évoqua cette époque en ces termes:

    «Je peux dire que j’ai été sauvé uniquement grâce à vos efforts, commandant Kim. A la Conférence de Dahuangwai, vous avez pris notre défense, risquant votre propre vie. Sans vous, je serais resté à jamais dénigré comme membre du Minsaengdan, et je vivrais toute ma vie comme une taupe. Dites-moi, je vous prie, commandant Kim, est-ce que vraiment le fait de n’avoir pas touché à ce groupe du corps d’autodéfense a été de ma part une capitulation?»

    Il se dressa sur son séant et me fixa d’un regard scrutateur. Son visage austère s’enflamma d’émotion.

    Je pris doucement sa main dans les miennes, hochant la tête.

    «Qui parle de capitulation? C’était une juste attitude de votre part, favorisant la formation d’un front antijaponais. Vous avoir destitué pour une prétendue appartenance au Minsaengdan avait été un acte absolument dénué de fondement, parfaitement absurde.

    – Et comment! Est-ce que moi, Choe Hyon, je pouvais, alors que loin de moi était cette pensée, devenir agent du Minsaengdan? Les canailles! J’enrage quand je pense à ce qu’ils faisaient.

    – C’est malheureux: des milliers de personnes ont été soit châtiées comme vous, camarade Choe Hyon, soit exécutées, à la suite d’une accusation non fondée d’avoir soi-disant trempé dans l’affaire du Minsaengdan. C’est un vrai crève-cœur.

    – Tous les dossiers d’accusation avaient été forgés. Comment des révolutionnaires comme Yun Chang Bom et Pak Tong Gun pouvaient être des membres du Minsaengdan? Qui ces vauriens de gauchistes ont-ils châtiés? Uniquement des combattants actifs et courageux. Et eux, ces filous, je vois qu’ils s’en vantent, comme s’ils avaient accompli de grands exploits. Si c’était là le communisme, je ne serais simplement pas revenu de la région maritime extrême-orientale de Russie dans la région de Jiandao.

    – La lutte contre le Minsaengdan a été une terrible tragédie qui ne doit pas se répéter dans l’histoire de notre lutte antijaponaise. Que de communistes coréens y ont péri, alors qu’ils étaient innocents de tout crime! Heureusement, le Komintern a proclamé officiellement que notre position à la Conférence de Dahuangwai était juste et que la lutte contre le Minsaengdan, qui était dirigée jusque-là par l’organisation du parti de la Mandchourie de l’Est, s’était engagée dans une voie ultra-gauchiste. Et le Komintern a fixé la tâche de prendre d’urgence les mesures nécessaires pour redresser les erreurs commises.»

    En m’écoutant, Choe Hyon versait des larmes.

    «Les faits que vous me relatez méritent que l’on pousse des hourras! Comme je vous suis reconnaissant, commandant Kim!

    – L’essentiel est de réhabiliter nos compagnons d’armes qui ont péri injustement accusés, et de combler l’immense préjudice subi par notre révolution.

    – Vous avez bien raison, commandant Kim. Nous devons combler ces lacunes par nos efforts. Nous qui avons survécu, nous devons être la semence pour l’avenir.»

    J’ai été très satisfait par cette réponse de Choe Hyon. Il n’était pas seulement un bon chef militaire, mais il s’y connaissait également en politique. Plus tard, durant les décennies de nos activités conjointes, je me suis définitivement convaincu qu’il était aussi bien maître des opérations militaires qu’une forte personnalité politique, douée de solides opinions. C’était un stratège militaire de talent et, tout à la fois, un militant politique très expérimenté et un propagateur à toute épreuve. Choe Hyon excellait tant en diplomatie militaire que dans le travail visant à désorganiser une armée ennemie. Les hommes de l’armée et de la police du Mandchoukouo, qu’il tenait sous son influence, approvisionnaient régulièrement les unités de l’armée révolutionnaire populaire en armes et en minutions, leur communiquaient souvent des données sur la situation chez l’adversaire.

    Considérer Choe Hyon comme un simple chef militaire serait une appréciation de courte vue. Un jour que les anciens combattants de la guerre antijaponaise avaient vu le film soviétique Tchapaïev, ils échangèrent leurs impressions:

    «Ce Tchapaïev ressemble fort à notre général d’armée Choe Hyon. Ils se ressemblent comme deux gouttes d’eau. Les mêmes manières, gestes, façon de penser et méthodes de conduire un combat...»

    Alors, furieux, Choe Hyon lança:

    «Qu’est-ce que j’ai à faire avec Tchapaïev? Choe Hyon est Choe Hyon!»

    Il avait exprimé là ouvertement son mécontentement devant l’opinion de ses collègues, habitués à le considérer comme un chef militaire qui agit impulsivement. Or, on ne peut en toute justice identifier Choe Hyon à Tchapaïev. En portant une appréciation sur Choe Hyon, il faut toujours avoir en vue qu’avant de devenir un chef militaire, il avait été un des plus habiles militants politiques, riche de son expérience d’instructeur politique dans l’armée de guérilla, puis de membre du Bureau politique du Comité central de notre Parti.

    Regardant avec confiance Choe Hyon droit dans ses yeux ardents qui exprimaient une totale assurance, je plaçai ma main sur la sienne et je repris:

    «... Puisse cette semence donner des pousses nouvelles: une dizaine, une centaine, un millier d’hommes. Et puisse le millier devenir dix mille hommes. Alors, tôt ou tard, nous serons riches en hommes. Cette grande tâche, les communistes coréens doivent l’accomplir en tout premier lieu. Et pour ce faire, il convient, comme nous l’avons souligné à la Conférence de Nanhutou, de nous mettre en marche pour gagner la région de Changbai, limitrophe de notre patrie, et celle du mont Paektu. Nous devons y créer une base d’une forme nouvelle.»

    En entendant parler de «base d’une forme nouvelle», Choe Hyon se redressa et ses sourcils remontèrent.

    «Créer de nouvelles zones de guérilla? Mais on vient seulement de liquider ces zones.»

    J’ai expliqué à Choe Hyon la raison qui dictait la création d’une base d’une forme nouvelle, et en quoi celle-ci allait se distinguer de l’ancienne. La faculté de cet homme de s’orienter avec clairvoyance dans les questions politiques était réellement étonnante. Il saisissait immédiatement toutes les questions et les assimilait avec finesse. Il donna son plein soutien aux décisions de la Conférence de Nanhutou, qui devaient servir par la suite de puissant levier pour le développement indépendant de la révolution coréenne. Les décisions de la Conférence ont éloigné de l’abîme de désespoir aussi bien Choe Hyon que tous les autres malades en proie à la fièvre dans ce camp secret de Mihunzhen.

    «Cette sacrée fièvre m’a cloué au lit. La mort a frappé plus d’une fois à ma porte. Ce mal m’a tellement tenaillé que j’avais même envie de mourir. Je le dis franchement: il y a eu des moments où cette folle pensée se présentait à moi: “Si je meurs, tout sera fini, je ne souffrirai plus ce martyre.” Mais aujourd’hui, cette entrevue avec vous, commandant Kim, a remis de l’ordre dans mes pensées troublées. En vous voyant, je sens revenir en moi la volonté de vivre. Maintenant, je suis persuadé que je m’en tirerai et que je mènerai ma tâche jusqu’au bout.»

    Choe Hyon a donné cette interprétation valeureuse, encore que, à mon avis, exagérée, du sens de notre entrevue. Cependant, j’y attachais moi-même une grande importance.

    «Vous dites que vous sentez, en ma présence, un regain de forces. Et moi, en vous regardant, je sens aussi battre le pouls d’une force nouvelle. Ma joie est sans bornes: dans la tourmente de l’affaire du Minsaengdan, vous n’avez pas péri, vous avez survécu! Or, survivre dans ces circonstances, c’est déjà une sorte d’exploit!»

    Ce jour-là, avec Ri Tong Baek, j’ai inspecté l’ensemble de ce camp. La situation concernant les soins médicaux et les vivres y était simplement tragique. Non loin de Mihunzhen était cantonnée la 7e compagnie de la première division. Ses combattants se procuraient parfois des vivres et les apportaient aux malades. Mais cela était bien insuffisant. Des dizaines d’hommes vivotaient à grand-peine. Quand le grain était épuisé, il n’y avait plus avec quoi faire même une bouillie, et les hommes trompaient leur faim avec du son de maïs pourri, le diluant dans de l’eau bouillante. Mais même cette piètre «nourriture» n’était pas toujours disponible.

    Un certain Kim était responsable de l’administration de ce camp secret. Mais il s’est révélé être un poltron qui ne pensait qu’à sauver sa propre peau. Quand Choe Hyon avait été évacué dans cet hôpital, il avait demandé à Kim d’assumer les fonctions de directeur de ce camp secret. Mais l’autre sabotait le travail sous toutes sortes de prétextes. Un stock important des vivres et d’autres denrées alimentaires que Choe Hyon avait confisqués à un propriétaire foncier dans la région de Dunhua en automne 1935 avait été enterré non loin du camp. Mais Kim ne faisait que se plaindre du manque de céréales et ne fournissait pas comme il faut aux malades même une ou deux fois par jour de la bouillie de soja. Il chargea les quelques femmes de l’équipe de couturières de prendre soin des malades. Quant à lui, de peur de la contagion, il se retira dans un autre camp, à plus de quatre kilomètres de là. Il y vivait comme coq en pâte, se nourrissant de riz bien blanc et de viande.

    Cet homme se déchargea sur les femmes également de la tâche de garde.

    Kim Chol Ho, Ho Song Suk, Choe Sun San et autres partisanes de Mihunzhen, soignant les malades, tombaient littéralement accablées par une mortelle fatigue. Il y avait dans ce camp plusieurs intendants, Kim, Kwak, Ryu, etc. Mais, pris par les tâches qu’ils devaient exécuter à l’extérieur du camp, ils n’avaient pas le temps de s’occuper des malades. Alors, les partisanes, à tour de rôle, cousaient, montaient la garde et soignaient les malades.

    Les patients, qui souffraient jour et nuit, tiraillés par leur mal, se faisaient capricieux, exigeaient que les personnes qui les soignaient redoublent d’attention envers eux. Ils perdaient presque la raison parce qu’on ne les laissait pas boire de l’eau froide. On ne sait trop pourquoi, parmi les combattants de l’armée révolutionnaire populaire circulait l’idée que l’eau froide était un véritable poison pour les malades de la typhoïde. Et il était interdit de leur en donner. Choe Hyon avait ordonné, dans cet hôpital du camp secret, de ne jamais donner de l’eau froide à ces malades, menaçant de punir sévèrement quiconque enfreindrait cet ordre. A l’évidence, il s’était fié trop à l’idée qui circulait.

    Néanmoins, les malades en proie à la fièvre et devenant presque fous de soif réclamaient de l’eau froide. Certains d’entre eux, trompant la vigilance des gardes-malades, arrachaient des glaçons de sous le toit et les suçaient. Ces hommes, qui, d’habitude, se pliaient honnêtement à la discipline des partisans, perdaient ici, de soif, patience et se conduisaient comme des gosses. Quand les partisanes leur servaient, à la place de l’eau, une écuelle de bouillie, ils la jetaient par terre et les injuriaient. Mais les partisanes refusaient net de laisser les malades boire de l’eau. Elles montaient tour à tour la garde près du baquet d’eau et veillaient attentivement à ce que les malades ne s’en approchent pas.

    Une nuit, un agent de liaison répondant au nom de Maeng Son, n’y tenant plus, fou de soif, se traîna à quatre pattes vers le baquet. La partisane Ho Song Suk était alors de service. En apercevant Maeng Son, elle se précipita vers le baquet, arracha la calebasse que tenait l’homme et, d’une voix qui vibra dans tout le local, se mit à lui faire des reproches:

    «Camarade Maeng Son, avez-vous oublié la consigne? Voulez-vous donc mourir? Retournez immédiatement à votre lit!»

    Mais Maeng Son avait déjà perdu la tête. Il ramassa une bûche près du poêle et frappa brutalement Ho Song Suk sur les jambes. Puis, il but tout son soûl, puis il s’enroula dans sa couverture et resta étendu, immobile, toute la nuit, comme inanimé.

    Ho Song Suk pensa que Maeng Son allait mourir. Après son tour de garde, elle ne put s’endormir et passa le reste de la nuit à son chevet. Les autres malades s’inquiétaient aussi de l’état de Maeng Son. Cependant, à la pointe du jour, Maeng Son, qui, d’après eux, aurait dû passer dans l’autre monde, se dressa sur son lit, rejeta la couverture et serra Ho Song Suk dans ses bras.

    «Merci, camarade Song Suk! Me voilà de nouveau vivant. Ma fièvre est tombée. C’est parce que vous m’avez laissé boire de l’eau. Où est donc passée ma fièvre, qui était pourtant bien forte?

    – La fièvre est partie parce que vous avez transpiré. Voyez donc: votre couverture est toute humide.»

    Ho Song Suk exhiba la couverture de l’homme, qui était, en effet, toute trempée de sueur, et regarda autour d’elle. Tous les malades s’étaient réveillés et regardaient la couverture de Maeng Son.

    Après cela, l’interdiction de boire de l’eau froide a été levée, et les hommes se sont mis à en boire à satiété. Peu à peu, l’un après l’autre, beaucoup de malades à Mihunzhen, qui avaient frôlé la mort, guérissaient. Ils aidaient les femmes dans leurs besognes, se sentant ressuscités.

    Près du camp secret, nous avons, avec l’intendant Ryu, réussi à retrouver le stock des vivres, la viande y comprise, que Choe Hyon s’était procuré à Dunhua. Et une nourriture nourrissante fit son apparition sur la table des habitants du camp secret. Mes compagnons de combat, trempés dans les nombreuses expéditions et batailles, sans se donner le temps de se reposer, montaient chaque jour la garde, en libérant les femmes de cette corvée supplémentaire.

    Guéris, les hommes reprenaient avec joie leur vie de combattants. Alors, à Mihunzhen même avec Wang Detai et Wei Zhengmin, nous avons réuni en conférence les chefs militaires et les responsables politiques de l’armée révolutionnaire populaire et avons élaboré des mesures pratiques pour mettre en œuvre la ligne conçue par la Conférence de Nanhutou. A cette réunion ont assisté Kim San Ho, Pak Yong Sun, Kim Myong Phal et beaucoup d’autres cadres de l’armée révolutionnaire populaire depuis des instructeurs politiques de compagnie jusqu’à des chefs supérieurs.

    La Conférence de Nanhutou avait fixé les tâches stratégiques que les communistes coréens devaient remplir inconditionnellement au cours de la seconde moitié des années 1930; les communistes coréens, ayant dissous les zones de guérilla qu’ils avaient gardées sous forme de régions libérées fixes, s’étaient déjà mis à étendre leur champ d’action dans différents endroits de la Mandchourie et dans toute la péninsule de Corée. Pour remplir ces tâches, il était nécessaire de prendre toute une série de mesures tactiques.

    Nous nous proposions d’aménager la région du mont Paektu en centre d’appui principal de la révolution coréenne, puis, en manœuvrant librement à travers la Mandchourie du Sud et du Nord et sur le territoire de Corée, de lancer, avec d’importantes troupes, une offensive militaire doublée d’une activité politique, afin de porter la lutte de libération nationale antijaponaise ainsi que le mouvement communiste en Corée à un niveau plus élevé. Bref, nous avons décidé de déployer les opérations en grand. Pour réaliser ce projet, il fallait tout d’abord résoudre le problème du personnel, sous ses trois aspects. Il était nécessaire d’accroître sensiblement les forces du parti, les forces militaires et celles du front uni à l’échelle nationale. C’est alors que l’on allait pouvoir porter la révolution à un stade nouveau, supérieur.

    Répondant à cet impératif de l’époque, nous avons discuté, à notre réunion de Mihunzhen, la question de la réorganisation des unités de l’armée révolutionnaire populaire et avons désigné les secteurs des opérations pour les divisions et la brigade nouvellement formées.

    Tout d’abord, il a été décidé de créer une division et une brigade indépendante, ce qui allait accroître sensiblement les forces combattantes de l’armée révolutionnaire populaire. Ainsi, à la place de deux divisions, notre armée en aurait trois, avec, en outre, une brigade indépendante. En vertu de la décision prise, les secteurs d’action ont été répartis entre les unités: la nouvelle 3e division (plus tard rebaptisée 6e) agirait dans la zone frontalière du bassin du fleuve Amnok, autour du mont Paektu. Les régions de Fusong, d’Antu et de Linjiang étaient réservées à la première division. La 2e division devait opérer dans la région de Jiandao et en Mandchourie du Nord. La brigade indépendante, nouvellement formée, devait d’abord manœuvrer dans la région de Mandchourie du Nord, pour, ensuite, en passant dans le bassin de l’Amnok, écraser les ennemis qui pouvaient apparaître dans le secteur frontalier. C’était là une décision militaire d’envergure, exigeant de l’armée révolutionnaire populaire de doubler presque sa capacité combative en un temps record.

    Les chefs militaires et les responsables politiques, qui avaient participé aux travaux de cette conférence, voyaient dans la réorganisation de l’armée révolutionnaire populaire un nouveau progrès dans la Lutte armée antijaponaise dans son ensemble, aussi ont-ils chaleureusement soutenu cette initiative. Pourtant toutes les questions n’étaient pas résolues sans accroc. Lors de la discussion des mesures visant à appliquer les décisions, il y a eu des interprétations erronées, qui freinaient les travaux de la Conférence. Elles provenaient principalement de la crainte qu’il n’y eût pas assez de personnel de commandement.

    Les doutes que certains, tout en approuvant la réorganisation de l’armée révolutionnaire populaire, exprimaient quant à la bonne réussite de cette entreprise, à cause de la pénurie de cadres, n’étaient pas dénués de fondement. Le fait est qu’au cours de la lutte contre le Minsaengdan dans les rangs de l’armée révolutionnaire populaire de nombreux chefs militaires et responsables politiques ont été destitués. Les conséquences de l’ultradémocratie militaire ont également constitué un des facteurs de la pénurie croissante de personnel de commandement. Jusqu’à cette époque, de nombreux responsables étaient encore affublés de l’étiquette d’agent du Minsaengdan. Dans de nombreuses unités de l’armée révolutionnaire populaire, il était sans cesse question de compléter le personnel de commandement.

    Nous avons décidé d’appliquer ce principe: faire franchement confiance et donner résolument de la promotion. C’est sur la base de ce principe qu’a été élaboré le plan de répartition des responsables dans les unités nouvellement formées. Selon le plan adopté, la 3e division a été placée directement sous mes ordres. An Pong Hak est resté commandant de la première division et, quant à Choe Hyon, il a été promu, de ses fonctions de chef de compagnie, au poste de chef du premier régiment de la première division.

    A la Conférence de Mihunzhen, nous avons également discuté de l’organisation d’un comité préparatoire en vue de créer une Association pour la restauration de la patrie.

    Si la Conférence de Nanhutou avait marqué une sorte de tournant entre la première et la seconde moitiés des années 1930, la Conférence de Mihunzhen a servi, pour ainsi dire, avec les conférences de Donggang, de Xigang et de Nanpaizi, de pont pour franchir l’impétueux torrent, pont par lequel la révolution coréenne a débouché sur le grand événement des années 1940. Le train express, parti de Nanhutou, filait à toute vitesse vers Xiaohaerbaling, via Mihunzhen, Xigang et Nanpaizi, qui ont constitué des «gares» intermédiaires et inoubliables sur la voie historique qui nous a conduits de Nanhutou à Xiaohaerbaling, où notre amitié fraternelle et notre force d’esprit se sont révélées avec toute l’évidence.

    Je félicitai Choe Hyon de sa promotion au grade de commandant de régiment, je lui dis adieu.

    «Nous nous reverrons dans la région du mont Paektu. Je vous souhaite bonne santé et plein succès dans les combats!»

    Alors, Choe Hyon saisit ma main et se mit à me supplier avec insistance, tel un enfant.

    «Je ne lâcherai pas votre main tant que vous n’aurez décidé de me laisser partir avec vous. Moi aussi, je veux aller du côté du mont Paektu et combattre sous vos ordres, commandant Kim.

    – Camarade Choe Hyon, moi aussi, je suis peiné de devoir me séparer de vous. Moi aussi j’ai envie de retenir les combattants près de moi et je ne suis pas moins sensible qu’un autre à l’amitié. Mais que deviendraient les autres unités si tous partaient avec moi? Que chacun des commandants comme Choe Hyon, Choe Yong Gon, Ri Hak Man et Han Hung Gwon prenne sur soi de contrôler un vaste front et y développe la lutte. C’est alors seulement que notre révolution pourra déployer ses larges ailes et accélérer ses cadences. N’est-ce pas? Je veux voir Choe Hyon devenir non pas une queue de taureau, mais un tigre.

    – Ah, comment donc pourrai-je devenir un tigre!»

    Choe Hyon répéta «Ah!», le regard attristé perdu au loin.

    «Bon. Aujourd’hui, je n’insisterai plus. Mais la prochaine fois, je ne reculerai pas. Pensez à moi de temps à autre, je vous en prie. Et je me trouverai en pensée à vos côtés, commandant Kim.»

    Ma troisième rencontre avec Choe Hyon a eu lieu au camp secret de Yangmudingzi à Xigang dans le district de Fusong. Bien entendu, Choe Hyon a de nouveau essayé de parvenir à ses fins, comme à Mihunzhen. Et cette fois-ci également, il a dû renoncer à son rêve. Dès qu’il me vit, il se mit à demander mon accord pour le faire muter dans l’unité principale. Mais là non plus il ne put me persuader.

    Toute sa vie, Choe Hyon voulait être près de moi, et il faisait tout son possible pour y arriver. Mais à chaque fois, ses tentatives ont dû céder la place à un autre élan, beaucoup plus actuel et réaliste. Il consistait à se trouver à l’endroit le plus dangereux de la première ligne, celui qui m’inquiétait et qui retenait sérieusement mon attention. Cette attitude de Choe Hyon reflétait bien sa conscience d’une pureté cristalline et son abnégation.

    Il voulait servir notre cause en se trouvant à mes côtés, et, en même temps, il brûlait d’accomplir des exploits, tenant pour son devoir de s’élancer le premier sur le secteur le plus difficile où nous puissions l’envoyer. C’est là l’image authentique de Choe Hyon: sa fidélité et son attrait extraordinaire, qui rehaussaient sa beauté morale. Ces deux élans coexistaient chez Choe Hyon toute sa vie, comme des jumeaux, en rivalisant sans cesse dans son cœur. Brûlant de la flamme de ces deux élans, Choe Hyon, à chaque fois qu’une difficulté se présentait, nous quittait pour aller de l’avant, en serrant ses poings. Il s’en allait pour gagner le secteur qui attirait particulièrement mon attention.

    C’étaient là, incontestablement, des contradictions qui ont marqué toute la vie de Choe Hyon. Excepté les dernières années où Choe Hyon m’aida dans mon travail en sa qualité de ministre des Forces armées populaires et de ministre au Conseil d’Administration, toute sa vie s’est écoulée, pour ainsi dire, en première ligne, au milieu de la fumée de poudre. Rien qu’au cours de la seconde moitié des années 1930, il a soutenu des centaines de combats. Il a conduit des batailles à Sandaogou, à Wudaogou, à Xiaotanghe, au col Huanggou, à Jinchang, à Hongyan, à Komjari, à Jiansanfeng, à Naerhon, à Laojinchang, à Mujihe, à Fuerhe, à Weitanggou, aux monts Tianbao, à Dajianggang de Dashehe, à Yaocha, à Hanconggou, etc. Des centaines de combats, plus ou moins importants, se rattachent au nom de Choe Hyon, lui ayant permis de faire briller son talent et son courage incomparables en tant qu’illustre capitaine.

    Dans les dossiers secrets qui ont été abandonnés par les impérialistes japonais, on relève souvent cette définition: «l’Intrépide», surnom qu’ils ont donné à Choe Hyon. Les militaires et les policiers japonais tremblaient à la seule mention de la «troupe de Saiken (prononciation japonaise du nom de Choe Hyon – NDLR)». Ce nom de «Saiken» est devenu synonyme de chef militaire invincible, terreur de l’ennemi.

    Egalement, à l’époque de l’édification du pays, Choe Hyon a assuré la protection de la construction d’une patrie nouvelle par les forces armées en première ligne d’où l’on voyait distinctement les poteaux du 38e parallèle19. Et au cours de la guerre contre les impérialistes américains, il a commandé un corps d’armée sur le secteur oriental du front. Sur les champs des batailles acharnées qui retenaient l’attention de la patrie et du peuple, on entendait toujours les ordres vigoureux lancés par Choe Hyon qui conduisait ses soldats à l’attaque.

    Plus Choe Hyon était loin de moi, plus il me devenait cher. Un adage affirme: «Pour retrouver un ami, la distance n’est pas un obstacle.» Le temps et la distance semblent en effet n’avoir aucune prise sur l’amitié et le respect entre les compagnons d’armes. Le fidèle Choe Hyon, même quand il était plus loin de moi que tous les autres, me soutenait mieux que quiconque.

    Depuis l’époque où se déployait le mouvement pour l’édification du pays, il portait dans son carnet une photo de moi de la dimension d’une boîte d’allumettes. Moi-même, je ne savais pas d’où il tenait cette photo. Il a dû la demander à Kim Jong Suk, alors qu’il allait partir pour la zone du 38e parallèle, où il était nommé commandant de brigade. Mais ce n’est qu’une supposition. Ayant créé un deuxième front dans le secteur ennemi et opérant par des méthodes de guérilla, Choe Hyon, comme il devait me le relater plus tard, tirait souvent de sa poche cette photo, quand il s’ennuyait de moi.

    Un jour, Choe Hyon a décidé de récompenser en son nom un chef d’escouade qui avait réalisé un vrai exploit, en opérant dans le secteur ennemi. Il s’appelait Kim Man Song. Au cours des opérations militaires en secteur ennemi, son escouade s’est emparée de 50 véhicules, dont 22 camions de 1,5 tonne et 28 remorqueurs, et plus de 150 soldats ennemis ont alors été tués ou blessés. Cet exploit était digne de la plus haute récompense.

    Cependant, l’état-major du corps d’armée, qui n’avait pas de liaison avec le Commandement suprême, ne possédait ni ordres, ni médailles, ni même de certificats de citation à l’ordre du jour. Alors, Choe Hyon, qui n’ajournait jamais la mise en œuvre d’une décision, fit venir Kim Man Song et lui remit ma photo qu’il portait toujours sur lui depuis les premiers jours de la libération du pays.

    «Voici ta récompense qui est plus précieuse qu’un ordre. Tu sais que le Général Kim Il Sung est le dirigeant de notre pays. Il a été notre Leader déjà à l’époque où nous menions la guérilla dans la région de Jiandao. Sais-tu combien il nous manquait quand nous nous battions loin de lui? Porte cette photo sur toi, et aucune balle n’atteindra ton cœur.»

    Tel fut le discours de Choe Hyon pendant la remise de ma photo au vaillant combattant.

    Plus tard, Choe Hyon se présenta au Commandement suprême et me rapporta cet épisode. Alors, je le taquinai:

    «Quoi qu’il arrive, Choe Hyon reste Choe Hyon. Quant à ce Kim Man Song, le chef d’escouade, il a beaucoup perdu. Une photo grande comme une boîte d’allumettes ne peut pas tenir lieu d’un ordre.

    – Voilà bien des paroles trop dures. Qui, sinon Choe Hyon, peut créer une telle récompense? D’ailleurs, en plus de la photo, vous, cher Commandant, devriez récompenser généreusement nos gars. Au nom du Commandant suprême.»

    C’était là une contre-attaque tout à fait inattendue. Sans y prendre garde, je me suis laissé circonvenir par ce maître de la manœuvre.

    J’ai été touché jusqu’aux larmes par la grandeur d’âme du «père du corps d’armée» qui aimait tant ses soldats.

    «Bon, faisons ainsi. La photo, elle vient de vous, camarade Choe Hyon. Citons maintenant à l’ordre du jour les combattants qui se sont distingués et remettons-leur des récompenses au nom du Commandant suprême.»

    Ce détail, à première vue insignifiant, permet de voir et de comprendre plus clairement le caractère de Choe Hyon. Cet épisode reflète sa noble vision du monde.

    Tel était Choe Hyon.

    Je ne sais pas, vraiment, ce qu’il faut relater encore pour mieux faire sentir toute la grandeur d’âme de cet homme. Sa biographie compte tant et tant de pages qui sentent la poudre, l’orage et la tempête.

    Optimiste, Choe Hyon ne s’est jamais laissé aller au désespoir. Cet homme était comme un char qui fonce en avant, bravant tous les obstacles.

    Quel genre d’hommes prisait-il? Ceux qui étaient honnêtes, simples, travailleurs, courageux, loyaux, de grande envergure, non cachottiers, sachant prendre la bonne décision... De tels hommes, il savait les apprécier.

    Il méprisait le plus les flagorneurs, les poltrons, les fainéants et les bavards. Il prenait garde à ceux qui n’étaient pas sincères, aux hypocrites, aux menteurs.

    Le pays tout entier sait que Choe Hyon adorait le jeu d’échecs. Quand il perdait la partie, il en était vexé jusqu’à en perdre l’appétit. Et si quelqu’un faisait exprès de lui céder ou de lui proposer partie nulle pour lui faire plaisir, cela le mettait hors de lui. Choe Hyon était également réputé comme le plus grand amateur de cinéma. Il l’aimait tant que Kim Jong Il lui a fait cadeau d’un appareil de projection. Choe Hyon préférait à tous les autres les films où il y avait des combats. Seulement, il n’aimait pas les épopées où trop d’hommes tombaient sur les champs de bataille.

    Quand Choe Hyon, déjà fort malade, était près de mourir, je suis allé souvent le voir. Son corps, desséché par la maladie, rappelait celui d’un adolescent.

    Je songeai malgré moi: «Se peut-il que cet être soit bien Choe Hyon, “l’Intrépide”, l’illustre chef militaire qui se lançait au plus fort des batailles des deux grandes guerres et qui faisait reculer les ennemis?»

    Ses mains, qui avaient été dures comme du chêne, s’étaient décharnées, affaiblies et étaient devenues molles comme celles d’un enfant. Je pris une de ses mains et je lui dis: «Ecoutez, Choe Hyon. Notre “Saiken”, vaillant comme un tigre, peut-il se laisser aller ainsi?» Soudain, il remua ses lèvres et laissa échapper un sanglot.

    Je le réconfortai en séchant ses larmes avec un mouchoir.

    «Ne pleurez pas, camarade Choe Hyon. Les larmes emportent les forces.

    – Cher Leader, je me suis souvenu de Mihunzhen. Là-bas aussi, vous avez pris ainsi ma main.

    – Mihunzhen! Oui, mon cœur se serre quand je songe à ces temps-là. C’était, certes, une dure époque. Mais alors, vous et moi, nous étions d’énergiques jeunes gens d’à peine plus de 20 ans. Et vous, camarade Choe Hyon, je crois que vous en aviez alors 30?

    – Oui. Selon la manière actuelle de calcul, j’avais 29 ans. Je me souviens comme nous avons alors juré, la main dans la main: “Nous vivrons ensemble et nous mourrons ensemble!” Vous vous en souvenez?

    – Bien sûr, comment pourrais-je l’oublier!

    – Et moi, je ne peux même pas tenir le serment que j’ai donné alors... Je vous prie de me pardonner.

    – Non, c’est moi qui dois vous demander pardon. Vous ne vous trouveriez pas dans cette situation maintenant, si j’avais pris davantage soin de vous. Or, je vous ai chargé toujours de tâches difficiles. Je m’en repens.

    – Au contraire, c’est moi qui vous ai créé du souci toute ma vie. Moi, je vais mourir. Mais vous, cher Leader, portez-vous bien pour réaliser la réunification de notre patrie. Je vous supplie de prendre soin de votre santé. C’est la dernière prière de Choe Hyon. Il est malheureux de vous voir négliger trop votre santé.»

    Jusqu’à sa mort, Choe Hyon n’a cessé de parler de moi.

    A chaque fois que mes aides se rendaient auprès du malade, il demandait: «Notre vénéré Leader est-il en bonne santé? – Le camarade Kim Jong Il se porte-t-il bien?»

    Quand il est mort, mon cœur saignait à la pensée que, durant toute sa vie, je l’avais chargé de tâches pénibles. Et je me consolais d’avoir conseillé, autrefois, de créer un film sur Choe Hyon et de le faire projeter dans tout le pays. C’est ainsi que le film le Révolutionnaire avait vu le jour.

    Le mérite de Choe Hyon en tant que chef de famille consiste à avoir formé sa femme et ses enfants dans une fidélité indéfectible au Parti et au Leader.

    Sa femme, Kim Chol Ho, était une combattante inébranlable, qui a consacré toute sa vie à la cause de la révolution. Elle s’occupait de l’action clandestine dans un secteur ennemi, participait à la lutte armée à nos côtés. Cette femme qui a, pendant dix ans, pris part à des batailles acharnées, les armes à la main face aux ennemis, dans les montagnes, dans la rude taïga, dans les plaines enneigées de la Mandchourie, où la température de l’air tombait parfois à moins 40°C et même plus bas encore, se trouvait exposée à des épreuves bien plus terribles que celles que devaient braver les membres d’une expédition au pôle Nord. Elle a mis au monde son enfant au milieu des congères de neige, effrayée par un coup de fusil qui éclata soudain en plein silence au cours d’une opération «punitive» lancée par l’adversaire. Sans l’aide de sage-femme, elle coupa le cordon ombilical avec ses doigts et poursuivit le duel de feu avec l’adversaire qui était à nos trousses. Cette femme faisait penser au Phénix de la légende. Elle accueillait les terribles épreuves vécues pendant la guerre de partisans comme autant de précieuses leçons. A tel point que même après la libération du pays, elle ne manquait jamais de cuire, au moins deux fois par mois, une bouillie de maïs, pour en nourrir ses enfants. Elle l’a fait jusqu’à sa mort, en souvenir des années de combat.

    Si Choe Hyon a été, pour ainsi dire, un fidèle moteur qui avait conduit sa femme vers la lumière, celle-ci a été un ardent rayon qui a permis à Choe Hyon de faire briller sa vie, riche en péripéties et en brusques tournants, de la faire fleurir de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel.

    Avec son mari, elle a élevé leurs enfants dans l’austérité, comme en les trempant dans la neige du mont Paektu. Ses fils assument actuellement des fonctions dont ils ont été chargés par Kim Jong Il. Ils participent activement à la formation de la troisième et de la quatrième générations de la révolution en tant que fidèles combattants, développant le socialisme de notre modèle, où les masses populaires sont à l’honneur.

    Choe Ryong Hae, principal dirigeant de notre jeunesse, a accompli un véritable exploit pendant la tenue du 13e Festival mondial de la jeunesse et des étudiants, qui a inscrit une des pages les plus brillantes des annales du mouvement communiste de notre pays. Quand sa mère est morte, Choe Ryong Hae, après les obsèques, s’est rendu au Palais de la culture du peuple, afin d’y prendre part à la réunion du comité préparatoire international pour l’organisation du Festival. L’ayant appris, je me suis dit: «Tel père, tel fils.»

    Un pommier donne des pommes, comme un poirier donne des poires. Telle est la loi de la nature. Il en est de même dans la vie de la société. Au pied du mont Paektu naît sans faute une génération dotée de l’esprit du Paektu. L’œuvre de la révolution coréenne a commencé et s’est développée grâce aux efforts titanesques de sa première génération, elle qui est passée à travers les tempêtes de neige et a bravé les orages. A présent, cette œuvre est recueillie en héritage et, sous la direction de Kim Jong Il, est sans cesse perfectionnée par les représentants des deuxième, troisième, quatrième générations, solidaires par leur sens de la fidélité et du dévouement. En effet, c’est là une œuvre bien glorieuse. J’ai la profonde conviction que nos générations montantes resteront fidèles jusqu’au bout aux idéaux de la génération aînée. D’une remarquable génération aînée descend, en règle générale, une remarquable génération nouvelle.

    

    

    

    

    

    CHAPITRE XII. AU-DEVANT DU PRINTEMPS

    DE LA LIBERATION

    (Mars – mai 1936)

    

    

    1. La naissance d’une nouvelle division

    

    

    Notre groupe comptait moins de 20 personnes quand nous avons quitté Mihunzhen. Les deux jeunes ordonnances, les dix gardes, dont O Paek Ryong, puis Kim San Ho et le «Vieux à la pipe», ancien maître dans une école traditionnelle à Helong qui était venu nous rejoindre, voilà quelle était la composition de ce groupe. La compagnie du régiment de Wangqing qui nous accompagnait depuis Guandi s’en était allée vers le district de Yilan pour faire sa jonction avec les troupes opérant en Mandchourie du Nord.

    Et malgré la modestie de notre effectif, j’étais ravi, ivre de joie à la pensée que le désir que je caressais depuis longtemps allait enfin devenir réalité.

    Nous avions hâte d’arriver à Fusong. Là, sur le mont Maan, les camarades du 2e régiment devaient m’attendre, eux qui seraient les piliers de la nouvelle division que j’organiserais.

    C’est ce que je me disais en quittant Mihunzhen.

    Organiser une nouvelle division était ce qui pressait le plus pour appliquer la ligne indépendante de notre révolution.

    Le temps était révolu où l’on pouvait nous reprocher d’accomplir la révolution coréenne ou chercher à nous en empêcher. Plus aucun obstacle ne se dressait désormais devant la révolution, cette révolution dont nous avions depuis si longtemps cherché, puis déblayé la voie.

    

    Cette voie mènerait, c’était certain, à la célébration de l’événement tant attendu, la libération de la patrie, et conduirait au monde nouveau dont nous rêvions, le pays du peuple. Pour que cela se réalise, il nous fallait maintenant préparer la locomotive et le train qui rouleraient sur cette voie; il nous fallait également établir le quartier général de notre révolution.

    La locomotive de la révolution coréenne devait consister précisément en la division nouvelle que nous prévoyions de former, et qui constituerait le gros de l’Armée révolutionnaire populaire coréenne.

    L’Association pour la restauration de la patrie, alors à l’état de projet, devait constituer, quant à elle, les wagons qui suivraient cette locomotive. Au reste, le mont Paektu que nous occuperions devait être ce qu’on pouvait appeler le quartier général de la révolution coréenne. Tout cela nous imposait des tâches qui ne souffraient aucun retard.

    Dans notre conception, la nouvelle division aurait non seulement une mission militaire, celle de combattre par la force l’armée et la police japonaises. Elle devait aussi, à partir du mont Paektu, étendre le réseau des organisations du parti partout dans le pays, rassembler et diriger la nation tout entière en vue de la résistance contre le Japon, par l’intermédiaire de l’Association pour la restauration de la patrie et d’autres organisations antijaponaises: elle devait assumer ainsi les tâches nouvelles et acquérir l’aspect d’une véritable armée politique. Ces tâches incombaient, certes, à d’autres divisions aussi, mais cette division-là devait jouer un rôle de pionnier. C’est dans ce sens que je l’ai qualifiée de locomotive de la révolution coréenne.

    De quelle façon former cette troupe clé?

    La plupart de mes interlocuteurs avaient préconisé le rassemblement de tous les jeunes Coréens engagés dans les différentes troupes de l’Armée antijaponaise unifiée, pour former un groupe d’armées qui irait au mont Paektu. D’autres avaient proposé de ne choisir que les partisans déjà expérimentés qu’on trouvait dans les unités de la 2e armée. Quoique motivées, ces deux idées souffraient

    d’un défaut important: elles ne tenaient pas compte de la situation des camarades chinois qui combattaient coude à coude avec nous contre l’ennemi commun ni ne se souciaient de l’avenir de notre lutte commune. Leurs auteurs ne s’étaient préoccupés que de former la troupe dont nous avions besoin. C’était l’égocentrisme des unités de l’armée, selon l’expression actuellement en usage.

    Enfin, j’avais partagé entre les troupes opérant à Weihe les quelques centaines de combattants de notre corps expéditionnaire en Mandchourie du Nord, mon intention étant de former, à Fusong, la nouvelle troupe avec pour noyau le 2e régiment opérant sur place et en y intégrant des jeunes de valeur venant de Mandchourie de l’Est et de Corée.

    A notre départ de Mihunzhen, Wang Detai nous avait fait don de plus d’une vingtaine de chevaux, butin de son attaque d’une exploitation forestière ennemie.

    «Commandant Kim, fit-il alors, je suis désolé de vous voir partir à la tête d’un si petit groupe, ayant cédé aux camarades de Mandchourie du Nord les vaillants combattants de votre troupe, formés par vous-même. Prenez en retour ces chevaux, je vous en prie. Chevauchez, ils seront vos compagnons de route. Ils semblent avoir été dressés, et ils pourront vous rendre service.»

    Nous montâmes ainsi sur ces chevaux, et nous voilà en route vers le Sud. Pendant une halte, trois bêtes disparurent. On les avait laissées paître des feuilles de graminées, et elles s’étaient engouffrées dans la forêt touffue. Après m’être assuré que l’ennemi n’était pas aux alentours, j’ordonnai à mon ordonnance de tirer deux coups de feu en l’air. Aussitôt, les trois chevaux se montrèrent de différents côtés et galopèrent vers nous.

    Par la suite, nous croisâmes dans la montagne d’anciens habitants de la zone de guérilla de Chechangzi, et nous leur offrîmes nos chevaux qui pouvaient leur servir de bêtes de trait.

