TABLE DES MATIERES
CHAPITRE VII. UN MONDE CREE POUR LE PEUPLE
(Février 1933 – février 1934) 1
1. Un lieu de bonheur 1
2. Contrôle de l’ennemi, le jour, et contrôle des nôtres, la nuit 27
3. Soviet ou gouvernement révolutionnaire populaire? 55
4. L’envoyé de l’Internationale communiste 80
5. Mon cheval blanc 102
CHAPITRE VIII. EN PORTANT BIEN HAUT LE DRAPEAU DE
LA LUTTE ANTIJAPONAISE (Février – octobre 1934) 124
1. Ri Kwang 124
2. Les pourparlers avec Wu Yicheng 149
3. La bataille de Dongning 170
4. A propos de la démocratie militaire poussée à l’extrême 190
5. Les opérations de Macun 210
6. Les fabriques d’armes dans la forêt 244
7. Fleur impérissable 267
CHAPITRE IX. LA PREMIERE EXPEDITION EN MANDCHOURIE
DU NORD (Octobre 1934 – février 1935) 294
1. L’Armée révolutionnaire populaire coréenne 294
2. Les riches et les pauvres 316
3. Au-delà des monts Laoye 336
4. Au son de l’harmonica à Ningan 357
5. La tempête de neige sur le mont Tianqiao 376
6. Dans le giron du peuple 399
CHAPITRE VII. UN MONDE CREE
POUR LE PEUPLE
(Février 1933 – février 1934)
1. Un lieu de bonheur
A la mi-février 1933, en compagnie du vieux Ma qui se proposa pour nous guider, nous nous mîmes en route pour les zones de guérilla de Wangqing. Mes dix-huit hommes, délivrés de l’ennui qu’ils avaient éprouvé à ne rien faire d’autre que de discuter politique, vingt jours de suite, dans une cabane de montagne, prirent un nouvel élan dès les premiers pas. S’ils se ressentaient encore de l’épreuve traversée durant l’hiver, ils avaient néanmoins retrouvé dans l’ensemble leur fraîcheur et leurs forces.
Les actuels habitants de la région de Wangqing, quand ils sont interrogés sur ce qui fait la célébrité de leur contrée, aiment, dit-on, donner cette réponse pleine d’esprit: «Oh, nous sommes renommés pour la longueur des discours du maire de notre district, pour la longueur du bâtiment de notre école primaire et pour la longueur de nos vallées!» Ce doit être une invention des petits facétieux de l’endroit pour exprimer leur attachement à leur pays.
Mot d’esprit qui eût été bon, en 1933, pour amuser mes compagnons d’armes qui venaient de sortir de rudes épreuves. Si je l’avais su. Car, lorsqu’ils m’avaient demandé de parler de la région de Wangqing, je n’avais pu leur donner que cette réponse anodine: «Une contrée grouillante d’exilés!»
Par exilés, on entendait les révolutionnaires.
Wangqing était un des districts de Jiandao les plus connus pour
leur mouvement indépendantiste antijaponais. Là se trouvait l’ancien champ de bataille où l’illustre guerrier Hong Pom Do avait infligé une lourde défaite aux troupes «punitives» japonaises; pendant un certain temps, ce fut la base d’opérations des troupes indépendantistes de l’administration militaire du Nord sous la conduite de So Il, Kim Jwa Jin, Ri Pom Sok et autres; c’est aussi dans cette contrée que Ri Tong Hwi s’était consacré corps et âme à la formation des cadres de l’armée indépendantiste.
Les brillantes actions de l’armée indépendantiste et le passage fréquent des militants indépendantistes avaient puissamment stimulé la conscience nationale de la population et son action patriotique contre le Japon.
Mais, les actions des indépendantistes ayant régressé et leurs leaders étant passés dans la région maritime extrême-orientale de l’Union soviétique et dans la zone frontalière soviéto-mandchoue, la lutte de libération nationale dans la région de Wangqing passa avec le temps sous la direction des communistes, et le mouvement, autrefois nationaliste, prit un caractère essentiellement communiste. Sur un sol fertilisé par les nationalistes dans un esprit patriotique, le mouvement communiste avait couvé sous l’action des précurseurs du nouveau courant d’idées.
Cependant, la force motrice du nouveau mouvement n’avait guère changé. Car la plupart des acteurs du mouvement nationaliste en déclin avaient eux-mêmes viré vers le communisme. On remarquait donc, parmi les militants communistes, la présence non seulement de personnes qui avaient pris cette voie dès le début, mais aussi celle d’anciens adeptes du nationalisme devenus communistes grâce à un changement idéologique progressif. Il est impossible que le mouvement communiste s’accomplisse par l’action exclusive des éléments purs, immaculés, n’ayant eu de lien avec aucune autre idéologie.
Voilà justement le principe de la continuité et de l’innovation sur lequel nous nous guidons dans nos efforts pour le développement de la révolution. Il est erroné de penser que le mouvement communiste
naît et se développe à partir du néant, sans aucune base, pour la seule raison que les idées qu’il prône sont les meilleures dans l’histoire de l’humanité et qu’il est le stade suprême du mouvement révolutionnaire sous toutes ses formes.
Wangqing était une contrée aux longues traditions de lutte antijaponaise, pourvue d’une bonne base de masse et d’une solide assise politique. Contrée avantageuse sous divers aspects, d’autant plus que le district était proche de la région de Ryuk-up (Corée) et qu’il avoisinait le district de Yanji et la région de Longjing qui servaient de centres de campagne d’éducation culturelle patriotique pour toute la région de Jiandao. On dit que les poissons se rassemblent là où l’eau est profonde, et le rassemblement de nombreux révolutionnaires dans une région comme celle de Wangqing s’avérait bien naturel.
Voici une opinion en vogue à l’époque: «Allez au Japon si vous voulez étudier, en Union soviétique si vous voulez goûter au pain russe, mais, pour faire la révolution, allez dans la région de Jiandao!» Opinion qui reflétait au mieux la volonté des jeunes Coréens d’alors, pris d’une profonde sympat
On risquait gros en allant dans la région de Jiandao, qui était comme une meurtrière devant laquelle on venait se placer spontanément. Pourtant, nous n’hésitions point à aller au-devant de cette meurtrière, afin de faire la révolution avec plus d’éclat.
Notre marche vers cette région était assez allègre: ce n’était pas parce qu’un bon repas ou une couche tiède nous y attendent, mais justement parce qu’il y existait des camarades à nous, un peuple à nous, décidés à partager la vie et la mort avec nous, un terrain où mettre les pieds en toute liberté, voire un monde à nous, un monde créé pour nous et qui ne pouvait être renversé ni par les décrets de l’empereur japonais ni par les ordonnances du gouverneur général japonais en Corée.
En février 1933, au moment où nous nous dirigions vers Zhuanjiaolou, en Wangqing, précédés du vieux Ma, la base de guérilla, dont la création s’achevait pour l’essentiel dans différentes régions de la Mandchourie de l’Est, montrait déjà sa valeur.
Créer une base pour la guérilla et lancer une violente lutte armée à partir de ce point d’appui était une des tâches capitales dont l’idée avait été exposée et adoptée comme ligne de conduite à la Conférence d’hiver de Mingyuegou par les communistes coréens. Nous avions alors insisté, avec feu, pour établir des positions, indispensables d’après nous à la résistance armée. Le mot «position» était une expression naïve, signifiant à notre manière une base de guérilla.
Après la Conférence d’hiver de Mingyuegou où il fut convenu de créer une telle base sous forme de région libérée, nous avions remis ce problème sur le tapis et discuté avec minutie des moyens de trouver une solution, lors de la Conférence de Xiaoshahe au printemps 1932. Après quoi nous avions envoyé des militants d’élite dans différents endroits de la région de Jiandao avec mission de rendre les villages favorables à la révolution. Cette entreprise représentait le premier coup de pioche pour implanter une base de guérilla sous forme de région libérée.
Jusqu’à ce que fussent définies les zones de guérilla, ces villages révolutionnaires avaient servi de points d’appui temporaires à l’Armée de guérilla populaire antijaponaise et préparé les fondations de la future base de guérilla.
Successivement des zones de guérilla virent le jour dans les parties montagneuses des districts d’Antu, de Yanji, de Wangqing, de Helong et de Hunchun, ces différents endroits considérés comme idéaux à la Conférence d’hiver de Mingyuegou: Niufudong, Wangyugou, Hailangou, Shirengou, Sandaowan, Xiaowangqing, Gayahe, Yaoyinggou, Yulangcun, Dahuanggou, Yantonglazi, etc.
La création de ces zones était le résultat des efforts persévérants déployés par les communistes coréens et des souffrances qu’ils avaient endurées en faisant face à l’ennemi.