    Notre marche vers le Sud, depuis la vallée de Xiaojiaqihe en Mandchourie du Nord, jusqu’à la vallée de Sobaeksu, à l’extrémité nord de la Corée, a duré plus de six mois, et, pendant cette longue marche, le trajet le plus difficile et le plus épuisant a été celui entre Mihunzhen et le mont Maan.

    Sur le passage de notre groupe peu nombreux, l’ennemi surgissait de tous côtés et faisait ralentir notre mouvement. Depuis le lendemain de notre départ de Mihunzhen, nous eûmes à livrer un ou deux, voire trois ou quatre combats par jour. Souvent nous n’avions même pas le loisir de faire cuire notre repas ou de rapiécer nos vêtements. Il arrivait que le «Vieux à la pipe», qui eût préféré sauter le repas, plutôt que de se priver de tabac, n’ait pas le temps de fumer de la journée, tant nous étions occupés avec l’ennemi à nos trousses.

    C’est à peine si nous pouvions faire cuire notre repas et laisser sécher nos chaussures pendant la nuit quand nous nous mettions à couvert. Nous ne parvenions alors même pas à nous reposer un peu. Nous étions trop peu nombreux pour monter notre propre garde. Il fallait poster au moins une sentinelle devant le bivouac, deux autres un peu plus loin, et deux guetteurs ailleurs. Mis à part les blessés et ceux qui leur tenaient lieu d’infirmiers, l’effectif ne suffisait pas pour assurer une relève. Aussi ai-je été moi-même plusieurs fois en faction pour remplacer mes hommes. Une nuit, en faisant sa ronde, Kim San Ho m’a surpris à monter la garde. Il m’a fait toute une scène parce que c’était enfreindre le sacro-saint règlement. Il me reprochait de choyer outre mesure mes hommes. Comme ce fut difficile alors de lui faire entendre raison! Je lui expliquai d’une voix suppliante:

    «Pensez un peu aux jeunes partisans!

    «Le jour, ils doivent marcher et se battre et, la nuit, monter la garde. Figurez-vous donc la fatigue qu’ils doivent ressentir! D’ailleurs les nuits où je peux être en faction sont comptées. Lorsque nous arriverons au mont Maan, il y aura du monde tant et plus, et je n’aurai plus le loisir de faire la sentinelle.»

    A ces mots, Kim San Ho finit par se rendre à mes prières, persuadé qu’il insisterait pour rien. Muet, il quitta le poste de garde.

    Nous n’avons qu’à aller au mont Maan.

    Quand nous serons là-bas nos camarades viendront en foule nous serrer dans leurs bras, et nous pourrons nous laisser alors aller à la quiétude, ce sera la fin de toutes les épreuves que nous subissons en ce moment, me disais-je à part moi.

    Et cet espoir doublait notre force et notre courage en dépit de la dureté inexorable de ces journées de combats et de marche ininterrompus, alors que nous n’avions pas de quoi manger à notre faim ni le temps de nous reposer.

    Antu et Fusong, régions situées au milieu de notre itinéraire, m’étaient familiers avec leurs vallées et leurs coteaux: chaque arbre et chaque herbe éveillaient en moi des souvenirs émouvants. Des milliers de liens avaient uni ma jeunesse aux endroits appelés Songjiang, Xinglongcun, Shiwuli, Xiaoshahe, Luijiafenfang, Fuerhe, Dadianzi, Luishuhe, Nandianzi, Tuzidong, Wanlihe, Neidaoshan et autres. A revoir après plusieurs années les paysages si chers, mon cœur se serra d’émotion.

    En poursuivant notre marche vers le Sud, nous venions d’escalader le mont ouest de Daxibeicha et un panorama merveilleux se déroula sous mes yeux, qui avait le parfum pénétrant du passé. Le petit village tapi au pied de ce mont était devenu inoubliable pour moi depuis qu’à l’époque de la fondation de l’armée de guérilla j’y avais milité dans la clandestinité, me faisant passer pour un domestique. Du reste, ce mont lui-même nous avait servi de lieu de réunion, à moi et aux militants clandestins, qui le fréquentions. C’était une contrée chère à mon cœur, où chaque végétal et chaque roche éveillaient un souvenir en moi.

    Absorbé dans mes souvenirs, je buvais des yeux les pics qui se chevauchaient au Sud, quand j’aperçus, au loin, le plateau de Xiaoshahe, témoin, il y a quatre ans, de la proclamation de la fondation de l’Armée de guérilla antijaponaise. A quelques pas de là, vers le pied de la colline, dans un endroit ensoleillé, se trouvait la tombe de ma mère.

    Si je suivais le chemin qui passe par là, marqué de mes pas d’autrefois, et faisais un saut jusqu’à la tombe de ma mère pour m’y incliner avant d’aller à Fusong! La tentation était vive, atroce, et je me sentais cloué sur place.

    Comme le temps s’était écoulé! Voilà déjà quatre ans que j’avais quitté la vallée de Tuqidian après avoir fait, en pleurant, mes adieux à ma mère gisant dans une sépulture couverte de quelques mottes de gazon éparses. Certainement, le gazon, entre-temps, avait dû bien prendre racine. Ah! quelle envie d’aller causer un petit instant avec ma mère qui reposait là, en paix, frotter mes joues contre les jeunes pousses de gazon qui recouvraient sa tombe! J’attendais là, sur la crête, debout, absorbé dans mes pensées, sans m’apercevoir que les autres avaient déjà dévalé le mont.

    La fête Hansik (105e jour depuis le solstice d’hiver, soit le 5 ou le 6 avril–NDLR) approchait, et c’était probablement cela qui ajoutait à la douleur que me causait l’absence de ma mère. La famille de M. Kang Je Ha visitait une ou deux fois l’an la tombe de mon père au village de Yandi pour célébrer sa mémoire et tondre le gazon, mais j’ignorais ce qu’il en était de celle de ma mère, à Tuqidian.

    « Mon Général, vous ne descendez pas?» me demanda Choe Kum San, fixant sur moi un regard étonné: il avait quitté le groupe qui descendait et rebroussé chemin.

    Je me tirai de ma rêverie, je fis quelques pas en avant.

    «Qu’avez-vous, Général? Vous pensez à la tombe de votre mère, à Xiaoshahe, n’est-ce pas?» demanda-t-il, les mains en porte-voix près de mon oreille.

    L’esprit de la jeune ordonnance était si pénétrant et son jugement si juste que je me vis obligé de lui avouer mes pensées intimes.

    «Tu dis vrai, approuvai-je. Je pensais à ma mère.

    – Vous devez alors aller voir sa tombe, mon Général.

    – Je le voudrais bien mais je n’ai pas le temps.

    – Xiaoshahe est à deux pas d’ici, et vous seriez bien injuste si vous n’alliez pas retrouver la tombe de votre mère. Au reste, vous pourriez revoir votre frère cadet à Tuqidian.

    – Même si j’en avais le temps, je ne pourrais pas y aller. Ma mère ne l’aurait pas souhaité.

    – Pas souhaité? Pourquoi? C’est bien étrange.

    – Sur son lit de mort, ma mère a dit qu’on m’interdise de déterrer sa dépouille avant que je n’aie rendu la Corée indépendante. Je dois respecter ses dernières volontés, et je ne peux pas aller voir sa tombe, à Tuqidian.»

    Choe Kum San n’en resta pas moins sceptique, il branla la tête.

    «Mais est-ce que cela empêche l’indépendance de la Corée que d’aller voir sa tombe? Général, laissez tranquilles ses dernières volontés, et allez sur sa tombe, je vous en supplie.

    – Non, je n’ai pas pu me dévouer pour ma mère de son vivant. Je veux le faire au moins après sa mort. N’insiste pas. Je n’ai encore rien fait pour mériter d’aller lui rendre visite.»

    O Paek Ryong se joignit à Kim San Ho pour m’inciter à aller visiter Xiaoshahe. Je refusai. Toujours était-il que mes pensées ne cessaient de voler vers ma mère, dans la vallée de Tuqidian.

    En descendant le mont, je me dis en mon for intérieur en pensant à ma mère:

    Ma mère chérie, j’ai un chemin trop long et trop pressé pour m’attarder dans la vallée de Tuqidian. Je me sens fort coupable de mettre les pieds à Antu, sans avoir pu ajouter une poignée de terre ni tailler une seule fois les herbes à ton tombeau harcelé par le vent, la neige et la pluie. J’ai manqué également de soin à l’égard de mes frères cadets. J’ignore même où sont les cendres de Chol Ju tombé l’an passé au champ d’honneur.

    Malgré cela, je suis heureux de te dire que la voie de la révolution coréenne est grande ouverte. Je projette de former toute une division au mont Maan. A la tête de cette troupe, j’irai m’établir au mont Paektu, et, de là, je livrerai de grandes batailles. Comme tu l’as dit, je m’abstiendrai d’aller visiter ta tombe avant d’avoir fait recouvrer son indépendance à notre pays. Compte sur moi et attends. Je ne manquerai pas de libérer la patrie; après quoi je pourrai transplanter ta dépouille à Mangyongdae.

    Nous pressâmes donc le pas vers le mont Maan. Quels espoirs ne nourrissions-nous pas en marchant vers cette région! Ainsi s’explique le cri d’enthousiasme: «Voilà le mont Maan!» qui jaillit de toutes les poitrines quand une crête de montagne en forme de selle (Maan veut dire selle–NDLR) surgit de la grisaille de l’étendue de verdure.

    Un champ d’insam fut la première chose que nous vîmes dans le paysage de Maan.

    A son orée, deux pauvres cabanes en rondins désertes. La nuit tombait quand nous trouvâmes une autre petite cabane, au fond de la vallée. Deux ou trois personnes l’habitaient et nous tombâmes sur Kim Hong Bom, chef politique de la première division, en train de faire griller des pommes de terre.

    «Où est le 2e régiment?

    – Le 2e régiment? Il est parti au début du mois en expédition en direction de Jiaohe.»

    La réponse de Kim Hong Bom, aussi flegmatique qu’elle fût, sonna à mes oreilles comme un coup de tonnerre. L’absence du 2e régiment voulait dire l’impossibilité de réaliser le dessein que nous avions nourri depuis Nanhutou: organiser la nouvelle troupe qui devait constituer l’ossature de notre armée. Je voyais notre espoir s’envoler en fumée.

    Le 2e régiment était une des troupes composées entièrement de Coréens, «l’armée rouge du Coryo», réputée pour sa combativité depuis qu’elle avait opéré comme régiment indépendant. C’était la réunion de compagnies d’élite venant chacune d’une des zones de guérilla des districts de Mandchourie de l’Est: Yanji, Wangqing, Helong et autres. La plupart des combattants du régiment m’étaient liés de façon étroite. J’avais moi-même formé ceux qui constituaient le noyau du régiment comme Kwon Yong Byok, Kim Ju Hyon, O Jung Hup, Kim Phyong, etc., sans parler du chef Yun Chang Bom, et du commissaire politique, Kim Rak Chon.

    La dernière fois, je les avais vus en mai 1935, lorsque sur mon ordre ils étaient venus à Tangshuihezi, dans le district de Wangqing. Nous avions alors séjourné ensemble pendant une dizaine de jours, et je les avais mis à l’étude, je leur avais fait faire des exercices et les avais menés en campagne. Leurs progrès étaient aussi rapides que ceux qu’avaient faits les hommes de la troupe sous mes ordres personnels. Ce sont eux-mêmes qui avaient ensuite défendu et sauvegardé la zone de guérilla de Chechangzi, qui avaient écrit l’histoire légendaire du Chechangzi indomptable.

    Lorsque nous étions partis pour notre deuxième expédition en Mandchourie du Nord et que la zone de guérilla de Chechangzi avait été dissoute, ce deuxième régiment avait progressé vers la Mandchourie du Sud, puis, au début de 1936, était allé, en passant par le mont Neidaoshan, dans le district d’Antu, s’établir au mont Maan, dans le district de Fusong, où il aurait dû installer son quartier général et sa base de ravitaillement et attendre notre arrivée pendant l’hiver. Voilà tout ce que nous avions appris à Nanhutou au sujet du 2e régiment. En cédant aux autres unités tous les effectifs du corps expéditionnaire en Mandchourie du Nord avant de partir pour le mont Maan, nous avions compté pouvoir intégrer dans nos rangs le 2e régiment qui servirait de base à la nouvelle division prévue.

    «Notre message adressé au 2e régiment n’a-t-il pas été reçu?» demandai-je à Kim Hong Bom.

    En effet, dès notre arrivée à Mihunzhen, j’avais dépêché au mont Maan notre estafette pour ordonner au 2e régiment de m’attendre sur place.

    «Non, nous ne l’avons pas reçu, fit mon interlocuteur. Et personne n’est venu ici après le départ du 2e régiment.»

    C’était évident: un malheur était arrivé à l’estafette en cours de route. Et même si elle était arrivée comme prévu à destination, elle n’aurait pas croisé le 2e régiment, déjà parti.

    «Quels sont le but et les mobiles de l’expédition du 2e régiment à Jiaohe? repris-je.

    – Je ne les connais pas.

    – Ont-ils dit quand ils seraient de retour?

    – Non.

    – Qui est à leur tête?

    – Le commandant du régiment, Zhang Chuanshu, et son commissaire politique, Cao Yafan.

    – Etes-vous donc restés seuls ici, au mont Maan? Et qu’est-ce que vous faites là? demandai-je, changeant de sujet.

    – Cent et quelques membres du Minsaengdan sont au camp secret Sampho (champ d’insam–NDLR). Et moi, je suis là pour les surveiller.»

    Cette réponse m’étonna encore plus.

    «Peut-on croire qu’il y a tant d’agents du Minsaengdan? Les cabanes près du champ d’insam étaient inhabitées.

    – Ceux qui sont suspects d’appartenir au Minsaengdan sont partis pour se procurer des provisions de bouche du côté de Mayihe, à Linjiang.

    – Comment seraient-ils du Minsaengdan puisqu’on peut les laisser aller se ravitailler?

    – On ne pouvait pas les laisser crever de faim.

    – Y a-t-il des preuves de leur appartenance au Minsaengdan?

    – Pour chacun, il y a les actes nécessaires: aveux, déclarations, interrogatoires...»

    Sur ce, Kim Hong Bom sortit une grosse épaisseur de papiers d’un coin sombre de la pièce.

    «Voici les documents.»

    C’était là la «surprise» qu’on me faisait au mont Maan. Les liasses de papiers concernant les membres du Minsaengdan emplissaient tout une pièce. Et moi qui avais pourtant fait tout ce chemin et avais franchi tant d’obstacles pour voir les combattants du 2e régiment!

    Cet amoncellement de papiers enregistrant les «crimes» et sentant déjà le moisi remplaçait les bruyants cris d’allégresse et les accolades pleines d’effusion auxquels je m’attendais. Pendant un instant, je sentis tout mon corps trembler, j’avais le sentiment d’être en présence d’une duperie et d’une raillerie énormes.

    Le Minsaengdan était un souvenir qui me faisait frémir d’horreur. Comment son démon qui avait fait tant de ravages dans les zones de guérilla, avait-il pu ressusciter pour malmener encore des gens sans nombre? Comment ce tas de vieux papiers avait-il pu traîner jusque-là?

    Cela faisait déjà près d’un an qu’on avait discuté à propos du Minsaengdan, à Dahuangwai, puis à Yaoyinggou, et l’Internationale communiste avait émis son jugement sur le même sujet, qui nous était parvenu il y a un mois et demi. Disons qu’il n’avait pas eu le temps de parvenir ici, au mont Maan. Mais comment expliquer la mascarade qui continue sous le couvert de la lutte contre ce Minsaengdan qu’on avait depuis longtemps qualifiée de pure fiction au profond soulagement de toute la Mandchourie de l’Est?

    Des gens comme Kim Rak Chon avaient déjà été immolés, et il fallait maintenant le sacrifice de cent et quelques autres innocents!

    Je donnai à Kim San Ho l’ordre de dépêcher sans tarder une estafette en direction de Mayihe, Linjiang, pour ramener tous ces inculpés. Sur ce, je défis les liasses et me mis à parcourir les documents un à un.

    Je passai une nuit blanche à les examiner, et je continuai le lendemain. Plus j’avançais dans cette besogne, plus je sentais que je me perdais dans un labyrinthe. Des forfaits effrayants étaient décrits avec tant de vie que personne n’aurait pu les nier.

    A un moment donné, je fermai le dossier avec fracas. A quoi bon le consulter?! Y croire, c’était vouloir perdre de nombreux frères! C’était stupide de croire à des feuilles où l’on pouvait écrire n’importe quoi!

    Dès qu’ils eurent reçu mon message, les agents présumés du Minsaengdan avalèrent en deux jours la distance – des dizaines de lieues – par les sentiers abrupts de la chaîne de Longgang et autres monts et arrivèrent aux cabanes du camp secret Sampho.

    A peine eus-je appris la nouvelle de leur retour que je me hâtai d’aller les voir en compagnie de Kim Hong Bom.

    J’ouvris la porte de leur cabane, recouverte de givre. La chambre offrit à mon regard des gens dont la misère vestimentaire était sans pareille. Ce furent des retrouvailles étranges, sans cris de joie ni pleurs. Nul ne me saluait, nul ne me faisait un quelconque rapport. Pas un regard ne se levait sur moi. Un silence lourd, sépulcral, régnait. Quelle avait dû être la pression exercée sur eux pour qu’ils en soient arrivés là, pour qu’ils se croient privés même du droit de regarder, de saluer? Quels devaient être les méfaits perpétrés par eux pour qu’ils soient si découragés, si affreux à voir?

    «Vous avez dû beaucoup souffrir, prononçai-je avec peine, d’une voix qui s’étranglait.

    «J’ai de la peine à vous dire bonjour. Mais je me réjouis de vous revoir. C’est pour vous retrouver que je suis venu de la rive du lointain lac Jingpo en Mandchourie du Nord.»

    Cette salutation resta sans écho. Silence obstiné: chacun retenait son souffle, chacun réprimait ses quintes de toux. Jamais encore, depuis quatre ans que durait notre guerre antijaponaise, mes hommes ne m’avaient fait pareil accueil.

    Je repris, disant en substance:

    «Je suis venu pour retrouver les camarades du 2e régiment. Je voulais former avec eux une nouvelle troupe qui irait sous ma conduite combattre au mont Paektu. Or, j’ai appris que ceux qui sont censés être loyaux sont partis du côté de Jiaohe et que ne sont restés ici que ceux qui ne le sont pas.

    «Voilà que j’ai consulté les actes qui vous accusent d’appartenir au Minsaengdan. Si ces papiers disaient vrai, vous seriez tous du Minsaengdan! Mais il n’est pas raisonnable de vous juger uniquement sur ces documents. Il faut plutôt vous écouter parler vous-mêmes pour établir la vérité. Je vous prie donc de dire ce que vous avez sur le cœur. N’ayez pas peur ni ne vous gênez, parlez en toute franchise.»

    Malgré cette ardente sollicitation, le mur du silence restait ferme.

    Je m’adressai à un jeune au premier rang, le prenant à part pour lui demander s’il avait vraiment adhéré au Minsaengdan.

    Tête baissée, il hésita, puis, d’une voix étouffée, balbutia: «Oui, j’y ai adhéré.» J’aurais souhaité qu’il niât, qu’il se frappât la poitrine, tout en pleurs, jurant par l’univers qu’il n’avait rien à voir avec le Minsaengdan. J’étais déçu.

    Je m’adressai alors à un autre jeune, de haute taille:

    «Vous, camarade Ri Tu Su, dites-le, je vous en prie, êtes-vous membre du Minsaengdan?»

    Ce chef de section, originaire de Chunchon, dans la province du Kangwon, était connu pour la rancune qu’il gardait envers les impérialistes japonais. A preuve la profonde cicatrice bleue sur sa cuisse droite. Croyant qu’il avait été blessé dans un combat, je m’en étais enquis auprès de lui: non, c’était une morsure de chien.

    Il avait une dizaine d’années lorsque cela s’était passé. C’était la soudure du printemps, et la famille arrivait à peine à joindre les deux bouts en se nourrissant de bouillie. Un jour, le petit garçon fut surpris d’apprendre qu’il n’y avait pas de sel chez lui. Fichtre, quelle misère! se dit-il et il s’en alla dans la montagne ramasser du bois de chauffage. Quand il eut rassemblé trois fagots, il les porta sur son dos au marché. L’affaire fut faite et il en obtint un toe de sel (un toe équivaut à 1,8 kg – NDLR). D’un pas triomphant, il s’en retourna vers son village, le petit sac de sel ballant joyeusement à son côté. Il passait ainsi devant la demeure d’un Japonais, quand, brusquement, un chien, un berger allemand, fonça sur lui, le mordant à la cuisse. Un garçon japonais l’y avait incité, après quoi il s’était sauvé à l’intérieur, verrouillant la porte. Ceux qui avaient assisté à la scène, rouges de colère, se précipitèrent, emmenèrent le petit blessé sur leur dos au commissariat de police, où ils protestèrent en accusant les responsables. L’enfant était dans un état grave, la morsure ayant enlevé un gros lambeau de la cuisse. Vite, il fut conduit à l’hôpital.

    C’est la première fois qu’il était soigné à l’hôpital. La première fois aussi qu’il goûtait du riz blanc qui passait si agréablement. C’était bien différent de l’éternelle bouillie chez lui. Si bien qu’il eut même peur que la blessure ne guérît trop rapidement. Loin de lui l’idée que son séjour à l’hôpital serait à l’origine d’un immense malheur pour sa famille et lui-même. Pour ce qui était des soins, pensait-il, ce serait au propriétaire du chien, de les payer et pas aux siens.

    Quelques jours s’écoulèrent et les autorités de l’hôpital exigèrent que les soins soient payés, autrement ils seraient interrompus. Les frais s’élevaient à 20 wons. Où la famille du petit pouvait-elle trouver cette somme, elle qui n’avait pu faire face à la scolarité mensuelle de 20 jons du garçon, obligé ainsi de quitter les pupitres trois mois à peine après son admission en première année d’école primaire?!

    Les jours qui suivirent, tour à tour, son grand-père, son père, ses frères aînés visitèrent le propriétaire du chien, le commissariat de police et l’hôpital pour implorer, protester et se plaindre. Cependant, nulle part, ils ne trouvèrent compréhension ni sympathie. C’est sa faute s’il a été mordu par un chien, disaient ces gens impassibles, tous des Japonais, qui ne pouvaient naturellement pas prendre parti pour les Coréens.

    La famille du garçon dut s’endetter pour couvrir les soins à l’hôpital.

    Avec le temps, la dette augmenta et, au bout de deux ans, elle se gonfla tellement que la famille ne pourrait pas s’en débarrasser même si elle vendait sa maison ancestrale.

    N’ayant plus les moyens de subsister à Chunchon, ces pauvres gens se mirent en route, la nuit, pour le Nord. Les créanciers poursuivirent les fuyards jusqu’à 8 kilomètres, prirent le rouleau de soie caché dans le ballot de la grand-mère, le dernier bien de valeur de la famille.

    Voilà comment ces descendants de la famille royale des Ri, qui avaient eu leur heure de gloire à une époque, admirés et enviés, possédant plusieurs hectares de terres cultivées, vivant dans une résidence octogonale à toit de tuiles pourvue même d’une salle de réception et d’un bâtiment rattaché à la grande porte, se virent privés de leurs pouvoirs, de leur patrie, de leur maison et même de leur dernier rouleau de tissu, et se trouvèrent réduits à la mendicité et au vagabondage.

    Et le cœur du petit Tu Su partant pour l’étranger s’emplit de la tristesse d’avoir perdu son pays et d’être séparé de sa région natale, tristesse qu’il éprouva surtout aux mots adressés aux clients par le serveur du restaurant du paquebot partant de Wonsan pour Chongjin.

    «Je comprends bien, fit-il avec de la compassion dans la voix, que votre tristesse et votre douleur de partir en exil à l’étranger montent jusqu’aux nuées, vos larmes de sang formeraient une mer comme notre mer de l’Est. Mais que faire? Les soupirs et les larmes ne peuvent vous aider à trouver moyen de survivre. Apaisez votre douleur, je vous en prie, et servez-vous de ce repas d’adieu, fait de riz et d’eau du pays de nos aïeux.»

    L’émotion serra la gorge à Tu Su. Ses pensées allèrent aux Japonais, eux qui avaient occupé le pays, lui avaient fait quitter son foyer, sa contrée et son pays, il sentit au plus profond de son âme que ces malfaiteurs ne devaient pas être tolérés. Il se résolut, quand il serait grand, à faire en sorte que les Japonais, et même leurs chiens ou leurs chats, ne puissent mettre les pieds en Corée.

    En effet, avant même d’avoir atteint sa majorité, Tu Su s’enrôla dans l’armée de guérilla.

    Aurait-il pu accepter d’adhérer au Minsaengdan?

    «Oui, c’est vrai que je suis entré au Minsaengdan.»

    Sa réponse était exactement la même que celle donnée par Jang le Chasseur que j’avais vu dans la prison des adhérents du Minsaengdan dans la vallée de Lishugou, à Xiaowangqing.

    Refoulant avec peine ma rage, je suppliai presque Tu Su d’expliquer en détail comment il avait été amené à adhérer à cette «organisation».

    Avalant ses mots, il répéta fidèlement ce qui était déjà écrit dans ses aveux et sa déclaration.

    Son récit était si logique, si cohérent qu’il semblait ne laisser aucun doute sur la vérité des faits exposés.

    Et, unanimement, les agents présumés du Minsaengdan reconnurent leur culpabilité.

    Faisant preuve d’une patience extrême, je m’adressai encore une fois à Ri Tu Su:

    «Camarade Tu Su, c’est le chien d’un Japonais qui vous a fait contracter une dette, qui vous a fait abandonner votre logis et vous a dépaysé. Non seulement il vous a mordu, il a encore mis tout sens dessus dessous et piétiné l’existence de toute votre famille comptant plus de dix membres. Ce chien vous a mis dans une situation pire que celle d’un chien. Et vous voulez dire que malgré cela vous vous êtes jeté de vous-même dans les bras de l’ennemi pour devenir un chien qui dévore ses compatriotes, qui mord ses camarades? Est-il vrai que vous servez de chien à l’ennemi sans pourtant en recevoir une seule cuillerée en pâture?»

    Ri Tu Su resta muet, des larmes tombant de ses yeux. Il se mordait les lèvres, tout son corps tremblait convulsivement, comme pris de fièvre. Le silence se prolongeait, il était sur le point d’étouffer. De cette malheureuse cabane qui abritait notre réunion, je sortis un instant. L’air frais me frappa au visage, soulageant mon cœur de sa lourdeur oppressante, apaisant ma sombre tristesse. J’eus les idées plus claires.

    En m’entretenant avec ces prétendus agents du Minsaengdan, un point était resté énigmatique pour moi.

    «Je ne sais pas», telle avait été presque toujours la réponse de ceux qui parmi nos combattants tombés entre les mains de l’ennemi, avaient pu, en dépit des supplices subis, parfois aussi durs que les châtiments religieux du Moyen-Age, garder le secret de leurs actes. Et cette volonté était restée inébranlable même devant la sentence de mort. Pourquoi alors ces accusés du mont Maan s’attribuaient-ils des actes qu’ils n’avaient pas commis et affirmaient-ils des choses qu’ils savaient pourtant fausses? Où était l’explication?

    Déambulant dans la forêt, je cherchai à tête reposée le motif de leur attitude suicidaire.

    Le ciel et la terre ne peuvent se substituer l’un à l’autre. Autant c’est vrai, autant il était évident à mes yeux que ces gens sur qui pesaient des soupçons n’avaient pas adhéré au Minsaengdan. Pourquoi alors déclaraient-ils eux-mêmes en être membres et avoir agi en son nom? Pourquoi s’accusaient-ils eux-mêmes?

    Il en avait été ainsi de Pak Chang Gil, le garçon du village de Gayahe, et de Jang le Chasseur de Macun: ils s’étaient obstinés à confirmer l’authenticité de leur déclaration. A quoi tenait ce comportement bizarre?

    Naturellement, quand ils avaient eu pour la première fois la surprise d’être soupçonnés de faire partie du Minsaengdan, ils avaient nié le fait, la main sur le cœur. Or, cela ne leur avait servi à rien, ils s’en étaient trouvés plutôt compromis. La volonté de sincérité passait pour un faux semblant, une tentative de mystification, voire un témoignage de perfidie. Plus ils insistaient sur leur innocence, plus leurs prétendus forfaits s’aggravaient et plus les tortures appliquées gagnaient en atrocité.

    Quel changement avait donc pu s’opérer chez eux lorsque les tortures et les souffrances morales avaient mis leur patience à bout, les avaient excédés?

    A quoi bon survivre quand on est l’objet de la méfiance et du mépris de ses camarades révolutionnaires, de ceux avec qui on avait partagé les joies et les souffrances pendant plusieurs années?! Pouvait-on accepter, pour avoir la vie sauve, de déposer les armes, de quitter le maquis pour aller signer sa capitulation ou se faire le laquais de l’ennemi, quand on se disait pourtant communiste? Se résigner au «châtiment» décidé, plutôt que de se livrer à pareille perfidie! Ainsi avaient-ils probablement préféré se laisser aller au désespoir, se résigner.

    Oui, c’était cela: les malentendus et la méfiance injustifiés des camarades avec qui ils combattaient pourtant pour un même objectif avaient été à l’origine du désespoir extrême et de la résignation de ces partisans dans la fleur de l’âge.

    Ce ne sont pas des intérêts matériels qui gouvernent les rapports entre les révolutionnaires. Ils sont unis plutôt par l’identité de leurs idéaux, laquelle tisse entre eux des liens moraux solides. Et dans la collectivité qu’ils forment, la confiance est un facteur primordial, car elle est à la base de son unité, de sa cohésion et de son développement. La confiance inspire à chacun de ses membres l’amour pour les camarades, incite les supérieurs à prendre soin des subalternes, les subalternes à respecter les supérieurs, bref, elle fait régner la morale communiste en son sein.

    La confiance a été, est et sera à la base des rapports humains communistes entre les révolutionnaires coréens. Par le passé, la confiance nous a permis de gagner des camarades et d’unir le peuple; aujourd’hui, la confiance et l’amour nous permettent de maintenir et de consolider la cohésion de notre société. Cette confiance est la pierre angulaire de l’ensemble de notre société basée sur le collectivisme. Les membres de notre Parti et autres travailleurs tirent leur plus grande joie de la confiance de l’organisation et des camarades. Par contre, ils souffrent mille morts quand ils se croient privés de la confiance de l’organisation dont ils font partie ou tenus à distance par les camarades. Voilà pourquoi j’insiste, quand je vois des responsables, pour qu’ils traitent correctement chaque personne.

    Si les capitalistes ne peuvent vivre sans argent, les communistes, eux, ne peuvent pas vivre sans la confiance de leurs semblables. Dans notre pays, la confiance représente l’ensemble du tissu social, c’est le mode d’existence du collectivisme. Quiconque croit bénéficier de la confiance de l’organisation et des camarades est capable de véritables exploits pour le Parti et la patrie. C’est ce qu’exprime d’ailleurs, à mon avis, la maxime: «La confiance forge des fidèles, la méfiance, des traîtres.»

    Les documents relatifs aux prétendus membres du Minsaengdan, ces «preuves», étaient de nature à annihiler le principe de la confiance dans les rangs des combattants coréens qui, ne comptant que sur l’organisation militante, s’étaient jetés à corps perdu dans la révolution pour livrer, dans un pays étranger, en commun avec leurs frères locaux, la guerre contre le Japon. Quels ne furent pas la confusion jetée dans l’esprit de ces combattants et le drame qui s’est abattu sur eux?! Il est facile d’en juger. A l’époque, l’ennemi et nous n’étions guère séparés du point de vue géographique. Souvent, il n’y avait qu’un col ou un cours d’eau entre les deux camps. Ceux qui étaient soupçonnés pouvaient donc choisir de fuir vers la zone ennemie, heureux de pouvoir laisser aux autres le soin d’accomplir une révolution si difficile. Coller à ces camarades révolutionnaires innocents l’étiquette du Minsaengdan, c’était par conséquent vouloir les jeter dans les bras de l’ennemi, c’était une folie s’il en fût.

    Le seul moyen pour sauver ces gens en proie au désespoir était de les débarrasser des soupçons injustes qui pesaient sur eux, expression de la méfiance envers eux, méfiance qu’il fallait enterrer définitivement. Pour les rétablir dans leur statut politique, les paroles ne suffisaient pas, il fallait aussi et surtout des actes.

    Je me dégageai du bois, me dirigeant vers la cabane.

    Soudain, une partisane, sortant de derrière un arbre, se jeta à ma rencontre. La taille élancée, de grands yeux et une jolie figure. Son visage où on lisait sa franchise naturelle était noyé de larmes.

    «Cher Général, fit-elle, croyez-m’en, je ne suis pas du Minsaengdan!»

    Ces mots courts me surprirent d’une joie indicible.

    «On m’a accusée, poursuivit-elle, d’être du Minsaengdan, parce que je me suis mariée avec un homme suspecté d’y appartenir. Mais c’était faux, il n’en faisait pas partie. Moi non plus, je ne suis pas de cette organisation. Comment nous, pourrions-nous devenir des espions à la solde des Japonais? La mère Jang Chol Gu, comme moi, a été injustement accusée d’être du Minsaengdan en rapport avec son mari.»

    Cette femme courageuse, appelée Kim Hwak Sil, se distinguera, plus tard, dans l’attaque du chef-lieu du district de Fusong, où elle mettra hors de combat à coups de baïonnette six soldats ennemis. Elle recevra alors le surnom de «foudre de guerre», de même qu’une bague en or comme récompense.

    Issue d’une famille de pauvres cultivateurs sur brûlis, elle s’était enrôlée dans l’armée de guérilla à Chechangzi. Dans la forêt de Dongnancha, dans la zone de guérilla de Chechangzi, où fonctionnaient un atelier de réparation d’armes et une équipe de couturières, dirigés respectivement par Pak Yong Sun et Pak Su Hwan, elle faisait la cuisine pour le personnel de l’atelier de réparation d’armes et l’équipe de couturières, une vingtaine de personnes au total.

    Un jour, une explosion accidentelle se produisit dans l’atelier de réparation, et, en un clin d’œil, le bâtiment fut la proie des flammes et de la fumée. De la poudre à feu avait explosé alors que Kang Wi Ryong, un jeune homme exclu de sa troupe de partisans sous la fausse inculpation d’appartenir au Minsaengdan et muté dans cet atelier, essayait de renouveler des cartouches tirées. Il s’affala sans connaissance. Abasourdis par la détonation, ceux qui travaillaient dans le voisinage eurent juste le temps de se précipiter dehors. Et c’est Kim Hwak Sil qui se jeta sans perdre de temps dans le feu et en retira le jeune homme évanoui et grillé par le feu. La brûlure était grave, mais le médecin de l’armée, faute de moyen, se contenta de lui tamponner le visage avec du désinfectant, d’enlever la croûte, d’enduire la plaie de vaseline et de la panser. Après cela, ce fut à Kim Hwak Sil, devenue désormais comme son infirmière, de le soigner, lui appliquant de la cire fondue sur la brûlure, lui enlevant la chassie des yeux, lui lavant les pieds. Se dévouant pour lui, la jeune fille finit par s’éprendre du garçon. Lui, de son côté, se prit d’amour pour elle. Il fut ainsi bientôt question pour eux de se marier. Or, Kang Wi Ryong, pensant aux soupçons qui pesaient sur lui depuis qu’il avait lâché par mégarde deux coups de feu, et craignant de compromettre la jeune fille, se borna à se fiancer en secret sans oser se décider à se marier au vu et au su de tout le monde. «Chers jeunes gens, pourquoi hésiter? Vous vous êtes fait une promesse, il s’agit maintenant d’aller de l’avant!» les exhortèrent les deux responsables, Pak Yong Sun et Pak Su Hwan. Les intéressés eurent ainsi le courage d’aller inscrire leur mariage au gouvernement révolutionnaire populaire local. Or, ce malheureux mariage allait être mis en cause. Epouser un agent présumé du Minsaengdan fut, selon l’état-major de la campagne de liquidation des réactionnaires, un acte contre-révolutionnaire faisant le jeu de l’ennemi, car c’était accroître le nombre des agents de cette fameuse organisation à la solde de l’ennemi. Les gauchistes chauvins séparèrent le couple avant même qu’un demi-mois ne se fût écoulé depuis le mariage et exilèrent la jeune femme au loin, vers Wangbabezi. Elle n’eut plus le droit de militer; on lui fit subir des misères dignes d’une prisonnière. A la fin, on la classa parmi les agents présumés du Minsaengdan.

    Neuf mois avaient passé depuis cette séparation forcée, quand, un jour, Kim Hwak Sil apprit que son mari se trouvait à proximité avec son atelier. Quelle chance inespérée de le revoir! Malheureusement, ce fut impossible, elle n’avait pas eu l’autorisation de Cao Yafan ou de Kim Hong Bom.

    Bientôt, Cao Yafan rattacha Kang au 2e régiment qu’il emmena avec lui en expédition en Jiaohe. Le corps expéditionnaire avait absolument besoin d’un réparateur d’armes, et il importait peu en l’occurrence qu’il soit soupçonné d’être du Minsaengdan!

    «Si le camarade Kang était vraiment du Minsaengdan, reprit Kim Hwak Sil, je ne l’aurais pas épousé, et, moins encore, je ne l’aurais pas sauvé du feu. Ses parents et ses frères et sœurs ont péri tous dans une expédition “punitive” de l’ennemi. Et lui, il a combattu avec tellement de courage que même les combattants de l’armée de salut national ont pris sa défense lorsqu’il était jugé publiquement.»

    Ces confidences m’émurent et je la remerciai en mon for intérieur.

    Elle était victime de son amour tout comme ce fut le cas de Jang Chol Gu.

    L’emmenant avec moi, je rentrai dans la cabane. Même spectacle que tout à l’heure: les gens figés dans l’immobilité, tête basse.

    Je promenai mon regard sur l’assistance, puis je dis en martelant mes mots:

    «Camarades, levez la tête, je vous prie. Je ne suis pas venu pour faire une enquête sur vos méfaits et prononcer un jugement. Je suis venu retrouver les compagnons d’armes qui combattront en ma compagnie au mont Paektu. Je suis là pour retrouver mes compagnons d’armes, mes camarades révolutionnaires. Or, on m’a parlé de vous comme de traîtres projaponais, comme de réactionnaires. Mais moi, je refuse d’y croire. Si vous étiez du Minsaengdan, vous n’auriez eu qu’à rejoindre le camp des Japonais. Pourquoi resteriez-vous dans la montagne où vous devez endurer des misères, n’ayant pas de quoi vous habiller chaudement ni de quoi manger à votre faim? Pourquoi peiner dans la montagne alors que rien ne vous empêcherait de vous donner du bon temps et de trouver une femme ou un mari avec qui vous pourriez vivre dans une maison chaude et cultiver une bonne parcelle de terre? Dites-le donc vous-mêmes, je vous prie. Est-ce pour servir les Japonais que vous vous êtes exposés de vous-mêmes à tant de souffrances depuis plusieurs années? Est-ce pour servir de chiens aux Japonais et compromettre vos parents, vos frères et sœurs, et vos camarades que vous avez passé vos nuits à la belle étoile dans la vaste et triste plaine de Mandchourie glacée et battue par la tempête de neige? Dites-le, vous, camarade Ri Tu Su .Le chien d’un Japonais vous a mordu à la cuisse. Peut-on croire que vous vous êtes donné la peine de combattre dans le but de devenir une bête comme ce chien-là?»

    A l’instant, Ri Tu Su laissa s’épancher sa bile, il s’écria:

    «Moi, devenir un chien courant des Japs?! Non, au grand jamais! Non, je ne suis pas un chien au service des Japs! Je ne suis pas du Minsaengdan! Non!»

    Des cris fusèrent alors presque simultanément de tous côtés:

    «Moi non plus, je n’en suis pas!» «Moi non plus!»

    Spontanément, une sorte de meeting s’organisa, flagellant et mettant au pilori ceux qui les avaient accusés de forfaits fabriqués de toutes pièces, déchargeant le ressentiment qui s’était accumulé en eux sous la tyrannie des liquidateurs des «réactionnaires».

    Chacun, brandissant le poing, les yeux noyés de pleurs, raconta ce qu’il avait sur son cœur meurtri.

    Vers la fin de cette réunion, je demandai à Kim Hong Bom d’apporter les documents du Minsaengdan et de se préparer à les brûler. Il sursauta, effrayé:

    «Comment détruire sans en avoir reçu l’approbation ces documents établis en bonne et due forme par l’état-major de la campagne de liquidation des réactionnaires?! Gare à vous! Cela mènera loin!»

    Ce Kim Hong Bom avait milité dans le cadre du parti dès avant son engagement dans l’armée de guérilla. Ancien élève de l’Ecole normale de Yanji, il était cultivé et quelque peu expérimenté, sans avoir pourtant assez d’initiative dans la pensée et dans l’action.

    «Inutile de parler de légitimité. Apportez plutôt les liasses d’actes sur les prétendus agents du Minsaengdan. Rien ne nous oblige à imiter les autres.

    – Ces documents ont été élaborés sur décision de l’organisation et suivant les formalités nécessaires. Pour sûr, on me demandera pourquoi je vous ai laissé les détruire. Qu’est-ce que je dirai alors? Puis-je en répondre moi-même, puisque vous serez alors absent?»

    Sa figure devint blanche comme neige. Ses jambes tremblaient comme prises de convulsions. Je me retins de lui faire des reproches.