Le sang qu’ils ont versé, le martyre qu’ils ont consenti pour créer une base de guérilla dans le bassin du Tuman, entre autres Ryang Song Ryong, Ri Kwang, Jang Ryong San, C
Aussitôt les zones de guérilla devinrent des points de rassemblement des militants: ceux qui étaient des militants connus, en territoire coréen ou ailleurs, les rejoignirent massivement. La région de Wangqing était du nombre. C’est à cette époque que Kim Paek Ryong, Jo Tong Uk, C
Xiaowangqing eut pour nouveaux habitants des communistes et des indépendantistes venus de la région maritime extrême-orientale de l’Union soviétique, de vieux militants clandestins découverts et obligés de changer de théâtre d’activités, en quittant la zone contrôlée par l’ennemi où ils avaient milité depuis des années, et, enfin, des patriotes et des adeptes du marxisme venus de Corée, attirés par la rumeur qui disait: «Le centre de la révolution s’est installé dans la région de Jiandao.»
Ainsi les zones de guérilla créées en Mandchourie de l’Est réunirent des éléments purs, les uns décidés à s’enrôler dans la révolution, les autres aguerris et donc munis d’une riche expérience de la lutte pratique. C’est pourquoi la composition de la population était telle qu’on pouvait la comparer à la pureté de l’eau de la rivière Dawangqing. Quant au moral et à la combativité, chaque habitant valait cent hommes.
Le centre de la révolution étant ainsi formé, les communistes coréens, profitant des conditions favorables dont ils jouissaient, procédèrent au renforcement de la base de guérilla: recrutement des partisans, installation des organisations du parti et de celles de masse formées selon les couches sociales, telles que l’Union de la jeunesse communiste, l’Union anti-impérialiste, l’Association des paysans, l’Association antijaponaise des femmes, le Corps des enfants, ainsi que des organisations semi-militaires, comme la Garde rouge et l’Avant-garde des enfants, ce dans la perspective d’une résistance du peuple tout entier. Le pouvoir révolutionnaire, instauré dans chaque zone de guérilla, entra en fonction pour assurer une vie nouvelle à la population: il garantissait au peuple les droits et les libertés démocratiques authentiques jamais connus de nos aïeux, il représentait et défendait strictement les intérêts du peuple. Ce pouvoir révolutionnaire donnait à la population la terre et le droit au travail, à l’instruction et aux soins médicaux gratuits; il a édifié une société garantissant l’égalité entre tous, la première du genre dans l’histoire, une société où règne la noble éthique de l’entraide, du soutien réciproque et de la solidarité mutuelle. On n’y voyait pas de riches se pavanant, une canne de luxe à la main, ni de déshérités maudissant le monde, sanglotant, criblés de dettes et d’impôts.
Là régnait une allégresse que ni le malheur ni l’adversité ne pouvaient abattre, le romantisme d’un peuple débarrassé de tous les fléaux sociaux, de toutes les entraves sociales et engagé dans la création d’une vie nouvelle et libre. Les paysans dansaient de joie, battant des gongs, autour du piquet de repère planté sur les terres mises à leur disposition par le gouvernement révolutionnaire populaire. C’était une réalité émouvante, jamais vue dans l’histoire et que seuls les communistes coréens ont su créer sur le territoire de Jiandao, naguère inhospitalier. La vie y était pleine d’épreuves, accompagnée de fréquentes effusions de sang et de sacrifices successifs. Et cependant, on pouvait faire des rêves d’avenir, caresser des espoirs, on pouvait chanter.
Cette base de guérilla, mise sur pied dans cette contrée de l’Orient et qui résistait à toute provocation et à toute attaque de l’ennemi, créait une histoire nouvelle et glorieuse dans la lutte de libération nationale, faisant l’objet de l’admiration et de la sympat
Bref, c’était un monde où une vie authentiquement humaine était assurée, une vie pleine de romantisme, d’allégresse et d’espoir; c’était une partie du monde où se réalisaient les rêves millénaires du peuple.
L’existence de cette base de guérilla devint un sujet d’inquiétude permanent pour les chefs du Grand quartier général de Tokyo. La région qu’elle occupait, liée à la région nord de la Corée par le fleuve Tuman, était, selon leur propre expression, une épine dans le pied. Le Japonais Takagi Takeo1 disait vrai lorsqu’il déclarait: «La région de Jiandao est le centre de la résistance antimandchoue et antijaponaise et, partant, une artère communiste passant du Nord au Japon via la Corée.»
«Un cancer pour la paix en Orient!» se lamentaient les militaristes japonais. Un reflet exact de leur panique.
S’ils ont qualifié de «cancer» notre base de guérilla, ce n’était pas parce qu’elle englobât un territoire particulièrement étendu ou qu’elle fût gardée par des forces communistes suffisamment importantes pour écraser l’armée du Guandong. Ce n’était pas non plus parce que la bombe Yongil lancée de cette région pût atteindre le palais impérial ou le toit du siège du Grand quartier général de Tokyo. Si la région de Jiandao était une épine plantée dans leurs pieds, c’était que, avant tout, la majeure partie de la population était constituée de Coréens extrêmement hostiles à l’égard du Japon et que la plupart d’entre eux, très révolutionnaires, étaient prêts à se sacrifier dans une action dirigée contre la domination japonaise.
A considérer que plus de neuf dixièmes des effectifs du parti communiste et des Jeunesses communistes qui y opéraient étaient Coréens, on comprend sans peine le tracas des Japonais dans la domination de la Mandchourie.
C’était là que se trouvaient également réunis, sans avoir déposé leurs fusils à mèche braqués sur l’armée et la police japonaises, la plupart des illustres guerriers du temps des francs-tireurs et du reste de l’armée indépendantiste, lesquels avaient combattu pendant plus d’une dizaine d’années, en territoire coréen et dans les vastes plaines de la Mandchourie, contre le «traité de l’an Ulsa» et l’«annexion de la Corée par le Japon».
C’était là aussi le berceau de la fraternité et des liens étroits entre les communistes des deux pays, la Corée et la Chine, fraternité et liens qui se sont d’abord étendus à tout le territoire mandchou et, ensuite, à toute la Chine.
La base de guérilla de Jiandao n’était pas un «cancer», mais, bien au contraire, une fleur, un phare, pour la paix en Orient.
L’implantation de cette base, tâche stratégique de notre révolution, se heurtait à de rudes obstacles, car les forces militaristes japonaises, voulant étouffer dans l’œuf notre lutte armée antijaponaise, se livraient à des expéditions «punitives» impitoyables par la tactique de la terre brûlée. Mais pourtant, cette folie ne fit qu’accélérer l’aménagement de la base de guérilla.
Au printemps 1932, une réunion consultative eut lieu entre le commandement de l’armée du Guandong et celui des troupes japonaises stationnées en Corée pour régler ce qui était pour eux le problème de Jiandao. C’était un odieux complot ayant pour but de réprimer le mouvement révolutionnaire dans cette région par l’intervention d’un «corps expéditionnaire provisoire» qu’ils envisageaient de former avec les troupes japonaises stationnées en Corée. Après ce conciliabule, le «corps expéditionnaire provisoire en Jiandao» fut créé. Il avait pour pivot un régiment de la division de Ranam (Corée) de l’armée japonaise. Il était renforcé par la garnison de Kyongwon, des unités de cavalerie et d’artillerie de campagne, ainsi qu’une escadrille d’aviation. Les villages et les villes de quatre districts de la Mandchourie de l’Est, renommés pour la violence de la lutte Chusu et de la lutte Chunhwang, furent pris pour cible. Le «corps expéditionnaire provisoire en Jiandao» déversa son feu sur ceux qui s’étaient dressés pour la liberté et l’indépendance de leur patrie, pour une existence souveraine, digne de l’homme. Leurs foyers ne furent pas épargnés.
L’attaque du bourg de Dakanzi, au début d’avril 1932, fut le coup d’envoi de l’offensive qui plongea toutes les montagnes et toutes les plaines de Wangqing dans une mer de sang. Autrefois, dans ce bourg, Ri Kwang, Ri Ung Gol et Kim Yong Bom avaient commandé la lutte Chusu, et Kim Chol, Ryang Song Ryong, Kim Un Sik, Ri Ung Man, Ri Won Sop et autres militants avaient attaqué le service de la sécurité publique pour y prendre des armes. A la nouvelle de la brusque apparition d’une importante force de la 19e division de Ranam, équipée de canons et de mitrailleuses et soutenue par l’aviation, les troupes de l’armée de salut national sous le commandement de Wang Delin, qui y étaient cantonnées, se hâtèrent de se retirer vers Xidapo au-delà du mont Mapan, alors que le corps de défense du bourg, renonçant à résister, se rendait aux troupes «punitives».
Après Dakanzi, l’agresseur se rua sur le chef-lieu du district de Wangqing. Les avions dévastèrent les rues. L’infanterie, déferlant dans les rues, se mit à massacrer, à incendier et à piller les habitations des civils. La maison du riche Li Hengzhong, le plus grand propriétaire foncier de la ville, ne put se soustraire aux forfaits des troupes d’occupation.
Ensuite, ce furent Deyuanli et Shanggingli qui furent victimes d’un ratissage si effréné et si démentiel que, plus tard, les rescapés du génocide de Wangqing ont composé cette chanson:
Le 6 avril 1932
La guerre antijaponaise a éclaté à Dakanzi
Les obus éclatent dans les montagnes
Les mitrailleuses lancent une pluie de balles
Les avions larguent des bombes
Le massacre des prolétaires est leur besogne
Les flammes montent à Daduchuan
Le hameau de Deyuanli n’est qu’un tas de cendres
Des innocents tués gisent sur les champs
Pas une âme qui vive dans la plaine de Wangqing
O prolétaires de la Mandchourie
Debout tous pour combattre
Le sang bout dans nos veines, allons à la guerre
Le drapeau de la victoire flottera
Les vallées de Xiaowangqing et de Dawangqing s’emplirent des réfugiés qui ne cessaient d’affluer, gens privés de leur toit et de leurs parents. Les avions japonais s’acharnaient même sur ces flots de civils.
Bientôt le sang rougit les eaux claires de la rivière de Wangqing, sur lesquelles on voyait parfois flotter des corps éventrés.
Le hameau de Zhuanjiaolou, où nous fûmes conduits par le vieux Ma, avait été le théâtre d’un horrible massacre. Plusieurs dizaines de personnes, jeunes et adultes, hommes, femmes et enfants, avaient été tuées dans les maisons incendiées. Le hameau était réduit en cendres. La barbarie et l’envergure de la «punition» furent telles qu’un appel intitulé: «Avis à tous les Coréens à propos des horreurs de Zhuanjiaolou» circulait dans différents districts de la Mandchourie de l’Est.
Zhuanjiaolou se situait près de Xiaowangqing, un des foyers de la révolution dans la région de Jiandao, et de Luozigou, qui était un autre centre de la révolution. Aussi était-ce un des hameaux fortement influencés depuis longtemps par la lutte antijaponaise. La vallée où il est blotti grouillait de milliers de paysans, de flotteurs et de bûcherons. Tout un réseau d’organisations révolutionnaires y était installé: organisations d’avant-garde représentées par le parti et les Jeunesses communistes et diverses organisations révolutionnaires correspondant aux différentes couches de la population. Ces organisations étaient si influentes que pendant la lutte Chunhwang les masses réussirent à démanteler le service du corps de défense de leur hameau.
On dit que les hommes de ce corps, apeurés par cette poussée de la population, s’étaient alors enfuis dans la montagne pour se faire finalement bandits, sans oser revenir.
Malgré la victoire, les révoltés avaient perdu treize vies.
Cette succession d’événements finit par faire de ce hameau une pépinière de bons révolutionnaires. Jang Ryong San, plus tard chef de la 3e compagnie de la troupe de partisans de Wangqing, pratiquait le flottage de trains de bois entre Zhuanjiaolou et Sanchakou. Hamatang, où avait milité Ri Kwang en tant que chef de cent foyers, se trouvait à plus d’une dizaine de kilomètres de Zhuanjiaolou.
L’ennemi tuait tout le village s’il y découvrait un seul communiste. Liquider cent personnes en vaut la peine si c’est pour supprimer un communiste, tel était le credo de l’armée et de la police japonaises. C’est pendant la guerre sino-japonaise, lors de l’offensive des troupes japonaises contre les régions libérées en Chine du Nord, que la «politique de ratissage en trois points» – tout massacrer, tout brûler et tout piller – a été appliquée par Okamura Yasuji, commandant des forces japonaises stationnées en Chine du Nord. Mais en réalité, cette politique avait été mise en route déjà, dans les années 1920, lors de l’opération «punitive» dans la région de Jiandao, et, au début des années 1930, elle était passée pour de bon dans la pratique pour détruire les zones de guérilla partout en Mandchourie de l’Est.
Plus tard, cette politique, de même que la politique de «regroupement» des villages destinée à «séparer les bandits de la population», toutes deux pratiquées par les impérialistes japonais en Corée et en territoire mandchou, sera reprise par les colonialistes français dans leurs opérations militaires contre les résistants algériens, puis perfectionnée encore par les troupes US au Viêtnam.
Sandaowan, Hailangou, Longjing, Fenglindong et autres hameaux révolutionnaires renommés du district de Yanji furent jonchés de cadavres. Plus de 1 600 maisons furent brûlées à Sanhanli, dans le district de Hunchun. Rien que dans le district de Yanji, le nombre des tués s’élevait à plus d’une dizaine de milliers. Qu’on juge donc de la gravité du crime commis par le «corps expéditionnaire provisoire en Jiandao»!
Sans parler de la vie et des biens, les ustensiles de cuisine, ces petits moyens de première nécessité n’ont pu échapper au massacre. Les Japonais cassaient les marmites pour empêcher la cuisson des repas, enlevaient les nattes du sol, démolissaient le chauffage par le sol, puis toute la maison: piliers, poutres et chevrons, qu’ils transportaient sur des charrettes au bourg de Daduchuan. Les rescapés étaient obligés de coucher dans des huttes en branches et de cuire leur repas sous un tas de graviers chauffés, faute de marmite.
Les villageois qui n’avaient pu se cacher dans la montagne furent menacés de mort s’ils n’allaient pas s’installer dans des bourgs comme Dakanzi et Daduchuan.
Cet ordre de déplacement forcé lancé par les troupes «punitives» ne ménageait même pas les propriétaires fonciers. En effet, ce n’était pas un secret qu’une partie importante des vivres et des articles de première nécessité qui parvenaient aux troupes armées antijaponaises provenaient d’eux et autres riches. L’ennemi comptait supprimer cette source également pour étouffer définitivement l’armée révolutionnaire qui souffrait en permanence de la pénurie de vivres et de vêtements.
Pour échapper à la poursuite tenace des troupes «punitives», les réfugiés erraient dans les montagnes, sans avoir rien à se mettre sous la dent. Cependant, dans la montagne non plus, ils n’étaient pas tout à fait en sécurité. Toute vallée a un fond, où le recul n’est plus possible. Quand ils atteignaient le fond de leur vallée, les fuyards ne pouvaient donc rien faire d’autre que de se cacher dans les taillis. En ce cas, un pleur d’enfant risquait de leur coûter la vie à tous.
Lorsque les Japonais des troupes «punitives» s’approchèrent de sa cachette, la mère d’un bébé eut peur que son enfant ne pleure: elle retira son bébé de son dos, lui donna le sein et l’étreignit dans ses bras. Autrement, elle risquait de compromettre la sécurité des centaines de vies menacées par les armes de l’ennemi. Après le départ des troupes, elle desserra son enfant, qu’elle vit, hélas!, inerte. Pareilles tragédies étaient monnaie courante dans les hameaux et les vallées de la région de Jiandao.
Pour parer à ce genre de malheur, les femmes d’un hameau firent avaler de l’opium à leurs enfants en bas âge qui, pris de sommeil, n’eurent plus le loisir de pleurer. Certaines femmes, harcelées par les raids successifs de l’ennemi, se résignèrent en larmes à se débarrasser de leurs petits pourtant si chers à leur cœur.
Tels étaient les sacrifices auxquels nos femmes ont consenti pour la sécurité de la population, favorable à la révolution, et celle des combattants de leur zone de guérilla, ainsi que pour la résistance antijaponaise, cause qu’elles considéraient comme plus précieuse que leur propre vie.
Les humanistes bourgeois, eux, peuvent accuser ces femmes communistes de manquer d’amour maternel, d’être irresponsables, indifférentes au sort de leurs enfants.
Mais il est injuste de demander raison à nos femmes. S’ils savaient combien de larmes de sang elles ont versées et quelles plaies profondes ont déchiré leur cœur, quand elles enterraient un petit corps mou sous des feuilles mortes ou quand elles abandonnaient en se cachant un bébé sur le pas de la porte d’une maison inconnue, ils seraient amenés à détester les impérialistes japonais qui avaient envoyé des hordes de bourreaux dans la région de Jiandao. Toute la responsabilité de cette situation incombe aux militaristes japonais, ces maniaques de l’homicide, qui ont imposé des épreuves insupportables à nos femmes.
Si le Japon veut liquider son passé, il doit penser à ces crimes et autres forfaits. Certes, il n’est pas agréable de revenir sur les traces de ses crimes et de faire pénitence. Pourtant, cette introspection, aussi amère et humiliante soit-elle, serait-elle plus traumatisante que l’affliction qui a secoué nos femmes, nos mères et nos sœurs, lorsqu’elles se voyaient obligées d’abandonner leurs bébés au pied de la clôture d’une maison inconnue ou de mettre un morceau d’opium dans la bouche de leurs petits?
Si les gouvernants du Japon demandaient des preuves des crimes japonais, ce serait un odieux outrage pour les millions de Coréens autrefois massacrés avec barbarie par la soldatesque japonaise.
Ces jours-là, la population de la base révolutionnaire se trouvait devant cette alternative: ou bien aller s’installer en ville, comme l’exigeaient les Japonais, ou bien se réfugier dans des montagnes encore plus reculées, transgressant l’exigence japonaise, pour s’y établir et continuer la lutte.