    Nul n’aurait pu détruire impunément des actes à caractère légal, je n’étais pas sans le savoir. Les exceptions étaient rares.

    Toujours était-il que je restais inébranlable dans ma résolution d’anéantir par le feu cette horreur de papiers, cette source de la méfiance dépourvue de fondement témoignée aux cent et quelques personnes, celle de leur désespoir.

    Du danger que cela ferait courir, j’en étais parfaitement conscient.

    En effet, c’était risquer gros que d’oser exercer un droit qui revenait exclusivement à ceux qui dirigeaient la campagne de «liquidation des réactionnaires», ceux-là mêmes qui avaient dressé les procès-verbaux des interrogatoires. Investis de pouvoirs illimités, les hommes de main de l’état-major de la campagne de liquidation des réactionnaires firent preuve d’une imagination exubérante pour attribuer au Minsaengdan tout ce qui paraissait suspect à leurs yeux. Brûler une feuille du procès-verbal d’un interrogatoire aurait suffi pour encourir un châtiment autrement sévère. C’est dire que je pouvais m’attendre au pire de ces gens capables de tout pour se venger de moi qui avais dénoncé devant l’Internationale communiste leur lutte contre le Minsaengdan.

    Toutefois, je fis apporter par Kim San Ho les documents en question pour les faire brûler.

    J’étais décidé à les détruire en tout état de cause. Décision courageuse s’il en fût.

    J’étais prêt à faire le sacrifice de ma vie si cela pouvait aider à sauver mes cent et quelques innocents.

    Les liasses de papiers étaient arrivées et n’attendaient que d’être brûlées, quand, pour conclure la réunion, je dis:

    «Il est difficile d’affirmer pour le moment qui est et qui n’est pas du Minsaengdan. Personne ne pourrait le démontrer. Je veux tout de même déclarer aujourd’hui sans équivoque que personne ici n’en fait partie. A preuve votre refus de vous reconnaître comme ses agents. J’ajoute foi à vos propos. Je vous dis que vous repartez maintenant de zéro. Vous n’avez plus le passé louche qu’on vous reprochait.

    «N’oubliez cependant pas que vos actes futurs, et non plus votre passé, détermineront votre valeur de révolutionnaire. Disons que vous avez chacun maintenant une feuille de papier blanc qui doit enregistrer votre vie. C’est de vous que dépendra entièrement la valeur de la vie et de la lutte qui seront inscrites là.

    «J’espère que chacun repartira de zéro et inscrira sur sa feuille des actes dignes de la patrie, du peuple et de l’histoire. Je déclare nuls et non avenus les soupçons qui pesaient sur vous, et je déclare aussi que dès ce moment vous faites partie de la troupe principale de l’Armée révolutionnaire populaire coréenne.»

    Sur ce, je désignai quelques-uns parmi ces agents présumés du Minsaengdan pour qu’ils entassent les documents au milieu de la cour. Enfin, j’y mis le feu.

    J’aurais souhaité que le feu emporte plus que le déshonneur dont avaient été marqués ces hommes injustement soupçonnés d’être du Minsaengdan, mais aussi et pour toujours la haine et la méfiance envers l’homme, source de tant de forfaits.

    Plus d’un demi-siècle s’est écoulé depuis, et je revois nettement aujourd’hui encore la scène de ce jour-là. J’avais alors formulé en effet des vœux trop grands et trop profonds pour l’oublier. Enfin, le feu avait cerné le hideux amoncellement de papiers, et aussitôt les sanglots avaient jailli de toutes les gorges, étouffées par l’émotion: mon sentiment avait trouvé un écho.

    Sous la chemise de ces gens naguère si pitoyables naquirent des êtres nouveaux, tout à fait autres. Des rapports nouveaux se forgèrent entre les membres de la collectivité, ceux de confiance, d’amour réciproque et d’entraide bienveillante. Et que dire de Kim Hong Bom, qui s’était métamorphosé littéralement.

    Le lendemain, j’avais organisé une partie de chasse en guise de jeu de récréation. Quand il en eut vent, Kim Hong Bom avait offert à ces hommes tout le stock de quelque cent cartouches qu’il avait gardé pour sa protection personnelle. C’était un événement si l’on tient compte du fait qu’il était jusque-là comme un geôlier et eux, comme ses prisonniers.

    On n’avait distribué auparavant à ces maltraités qu’un taotong, vieux fusil inutilisable, presque un bâton, et trois ou quatre cartouches recouvertes de rouille, où les plombs firent aussitôt place à des «balles» de bois. Certainement, il fallait se prémunir contre les éventuelles représailles qu’on pourrait s’attirer par sa méfiance et ses brimades.

    Un moment, Kim Hong Bom resta pensif, les yeux fixés sur le petit tas de cendre laissé par les liasses des papiers brûlées, puis me dit:

    «Hier, au moment où vous avez mis le feu aux documents, j’ai eu tant de peur que je me suis esquivé. Je craignais que ma présence sur les lieux ne serve à m’accuser de complicité et n’amène ma perte.

    – Eh bien, vous tremblez encore?

    – Non, l’idée m’est venue que c’était quand même glorieux de mourir en défendant une juste cause, et cela m’a mis du cœur au ventre.

    – Et vous êtes bien avisé de penser ainsi, je vous en remercie.

    – C’est plutôt à moi de vous remercier. Général, vous m’avez sauvé, vous m’avez aidé à me refaire. Je vous dois tant.»

    Cela me gênait d’entendre de sa bouche ces propos élogieux, lui qui était plus âgé que moi.

    «N’essayez pas de porter aux nues le jeune homme que je suis, je vous en prie.»

    Il hôcha la tête en signe de dénégation.

    «Non, ce n’est pas pour vous flatter. Non, mais je vous envie sincèrement votre magnanimité et votre générosité.

    – Laissez cela. Je vous invite à aller ensemble à la chasse.»

    De gaîté de cœur, mon interlocuteur accepta ma proposition.

    La partie de chasse nous avait passionnés particulièrement. J’avais fait donner les fusils de la garde aux anciens inculpés pour qu’ils puissent tirer avec des fusils en bon état.

    Bon nombre de rabatteurs aidant, nous avions alors abattu 7 ou 8 sangliers et chevreuils. Kim Hwak Sil se distingua parmi les partisanes, en abattant un chevreuil d’un seul coup de feu.

    Le soir, je fis préparer un bon repas avec la viande de gibier, le peu de maïs brut et de farine de blé qui restait en stock. Le dîner fut suivi d’une réjouissance collective.

    Ce dîner et cette réjouissance collective dans la cabane en rondins délabrée du camp secret Sampho, au mont Maan, s’ils étaient d’une extrême simplicité, n’en avaient pas moins une signification symbolique.

    Voici comment avait vu le jour notre nouvelle division, qui aurait dû, d’après nos prévisions, comprendre comme ossature le 2e régiment, mais qui fut formée, contre toute attente, après tout ce drame dont le dénouement avait été l’incendie des papiers criminels, symbole de méfiance.

    La nouvelle se propagea aux quatre vents, et des gens sortirent de leurs refuges pour nous rejoindre.

    Des membres de la Troupe d’autodéfense antijaponaise, originaires de Helong, réfugiés dans la vallée de Dajianchang, furent les premiers. Parmi eux on voyait Paek Hak Rim, plus tard ordonnance au QG, Kim Hye Sun, bien connue pour sa belle «voix de rossignol».

    Pak Rok Gum (Pak Yong Hui, de son vrai nom) était venue alors elle aussi nous voir et s’était enrôlée dans l’armée de partisans. Elle fut nommée à la tête de la compagnie de partisanes, organisée à titre provisoire au sein de la nouvelle division.

    Cette division absorba aussi les jeunes gens qui souffraient de la typhoïde à Laomudingzi, dans le district de Fusong. J’organisai avec eux une section à la tête de laquelle je nommai Kim Jong Phil. Ce fut également Kim Ju Hyon et son groupe qui, jusque-là, opéraient dans la forêt à proximité de Wudaoyangcha, dans le district d’Antu, et la section de Kim Thaek Hwan, de Chechangzi, qui accoururent vers nous.

    J’organisai les régiments et les compagnies en bonne et due forme. J’assignai les fonctions de chef de compagnie à Ri Tong Hak, surnommé «Baodazi» (le Hâtif – NDLR), et à Kim Thaek Hwan et celles d’instructeur politique à Kim Ju Hyon. Kim San Ho, lui, gardait les fonctions de commissaire politique de régiment dans la troupe principale, et depuis un sourire s’installa sur sa figure pour l’illuminer toujours.

    Nos rangs, une quinzaine de personnes au moment d’arriver au mont Maan, ne cessèrent de grossir, et, lorsque nous eûmes gagné Donggang, nous étions plusieurs centaines.

    Ensuite la lutte s’engagea pour améliorer l’équipement de ce noyau de l’armée.

    Les anciens inculpés n’avaient pour la plupart qu’un taotong, fusil archaïque.

    Je les divisai en groupes de 10 à 15, en désignai les chefs, puis leur enjoignis de s’équiper et de combattre par leurs propres moyens. «D’ici un mois, leur dis-je notamment, vous ferez provision de munitions, vous renouvellerez vos fusils, vous pourrez vous approvisionner tant et plus chez les Japonais; vous vous embusquez au coin d’un bois, vous surprenez les Japonais qui passent, les attaquant avec vos baïonnettes, tirant un coup de feu au besoin, vous leur prenez alors leurs fusils.» Ils partaient la baïonnette au côté. Une quinzaine de jours s’écoulaient et déjà ils revenaient, écrasés sous des cartouchières pleines, un fusil flambant neuf en bandoulière. Certains, plus courageux ou plus chanceux que les autres, étaient munis d’une mitrailleuse.

    Ils servirent d’ossature au nouveau régiment que je mis sur pied. Plus tard, cette expérience m’aidera à organiser la 6e division et la 2e colonne en rassemblant petit à petit leurs effectifs.

    La bataille de Xigang, qui suivit l’attaque de Xinancha, nous permit de réaliser un des objectifs de ces opérations: refaire d’un coup l’équipement du gros de notre armée. Voici comment:

    A Xigang stationnait à l’époque un régiment de l’armée fantoche mandchoue, dont nous regardions l’armement avec envie.

    Cette ville, d’accès difficile, perdue au milieu d’une forêt épaisse et vaste, était vulnérable. L’ennemi s’en rendait compte; il avait entouré son casernement d’un rempart haut de trois toises formé de gros troncs d’arbres et mis en place des tourelles à ses quatre coins.

    Il serait difficile, c’était évident, de s’emparer de la ville par une attaque de front. Comme les casernes étaient en bois, je décidai de recourir au feu pour mettre l’ennemi en déroute, l’intimider et obtenir sa reddition.

    A la tombée de la nuit, sur mon ordre, les grenadiers, tels que Kim Thaek Ryong et autres, lancèrent des boules d’ouate imbibées de pétrole en feu sur les toits des casernes.

    La pluie fine du début de l’été avait mouillé les toits, qui mirent du temps à prendre feu, mais la tactique du feu fut efficace. Les partisans profitèrent du moment et crièrent aux combattants ennemis de se rendre pour avoir la vie sauve, de déposer les armes et de sortir du casernement. Cependant, l’ennemi nous opposa une résistance acharnée.

    Vite, je dépêchai quelques partisans à l’habitation de civils située le plus près de la casemate ennemie pour qu’ils creusent un tunnel allant de la cuisine à cet ouvrage de défense. D’autre part, sur mon ordre, les éclaireurs ramenèrent la belle-mère du chef du régiment mandchou. Il lui fut demandé de persuader son gendre de renoncer à une résistance inutile et de nous remettre les armes du régiment.

    La vieille femme accepta, se glissa dans la ville fortifiée et revint avec un billet de son gendre. Le chef du régiment mandchou était d’accord pour capituler sous réserve qu’on le laisse se retirer vers Fusong avec la moitié des effectifs.

    Je rejetai cette proposition et j’exigeai une capitulation totale et inconditionnelle. Après une deuxième entrevue avec son gendre, la vieille femme nous rapporta qu’il acceptait de réduire quelque peu le personnel qui l’accompagnerait dans sa retraite. A n’en pas douter, il voulait tergiverser, en attendant l’arrivée d’un renfort.

    Nous étions déjà à plus de la moitié de nos travaux de creusement du tunnel. Je montrai à la vieille femme le tunnel et l’explosif et lui enjoignis de transmettre à son gendre notre ultimatum: en cas de refus de capituler, toutes les tourelles sauteraient.

    De la troisième entrevue avec le chef de régiment, la vieille femme revint un sourire aux lèvres. Son gendre ne demandait que la permission d’emmener avec lui deux soldats de la garde.

    J’y consentis. Aussitôt le chef du régiment mandchou fit s’aligner ses hommes, les désarma et fit réunir leurs armes, puis il se précipita hors de la ville par la porte Nord, en compagnie de deux soldats. Nous étions enfin en possession de toutes ces armes.

    Je me demande ce qu’il en aurait été pour nous si nous n’avions pas formé à temps notre division. Il n’aurait pu être question d’oser attaquer une grande ville fortifiée comme le chef-lieu du district de Fusong, de remporter par la suite des victoires successives sur le fleuve Amnok et aux alentours du mont Paektu.

    Quant au 2e régiment, contrairement à nos prévisions, il n’a été pour rien dans l’organisation de la nouvelle division ni même dans son développement ultérieur.

    Nous avions prévu de le retrouver au mont Maan, mais il y était absent et n’était venu nous rejoindre que plus de six mois après, lorsque nous nous étions déjà bien installés dans la région du mont Paektu et que déjà notre division avait été définitivement structurée.

    Cela avait été donc trop long, cependant cela n’enlevait rien à notre joie de revoir nos compagnons d’armes de longue date comme O Jung Hup, Kwon Yong Byok, Kim Phyong, de nous trouver ensemble, de manger dans la même marmite. Kang Wi Ryong, le réparateur d’armes, comptait parmi les nouveaux arrivants, sain et sauf. Heureusement, la plaie dans le cœur de Kim Hwak Sil, sa bien-aimée, serait bien pansée.

    J’envoyai chercher Kang Wi Ryong dès le jour de son arrivée.

    «J’ai appris que Kim Hwak Sil est votre femme», lui dis-je.

    Ce grand diable rougit jusqu’aux oreilles, honteux sans doute de révéler qu’ils étaient mariés.

    «Elle n’est pas là, repris-je. Elle est dans l’équipe de couturières au camp secret de l’intendance du côté du mont Heng, à quelques lieues d’ici. Vous irez voir là-bas votre Hwak Sil. Je vous ferai guider par quelqu’un.»

    Après un moment d’hésitation, il sourit confus, disant qu’il pourrait attendre pour voir sa femme.

    «Si j’envoie chercher votre Hwak Sil, vous serez longs à vous retrouver. Mieux vaut que vous vous rendiez vous-même là-bas.

    – Ce n’est pas la peine. Nous pouvons attendre.»

    Cette mollesse apparente de Kang me navrait.

    «Si vous pouvez patienter, je ne peux cependant pas, moi, avoir le cœur léger quand Hwak Sil se tourmente à cause de vous. C’est donc formel: vous filez séance tenante.»

    Mon interlocuteur resta encore la tête baissée, puis leva sur moi des yeux mouillés et dit: «Vous voulez que j’ose aller retrouver ma femme avant même que je sois incorporé dans une unité? J’ai pris les armes pour accomplir la révolution, il faut donc que je pense avant tout à cette entreprise. Je resterai.»

    Il fallait qu’il ait un prétexte pertinent pour se mettre en route.

    «Je voudrais vous assigner une mission, repris-je. Les femmes venues avec le 2e régiment, vous les emmènerez auprès de l’équipe de couturières, et vous confectionnerez des uniformes d’hiver. Vous ne serez pas de retour avant d’avoir terminé sous peine d’une sanction.»

    Kang cessa alors de se justifier et accepta de partir.

    Deux époux, longtemps séparés par les gauchistes chauvins, allaient se retrouver, et ces retrouvailles ne pouvaient manquer d’effusion, de joie, d’attendrissement.

    L’incendie des documents du Minsaengdan au mont Maan avait ainsi marqué la formation d’hommes nouveaux et la constitution d’une nouvelle division. Ce n’était pas tout. Grâce à cet événement, l’amour était né ou avait ressuscité. En faisant confiance aux uns et aux autres, nous avions en quelque sorte gagné l’univers.

    C’est grâce à cette confiance que le dévouement absolu au noyau dirigeant s’est généralisé dans les rangs de la révolution coréenne, que l’authentique union idéologique et morale autour de ce noyau s’est resserrée au cours des combats livrés.

    L’esprit de cohésion s’est ancré fermement dans le cœur des communistes coréens lors de la naissance de la troupe principale de l’Armée révolutionnaire populaire coréenne, et ce à la faveur de la confiance, de l’amour et de la sollicitude témoignés aux uns et aux autres.

    Les cent et quelques inculpés du mont Maan resteront fidèles à la révolution jusqu’au dernier moment de leur vie, ils feront preuve devant l’époque et l’histoire d’une conscience pure et sans tache et d’un fervent amour pour la patrie.

    Ils écriront des pages impérissables dans l’histoire de la révolution de libération de la patrie.

    

    

    

    2. 20 yuans

    

    

    Alors qu’au camp secret ouest du mont Maan, les gauchistes feuilletaient les documents relatifs aux prétendus affiliés au Minsaengdan, des dizaines d’enfants gémissaient, malades, mal nourris et mal vêtus, au camp secret est de ce mont, dans une forêt ombreuse où le printemps tardait à provoquer le dégel. La plupart d’entre eux étaient orphelins; ils avaient enduré toutes les peines du monde à l’égal des grandes personnes à Chechangzi, dernier bastion de la révolution dans la région de Jiandao; après la dissolution de cette zone de guérilla, ils étaient venus, en passant par le mont Neidaoshan, au camp secret de l’intendance en Mandchourie du Sud, relativement moins surveillé par l’ennemi, en suivant des troupes de l’armée révolutionnaire populaire en route vers l’ouest qui leur offraient leur protection. Parmi eux, on trouvait des membres du Corps des enfants venus de la région de Yanji.

    Il était admirable que la dissolution des zones de guérilla ne les ait pas poussés à se disperser dans les arrières ennemis pour devenir des mendiants, des pickpockets ou des vagabonds; ils avaient eu au contraire l’idée de gagner ce trou perdu de Fusong, malgré les centaines de lieues qu’ils avaient dû parcourir.

    Mais hélas! loin de bénéficier de la protection des communistes, ils ne cessaient de pleurer, souffrant de la faim et du froid, à notre surprise, au camp secret de l’intendance de l’armée révolutionnaire populaire. Etait-ce possible? Les responsables chargés d’eux étaient-ils devenus comme des parâtres ou des marâtres pour les maltraiter? Ou bien les enfants étaient-ils gâtés au point d’aimer pleurer pour des riens?

    Non.

    J’écartai moi-même ces hypothèses.

    Que signifiaient alors les larmes qu’ils versaient? N’était-ce pas le signal que leurs souffrances, le froid et la faim, avaient atteint leur limite? Cependant, ils en avaient déjà fait l’expérience dans les zones de guérilla. Ce n’étaient pas des enfants de familles riches, qui fondent en larmes à la moindre contrariété. Le froid et la faim ne pouvaient pas les attrister ni les effrayer particulièrement, car c’étaient des enfants qui avaient perdu leurs parents et leurs frères et sœurs dès l’âge tendre.

    Pourtant, au camp secret du mont Maan, des dizaines d’enfants vivaient dans les pleurs. Un jour que la réunion pour la formation de la nouvelle division touchait à sa fin, Pak Yong Sun me glissa un billet. On y lisait:

    «Général, ne pourriez-vous pas, après la réunion, aller voir les membres du Corps des enfants au mont Maan? Ils sont dans une situation lamentable. Après que vous aurez organisé la nouvelle division, je vous prie d’aller avec moi les voir au camp secret du mont Maan. Ils vous attendent avec impatience.»

    Lorsque je fus arrivé au camp secret du mont Maan, Kim Jong Suk me fit un rapport circonstancié sur la situation dramatique des enfants. Nombreux étaient parmi eux les membres du Corps des enfants dont elle s’était occupée auparavant. Dès l’époque de son activité à Fuyandong, elle avait travaillé souvent comme monitrice de cette organisation; les enfants de la zone de guérilla l’adoraient.

    Kim Jong Suk vouait un amour tendre aux enfants. Depuis l’époque de la famine dans la zone de guérilla de Chechangzi, les enfants étaient très liés à elle. Elle était alors dans l’équipe de cuisinières de la direction militaire. Le soir, des enfants torturés par la faim venaient lui demander de quoi manger ou se faufiler dans la cuisine pour fouiller le garde-manger et les pots à riz. Kim Jong Suk leur donnait alors ce qu’elle avait mis de côté, ou du gratin de riz, du songgitok (pâte alimentaire préparée avec de la farine de céréale et de l’aubier de pin – NDLR). Ayant pitié d’eux, elle sautait un des trois repas de la journée et gardait, à l’insu de ses camarades, sa part pour la donner à ces enfants.

    Les membres du Corps des enfants qui avaient tant souffert à Chechangzi n’auraient jamais pu oublier sa bonté. Lorsque, par la suite, ils s’étaient installés à Neidaoshan, avec les partisans, Kim Jong Suk avait été chargée du Corps des enfants. Elle pleurait en me parlant de la situation des enfants au mont Maan, et je pouvais comprendre son sentiment.

    Voir des dizaines d’orphelins confiés à la protection des communistes vivre cependant dans la désolation au camp secret de l’intendance de l’armée révolutionnaire, pourtant loin du feu de la guerre, était une chose grave qui ne devait pas passer inaperçue. J’avais les nerfs tendus. Qu’est-ce qui tracassait tant ces enfants qui désiraient ardemment me voir?

    Les larmes des enfants expriment leur amour de la justice. Quand une force viole et foule aux pieds la justice, ils pleurent, sans pouvoir calmer leur colère. Leurs pleurs sont un réquisitoire contre ceux qui les outragent et les briment. Ils tiennent lieu de protestations et d’accusations contre les injustices qui leur sont faites, ils reflètent leur amour-propre blessé et leurs droits bafoués. En pleurant, les enfants crient leur malheur et demandent du secours. En pleurant, ils expriment une supplication ardente à ceux qui les aiment. Si leurs pleurs vous intriguent et vous serrent le cœur, c’est qu’il est dans la nature de l’homme de les aimer et de prendre soin d’eux.

    Quant aux membres du Corps des enfants établis au mont Maan, ils étaient tous des biens précieux, enfants que nos compagnons d’armes martyrs avaient laissés derrière eux. Avant de rendre leur dernier souffle, ils nous avaient confié l’avenir de leurs enfants et demandé de les former en révolutionnaires, comme ils auraient voulu le faire. Nos deux épaules, selon notre conscience, étaient chargées de la tâche sublime de former ces petits malheureux, d’en faire les meilleurs défenseurs de la justice au monde.

    Mon inquiétude au sujet de leur sort n’exprimait pas une simple compassion ni un sentimentalisme petit-bourgeois. Mais plutôt le droit et le devoir dont m’avaient investi leurs parents en quittant ce monde. Et même si leurs parents avaient été en vie, nous n’eussions pas été indifférents aux larmes de ces enfants. Car l’humanitarisme est le propre des communistes.

    Considérer le fils de son compagnon d’armes comme son propre fils et, inversement, considérer son fils comme celui de son compagnon d’armes, c’est là le rapport humain qu’ils préconisent. Quand votre camarade est malade ou a faim, vous devez vous sentir malade ou sentir avoir faim, c’est là la morale qui fait des communistes, les meilleurs êtres humains au monde.

    Le président d’une coopérative de pêche nageait vers la rive, sa fille repêchée dans ses bras, quand il découvrit celle d’un pêcheur de sa coopérative sur le point de se noyer, se débattre désespérément dans l’eau. Le commun des hommes eût pris le temps d’aller déposer sa fille sur terre, puis serait retourné récupérer celle du pêcheur. Cette conduite n’aurait rien de blâmable. Or, le président se hâta de laisser sa fille plonger de nouveau et alla sauver celle du pêcheur. Il nagea ensuite vers sa propre fille qu’il trouva hélas! déjà inanimée. Les villageois accoururent, pleurant de compassion et prononçant des paroles de consolation. Indiquant la fille du pêcheur sauvée, le président leur dit alors, le visage serein:

    «Je ne voudrais pas croire ma fille morte. J’ai cette fille-là, je suis aussi son père.»

    Refuser de se prévaloir d’un acte de noble esprit de sacrifice qu’on a accompli soi-même, acte impensable pour les esprits mesquins et égoïstes, le considérer par contre comme étant un acte ordinaire et se sentir confus d’en être félicité, c’est ce qui fait la grandeur des communistes aussi bien que la vertu de la nation coréenne.

    Initialement, nous avions prévu de faire mouvement directement vers Changbai via Fusong dès la constitution de la nouvelle division. Cependant, la situation malheureuse où nous avions trouvé les enfants au mont Maan nous obligea de nous raviser. Si je ne leur rendais pas visite, je serais certainement rongé de remords à Changbai.

    Après la Conférence de Mihunzhen, je me rendis donc au camp secret est du mont Maan. Mon guide était Pak Yong Sun, responsable de l’atelier de réparation d’armes au mont Maan. Je lui savais gré de bien vouloir m’accompagner.

    C’était une bonne occasion pour moi de connaître à fond la personnalité de Pak Yong Sun. Ce contact allait approfondir notre amitié qui datait de Macun. Si j’ai bonne mémoire, c’était alors la première fois qu’il m’a raconté la longue histoire de sa famille, digne de fournir la matière de tout un cycle de romans.

    Dès les années 1860, ses aïeux avaient été parmi les premiers Coréens à s’installer au village de Jingu, en Chine du Nord-Est; là, ils furent également les premiers à mettre en valeur des terres en friches où ils appliquèrent les méthodes de culture coréennes. Son père aménagea une petite forge. Pak Yong Sun passa son enfance comme assistant de son père dans cette forge, et cette expérience lui permit plus tard de faire parler de lui comme remarquable technicien des armements. Quand venait la morte-saison, son père allait chasser avec son yangpo (fusil vieux modèle – NDLR). A 17 ans, Pak Yong Sun, à son tour, prit goût à la chasse dont il se fit un appoint. Cependant, comme il devait éviter la surveillance de son père pour aller chasser, il ne pouvait s’y donner à cœur joie. Celui-ci avait toujours l’œil sur son yangpo qu’il prêtait volontiers à son fils aîné, mais pas du tout à son deuxième fils, Pak Yong Sun. Pour peu que le garçon s’approchât du fusil et touchât au canon, son père lui jetait un regard en coin, tempêtant: «N’y touche pas!» Toujours est-il que les choses changèrent quand il eut 18 ans: d’un seul coup de feu, il avait abattu un tigre que les vieux chasseurs chevronnés du village avaient raté plusieurs fois.

    Pak Yong Sun rentra chez lui, triomphant, une vibrisse du tigre à la main, véritable permis de chasser qu’il avait obtenu à la sueur de son front. Tout le village afflua chez lui pour admirer ce poil. Bon gré mal gré, son père reconnut le talent de son fils. Dès lors, les vieux chasseurs de Jingu l’appelèrent Pak le Chasseur. Inutile de dire qu’il reçut alors le feu vert pour faire usage du fusil de son père. Depuis lors, jusqu’à ce qu’il commence à militer comme agent clandestin à la mine de charbon de Jilin et à la mine de Baigelazi, il avait abattu avec ce fusil plusieurs centaines de bêtes sauvages.

    A cette histoire de son surnom Pak le Chasseur, il me fut aisé de supposer qu’il aurait tué beaucoup plus de combattants ennemis qu’il n’avait descendu d’animaux s’il avait combattu comme tireur d’élite dans l’armée révolutionnaire populaire au lieu de travailler dans la fabrique d’armes. Or, je fus médusé d’apprendre qu’il était meilleur forgeron que tireur. A la rigueur, on pouvait se passer de lui dans les rangs des combattants, mais pas du tout dans le domaine des armements où on l’admirait comme un maître.

    En partant avec moi, Pak avait mis sur son dos un filet de jonc contenant cinq ou six faisans pris. Cette riche provision me fit revoir en esprit Ri Kwang arrivant dans la vallée de Mingyuegou, un lourd sac de riz sur le dos, surmonté de faisans: souvenir qui me serrait le cœur.

    «Camarade Pak le Chasseur, est-ce que vous chassez toujours? lui demandai-je, montrant du doigt ses faisans.

    – Non, tout cela est si vieux, j’ai cessé de chasser, répondit-il, fronçant les sourcils et relevant son fardeau. J’ai pris ces oiseaux en tendant des collets. Cela me peinait d’avoir les mains vides en allant voir les petits, et j’ai essayé de me pourvoir.

    – Vous aimez beaucoup les enfants, je vois. C’est une bonne chose.

    – Vous dites que je les aime? répliqua-t-il, esquissant un sourire amer. Non, je ne mérite pas cet éloge. Un lâche, voilà ce que je suis.

    – Un lâche!? Que voulez-vous dire?

    – Quelle honte, rien que d’y penser! Je vais tout de même vous dire la vérité. Un jour je suis allé voir les enfants du mont Maan avec une dizaine de lièvres que j’avais pris. A leur vue, les enfants étaient aux anges, et j’en étais heureux. Or, le chef politique de la première division a surgi à l’improviste devant moi, et il s’est mis à gronder en brandissant le poing: qui es-tu? pourquoi es-tu venu rôder ici sans permission? qui t’a demandé de faire l’aumône? est-ce que tu ignores que ces petits vauriens portent un stigmate? Et il m’a chassé comme une mouche.

    – Et quelle a été la suite?

    – Moi, je suis retourné à la fabrique d’armes avec mes lièvres dans le filet.

    – Pourquoi? Vous aviez peur?

    – Oui, j’avais peur, de même que j’étais furieux. J’ai maintenant quelque chose dans le ventre et je peux dire ce que je veux, mais, à l’époque, pensez si c’était possible. Le chef politique pouvait me taxer de contre-révolutionnaire pour avoir voulu apporter du secours à la progéniture d’agents du Minsaengdan, et j’étais alors perdu. Heureusement, le pire ne s’est pas produit. Dès lors, j’ai cessé d’aller voir ces enfants. A ce souvenir, j’ai honte.»

    Pak le Chasseur fit une grimace, en regardant dans le dos Kim Hong Bom, chef politique de la première division, qui nous devançait les pieds enveloppés de bandes de toile.

    «Eh bien, vous avez encore peur? lui demandai-je pour m’assurer.

    – Non, rien ne me fait plus peur. Vous êtes là avec moi, et cela me met du cœur au ventre. Pendant quelques années, on a vécu complètement déprimé à cause de l’affaire du Minsaengdan. Ça me fait grincer des dents de colère d’y penser.

    – Oui, ça a dû être littéralement un cauchemar. Mais vous, vous méritez le respect des enfants, vous qui êtes quand même allé les voir avec un filet de lièvres. Aimer les enfants et compatir avec eux est un sentiment si beau, si noble.»

    A ces mots, le visage de mon interlocuteur se décontracta, et il allongea le pas. J’étais reconnaissant jusqu’aux larmes à ce gars pourtant si sévère, si taciturne et si fier de m’avoir fait de ces confidences attendrissantes qu’on ne peut trouver que dans le journal intime d’une jeune fille éprise de belles lettres. La fermeté et la probité qui perçaient dans ses paroles et ses actes suscitaient en moi une émotion indescriptible.

    Si l’on me demandait quand je me sens le plus heureux, je répondrais ceci:

    «La joie et le bonheur sont courants dans ma vie. C’est que, dans un pays où l’on édifie la vie la plus belle du monde, une vie idéale, je vis toujours dans l’optimisme avec le peuple le plus indépendant politiquement, ayant l’idéologie la plus progressiste et la plus grande perfection morale, un peuple pur et intègre. Tous les instants de ma vie sont remplis de joie et de bonheur.

    «Les moments particulièrement heureux pour moi, c’est quand je suis auprès du peuple, quand je découvre des personnes dignes de servir de modèles à tout le monde, quand je discute avec elles des affaires du pays, de la vie et de l’avenir.

    «C’est aussi lorsque je me trouve entouré d’enfants, de boutons de fleur comme nous les appelons.»

    Voilà ce que signifie le bonheur pour moi, et cette conception traverse toute ma vie.

    C’est sans doute cette perception du bonheur qui a joué lorsque j’ai éprouvé tant de satisfaction en conversant avec Pak Yong Sun. Lui était le modèle de révolutionnaire et d’homme de conscience que j’avais découvert dans la vie. Par la suite, la pratique confirmera sa fidélité aux principes révolutionnaires, son intransigeance à l’égard des injustices et son impartialité.

    Voici une histoire qui remonte à 1959, alors que Pak le Chasseur était en visite en Chine du Nord-Est à la tête d’un groupe d’explorateurs des hauts lieux de la Lutte armée antijaponaise. Un jour d’été, il faisait une chaleur étouffante. La délégation devait passer la nuit dans une pièce d’un modeste et coquet foyer paysan. Les paysans avaient retapissé la chambre et y avaient tendu une nouvelle natte de roseau pour accueillir les hôtes du pays voisin qui suivaient les traces laissées par les aînés révolutionnaires.

    Or, une fois couchés, les membres du groupe furent attaqués par les punaises. Un à un, ils prirent leurs couvertures et sortirent dans la cour pour dormir sur une natte de paille. Une seule personne était restée dans la chambre jusqu’au matin: Pak Yong Sun, le chef du groupe. Les autres crurent que le chef avait d’habitude le sommeil lourd ou avait une peau invulnérable aux insectes.

    Le lendemain matin, Pak rassembla le groupe, puis dit:

    «C’est tout un pays que vous représentez. Et vous dormez à la belle étoile comme des chemineaux sur une natte de paille pour fuir les punaises. Ne vous rendez-vous pas compte que vous méprisez ainsi la bonne volonté des habitants du lieu qui se sont donné tant de peine pour nous loger dans de bonnes conditions? Est-ce que vous n’avez pas assez de patience et de fierté pour surmonter le genre de difficultés que vous avez connues la nuit passée? Désormais quiconque récidivera et compromettra la réputation de notre délégation sera renvoyé si le cas est grave.»

    Les membres de son groupe comprirent pourquoi cet ancien partisan intrépide et taciturne était resté dans la chambre, bien que harcelé toute la nuit par les bestioles. Plus tard, cette anecdote me sera transmise par eux.

    A peine fûmes-nous arrivés au camp secret du mont Maan que les enfants sortirent précipitamment de leur cabane aux cris de «cher Général», cris qui roulèrent comme des perles sur la voûte céleste. Sur le coup, l’émotion m’emporta corps et âme, je hâtai le pas vers eux. Les voilà, ces petits qui nous avaient tant attendus, qui, en suivant les troupes de l’armée révolutionnaire, avaient franchi des montagnes abruptes et des forêts enneigées, avaient parcouru un chemin si épineux et si ardu dans l’espoir de venger leurs parents et leurs frères et sœurs morts rossés, percés et brûlés par l’ennemi! Eux qui, injustement accusés d’être liés au Minsaengdan, passaient tout l’hiver dans cette vallée désolée hostile, un camp de prisonniers sans barbelés!

    Les chauvinistes et les gauchistes, accoutumés à mettre leurs «principes» et leur «esprit de classe» ultra-révolutionnaires au-dessus des intérêts du peuple, à outrager et à maltraiter les masses, avaient délaissé ces enfants, les déclarant fardeau pour l’armée révolutionnaire. La proximité de ces enfants, disaient-ils, risquait de faire repérer leur camp, et ils s’étaient taillé spécialement un petit château à l’abri au fond de la forêt pour y vivre à part. Il était strictement défendu aux enfants de s’approcher de cette forêt. En plein hiver, ils grelottaient de froid et n’avaient à manger que des racines d’herbe macérées; cependant ces gens ne se souciaient pas de leur offrir un seul kilo de céréales ou un seul vêtement.

    Tous ceux qui jetaient un regard de sympathie aux enfants, appliquaient de l’emplâtre ou des pansements à leurs blessures, soufflaient sur leurs mains et leurs joues gelées pour les réchauffer, leur faisaient des caresses affectueuses, les serraient dans leurs bras en pleurant avec eux, étaient portés sur la liste des agents du Minsaengdan.

    Kim Rak Chon, chef par intérim du régiment indépendant après la mort de Yun Chang Bom et excellent tireur, avait été chargé de conduire les membres du Corps des enfants au mont Maan. Pris de pitié pour ces enfants déguenillés, il avait fait, en cours de route, confectionner des vêtements pour eux avec le tissu que gardait l’intendance du régiment. Le visage baigné de larmes, les enfants s’étaient répandus en remerciements. Mais hélas! cette bonté avait coûté la vie à Kim Rak Chon, inculpé d’appartenir au Minsaengdan. C’était à se frapper la poitrine de chagrin. Là, la compassion manifestée à l’égard des enfants passait pour un crime, tandis que les rudoiements à leur endroit étaient appréciés comme un mérite. Aucun parfum d’humanité ni de morale communiste. Les yeux baignés de larmes de ces jeunes êtres qui affluaient vers moi, les poings serrés, dénonçaient à l’évidence les crimes commis par ceux qui avaient jeté par la fenêtre leur humanité aussi bien que la morale élémentaire.

    Soudain, dans cette ribambelle d’enfants courant à ma rencontre presque hors d’haleine, un mouvement d’hésitation se dessina: un garçon, celui qui était le plus grand, à la tête du groupe, resta cloué au milieu de la clairière, arrêté par on ne sait quel obstacle. Les autres s’arrêtèrent aussi comme s’ils eussent buté contre un rocher. Ils jetèrent des regards furtifs de mon côté. Sans perdre de vue cette bande hésitante, je demandai à Pak Yong Sun à voix basse:

    «Camarade Pak le Chasseur, qu’est-ce qu’ils ont?

    – Ils ont honte de vous approcher. Regardez comme ils sont vêtus.»

    Mes yeux se fixèrent sur leur tenue. Ils étaient presque nus. Leurs vêtements, brûlés, déchirés, élimés, n’étaient que lambeaux, que chiffons. Leur visage était pâle comme un linge, après ces plusieurs mois de combat qu’ils avaient dû livrer contre la faim qui menaçait leur vie.

    A l’aspect affreux de ces petits sinistrés, je revis soudain en esprit mon frère cadet Yong Ju dont je m’étais séparé à Xiaoshahe pour la dernière fois. Il avait l’âge de ces enfants. Comme il avait ravalé ses larmes, à côté de Chol Ju, au milieu d’une roseraie qui atteignait sa hanche, en me disant adieu! J’avais alors confié mes frères aux soins d’un voisin sans liens de parenté proches ou lointains, et, pendant ces quatre longues années, je ne leur avais même pas écrit. Je me reprochai mon indifférence, mon manque de sollicitude. Au printemps 1936, je rencontrerai au camp secret de Donggang Kim Hye Sun qui me donnera de brèves nouvelles de Yong Ju: celui-ci militait dans le Corps des enfants à Antu, lorsqu’au printemps ou bien à l’été 1935, il était allé à Chechangzi à la tête de la troupe artistique des enfants pour s’y produire pendant quelques jours. Cette femme avait alors préparé leurs repas.

    Elle me parlera du charme particulier du chant interprété par mon frère et récitera par cœur les paroles de ce chant qui n’était rien d’autre que celui qui avait passionné les membres de l’Union Saenal des enfants et de l’Union Paeksan de la jeunesse alors que j’animais la troupe artistique à Fusong.

    En voici le texte:

    

    Chers frères, chères sœurs,

    Faites attention à vos côtes,

    Les côtes cassées par le rire

    Ni Huatuo ni Pianque ne pourront les réparer

    E-hae-ra, jouons et sautons

    Au gré de la joie, nos épaules sautillent.

    

    Huatuo et Pianque sont des médecins renommés de l’antiquité chinoise.

    Ces nouvelles données par Kim Hye Sun me soulageront beaucoup. Ce sera donc après que j’aurai vu les enfants du mont Maan, et j’ignorais encore tout de mon frère cadet. Scrutant les yeux mélancoliques des enfants qui se tenaient là, cloués sur place, en troupeau, comme les feuilles mortes de l’automne tardif rassemblées par le vent, je pensai: «Mon cher Yong Ju, ne souffres-tu pas de la faim et du froid comme ces enfants-là? Affamé et en guenilles comme eux, ne soupires-tu pas après moi, ce frère au cœur insensible?»

    Et dire qu’on se permettait d’appliquer l’étiquette du Minsaengdan à ces enfants qui avaient choisi de venir jusque dans ce coin perdu pour suivre la révolution! Ceux qui en avaient la charge, ces gens si cruels, si détestables, étaient-ils vraiment incapables de juger que ces petits ne pouvaient avoir aucun lien avec le Minsaengdan? Ne pouvaient-ils faire preuve d’un minimum de charité et de compassion pour s’intéresser à leur sort et prendre soin d’eux? Comment, ayant juré de risquer leur vie pour la cause de la libération de l’humanité, pouvaient-ils à ce point délaisser ces êtres humains à l’âge où ils sont les plus fragiles, où ils ont besoin de protection?

    Pang Jong Hwan, écrivain et célèbre pionnier du mouvement pour les enfants dans notre pays, a créé le mot coréen orini (enfant – NDLR) et instauré la «Journée de l’Enfant», la fête des enfants. Dans son article: la Promesse de la Journée de l’Enfant, il lance un appel au monde:

    «... Je vous en prie, traitez les enfants mieux que les grandes personnes.