Qui accepterait et combien seraient ceux qui accepteraient d’aller s’installer dans des villes contrôlées par les troupes japonaises, parmi les émigrés coréens de la région de Jiandao qui avaient déjà dû préférer quitter leur chère terre natale au sol fertile?
La plupart des habitants de Jiandao étaient des paysans déshérités qui, privés de toute ressource économique en Corée à la suite du pillage colonial de l’impérialisme japonais, y étaient venus, les femmes, un ballot sur la tête et les hommes, un autre sur le dos, en quête d’un moyen d’existence, rêve utopique comme celui de Ryuldoguk2.
Les autorités et les propriétaires fonciers locaux étaient là pour les déplumer à leur tour. Mais tenaces, les Coréens défrichèrent les flancs et les vallées des monts Laoye et
L’ordre de déplacement ne pouvait être qu’une autre dure épreuve pour les habitants des vallées de Wangqing après les horreurs du génocide qu’ils venaient de connaître.
Certains, craignant les forfaits des troupes «punitives», se mirent à plier bagage pour les villes. Mais la plupart, aspirant ardemment à un monde nouveau, prirent le chemin de la montagne au mépris du chantage de l’ennemi. Si bien que les gens se séparèrent, les uns se dirigeant vers des montagnes plus reculées, les autres vers la ville, ces gens qui, la veille encore, dans le même village, suivaient la même route vers la révolution, unis par une seule volonté, un accord commun, partageant les joies et les peines.
Les premiers s’enfoncèrent loin dans les forêts de Xiaowangqing et de Dawangqing, à 40 kilomètres de Baicaogou, chef-lieu du district de Wangqing. C’est à cette époque que la famille de Ri Chi Baek était passée de Zhonggingli à Macun.
Le comité du parti du district de Wangqing et autres organes du district déplacèrent leurs sièges à Xiaowangqing. Le comité du parti de la région spéciale de Mandchourie de l’Est, qui opérait en se déplaçant sans cesse dans différents endroits, à savoir de Xilinhe du district de Yanji, à Taipinggou, à Wangyugou, à Beidong, s’installa finalement, au printemps 1933, dans une vallée de Lishugou, Xiaowangqing. Xiaowangqing devint désormais le centre, la capitale de la révolution dans la région de Jiandao. Nous et le Parti communiste chinois, notre révolution et la révolution chinoise s’unirent ainsi au cours de ces événements historiques.
Wangqing comptait cinq secteurs d’organisations révolutionnaires, le premier englobant Yaoyinggou, et le deuxième, Macun et Shiliping.
Trois compagnies formaient tout l’effectif de la troupe de partisans de Wangqing dont les commandants étaient entre autres Ri Kwang, Ryang Song Ryong, Kim Chol, Jang Ryong San, C
Voilà ce que je savais de Wangqing, pour l’essentiel.
C’étaient Ryang Song Ryong, un des organisateurs de la troupe de partisans de Wangqing, et Ri Yong Guk, secrétaire du comité du parti du district, qui m’avaient donné cet aperçu. En automne 1932, lorsque j’étais venu à Wangqing à la tête de ma troupe pour m’informer de la situation dans ses zones de guérilla, ils m’avaient servi de guides.
Alors, passant d’une zone à l’autre, j’avais supervisé le travail des organisations de base du parti, ainsi que les affaires des organisations de masse, telles que l’Association antijaponaise, l’Association antijaponaise des femmes, etc. Et j’avais écouté alors le rapport de nos agents politiques opérant dans les troupes antijaponaises chinoises.
C’est à cette époque que nous avions organisé à Xiaowangqing un cours spécial destiné à enseigner le mode d’emploi de la bombe Yongil à l’intention des camarades des fabriques d’armes et des commandants des troupes de partisans de tous les autres districts de la Mandchourie de l’Est.
A l’époque, l’approvisionnement alimentaire était un des soucis principaux des cadres de Wangqing. Car, alors que la petite vallée de Xiaowangqing ne comptait que quelques dizaines de foyers paysans, plus d’un millier de nouvelles personnes y étaient venues s’installer d’emblée. Cette zone de guérilla n’avait aucun stock de vivres pour les nourrir. De temps en temps, les partisans rapportaient un peu de provisions prises à l’ennemi. Mais ce supplément ne permettait même pas de tromper la faim dont souffrait l’ensemble de la population. La récolte de l’année, rentrée sur les lopins de terre stériles de la zone, était dérisoire.
On proposa, comme solution dans l’immédiat, de moissonner les céréales dans les zones tampon, les villages désertés situés entre la zone contrôlée par l’ennemi et des zones de guérilla.
Aux abords de Xiaowangqing et de Dawangqing, ces villages étaient nombreux. Harcelés par les troupes «punitives», leurs habitants les avaient quittés, les uns allant dans une zone de guérilla, les autres dans la zone ennemie. Il n’y restait que les céréales sur les champs. Certaines superficies appartenaient aux propriétaires fonciers ou aux réactionnaires qui étaient allés dans la zone ennemie, d’autres à ceux forcés de se déplacer vers Baicaogou, Daduchuan ou ailleurs, sous la menace de mort des troupes «punitives».
Ces propriétaires fonciers et ces réactionnaires n’avaient pas oublié leurs cultures. Tous les jours, escortés par les hommes armés du corps d’autodéfense, ils faisaient leur apparition sur ces champs, avec convoi de charrettes à cheval ou à bœuf, pour moissonner et emporter les céréales. Certains jours, ils poussaient jusqu’aux alentours de l’aire de battage des nôtres et tiraient des coups de feu.
Etant donné la situation, nous proposâmes d’organiser des équipes de moisson dans toutes les zones de guérilla et de mobiliser toute la population pour que la récolte soit aussi rapide que possible dans les zones intermédiaires, puis nous discutâmes des mesures à prendre avec les gens de Wangqing. Les équipes de moisson s’attaquèrent aux céréales, en progressant depuis les abords de Xiaowangqing vers Daduchuan. Le jour même de la moisson, les céréales étaient battues, mises en granges ou distribuées aux habitants.
Au-delà du hameau de 13 foyers la récolte ne fut possible que sous la protection des hommes de la Garde rouge. Sans cette protection, on risquait d’être surpris par les coups de feu des hommes du corps d’autodéfense, armés de fusils à cinq coups. Parfois, un échange de coups de feu violent éclatait entre la Garde rouge et le corps d’autodéfense, de part et d’autre d’un champ où grouillaient des membres de nos équipes de moisson. Nous étions très touchés de voir les habitants sacrifier leur repos pour mener cette lutte pour la moisson, jusqu’au tard dans la nuit, dans le seul espoir de remasser ne fût-ce qu’une poignée de grain supplémentaire.
J’avais quitté Xiaowangqing avec la satisfaction de voir que, malgré de rudes difficultés, les choses allaient dans la base de guérilla comme nous le voulions.
Et maintenant, sur le chemin de mon retour vers Wangqing, je me proposai deux tâches d’importance: l’une était d’entreprendre un important recrutement de partisans, et l’autre, de relancer le travail de création d’un front uni pour unir les forces patriotiques des diverses couches de la population, ainsi que le travail en direction des troupes antijaponaises chinoises à la lumière de la nouvelle situation qu’entraînerait le déplacement de notre théâtre d’activités vers le bassin du fleuve Tuman.
Le vieux Ma retourna à Luozigou après notre arrivée à Zhuanjiaolou.
Un membre de l’Association antijaponaise s’offrit à le remplacer pour nous guider. C’était un homme au caractère jovial. Il nous raconta, comme on raconte un conte de fées, les coups foudroyants portés en notre absence par des groupes de partisans de Wangqing aux troupes «punitives» de l’armée d’agression japonaise, à Yaoyinggou et à Sishuiping.
Le jour suivant, précédés d’un drapeau où était inscrit: «Armée de guérilla populaire antijaponaise» et marchant aux sons d’un clairon, nous entrâmes dans le hameau de Yaoyinggou, chef-lieu du 1er secteur d’organisations révolutionnaires de Wangqing.
Hong Yong Hwa, tante de C
Le jour même, la population nous servit du tok (sorte de gâteau –NDLR) de millet glutineux et des nouilles à base de sarrasin. Le soir, on organisa, en notre honneur, une représentation artistique des membres du Corps des enfants.
«Voici quelques mois, nous avons entendu parler de votre troupe. De retour du Sud au Nord de Mandchourie, elle a frappé l’ennemi à Dunhua et à Emu. Les gens d’ici ont langui longtemps en vous attendant. Maintenant, je me sens plus rassuré», dit Ri Ung Gol, chef de l’organisation au comité du 1er secteur de Wangqing pendant qu’il regardait avec émotion, à côté de moi, les partisans et les villageois se réjouir ensemble en participant aux distractions après le spectacle donné par les enfants.