    «Si les grandes personnes sont des racines, les enfants sont des germes. Si les racines se prévalent de leur importance et ne tiennent pas compte des germes, l’arbre finira par périr. Les racines doivent protéger les germes pour que l’arbre croisse (c’est-à-dire pour que la famille prospère)...»

    C’est un passage du texte d’un tract qu’il avait fait imprimer et diffuser le premier mai 1923 à l’occasion de la «Journée de l’Enfant». C’est là le témoignage d’une tendre affection pour les enfants.

    Quand je fréquentais l’Ecole Changdok, M. Kang Ryang Uk, lui aussi, tenait souvent pareil langage devant les parents d’élèves. Je ne sais pas s’il récitait la Promesse de la Journée de l’Enfant ou bien s’il en parlait à sa manière. Quoi qu’il en soit, lorsqu’il conseillait aux parents d’élèves de tenir en estime les enfants, sinon les grandes personnes ne pourraient jouir de respect, j’ai pensé qu’il disait vrai.

    L’appel de l’un et de l’autre à traiter les enfants mieux que les adultes est une expression de la noblesse d’âme de ceux qui font plus de cas des enfants que d’eux-mêmes.

    «Un monde sans enfants est un monde sans soleil!» Voilà une maxime qui évoque bien l’amour pour les enfants.

    Tous les grands hommes entrés dans l’histoire universelle ont aimé tendrement les enfants. Marx était un fidèle ami des enfants et Karl Liebknecht n’est pas le seul à en parler. Marx servait de «cheval» et de «carrosse» à ses enfants chéries et tout le monde aime raconter cette anecdote. Si l’humanité se souvient toujours du Suisse Pestalozzi, c’est qu’il était un illustre pédagogue qui a sacrifié pour les enfants toute sa fortune et toute sa vie.

    Tous les grands hommes en Orient et en Occident dont l’humanité garde la mémoire étaient sans exception des amis, des maîtres pour les enfants et leurs véritables parents: ils considéraient l’amour envers eux comme la plus grande des vertus.

    Comment alors les maîtres du mont Maan, ces gens qui n’étaient ni nobles ni bourgeois, qui se disaient communistes, parlant à tout bout de champ d’humanité et psalmodiant des phrases sur l’affranchissement de l’humanité, avaient-ils pu précipiter les enfants dans un tel abîme?

    J’étais fou de rage. Cela me faisait horreur de voir piétiner l’âme pure de ces enfants pour qui la révolution valait plus que leur propre vie. Comme d’autres, je les connaissais bien. Mieux que quiconque, je savais comment ils avaient supporté la famine avec les adultes à Chechangzi, comment ils avaient peiné à Neidaoshan pour apporter des boules de riz cuit aux troupes de l’armée révolutionnaire et comment ils avaient monté la garde jour et nuit pour elles. Chacun des moments qui avaient marqué leur vie restait gravé dans mon esprit.

    Voyons le cas de Ri O Song, âgé de 9 ans, originaire de Baicaocou, qui, blotti contre de grands garçons, grelottait de froid comme un poussin mouillé en cachant ses genoux sous ses mains gelées. Son passé suffirait à donner une idée des difficultés qu’avaient traversées les enfants du mont Maan. Il avait déjà été témoin à Chechangzi d’une famine meurtrière. Comme les autres enfants, pour tromper la faim, il avait mangé des grenouilles en hibernation ou avait battu les champs ensemencés pour en retirer les graines.

    Son père était mort de faim à Chechangzi. Le garçon avait rapporté des épis d’orge du champ et les avait égrenés, mais le grain qu’il en avait tiré – moins d’une poignée – n’avait pu sauver son père.

    Lui et sa sœur cadette survivaient avec des racines d’herbe et de l’aubier quand ils quittèrent Chechangzi en suivant les combattants de l’armée révolutionnaire populaire qui allaient à Neidaoshan. Cependant, comme il était le beau-frère de Kim Rak Chon, on le soupçonnait d’être lié au Minsaengdan.

    Les 14 membres du Corps des enfants, conduits par Son Myong Jik, avaient démontré sans réserve, sur le chemin long de dizaines de lieues menant à Neidaoshan, leur fermeté et leur fidélité à la révolution qu’ils n’avaient cessé de raffermir à travers leur vie militante. Devant eux, la neige qui leur arrivait à la hanche et les montagnes abruptes leur barraient la route, tandis que les troupes d’expédition «punitive» les talonnaient.

    Dès le premier jour de la marche, les provisions de bouche s’étaient épuisées. Pour tromper leur faim, ils mâchaient des feuilles de pin ou bien mordaient dans la boule de neige qu’ils tenaient à la main. Parfois, les 14 enfants devaient se partager pour tout repas un morceau de tok (gâteau traditionnel – NDLR) de maïs. C’était tout de même pour eux un jour heureux. Lorsqu’ils devaient coucher à la belle étoile, Son Myong Jik, Ju To Il, Kim Thae Chon et autres aînés enserraient dans leurs bras les petits de moins de dix ans pour les protéger du vent, comme le fait une poule pour ses poussins. Ils somnolaient ainsi quelques instants, puis, chacun à leur tour surveillaient les alentours.

    Son Myong Jik, chef du Corps des enfants, avait alors montré un talent d’organisateur et un art du commandement remarquables. Il s’était distingué dans le cadre du Corps des enfants dès Wangyugou. Pendant un temps, il avait même participé au travail clandestin dans les arrières de l’ennemi sous la direction de Kim Jae Su. S’étant inscrit à une école traditionnelle dès l’âge de sept ans, Son Myong Jik avait assimilé avant d’avoir dix ans les mille caractères idéographiques anciens de base et Myongsimbogam. Vif et intelligent, il était fait pour le travail clandestin. Membre du Corps des enfants, il avait mobilisé cette organisation pour éliminer de son école sept enseignants réactionnaires, le maître de japonais en premier lieu. Cet exploit lui avait valu la confiance des révolutionnaires.

    Il était issu d’une famille de révolutionnaires convaincus qui avait hérité de génération en génération l’amour de la patrie et de la nation. Son grand-père avait combattu comme chef d’une troupe de francs-tireurs avant et après l’«annexion de la Corée par le Japon». Son père, Son Hwa Jun, un révolutionnaire, milita dans la clandestinité sous le masque de responsable de cent foyers. Le cousin de son père, Kim Pong Sok (Son Pong Sok, de son vrai nom), fut mon ordonnance dévouée; malheureusement, il tomba au champ d’honneur quelques heures avant la libération du pays, en combattant dans un petit groupe.

    De quoi pouvaient-ils être coupables, ces enfants qui étaient venus dans cette région de montagne isolée, en soufflant sur leurs mains gelées, déterminés à suivre les troupes de l’armée révolutionnaire, au péril de leur vie, ces petits qui rêvaient de vivre dans une patrie libérée en somnolant recroquevillés, frissonnant sous des feuilles mortes près d’un feu de bivouac, alors que les enfants de familles riches se voyaient offrir des plats somptueux sur une table de luxe incrustée de nacre? Pourquoi refuser même de donner des vêtements ordinaires de coton et de la bouillie de soja à ces êtres fragiles et chers quand ils mériteraient d’être vêtus et nourris comme des princes?

    M’approchant des enfants, les bras ouverts, je leur criai:

    «Les enfants, n’ayez pas honte. Vous n’êtes pas coupables de porter des haillons. Allez, venez!»

    A l’instant, plusieurs dizaines d’enfants m’entourèrent, fondant en sanglots.

    J’entrai avec eux dans le campement.

    Quatre ou cinq enfants malades depuis quelques jours étaient couchés dans un coin, en boule, sans couverture. Je demandai quelle était leur maladie, mais les enfants restaient muets. Une réponse vague vint des partisans qui gardaient le camp secret: une maladie étrange, incurable. Pak le Chasseur était le seul à savoir qu’il s’agissait d’une souffrance morale. Mais comment pouvaient-ils appeler le mal dont souffraient ces petits accusés d’appartenir au Minsaengdan sans aucun fondement.

    J’ordonnai à mon ordonnance de retirer de son sac mon unique couverture, butin de l’attaque d’un convoi militaire japonais à Wangqing. J’espérais avoir le cœur un peu plus léger en l’offrant aux enfants malades. Les partisans s’aperçurent de mon intention et s’empressèrent de retirer leurs couvertures. Je les retins et dis:

    «Camarades, laissez tomber, je n’en ai pas besoin. Cent couvertures de laine ne suffiraient pas pour me chauffer le cœur quand ces enfants malades grelottent de froid. Si vous pensez à moi, je vous prie de soigner d’abord ces enfants.»

    Les membres de l’intendance du camp secret baissèrent la tête.

    Je continuai d’une voix éraillée:

    «Aujourd’hui, je suis amené à réfléchir de nouveau sur ce que les révolutionnaires doivent apprécier. Dans quel but avons-nous entrepris la révolution et pour quelle raison la poursuivons-nous malgré toutes les difficultés rencontrées? Nous nous sommes engagés dans la révolution, non pas par désir de tout détruire, mais par amour de l’homme. Nous avons hissé l’étendard contre ce monde maudit pour libérer les hommes de toutes les injustices et de tous les maux, défendre ce qui est humain et préserver tous les biens et toutes les beautés créés par l’humanité. Si nous avions manqué de compassion pour la classe des maltraités, de solidarité avec les compatriotes gémissant dans les affres de la colonisation, si nous avions manqué d’amour pour nos parents, nos femmes et nos enfants accablés par la misère et l’absence de droits, nous n’aurions pu tenir bon un seul jour, nous aurions fini par nous en aller retrouver nos bonnes maisons douillettes.

    «Nous sommes communistes. Comment avez-vous accepté de délaisser les enfants? Sans aucun doute, l’amour de l’homme qui vous animait lorsque vous vous êtes engagés dans la révolution a commencé à perdre de sa chaleur. C’est ce qui m’inquiète au plus haut point.

    «Notre révolution est une entreprise pour les nouvelles générations. De quel droit pouvons-nous nous dire révolutionnaires et communistes quand ces enfants sont mal nourris, mal vêtus?

    «Les enfants sont la fleur de notre classe, de notre nation et de l’humanité. La soigner est un devoir sublime des communistes. L’avenir de la révolution dépend de la formation des nouvelles générations. L’œuvre révolutionnaire se parachève à travers plusieurs générations. Aujourd’hui, nous sommes responsables de la révolution, mais, demain, ce seront ces enfants. Par conséquent, pour rester fidèles à la révolution coréenne jusqu’à la dernière extrémité, nous devons assumer la tâche de former solidement ceux qui doivent prendre notre relève. Du reste, nos compagnons d’armes ont laissé ces enfants derrière eux. Nos obligations envers eux sont une autre raison qui nous amène à chérir ces enfants et à en prendre soin.

    «Si l’on tournait le dos aux enfants de peur de s’attirer les persécutions de ses supérieurs, comment pourrait-on braver le canon braqué sur soi? Craignant de vous compromettre, vous êtes devenus sans le vouloir des lâches qui ferment les yeux sur le malheur des êtres humains. Camarades, réfléchissez! Est-ce la conduite qui sied aux communistes avec leur détermination de transformer le monde?

    «Maltraiter les nouvelles générations, c’est se maltraiter soi-même. Si nous les délaissons et les négligeons quand ils sont en difficulté, soucieux uniquement de notre sort, plus tard, quand ils seront grands, ils ne voudront pas nous respecter. Du soin que nous prenons des enfants dépendront l’éclat des regards qu’ils fixeront sur nous et l’aspect de la patrie qu’ils auront édifiée, dans des dizaines d’années. Plus nous chérissons actuellement les enfants, plus notre patrie future sera puissante, civilisée et belle.

    «Camarades, l’amour des enfants équivaut à l’espoir en l’avenir. Ces enfants feront de notre patrie un véritable jardin de fleurs. Entourons-les de sollicitude et prenons soin d’eux au nom de l’avenir de la patrie et de l’humanité!»

    Voilà en substance ce que j’ai dit alors.

    C’est là ce que je pensais des enfants, et, maintenant que mes 80 ans ont sonné, je m’en tiens toujours à ce point de vue. Aujourd’hui encore, je conçois une joie et un bonheur suprêmes à chérir les enfants et à m’en occuper.

    Quelle joie de vivre pourrions-nous éprouver s’il n’y avait pas les enfants? Il y a lieu de rappeler que j’ai mis à l’ordre du jour de la première réunion du Comité populaire provisoire de Corée du Nord la production de crayons et que je fête chaque jour de l’An avec les enfants. Cela témoigne de mon attitude à l’égard des nouvelles générations. Au reste, mon attachement aux jeunes générations s’exprime dans mon respect et mon affection pour ceux qui sont chargés de leur éducation.

    Parmi les ministres du premier gouvernement de notre République figurait Ri Pyong Nam, ministre de la Santé. Docteur en pédiatrie renommé à la conscience patriotique, il avait exercé pendant longtemps dès avant la Libération. Il était venu de Séoul à Pyongyang pour participer à la Conférence conjointe d’Avril du Nord et du Sud, lorsque je lui ai demandé de travailler comme ministre de la Santé dans le premier gouvernement de notre République. Il a accepté. Son trait le plus saillant est qu’il adorait les enfants.

    Ce pédiatre portait toujours dans sa poche une clochette qui lui servait à calmer les petits en pleurs. Dès qu’il l’agitait les petits malades cessaient de pleurer et se laissaient examiner. Par ailleurs, il mimait avec l’art d’un clown et racontait des blagues à crever de rire, si bien que les enfants étaient fascinés, et, pendant ce laps de temps, il les avait déjà soignés. Grâce à cette habileté, il était respecté des enfants, dont il devenait un bon ami.

    Ma fille Kyong Hui qui avait attrapé la rougeole souffrait beaucoup, les boutons tardant à apparaître. Vint s’y ajouter une pneumonie, par manque de précaution contre le froid. En pleurant sans cesse, elle appelait sa mère. Voyant sa sœur cadette en proie à la douleur, Kim Jong Il disait pour la raisonner: «Kyong Hui, n’appelle pas maman devant papa!» Ce spectacle inquiétait les pédiatres de l’Hôpital gouvernemental qui ne savaient que faire. C’est alors que le ministre de la Santé Ri Pyong Nam vint visiter l’enfant malade.

    Avant même de sortir son stéthoscope, Ri Pyong Nam examina soigneusement la patiente. Puis, il établit que la pneumonie avait précédé la rougeole. Selon son ordonnance, les pédiatres qui l’accompagnaient se hâtèrent d’insuffler de l’oxygène à la malade.

    Le lendemain, l’enfant, tombée dans le coma entre-temps, éclata en sanglots et reprit connaissance. Les boutons commencèrent alors à faire leur apparition.

    Je ne pus me retenir de demander à Ri Pyong Nam:

    «Monsieur Ri, dites-moi, s’il vous plaît, pourquoi pleure-t-elle?

    – C’est bon signe qu’elle pleure. Quand les enfants sont en convalescence, ils éclatent en sanglots. Je pense que dans trois jours votre fille sera complètement guérie.»

    Ri Pyong Nam délia sa montre de poche au cadre et à la chaîne d’or, à laquelle pendait un morceau d’ambre. Il avait l’habitude de s’en servir aussi bien que de sa clochette pour apaiser les enfants malades. Il l’agita devant le nez de l’enfant. Ma fille cessa ses pleurs et esquissa un sourire. Trois jours après, elle était tout à fait rétablie.

    L’adresse et l’assurance du ministre de la Santé forçaient mon admiration.

    «C’est miraculeux. Ce que vous dites d’avance s’avère exact. Monsieur Ri, vous êtes un ami des enfants et un psychologue de l’enfant plutôt qu’un médecin. Les pédiatres devraient donc aimer les enfants avec plus d’ardeur que personne, n’est-ce pas?

    – Mais oui. Gare à ceux qui osent mettre le stéthoscope sur la poitrine des enfants sans les aimer.»

    A l’automne 1950, je le revis à Kosanjin. Tout était resté identique en lui sauf sa montre de poche. A la place de l’ancienne splendide, il portait maintenant sur lui une autre, sans chaîne et d’aspect minable. Je m’enquis de son ancienne montre qu’il avait utilisée pour consoler Kyong Hui: il en avait fait don à l’Etat pour contribuer à l’équipement de l’armée. Le dévouement patriotique et la loyauté d’homme de conscience qu’il exprimait par sa volonté de tout faire pour gagner la guerre me touchèrent profondément. Plus tard, je lui offris une montre-bracelet pour remplacer sa montre de poche, miteuse.

    Ce petit détail était instructif: les vrais patriotes aiment sincèrement les enfants et les êtres humains en général. L’amour pour la génération montante est l’amour le plus dévoué et le plus désintéressé qu’on puisse nourrir, c’est l’hymne le plus pur et le plus beau dédié à l’humanité. Les communistes sont là pour créer et chanter cet hymne.

    S’il s’était trouvé au mont Maan un seul ami des enfants comme Ri Pyong Nam, les membres du Corps des enfants n’auraient pas été éprouvés aussi durement.

    Il me vint alors à l’esprit que c’était le moment de dépenser les 20 yuans que ma mère m’avait laissés comme legs au moment de sa mort, me conseillant d’y avoir recours lorsque ce serait absolument nécessaire pour surmonter l’obstacle rencontré. C’était une somme d’argent ramassée par elle sou par sou, en travaillant à saigner des doigts.

    Enfant, j’ignorais ce qu’était l’argent. Mon père n’avait jamais donné d’argent à ses enfants. Confiant à ma mère l’achat de mes cahiers et de mes crayons, il me défendait d’aller au magasin et au marché. Quand on est séduit par l’argent dès son enfance, on devient à la longue avare et bon à rien; l’on ne pense alors ni à la patrie ni à la nation, voilà quelle était l’opinion de mon père.

    Un jour, mon père, pourtant malade, me proposa d’aller en ville avec lui. Evénement sans précédent depuis son alitement. Auparavant, il s’était fait accompagner de temps en temps par moi pour que je lui serve d’interprète en chinois.

    Comme il voulait sortir malgré sa maladie, il devait avoir quelque chose d’important à faire. Qui veut-il voir aujourd’hui? Me disais-je à part moi et je le soutins par le bras pour l’aider à se lever.

    Or, lorsque nous fûmes descendus dans la rue, je me rendis compte que c’était le jour de mon anniversaire. Mon père étant alité, je n’avais pas eu le loisir de penser à mon anniversaire.

    Nous avions fait un tour dans la ville, lorsqu’il entra inopinément dans un magasin en me tenant par la main. Cela dépassait mon attente. Je regardais vaguement la devanture, en m’interrogeant sur l’intention de mon père, quand il m’invita à choisir une montre de poche à mon goût. Un grand choix de montres de poche y étaient étalées, dont certaines portaient l’effigie de Sun Yat-sen.

    J’en choisis une sans effigie de Sun Yat-sen. Mon père la paya 3 yuans et 5 maos, puis me dit d’une voix grave:

    «Il est temps que tu portes une montre. Ceux qui sont engagés dans la lutte pour libérer le pays ont deux choses à priser: les camarades et le temps. Je t’achète cette montre comme cadeau d’anniversaire pour que tu fasses grand cas du temps. Garde-la bien!»

    Je compris alors que je devais maintenant me considérer comme un adulte.

    J’avais l’impression d’avoir entendu ses dernières volontés. En effet, mon père semblait avoir dès lors pressenti la fin de ses jours. Ayant ce pressentiment, il m’avait légué sous la forme d’une montre l’œuvre d’indépendance nationale à laquelle il avait consacré toute sa vie. C’était une sorte de cérémonie de baptême de l’adulte.

    Mon père devait rendre son dernier souffle moins de deux mois après. Plus tard, portant cette montre, je fréquentais l’Ecole Hwasong et j’organisais avec des camarades l’Union pour abattre l’impérialisme. A l’époque de la guerre de partisans, je me réglais sur cette montre pour m’organiser chaque jour, pour fixer l’heure des attaques et l’heure des rendez-vous.

    C’est aux environs de la bataille de Pochonbo que j’ai remplacé cette montre par une montre-bracelet. C’était sur la demande de mes compagnons d’armes qui trouvaient ma montre de poche trop usée pour ma dignité de commandant. Ainsi j’ai donné à un camarade la montre que je portais depuis dix ans, et j’ai mis une montre-bracelet.

    Comme on le voit, mon père a eu soin que j’ignore ce qu’est l’argent jusqu’au moment où j’ai pris le chemin de la lutte révolutionnaire.

    Si j’ai eu tout de même l’occasion de faire personnellement des achats, ce fut uniquement à l’époque de mes études à Jilin.

    Le lecteur comprendra donc sans peine que j’ai été plutôt incité à l’indifférence à l’égard de l’argent. Si l’on se laisse attirer par l’argent et les biens, on en arrivera à faire fi du parti, du leader, de la patrie et du peuple, voire de ses parents, de sa femme ou de son mari et de ses enfants, bref, on deviendra un déchet de l’humanité. C’est là ce que je veux dire à la postérité en dressant le bilan de mes 80 années de vie mouvementée.

    Ce contrôle rigoureux exercé d’abord par mon père pour mettre en garde ses enfants contre l’attrait de l’argent devint aussitôt une coutume familiale.

    Cependant, sur son lit de mort, ma mère avait été amenée à y contrevenir et à me donner 20 yuans comme héritage.

    Mes mains tremblaient en recevant ces quelques billets qui, à mes yeux, résumaient sa vie de labeur et de souffrances. Cet argent était pour moi comme un talisman. En le portant sur moi, je n’avais eu ni faim ni froid ni peur. Ma mère était ainsi toujours avec moi pour me protéger par tout son corps et toute son âme. J’étais déterminé à ne pas le dépenser pour mon propre compte. Au reste, j’aurais voulu le garder pour toujours comme souvenir de l’amour que ma mère me portait.

    Toutefois, il n’avait pas été facile pour moi de m’en tenir là. Plusieurs fois, j’avais fourré la main dans ma poche, et plusieurs fois je l’en avais péniblement retirée nue. En effet, plus d’une fois, je m’étais trouvé dans des circonstances où j’étais tenté de dépenser l’argent.

    Au moment de me séparer de l’inoubliable vieux Ma qui nous avait sauvés sur le plateau de Luozigou, j’avais essayé de payer sa bonté avec mes 20 yuans. Quoi de plus naturel que de remercier son sauveur! Séjournant pendant près de vingt jours dans sa cabane, nous avions épuisé son stock alimentaire pour toute l’année. Moi, ne pas penser récompenser mon bienfaiteur quand j’ai de l’argent dans ma poche! Le Ciel se mettrait en courroux contre moi! Mais hélas! le vieux Ma était un véritable ermite taoïste: il déclina mon offre. Il me rendit l’argent, disant: «Pour libérer le pays, vous en verrez de plus dures encore que jusqu’ici. Vous aurez alors besoin de cet argent. Il me reste peu de jours à vivre, et je n’ai pas besoin d’argent dans ce coin reculé. Il me suffit pour subsister de prendre au collet des bêtes sauvages.»

    A travers ces péripéties, les fameux 20 yuans étaient restés intacts dans ma poche.

    Ma mère ne pourrait que se réjouir dans sa tombe si elle apprenait que son argent sert à vêtir les membres du Corps des enfants en haillons!

    Mes pensées volaient vers le coteau de la vallée de Tuqidian où elle gisait solitaire, dans une terre froide.

    «Ma mère chérie, fis-je en mon for intérieur, voilà déjà quatre ans que je t’ai quittée avec cet argent. Entre-temps, j’ai traversé des moments difficiles mais j’ai su garder cet argent intact. Je trouve que c’est aujourd’hui le bon moment de le dépenser. Je dois habiller ces pauvres enfants qui n’ont plus aucun parent dans ce monde. De plus grandes difficultés sont à prévoir, cependant j’ai pris sciemment cette décision. Je sollicite ton soutien. Tu sais bien comme j’aime les enfants.»

    J’ordonnai sur le coup à Kim San Ho, commissaire politique du régiment:

    «Allez acheter avec ces 20 yuans du tissu dans la ville de Fusong. Puis confectionnez des vêtements pour les enfants!»

    Fort embarrassé, il reçut l’argent à contrecœur. Valet de ferme chez un propriétaire foncier à Wujiazi, Kim San Ho avait perdu un doigt sous le hache-paille. Dès cette époque-là, il avait milité très souvent avec moi dans l’Union de la jeunesse anti-impérialiste. Par conséquent, il était bien au courant de l’histoire de cet argent.

    «Camarade commandant, je ferai comme vous voulez puisque c’est votre ordre, mais le cœur me serre, je sais trop bien d’où vient cet argent.»

    Il s’en alla aussitôt en ville et acheta sept à huit rouleaux d’un tissu ressemblant à la gabardine et coûtant 1 mao le pied. Il était d’une force herculéenne, mais il n’en avait pas moins failli se tuer en les portant sur son dos, comme il le disait. Malheureusement, sur le chemin du retour, des soldats de troupes de montagnes devenus des brigands lui avaient pris tout le tissu. Ils l’avaient ligoté à un arbre puis s’étaient enfuis. Malgré sa robustesse, il était près de succomber au gel, quand le petit groupe que j’avais expédié le sauva et récupéra le tissu enlevé.

    La quantité du tissu ne suffisait pas pour vêtir les enfants du camp secret. J’écrivis une lettre à Zhang Weihua et renvoyai Kim en ville. Avec l’aide de Zhang Weihua, il obtint beaucoup de tissu. Nous réussîmes ainsi à habiller ces enfants ainsi que les 100 et quelques partisans admis dans la nouvelle division. Avec cela, je sentis mon cœur soulagé.

    A vrai dire, la somme de 20 yuans n’était pas grand-chose. Je n’en ai pas moins éprouvé une satisfaction morale. Tout rentra ainsi dans l’ordre, et nous nous mîmes en route.

    Les enfants, ivres de joie dans leurs vêtements neufs, me supplièrent de les laisser aller avec moi. Malgré l’opposition de plusieurs d’entre nous, j’acceptai volontiers leur demande. Sauf quelques-uns trop jeunes ou malades, les enfants s’engagèrent ainsi sur un chemin épineux et long avec notre troupe qui faisait mouvement vers le Sud. Pour une armée révolutionnaire qui devait se déplacer continuellement pour mener la guerre de guérilla, se faire accompagner par toute une bande d’enfants d’à peine 10 ans ou un peu plus était courir de gros risques. L’histoire de la guerre de guérilla n’avait pas connu de tels exemples et c’était peut-être contraire au bon sens. Mais pourtant, je décidai de les emmener avec nous, mon intention étant de les endurcir dans le feu pour en faire des êtres humains avec une volonté à toute épreuve. Les plus grands obstacles pour eux, c’étaient les troncs d’arbres chablis et les rivières. Raison pour laquelle, avant chaque combat et chaque marche, je répartissais spécialement les tâches entre les partisans pour s’occuper d’eux. Les enfants étaient pour eux comme la prunelle de leurs yeux. Les partisans les prenaient dans leurs bras pour franchir les troncs d’arbres chablis, les prenaient sur leur dos pour traverser les cours d’eau, voire offraient une cible aux balles ennemies pour les protéger.

    Les enfants qui se sont rendus alors avec moi dans la région du mont Paektu s’enrôleront tous, plus tard, dans l’armée révolutionnaire, et la guerre de guérilla acharnée en fera des cadres militaires et politiques compétents. Ri O Song, âgé de neuf ans, trop jeune pour accompagner l’armée, est demeuré un temps au camp secret de Dajinchang mais ne tarda pas à servir d’ordonnance à Sunchangxiang, puis à moi, à Changbai. En mai 1939, alors que notre troupe progressait, sous ma conduite, vers la région de Musan (Corée – NDLR), Ri était âgé d’à peine 12 ans. A telle enseigne que les cours d’eau étaient trop profonds pour lui. C’est pourquoi je devais le porter dans mes bras pour les traverser. Les enfants que j’ai formés alors, comme une poule soigne ses poussins, jouent actuellement un rôle de pivot au sein de notre Parti, de notre Etat et de notre armée.

    Le chagrin qui m’a étreint le cœur au mont Maan à la vue des enfants en haillons était si profond que je décidai alors d’instituer, une fois la patrie libérée, un système selon lequel l’Etat habille gratuitement les enfants. Dès la seconde moitié des années 1950, quand nous étions attelés à la reconstruction du pays ravagé par la guerre, nous nous sommes mis à écrire une histoire nouvelle, celle de la fourniture de vêtements aux enfants par l’Etat. C’est là un prodige dont seuls étaient capables les communistes coréens qui ont vécu le drame du mont Maan. Nous dépensons chaque année des centaines de millions de wons pour habiller les enfants.

    Les étrangers en visite chez nous me demandent souvent: en faisant des dépenses aussi importantes sans être remboursé, l’Etat ne subit-il pas de dommages? chacun peut s’habiller avec le tissu acheté au magasin; pourquoi donc l’Etat se donne-t-il la peine de fournir des uniformes scolaires? avec quoi comble-t-il la perte suscitée par la fourniture gratuite de vêtements?

    Pour toute réponse, je leur raconte comment j’ai retrouvé ces enfants en haillons au mont Maan. Il est naturel que les hommes politiques des pays capitalistes qui n’ont pas entendu les canonnades de notre guerre antijaponaise ne comprennent pas la signification historique de la politique du gouvernement de notre République et cherchent uniquement à en juger du point de vue financier. La «perte» que subit l’Etat en donnant quelque chose au peuple n’est pas une perte. Plus les dépenses pour le bien-être du peuple sont importantes, plus notre Parti éprouve de la joie. Plus notre Etat subit des «pertes» au profit des nouvelles générations, plus il est satisfait.

    Je suis convaincu que la politique communiste caractérisée par l’obligation de l’Etat d’habiller les enfants continuera de s’exercer dans notre pays tant que le régime socialiste subsistera et que les traditions du mont Paektu se perpétueront.

    Les anciens membres du Corps des enfants du mont Maan et les anciens combattants antijaponais ont la joie, comme tous les enfants du pays, de recevoir selon les saisons des vêtements neufs grâce à Kim Jong Il.

    A l’occasion de mon 70e anniversaire, j’ai rencontré Ri O Song et Son Myong Jik qui m’ont fait voir leurs uniformes militaires neufs, cadeaux de Kim Jong Il. D’une voix émue, ils ont alors évoqué les jours passés au mont Maan.

    

    

    

    3. Zhang Weihua, mon compagnon

    d’armes révolutionnaire (1)

    

    

    Comme je l’ai déjà dit, dès que Kim San Ho fut de retour au mont Maan avec ses tissus, je devais le renvoyer au chef-lieu du district de Fusong. Les tissus, qui avaient coûté vingt yuans, ne suffisaient pas pour habiller tous les membres du Corps des enfants. Pour avoir d’autres tissus, il fallait engager un combat. Mais je n’avais pas l’intention de le faire dans cette ville à laquelle j’étais étroitement lié depuis mon enfance. Après le remaniement de l’armée révolutionnaire populaire, grâce à la création d’une nouvelle division, nous étions en train d’accroître sa puissance militaire et politique.

    Si l’on commençait à tirer des coups de feu avant d’avoir terminé cette tâche, nous risquions d’être encerclés par l’ennemi, et nous aurions alors bien du mal à gagner la région du mont Paektu.

    L’unique moyen d’obtenir davantage de tissus était de faire appel à Zhang Weihua. Seul pouvait comprendre la situation difficile où je me trouvais et m’aider à me tirer d’affaire ce fils d’une famille très riche, mon compagnon d’armes révolutionnaire et un des membres les plus actifs de notre organisation, fidèle à l’idéal de résistance antijaponaise pour le salut national.

    Mon ordre de retourner à Fusong stupéfia Kim San Ho, et pour cause. Malgré mon désir de lui accorder un peu de repos, j’étais obligé de le charger d’une nouvelle tâche difficile pour le compte des enfants et des nouvelles unités à former. Kim San Ho était le mieux désigné pour travailler avec Zhang Weihua: alors que celui-ci enseignait à l’Ecole Samsong de Wujiazi, sous le nom de Zhang Yaqing – c’était son surnom d’enfant –, Kim San Ho avait milité dans la section de Wujiazi de l’Union de la jeunesse anti-impérialiste. Il n’y avait pas entre eux de rapports professionnels ni de liens d’amitié, mais ils se connaissaient assez bien pour pouvoir se confier l’un à l’autre.

    «Excusez-moi, camarade San Ho. Chaque fois qu’une tâche difficile s’impose, force m’est de m’adresser à vous. Je me demande bien pourquoi. Vous avez, peut-être, un supérieur un peu inhumain, ne croyez-vous pas?»

    C’est par ces paroles que j’accueillis Kim San Ho, venu recevoir une nouvelle mission. Quand je l’ai fait mander, il se reposait avec ses camarades du petit groupe de partisans qui lui avaient sauvé la vie.

    Après m’avoir regardé quelques secondes avec ses yeux injectés de sang, il lança de sa voix de stentor:

    «Vous essayez d’atermoyer d’une façon indigne d’un commandant. Je veux que vous alliez droit au but. De quelle tâche s’agit-il?»

    Ses paroles me soulagèrent un peu.

    «Voici: vous repartirez demain matin pour Fusong. J’ai décidé de vous envoyer chez Zhang Weihua. Nous sommes dans la nécessité de lui demander son aide. Vous souvenez-vous de ce jeune Chinois qui enseignait à l’école primaire du village de Wujiazi?

    – Le maître Zhang Yaqing? Bien sûr que je m’en souviens. Je crois voir encore le regard timide qu’il jetait à la dérobée par-dessus ses lunettes. Il jouait adroitement de la guitare.

    – Bon. Vous irez voir Zhang Yaqing avec ma lettre de recommandation. Après avoir fait un tour dans la ville pour tâter le terrain, vous vous rendrez chez Zhang Wancheng, rue Xiaonanmen. Celui-ci, père de Zhang Weihua, est un des hommes les plus riches de Fusong.»

    Kim San Ho, la poitrine bombée, me regardait, souriant comme quelqu’un qui allait partir en pique-nique.

    Cet homme, grand et gai, avait le caractère d’un bon cultivateur forçant le respect de ses compagnons. S’il avait une tâche à accomplir, il s’y consacrait ardemment. Sinon, dans l’inaction, il se morfondait. Son visage était, pour ainsi dire, un thermomètre reflétant son changement d’humeur.

    Je consacrai mes heures de l’aube, les plus précieuses de ma journée, à écrire une lettre à Zhang Weihua.

    Quelqu’un (je ne me souviens plus de son nom) avait mis un double fond à un bidon d’huile de soja pour glisser ma lettre dans la cachette. Kim San Ho, tout joyeux, se mit en route, emportant le bidon. Pak Yong Sun avait pris la précaution de lui procurer un habit tout taché d’huile, plus sale que celui des «coolies», pour le déguiser en marchand d’huile de soja et lui permettre ainsi de tromper la vigilance de la police et de l’armée ennemies.

    J’attendais avec impatience les nouvelles de Zhang Weihua. J’ai passé plusieurs nuits blanches à attendre le retour de Kim San Ho, et pendant toutes ces nuits, je ressentais vivement l’absence de Zhang Weihua, toujours présent à mon esprit.

    Comme j’aurais été heureux, si je pouvais me rendre au chef-lieu de district, une vieille serviette autour des hanches, dans un accoutrement de «coolie» comme Kim San Ho, si je pouvais y retrouver Zhang Weihua et me promener avec lui dans la rue Xiaonanmen où était située ma vieille maison, si je pouvais y rencontrer mes anciens maîtres et condisciples de l’Ecole primaire N° 1 de catégorie A et aller me recueillir sur la tombe de mon père, au village de Yandi!

    J’aurais pu jouer mon va-tout si je n’avais pas eu tant de tâches urgentes à remplir et s’il n’y avait pas eu auprès de moi des compagnons d’armes qui me protégeaient comme leur propre frère. Cependant, à Fusong, où je mourais d’envie de courir, trop nombreux étaient ceux qui me connaissaient de vue, puisque j’y avais vécu la plupart de mes années d’études. Et la police et l’armée me tenaient pour une persona non grata. Fusong était aussi un centre du clan militaire, où j’avais été arrêté et emprisonné par les autorités. J’aimais quand même cette ville: mes meilleures années d’enfance s’y étaient écoulées, la tombe de mon père s’y trouvait et mon ami chinois Zhang Weihua y vivait.

    Près d’un des carrefours de Fusong se dressait la distillerie «Dongshaoguo», où Zhang Weihua et moi, nous avions eu des rendez-vous, à la veille de l’expédition en Mandchourie du Sud, en juin 1932. J’ai appris que cette distillerie qui, plus tard devait changer de nom, venait de retrouver son nom d’origine – «Dongshaoguo» –, une fois établi le fait que c’était là que Zhang Weihua et moi avions eu notre historique rendez-vous. J’ai ressenti de nouveau l’affection chaleureuse des gens de Fusong pour moi lorsque Zhang Jinquan m’a apporté, à l’occasion de mon 80e anniversaire, la célèbre liqueur «Dongshaoguo», produit de cette distillerie. Nous nous étions entretenus à plusieurs reprises, avec Zhang Weihua, dans cet établissement.

    Nous avions longtemps parlé de la révolution et de notre avenir. Il m’avait alors appris que sa femme attendait un enfant. C’était son fils Zhang Jinquan, qui habite actuellement à Fusong.

    Zhang Weihua s’était alors émerveillé en voyant notre troupe:

    «Quels solides gaillards tu as sous tes ordres, Song Ju! Une année ne s’est pas encore écoulée depuis notre rencontre dans le train que déjà une armée a vu le jour. Tu as abattu bien du boulot. Bravo! Maintenant, on va s’attaquer à la grande œuvre.»

    Il me comblait d’éloges en montrant son pouce, ce qui me gênait considérablement.

    «Weihua, tu me portes aux nues. Nous n’en sommes pourtant qu’à nos premiers pas. Pour employer une image, nous ne sommes qu’un nouveau-né. Pour lui permettre de venir au monde, les dizaines de fusils que tu nous as donnés ont joué un grand rôle. Tu es, en quelque sorte, une des sages-femmes qui ont apporté une contribution inestimable à la naissance de notre armée.

    – Tu exagères. Je m’en veux d’être devenu inutile et incapable de rien qui vaille. Song Ju, comptes-tu sur moi comme autrefois?

    – Naturellement. J’ai en toi une confiance absolue. Mon affection pour toi restera invariable, même si le fleuve Songhuajiang change de cours.»

    Soudain, Zhang Weihua prit vigoureusement ma main et arrêta sur moi un regard chaleureux.

    «Alors, Song Ju, je te demande de m’admettre dans ta troupe. Je veux combattre contre le Japon, l’arme à la main. Si tu refuses, je ne te laisserai pas quitter Fusong.»

    A cette demande inattendue, je ne pus dissimuler ma joie:

    «Weihua, tu dis vrai?

    – Bien sûr. Depuis ton arrivée à Fusong à la tête de ta troupe, cette pensée ne me quitte plus. Et ma femme a approuvé ma résolution...

    – Et ton père? Consentira-t-il?

    – Que mon père consente ou non, rien n’y changera. Tout dépend de ma volonté. N’as-tu pas dit dans le train: “A quoi bon la famille, alors que le pays va à sa ruine? Il ne faut pas tenir compte de l’humeur de ses parents pour faire la révolution...” Ainsi, Chen Hanzhang, fils d’une famille riche, fait bien la révolution, lui. Je pourrai au moins vous aider par des démarches auprès de l’armée de salut national.

    – J’approuve ton idée de rejoindre l’armée de guérilla. Mais, mon ami, la révolution ne se fait pas sous la seule forme de lutte armée. Tu ferais mieux de rester à Fusong pour mener des activités révolutionnaires clandestines.

    – Comment? Des activités révolutionnaires clandestines? Tu refuses donc de m’admettre dans l’armée de guérilla?

    – Non, ce n’est pas cela. Je voudrais que tu combattes sur un autre front. La lutte révolutionnaire clandestine visant à former les masses et à les organiser constitue un front non moins important que celui de la lutte armée. Si ceux qui combattent sur ce front ne réussissent pas à unir les masses populaires, on ne pourra pas raffermir la base de la lutte armée. Bref, nous voulons former un puissant front révolutionnaire clandestin dans la région de Fusong. J’espère que tu seras le commandant de ce front.»

    Zhang Weihua commença à essuyer lentement ses lunettes, tête basse, découragé:

    «En clair, tu veux m’envoyer en seconde ligne, à l’abri de la grêle des balles ennemies. Tu me crois incapable de supporter les difficultés, parce que, né dans une famille riche, j’ai vécu comme coq en pâte.

    – Bien évidemment, cela entre en ligne de compte. Tu es trop frêle pour supporter la vie de guérilla, car les partisans doivent pouvoir, par exemple, franchir des montagnes escarpées. A parler franc, je m’inquiète de ta constitution physique délicate, et non de ta mentalité. Tu resteras chez toi et tu nous aideras de ton mieux, en gérant un atelier de photo ou en enseignant dans une école, plutôt que de souffrir dans la montagne. D’ailleurs, tu as l’avantage d’être fils d’un homme riche, ce qui te permettra de faire la révolution en détournant les soupçons.»

    Le lendemain encore, je revins à la tâche pour persuader Zhang Weihua de suivre mon conseil.

    Il finit par accepter. Le jour de notre départ de Fusong, en nous raccompagnant, il me confia:

    «A vrai dire, si j’avais décidé de rejoindre l’armée de guérilla, ce n’était pas parce que je répugnais à militer dans la clandestinité, mais parce que je voulais me trouver à tes côtés. Ma vie sans toi, c’est, en quelque sorte, un orchestre sans violon. Tu ne sais pas combien tu me manqueras. Ne m’oublie pas, où que tu ailles! Je n’ai pas d’ami plus proche ni plus cher. Veilles sur toi, je t’en supplie.»