Nous nous retirâmes dans le bureau du comité du parti du secteur où nous passâmes de longues minutes à discuter des problèmes qui se posaient dans cette zone de guérilla. La discussion portait principalement sur les moyens d’étendre l’organisation du parti et autres organisations au service de la révolution dans les hameaux comme Zhuanjiaolou et d’armer toute la population de la zone.
Nous parlions de la défense de la zone quand un agent de liaison arriva de la zone ennemie pour nous voir. Il apportait un billet annonçant en quelques mots que le lendemain la garnison japonaise de Daxinggou se précipiterait sur la zone pour la «punir».
«Ces fauves-là veulent se venger des coups qu’ils ont reçus en décembre dernier. Ils ne veulent pas savoir que nous avons des hôtes de marque venus de loin. A vrai dire, nous comptions vous laisser vous reposer ici, tranquillement, pendant quelques jours. Mais je vois que c’est une coïncidence fâcheuse, dit Ri Ung Gol en souriant, l’air confus, comme s’il était lui-même responsable de cette intervention projetée par les Japonais.
– Rien de fâcheux, dis-je. Ça tombe bien à propos. Depuis quelques mois que nous n’avons plus combattu, la main nous démange à tous! On leur fera payer le sang de nos compatriotes répandu à Dakanzi, à Zhuanjiaolou, à Deyuanli et à Sanhanli.»
Là-dessus, je fis envoyer un message à Ri Kwang lui demandant de me rejoindre au plus vite à Yaoyinggou à la tête de son détachement.
Mon interlocuteur tira plusieurs bouffées impatientes sur sa cigarette de tabac roulée, puis se leva pour aller amener le chef de la Garde rouge retenu sur le lieu des distractions. A l’expression de son visage on comprenait qu’il allait donner sur-le-champ l’ordre de mobilisation générale.
Je le retins par la manche et, en riant, l’invitai à se rasseoir.
«Eh bien, voulez-vous avertir les combattants de la Garde rouge de l’attaque imminente d’une troupe “punitive”? Le divertissement est à son comble, ce me semble. Laissez-les se détendre, on risque de les décevoir. Une heure après, faites-les rentrer chez eux et dormir leur content jusqu’au petit jour. De mon côté, je ferai coucher mes hommes de bonne heure.»
A vrai dire, ma conduite allait à l’encontre du bon sens du point de vue militaire: je voulais laisser les combattants à leur distraction au lieu de les préparer au combat après avoir reçu cette information des plus alarmantes. Rien d’exagéré dans l’impatience et l’inquiétude qu’on lisait dans le regard interrogateur du chef des affaires militaires, fonction qu’il cumulait avec celle de chef de l’organisation au comité du parti du secteur.
Pourtant, j’eus soin de ne pas diffuser ce renseignement jusqu’à ce que mes hommes fussent entrés coucher après leur soirée. Ils étaient trop fatigués par leur marche de la journée pour que j’ose les motiver. Je savais bien que le plus ferme caractère n’arrive pas à s’endormir, une fois qu’un combat est en perspective et qu’il y a un ordre à exécuter.
Ne pas troubler le sommeil de ces combattants, qui n’avaient pas eu une seule nuit de vrai sommeil tout au long de cet hiver, telle était, ce soir-là, l’idée qui dominait en moi. Une générosité qui ne convenait peut-être pas à un commandant de partisans. Quoi qu’il en soit, à onze heures du soir, tous mes hommes dormaient à poings fermés.
Minuit était passée, mais notre guide, membre de l’Association antijaponaise de Zhuanjiaolou, et l’agent de liaison venu de la zone ennemie n’arrivaient pas à fermer les yeux, visiblement inquiets de mes démarches. De même, Ri Ung Gol se tournait et se retournait sur son lit.
Je lui glissai à l’oreille:
«En arrivant ici dans la journée, j’ai remarqué que les collines à l’orée de votre hameau ont un relief intéressant. Si on y tendait une embuscade, que pensez-vous? Une route carrossable doit passer à leur pied, je pense.»
Du coup, il se releva en sursaut.
«Plus précisément, vous voulez parler de la colline occidentale de Dabeigou? Exactement, c’est un endroit idéal pour un combat!»
Nous devisions ainsi, quand quatre heures du matin sonnèrent.
Quelques minutes après, nous étions déjà sur la colline. Elle méritait d’être appelée le portail de Yaoyinggou. Nous étions suivis du chef de la Garde rouge et de celui qui nous avait guidés depuis Zhuanjiaolou. Au sud, un précipice terminait cette élévation au pied de laquelle passait une route, longée par une rivière appelée Xiaotonggou. La colline était hérissée de rochers; c’était juste ce qu’il fallait aux partisans: d’excellents ouvrages de défense naturels.
Nous élevâmes, entre deux escarpements, quelques tas de pierres, puis répartîmes sur la hauteur les combattants de la Garde rouge de Yaoyinggou, tout l’effectif de ma troupe et une partie du détachement. Des retranchements furent creusés dans la terre gelée, et je lançai mon ordre, suivi de cette exhortation:
«Voilà, fis-je, un endroit que nos ancêtres auraient appelé kumsongthangji, ce qui signifie haut lieu invulnérable. Voyez comme il est fait pour favoriser les défenseurs. Je peux donc compter sur ce kumsongthangji, mais je compte encore plus sur votre courage. Ne nous plaignons plus avec des chants déplorant les horreurs vécues, mais faisons payer cher le sang de nos compatriotes tués! Dent pour dent!»
Ce jour-là, quelque quatre-vingts Japonais, montés sur quatre camions, tentèrent de pénétrer dans la vallée de Yaoyinggou, mais, pris dans notre embuscade, plusieurs dizaines d’entre eux furent tués ou blessés.
Le lendemain, tout l’effectif de la garnison japonaise de Daxinggou fut engagé vers Yaoyinggou mais dut s’enfuir après avoir subi de lourdes pertes.
Ce fut le premier combat livré depuis notre entrée dans les zones de guérilla de Jiandao et consigné certainement sous le nom de «défense de la zone de guérilla de Yaoyinggou» dans les livres d’histoire.
Le lendemain soir, les habitants de cette zone organisèrent à Dabeigou une fête célébrant notre victoire. J’en garde toujours le souvenir. Des personnes représentant chaque organisation prirent la parole tour à tour, se répandant en félicitations à notre adresse, brandissant le poing. Leur enthousiasme allait jusqu’au délire. Bien entendu, je fis alors, moi aussi, un discours plein de ferveur.
Autant qu’il m’en souvienne, c’est cet hiver-là ou en automne de l’année précédente que j’ai fait, à Yaoyinggou, la connaissance d’O Jin U.
Les habitants de Xiaobeigou ont organisé alors une cérémonie de bienvenue en notre honneur à l’école du Corps des enfants où O Jin U était moniteur.
Il évoque souvent notre première rencontre en disant que j’étais impressionnant en prononçant un discours lors de cette cérémonie, une main appuyée sur un fusil modèle 38. A l’époque, il avait 15 ou 16 ans. Il me suivait de près et, à la première occasion, palpait mon mauser, qui lui faisait grande envie, sans doute. Nous portions alors tous des fusils modèle 38 ou des pistolets du dernier modèle, très performants.
Un jour, je lui demandai s’il voulait s’enrôler dans l’armée de guérilla. Il se plaignit qu’on l’ait refusé à cause de son jeune âge.
Ce fut l’année suivante ou deux ans après que nous l’admîmes dans la 4e compagnie de la troupe de partisans de Wangqing, et, plus tard, nous le prendrons avec nous dans notre expédition en Mandchourie du Nord.
Après avoir battu l’ennemi à Yaoyinggou, nous nous y renseignâmes sur le fonctionnement des organisations du parti et de celles de masse. Nous nous apprêtions à partir pour Xiaowangqing lorsqu’un message nous parvint nous invitant à aller à Macun (situé près de Xiaowangqing – NDLR) pour discuter d’affaires militaires importantes.
Nous quittâmes immédiatement Yaoyinggou.
A notre arrivée à Xiaowangqing, Wang Runcheng et deux autres nous accueillirent. Wang Runcheng, alias Maying, était plus connu sous son pseudonyme de Wangdanaodai (mot chinois – NDLR) qui signifie «grosse tête».
Les cadres de la zone, dont Dagezi, me conduisirent, pour me loger, chez le vieux Ri Chi Baek, dont la maison était à flanc de montagne, au nord de Macun. J’y rencontrai des représentants de l’organisation du parti de la Mandchourie de l’Est.
Dagezi (mot chinois – NDLR), surnom de Ri Yong Guk, veut dire «échalas». A l’époque, il était secrétaire du comité du parti du district de Wangqing. Dans le village de Macun, on trouvait un dortoir appelé «maison des voyageurs». Mais, selon eux, il était plein de locataires bruyants. Ils préférèrent me loger chez le vieux Ri Chi Baek. Il s’agissait du beau-père de Kim Jung Gwon. La vieille s’appelait So Song Nyo.
C’était une famille de patriotes: tous ses membres étaient engagés dans la révolution.