    Il me dit «Bonne route!» en pleurant.

    Ce jour-là, je l’avais admis dans une organisation clandestine des Jeunesses communistes.

    Quatre années s’étaient écoulées depuis. Quatre années, ce n’est pas rien. Mais, pendant tout ce temps, Zhang Weihua resta toujours présent à mon esprit. Je ressentais durement son absence.

    J’attendais donc le retour de Kim San Ho avec impatience.

    Son bidon d’huile de soja au dos, Kim San Ho entra dans la ville de Fusong et, après avoir erré quelque temps dans les rues, en marchandant avec «d’éventuels» clients, il apprit que Zhang Weihua tenait l’«Atelier de photo Xiongdi». Ce n’était un atelier de photo que pour l’enseigne. En réalité, c’était le centre de direction des organisations clandestines de la région de Fusong. Zhang Weihua, tout en gagnant de l’argent, communiquait avec les membres des organisations. Kim San Ho entra dans l’atelier et demanda: «Monsieur Zhang, puis-je vous voir en privé?» Zhang conduisit le visiteur dans la chambre de développement.

    «C’est le Général Kim Il Sung qui m’envoie, reprit celui-ci. Il se trouve maintenant à proximité de Fusong. Il m’a chargé de m’informer comment vous vous portiez.»

    Zhang Weihua le reconnut aussitôt et ne cacha pas sa joie.

    «Oh! Kim Song Ju! Il est près d’ici? Est-ce que vous pouvez me conduire à lui?

    – Pour le moment, c’est impossible, car il faut parcourir une assez longue distance pour y aller. Plus tard, nous choisirons un endroit plus convenable et plus proche, et nous vous l’indiquerons. Et vous y rencontrerez le Général Kim. Etes-vous d’accord?»

    Zhang Weihua lui lança un regard de reproche. Puis il lut ma lettre, et un sourire illumina son visage.

    «Bon, j’attendrai votre message. Je vous prie de transmettre à Kim Song Ju mes remerciements pour sa lettre. Vous lui direz encore que je me porte bien et que je reste fidèle à ma promesse.»

    Kim San Ho revint au camp secret du mont Maan avec un air de triomphe. Son rapport très riche en renseignements fut, pour moi, le meilleur cadeau que l’on pût me faire en ce printemps 1936. Emu, je marchai dans le camp à en attraper mal aux chevilles, comme un homme ivre des parfums du printemps. Selon ma proposition, notre rendez-vous fut fixé dans une grotte naturelle à proximité de Miaoling, district de Fusong.

    Ayant appris que celui que j’allais rencontrer était fils d’un millionnaire qui possédait des dizaines d’hectares de terre cultivable, des dizaines d’hectares de champs d’insam et un grand nombre de gardes, certains de mes camarades s’opposèrent à mon voyage à Miaoling, parce que, disaient-ils, c’était courir un risque.

    «Camarade commandant, excusez-nous de notre immixtion que l’on peut juger importune, mais nous sommes obligés de vous déconseiller de rencontrer le fils du riche Zhang. Bien qu’il ait été votre compagnon d’études à l’école primaire et qu’il ait milité depuis plusieurs années dans notre organisation, sa nature de classe ne changera jamais. Après tout, c’est un descendant de la classe exploiteuse.»

    Je répliquai:

    «Camarades, je vous suis reconnaissant de vous préoccuper de ma sécurité. Mais je ne peux pas suivre votre conseil. Vous parlez de sa nature de classe et craignez que votre commandant n’aille tomber dans un piège. Vous insultez ainsi Zhang Weihua, mon très fidèle compagnon d’armes révolutionnaire, et vous mettez en doute notre politique de front uni.

    – Camarade commandant, lorsque nous militions dans l’organisation locale, on nous disait que la nature de classe d’un homme ne change pas et qu’aucun compromis n’est possible avec les riches. Après notre entrée dans l’armée révolutionnaire, bon nombre de commandants nous ont dit la même chose. Nous en sommes venus à considérer qu’il n’y avait que la lutte entre les propriétaires fonciers et les capitalistes, d’une part, et les ouvriers et les paysans, de l’autre, et qu’il fallait abattre les classes exploiteuses en général.»

    Ceux qui s’opposaient à mon voyage à Miaoling s’obstinaient dans leur opinion ultrarévolutionnaire, contraire aux principes de la révolution. On ne pouvait cependant pas supprimer la liberté de parole. A cette époque, dans notre armée, beaucoup de personnes voulaient adopter en bloc les thèses classiques et les appliquer mécaniquement et sans rapport avec la pratique révolutionnaire. A leurs yeux, les thèses de Marx et de Lénine étaient absolues et irréfutables. Pour les libérer de leur façon de penser dogmatique, il fallait persévérer à les raisonner.

    Je leur expliquai:

    «Evidemment, il faut lutter contre la classe exploiteuse. Les propriétaires fonciers et les capitalistes sont des classes hostiles à nous. Mais vous devez savoir qu’il ne faut pas traiter de la même manière tous les propriétaires fonciers et tous les capitalistes. Certains d’entre eux aiment leur pays et luttent contre les Japonais. Comme le sait bien le camarade Kim San Ho, ici présent, un propriétaire foncier nommé Zhao Jiafeng, qui habitait Wujiazi, nous a aidés sincèrement dans nos activités révolutionnaires. Zhang Wancheng, père de Zhang Weihua, a été plus actif encore que celui-là pour nous soutenir. A l’automne 1930, alors que nous préparions la lutte armée à Wujiazi, il m’a fourni gratuitement des dizaines de fusils dont disposaient ses gardes. Je crois que vous savez ce que nous a coûté chacune de nos armes. Beaucoup de nos camarades ont sacrifié leur jeunesse pour obtenir un fusil. Or, Zhang Weihua nous en a fourni 40 en une seule fois. Tant de fusils, s’il nous avait fallu les obtenir nous-mêmes, nous auraient coûté très cher.

    «Pourquoi ne pas faire confiance à Zhang Weihua?

    «Je ne tiens pas à expliquer ici la façon amicale dont les Zhang nous ont traités jusqu’à présent et ont prêté assistance à ma famille. Mais je dois dire combien préjudiciable est à notre révolution une analyse partiale de la nature de classe et de la lutte des classes. Selon vous, un propriétaire foncier, comme Zhang Wancheng, même s’il a rendu beaucoup de services à la révolution, est à abattre pour cette seule raison qu’il appartient à la classe exploiteuse; et, par contre, un mouchard, ancien ouvrier ou paysan, même s’il a porté un grave préjudice à la révolution, on doit le lui pardonner, parce qu’il appartient à la classe laborieuse. Rien n’est plus absurde.

    «Pour juger de la valeur d’une personne, les communistes doivent être toujours équitables et impartiaux et apprécier ses bons côtés et ses mérites, quelles que soient son appartenance politique, ses croyances et ses origines sociales. Ils doivent, en outre, juger l’homme de façon scientifique, c’est-à-dire le juger à sa juste valeur, non pas selon une routine quelconque, mais de façon objective, d’après sa mentalité et ses actes. Si l’on fait de l’origine sociale le critère absolu pour juger de la valeur d’une personne, un tel jugement manquera de précision scientifique et d’impartialité.

    «Si nous jugions les gens d’une manière gauchiste en n’insistant que sur la nature de classe ou sur la lutte des classes, quelle en serait la conséquence? A n’en pas douter, beaucoup iraient rejoindre le camp ennemi. L’ennemi veut que nous soupçonnions les gens injustement et les éliminions à tort et à travers.

    «Camarades, nous avons fortement pâti de la lutte contre le Minsaengdan lorsque nous étions dans la région de Jiandao. Vous éclatiez en sanglots quand vous encouriez la méfiance de ceux avec qui vous aviez partagé les mêmes épreuves en vivant côte à côte. Et vous, qui avez fait une expérience aussi amère, osez maintenant vous méfier de ces personnes innocentes qui n’ont rien fait de répréhensible?»

    Après avoir ainsi persuadé les méfiants, je quittai le camp secret du mont Maan, accompagné de quelques hommes de ma garde.

    Si certains s’étaient opposés à ma rencontre avec Zhang Weihua en prétextant que la nature de classe des riches ne changeait pas, c’était l’expression de leurs doutes poussés à outrance. Leurs paroles m’avaient vexé: elles avaient outragé notre amitié, à Zhang Weihua et à moi, l’amitié entre nos deux familles, cette amitié noble, vieille de plus de dix ans et invariable comme le courant du Songhuajiang. Sincère, solide et authentique, elle ne pouvait être altérée par aucun raisonnement sophistique, car elle répondait aux intérêts généraux de la révolution, à l’humanisme communiste et à la morale.

    Si l’on considère tous les riches du monde comme des réactionnaires sous le seul prétexte qu’ils sont des exploiteurs, nous autres, les communistes, n’aurons pas besoin de poursuivre nos durs efforts de transformation de la société pour devenir riches nous-mêmes.

    Dès mon enfance, je ne jugeais pas de la valeur de l’homme en fonction de sa fortune. Mon critère en la matière était de savoir combien il aimait ses semblables, son peuple et sa patrie. Même s’il était riche, je l’appréciais favorablement s’il aimait sa patrie et son peuple. Au contraire, une personne pauvre qui n’avait pas d’attachement pour la patrie et les gens, je la considérais comme indigne de mon estime. En un mot, pour moi, la mentalité était le principal critère pour juger de la valeur de quelqu’un.

    Comme je l’ai déjà dit en évoquant mes jeunes années, Kang Yun Bom, mon premier camarade d’enfance, était fils d’une famille assez riche, possédant même un petit verger. Les siens vivaient beaucoup mieux que ma famille de Mangyongdae. J’aimais pourtant bien Kang Yun Bom et je lui faisais confiance, car il se montrait attaché plus que personne à la patrie et au peuple.

    Comme je l’ai évoqué dans le tome 1 de mes Mémoires, la veuve Paek Sonhaeng était très riche, mais cela ne l’empêchait pas de bénéficier du respect de la population de Pyongyang jusqu’à sa mort. Ce qui lui avait permis de faire fortune, c’était son esprit surhumain de diligence et d’austérité: elle se contentait pour vivre du strict nécessaire, tout en travaillant dur.

    Il est, certes, vrai qu’il y a dans le monde un grand nombre de riches avares qui, avec leurs immenses domaines et leurs richesses, exploitent de façon inhumaine leurs semblables et font fortune en les pressurant, et qui commettent des iniquités immorales et provoquent toutes sortes de maux sociaux. Pourtant, il n’en est pas ainsi de tous les riches et possédants.

    Paek Sonhaeng avait tout tenté pour gagner de l’argent: elle vendait des pousses de soja, du fromage de soja et des fleurs, tissait de la toile de chanvre et de coton, élevait des porcs et ramassait des restes de repas pour les vendre aux éleveurs de porcs. Elle gagnait de l’argent sans même prendre le temps de faire sa toilette. Elle consacra aux œuvres sociales plusieurs dizaines de milliers de wons qu’elle avait gagnés avec tant de peine au cours des dizaines d’années écoulées depuis qu’elle fut veuve à l’âge de 16 ans.

    Sa première œuvre de bienfaisance fut le pont en pierre construit dans la commune de Songsan et appelé Pont Solmoe. Plus tard, les Pyongyangeois, touchés par l’action de cette bienfaitrice, lui donneront le surnom «Sonhaeng» (la Vertueuse – NDLR) et baptiseront le Pont Solmoe Pont Paek Son.

    Il y avait alors dans la nouvelle cité de Pyongyang une salle municipale de réunions publiques. Mais le droit d’usage n’en était accordé qu’aux Japonais, l’accès en étant interdit aux Coréens. Paek Sonhaeng s’en indigna. Elle se chargea alors à elle seule des frais de construction d’une salle de réunions publiques destinée aux Coréens, investissant dans ces travaux des dizaines de milliers de wons. Ce local – un bâtiment en pierre à deux étages – reste aujourd’hui tel quel, devant le Pavillon Ryongwang.

    Paek Sonhaeng consacra des fonds très importants au développement de l’enseignement national. Elle fit don de dizaines d’hectares de terres cultivables à des écoles de Pyongyang, dont l’Ecole primaire Kwangsong, l’Ecole Changdok et l’Ecole de jeunes filles Sungui. J’ai, peut-on dire, bénéficié, moi aussi, d’un de ses bienfaits, car j’ai fréquenté l’Ecole Changdok.

    Elle profitait de ses visites dans ces écoles, placées sous son patronage, pour dire aux élèves:

    «Vous êtes responsables de l’avenir de la Corée. Vous devez travailler avec application, sans céder au sommeil, même quand vous en avez besoin, sans passer votre temps à vous amuser, même quand vous êtes tentés de jouer, sans lâcher votre livre, même quand vous n’avez pas le cœur à lire. Notre pays ne recouvrera son indépendance que si vous étudiez bien.»

    Un haut fonctionnaire venu de Séoul voulut lui rendre visite pour lui remettre une récompense au nom du gouvernement général, mais elle refusa de le rencontrer.

    Le critère d’appréciation de la valeur de l’homme, axé sur sa mentalité et ses actes, ce critère qui avait été le mien dès mon enfance, exerça, plus tard, une grande influence sur le mouvement communiste et la lutte de libération nationale de notre pays. Si nous n’avions pas possédé un tel critère favorable à la mobilisation générale de la nation, une masse aussi grande du peuple n’aurait pu être ralliée autour de l’Association pour la restauration de la patrie, et, à l’heure actuelle où la réunification de la patrie est pour nous une tâche urgente, un nombre aussi grand de compatriotes sud-coréens et d’outre-mer ne proclameraient pas, dans un bel ensemble: «La réunification est notre vœu», rassemblés sous la bannière de la large union nationale.

    Si, dès cette époque-là, nous avions mis au ban de la société tous les riches en prétextant leurs origines, au lieu de faire cas de leur mentalité ou de leurs sentiments, à la Libération, les intellectuels issus de familles riches, comme Jong Jun Thaek, Kang Yong Chang, Ro Thae Sok, Ri Ji Chan et Kim Ung Sang, n’auraient pu se produire sur la scène politique du pays, ni faire preuve d’un dévouement aussi étonnant et accomplir des réalisations aussi remarquables dans le développement de la science et de la technique de notre pays.

    On peut en dire autant des riches Chinois que j’abordais avec le même critère d’appréciation; sans quoi, je ne me serais pas lié d’amitié avec Chen Hanzhang, fils d’un gros propriétaire foncier, je n’aurais pas admis Zhang Weihua, fils d’une très riche famille, dans notre organisation révolutionnaire et je n’aurais pas juré avec lui une amitié éternelle. Comme ces exemples le démontrent, parmi les célèbres pionniers du mouvement communiste chinois, il y a eu des gens issus de la classe possédante, les parents ou leurs enfants.

    Zhou Enlai, qui a consacré toute sa vie au bonheur de la nation chinoise, à la cause du communisme, à l’œuvre internationaliste prolétarienne, était fils d’un riche fonctionnaire de la fin de la dynastie des Qing.

    C’est sous mon influence, il est juste de le dire, que Zhang Weihua a pu, malgré ses origines, consacrer sa vie entière au mouvement communiste, faisant cause commune avec les communistes qui considèrent pourtant la classe possédante comme leur ennemi. S’il a reçu une éducation patriotique de son père, Zhang Wancheng, ce sont mes camarades et moi qui avons exercé sur lui notre influence de communistes. Il n’était qu’un simple jeune patriote quand j’entrai en cinquième année de l’Ecole primaire N° 1 de catégorie A de Fusong.

    Moi aussi, j’étais alors un jeune patriote ordinaire. Zhang Weihua commença à adhérer aux idées communistes, alors que j’étendais le réseau des organisations de l’Union pour abattre l’impérialisme et de l’Union de la jeunesse communiste, que je venais de fonder. A l’époque, j’avais mis sur pied à Fusong, avec comme membres d’avant-garde ma mère et Pak Cha Sok, un groupe communiste clandestin qui devait jouer le rôle d’organisation du parti. Avec Jong Hak Hae et Chae Ju Son, Zhang Weihua en faisait partie. Depuis, il commença à subir l’influence des idées communistes.

    Dès le premier jour de mon entrée à l’Ecole primaire N° 1 de catégorie A de Fusong sur la recommandation du directeur Shi, j’étudiai avec Zhang Weihua. Un jeune malheureux, Kim Song Ju, qui avait survécu à l’occupation de son pays, et un fils de millionnaire, Zhang Weihua, étaient devenus compagnons d’études! On aurait dit un caprice du hasard. Mais, chose étrange, une amitié inédite germa et s’épanouit pour nous unir étroitement. Elle ne tenait pas seulement au fait que nous avions un temps étudié ensemble, elle remontait plus loin, à l’époque de nos pères, Kim Hyong Jik et Zhang Wancheng.

    Mon père, qui, avec l’aide de Kong Yong et de Pak Jin Yong, avait réussi à s’évader du repaire de brigands de Manjiang, avait demeuré pendant un certain temps au village de Daying, où habitaient de nombreux Coréens. Il avait demandé à un militant indépendantiste, le maire du canton Choe, avec lequel il s’était depuis longtemps lié d’amitié, de faire des démarches auprès des autorités du district pour obtenir le droit de résidence à Fusong. Le maire du canton Choe y consentit et fit le nécessaire dans ce but. Mais le maire du district refusa d’accorder ce droit à mon père, sous prétexte qu’il s’était expatrié. Il ne voulait pas que des révolutionnaires coréens viennent s’établir dans son district.

    A ce moment-là, mon père avait appris que Zhang Wancheng, un millionnaire de Fusong, qui souffrait d’une maladie, cherchait un médecin compétent. A la demande du maire du canton Choe, mon père soigna Zhang Wancheng. Pendant ce temps, la calligraphie de mon père avait forcé l’admiration de celui-ci, qui était, lui aussi, un bon calligraphe. Depuis, les deux hommes sont devenus amis. Mon père lui avait demandé d’agir auprès des autorités du district pour qu’elles lui accordent la permission de venir s’installer à Fusong. De son côté, le maire du canton Choe avait persuadé Zhang Wancheng, d’une part, et, d’autre part, avait engagé des négociations avec Shi Chuntai, directeur de lycée, qui était considéré comme un personnage influent et l’intellectuel numéro un de Fusong. Au lieu de l’appeler par son prénom, les habitants l’appelaient directeur Shi. Il cumulait deux fonctions: directeur de lycée et directeur de l’association de l’instruction. Il promit son aide.

    Quelque temps après, Zhang Wancheng se rendit auprès du maire du district et lui dit: «Je connais un exilé coréen. Je vous prie de lui octroyer le droit de résidence dans la ville pour qu’il puisse y ouvrir une clinique. Je sais bien que vous hésitez parce que, si vous le lui accordez, vous risquez d’être frappé d’indignité par les Japonais. Pourtant, n’est-il pas naturel que les Coréens luttent contre les Japonais qui ont occupé leur pays? Vous ferez mieux d’agréer notre demande puisque vous n’êtes pas projaponais. D’ailleurs, vous n’avez rien à craindre, car il n’existe pas ici de consulat japonais. On n’a qu’à jeter de la poudre aux yeux des policiers et des mouchards envoyés par le consulat japonais de Linjiang. Tout sera pour le mieux, si vous ne vous opposez pas à la résidence de Kim Hyong Jik à Fusong.» Emu, le maire du district finit par consentir à l’établissement de mon père à Fusong.

    Quand mon père, après avoir restauré l’Ecole Paeksan, multipliait les démarches pour obtenir la permission de l’ouvrir, Zhang Wancheng, soutenu par des personnages influents, en sa qualité de vice-directeur de l’association des affaires commerciales du district et de membre de l’association de l’instruction, réussit à persuader les autorités du district d’accorder cette permission. Chaque fois que notre famille rencontrait des difficultés quasi insurmontables, cet homme faisait l’impossible pour l’aider, en lui apportant ses services, si elle en avait besoin, ou de l’argent, si elle en manquait. L’aide de la famille des Zhang à la mienne continua après la mort de mon père. Zhang Wancheng envoyait souvent à ma mère de l’argent ou des vivres, se préoccupant de la peine qu’elle se donnait pour élever ses enfants.

    Je faisais mes études à Jilin, quand mon oncle, Hyong Gwon, fut arrêté et emprisonné par les autorités militaires. Un malheur n’arrive jamais seul: la mort de mon père fut suivie de près par l’incarcération de mon oncle, ce qui désespérait ma mère. Après mûre réflexion, elle alla trouver le père de Zhang Weihua pour le supplier d’intervenir auprès des autorités de la police. Grâce à ses démarches, mon oncle était relâché peu de temps après.

    Zhang Wancheng était un nationaliste consciencieux: il réclamait la souveraineté nationale et aimait ardemment son pays. Millionnaire, il aurait pu vivre tranquille, tournant le dos aux changements du monde. Pourtant, il avait pitié de mon père qui s’imposait des privations extrêmes pour œuvrer à libérer son pays. Après la mort de mon père, résultant d’une grave maladie, notre ami me soutenait et me protégeait, s’attendrissant sur le jeune militant pour l’indépendance qu’il trouvait en moi.

    Zhang Weihua savait que j’étais communiste, alors que son père me considérait comme un simple partisan de l’indépendance.

    Il y avait, à Fusong, des mouchards du clan militaire et des espions du consulat japonais, mais il y avait autant de personnes de bonne foi et de patriotes, comme Zhang Wancheng, Shi Chuntai, Yuan Mengzhou et Quan Yazhong. Yuan Mengzhou était l’oncle maternel de Zhang Weihua. Diplômé de l’Ecole normale de Shenyang, il enseignait à l’Ecole primaire N° 1 de catégorie A où je faisais mes études. Plus tard, il allait en devenir le directeur. Il enseignait la gymnastique rythmique et l’harmonium. Ses classes étaient les plus aimées des élèves. Quan Yazhong, qui faisait partie du groupe de gauche du Guomindang, avait, lui aussi, des dispositions idéologiques progressistes. Propriétaire d’un hôpital et d’une horlogerie, il possédait cependant des idées très avancées. Son frère aîné, Quan Yazhe, était, lui aussi, un homme de bonne foi.

    Les relations amicales entre mon père et Zhang Wancheng avaient inévitablement exercé une grande influence sur notre amitié avec Zhang Weihua. Mon père allait souvent chez Zhang Wancheng pour lui donner ses consultations à domicile. A son tour, l’autre venait tout aussi souvent chez nous pour passer des veillées. Moi, j’allais chez Zhang Weihua pour jouer avec lui, et lui venait chez moi, car nous faisions nos devoirs ensemble.

    Chaque fois que Zhang Weihua venait chez nous, ma mère lui offrait des mets coréens, qu’il aimait beaucoup. Et sa famille me servait des raviolis chinois. Si Zhang Weihua aimait les plats coréens, moi, j’adorais les raviolis chinois. Les gens originaires de la région de Shandong comme Zhang Wancheng avaient l’art de préparer les ravioli.

    Au milieu des années 1920, la ville de Fusong avait cette forme-là: ♯. Avec une porte à l’est, une autre au nord, deux à l’ouest, la porte Xiaonan et la porte Danan au sud. Non loin de celle-ci, un peu vers le nord, se trouvait le magasin de Zhang Wancheng, et, à quelque distance de là, dans un angle, sa maison. Nous, les fils, nous parcourions toute la ville, nous passions par toutes ses portes et nous faisions tout ce que nous voulions. Nous pouvions jouer au tennis dans la cour de l’école ou aller souvent nous baigner dans le Songhuajiang. Nous participions ensemble à des concours artistiques et littéraires.

    Zhang Weihua avait un caractère plutôt renfermé, mais droit et fervent. Il se lançait le premier à corps perdu dans la lutte pour la justice et s’opposait aux injustices d’où ou de qui qu’elles émanent. C’était un homme résolu: une fois sa décision prise, il risquait tout pour la mettre à exécution.

    Une fois, un agent de police se permit, sans raison valable, de lever la main, sous les yeux des élèves, sur un enseignant de notre école. Cette scène mit en colère les élèves qui vénéraient leurs professeurs. Zhang Weihua et moi, nous prîmes la parole pour protester et encourager les élèves à l’action. Nous disions: l’humiliation d’un enseignant par un agent de police, c’est une usurpation des droits de l’école et un outrage à l’honneur des enseignants et des élèves; un agent du petit commissariat de police du district a brutalisé un professeur; il ne manquerait plus que cela; en tant qu’élèves, il nous faut exiger que les autorités policières fassent amende honorable; nous devons obliger ce policier insolent à venir à l’école demander pardon à la victime.

    Portant des calicots avec ces mots d’ordre: «Châtiez sévèrement le policier barbare qui a battu l’enseignant! – Protégeons les droits légitimes et les intérêts des enseignants!» nous nous rassemblâmes devant le bâtiment du gouvernement du district, où nous fîmes la grève sur le tas pour réclamer le châtiment du policier. Mais le gouvernement du district rejeta les revendications légitimes des élèves et essaya de les amadouer par de belles paroles pour passer l’éponge sur l’affaire. Notre lutte légitime échoua.

    Alors, nous décidâmes d’user de violence pour punir ce policier.

    Un soir, quelqu’un m’apprit que le policier en question devait aller au théâtre. Ce fut une belle occasion de lui donner une bonne leçon. Mais il fallait éteindre la lampe à gaz suspendue au plafond de la scène, si nous voulions nous sauver promptement après avoir réalisé notre projet. Qui pourra éteindre cette lampe? Nous discutions de ce problème, quand Zhang Weihua demanda à s’en charger. Ce soir-là, plus d’une dizaine d’élèves allèrent au théâtre. Pendant l’entracte, Zhang Weihua monta sur la scène et brisa la lampe d’un seul coup de bâton. Je criai: «Battez-le!» Au même instant, les élèves frappèrent le policier à coups redoublés jusqu’à ce qu’il demande pardon à genoux, puis ils s’éclipsèrent.

    Sur le chemin du retour, Zhang Weihua me dit:

    «Ce soir, pour la première fois de ma vie, j’ai éprouvé la joie de punir une injustice par la force. Je suis heureux rien que d’y penser.

    – Il ne faut jamais pardonner à ces sacrées rosses. Ce sont nos ennemis mortels.»

    Soudain, Zhang Weihua s’arrêta et, changeant de ton, me demanda d’un air sérieux:

    «Song Ju, où comptes-tu poursuivre tes études après l’école primaire?»

    Ce fut une question inattendue. Je n’avais jamais réfléchi avec sérieux à ce que j’allais faire après ces études. Je lui répondis d’un air absent:

    «Si les circonstances me le permettent, j’irai au lycée. Mais, comme tu le sais, je n’ai pas les moyens d’y aller. Et toi, Weihua, à quelle école veux-tu aller?

    – Je veux aller à l’Ecole normale de Shenyang, où mon oncle maternel a fait ses études. D’ailleurs, c’est ce que souhaite mon père. Si tu le veux, tu pourras aller avec moi à Shenyang. Nous y étudierons tous les deux. Et, sortis de l’école normale, nous irons ensemble à l’école supérieure...

    – Yaqing, merci de tes bonnes intentions pour moi. Seulement, est-ce que ce sera possible?

    – Pourquoi pas? Tu penses sans doute aux frais d’études? Ne t’en fais pas! Tu peux compter sur moi.

    – Mes proches n’y consentiront pas. De plus, je n’entends pas poursuivre mes études. A quoi bon faire des études supérieures alors que le pays est ruiné!

    – Est-ce que cela signifie que tu veux suivre l’exemple de ton père et t’engager dans la lutte pour l’indépendance? Si tu pars pour faire la révolution, je te suivrai.

    – Tu abandonneras ton Shenyang? Pourtant, tu viens de me dire que tu veux étudier à l’école normale?

    – J’ai dit cela en supposant que tu m’accompagneras. Sinon, je n’irai pas à Shenyang. Je veux être près de toi toute ma vie: si tu vas à l’école secondaire, j’en ferai autant, et si tu deviens communiste, je t’imiterai...»

    Voilà l’essentiel de ce que Zhang Weihua voulait me dire ce soir-là. Ses paroles me touchèrent profondément. Prenant sa main dans la mienne, je me penchai et je lui dis à l’oreille:

    «Merci, Yaqing. Mais sais-tu ce que fait le parti communiste?

    – Parfaitement. Je crois qu’il agit comme Li Dazhao ou Chen Duxiu.

    – Un communiste doit être prêt à aller en prison ou même à mourir. Es-tu prêt à cela?

    – Ni la prison ni la mort ne me font peur, si nous sommes ensemble.»

    Cette prise de position m’étonna. Il m’était difficile de deviner ce qui avait incité Zhang Weihua à la déclarer. Le moins que j’en puisse dire, c’est qu’il proclamait ainsi l’idéal et les convictions qui mûrissaient depuis longtemps dans son cœur. Il voulait faire siens mon idéal et mes convictions. Il avait d’abord choisi son ami pour s’inspirer de ses principes, plutôt que de choisir son ami suivant ses propres principes. Cette façon de décider de son avenir paraissait simple, et, en même temps, c’était sérieux. Sa prise de position était fondée sur sa confiance illimitée en moi et sur sa profonde amitié. Il me suivait en toute bonne foi.

    Enfin, quand j’allais partir pour l’Ecole Hwasong, il me supplia, tout en larmes, de l’emmener avec moi. L’idée de devoir me séparer de lui me déchirait le cœur. Je dus veiller deux nuits de suite à son chevet pour le dissuader et le consoler: une fois chez moi, et l’autre, chez lui. Le jour où je partais pour Huadian, il m’accompagna jusqu’à l’embarcadère sur le Songhuajiang et me dit adieu en pleurant.

    Ce jour-là, il me posa cette question:

    «Song Ju, la différence d’origine est-elle plus difficile à vaincre que le Chomolungma (mont Everest)?

    – Ce n’est pas la différence d’origine qui nous empêche de partir ensemble. Si ton père n’acquiesce pas à ton départ, c’est parce qu’il ne veut pas que tu ailles vivre dans une contrée étrangère.

    – Si mon père s’obstine à m’empêcher de partir à cause de la différence de nos conditions sociales, je suis disposé à renoncer à tout et à devenir pauvre au nom de notre amitié. En tout cas, n’oublie pas que je viendrai un jour auprès de toi, où que tu ailles et quelle que soit l’affaire dont tu t’occupes.»

    Zhang Weihua ne manqua pas à sa détermination. Un jour, alors que je fréquentais le Lycée Yuwen, à Jilin, il vint me trouver à l’insu de sa famille. Il avait emporté le revolver de son père.

    Je fus surpris de sa visite.

    «Song Ju, me voilà enfin à côté de toi, après avoir bravé l’obstination de la famille. Voici le témoignage de ma résolution.»

    Il me montra son revolver. Puis, d’un air satisfait, la tête rejetée en arrière, il fixa des yeux un point du plafond.

    «Ton père t’a laissé venir ici. Incroyable!

    – Il ne voulait pas me laisser faire, loin de là! Il m’a enjoint de partir immédiatement pour Shenyang. Je n’ai pas obéi et je suis venu ici secrètement.

    – Tes parents ne s’inquiètent-ils pas pour toi?

    – Il doit y avoir eu un grand branle-bas. Mais cela m’est égal. A force de me chercher, quelqu’un viendra bien ici. Selon toute probabilité, ils doivent penser que je suis à Jilin, avec toi.»

    Il a vu juste. Quelques jours après son arrivée à Jilin, Zhang Weizhong, son frère aîné, accompagné de gardes y vint à la recherche de son cadet. Ayant constaté que celui-ci était sain et sauf, auprès de moi, il s’affaissa, restant à croupetons par terre:

    «Voilà quand même qui est heureux! Nous craignions qu’il ne fût enlevé par des brigands.

    – Frère Weizhong, ne vous inquiétez pas pour Yaqing. Nous veillerons sur lui.

    – Song Ju, maintenant, je peux retourner complètement rassuré. Je te confie mon frère.»

    Et il rebroussa chemin avec ses hommes, sans avoir retiré le pistolet à son cadet.

    Plus tard, j’envoyai Zhang Weihua à Wujiazi et à Guyushu. Il y enseigna durant un an environ. Je lui conseillai de retourner chez ses parents poursuivre ses études selon leur désir et, après les avoir terminées, de rejoindre nos rangs pour continuer ses activités révolutionnaires. Il suivit mon conseil et rentra chez lui.

    Notre amitié ne cessait de s’approfondir dans une succession de retrouvailles et de nouvelles séparations.

    J’ai appris que la grotte naturelle qui nous avait abrités jadis est toujours intacte à Fusong. Cette grotte, en forme de «ㄱ», avait 15 mètres de long et était enfouie dans un endroit d’accès difficile. C’était un lieu de «repêchage» idéal, comme on ne pouvait en trouver ailleurs.

    Zhang Weihua me reçut à bras ouverts. Une joie candide s’empara de lui, faisant couler ses larmes. Moi aussi, je pleurais, le tenant avec effusion par les épaules. Ses vêtements exhalaient l’odeur de révélateur chimique.

    «Song Ju, où étiez-vous? Pourquoi ne venez-vous à Fusong que maintenant? Savez-vous avec quelle impatience je vous attendais?»

    Ce furent ses premières paroles.

    «A moi aussi, il me tardait de vous retrouver. Je mourais d’envie de venir vous voir à Fusong.

    – Mais vous pouviez m’écrire, sans doute, car vous aviez mon adresse, tandis que je n’avais pas la vôtre.

    – Pardonnez-moi, Weihua, je vous prie. Le fait est qu’il n’y a pas de bureau de poste dans la zone de guérilla de la région de Jiandao où je me trouvais.

    – Pas de bureau de poste? Mon Dieu! Y a-t-il au monde un endroit sans un bureau de poste?»

    Je lui racontai toutes les épreuves que nous avions eu à surmonter durant ces quatre années.

    Pendant que je parlais, il ne cessait de se sécher les yeux.

    «Weihua, pourquoi pleurez-vous toujours? Je crains qu’un malheur ne vous soit arrivé.»

    Je m’arrêtai de parler et me mis à examiner attentivement son visage.

    Tout en essuyant ses larmes, il me souriait avec un effort d’affabilité.

    «Je pleure à la pensée de ce qu’a dû être votre existence, là-bas, si dure. J’étais loin de vous alors que vous souffriez tant. Cela me serre le cœur.

    – Non, vous étiez toujours près de moi, à m’encourager.

    – Merci! Vous dites que vous ne m’avez pas oublié. J’en suis heureux. Song Ju, les gens vous appellent Général ou commandant. Désormais, je ferai comme eux.»

    Cette histoire inattendue de commandant m’embarrassa. Je répliquai aussitôt:

    «Laissons faire les autres, mais vous, Weihua, vous m’appellerez Song Ju. Je vous en prie. Moi, je vous appellerai Weihua, et non maître.

    «Song Ju, Weihua!... que c’est agréable à entendre!

    «Eh bien, Weihua, et vous, qu’est-ce que vous avez fait durant tout ce temps?»

    Branlant sa tête comme un vieillard, il ébaucha un sourire triste.

    «A entendre le récit de votre vie, j’ai honte. Car je n’ai pas fait grand-chose, rien qui vaille la peine d’être raconté. D’ailleurs, que pouvais-je faire à Fusong, cet endroit aussi exigu qu’un poulailler? J’ai aménagé, avec Kang Pyong Son, votre compagnon d’études à l’Ecole Hwasong, la “Librairie Xiongdi (Frères–NDLR)” et l’“Atelier de photo Xiongdi”, qui nous servaient de points d’appui pour diriger l’organisation des Jeunesses communistes. Voilà tout ce que j’ai fait.»

    Il fut bref sur les activités des Jeunesses communistes, ainsi que sur le fonctionnement des organisations antijaponaises de la région de Fusong.

    J’appréciai favorablement son action et lui assignai une tâche nouvelle, celle de fonder dans la région une organisation du parti ayant pour base l’organisation des Jeunesses communistes.

    Il parut embarrassé.

    «Song Ju, serais-je à la hauteur d’une tâche aussi importante? Comme vous le savez, je manque d’expérience en matière de travail clandestin.

    – Vous en avez pourtant assez d’expérience, puisque vous avez à votre actif quatre années de direction de l’organisation des Jeunesses communistes. Je vous enverrai souvent le commissaire politique Kim San Ho. Si vous rencontrez des difficultés, vous pourrez faire appel à lui.»

    Notre conversation dura plus de trois heures.

    On passa en revue un sujet après l’autre. Quand on revint à la vie privée, il demanda, me prenant par le coude, des nouvelles de ma famille. Je fus obligé, malgré moi, de lui apprendre la mort de ma mère, puis la mort au combat de Chol Ju, et la vie difficile de Yong Ju, qui militait dans le Corps des enfants, bien que vivant de la charité d’autrui. Connaissant bien le caractère de Zhang Weihua, j’étais sûr qu’il en concevrait un grand chagrin. Je savais aussi qu’alors un vif regret monterait de nouveau en moi, comme le flux de la mer. Je ne voulais pas que notre rendez-vous, réalisé au bout de quatre années de séparation, devienne une rencontre attristée.

    Cependant, la chose prévue se produisit: Zhang Weihua éclata en sanglots, le visage enfoui dans ses mains. Un bon moment après, il déclara:

    «Maintenant, vous voilà orphelin de père et de mère. Pauvre Yong Ju! Que puis-je faire pour lui? Donnez-moi son adresse.»

    Sur ce, il tira de sa poche un stylo et un carnet et me regarda fixement. J’agitai légèrement la main en signe de refus:

    «Weihua, il est maintenant assez grand. A son âge, on est capable de voler de ses propres ailes, sans l’aide d’autrui. Mieux vaut, à mon avis, ne pas lui tendre la main.»

    Mais, son carnet à la main, il se montra entêté. A mon corps défendant, je lui donnai l’adresse de la maison de Kim Jong Ryong, à Antu. Si Zhang Weihua n’était pas mort si jeune, il aurait fait beaucoup pour mon frère Yong Ju.

    Notre deuxième rencontre eut lieu au village thermal de Daying. Le Quartier général de ma troupe était alors dans une vallée de Daying, avec vingt à trente partisans, et j’allais souvent voir Zhang Weihua dans le village thermal où il est demeuré quelques jours sous prétexte de prendre des eaux thermales. Comme l’ennemi surveillait de près les personnes en rapport avec moi et mes amis, après la pénétration de notre troupe dans la région de Fusong, Weihua veilla soigneusement à la sécurité de notre Quartier général.

    Nous nous entretenions souvent, même quand nous prenions des eaux thermales. Ce que je garde encore comme souvenir de ces entretiens, c’est qu’il m’a dit avec fierté qu’il avait mis sur pied, à ma demande, une organisation du parti avec comme membres les jeunes éléments les plus actifs formés par l’organisation des Jeunesses communistes. Aujourd’hui encore je me souviens de son visage tel qu’il était alors, si heureux, tout illuminé de sourire.

    Pendant son séjour à Daying, sur sa recommandation, nous admîmes dans notre troupe trois membres des Jeunesses communistes, soigneusement formés par lui. Je n’oublierai jamais le sourire heureux qui flottait sur ses lèvres devant ces jeunes en uniforme de l’armée révolutionnaire, fusil à l’épaule. Un de ces trois jeunes, Yan Bixi qui avait été enseignant, allait plus tard peindre des mots d’ordre sur les troncs de nombreux arbres de nos camps secrets, alors que notre troupe opérait dans la région du mont Paektu. Il doit encore rester, sans doute, dans nos anciens camps, des arbres dont le tronc garde des mots d’ordre peints par lui.

    La dernière de nos conversations à la station thermale de Daying, à la veille de notre séparation, demeure toujours bien vivante dans ma mémoire. Il me dit alors, me prenant la main:

    «Song Ju, j’ai des excuses à vous faire.

    – Lesquelles?»

    Ses regards pleins de timidité excitèrent ma curiosité.

    «Suivant l’usage, je me suis marié à moins de 20 ans. Depuis quatre ans je suis père d’un enfant, et, dans quelques mois, je serai père de deux enfants. Pendant que vous meniez de durs combats dans le Sud et dans le Nord, à la tête de votre troupe, je me suis marié et j’ai vécu comme coq en pâte, élevant mon enfant. Quelle honte!

    – Que voulez-vous dire par là? Est-ce un crime que d’être marié et père d’un enfant? Cela mérite, au contraire, des félicitations.

    – Mais, Song Ju, vous, mon aîné d’un an, vous n’êtes pas encore marié. Dites-moi, voulez-vous rester célibataire?

    – A vrai dire, jusqu’ici, je n’ai pas songé à me marier. Il doit, sans doute, passer encore beaucoup de temps avant que le mariage devienne une de mes préoccupations.

    – Je crains que vous ne ratiez l’occasion. Si vous me le permettez, je chercherai votre future conjointe à Fusong. Si j’échoue là, je parviendrai, – quitte à fouiller partout, que ce soit à Shenyang, Tianjin, Changchun, Jilin ou Haerbin –, à trouver une belle fille qui fera l’admiration de tout le monde.

    – En voilà assez. Une belle fille qui rejoindra le maquis pour se nourrir de bouillie à base de maïs brut! C’est invraisemblable.

    – On verra bien. Je vous promets de trouver une beauté comme Yang Guifei.»

    Après cette plaisanterie, Zhang Weihua me serra vigoureusement la main avant de partir. Le sourire qu’il m’adressa alors reste profondément gravé dans ma mémoire. Ce fut son dernier sourire que j’ai vu.

    Je savais, bien sûr, qu’il avait prononcé des paroles à moitié par plaisanterie, à moitié sérieusement, et que c’était une chose irréalisable. Cependant, dans ses propos, je ressentais cette amitié sincère, que seul Zhang Weihua pouvait me témoigner. Nul autre n’aurait pu me faire une promesse aussi franche, honnête et ardente.

    Revenu à Fusong, il mobilisa tous ses moyens financiers et mit tout son cœur à aider notre troupe. Une grande quantité de secours – coton, chaussures, chaussettes, linge, médicaments, aliments et appareils de photo –, collectée grâce à ses efforts, continuait d’être acheminée vers nos camps secrets. Ce fut une solide garantie matérielle des activités de l’armée révolutionnaire dans la région de Fusong. Les 3 000 yuans que Zhang Weihua nous avait envoyés – un témoignage de son dévouement pour nous – nous permirent de fournir un vêtement neuf à chacun des membres du Corps des enfants et aux partisans du gros de notre armée et de nous procurer divers matériels.

    Nous connaissions bien Tang Zhendong, chef du poste de police de Daying. En route pour la Mandchourie du Sud, où j’allais engager des négociations avec Ryang Se Bong, je l’avais rencontré à Fusong. Revenu à Daying, je reçus son émissaire secret. «Envoyez-nous, au vu et au su de tout le monde, notifia le messager, une lettre de menaces. Alors, nous vous enverrons tout ce dont vous aurez besoin, en faisant mine de céder à la menace de l’Armée révolutionnaire populaire coréenne.»

    Dès qu’il reçut notre «lettre de menaces», il nous envoya, à plusieurs reprises, des chariots chargés de viande de porc, de farine de blé, d’huile de soja, ainsi que de tricots et autres articles. Avec cela, notre compagnie de garde a pu vivre largement pendant une vingtaine de jours.

    A l’automne de la même année, Zhang Weihua fut arrêté par la gendarmerie et jeté en prison. Celui qui l’a dénoncé à l’ennemi fut Jong Hak Hae, qui avait été pendant un certain temps président de la section du district de Fusong de l’Union Paeksan de la jeunesse et mon compagnon d’études à l’école primaire. Dans un premier temps, il avait fait semblant de faire la révolution, mais n’avait pas tardé à changer son fusil d’épaule pour adhérer à l’«équipe de travail de pacification», qui était aux ordres de la gendarmerie de Linjiang. Cette équipe était synonyme d’«équipe de persuasion pour amener à la reddition». Après le déplacement de la troupe sous mes ordres dans la région de Fusong, l’ennemi avait envoyé partout des traîtres en vue de retrouver notre trace.

    Un jour, Jong Hak Hae rendit visite à Zhang Weihua. «Je veux rejoindre Kim Il Sung. Ne savez-vous pas où il est? demanda-t-il.

    – Si, je le sais. Je l’ai rencontré il y a quelque temps», répondit Zhang Weihua avec franchise. Il ne soupçonnait pas le traître, car celui-ci avait milité dans le mouvement des jeunes sous ma direction. Aussitôt, Zhang Weihua fut arrêté. Habitué à traiter les gens avec bienveillance, ce chef d’un groupe du parti, responsable du destin de son organisation clandestine, était trop naïf et trop peu vigilant. La confiance excessive en l’homme et le manque de vigilance furent la cause de son erreur fatale. L’ennemi lui infligea toute sorte de torture pour lui faire avouer ce qu’il savait de l’emplacement de notre Quartier général et de l’organisation clandestine de la région de Fusong qu’il voulait anéantir d’un seul coup.

    Zhang Weihua ne desserra pas les dents.

    Craignant que, sous la torture, qui devenait toujours plus atroce, il ne révèle malgré lui ses secrets, il résolut de se suicider. Il écrivit à son père, le priant de tenter des démarches pour qu’il puisse rentrer chez lui, ne fût-ce que pour quelques jours. Zhang Wancheng fit tout pour corrompre la police, en lui demandant de libérer provisoirement le prisonnier sous prétexte de maladie.

    Après que Zhang Weihua fut provisoirement remis en liberté, les espions ennemis surveillèrent jour et nuit sa maison pour découvrir les liaisons secrètes de l’organisation et celles de notre troupe.

    Voici ce que Zhang Weihua confia à sa femme avant de mourir:

    «Cela m’afflige de ne pouvoir continuer jusqu’au bout la lutte antijaponaise avec le Général Kim Il Sung. Je suis déterminé à mettre fin à mes jours pour assurer la sécurité de mes camarades. Car c’est le seul moyen de justifier la confiance et l’affection que le Général me témoigne. Ne sois pas trop triste.»

    Il m’a écrit une lettre, dont voici la substance: «L’ennemi envoie des espions pour dépister le Quartier général de l’Armée révolutionnaire populaire coréenne. Déplacez celui-ci le plus vite possible.» Après quoi, il se suicida en avalant du bichlorure de mercure qui lui servait de révélateur. Cette tragédie se produisit, dit-on, le 2 du dixième mois lunaire de l’année 1937. Zhang Weihua était alors un beau jeune homme de moins de 25 ans.

    Voilà comment nous quitta ce combattant internationaliste, qui fut mon proche ami et mon fidèle compagnon d’armes révolutionnaire.

    Pour moi, pour le Quartier général de la révolution coréenne et pour la cause commune des peuples de nos deux pays, la Corée et la Chine, il mourut en héros, laissant ses chers parents, sa femme, ses enfants et tous ses beaux projets sur la terre de la Chine en combat. Son fils chéri, Zhang Jiquan, avait alors 4 ans, et sa fillette, Zhang Jinlu, venait de naître.

    La chose la plus triste pour un homme est de mourir jeune, à la fleur de l’âge. Bien qu’il fût emprisonné à la suite de sa propre imprudence, Zhang Weihua pouvait échapper à la mort. Avec des pots-de-vin, on aurait pu amener la gendarmerie à fermer les yeux sur son «crime» et à le traiter avec indulgence après lui avoir appliqué quelques coups de fouet. Mais pour éliminer définitivement le risque de trahir ses amis, il renonça à savourer les plaisirs de la vie et choisit de mettre fin à ses jours.

    Autant il est difficile de vivre, autant il n’est pas facile de mourir. Il y a mille façons de mourir, mais le suicide en est probablement le plus pénible. Surtout pour les jeunes qui ont plus d’années à vivre que celles qu’ils ont déjà vécues, le suicide exige une résolution pathétique et extraordinaire. L’histoire a connu de nombreux suicidés. Mais la plupart d’entre eux se sont tués pour eux-mêmes. Rares sont ceux qui, comme Zhang Weihua, ont choisi de mourir pour autrui. On peut dire que c’est le plus noble et le plus beau sacrifice que puisse faire un homme pour ses semblables. Ce qui donne toute la valeur, tout le sublime à la mort de Zhang Weihua.

    Ayant appris la triste nouvelle, je ne pus dormir ni manger plusieurs jours d’affilée. Je sentais un coin de la terre s’effondrer près de moi, et mon cœur palpitait si violemment dans ma poitrine que j’avais l’impression de chavirer dans un abîme sans fond. Pendant tous ces jours si pénibles, combien de fois a résonné en moi la poignante mélodie du chant funèbre!

    Je regrettais amèrement de n’avoir pas accédé à sa demande de le laisser entrer dans notre troupe. Si je l’y avais admis, il aurait pu vivre plus longtemps. Cette pensée me déchirait le cœur à tout instant.

    Nous aurions dû, raisonnablement, délibérer de sa demande d’admission et l’accepter. Il s’agissait, d’ailleurs, d’un principe à suivre. Rien n’était plus naturel que d’agréer la demande d’un jeune homme qui désirait vivement s’enrôler dans l’armée. Hélas! je ne respectai pas ce principe, pour l’affecter à la deuxième ligne, alors qu’il fallait qu’il se tienne en première ligne. Je l’avais ménagé parce que j’avais trop d’attachement pour lui. Je ne voulais pas faire souffrir dans la rude montagne ce jeune veinard qui n’avait connu que le bonheur au sein d’une riche famille. J’avais considéré qu’il ne serait pas capable de surmonter les difficultés, tandis que moi, j’étais sûr d’en venir à bout. C’était là le témoignage de mes attentions délicates, mais, hélas! fatales pour lui. C’était justement là mon erreur et ma faute. Et je ne saurais m’en justifier. Des milliers et des dizaines de milliers de communistes et de patriotes coréens, dont Sin Kyu Sik, Pak Yong, Yang Rim, Han Wi Gon, Jang Ji Rak, Kim Song Ho, Jong Ryul Song, Han Ak Yon, ont consenti le sacrifice suprême pour la révolution chinoise.

    De même, un grand nombre de fils et de filles de Chine ont sacrifié leur vie pour la révolution coréene.

    Pas plus que l’amour et la science ne connaissent de frontières, la révolution d’un pays n’est isolée de celle des autres. A preuve, notamment, les actions de Zhang Weihua, de Novitchenko, de Che Guevara et de Norman Bethune. Zhang Weihua et Novitchenko sont des modèles mondiaux d’internationalistes. L’aide accordée par les communistes de différents pays du monde au mouvement du Front populaire d’Espagne et le mouvement de résistance à l’agression américaine et d’aide à la Corée des Volontaires du peuple chinois sont parmi les exemples mondiaux d’internationalisme. Là, les actions internationalistes de Zhang Weihua font briller son nom de tout son éclat.

    Pour le peuple coréen, Zhang Weihua est le symbole de l’amitié coréo-chinoise. Tous les Coréens, hommes et femmes, jeunes et vieux, le vénèrent pour ses hauts faits et le sacrifice suprême qu’il a consenti en servant la révolution coréenne.

    

    

    

    4. Zhang Weihua, mon compagnon

     d’armes révolutionnaire (2)

    

    

    Le sentiment d’amitié peut-il se perpétuer au-delà de la mort, concernant celui qui n’est plus et le survivant? Si oui, comment?

    Telle fut la question que Kim Pong Sok me posa quelque temps après la mort de son camarade Kim Jong Dok, mon ordonnance, tombé dans la bataille de Jiguanlazi. Kim Pong Sok, lui aussi, me servit d’ordonnance au temps de notre guerre de partisans. Il regretta longtemps l’ami qu’il avait perdu.

    Ma réponse fut: «Oui, c’est possible. Dans ce cas, la personne qui a survécu se souvient constamment de la personne disparue, dont l’image toujours aussi vivante demeure dans sa mémoire.» J’en donnai comme preuve l’amitié entre Zhang Weihua et moi-même.

    Ce fut mon aveu fondé sur ma propre expérience. Des années s’étaient écoulées depuis la mort de Zhang Weihua, et je me souvenais toujours vivement de lui. Souvent, je le voyais en rêve, ce vieil ami, tel qu’il avait été de son vivant. Arraché à mon rêve, j’éprouvais encore un sentiment mélancolique.

    Kim Pong Sok me demanda encore:

    «Camarade commandant, qu’est-ce qu’un vivant peut faire pour un mort?»

    Probablement, il espérait recevoir quelque précepte qui puisse lui servir de devise pour toute sa vie. Mais je n’étais alors pas assez préparé pour lui donner une réponse adéquate. Certes, la question concernant l’affection du vivant envers le défunt occupait une certaine place dans ma pensée, mais mon point de vue à ce sujet était très simple, si simple que même le premier bûcheron venu pouvait le concevoir. Pour toute réponse, je dis:

    «La plus importante des choses qu’un vivant puisse faire pour la mémoire d’un mort est de rester fidèle à ses dernières volontés.»

    Je pense que d’autres, à ma place, auraient fait presque la même réponse. Cependant, Kim Pong Sok semblait prendre très au sérieux cette limpide vérité à la portée de gens simples, voire des écoliers. Sur le point de mourir, Kim Jong Dok l’avait prié de me servir du mieux qu’il pourrait jusqu’à la libération de la patrie. Kim Pong Sok resta fidèle à cette dernière volonté de son camarade: il me servit de son mieux jusqu’au jour de la libération du pays, avant de tomber lui-même au champ d’honneur.

    Mon point de vue, à savoir rester fidèle aux dernières volontés du disparu, était la meilleure expression du sens qu’on avait de ses obligations envers lui, et il était partagé par tous mes compagnons d’armes.

    «Vengeons nos compagnons d’armes révolutionnaires tués au combat! – Prenons d’assaut cette colline pour rester fidèles aux dernières volontés de notre camarade chef de compagnie! – Libérons coûte que coûte la patrie selon les derniers vœux de nos camarades tombés pour elle!»

    Tels furent les mots d’ordre qui se faisaient souvent entendre sur les champs de bataille, dans les campements, au cours des marches. Ils reflétaient bien la résolution des partisans prêts à exaucer les dernières volontés de leurs regrettés compagnons d’armes. Les communistes coréens s’efforcèrent de s’acquitter de leurs devoirs révolutionnaires, et de remplir ainsi leurs obligations envers leurs compagnons d’armes disparus. Moi aussi, en me dévouant à mes tâches révolutionnaires, je m’évertuai à rester fidèle aux dernières volontés de mes camarades de combat et à mériter la confiance qu’ils m’avaient témoignée. Aujourd’hui encore, c’est en partant de ce point de vue que je me consacre aux tâches révolutionnaires que m’ont assignées notre Parti et notre peuple.

    Néanmoins, peut-on affirmer que c’est là l’unique façon de remplir nos obligations envers nos morts? Depuis ce mémorable événement que fut la libération de la patrie, le sens des obligations envers nos chers combattants disparus s’est encore beaucoup enrichi conformément aux exigences et aux conditions de l’époque nouvelle. On ne se contentait plus de rester fidèle à leurs dernières volontés: on voulait ramener dans la patrie les dépouilles des nôtres gisant en sol étranger, et porter à la connaissance des générations montantes leurs actions d’éclat jusque-là méconnues. Le pays étant devenu assez riche, on se proposait d’ériger des statues de bronze à leur mémoire et de donner leurs noms à de nouvelles villes ou cités.

    Le sens que nous avions des obligations envers nos camarades de guerre disparus se manifestait particulièrement par le soin pris de leurs descendants. Dès notre retour triomphal dans la patrie, nous avons envoyé à l’étranger des messagers pour rechercher les enfants des martyrs de la révolution. On les a cherchés un à un comme on s’applique à découvrir des pépites dans les sables. Et nous les avons envoyés faire leurs études à l’Ecole des enfants des martyrs de la révolution, à Mangyongdae. Il en a été de même pour les enfants de ceux qui avaient combattu dans le pays même: nous avons veillé à les placer dans la même école pour en faire la cheville ouvrière de l’édification de la Corée nouvelle.

    Dans les années 1970, désireux de perpétuer le souvenir de nos compagnons d’armes, nous avons fait aménager, sur le pic Jujak du mont Taesong, le Cimetière des martyrs de la révolution. De plus, sur un sommet, dans la commune de Sinmi, arrondissement de Hyongjesan, a été installé le Cimetière des patriotes, qui peut être appelé «second cimetière des martyrs de la révolution».

    Toutes ces initiatives traduisent les nobles sentiments de camaraderie et d’affection des communistes coréens, qui désiraient remplir de leur mieux leurs obligations envers ceux qui s’étaient sacrifiés pour le triomphe de la lutte révolutionnaire. Pendant plus d’un demi-siècle de pratique révolutionnaire, ils ont donné des exemples dignes d’être suivis par tous non seulement dans les relations entre les camarades vivants, mais également dans l’attitude envers leurs compagnons d’armes tombés dans cette lutte.

    L’histoire exceptionnelle de la sublime camaraderie cultivée entre les révolutionnaires coréens démontre que l’amitié peut se perpétuer au-delà de la mort. En ce qui me concerne, je crois qu’il suffit d’évoquer mes relations d’amitié avec Zhang Weihua.

    On aurait tort de penser que notre amitié n’a duré que jusqu’à sa mort. Si le sentiment d’amitié entre deux personnes cesse d’exister avec la mort de l’une d’elles, on ne saurait dire qu’il s’agissait d’une vraie amitié. Elle ne le sera que si le survivant se souvient toujours du disparu en le regrettant.

    Mon amitié pour Zhang Weihua lui a survécu. Depuis sa mort, je ne l’ai pas oublié un seul instant. Les émanations humaines qu’il avait laissées se répandaient dans mon cœur au fil des années. Quand la guerre antijaponaise fut couronnée par la victoire des communistes coréens et chinois, il fut, parmi mes nombreux camarades et bienfaiteurs chinois, le premier à être présent dans mon souvenir. Dans la patrie libérée, il m’arrivait maintes fois de me rappeler l’un après l’autre les bienfaiteurs chinois qui avaient sincèrement soutenu la révolution coréenne et aidé ma famille et moi-même. J’étais alors si ému que j’avais du mal à me ressaisir. L’instauration d’un monde de bonheur me faisait regretter plus vivement que jamais mes bienfaiteurs disparus.

    Chaque fois que je me souvenais de Zhang Weihua, je me préoccupais du sort de ses parents, de sa femme et de ses enfants. Surtout après la reddition inconditionnelle du Japon, alors que des réformes démocratiques, notamment la révolution agraire, s’effectuaient en Chine du Nord-Est et que toute la Mandchourie était la proie des flammes de la guerre civile, opposant l’armée du Guomindang de Jiang Jieshi à l’Armée populaire de libération de Chine. Partout on supprimait les propriétaires fonciers réactionnaires, les capitalistes compradores, les projaponais et les traîtres à la patrie. Je m’inquiétais de savoir si les Zhang n’étaient pas injustement persécutés. Chaque fois que le pays voisin était l’arène de troubles et qu’une campagne sociale s’y déchaînait, je m’inquiétais à leur sujet.

    Il était vrai que Zhang Weihua avait été un martyr de la révolution, à laquelle il avait rendu bien des services. Mais, comme, la plupart du temps, il avait milité dans la clandestinité, il était bien probable, pensais-je, qu’on ait pu considérer ce fils d’une famille riche comme un réactionnaire ou un traître, et non comme un communiste. Je voulais beaucoup les rencontrer. Mais l’édification du pays nouveau, la guerre contre les Américains, la mise en place de l’infrastructure du socialisme, toutes ces tâches et ces événements complexes m’ont obligé à remettre de nombreux projets à plus tard. J’avais tant de personnes à retrouver, mais, dans l’intérêt de l’Etat, je me suis interdit d’y penser et je me suis appliqué à mon travail.

    C’est vers 1959 que j’ai, enfin, reçu des nouvelles de la famille de Zhang Weihua. Cette année-là, dans notre pays, un groupe d’explorateurs des hauts lieux de la Lutte armée antijaponaise fut organisé et envoyé en Mandchourie.

    Avant leur départ, les recevant en audience, j’avais dit à Pak Yong Sun, chef du groupe:

    «Camarade Pak le Chasseur, vous vous rappelez Zhang Weihua, maître de l’Atelier de photo Xiongdi, qui nous avait envoyé des tissus et de l’argent au camp secret du mont Maan, où nos enfants souffraient de maladies et de froid? Une bonne vingtaine d’années s’est déjà écoulée depuis sa mort, mais je ne me suis encore même pas enquis de ce que sont devenus ses parents, sa femme et ses enfants. Si vous passez par Fusong, je vous prie de saluer de ma part les membres de la famille du défunt et de leur transmettre mon bon souvenir.

    – Je n’y manquerai pas. J’avais pensé, moi aussi, qu’il était de notre devoir d’aller leur rendre visite s’il nous arrivait de passer par Fusong. Combien nous devons à cet homme-là!»

    Il cligna les yeux, ému des souvenirs qui l’assaillaient.

    «En effet, malgré sa nationalité chinoise, on peut dire que c’était un Coréen et un révolutionnaire coréen. Ses exploits méritent d’être enregistrés non seulement dans l’histoire du mouvement communiste chinois, mais également dans celle de la révolution antijaponaise de notre pays. Si sa famille a quitté Fusong pour aller s’établir ailleurs, il vous faudra à tout prix, quitte à demander l’aide du service chinois de la sécurité publique, vous enquérir où elle habite.

    – Oui, nous la retrouverons, même si pour le faire nous devions parcourir toute la Chine.»

    Après le départ du groupe, j’attendais avec impatience des nouvelles de Fusong. Les blessures de la guerre ayant été pansées et la transformation socialiste des villes et des campagnes parachevée, j’avais maintenant le temps de reprendre haleine, et j’en profitais pour évoquer mes compagnons d’armes disparus et essayer de m’informer du sort de leurs familles.

    Au bout de quelques mois, j’ai reçu un télégramme de Pak Yong Sun. Il disait: « Aujourd’hui, à Fusong, j’ai retrouvé la famille de Zhang Weihua. Je n’ai pas manqué de lui transmettre vos saluts, Président du Conseil. La femme en a été si émue qu’elle a pleuré sans cesse en vous remerciant de vos compliments. Elle nous a remis une photo. Nous faisons tous nos efforts pour recueillir des documents et des objets témoignant de la lutte commune menée par vous et Zhang Weihua. Nous vous en informerons en détail de retour dans la patrie. »

    Pak Yong Sun devait m’apprendre plus tard que Zhang Wancheng était mort en 1954 et que, depuis, la femme de Zhang Weihua menait une vie de privations avec son fils Zhang Jinquan et sa fille Zhang Jinlu, dans leur maison de Fusong.

    Lorsque Pak Yong Sun lui eut transmis mon bon souvenir, elle fut vivement émue et prononça:

    «On dit que le ciel change toutes les heures, et l’homme, au fil des années, durant sa vie. Or, l’amitié du Général Kim Il Sung pour nous ne change jamais. Plus de vingt années se sont déjà écoulées depuis la mort de mon mari, mais le Général se souvient toujours de lui. Les paroles me manquent pour lui témoigner ma reconnaissance.»

    En guise de réponse à mes compliments, elle donna au chef du groupe une photo qu’elle avait gardée depuis des dizaines d’années, le priant de me la transmettre. La photo représentait mon frère cadet Chol Ju auprès de Zhang Weihua.

    A l’automne de la même année, cette photo fut exposée, avec les autres documents recueillis par le groupe d’explorateurs des hauts lieux de la Lutte révolutionnaire antijaponaise, au Musée de la lutte de libération nationale. C’est ainsi que notre peuple a pu, pour la première fois, voir l’image de Zhang Weihua. Visitant le Musée, je me suis longtemps arrêté devant cette photo, ému jusqu’au fond de mon cœur: j’avais l’impression de le revoir à Pyongyang, plus de vingt ans après notre séparation à Daying.

    Jusqu’alors, peu de personnes parmi notre peuple le connaissaient: on ignorait presque les services qu’il m’avait rendus et la contribution qu’il avait apportée à la révolution coréenne. Cela, parce que certains individus xénophiles, qui occupaient alors des postes importants dans le secteur de la propagande, ne voulurent pas faire connaître l’histoire de notre Parti, ainsi que ses traditions révolutionnaires. Seulement quelques anciens combattants connaissaient mes relations avec Zhang Weihua.

    J’ai tenu à exalter, devant ceux qui m’accompagnaient, ses remarquables qualités d’homme, de révolutionnaire et d’internationaliste. Ce fut une éruption d’affection et de regret, retenus depuis plus de vingt ans.

    «Camarades, voici Zhang Weihua, mon condisciple à l’Ecole primaire N° 1 de catégorie A, à Fusong. Plus tard, il a été à la fois mon ami et mon fidèle compagnon d’armes. Parmi ses camarades de lutte, il y avait de nombreux communistes coréens. En contact avec nous, il avait compris la Corée. En entretenant des relations d’amitié avec nous, il a ressenti de la sympathie pour le peuple coréen dans sa lutte antijaponaise qu’il a soutenue et aidée. Au demeurant, c’était un authentique internationaliste. Il aurait pu vivre dans l’aisance sans faire la révolution, mais il a choisi la voie de la lutte, au cours de laquelle il a sacrifié sa vie pour me protéger. Aujourd’hui, à la vue de cette photo, je le regrette plus que jamais. Plus nous sommes heureux, plus nous devons penser à nos bienfaiteurs comme Zhang Weihua, ainsi qu’à nos amis chinois qui ont versé leur sang pour aider à notre cause révolutionnaire.»

    Depuis lors, les publications de notre pays ont largement diffusé ses faits d’armes. Avec Luo Shengjiao et Huang Jiguang, il est justement tenu par notre peuple pour un remarquable internationaliste. C’est avec une vive affection et un profond respect que notre génération montante vénère son souvenir, comme elle le fait à l’égard de Kim Jin ou de Ma Tong Hui.

    Le lendemain de l’arrivée du groupe d’explorateurs à Fusong, la femme de Zhang Weihua a confié, dit-on, à ses enfants:

    «Dès l’école primaire, le Général Kim Il Sung et votre père s’étaient liés d’une si solide amitié qu’on les prenait pour de véritables frères. Tous leurs camarades d’études à Fusong le leur enviaient. Si votre père a pu rester inflexible dans la lutte contre les impérialistes japonais, c’est grâce au Général Kim Il Sung qui l’avait formé et dirigé. C’est pour ça que votre grand-mère vous disait souvent que vous deviez considérer le Général comme votre oncle. Il ne nous oublie pas et pense toujours à votre père. Jinquan, tu dois lui écrire une lettre pour lui exprimer nos remerciements et nos souhaits de bonne santé.»

    Cette évocation du passé avait tellement ému Zhang Jinquan qu’il ne put dormir de la nuit. A cette époque, en 1959, ce jeune homme de plus de vingt ans était de deux ans plus âgé que ne l’avait été son père lorsqu’il se donna la mort en avalant du révélateur. Au nom de sa famille, le fils m’écrivit une longue lettre qui me tint éveillé plusieurs nuits: j’évoquais le passé en songeant à Zhang Weihua.

    Mon amitié pour lui et mes regrets de l’avoir perdu s’étaient ravivés à la suite de cet échange de mes salutations et de la lettre de Zhang Jinquan.

    L’amitié du vivant pour le mort se perpétue, – il est juste de le dire –, par l’amour et les soins que le premier prodigue aux enfants du défunt. Mon attachement envers Zhang Weihua a pris un aspect nouveau, se développant à travers mes fréquentes rencontres avec ses enfants.

    Après avoir reçu la lettre de Zhang Jinquan, je sentis mon esprit occupé par ce jeune homme dont je ne connaissais ni le visage ni le caractère. Son écriture imitait celle de son père. Quelle ne serait pas ma joie, pensais-je, si son visage ressemblait à celui de son père, si je le voyais non pas sur la photo, mais en chair et en os, en face de moi!

    Cependant, ce n’était qu’un rêve. Pour en faire une réalité, il me fallait surmonter encore certaines difficultés, et cela exigeait de ma part de la persévérance et de la patience, car entre la famille de Zhang Weihua et moi-même, il y avait un obstacle de taille: la frontière. Celle-ci existe objectivement, indépendamment de la fidélité à l’amitié du passé.

    En mai 1984, plus de vingt années après avoir reçu la lettre de Zhang Jinquan, j’ai eu l’occasion de traverser par le train la Chine du Nord-Est pour aller visiter l’URSS et d’autres pays socialistes d’Europe de l’Est. C’est dans les montagnes et les plaines de cette région de la Chine que j’avais passé une vingtaine d’années, tout en supportant bien des peines pour mener la Lutte armée antijaponaise. Je gardais beaucoup de souvenirs de cette région qui m’était aussi chère que mon pays natal. Il me tardait tellement d’y revenir, ne fût-ce qu’une seule fois, qu’il m’arrivait de rêvasser que je foulais le sol de ce pays d’au-delà du nôtre. C’est peut-être pour me permettre de réaliser ce rêve que Kim Jong Il avait fixé mon itinéraire comme suit: Tumen–Mudanjiang–Haerbin–Qiqihaer–Mandchourie–URSS.

    Je ne pouvais pas quitter des yeux ces montagnes qui m’étaient devenues si familières. Combien de patriotes avaient versé leur sang sur ce sol! Des dizaines d’années s’étaient écoulées depuis ce temps-là. Pourtant, je revoyais nettement les visages de mes compagnons d’armes. Ils passaient la nuit, près de moi autour des feux de bivouac, je partageais leur repas constitué d’une écuelle de bouillie d’herbe. Nous combattions au coude à coude dans l’odeur de poudre.

    Parti de Tumen, notre train spécial filait depuis un bon moment, quand, me rappelant la famille de Zhang Weihua vivant à Fusong, je fis venir des membres de ma suite.

    «Nous traversons maintenant une région où je voulais toujours revenir. Si j’en avais le temps, je voudrais bien aller rencontrer mes compagnons d’armes et amis du temps de la guerre de partisans et visiter les champs de bataille où mes compagnons d’armes sont tombés et où ils ont été enterrés. Mais il m’est impossible de le faire. Quel dommage! J’ai appris que la famille de Zhang Weihua habite à quelques dizaines de lieues d’ici à Fusong. Cela me ferait plaisir de lui envoyer au moins un cadeau en mon nom.»

    Quelques jours plus tard, mon cadeau fut transmis à cette famille par les soins du personnel chinois concerné.

    De retour de ma tournée en Europe, j’ai reçu une deuxième lettre de Zhang Jinquan, et je l’ai invité à venir visiter Pyongyang. En même temps, j’ai demandé au Secrétaire général, Hu Yaobang, du Parti communiste chinois de bien vouloir faire le nécessaire pour que la visite de Zhang Jinquan dans notre pays se déroule sans difficulté.

    Enfin, en avril 1985, accompagné de sa sœur cadette Zhang Jinlu et de son fils aîné Zhang Qi, Zhang Jinquan effectua une visite mémorable en Corée. Un jour de printemps, où toutes sortes de fleurs étaient épanouies, où toute la nature renaissait, j’ai rencontré mes chers hôtes de Fusong à la Résidence protocolaire de Hungbu.

    Les voyant descendre de voiture, je ne pus prononcer un mot: ma gorge se serrait d’émotion. Je constatai que Zhang Jinquan ressemblait beaucoup à son père, que Zhang Jinlu était une véritable copie de sa mère, et que Zhang Qi additionnait et mêlait tous les beaux traits de ses grands-parents. Cette ressemblance était, sans doute, pour eux, un sujet de fierté, et, pour moi, une raison de satisfaction. Je croyais revoir, comme dans le temps, Zhang Weihua et son épouse. Secouant cette illusion, j’essayai de retrouver dans leurs gestes ceux de leur père. Ensuite, je les serrai tous sur mon cœur, comme j’avais fait pour Zhang Weihua à Miaoling et à Daying.

    «Je vous souhaite la bienvenue!» fis-je en chinois.

    Ces mots furent prononcés facilement, malgré le fait que ma connaissance de cette langue s’était estompée au cours des dizaines d’années où je ne m’en étais pas servi. Certains prétendent que, si un chef d’Etat parle dans une langue étrangère au cours d’une cérémonie diplomatique, cela va à l’encontre des usages. Qu’importe! Les Zhang n’étaient pas venus pour des affaires diplomatiques. A quoi bon observer le protocole pour recevoir les enfants d’un compagnon d’armes!

    Au déjeuner offert ce jour-là en leur honneur, je ne prononçai pas de toast. Ce qui était également contraire aux usages.

    «Nous sommes comme entre des gens d’une même famille. Point n’est besoin de prononcer des toasts, n’est-ce pas? Trinquons simplement à la santé de ceux qui sont ici présents et à l’amitié coréo-chinoise!»

    Mes paroles furent cordialement accueillies par Zhang Jinquan.

    Comme son père, il n’était pas grand buveur, et je ne l’incitais pas à boire. Nous bûmes chacun seulement trois verres de Tuljjuksul peu fort (liqueur de cassis – NDLR). J’en avais servi notamment à François Mitterrand lors de sa visite dans notre pays. Cette liqueur jouissait d’une bonne réputation même sous la domination japonaise. A l’époque, seul l’empereur du Japon pouvait en boire.Ce chiffre de «trois verres» était symbolique: en juin 1932, lors de mon entretien avec Zhang Weihua, alors que nous allions nous séparer, nous avions bu trois verres à la distillerie «Dongshaoguo», au nord d’un carrefour sur la route du chef-lieu du district de Fusong.

    Le banquet organisé en l’honneur de mes invités dura trois heures, dans une atmosphère de famille, contrairement à l’usage. Ensuite, nous causâmes aussi longtemps dans le jardin.

    Nous parlâmes beaucoup du sens que l’on devait avoir de ses obligations. J’évoquai les obligations remplies par Zhang Wancheng et Zhang Weihua envers ma famille au temps de Fusong, tandis que mes hôtes me remerciaient de ma fidélité au souvenir des disparus.

    «Votre grand-père a aidé le mouvement d’indépendance de la Corée, et votre père, notre mouvement communiste.»

    Je m’exprimai ainsi laconiquement pour apprécier les mérites des Zhang.

    Si j’ai beaucoup parlé ce jour-là du sens élevé que Zhang Wancheng et Zhang Weihua avaient eu de leurs obligations, ce n’était pas uniquement pour faire leur éloge, mais plutôt dans l’espoir que leurs descendants – Zhang Jinquan, Zhang Jinlu et Zhang Qi – deviennent de bons citoyens, fidèles à leurs obligations, et des révolutionnaires convaincus.

    Le sens des obligations réciproques ne se manifeste pas seulement entre le souverain et les ministres, entre le père et les fils, comme le préconise la morale féodale, mais également entre amis et entre camarades. Je pense que l’expression «confiance entre amis» traduit cette vérité. Les sages de l’Antiquité, pour exalter l’administration basée sur la vertu et le sens du devoir, disaient: la vertu désarme l’opposition. Ce qui signifie que la vertu conditionne l’existence de l’homme, et l’homme, celle de la terre, la terre, celle de la fortune et, enfin, la fortune, son utilisation. La vérité de la philosophie orientale antique, qui se résume en ces cinq mots – vertu, homme, terre, fortune et utilisation – a une signification profonde, et je suis d’avis qu’elle peut servir de référence même dans la vie contemporaine.

    Nous nous abstenons de rejeter sans réflexion les Trois principes et les Cinq points moraux, et nous n’admettons pas non plus l’opinion outrancière de ceux qui les opposent délibérément aux idées communistes en les considérant comme allant à l’encontre de la morale communiste. Peut-on considérer la conduite d’un sujet qui se dévoue à son pays comme répréhensible? Et la piété filiale peut-elle être tenue pour un acte contraire à l’éthique? Nous nous opposons au concept servant à justifier le régime social et étatique féodal qui invitait le peuple à la docilité et à la soumission aveugles, mais non à l’esprit des Trois principes et des Cinq points moraux, qui insistent sur la base morale de l’homme.

    Les rapports entre Zhang Weihua et moi-même n’étaient pas de ceux existant entre souverain et ministres ou entre père et fils. S’il a sacrifié sa vie pour me protéger, ce n’était pas pour remplir ses obligations envers un souverain comme l’exigent les Trois principes. Il a accompli son sublime devoir de communiste, et non pas les obligations basées sur les Trois principes. Il a agi ainsi en faveur de son camarade révolutionnaire que j’étais, dans l’intérêt de la révolution. La valeur et la grandeur des mérites de Zhang Weihua viennent de la pureté et de la noblesse de sa fidélité à son devoir.

    Au nom de leur famille et des gens de Fusong, Zhang Jinquan et les siens m’ont fait cadeau d’une horloge ornée d’une gravure sur bois portant cette légende: «Deux dragons s’amusent avec des perles», ainsi que d’une peinture chinoise Duoshoutu représentant un enfant de paysan portant un panier rempli de «pêches de longévité». Comme ils m’ont dit, ce tableau exprimait leurs vœux de bonne santé et de longue vie.

    En guise de réponse à ces cadeaux, je leur ai remis à chacun une montre en or avec mon nom gravé dessus.

    Pendant son séjour à Pyongyang, Zhang Jinquan a passé un examen médical complet et a reçu notamment un appareil dentaire en or à la place de ses molaires altérées.

    Je les ai rencontrés une deuxième fois à la Résidence protocolaire de Sinuiju, ville frontalière. Avant leur départ, j’ai fait préparer en leur honneur un déjeuner qui a duré trois heures.

    Au moment de la séparation, j’ai fait cadeau à chacun d’eux d’un appareil photo, ce qui a achevé de les émouvoir. C’est après réflexion que j’avais choisi ces appareils. Lorsqu’il tenait l’«Atelier de photo Xiongdi» à Fusong, Zhang Weihua nous avait envoyé un appareil photo. Mon choix traduisait donc mon désir de rendre la pareille à ses descendants. C’était, en même temps, la manifestation de mon souhait de les voir suivre l’exemple de Zhang Weihua, qui avait contribué à la révolution avec son appareil photo. A l’époque, à Fusong, Zhang Jinquan s’occupait de la photographie à l’instar de son père.

    Avant de nous séparer, je leur ai dit:

    «Demain, je vais quitter Sinuiju pour Pyongyang. Je vous prie, une fois rentrés chez vous, de travailler au mieux et de devenir d’excellents communistes. Il ne faut pas ambitionner une position élevée ni commettre des erreurs. Vous êtes devenus, de bonne heure, orphelins de père: désormais, c’est moi qui suis votre père.»

    En 1987, accompagné de sa femme Wang Fenglan, de son deuxième fils Zhang Yao et de sa petite-fille Zhang Mengmeng, Zhang Jinquan est revenu dans notre pays. Je les ai alors rencontrés à sept reprises, au mépris de l’usage et des règles établies. Zhang Mengmeng, alors âgée de cinq ans, était la plus jeune parmi les amis étrangers venus me féliciter à l’occasion de mon 75e anniversaire. Elle représentait la cinquième génération de la famille des Zhang.

    Le soir du 13 avril, elle fut invitée avec ses grands-parents et son oncle au Théâtre d’art Ponghwa où allait avoir lieu un spectacle donné par différentes délégations étrangères participant au Festival artistique d’amitié «Printemps d’Avril». Je l’y ai vue pour la première fois. Sorti du foyer, je me dirigeais vers la salle de spectacle, où je rencontrai les époux Zhang, assis au premier rang, tout près du passage que je suivais. Echangeant des saluts avec eux, j’aperçus la petite fille et je la soulevai en l’air. Sans avoir l’air gêné, elle frotta sa joue contre la mienne, tout en souriant.

    A ce moment, de vifs applaudissements éclatèrent dans la salle remplie de milliers de spectateurs. Assistant à cette scène, les hôtes étrangers, qui ne connaissaient pas les relations existant entre les Zhang et moi, nous applaudissaient ardemment.

    Oui, Mengmeng, me disais-je, je suis ton arrière-grand-père. A te lever ainsi dans mes bras, le souvenir de ton vrai arrière-grand-père me serre le cœur. Il aimait beaucoup les enfants. Comme il te chérirait s’il était vivant! Hélas! il a choisi la mort pour me protéger, alors qu’il n’avait pas encore trente ans. Je ne sais si je pourrais jamais compenser ne fût-ce qu’un peu son bienfait. Tu es une fleur épanouie à la cinquième génération de l’amitié coréo-chinoise. Ton arrière-arrière-grand-père, ton arrière-grand-père, mon père et moi, nous avons consacré toute notre vie à préparer cette amitié. Tu es une fleur éclose sur le sang versé par eux. Epanouis-toi encore davantage pour la plus grande admiration du monde entier, pour l’amitié de nos deux pays: la Corée et la Chine.

    C’est ce que je pensais au milieu des applaudissements qui faisaient vibrer la salle. J’étreignis l’enfant, la pressant sur ma poitrine. Je sentis son petit cœur battre rapidement, mais régulièrement, tout près du mien. Le moment où ce battement énergique était transmis à mon cœur fut un moment significatif, annonçant que notre amitié, entre Zhang Weihua et moi, allait être léguée à la cinquième génération: c’est-à-dire de Zhang Wancheng à Zhang Mengmeng, en passant par Zhang Weihua, Zhang Jinquan et Zhang Qi. Ayant bravé toutes les épreuves de l’époque, l’amitié entre nos deux familles se perpétue depuis déjà cinq générations. Cette amitié correspond à celle qui lie nos deux pays, nos deux peuples: les Coréens et les Chinois. Plus tard, Zhang Jinquan a appelé cette amitié: «Un sentiment d’affection qui s’approfondit avec le temps.»

    La vue de Zhang Mengmeng dans mes bras donna aux spectateurs la certitude que l’amitié coréo-chinoise se perpétuerait à travers les générations.

    Ce jour-là, en souvenir de notre rencontre, j’ai mis mon nom au bas de la photo, où l’on voyait Zhang Weihua avec mon frère cadet Chol Ju. Zhang Jinquan m’a promis de garder ce document photographique comme un trésor de sa famille.

    Pendant le séjour des Zhang dans notre pays, nous avons réservé pour eux un avion spécial et un train spécial et affecté un personnel assez important à leur service. Notre pays a accordé aux descendants de Zhang Weihua, comme il le fait pour ses hôtes de marque, le traitement de faveur qu’ils méritaient.

    En avril 1992, ils sont revenus chez nous me féliciter à l’occasion de mon 80e anniversaire. Ce fut leur troisième visite chez nous. Zhang Jinquan et son épouse, Zhang Qi et son épouse, Zhang Yu, Zhang Mengmeng, ainsi que Zhang Jinlu et son mari Yue Yubin, leur fille Yue Zhiyun, leur fils Yue Zhixiang, qui habitent Beijing, etc., en tout douze personnes, se sont tous réunis à Pyongyang. Leurs fréquentes visites ont approfondi notre affection mutuelle.