Chez Ri, je me changeai pour mettre un dabuchanzi (robe chinoise – NDLR), puis je m’entretins avec le groupe de Wang Runcheng.
«Nos félicitations pour votre entrée à Wangqing!»
Tels furent les premiers mots de salutations de la «grosse tête».
«Très heureux de vous revoir», répondis-je joyeusement en lui serrant la main.
En effet, cela semblait une autre chance pour moi de me retrouver avec un révolutionnaire de vieille connaissance comme Wang dans un endroit peu connu de moi comme Wangqing.
Ma première rencontre avec ce Wangdanaodai remonte aux jours où, de retour de notre expédition en Mandchourie du Sud, je séjournais à Antu, en m’occupant des troupes antijaponaises chinoises. Comme Chen Hanzhang, Wang travaillait alors dans la troupe du colonel Meng. Cette troupe était venue de Mandchourie du Nord à Antu pour coopérer avec les troupes de l’armée d’autodéfense de Tang Juwu opérant dans la région de Liaoning. Les communistes chinois cherchaient à intervenir auprès de Wu Yicheng, dans les troupes de l’armée de salut national, afin de réaliser l’union des forces antijaponaises de la Mandchourie du Nord et du Sud et d’étendre ainsi l’action antijaponaise à toute la Mandchourie.
Wu Yicheng, en envoyant la troupe de Meng à Antu, se proposait d’autre part d’obtenir de l’opium pour subvenir aux frais de ses troupes. En effet, la région d’Antu était grande productrice d’opium, de même que d’insam. D’ailleurs, Tang Juwu, de son côté, y envoyait ses hommes afin de mettre la main sur l’opium, qui équivalait alors à de l’argent en Mandchourie.
«Si les troupes de l’armée de salut national et la vôtre ont pu attaquer sans peine les chefs-lieux de Dunhua et d’Emu, c’est grâce à l’opium, si j’ose dire, m’avait déclaré Wang, d’un ton presque plaisantin, à la réunion du comité des soldats antijaponais convoquée chez Ri Kwang. C’est que l’énorme quantité d’opium obtenue à Antu et distribuée aux combattants a relevé leur moral.»
Ces propos confidentiels témoignaient des liens presque intimes qui nous unissaient déjà.
Pendant qu’il séjournait à Antu, Wang m’avait rendu de grands services. Il transmettait mes messages à Hu Zemin et à Zhou Baozhong, qui profitaient de son aide pour me faire parvenir les leurs. Connu comme membre du service de la propagande dans l’armée de salut national, il n’avait aucun problème pour fréquenter aussi bien le QG de cette armée que les commandements de ses régiments, bataillons et compagnies. Nul autre n’aurait joué aussi magistralement le rôle d’intermédiaire entre moi et les communistes en mission dans les troupes de cette armée.
De haute taille, il avait un caractère très doux et honnête, comme la plupart des intellectuels issus des écoles normales. Il fréquentait l’Ecole normale de Ningan quand il s’engagea dans la révolution sous l’influence de ses anciens camarades d’école qui avaient fait leurs études dans de grandes villes comme Beijing, Nanjing et Tianjin. Ban Song Wi l’avait aidé aussi dans sa formation de révolutionnaire professionnel.
«Maintenant que les flammes de la révolution ont commencé à embraser avec violence la Mandchourie de l’Est, avoua-t-il, on attend beaucoup de vous, camarade Kim Il Sung. La révolution en Mandchourie de l’Est a besoin de stratèges compétents pour faire avancer le travail du parti, les activités de guérilla et le travail auprès de l’armée de salut national, et vous êtes le bienvenu.»
Là-dessus, il s’étendit longuement sur les divers événements intervenus en Mandchourie de l’Est et du Nord. Après, nous échangeâmes en toute franchise nos points de vue en ce qui concernait les problèmes immédiats qui se posaient à l’organisation du parti de la Mandchourie de l’Est. Le plus urgent, d’après nous, était d’instaurer une direction unifiée des compagnies de partisans qui, dispersées, opéraient chacune dans sa zone, d’augmenter au plus tôt leurs effectifs et d’améliorer leur formation. Plus tard, j’en discutai en détail avec Tong Changrong aussi.
C’est ainsi qu’un bataillon fut formé pour assurer un comman-dement unifié aux compagnies de Wangqing.
La même réorganisation eut lieu dans les autres districts de la Mandchourie de l’Est: les compagnies étaient regroupées en bataillons, et de nouveaux commandants avaient été nommés. Cela devait annoncer l’essor de nos activités de guérilla.
Tels furent les détails et les épisodes intéressants qui avaient marqué notre entrée à Wangqing. Quelque temps passa et nous nous accoutumâmes à la vie locale. Le malaise que nous éprouvions comme toujours après le changement de lieu d’opération ou de cantonnement fit bientôt place à l’attachement et à la curiosité que nous inspirait le nouvel endroit.
En fait, en cette année 1933, j’étais presque esseulé, sans soutien. Ayant perdu notre mère, moi et mes deux cadets étions devenus orphelins, tandis que notre maison dans le hameau des Roseaux de Xiaoshahe, qui nous était pourtant aussi chère que notre berceau, était abandonnée, devenant la proie des araignées. Il ne me restait que ces deux cadets, vivant aux crochets d’autrui, et mes grands-parents qui, leurs enfants sacrifiés pour le pays, passaient leurs jours dans la tristesse, sous le toit où je suis né et où, malgré moi, je ne pouvais pourtant retourner. J’avais une nostalgie lancinante de mon village natal que je revoyais souvent dans mes rêves. Malgré mon désir de me dévouer pour mes grands-parents, je ne pouvais retourner chez moi pour les entourer d’attention; mes cadets que je souhaitais tant choyer et soigner étaient un sujet d’inquiétude pour moi.
Le seul endroit auquel je pouvais et devais m’attacher, c’était maintenant la base de guérilla. Ses habitants étaient mes grands-parents, mes parents et mes cadets, et en la personne de la mère So Song Nyo je retrouvais la générosité, l’affection et la bienveillance de ma propre mère.
Le blocus constant et les raids «punitifs» fréquents de l’ennemi infligeaient de multiples épreuves aux habitants de la base de guérilla de la Mandchourie de l’Est qui venait de naître. Que de combats livrés, que de sang versé et que de chagrin enduré alors à Wangqing, endroit historique que je ne pourrai jamais oublier! Tantôt plusieurs dizaines de personnes étaient tuées en une journée dans une seule zone, tantôt des dizaines d’habitations de civils et de casernes de partisans étaient réduites en cendres. Les hôpitaux étaient bondés de blessés et de malades. La pénurie alimentaire, qui sévissait partout, et la famine périodique faisaient des victimes sans nombre. Parfois une épidémie ravageait la région de Jiandao.
Sans magasins, ni marchés, ni marchands, c’était l’unique région d’où le commerce était banni. La monnaie n’y avait pas cours, la loi de la valeur y était inconnue. La population était vêtue et chaussée avec le butin des partisans. L’arbitraire des gauchistes emplissait parfois l’air d’orage.
Cependant, les difficultés qui provenaient de cette situation ne comptaient pas tellement dans la vie dans la base de guérilla. L’essentiel, c’étaient la liberté et le bonheur, encore que limités et relatifs, dont bénéficiait la population affranc
Aussi nous attachions-nous corps et âme à notre base de guérilla.
Tous les jours, ou presque, les Coréens faisaient la preuve de leur héroïsme en se battant pour défendre cette base.
Les combats faisaient rage du point du jour à la tombée de la nuit dans la région nord de Jiandao, et pourtant, au milieu des détonations qui ébranlaient le ciel et la terre, on entendait les premiers vagissements de la vie et de la morale nouvelles dans cette base de guérilla, devenue désormais mon chez-moi.
2. Contrôle de l’ennemi, le jour, et
contrôle des nôtres, la nuit
Au village de Macun, Xiaowangqing, accueil tout aussi chaleureux, dépassant ce que nous espérions: la nouvelle de notre victoire à Yaoyinggou faisait tache d’huile dans toute la région de Jiandao.
Nous étions heureux, enchantés de voir la vie qu’on menait dans cette enclave complètement libérée de la domination ennemie.
Tout n’était cependant pas pour nous réjouir. Certains dirigeants de la révolution dans la région de Jiandao avaient une manière de travailler et de penser qui nous préoccupait.
Ce qui nous effrayait surtout, c’était la tendance gauchiste qui, tel le typhus, enfiévrait les révolutionnaires de la Mandchourie de l’Est.
Le mal se faisait remarquer particulièrement lors de l’aménage-ment de la base de guérilla.
Aux conférences de Xiaoshahe et de Mingyuegou, en abordant le problème de la création de la base de guérilla, nous avions convenu d’adopter les trois formes de base que voici: zone de guérilla, zone de semi-guérilla et point d’appui des opérations, et d’assurer l’équilibre entre eux dans leur choix.