    En souvenir de sa troisième visite, Zhang Jinquan m’a offert ses Mémoires, intitulées: Un sentiment d’affection qui s’approfondit avec le temps. Il y relate telle quelle l’amitié entre nos deux familles, qui remonte aux relations amicales entre mon père et Zhang Wancheng. Malgré son style sobre, cet ouvrage, qui débordait de sentiments de fraternité et d’amitié, avait de quoi impressionner. Il m’a profondément ému. J’ai félicité l’auteur de son succès. Ayant rougi comme un enfant, il a dit qu’il n’était pas sûr que son ouvrage reflétât fidèlement la touchante sollicitude dont j’entourais sa famille.

    En échange de son cadeau, je lui ai donné les tomes 1 et 2 de mes Mémoires A travers le siècle, traduits en chinois.

    «Zhang Weihua et Novitchenko ont été deux étrangers à m’avoir sauvé la vie en exposant la leur. Le deuxième n’a pas péri, mais s’il n’avait pas été décidé à mourir, une telle action eut été impossible. Il n’est pas facile de décider instantanément d’agir ainsi.»

    Voilà ce que j’ai dit aux Zhang lors de leur troisième visite dans notre pays.

    Zhang Jinquan et Zhang Jinlu m’ont dit alors, avec franchise: «L’action de Novitchenko avait été, dans un certain sens, bien plus méritoire que celle de notre père. Sans lui, que se serait-il passé?

    – Au cours de ma vie, j’ai eu un grand nombre de bienfaiteurs que je n’oublierai jamais. Ils m’ont sauvé la vie dans les moments les plus dangereux. Le pasteur Son Jong Do, père de Son Won Thae, qui vous accompagne maintenant, est de ceux-là... Je suis amené à croire que le Ciel protège les hommes braves, prêts à se sacrifier pour leur pays, et qu’il leur envoie des aides efficaces. Ce n’est pas de l’idéalisme. Le peuple vient au secours de ceux qui sont déterminés à sacrifier leur vie pour lui. C’est la vérité, la dialectique.»

    Je les ai exhortés à devenir d’excellents fils et filles du peuple, prêts à servir sa cause jusqu’au sacrifice suprême, à l’instar de leur père.

    Zhang Jinlu m’a fait cadeau d’un sweater de laine de couleur violette qu’elle avait tricoté elle-même. Elle voulait que son cadeau soit utilisé personnellement par moi sans être exhibé à l’Exposition de l’amitié internationale. Je lui étais reconnaissant de son soin. J’ai donc accepté le pull-over et je l’ai mis aussitôt, avant de me faire photographier avec eux.

    Zhang Jinquan m’a fait part de son intention d’ériger une stèle funéraire sur la tombe de son père pour le 55e anniversaire de sa mort, et il m’a prié d’écrire l’épitaphe.

    Je lui savais gré de sa demande, car c’était une preuve de sa sincérité. En effet, il me considérait comme un oncle.

    «Voilà déjà 55 ans qu’il n’est plus. Cela arriva en octobre du calendrier lunaire, si je ne me trompe...»

    C’est avec recueillement et un profond sentiment de respect que je me remémorai ce sinistre automne 1937.

    «Oui, c’est exact, mon oncle. C’est le 2 du dixième mois lunaire de 1937; selon le calendrier solaire, c’est le 27 octobre de cette même année.

    – Cependant, ne prenez pas cette peine. Je ferai ériger ce monument de ma part. Qu’en pensez-vous?»

    A cette proposition inattendue pour Zhang Jinquan et Zhang Jinlu, ils ne faisaient que se regarder, perplexes, sans répondre. C’était trop à leurs yeux. Ils m’avaient révélé leur pensée en me considérant comme le chef de leur famille.

    Zhang Jinquan eut hâte de répliquer:

    «C’est impossible. Nous ne pouvons vous déranger encore. Nous vous demandons seulement de nous écrire l’épitaphe. Tout le reste, nous le ferons nous-mêmes.

    – C’est une autre idée. Mais je pense qu’il vaudra mieux faire faire chez nous la stèle avec l’épitaphe écrite par moi et vous l’envoyer. Et vous n’aurez qu’à faire le nécessaire pour sa mise en place. Il faut que vous-mêmes choisissiez la date de son inauguration.

    – Comme nous vous en serions reconnaissants! Pardonnez-nous de vous avoir causé des soucis supplémentaires, à vous qui êtes si occupé. Je suis désolé de vous avoir encore chargé de cette tâche.»

    Ils étaient très confus, ne sachant comment se faire excuser.

    «Ce ne sera pas long de faire faire le monument. Mais puisque nous avons convenu de l’ériger, il serait idéal de procéder à la cérémonie le jour anniversaire de la mort de votre père.»

    Les Zhang acceptèrent ma proposition de bon cœur. Ils me promirent, une fois de retour à Fusong, d’accélérer les préparatifs pour l’inauguration du monument et d’en avertir les autorités compétentes chinoises.

    Voilà comment j’ai fait ériger un monument sur la tombe de Zhang Weihua, mon ancien compagnon d’armes révolutionnaire.

    Le personnel de l’Institut de l’histoire de notre Parti s’est chargé de transporter le monument de Pyongyang à Fusong. Le Parti et le gouvernement chinois ont envoyé leurs représentants au pont de Linjiang pour l’accueillir. Sous leur égide, le 27 octobre, la cérémonie d’inauguration du monument a eu lieu solennellement sur la tombe de Zhang Weihua dans la ville de Fusong. Les médias de Chine ont fait une large publicité à l’événement, auquel ils attachaient une grande importance.

    Et voici l’épitaphe que j’ai rédigée:

    

    «Les mérites révolutionnaires du martyr Zhang Weihua sont le symbole éclatant de l’amitié entre les peuples coréen et chinois. Son noble esprit de dévouement et ses exploits révolutionnaires resteront toujours présents dans la mémoire du peuple.

    

    Kim Il Sung

    Le 27 octobre 1992»

    

    De retour à Pyongyang, nos délégués m’ont projeté le film vidéo rapportant cette cérémonie dont la solennité m’a impressionné. C’était un tableau vivant de l’amitié et de la fidélité au devoir, que seuls les peuples et combattants coréens et chinois ont pu créer.

    L’amitié peut-elle survivre à la mort?

    A cette question, j’ai répondu et je réponds toujours par l’affirmative. L’amitié que j’entretiens avec les troisième, quatrième et cinquième générations de la famille de Zhang Weihua et la cérémonie d’inauguration du monument à Fusong sont là pour prouver sans conteste la pertinence de ma réponse.

    Le survivant ne doit pas oublier le mort. S’il garde son souvenir intact, c’est que leur amitié a toujours été solide, vraie et indéfectible. Dans le cas contraire, il n’y a jamais eu d’amitié. Il faut évoquer souvent nos morts, faire une large propagande pour leurs faits d’armes, s’occuper de leurs enfants et rester fidèles à leurs dernières volontés. Voilà les obligations que doivent remplir les vivants envers les générations précédentes, les patriotes et les camarades révolutionnaires disparus. Sans quoi, on ne saurait perpétuer dûment l’histoire et les traditions.

    Après l’envoi du monument, je me suis senti quelque peu soulagé. Mais même après avoir érigé des milliers de monuments de ce genre, pourrais-je prétendre m’être acquitté envers Zhang Weihua, à qui je dois la vie?

    Zhang Yu, son petit-fils, et Yue Zhiyun, sa petite-fille du côté maternel, font maintenant leurs études, selon le désir de leurs parents, à l’Université des relations internationales, à Pyongyang.

    Chaque fois que je sens Zhang Weihua me manquer particulièrement, je leur rends visite dans leur logement. Il n’est pas facile, pour un chef d’Etat, de prendre sur son emploi du temps toujours chargé les heures nécessaires pour rencontrer des étudiants étrangers.

    Mes assistants ne sont pourtant pas avares pour me donner le temps d’aller m’entretenir avec les descendants de Zhang Weihua. Et je ne lésine pas sur ces visites.

    Quand Zhang Yu et Yue Zhiyun m’ont présenté en bon coréen leurs vœux de Nouvel An, je n’ai pu dissimuler ma satisfaction. Ils parlaient très bien le coréen. J’espère qu’ils parviendront très vite à posséder parfaitement notre langue, à s’habituer à notre cuisine et à se familiariser avec nos gens.

    A l’approche du XXIe siècle, la situation politique mondiale s’avère extrêmement tendue et complexe. Ce qui n’empêche pas notre vieille amitié avec la famille de Zhang Weihua de se resserrer encore avec les années.

    Depuis longtemps, j’ai exprimé mon désir d’aller visiter Fusong: je rêve d’aller à Fusong pour me recueillir sur la tombe de Zhang Weihua à Nandianzi. Mais je crains que cela ne reste qu’un rêve.

    Il m’arrive, d’ailleurs, de revoir en songe mon ancien compagnon d’armes, tant son image me tient au cœur.

    

    

    

    5. L’Association pour la restauration

    de la patrie

    

    

    La création de la nouvelle division a impulsé le renforcement et le développement des forces principales de l’Armée révolutionnaire populaire coréenne. Des horizons nouveaux s’offraient à nous pour amplifier et approfondir le mouvement pour un front uni national antijaponais et les préparatifs idéologiques et organisationnels de la fondation d’un parti. La nouvelle division est devenue une force motrice puissante, capable de soutenir militairement et politiquement les communistes coréens dans leurs activités visant à étendre la lutte armée et à la porter à l’intérieur du territoire de la Corée, à réunir les forces patriotiques de toutes les couches sociales. De plus, de vastes perspectives se sont ouvertes, permettant un tournant historique décisif au sein du mouvement pour un front uni, que nous déployions énergiquement depuis la Conférence de Kalun.

    Après la Conférence de Nanhutou, notre effort fut orienté vers la création d’une organisation permanente et pan-nationale de front uni, afin de contribuer au rassemblement de larges forces patriotiques antijaponaises. C’était la tâche actuelle dont la solution ne souffrait aucun atermoiement, tant du point de vue du développement de notre révolution qu’à la lumière des événements qui se déroulaient dans le pays et en dehors.

    La voie la plus sûre, qui menait à la réalisation de la souveraineté et de l’indépendance du pays, passait par la résistance de l’ensemble du peuple, pratiquée sur la base d’une grande union nationale. Obtenir cette union était la tâche clé dont l’accomplissement présiderait au succès de la conquête de l’indépendance par nos propres forces. Telle était l’idée que nous préconisions depuis longtemps. La formation d’un front uni, avec l’instauration des principes du Juche, était l’un des idéaux essentiels pour lesquels nous avions milité dès les premiers jours de la Lutte révolutionnaire antijaponaise.

    Nous inspirant des idéaux de la grande union nationale et du front uni, nous déployions d’immenses efforts pour réaliser la coalition avec les forces nationales et patriotiques de tout bord qui prenaient position contre l’impérialisme japonais. Comme notre action se déroulait sur le sol chinois, nous développions activement aussi la coopération avec de larges forces antijaponaises et les communistes de Chine. Nos succès et notre expérience considérables ont, en même temps, constitué une base solide pour développer et amplifier notre mouvement pour un front uni. Tirant profit des succès remportés et de l’expérience accumulée, nous tendions tous nos efforts pour créer les conditions nécessaires au développement de ce mouvement à l’échelle nationale. Avec cela, nous cherchions à nous doter le plus vite possible d’un noyau dirigeant et de forces capables d’aborder cette tâche.

    Il faut dire que, dès avant les années 1930, des tentatives de rassemblement de toutes les forces de la nation avaient déjà été entreprises.

    Si l’on considère l’histoire moderne de la Corée, il devient clair que les problèmes du grand rassemblement de la nation, indépendamment des convictions politiques et autres conceptions, avaient été envisagés dès après le milieu des années 1920. A cette époque, dans l’arène de la lutte de libération nationale dans notre pays, existaient deux forces politiques: le nationalisme et le communisme. Face au despotisme et à la spoliation exercés par les impérialistes japonais, et qui ne faisaient que s’aggraver, les dirigeants du mouvement de libération nationale ressentirent de plus en plus fortement la nécessité de rassembler les forces patriotiques, de réaliser la grande union nationale. Partant, les communistes de la période initiale cherchèrent des contacts avec les nationalistes, et ceux-ci, à leur tour, cherchèrent à coopérer avec les forces communistes.

    Grâce aux efforts conjugués des dirigeants des deux camps, intéressés à la libération nationale, au rétablissement de la souveraineté nationale, on a vu naître en février 1927 à Séoul l’Association Singan, la première organisation de front uni dans l’histoire de la Corée. La confiance des masses populaires envers cette organisation était si grande que les personnalités patriotes et les historiens de l’époque la désignaient comme le quasi unique parti national. La création de cette association a été ardemment saluée par le peuple, qui, jusque-là, avait exprimé son mécontentement devant l’hostilité et l’opposition qui divisaient ces deux forces: le communisme et le nationalisme.

    Les partisans du mouvement communiste et du mouvement nationaliste, qui auparavant divergeaient par leurs convictions politiques, ont pris conscience, bien qu’avec retard, de la nécessité qu’il y avait à s’unir, à se rassembler, et ils ont formé l’organisation du front uni. Cela a constitué un grand événement répondant aux attentes des masses et à l’impératif de l’époque.

    L’Association Singan, que l’on pourrait appeler premier résultat de la coopération nationale en Corée, était, par ses tâches et ses objectifs, patriotique, antijaponaise.

    C’était comme la proclamation de la naissance du front conjoint des deux forces importantes qui, peut-on dire, représentaient la nation; l’Association Singan, depuis sa venue au monde, est devenue l’unique organisation représentant toute la nation coréenne. Le but de la création de cette organisation était traduit au mieux par son appellation s’inspirant de cet adage: «Des branches nouvelles poussent sur un vieil arbre.» Car le mot Singan signifie «branche nouvelle». Comme l’indique ce nom donné à l’Association par ses initiateurs, elle visait au rassemblement de toutes les forces de la nation sur une base nouvelle.

    Les initiateurs et les animateurs de cette organisation étaient Ri Sang Jae, Hong Myong Hui, Ho Hon et autres patriotes progressistes, qui jouissaient d’une grande autorité parmi les masses. Le contenu de son programme était novateur et révolutionnaire, visant à éveiller la conscience nationale en politique et en économie, à consolider l’unité nationale, et repoussant l’opportunisme de tout acabit et de toutes nuances. La composition de cette association était fort hétéroclite, unissant dans ses rangs plus de 37 000 personnes de diverses professions: ouvriers, paysans, hôteliers, photographes, journalistes, commerçants, médecins, employés de compagnie, enseignants, scribes, éleveurs, imprimeurs, pêcheurs, travailleurs des transports, tisserands, couturières, élèves et étudiants, avocats, écrivains, employés de banque, serviteurs de culte, etc.

    L’Association Singan cherchait à rassembler et à unir toutes les forces de la nation sur la base de la coopération des partisans de l’aile gauche et de l’aile droite. Cependant, malgré la nature progressiste de ses tâches et objectifs, elle fut obligée de cesser d’exister en mai 1931.

    Pourquoi cela est-il arrivé? On avance différentes versions. Les partisans du mouvement communiste en faisaient grief aux nationalistes, et ceux-ci, à leur tour, en rejetaient la responsabilité sur les communistes. Pendant un temps, quelques historiens ont tenté d’expliquer la cause principale de la dissolution de l’Association Singan par une scission entre ses dirigeants et leurs tendances réformistes. Et ils niaient la nature patriotique de cette organisation et l’importance de son rôle dans l’histoire nationale.

    Je ne puis accepter pareilles opinions nihilistes. Certes, il est utile de procéder à une analyse scientifique des causes de la dissolution de l’Association Singan et d’en tirer la leçon qui s’impose. Mais il ne convient pas de monter une farce afin de rejeter la responsabilité sur autrui. Même si parmi la direction de cette association il y a eu des réformistes, point n’est besoin de juger négativement l’organisation elle-même ni de ramener à zéro son importance dans l’histoire nationale.

    La cause de la dissolution de l’Association Singan réside avant tout dans le fait que les impérialistes japonais, craignant l’union des forces antijaponaises de la nation coréenne, enfoncèrent un coin dans ses rangs, y portèrent la scission, en soudoyant son échelon supérieur aux tendances réformistes. Une autre cause principale de la dissolution fut l’absence d’une force dirigeante capable de mettre fin aux agissements de subversion et de sabotage, d’orienter et de diriger habilement cette association.

    De la désagrégation de l’Association Singan nous avons tiré une amère leçon. Prêts et résolus à assurer nous-mêmes l’union des forces patriotiques nationales, nous nous assignâmes comme tâche politique importante de créer un front uni national antijaponais et nous déployâmes des efforts persistants en vue de rassembler toutes les forces de la nation sous la bannière de cette grande cause: la résistance au Japon et le salut du pays. Ainsi un noyau dirigeant capable de prendre la tête de ce mouvement fut formé et nous accumulâmes une expérience utile.

    La Conférence de Nanhutou décida de créer une organisation pan-nationale de front uni, posant ainsi un jalon historique dans le développement du mouvement pour le front uni en Corée.

    A cette époque, dans l’arène internationale également, commença à se développer le mouvement du Front populaire visant à endiguer l’agression impérialiste, à barrer la route au fascisme.

    La venue des nazis au pouvoir en Allemagne donna une forte impulsion à la classe ouvrière de France, qui voyait la menace croissante du fascisme dans le pays et ressentait vivement la nécessité de former un front antifasciste uni. Comme les masses populaires aspiraient ardemment à l’unité d’action, le Parti socialiste, en acceptant la proposition du Parti communiste, conclut avec lui, en juillet 1934, un pacte d’unité d’action contre la guerre et le fascisme. Sous l’influence de ces deux partis, les syndicats, qui jusque-là avaient agi séparément, s’unirent, eux aussi. C’est dans ce contexte que fut formé le «Front populaire du travail, de la liberté et de la paix». La situation exigeait de développer ce front, de le faire aboutir à l’unité d’action avec les couches moyennes. Fin juin 1935, le Parti radical-socialiste, petit-bourgeois, rejoignit la coalition des partis socialiste et communiste. Cela conduisit à la formation de ce que l’on appela «l’Union du peuple». Le 14 juillet, à Paris, eut lieu une formidable manifestation du Front populaire à laquelle prirent part des centaines de milliers de personnes. Au premier rang des manifestants marchaient, coude à coude, les leaders des trois partis: Maurice Thorez, Léon Blum et Edouard Daladier. En janvier 1936, le Programme du Front populaire fut officiellement publié, basé sur l’unité d’action des groupes progressistes antiguerre et antifascistes, tout d’abord des trois partis. En avril-mai de la même année, le Front populaire remporta une grande victoire aux élections à la Chambre des députés. Il en résulta que le cabinet Sarraut démissionna en entier. Et le gouvernement du Front populaire, Léon Blum en tête, fut formé. Bien entendu, le gouvernement prenant appui sur le Front populaire cherchait une issue à la crise économique dans l’augmentation du pouvoir d’achat des masses populaires. Cependant, il n’arriva pas à remporter le succès escompté. Tout en soutenant moralement le gouvernement du Front populaire en Espagne, il pratiqua la politique de «non-intervention» dans les affaires de cette république et ne lui prêta pas d’assistance active. Finalement, le Front populaire se désagrégea. Pourtant, il avait su empêcher l’instauration d’un régime ouvertement fasciste en France et donner un enseignement utile au mouvement communiste mondial dans sa lutte contre le fascisme.

    Compte tenu de la précieuse expérience du Front populaire en France, le Komintern fixa aux communistes du monde entier, en tant que tâche combative la plus importante, la création d’un Front populaire.

    Ce qui entraîna la réorientation du mouvement communiste international. Comme tâche actuelle fut mis en avant, non pas la révolution mondiale visant à l’anéantissement immédiat du capitalisme, mais le mouvement pour la défense de la paix et de la démocratie, contre la guerre et le fascisme. Cela marqua un revirement dans le mouvement communiste international. Plusieurs partis de la IIe Internationale refusèrent la proposition du Komintern visant à la formation du front uni. Néanmoins, le mouvement de création du Front populaire connut un développement considérable en France, en Espagne et en Amérique latine.

    Citons comme exemple la formation en Espagne, en février 1936, du gouvernement M. Azana y Diaz prenant appui sur le Front populaire.

    Le Front populaire en Espagne traversait à l’époque de dures épreuves à la suite de la rébellion de Franco et de l’intervention militaire de l’Allemagne et de l’Italie.

    La politique de «non-intervention», appliquée principalement par les Etats-Unis, la Grande-Bretagne et la France, s’avéra funeste pour le Front populaire en Espagne. Il s’agissait d’une politique injuste qui prévoyait une stricte neutralité et l’embargo sur l’exportation des armes, ce qui se ramenait pratiquement à une complicité avec les rebelles. Au début, l’URSS, elle aussi, s’en tint à la non-intervention. Quand il fut évident qu’une pareille politique portait un sensible préjudice au gouvernement du Front populaire, l’URSS changea d’attitude et envoya des avions et des chars en Espagne pour le soutenir. La situation difficile où se trouvait le Front populaire en Espagne suscita la sympathie des intellectuels et des masses laborieuses de nombreux pays. De tous côtés, des volontaires affluèrent en Espagne. C’est ainsi que ce pays devint une arène internationale de heurt armé entre les forces progressistes, qui soutenaient le Front populaire, et le fascisme. C’était une guerre mondiale en miniature. Tel était le tableau du mouvement antifasciste international au cours des journées ayant précédé et suivi la création par nous, à Donggang, de l’Association pour la restauration de la patrie (ARP–NDLR). La résistance héroïque des patriotes éthiopiens face aux agresseurs italiens fut également pour nous une éloquente source d’inspiration.

    Ayant apprécié à temps les brusques changements dans le climat international, le Komintern avança une nouvelle tâche stratégique: regrouper la classe ouvrière, les masses laborieuses, les peuples de tous les pays dans la lutte contre la guerre et le fascisme, pour empêcher la guerre, sauvegarder la paix, combattre le fascisme, défendre la démocratie. Ainsi, le Komintern remplit son rôle d’organe dirigeant de la révolution mondiale. En cela consiste, peut-on dire, le mérite historique du Komintern dans le développement du mouvement du Front populaire contre le fascisme.

    Pour nous, le fascisme n’était pas un ennemi inconnu. Le fait que le fascisme international relevait la tête ne changea ni la cible de notre révolution ni son caractère. Encore avant que le Komintern ne préconise le développement du mouvement du Front populaire contre le fascisme, nous avions préconisé la création d’un front uni national antijaponais, et, conformément à cette ligne, nous avions fait avancer indéfectiblement notre révolution.

    Les préparatifs de la création de l’ARP, en tant qu’organisation pan-nationale du front uni, avaient commencé après la Conférence de Nanhutou. Jusque-là, j’avais été seul à concevoir le projet de création de cette association. Kim San Ho, Choe Hyon, Pak Yong Sun et certains autres camarades cherchaient parfois à me donner un conseil. Mais, en général, leur position était celle-ci: «Camarade commandant, faites comme vous l’entendez.» Ensuite, pour mon bonheur, j’ai rencontré, dans le district de Dunhua, dans un village de montagne près de Yushuichuan, un vieil intellectuel. Il devint pour moi un conseiller remarquable avec qui j’échangeais mes opinions.

    Dans ce hameau, il y avait deux maisons coréennes. Je m’installai dans l’une d’elles. Alors, un groupe de partisans vint nous trouver; il opérait dans le district de Helong. Ces combattants me rapportèrent qu’un «original» était venu avec eux. Ils l’avaient rencontré dans un hameau retiré du district. Devinant qu’ils allaient se rendre au Quartier général, cet «original» les suivit, en disant qu’il lui fallait voir le Général Kim Il Sung. Les combattants lui proposèrent à maintes reprises de retourner chez lui. Ils savaient que l’on ne devait pas amener au Quartier général des personnes inconnues. Mais il disait: «Allez votre chemin, et moi j’irai où mes pieds me portent. Ne vous inquiétez pas pour moi. Ne nous mêlons pas des affaires les uns des autres!» Puis, il les suivit imperturbable, se tenant à quelques dizaines de pas derrière eux.

    Avant même de le rencontrer, ce récit éveilla ma curiosité. En effet, dès notre première rencontre, son comportement fut bizarre. Quand les camarades de ce groupe de partisans me présentèrent à l’inconnu, disant que c’était moi le commandant, l’étrange visiteur ne voulut pas les croire. Il supplia, eu égard à son âge et à son vœu ardent, de lui montrer le vrai Général Kim Il Sung. Notre premier contact eut lieu alors que je fendais du bois dans la cour de la maison où j’étais hébergé. Ma mise dut le déconcerter. Me dévisageant de la tête aux pieds, il dit: «Se peut-il que le Général Kim soit si jeune et qu’il soit obligé, tel un journalier, de casser du bois et de se vêtir comme n’importe qui?»

    Auparavant, lorsque, une fois, nous passions la nuit à la belle étoile aux environs de Guandi, en Mandchourie du Nord, mon ordonnance, une recrue toute fraîche, qui devait veiller près du feu de camp, s’était endormi, et mon pantalon, roussi, s’était troué. J’avais été donc obligé de raccommoder mes vêtements ouatés. Ainsi, ma mise était incontestablement peu présentable. De toute façon, j’avais en face de moi un homme bien étrange. Il portait bien une barbiche à la Ho Chi Minh, et ayant quarante-cinq ans, il en paraissait plus de cinquante.

    Il me dit qu’il avait beaucoup entendu parler de moi. En entendant les récits circulant dans le peuple, il avait décidé de me voir, désireux de savoir comment j’étais en réalité. Je lui rétorquai par cet adage populaire: «Au festin dont on parle beaucoup, il n’y a rien à manger.» Hochant la tête, il dit que, rien qu’à voir mes vêtements, on pouvait deviner combien d’épreuves j’avais dû subir.

    Malgré la différence d’âge, nous trouvâmes rapidement un langage commun. Nous nous comprenions à demi-mot.

    Dès le début, il m’étonna par une franchise extraordinaire, en parlant de lui-même.

    «Je n’ai rien à mon actif. Je suis un vrai opportuniste. J’étais comme une girouette: je me rabattais tantôt vers un côté, tantôt vers un autre. Vers la gauche, puis vers la droite.»

    Dans ma vie, j’ai connu des milliers, des dizaines de milliers de personnes, mais c’était la première fois que je voyais un homme qui, dès l’abord, se déclarait opportuniste.

    Celui qui a une conscience sans reproche est d’une franchise sans limites. La franchise est le reflet d’une conscience pure comme la neige fraîchement tombée. La lumière d’une pareille conscience perce même à travers le plus épais brouillard. Ses paroles me gagnèrent aussitôt précisément par leur franchise. Dans son récit sans astuce, qui était plutôt sa propre dénonciation, je voyais sa noblesse et sa dignité.

    Il nous fallait avancer immédiatement vers Mihunzhen, et nous ne pouvions donc plus rester dans ce hameau. Avant de nous séparer, je décidai de parler avec lui pour ne pas le vexer.

    Cependant, alors que nous étions sur le point de partir, cet homme, au lieu de retourner chez lui, décida d’aller avec nous. «Maintenant que je vous ai rencontré, Général, me dit-il, je ne voudrais pas vous quitter si vite. Si vous me permettez de vous suivre ne fût-ce que pendant quelques heures, je vous ferai part de mes opinions.» Moi non plus, je n’avais pas envie de me séparer de lui. Bref, nous partîmes ensemble.

    Tout en marchant, nous parlions sans cesse, et je ne remarquais pas la fatigue. J’étais tellement pris par notre entretien que j’oubliais parfois de laisser les hommes faire une halte, alors qu’ils en avaient besoin.

    Alors, Kim San Ho m’abordait en me demandant: «Ne voulez-vous pas qu’on se repose un peu?»

    Cet homme «original», c’était précisément ce «Vieux à la pipe», Ri Tong Baek, qui est entré dans l’histoire de notre Parti comme initiateur de l’Association pour la restauration de la patrie. Le «Vieux à la pipe» était un surnom.

    Je pense que beaucoup de gens savent que Tanchon, dans la province du Hamgyong du Sud, est le pays natal de Ri Tong Hwi, ce Chamryong (une des fonctions militaires anciennes en Corée, équivalant à celle du major actuel – NDLR) à la fin de la dynastie des Ri, ensuite illustre dirigeant de l’Armée des francs-tireurs, puis militant du mouvement communiste. Mais peu de gens savent que Tanchon est également le pays natal de Ri Tong Baek.

    Ri Tong Baek avait consacré beaucoup de temps à l’étude des idéogrammes chinois. L’évolution de sa mentalité avait été fortement influencée par Ri Tong Hwi, qui avait incité le «Vieux à la pipe» à rejoindre le mouvement pour l’indépendance de la Corée. J’appris tout cela au cours de notre entretien pendant la marche. L’organisation au sein de laquelle il militait s’appelait le Corps Kunbi et était située dans la région de Changbai.

    Dès qu’il fut question du Corps Kunbi et de Kang Jin Gon, notre conversation s’anima davantage. Le «Vieux à la pipe» connaissait Kang aussi bien que moi. Il dit qu’il s’était rendu souvent à Badaogou et Linjiang et, à chaque fois, il avait eu affaire à Kang. Au sein du Corps Kunbi, il avait été chef de la direction des communications.

    L’an Kyongsin (1920 – NDLR), alors que la tempête de cruelles opérations «punitives» déferlait sur la terre de Changbai, cette organisation, pourtant considérable, qu’était le Corps Kunbi, fut anéantie. Désespéré, Ri Tong Baek gagna la Russie pour rencontrer Ri Tong Hwi.

    Il le rejoignit à Tchita, puis il adhéra au Parti communiste du Coryo. Ainsi, de simple indépendantiste, il devint du jour au lendemain partisan du mouvement communiste. Cette évolution le plongea aussitôt dans les tourbillons des querelles entre fractions.

    Quand je l’entendis parler du Parti communiste du Coryo, je me souvins de la carte de membre du Parti communiste du Coryo que j’avais vue à Wujiazi. Je demandai à mon interlocuteur: «Connaissez-vous Pyon Tae U?» Il dit que c’était un de ses meilleurs amis de longue date.

    Quand je lui dis avoir vu chez Pyon Tae U sa carte de membre du Parti communiste du Coryo, Ri Tong Baek me demanda: « Et avez-vous jamais vu un mandat de délégué portant un sceau gravé dans une rondelle de pomme de terre?» «Non, lui répondis-je, je n’en ai jamais entendu parler.» Alors, il se mit en devoir de me relater l’histoire.

    ... En novembre 1922, en Extrême-Orient de Russie, à Verkhneoudinsk, un congrès eut lieu, consacré à la fusion entre le groupe de Shanghai et le groupe d’Irkoutsk. Les deux groupes pensaient que seule la majorité des voix au congrès leur permettrait, après la fusion des fractions, de conquérir l’hégémonie au sein du parti, et ils déclenchèrent une lutte aussi secrète qu’acharnée pour accroître le nombre des délégués de leurs groupes respectifs.

    Le groupe d’Irkoutsk, ayant confectionné un sceau avec une rondelle de pomme de terre, fabriqua un tas de faux mandats de délégué, ouvrant à ses imposteurs les portes du congrès. De son côté, le groupe de Shanghai ne resta pas les bras croisés et s’adonna aussi à des machinations. Il en résulta une ignoble querelle qui transforma le congrès en scandale. Déçu, Pyon Tae U, rêvant de revenir au sein du mouvement nationaliste, partit vers Linjiang, et Ri Tong Baek, sur le conseil de Ri Tong Hwi, vers Hunchun.

    Le «Vieux à la pipe» enseigna à Hunchun, et, au printemps 1925, il partit pour Séoul. Incognito, il participa au congrès constitutif du Parti communiste de Corée, et, l’année suivante, à la Manifestation des vivats du 10 Juin.

    A Séoul, se trouvant parmi des groupes fractionnistes, Ri Tong Baek se laissa entraîner malgré lui dans le tourbillon d’une nouvelle querelle entre les groupes. D’abord, il fut engagé dans le groupe Hwayo, puis il passa au groupe M-L. Il passait ainsi son temps à se démener, se produisant à lui tout seul dans le rôle de deux ou trois personnages.

    Que de scandales n’entraîna pas cette vile querelle des fractions pour l’hégémonie au sein du parti! On avait même enlevé, une fois, un membre du C.C. du parti dans un sac. Il fut battu à coups de gourdin et d’oreiller de bois sur le crâne. Une farce tragique sans précédent fut également jouée, sous forme de dénonciation secrète à la police, pour faire arrêter la partie opposée. Si Ri Tong Baek était resté à Séoul, il n’aurait pas évité le pire. Qui sait, on l’aurait, peut-être, attaqué de derrière le coin pour lui passer les menottes, ou, encore, on lui aurait défoncé le crâne avec un gourdin. Mais lui, Ri Tong Baek, retourna dans la région nord de Jiandao.

    Son destin ressemblait à celui d’un bateau en détresse en plein océan: sans voile ni gouvernail, ni rames, il était ballotté au gré des vagues. Enfin, las et répugné, il se détourna des querelles des fractions et prit pied sur terre ferme. Il abandonna tout: l’Armée indépendantiste et le parti communiste, et il travailla comme journaliste à Longjing.

    Cependant, le mouvement antijaponais des années 1930, qui surgit dans la région de Jiandao, entraîna de nouveau Ri Tong Baek dans le tourbillon des événements. Attiré par des gens appartenant au groupe Hwayo, Ri Tong Baek assumait les fonctions de secrétaire du 3e secteur du district de Helong. Pendant le déclenchement d’une vaste expédition «punitive» dans la région de Jiandao, c’est par miracle qu’il évita une mort certaine. Après quoi, il résolut fermement de se cloîtrer, tournant le dos au monde. Emmenant sa famille, il gagna la contrée montagneuse de Helong. Là, il enseigna dans une école traditionnelle et vécut retiré pendant plusieurs années. Telle fut son histoire.

    «Je suis donc un opportuniste, n’est-ce pas? Un vrai opportuniste. A quelle fraction n’ai-je pas appartenu! A toutes, sauf une: le groupe Sosang.»

    Et comme pour tirer un trait sous son passé mouvementé, il se mit à remplir sa pipe de tabac finement coupé. Fumeur incorrigible. Parfois, même à dos de cheval, il ne lâchait pas sa pipe d’entre ses dents, ce pour quoi même de toutes jeunes ordonnances lui faisaient des reproches. Alors, sans se vexer et comme pour se justifier, il balbutiait: «Ah, le diable m’a encore poussé à allumer ma pipe! J’ai courte mémoire et j’oublie sans cesse que, si l’on fume en marche, on se trahit, car les chiens vous flairent de loin.» Après quoi, il enfonçait sa pipe dans sa poche de gilet. Il ne roulait jamais de cigarettes, ne fumant que la pipe. D’où son surnom le «Vieux à la pipe».

    «Je vous remercie pour votre franchise. Mais moi, je ne vous tiens pas pour opportuniste. Si vous avez rejoint tantôt une fraction, tantôt une autre, c’était pour trouver la bonne voie de développement de la société coréenne. Avoir trempé dans telle ou telle fraction du parti en cherchant la voie menant à la vérité, je ne tiens pas cela pour de l’opportunisme.»

    Il s’étonna fort de m’entendre émettre cet avis.

    «Ne suis-je pas un opportuniste?! C’est qu’en vérité j’ai appartenu à diverses fractions.

    – Vous aviez décidé de vivre cloîtré et avez passé plusieurs années dans la contrée de montagne perdue de Helong. Mais vous avez changé d’avis. A votre âge, guère plus jeune, vous êtes venu de loin pour nous rejoindre. Ce fait indique, à lui seul, que vous n’êtes pas ce que vous pensez être. Vos actes ne peuvent pas être expliqués par l’opportunisme.

    – Je me rends avec plaisir à vos arguments. Vous voyez jusqu’aux recoins de mon âme. Vers la fin de ma vie, j’ai décidé de trouver et de saisir le trésor que je cherche depuis des dizaines d’années. Et cette pensée persistante m’a de nouveau poussé à quitter ma maison.

    – Je suis très heureux de vous saluer pour cette recherche de la vérité que vous poursuivez avec un vif sentiment de justice. Il fut un temps dans notre pays où il y avait, je crois, beaucoup de chercheurs de la vérité et de partisans du mouvement pour la justice, comme vous. Seulement, les uns ont été jetés en prison, d’autres ont changé d’attitude, et les troisièmes ont subi tel ou tel préjudice, et maintenant, ces personnes sont restées fort peu nombreuses. Dieu merci que vous êtes resté en vie.»

    Cet entretien passionnant avec le «Vieux à la pipe» se poursuivit jusqu’à ce que nous ayons atteint Mihunzhen.

    Ri Tong Baek me plaisait.

    Il était disposé en notre faveur. Or, un adage affirme: «Dès qu’on se plaît l’un à l’autre, on est obligés de se quitter.» Une telle séparation est pénible. Cependant, nous ne pouvions pas emmener avec nous cet homme âgé dans une longue et dangereuse marche qui s’accompagnait d’incessants combats contre l’ennemi.

    Avant de quitter Mihunzhen, je dis une nouvelle fois à Ri Tong Baek de rentrer chez lui. En guise de réponse, il plongea ses doigts dans sa poche de gilet et en tira un papier plié en quatre qu’il déplia et me tendit. Une demande d’admission dans la troupe de partisans, rédigée dans notre langue mêlée d’idéogrammes chinois.

    Même si, à ce moment-là, le soleil s’était levé à l’Ouest, nous ne serions pas plus étonnés.

    «Comment? A votre âge, vous avez décidé de nous suivre?

    – Ne vous inquiétez pas pour moi. Savez-vous que sous le commandement d’Ulji Mun Dok20 et de Ri Sun Sin21, il y avait des combattants de moitié plus âgés que moi? C’est dire que l’âge n’y est pour rien et ne peut pas servir de prétexte pour me refuser.

    – Qui donc prendra soin de votre femme et de vos enfants? Ils doivent vous attendre à Helong avec une grande impatience.

    – Puisque vous parlez de cela, je voudrais savoir: et vous, vous vous êtes engagé dans la lutte pour le salut national parce que vous avez des gens qui prennent soin de votre mère malade et de vos deux frères cadets? On dit qu’il est vexant d’essuyer un refus même quand il s’agit d’être envoyé en déportation que l’on était prêt à accepter. J’ai quitté mon foyer pour me consacrer à l’œuvre du salut de mon pays, et voilà que vous m’ordonnez de rentrer!»

    Il était impossible de convaincre le «Vieux à la pipe». Je dus me rendre à cette évidence. En souvenir de son entrée dans notre troupe de partisans, je lui fis cadeau d’un pistolet dont je m’étais servi depuis deux ans.

    Quand nous avions décidé de l’admettre dans la troupe, il me relata avec ardeur pourquoi il avait résolu de ne pas rentrer chez lui et de rester avec nous.

    «Savez-vous ce qui m’a fait rester chez vous, Général?

    «Premièrement, c’est la noblesse de vos projets. Deuxièmement, votre pantalon raccommodé. Et aussi, les larmes de reconnaissance des malades de la fièvre à Mihunzhen... J’ai vu tout cela. Sans penser à vous-même, vous êtes allé trouver des malades infectieux et les avez soignés. Cela m’a fait réfléchir sur beaucoup de choses. Agir au risque de sa vie, répondre du sort de ses subordonnés, prendre soin d’eux, il est facile de parler de tout cela, mais pas facile de le faire. Au cours de ma vie, j’ai vu bon nombre de soi-disant personnalités éminentes. Mais ces gens ne vous viennent pas à la cheville.

    «J’ai trouvé le véritable chef de la révolution coréenne, le vrai maître, le vrai dirigeant assumant la responsabilité pour les destinées de la Corée. Voilà la principale raison qui m’a incité à rester ici. Général, vous ne jetez pas vos paroles au vent, vous ne faites pas étalage d’esprit doctrinaire. Cette seule vertu suffirait à émouvoir un lettré campagnard comme moi.

    – Avez-vous une troisième raison?

    – Et comment! Bien sûr! C’est votre façon de penser créatrice et pratique, votre foi inébranlable en la victoire de la révolution.»

    Un jour, au cours d’une halte, le «Vieux à la pipe» et moi-même, nous échangions nos opinions sur la création d’une organisation de front uni national. Il disait son avis. Selon lui, en France, en Espagne et en Chine, existaient des partis, tels que le Parti communiste, le Parti socialiste, le Guomindang, et des organisations du mouvement ouvrier. Alors, on a pu y créer des fronts populaires en regroupant des partis politiques et autres organisations. Tandis que dans le contexte de notre pays, où aucun parti politique ou organisation ne semblait exister légalement, il était douteux qu’il fût possible de créer une organisation de front uni.

    Je lui mis alors deux boules de neige entre les mains et je lui proposai de les réunir, et moi, pendant ce temps, roulai une troisième, minuscule, sur la neige et j’en fis une plus grosse que les deux qu’il venait de coller ensemble.

    «Regardez: vous avez réuni en un seul tout deux boules, tandis que moi, j’ai roulé une petite boule et j’en ai fait une plus grosse que la vôtre. Qu’en dites-vous? Vous estimerez possible de créer l’organisation du front uni seulement à partir de plusieurs partis politiques?»

    Ri Tong Baek, comme quelqu’un placé devant un miroir magique, examina la boule sur ma paume et, sans la quitter des yeux, balbutia:

    «En effet, voilà une idée pertinente! Mais une boule est une boule, et un parti est un parti.

    – Cependant, à notre étonnement, il faut bien constater que de nombreux phénomènes de la nature que nous observons ressemblent, en principe, à des phénomènes sociaux.»