Or, certains militants communistes «actifs» de la Mandchourie de l’Est, préoccupés exclusivement de créer des zones de guérilla, régions libérées, se souciaient peu des autres formes de base. Il en était ainsi, au début, à Wangqing. Xiaowangqing, par exemple, qui avait la superficie d’un arrondissement actuel de chez nous, avait été proclamé zone soviétique, autre nom alors des zones de guérilla, et les forces révolutionnaires contrôlaient tout ce territoire.
Sur l’immensité de cette étendue flottait le drapeau symbolisant le pouvoir des ouvriers et des paysans, et les responsables menaient partout une activité fébrile, parlant de «révolution» à tout bout de champ. Aller combattre hors de la zone de guérilla ne les intéressait guère, eux qui passaient leur journée à lancer des mots d’ordre abstraits comme: «Dictature du prolétariat!» et «Edifions la société prolétarienne!» Les jours anniversaires, ils organisaient des réunions dans la cour d’une caserne ou d’une école pour s’amuser à exécuter des danses russes et à chanter le Chant du Premier Mai. Parfois les cadres du comité du parti de la région spéciale de Mandchourie de l’Est et ceux du district se réunissaient pour engager de vives disputes.
Il faut avouer que ce climat déteignit sur nous aussi en nous contraignant à l’inactivité durant le printemps de cette année-là. Cependant nous ne tardâmes pas à déceler des manifestations du gauchisme, maladie infantile du communisme, qui compromettaient la vie dans les zones de guérilla, et recherchâmes aussitôt les moyens d’y remédier.
La population des zones de guérilla était nombreuse. Les zones de guérilla de Wangqing, à elles seules, comptaient au début des milliers de réfugiés et d’exilés. Il en était de même des autres districts: Hunchun, Yanji et Helong.
La nombreuse population étant entassée dans les vallées où il n’y avait que peu de terres cultivables, l’approvisionnement alimentaire posait des problèmes. Tout le monde devait se contenter d’une maigre bouillie de soja. Le soja était moulu dans de l’eau, puis l’on ajoutait au liquide obtenu un peu de riz pour faire de la bouillie, nourriture méprisée en d’autres circonstances mais de luxe à l’époque, car, le soja manquant, nous étions souvent obligés d’avoir recours pour nous nourrir à de l’écorce interne du pin: elle était cuite dans une solution de soude caustique, puis bien lavée, battue et pétrie en une sorte de pâte comestible. Un autre moyen était de mâcher, après cuisson, des fougères, des takjissaks, des campanules, des tiges de todok, des racines de tunggule, etc. N’empêche qu’après notre repas frugal nous chantions des chants révolutionnaires et brandissions les poings en criant: «Sus à l’impérialisme!» et «Sus aux traîtres projaponais et aux parasites!» Telle était la vie dans la base de guérilla dans les premiers jours.
Certes, de petits combats ne manquaient pas: attaque de postes de police, interception de convois de chars à cheval chargés de ravitaillement, guet-apens pour anéantir des troupes «punitives» ou pour leur prendre leurs armes. Au retour triomphal des combattants, la population arborait des drapeaux, lançait des hourras. Mais guère de combats d’envergure. Les partisans passaient le plus clair de leur temps à monter la garde au sommet de la montagne ou à protéger les réfugiés. Les armes et les effectifs manquant étant donné l’étendue de leurs zones, ils devaient se contenter de défendre leurs zones.
Quand nous proposions de grossir les rangs des combattants, les prétendus secrétaires ou membres de comité s’y opposaient de front: d’une voix apeurée, ils criaient que l’armée révolutionnaire n’appartenait pas à quelque front uni, qu’elle devait recruter uniquement des éléments d’élite parmi les ouvriers et les paysans et qu’elle risquait de dégénérer en soldatesque si l’on y admettait n’importe qui. A l’époque, l’Armée de guérilla antijaponaise, du fait qu’elle représentait les forces armées cantonnées dans les zones soviétiques, s’appelait aussi Armée de guérilla des ouvriers et des paysans.
Défendre avec quelques compagnies un territoire de plusieurs milliers de kilomètres carrés n’était pas chose facile, loin de là. La faiblesse de notre défense permettait à l’ennemi, une fois lancé dans une opération «punitive», de percer notre ligne de défense et d’avancer en profondeur dans la base. C’était alors tout un remue-ménage: des milliers d’habitants s’empressaient de fuir, un balluchon sur la tête ou sur le dos. Ce branle-bas se répétait presque tous les jours, harassant la population.
Certains de ceux qui étaient influencés par le gauchisme ne prenaient pas en compte le rapport des forces entre l’ennemi et nous et s’efforçaient exclusivement d’étendre la zone de guérilla et de la défendre, aveuglés par leurs prétentions idéologiques. Comme si de l’étendue des régions libérées dépendait l’issue de la révolution. Ils allaient jusqu’à employer les expressions de «zone rouge» et de «zone blanche», respectivement pour les zones de guérilla et la zone contrôlée par l’ennemi, celles de «masses réactionnaires» ou de «masses à double visage» pour la population de la zone sous contrôle ennemi et de la zone intermédiaire, manifestant ainsi leur méfiance et leur hostilité à son égard. Les Coréens vivant en territoire coréen n’échappaient pas à l’accusation de «masses réactionnaires». Rien n’était plus inquiétant que cela.
Les femmes de la «zone rouge» se coiffaient à la Jeanne d’Arc pour se distinguer de celles de la «zone blanche». Le langage, l’écriture, le chant, l’école, l’enseignement et les publications de la «zone rouge» devaient absolument être différents de ceux de la «zone blanche». Tous ceux qui passaient de la «zone blanche» à la «zone rouge» subissaient un contrôle pur et simple, étaient interrogés, puis accablés encore d’autres façons avant d’être relâchés.
Toutes les organisations, jusqu’au Corps des enfants, avaient reçu d’en haut des directives leur enjoignant de considérer comme des espions tous ceux qui venaient de la «zone blanche»; de même, certains éléments du comité du parti du district de Wangqing vouaient une haine constante à ceux qui avaient quitté Xiaowangqing pour aller s’établir dans les villes.
Un jour, des combattants de la Garde rouge, alors de garde dans le village de Dongri, arrêtèrent et interrogèrent un paysan venu de Daduchuan acheter un bœuf dans leur zone de guérilla. Une fois mis au courant, un gauchiste du comité du parti du district ordonna de forcer le suspect à avouer en le menaçant de le soumettre à la torture. «C’est un espion certainement», disait-il. Mais, même au supplice le paysan nia être un espion. Il était évident qu’il n’était ni un espion ni un valet à la solde de l’ennemi. Cela n’empêcha pas les gauchistes de lui prendre son argent et de lui faire subir mille violences.
Plus tard, évoquant les conséquences du gauchisme, C
«Il me suffit d’entendre prononcer le mot “gauchisme” pour revoir ce qui s’est passé dans les zones de guérilla au début de leur existence. Le gauchisme dans la région de Jiandao était un phénomène terrible. Un jour, au col Wangqing, les partisans ont intercepté un char à bœuf des troupes japonaises, transportant du sel. La voiture fut reconduite à Xiaowangqing. Comme cela s’est produit quelque temps après la création de notre base, vous progressiez sans doute vers la Mandchourie du Sud. Le conducteur était un Coréen de la plus basse condition, un homme qui vivait au jour le jour, en louant ses services. Mais les gauchistes l’ont accusé d’appartenir aux “masses à double visage” et l’ont traité comme un coupable. Selon eux, c’était un traître, car il avait conduit une voiture pour le compte des Japonais. Ceux qui demeuraient ailleurs que dans les zones de guérilla ne pouvaient donc pas regarder ces zones d’un bon œil. C’était vraiment navrant.»
La folie gauchiste, qui ne discernait pas les amis des ennemis parmi la population, allait jusqu’à malmener les gens humbles et sévissait souvent dans les zones de guérilla d’autres districts aussi. Et il était désolant de voir que tous ces actes exécrables étaient commis sans aucun scrupule, au nom de l’idéal sacré de la révolution, et avaient pour effet de rejeter dans la «zone blanche» de nombreux volontaires de la lutte antijaponaise.
Les gauchistes de notre zone de guérilla poussèrent l’opprobre jusqu’à accuser d’être réactionnaire un parent du vieux Ri Chi Baek et à l’arrêter. Il venait d’Onsong (Corée) à Shanggingli pour honorer la mémoire de ses parents, tués pendant l’opération «punitive» de l’ennemi.
Chacune des injustices de ce genre suscitait en moi un sentiment de honte insupportable. Si un communiste malmène des innocents en les accusant d’être réactionnaires, il n’est plus digne de ce nom: c’est le pire des criminels.
Or, lorsque nous séjournions dans les zones de guérilla de Wangqing, ce genre de criminels se conduisaient en «révolutionnaires purs et durs», certains de l’impunité, en maltraitant les masses.