    Je lui relatai en détail la politique du front uni, que nous avions pratiquée avec persévérance dès l’époque de nos activités à Jilin, l’expérience de jeunes communistes de la nouvelle génération, accumulée dans l’œuvre de la cohésion de larges couches des forces patriotiques antijaponaises.

    «Il n’est guère obligatoire de créer un front uni par le seul moyen de coalition entre des partis politiques et des organisations. Croire absolument à la nécessité de partis politiques et d’organisations, en l’occurrence, c’est faire du dogmatisme. En présence des masses et du noyau dirigeant, il est parfaitement possible de créer une organisation du front uni. L’essentiel, c’est de compter sur l’identité des objectifs et des tendances. Il importe, sur cette base, d’unir les gens, qu’ils soient au début une dizaine ou une centaine. Telles sont mes opinions sur le front uni. Nous avons depuis longtemps adopté cette attitude avec laquelle nous avons conduit le mouvement pour un front uni.

    – Le dogmatisme m’a encore joué un mauvais tour!» s’exclama Ri Tong Baek, se donnant des coups de poing sur la nuque, et il éclata de rire.

    Après avoir expliqué pourquoi il avait décidé de rester avec nous, le «Vieux à la pipe» ajouta:

    «C’est précisément chez vous, Général, que j’ai trouvé mon but dans la vie. A présent, je peux vivre le restant de mes jours avec gloire et dignité. Car il s’avère que j’ai trouvé le noble objectif de la vie. Un homme peut être heureux quand il estime qu’il est extrêmement nécessaire dans ce monde. A présent, je suis devenu cet homme heureux!

    – Quelle œuvre avez-vous trouvée à accomplir? Et pourquoi estimez-vous être un tel veinard?

    – J’ai trouvé l’œuvre de ma vie, dans le genre de celle que le peintre David s’était assignée. Vous ne l’ignorez pas: il accompagna partout Napoléon. Si David avait peint, moi, j’ai décidé de tenir un journal. Non pas sur les traces historiques de l’armée de Napoléon, mais sur les actions historiques de l’Armée révolutionnaire populaire coréenne!»

    Et chaque jour, Ri Tong Baek, comme il l’avait décidé, tenait son journal. Il lui arrivait de se passer de manger pendant plusieurs jours, mais il n’y eut pas une seule journée où il eût oublié d’ajouter quelques lignes à ce journal. Jusqu’aux derniers instants de sa vie, il assuma avec honneur la mission de l’annaliste de l’Armée révolutionnaire populaire coréenne. Depuis qu’il entra dans l’armée de partisans, il servit au secrétariat du QG et, plus tard, fut le rédacteur en chef du Samilwolgan (Mensuel du Premier Mars – NDLR), organe de l’Association pour la restauration de la patrie cumulant ce travail avec les fonctions de directeur de l’imprimerie. Il avait rassemblé des tas et des tas de documents et de photos! Quand il fallait transférer le secrétariat ailleurs, il était nécessaire de lui adjoindre plusieurs combattants en guise de détachement pour transporter plus de dix havresacs remplis de divers papiers, de la ronéo et de ses accessoires.

    Un jour, Kim Ju Hyon lui proposa de mettre de l’ordre dans tous ces tas de papiers, en les réduisant ne fût-ce que de moitié. Mais ses «conseils» furent repoussés d’emblée.

    «Comment? Tu crois que ce sont des ballots de papiers sur le Minsaengdan? Tu as beau être un commandant, tu as la vue étroite. Ces choses-là sont un véritable trésor! On ne saurait les remplacer par une dizaine, que dis-je, par des centaines de vies comme la mienne! Bien que tu sois un commandant de régiment, mets-toi bien ceci dans la tête: en face de ces choses-là, tu n’es qu’un petit soldat du rang, et rien de plus! Tu ignores visiblement comment se constitue un trésor d’Etat?»

    Après cette réprimande, personne parmi les commandants n’osa reprendre le «Vieux à la pipe» sur les tas de paquets qu’il avait à faire transporter; ils lui adjoignaient des hommes sans plus murmurer.

    Si tous ces innombrables documents, les cahiers de son journal et de nombreuses photos, que le «Vieux à la pipe» avait rassemblés, notés et conservés, n’avaient pas été perdus, ils constitueraient aujourd’hui, comme il l’avait dit, un véritable trésor d’Etat qui n’aurait pas de prix.

    Un jour, il lui arriva un fâcheux incident: il tira malencontreu-sement au pistolet. Comme il ne cessait de parler de Napoléon, un des combattants de la garde le traita de «vieil admirateur de Napoléon». A ce moment-là, Ri Tong Baek tenait à la main son pistolet qu’il venait de nettoyer.

    «Morveux! Que ce pistolet te dise de qui je suis l’admirateur!»

    Ri Tong Baek leva son arme qui était chargée et pressa la gâchette. Un coup de feu retentit. Ce tir imprévu provoqua une alerte au bivouac de Laomudingzi. Les commandants menacèrent d’infliger un blâme à Ri Tong Baek et de lui retirer son arme pour un mois. J’intervins, je proposai de lui pardonner, mais la discipline militaire est ce qu’elle est. Kim San Ho lui retira le pistolet.

    L’arrivée du «Vieux à la pipe» dans notre troupe était un coup de chance pour moi. Il se montra un compagnon inappréciable. Il faut dire que je suis né sous une bonne étoile, car il m’arrivait souvent de rencontrer des hommes aussi remarquables. Ce fut un véritable don du Ciel pour nous.

    Une fois résolue la question d’une centaine d’hommes soupçonnés d’être liés au Minsaengdan, une nouvelle division formée, et la situation matérielle des pupilles du Corps des enfants au mont Maan améliorée, j’eus enfin la possibilité de concentrer toutes mes forces sur les préparatifs de création de l’ARP. Nous eûmes bien des difficultés à vaincre – que de soucis fondaient sur nous! –, mais nous en venions à bout. Et les choses allaient bon train, comme nous l’entendions.

    Ri Tong Baek se distinguait tout particulièrement. Avec Kim San Ho, il était devenu un aide irremplaçable, aussi fidèle qu’avisé. Une fois admis dans les rangs des partisans, nous l’inclûmes dans le comité préparatoire de fondation de l’ARP. Parmi les membres de ce comité, le rôle le plus actif était tenu par Kim San Ho et Ri Tong Baek. Le premier assumait la liaison avec les organisations extérieures et, partant, se trouvait souvent hors de la troupe. Et au sein de celle-ci, le travail préparatoire était effectué surtout par Ri Tong Baek.

    Celui-ci me prêtait une assistance appréciable également dans la rédaction du Programme, des Statuts et de la Déclaration constitutive de l’ARP. Je prenais son avis sur chaque point, et je lui proposai d’écrire un premier jet de ces documents. Mais Ri Tong Baek refusa, disant que son style devait être vieilli et qu’il n’était pas sûr de refléter exactement mon idée sur le papier. Je devais donc écrire le canevas de ces documents, et lui, il les complétait. C’est ainsi que nous perfectionnâmes les documents constitutifs, l’un après l’autre.

    Les plus grandes divergences lors de la discussion des projets de documents avec lui surgirent à propos du point premier du Programme. Formuler ce premier point du Programme, c’était définir avec clarté et précision les idéaux, les objectifs de lutte et le caractère de l’ARP en tant qu’organisation politique. Cette discussion fut donc sérieuse.

    Je lui relatai ce que j’avais conçu depuis longtemps et lui proposai d’écrire ainsi: renverser le régime colonial spoliateur de l’impérialisme japonais au moyen de la mobilisation générale de la nation coréenne, forte de vingt millions de personnes, et mettre en place un gouvernement véritablement populaire. Alors, Ri Tong Baek, inclinant un peu la tête, plongea dans la méditation.

    «Malheureusement, il n’y a là pas une seule phrase sur l’édification de la société avec, à sa tête, la classe déshéritée. Dès le premier point du Programme, il n’émane nullement l’esprit communiste. Et puisqu’il en est ainsi, les nombreux partisans du communisme voudront-ils le soutenir? Quant aux mots “le véritable pouvoir du peuple”, le caractère de classe de cette phrase est flou et a un relent de nationalisme.»

    Soit dit en passant, plus tard, quand je rencontrai Pak Tal22 pour la première fois au camp secret du mont Paektu, en me parlant également du premier point du Programme de l’ARP, il exprima la même opinion que Ri Tong Baek.

    A ce temps-là, dans notre pays, des opinions pseudo-marxistes étaient indubitablement largement diffusées.

    Presque tous ceux qui se donnaient pour communistes considéraient que le communisme était contraire aux idéaux du nationalisme et affirmaient que les communistes devaient se débarrasser des idéaux nationalistes étroits, défendre résolument les principes de classe et les positions internationalistes, estimant que cela seul leur permettrait de libérer la classe ouvrière et l’humanité tout entière de l’exploitation et de l’oppression.

    Une des causes principales de pareilles affirmations, avancées par nombre de partisans du communisme, résidait dans le fait qu’ils avaient mécaniquement assimilé, sans l’avoir profondément médité, le précepte de Marx, tiré du Manifeste du parti communiste et disant que «les prolétaires n’ont pas de patrie».

    Marx et Engels vivaient dans une période historique où la possibilité de la victoire de la révolution socialiste dans un seul pays n’était pas encore venue à maturité. Ils prédisaient que la révolution socialiste allait se produire simultanément dans plusieurs pays capitalistes hautement évolués. A cette époque, la bourgeoisie de tous les pays, qui devait être renversée par la classe ouvrière, se faisait passer pour le défenseur des intérêts nationaux. Si, dans ces conditions, les prolétaires de tous les pays cédaient aux tentations de la bourgeoisie de leurs pays, qui prenait position pour le «nationalisme» et le «patriotisme», la cause révolutionnaire mondiale du prolétariat aurait été torpillée. Pour le prolétariat de chaque pays, le pays qui se trouvait sous la domination bourgeoise ne pouvait être sa patrie. C’est pourquoi le prolétariat se devait d’être du côté de l’internationalisme et du socialisme dans le combat entre le chauvinisme et l’internationalisme, entre le nationalisme et le socialisme. C’est en partant de ce point de vue que les classiques du marxisme mettaient en garde la classe ouvrière contre le danger des illusions au sujet du «patriotisme» et lui enseignaient constamment d’abdiquer les préjugés nationalistes et de défendre le socialisme. Analysant les causes de la défaite de la Commune de Paris, Marx soulignait que les communards s’étaient trompés, n’ayant pas marché sur Versailles – le repaire de la réaction – et pensant que provoquer la guerre civile alors que Paris était cerné par l’ennemi extérieur – les armées prussiennes – était contraire au patriotisme.

    Lénine, lui, jugeait comme une trahison à la cause du socialisme le fait que les révisionnistes de la IIe Internationale, lorsqu’éclata la Première Guerre mondiale, renoncèrent aux principes révolutionnaires de la classe ouvrière et rejoignirent, sous le mot d’ordre de «défense de la patrie», chacun la bourgeoisie de son pays respectif.

    Voler, sous l’enseigne de la «défense de la patrie», au secours de la guerre de conquête de colonies, pratiquée par la bourgeoisie, qui s’acharnait dans la course au profit au détriment de toute la nation, signifie trahir non seulement sa nation, mais aussi le socialisme. C’est pourquoi, si le prolétariat d’un Etat impérialiste veut être fidèle à la cause du socialisme, il doit, non pas proclamer la devise de la «défense de la patrie», mais lever la bannière contre la guerre et déployer le mouvement pour boycotter celle-ci.

    Or, dans les pays colonisés et dépendants, les choses se présentent tout à fait autrement. Le fait que dans ces pays les communistes lèvent la bannière de la libération de la patrie et du patriotisme signifie la lutte contre la bourgeoisie de la métropole. Ils contribuent ainsi tant à la révolution nationale et de classe qu’à la cause révolutionnaire internationale.

    Cependant, les pseudo-communistes et les épigones du marxisme, n’ayant pas assimilé cette vérité, pourtant limpide, ont considéré comme absolu le précepte disant que «les prolétaires n’ont pas de patrie», rejetant ainsi le patriotisme et le nationalisme en tant qu’«ennemis» du communisme. C’est précisément là que consiste leur erreur théorique et pratique.

    Dans la situation historique présente, alors que la révolution socialiste se déroule dans le cadre national, il n’y a pratiquement pas de fossé entre le véritable nationalisme et le véritable communisme dans les pays colonisés. L’un met davantage l’accent sur le caractère national, et l’autre, sur la nature de classe. Il faut donc les considérer comme étant identiques quant à leur prise de position patriotique, favorable aux intérêts nationaux et hostile aux forces étrangères.

    Un véritable communiste est un véritable patriote; de même, un véritable nationaliste est un véritable patriote. Tel est mon inaltérable credo.

    C’est pourquoi j’ai toujours accordé un vif intérêt à la coopération avec les vrais nationalistes attachés au pays, et fait tout ce qui était en mon pouvoir pour renforcer l’union avec eux.

    Il nous a fallu beaucoup de temps et beaucoup d’énergie pour convaincre les gens que la lutte pour la libération de la patrie est le droit national des communistes coréens et que cela n’est nullement contraire à l’internationalisme prolétarien. En même temps, par notre ardent amour pour la patrie et par notre lutte pour la libération de la nation, nous montrions à l’évidence à toute la nation que les communistes sont des patriotes aimant sincèrement la patrie et la nation; et c’est en vertu d’un droit bien légitime que nous prîmes la tête de la lutte pour la libération nationale.

    La création de l’ARP serait un fruit précieux de notre lutte pleine d’abnégation, qui durait déjà depuis de nombreuses années.

    Nous devions donc avec une fierté bien légitime proclamer l’appellation même d’«Association pour la restauration de la patrie», souligner d’une façon claire et nette dans le premier point du Programme notre volonté d’obtenir par les propres forces de toute la nation la renaissance de la patrie et d’instaurer un gouvernement authentiquement populaire, comme ce fut dans les zones de guérilla en Mandchourie de l’Est.

    M’ayant écouté attentivement, Ri Tong Baek se frappa le genou de sa paume, tout joyeux et enthousiaste:

    «Maintenant, tout est clair! J’étais aveugle malgré mes yeux ouverts. Cette discussion avec vous, Général, m’a sauvé de la cécité. Je suis parfaitement d’accord avec vous!»

    Sur les autres points du Programme, il n’y eut presque pas de divergence de vues.

    Ainsi, dans le Programme en dix points de l’ARP, nous mîmes en avant comme tâche primordiale de la nation coréenne la solution de la question du pouvoir et envisageâmes d’autres tâches politiques: assurer au peuple les libertés et les droits démocratiques, obtenir une évolution démocratique de la société, protéger les droits nationaux de nos compatriotes résidant à l’étranger.

    Le Programme prévoyait également la création de forces armées révolutionnaires. Dans le domaine des rapports économiques, la tâche suivante était fixée: la confiscation sans compensation des terres chez les impérialistes japonais et les propriétaires fonciers projaponais traîtres, ainsi que la confiscation de toutes les entreprises, des chemins de fer, banques, navires, fermes, services d’irrigation, appartenant à l’Etat japonais et aux Japonais, et de tous les biens se trouvant en propriété des traîtres projaponais. Des mesures étaient prévues pour venir en aide à la population démunie, promouvoir sans entraves l’industrie, l’agriculture et le commerce nationaux, édifier l’économie nationale, ainsi qu’une série d’autres tâches économiques à réaliser au stade de la révolution démocratique anti-impérialiste et antiféodale.

    L’idée consistant à assurer le libre développement de l’industrie, de l’agriculture et du commerce nationaux, à édifier l’économie nationale, se basait sur notre ligne conséquente, à savoir: distinguer rigoureusement le capital national du capital comprador, encourager le capital national patriotique, ne pas persécuter, mais protéger activement et soutenir les capitalistes nationalistes et les entraîner au sein du front commun antijaponais. Et c’est précisément là que passe la ligne de démarcation entre les pseudo-communistes et les vrais communistes. Les premiers exigeaient que l’on assomme avec le même gourdin tous les capitalistes en général, y compris les capitalistes nationalistes aux tendances antijaponaises, alors que les vrais communistes englobaient dans les forces motrices de la révolution les capitalistes nationalistes qui, bien qu’appelés «capitalistes», nourrissaient cependant des sentiments patriotiques et montraient une pratique antijaponaise.

    Le Programme de l’ARP définissait également des tâches sociales et culturelles et des objectifs de politique extérieure.

    J’avais supposé qu’il y aurait quelques frictions sur les questions concernant les religieux, les capitalistes nationalistes et les propriétaires fonciers aux sentiments patriotiques. Mais Ri Tong Baek qui, au cours de la discussion sur le premier point du Programme, en était arrivé à la même conception que nous, anticipait, à mon étonnement, sur mes opinions. Au contraire, Kim San Ho, O Paek Ryong et autres se tenaient sur des positions étriquées.

    Pendant que j’écrivais le brouillon du Programme, des Statuts et de la Déclaration constitutive de l’ARP, les autres préparaient des lettres et des proclamations au nom du comité préparatoire constitutif. C’était une période réellement «chaude» au cours de ce printemps-là.

    La discussion finale, au sein du comité préparatoire, des projets de Programme, de Statuts et de Déclaration constitutive eut lieu à Manjiang, dans la maison du chef de village, Ho Rak Yo.

    Le «Vieux à la pipe» se plaignait des fractionnistes qui, autrefois, se plaisant à se faire passer pour des partisans du mouvement communiste, n’avaient pas osé avancer un programme digne de ce nom et, les yeux rougis par la tension, ne faisaient que se chamailler, cherchant à instaurer chacun son hégémonie. Il déclara avec une joie profonde que maintenant la lumière d’un phare nouveau éclairerait mieux la voie de la révolution coréenne.

    Fin avril, ayant terminé tous les préparatifs nécessaires, nous projetâmes de tenir le congrès constitutif dans la forêt de Donggang, et nous gagnâmes ces lieux. Presque tous les délégués qui reçurent nos invitations s’y rendirent. Pourtant, Ri Tong Gwang et Jon Kwang (O Song Ryun) ne vinrent pas de Mandchourie du Sud, bien qu’ils aient promis dans leur réponse de participer sans faute aux travaux du congrès. Ils restèrent absents jusqu’à la fin du congrès, sans doute, pour des raisons valables. En tant que délégués de la Corée, assistaient un délégué du Chondogyo (religion coréenne – NDLR) et un délégué des paysans, de Pyokdong, qui étaient parvenus sur le lieu du congrès par les filières de liaison de l’organisation de Kang Je Ha, et respectivement un délégué des enseignants et un, des ouvriers, arrivés par la filière de l’organisation du parti de la région d’Onsong.

    L’historique Congrès constitutif de l’Association pour la restauration de la patrie inaugura ses travaux le premier mai. Les fleurs n’étaient pas encore bien épanouies, mais partout dans les montagnes on sentait déjà le souffle du printemps.

    A la veille du congrès, tous les délégués étaient littéralement saisis de transport et d’émotion.

    Ce congrès, connu sous l’appellation de Conférence de Donggang, travailla quinze jours d’affilée.

    Au début, Ri Tong Baek donna lecture des messages de félicitations, parvenus au Congrès, après quoi, je fis mon rapport.

    Dans ce rapport, je préconisai cette tâche: unir toute la nation en une seule force politique sous la bannière de la restauration de la patrie, lancer énergiquement le mouvement pour un front uni national antijaponais dans les régions frontalières et en territoire coréen et créer une nouvelle base de l’Armée révolutionnaire populaire coréenne dans la région frontalière pour étendre et développer la Lutte armée antijaponaise. Ce rapport allait être plus tard publié en brochure sous ce titre: En déployant et en développant toujours le mouvement pour un front uni national antijaponais, donnons une nouvelle impulsion à l’ensemble de la révolution coréenne.

    Je soumis également à l’examen du congrès le Programme en dix points de l’Association pour la restauration de la patrie et sa Déclaration constitutive.

    Dans le Programme, nous définîmes le caractère, les tâches de la révolution coréenne et ses principes stratégiques et tactiques sur la base d’une analyse précise de la situation révolutionnaire, des conditions sociales et économiques et du rapport des forces entre classes, tels qu’on les trouvait aux années 1930 dans notre pays. Nous mîmes bien en lumière les perspectives de la révolution coréenne, en tenant pleinement compte des intérêts des ouvriers, des paysans, des masses laborieuses et des intérêts communs des différentes couches de la population aux sentiments patriotiques.

    Les participants au congrès approuvèrent totalement le Programme, exprimant leur satisfaction du fait qu’enfin il était devenu possible de voir clairement l’objectif de la lutte et d’avancer avec assurance vers la victoire de la révolution coréenne. Ils exprimèrent leur ferme résolution de mettre énergiquement en œuvre les tâches fixées par le Programme.

    Les délégués n’étaient pas moins émus en discutant la Déclaration constitutive de l’ARP.

    Chaque ligne de ce document était accueillie avec une grande satisfaction. Les participants au congrès furent particulièrement touchés par le passage de la Déclaration où était exprimée la certitude que la Corée deviendra immanquablement indépendante, quand son peuple de vingt millions d’âmes s’unira au sein du front de la restauration de la patrie contre l’impérialisme japonais et que chacun se consacrera à cette œuvre sacrée, en apportant ce qu’il a: de l’argent, des vivres, du savoir, ou des capacités. Suivait un appel ardent invitant tous les Coréens à rejoindre l’Association pour la restauration de la patrie.

    Après l’adoption de la Déclaration constitutive de l’ARP, il s’agit de savoir au nom de qui elle devait être publiée.

    Tous les participants au congrès proposèrent avec insistance de la publier en mon nom, puisque j’étais l’initiateur de la création de l’ARP, que j’avais dirigé les travaux du comité préparatoire constitutif et que j’avais rédigé le Programme et la Déclaration constitutive.

    Mais moi, j’étais d’un autre avis. L’ARP était appelée à unir toutes les forces antijaponaises du peuple coréen, elle devait donc revêtir une forme nationale. C’est pourquoi, pensai-je, son initiateur proclamé devait être, un patriote largement connu, d’âge vénérable, ayant activement participé au mouvement pour l’indépendance de la Corée depuis la période du mouvement des francs-tireurs et du mouvement du Premier Mars.

    Avant, l’Armée révolutionnaire populaire coréenne avait pour arène de ses combats principalement les régions de la Mandchourie. Ce qui me faisait croire que je n’étais pas bien connu des différentes couches de la population de la Corée. Mon nom ne fut largement connu en Corée que depuis la création de nouvelles bases secrètes au pied du mont Paektu, à partir desquelles nous commençâmes à porter la lutte armée à l’intérieur du territoire coréen. Si j’ai bonne mémoire, c’est le quotidien Maeil Sinbo qui, le premier dans le pays, évoqua les actions de nos forces principales, dans un de ses numéros de septembre 1936. Alors, Maeil Sinbo mentionna le fait que dans le district de Changbai, une troupe de 150 à 160 hommes s’était signalée et que «son chef était Kim Il Sung». Après quoi, la presse de la Corée se mit à parler souvent de nos activités.

    J’exposai franchement mes considérations aux délégués du congrès.

    «Vous affirmez tous que la Déclaration constitutive doit être publiée au nom de celui qui en a été l’initiateur, qui a dirigé le comité préparatoire, qui a rédigé le Programme et les Statuts. Mais je pense qu’il ne convient pas de procéder ainsi. Me mettre, moi tout seul, en avant ne fera pas grand-chose. Il sera beaucoup plus efficace d’exhorter à s’unir autour de l’ARP au nom de ceux qui sont déjà bien connus de l’ensemble des vingt millions de Coréens. A moi, il me suffira que l’on me tienne pour un fils de la nation, un des compatriotes ayant apporté une modeste contribution à la cause des masses populaires. Il faut sacrifier les choses d’ordre secondaire pour le grand projet et tenir pour initiateurs et co-auteurs des patriotes connus et d’âge vénérable. Je propose de publier la Déclaration constitutive au nom de Ri Tong Baek et de Ryo Un Hyong, les considérant comme co-initiateurs.»

    Le premier à objecter à mon idée fut Ri Tong Baek. Il déclara que l’âge et la notoriété d’autrefois n’y étaient pour rien. En dehors du Général Kim Il Sung, il n’y a pas de dirigeant – on a beau fouiller toute la Corée et l’étranger –, qui puisse représenter pratiquement toute la nation et qui, endossant l’œuvre suprême de la renaissance de la patrie, soit à la tête de cette œuvre. En fermant les yeux sur cette réalité irréfutable, poursuivit-il, on ne peut pas le considérer, lui, Ri Tong Baek, comme l’initiateur. Il s’obstinait à démontrer que personne d’autre que le Général Kim ne devait être le Président de l’ARP ni être reconnu comme son initiateur. Tenant compte de ce que je venais de dire, il proposa de nous considérer – moi et Ryo Un Hyong – comme co-initiateurs.

    Après un sérieux débat, il me fallut accepter d’être cité comme un des initiateurs, à la condition que l’on écrive un pseudonyme: Kim Tong Myong. Après ma concession, Ri Tong Baek accepta, lui aussi, d’être porté comme un des initiateurs.

    Ainsi, la Déclaration constitutive de l’ARP fut rendue publique, le 5 mai, au nom de trois co-initiateurs: Kim Tong Myong, Ri Tong Baek et Ryo Un Hyong.

    C’est Ri Tong Baek qui me donna le pseudonyme de Kim Tong Myong. Quand j’acceptai de figurer comme un des initiateurs, à condition d’employer un pseudonyme, il ne s’y opposa pas. Après réflexion, il proposa de garder le nom de Kim dans le pseudonyme et de composer celui-ci avec les mots «Tong», signifiant «Orient», et «Myong», «Lumière». De me nommer donc Kim Tong Myong.

    Selon lui, «Kim Tong Myong» serait un nom au sens profond, représentant la nation coréenne. Tous les participants au congrès saluèrent sa proposition par de chaleureux applaudissements. Comme on le voit, le pseudonyme de Kim Tong Myong, tout comme le nom de Kim Il Sung, me fut donné par d’autres personnes.

    Après la publication de la Déclaration constitutive de l’ARP, elle fut propagée dans différentes régions de la Corée et en dehors du pays. Il y eut des régions où elle fut copiée et publiée au nom de personnalités influentes et connues dans ces régions, remplaçant les noms des initiateurs. Nous autorisâmes d’agir sur place avec souplesse, selon les circonstances. Il en résulta que l’appellation de l’ARP varia selon les régions. Par exemple, en Mandchourie de l’Est, on l’appelait Association coréenne de Mandchourie de l’Est pour la restauration de la patrie, et en Mandchourie du Sud: Association coréenne pour la restauration de la patrie en Mandchourie. C’est à ces réalités qu’est dû le fait qu’une partie des textes de la Déclaration constitutive de l’ARP, retrouvés par l’Institut de l’histoire de notre Parti, est signée de noms tels qu’O Song Ryun, Om Su Myong, Ri Sang Jun (Ri Tong Gwang), An Kwang Hun.

    Selon la volonté commune des participants, je fus nommé Président de l’ARP.

    Il en résulta que, pour la première fois dans les annales de la lutte antijaponaise pour la libération nationale, une organisation permanente du front uni national antijaponais naquit dans notre pays.

    La création de l’ARP constitua un événement d’importance majeure dans l’action pour la consolidation de la base de masse de la révolution. Le mouvement du front uni national antijaponais, se liant désormais étroitement avec la Lutte armée antijaponaise, reçut un développement rapide à travers tout le pays, prenant un caractère plus organisé et plus systématique, ce qui permit de mobiliser efficacement toutes les forces antijaponaises pour la libération du pays.

    Le rassemblement de toutes les forces de la nation autour du front de la restauration fut la tâche suprême que nous avions avancée depuis le début de notre lutte. Durant plusieurs années, nous menâmes patiemment les préparatifs pour réaliser cette tâche.

    La création de l’ARP fut un résultat tangible des efforts énergiques et pleins d’initiative, déployés par nos jeunes communistes pour la formation ininterrompue de nos propres forces révolutionnaires. On peut dire que ce fut un moment historique où notre peuple réaffirma solennellement sa volonté de combattre l’impérialisme japonais par ses propres moyens. Ce fut un tournant vers un nouvel essor de la révolution coréenne dans son ensemble, le rôle prédominant étant joué par la Lutte armée antijaponaise.

    La création de l’ARP fut dictée par le développement de la révolution coréenne elle-même, ce fut un impératif de l’époque. C’est pourquoi elle reçut un large soutien et un grand écho en Corée et de par le monde. Dans différentes régions du pays et en dehors, la création de l’ARP fut chaleureusement approuvée. Les troupes de l’armée indépendantiste furent les premières à répondre à son appel.

    Aussitôt l’ARP proclamée, Yun Il Pha, chef et chef adjoint de l’état-major de l’Armée révolutionnaire coréenne, nous adressa un message, saluant la création de l’Association et exprimant l’espoir d’une étroite coopération avec elle sur le front antijaponais. Une personnalité du mouvement nationaliste, un certain Pak, qui opérait à Shanghai, se rendit jusqu’en Mandchourie et rencontra des représentants de l’ARP en Mandchourie du Sud. Patriote qui déploya, durant de longues années, le mouvement pour l’indépendance à Shanghai, Beijing, Tianjin et dans d’autres régions de la Chine intérieure, il exerçait une forte influence sur les autres partisans du mouvement nationaliste. Pak promit de militer pour l’ARP dans de vastes régions englobant la Corée et l’étranger. Il prit longuement conseil aussi sur les moyens de créer une «armée révolutionnaire indépendantiste» en tant que force armée pan-nationale.

    Ri Tong Baek, dans le premier numéro du Samilwolgan, sous le titre «Le chef supérieur du Chondogyo, Monsieur X, rencontre le représentant de notre Association pour la restauration de la patrie», rapporta que Pak In Jin, le chef provincial du Chondogyo, en apprenant l’heureuse nouvelle de la création de l’ARP, était venu chez nous, au camp secret du mont Paektu. C’est à ce moment-là que Pak promit d’englober le million des membres du parti de la jeunesse de cette confession dans les rangs de l’ARP.

    L’un après l’autre, Ri Chang Son, Ri Je Sun, Pak Tal et beaucoup d’autres personnes vinrent nous rejoindre, et ils contribuèrent beaucoup à étendre le réseau des organisations de l’ARP.

    Sans doute, même en écrivant plusieurs livres, on ne saurait relater toute l’histoire du développement de l’Association pour la restauration de la patrie. En peu de temps, l’Association s’amplifia et devint une organisation à l’échelle nationale, unissant dans ses rangs des centaines de milliers de personnes.

    La naissance de l’ARP, en mai 1936, au pied du mont Paektu, du côté nord, constitua un événement historique ayant marqué le début d’une étape nouvelle de développement de la révolution coréenne: elle annonça l’aube radieuse de la restauration de la patrie. C’est ainsi qu’au mont Paektu se mit à luire le jour nouveau de la révolution coréenne, lui promettant un grand avenir.

    

    

    

    

    NOTES

    

    

    1. Ryo Un Hyong (1886-1947) — Originaire de Yangphyong, province du Kyonggi. Il lutta pour l’indépendance de la Corée en contact avec le « gouvernement provisoire de Shanghai » et le « Parti communiste du Coryo ». Puis, à Séoul, il fut directeur du quotidien Joson Jungang Ilbo, président de la Ligue pour l’édification nationale de Corée, président du « front national démocratique de Corée du Sud ». En 1946, il fit un voyage à Pyongyang où il fut reçu en audience par le Président Kim Il Sung. De retour à Séoul, il milita pour la mise en application d’une politique de souveraineté nationale et la réunification du pays dans l’indépendance et la paix, avant d’être assassiné. –p. 13.

    

    2. Paek Nam Un (1897-1979) — Originaire de Kochang, province du Jolla du Nord, il enseignait à Séoul quand il créa une organisation clandestine. Arrêté par la police japonaise et emprisonné. Il devint vice-président du Parti du peuple travailleur en Corée du Sud et s’opposa à la politique coloniale des impérialistes américains. En avril 1948, il participa à la Conférence conjointe des représentants des partis politiques et des organisations sociales de Corée du Nord et de Corée du Sud. Après la fondation de la République Populaire Démocratique de Corée, il fut ministre de l’Education, ensuite président de l’Académie des sciences, puis président de l’Assemblée populaire suprême. Il contribua à développer le pays et à réunifier la nation. –p. 73.

    

    3. Kang Yong Chang (1912-1965) — Né dans l’arrondissement de Ponghwa dans la province du Kyongsang du Nord. Sous l’occupation japonaise, il fit ses études à l’école supérieure de technologie de Lüshun en Chine, après quoi il travailla comme ingénieur à la société anonyme d’électricité japonaise « Mitsubishi ». Après la Libération, il passa du Sud au Nord du pays, où il fut d’abord ingénieur en chef à l’Aciérie de Songjin, puis ministre de l’Industrie métallurgique, ensuite président de l’Académie des sciences. Poursuivi un temps par les éléments malveillants, réactionnaires, il demeura cependant loyal envers le Parti du Travail et fit tout son possible pour remettre en état et développer l’économie nationale, édifier le socialisme, faire progresser la science et la technique. –p. 73.

    

    4. «Corps de maintien de la paix» — Organisation réactionnaire mise sur pied, lors de la guerre de Libération de la patrie (la guerre de Corée, juin 1950 – juillet 1953), par les troupes américaines et l’armée fantoche sud-coréenne dans les régions qu’elles occupèrent temporairement dans la moitié nord de la Corée. –p. 73.

    

    5. «Treize coups successifs» — Surnom donné à un jeune combattant de guérilla qui, bien que touché de treize balles, défendit son poste de guet dans la vallée des Armoises contre une troupe d’expédition «punitive» japonaise, lors de la défense de la zone de guérilla de Xiaowangqing (1933- 1934). –p. 92.

    

    6. Kim Jin (1912-1939) — Héros de la lutte armée contre les Japonais, organisée et dirigée par le Président Kim Il Sung. Il est le premier dans l’histoire des guerres à avoir obstrué de son corps la meurtrière d’un blockhaus ennemi. Il s’immola ainsi en août 1939, lors de la bataille de Dashehe, dans le district d’Antu, pour ouvrir un passage à son unité. –p. 105.

    

    7. Ri Su Bok (1933-1951) — Soldat de l’Armée populaire de Corée. Né à Sunchon, province du Phyong-an du Sud. Lors de la guerre de Corée provoquée par les impérialistes américains et la clique fantoche sud-coréenne, il s’immola en bouchant de son corps la meurtrière d’un nid de mitrailleuses ennemi, pour ouvrir un passage à son unité, au cours d’une bataille livrée pour reprendre une hauteur anonyme contiguë à la cote 1211. –p. 105.

    

    8. Kim Kwang Chol (1965-1990) — Officier de l’Armée populaire de Corée. Il couvrit de son corps une grenade à main prête à éclater, en janvier 1990, lors d’un exercice militaire, et sauva au prix de sa vie celle d’une dizaine de soldats. –p. 105.

    

    9. Han Yong Chol — Soldat de l’Armée populaire de Corée. Il périt en février 1992, à 21 ans, en couvrant de son corps une grenade à main prête à exploser et sauva la vie de ses camarades qui s’apprêtaient à partir pour l’exercice. –p. 105.

    

    10. Défaites honteuses de Fengwudong et de Qingshanli — Défaites que la troupe de Hong Pom Do et autres troupes indépendantistes coréennes opérant dans la région de Jiandao infligèrent aux troupes d’agression japonaises en juin et octobre 1920 à Fengwudong, district de Wangqing, et à Qingshanli, district de Helong, province du Jilin, Chine. –p. 114.

    

    11. Raquette — Chaussure faite de cuir brut. Il y en a de deux sortes: l’une à tige, et l’autre à lacets. La première se porte en hiver, la seconde à la saison du labourage, au printemps. –p. 155.

    

    12. Ho Hon (1885-1951) — Né dans la province du Hamgyong du Nord. Sous la domination japonaise, avocat exerçant à Séoul, il dénonça l’occupation de la Corée par le Japon. Au lendemain de la Libération, il lutta pour la réunification du pays en assumant la présidence du comité central du Parti du Travail de Corée du Sud. Venu dans le Nord du pays, il fut successivement président de l’Assemblée populaire suprême, recteur de l’Université Kim Il Sung et membre du groupe de présidents du Front démocratique pour la réunification de la patrie. Il se dévoua à l’édification d’une Corée nouvelle, à la réunification indépendante du pays, à la prospérité nationale et à l’éducation des générations montantes. –p. 173.

    

    13. Kim Ku (1876-1949) — Né à Haeju, province du Hwanghae du Sud, il rejoignit la lutte antijaponaise des francs-tireurs, puis, après le Soulèvement populaire du Premier Mars, il émigra à Shanghai où il fonda le « Parti pour l’indépendance de la Corée » et devint président du « gouvernement provisoire de Shanghai ». Après la défaite du Japon, de retour en Corée du Sud, il s’opposa à la dépendance sud-coréenne vis-à-vis des Etats-Unis. Il participa en 1948 à la Conférence conjointe des représentants des partis politiques et des organisations sociales de Corée du Nord et de Corée du Sud, tenue à Pyongyang. De retour à Séoul, il fut assassiné pendant qu’il luttait pour la réunification du pays en collaboration avec les communistes. –p. 213.

    

    14. Conférence conjointe d’Avril du Nord et du Sud — Conférence qui réunit, en avril 1948 à Pyongyang, 695 représentants de 56 partis politiques et organisations sociales, ainsi que des délégués des Coréens résidant à l’étranger et certains nationalistes de droite pour discuter du problème de la réunification du pays. Le Président Kim Il Sung présenta à cette conférence un rapport intitulé : la Situation politique en Corée du Nord, et proposa les tâches à réaliser pour réunifier le pays en toute indépendance. –p. 213.

    

    15. Choe Tok Sin (1914-1989) — Fils de Choe Tong O, directeur de l’Ecole Hwasong qu’a fréquentée un temps le Président Kim Il Sung. L’occupation de la Corée par les impérialistes

    japonais le fit émigrer en Chine. Après la Libération, de retour en Corée du Sud, il fut successivement général de corps d’armée, ministre des Affaires étrangères et ambassadeur sud-coréen en Allemagne de l’Ouest. En brouille avec le régime Pak Jong Hui, il émigra aux Etats-Unis. Rapatrié en République Populaire Démocratique de Corée, il fut vice-président du Comité pour la réunification pacifique de la patrie et président du Parti Chondogyo-Chongu. –p. 213.

    

    16. Hanbyol — Surnom donné au Président Kim Il Sung (à l’époque, Kim Song Ju) au début de ses activités révolutionnaires par ses camarades, jeunes communistes, qui saluaient en lui un grand dirigeant et souhaitaient qu’il devienne l’Etoile du Matin qui conduirait le peuple coréen plongé dans les ténèbres vers l’aube de la libération. Plus tard, ceux-ci l’appelèrent Kim Il Sung (Il signifie «soleil», Sung , «devenir»), ayant pour vœu qu’il soit le soleil de la nation coréenne. –p. 256.

    

    17. Triste légende de Kyonu et de Jiknyo — Selon cette légende, dans le royaume du Ciel, un jeune bouvier et une jeune tisserande tombent amoureux l’un de l’autre mais sont obligés de vivre séparés. –p. 263.

    

    18. Hong Kil Dong — Héros du roman coréen du Moyen Age, Histoire de Hong Kil Dong. Etre surnaturel, il pratique une magie bienfaisante. –p. 268.

    

    19. 38e parallèle — Ligne de démarcation provisoire qu’à l’issue de la Seconde Guerre mondiale les Etats-Unis tracèrent sur la Corée le long du 38e parallèle de latitude nord sous prétexte de «tracer la ligne de répartition» pour recevoir l’acte de capitulation de l’armée japonaise défaite et désarmer celle-ci, coupant ainsi la Corée libérée (août 1945) en Nord et en Sud. Cette ligne relève du dessein des Etats-Unis de s’emparer de toute la Corée. –p. 308.

    

    20. Ulji Mun Dok— Général patriote renommé du Coguryo. Lors de la guerre Coguryo-Sui, il asséna en 612, sur le Salsu, une défaite retentissante à l’adversaire et conduisit l’armée et le peuple du Coguryo à la victoire. –p. 433.

    

    21. Ri Sun Sin (1545-1598) — Chef militaire patriote renommé de la Corée sous la dynastie des Ri. Il construisit le « navire-tortue », le premier navire cuirassé au monde. Lors de la Guerre patriotique de l’an Imjin (1592-1598), il coula des centaines de navires et mit hors de combat des dizaines de milliers d’hommes de l’armée d’agression japonaise, faisant échec au plan de « progression simultanée des forces de terre et de mer » de l’ennemi. Il tomba lors du combat naval de Roryang, le dernier avant la victoire. Il contribua énormément à gagner la guerre. –p. 433.

    

    22. Pak Tal (1910-1960) — Originaire de Kilju, province du Hamgyong du Nord. Sous la domination japonaise, il anima l’Union coréenne pour la libération nationale pour lutter contre les Japonais. Arrêté et emprisonné en septembre 1938 par la police japonaise sur la dénonciation d’un mouchard. Il sortit de la prison de Sodaemun à Séoul à la Libération (août 1945), mais sa santé étant gravement atteinte, c’est dans son lit de malade qu’il écrivit des livres. –p. 439.

    

    

    

    

    

    

    

    

    

    

    

    

    

    

    

    

    

    

    

    

    

    

    

    

    

    

    

    

    

    

    

    

    

    

    

    

    

    

    

    

    

    

    

    

    

    

    

    Imprimé en République Populaire Démocratique de Corée