Certains pensaient que tout irait comme sur des roulettes avec l’instauration d’un soviet, manière de penser dangereuse à nos yeux. Nous en conclûmes qu’il ne fallait plus rester fermés, mais étendre notre sphère d’activité pour sauvegarder la base autant que pour développer la révolution. En d’autres termes, au lieu de s’entêter dans une attitude à courte vue et de se borner à défendre la zone de guérilla, il convenait de mettre sur pied de grandes troupes d’élite qui engageraient des actions militaires et politiques énergiques en se déplaçant librement.
Pour engager de telles opérations, il fallait que l’armée de guérilla fût soulagée du fardeau de la défense de la base. Une des solutions était de créer, dans les vastes régions entourant les zones de guérilla, de nombreuses zones de semi-guérilla destinées à protéger les premières. A notre sens, la création de ces zones de semi-guérilla était le gage de nouvelles victoires de notre révolution.
D’autre part, pour profiter des expériences acquises en Chine intérieure dans ce domaine, j’eus plusieurs entretiens sérieux avec Tong Changrong.
En automne 1931, l’instauration d’un gouvernement soviétique provisoire de Chine fut proclamée à Ruijin, province du Jiangxi, et une base soviétique fut créée. Aux dires de Tong Changrong, la zone soviétique centrale, où siégeait la direction de la révolution chinoise, occupait une immense superficie et avait une population de plusieurs millions d’habitants. Elle disposait d’effectifs militaires suffisants pour former quelques corps d’armée. Tong avait lui-même pris part à la création d’une telle zone soviétique dans la province du Henan.
A l’époque, l’armée rouge conduite par le Parti communiste chinois comptait plus de 100 000 hommes et contrôlait un vaste territoire s’étendant du sud de la province du Jiangxi au nord de la province du Guangdong.
En écoutant Tong Changrong, je m’aperçus que l’expérience des Chinois, qui avaient créé une zone soviétique équivalant par son territoire et sa population à tout un Etat, n’était pas applicable dans notre action dans les parages du fleuve Tuman. Je me raffermis dans ma conviction que l’unique moyen pour les communistes coréens opérant dans la région de Jiandao pour sauvegarder la base d’opérations de leur révolution et étendre sensiblement leur guerre de guérilla était de créer des zones de semi-guérilla à proximité des zones de guérilla et dans la région septentrionale de la Corée.
La nécessité de cette création s’avéra plus impérieuse encore au cours de notre lutte armée. C’est cet impératif et notre incapacité de défendre une immense étendue qui nous avaient obligés à trouver aussi rapidement une solution. Si nous nous étions contentés de feuilleter les classiques et de discuter autour d’une table pour étudier comment avaient fait les bolcheviks russes et ce qu’étaient les expériences chinoises de Ruijin, sans avoir expérimenté la lutte de guérilla, nous en serions simplement restés à essayer de comprendre la nécessité de base de guérilla autre que celle ayant la forme de régions libérées, et nous ne nous serions pas hâtés de créer des zones de semi-guérilla, car nous n’en aurions pas éprouvé la nécessité.
Créer des zones de semi-guérilla n’était pas seulement une question concernant le type de la base. Il s’agissait d’abord de se déterminer à rompre avec le suivisme et le dogmatisme dans la révolution et à faire prendre une voie indépendante à celle-ci; puis cela concernait le point de vue à adopter à l’égard des masses, car il fallait considérer, contrairement à l’attitude gauchiste, comme la force motrice de la révolution les habitants de ces zones jusque-là qualifiés de «masses à double visage»; c’était, finalement, un problème sérieux lié directement à la formation des forces révolutionnaires, duquel dépendait leur regroupement dans le front uni national antijaponais.
Par zone de semi-guérilla nous entendions un territoire contrôlé par nous autant que par l’ennemi, une zone ennemie en apparence, mais amie en réalité, qui réunissait les conditions nécessaires pour appuyer l’Armée de guérilla antijaponaise et former les forces révolutionnaires, y compris la réserve de partisans, et qui servait en même temps de point de liaison entre la zone contrôlée par l’ennemi et les zones de guérilla. En termes plus concrets, c’était un territoire contrôlé le jour par l’ennemi, et la nuit, par les nôtres.
Le concept de zone de semi-guérilla, en tant qu’une des formes de base révolutionnaire, conforme aux réalités de notre lutte, était presque inconnu des pays étrangers ayant fait des expériences de guerre de guérilla. Au stade où elle était, notre révolution exigeait impérieusement la création de zones de ce type.
A la mi-mars 1933, nous débouchâmes à proximité du mont Wangjae, arrondissement d’Onsong, dans la province du Hamgyong du Nord, en vue d’étendre notre lutte armée antijaponaise jusqu’au territoire coréen et d’imprimer un essor impétueux à l’ensemble de la révolution coréenne axée sur cette lutte. Mener notre lutte armée à l’intérieur de la Corée pour libérer notre patrie était l’objectif stratégique invariablement maintenu dès le premier jour de la guerre que nous avions déclarée au Japon; c’était aussi une idée qui n’avait pas quitté un seul instant notre esprit. Le préalable à cette entreprise était de créer des zones de semi-guérilla dans la région nord de la Corée, d’abord dans la région de Ryuk-up. La réussite de cette entreprise devait permettre de surmonter les déviations de gauche constatées lors de la création des zones de guérilla.
Nous formâmes un corps expéditionnaire. Y furent incorporés 40 membres de la 2e compagnie du bataillon de partisans de Wangqing, cantonnée à Sancidao, et 10 chefs et instructeurs politiques choisis dans d’autres compagnies. Ensuite, nous dépêchâmes dans la région d’Onsong une avant-garde composée du chef de section Pak T
Certains responsables de l’organisation du parti de la Mandchourie de l’Est, visiblement mécontents de notre projet, cherchèrent par tous les moyens à nous mettre des bâtons dans les roues. Ils nous accusaient de «tenter d’étendre la révolution à la Corée», attitude nationaliste selon eux, parce que nous, les communistes coréens en territoire chinois, luttions pour la révolution coréenne. Selon eux, le projet de progression vers la Corée, contrevenant au principe: un seul parti par pays, était bon à mettre au rancart dès le début.
Cependant, j’osai leur répliquer que le dévouement à la cause nationale équivalait à celui au devoir internationaliste et que la lutte pour la libération de leur pays est le droit sacré, inviolable, des révolutionnaires coréens; et, invariablement, je m’appliquai aux préparatifs de notre expédition.
Malheureusement, à notre grande indignation, un incident contrariant notre projet se produisit alors. Un combattant de la 2e compagnie, de retour de mission dans la région d’Onsong, où il avait été envoyé pour une liaison avec la région intérieure de la Corée, avait été arrêté et retenu par un certain Kim Song Do au comité du parti de la région spéciale de Mandchourie de l’Est.
A l’époque, la 2e compagnie était commandée par An Ki Ho; C
C
J’étais mécontent que mon interlocuteur appelât Kim Song Do par son surnom péjoratif.
«Depuis quand avez-vous pris cette mauvaise habitude d’appeler les gens par leur surnom au lieu de leur propre nom? le tançai-je. Il est vrai que ce Kim Song Do a agi avec insolence à notre égard. Mais pourquoi avez-vous l’impudence de mépriser sa dignité?»
Comme d’habitude, C
«Pardon. Excusez-moi si j’ai été grossier tant soit peu.
– Puisqu’une zone de guérilla est une communauté d’êtres humains, des surnoms peuvent y être en usage. Mais ce surnom-là est insultant.»
J’étais plus indigné du surnom de «Wang le borgne» employé par les gens de Wangqing que de l’arrestation arbitraire d’un partisan.
Et je demandai à C
En route vers le siège du comité du parti de la région spéciale de Mandchourie de l’Est, je m’arrêtai un moment au comité du parti du district de Wangqing. Là aussi on désignait ce Kim Song Do par le même surnom.
Selon Ri Yong Guk qui me parla de Kim Song Do, dans son bureau de ce comité, celui-ci était un vétéran du parti: c’est en 1927 qu’il avait adhéré au Parti communiste coréen, et il avait milité comme membre du bureau d’une cellule de la Direction générale mandchoue du groupe Hwayo; puis, arrêté par la police du consulat japonais, il avait été battu et jeté en prison. Remis en liberté, il s’était hâté d’adhérer au Parti communiste chinois et avait été promu au rang de responsable de comité du parti de la région spéciale. Il portait toujours des lunettes de soleil, pour cacher probablement son orbite vide, et le dabushanzi.
Ri Yong Guk ajouta que Kim Song Do était «si éloquent et si habile qu’il était capable de mettre des bas aux pattes d’un corbeau en plein vol».
Je m’entretins avec Kim Song Do pendant environ trois heures dans le bureau du comité du parti de la région spéciale de Mandchourie de l’Est.
Une fois en tête-à-tête avec lui, j’eus pitié de lui et renonçai à lui demander des comptes de sa conduite. C’était peut-être à cause de la compassion que m’inspiraient le creux de son orbite et la fatigue qui se lisait sur son visage sombre. Comme il est attendrissant de voir cet homme courir à droite et à gauche pour la révolution, par les hautes montagnes de la région de Jiandao, en dépit de son handicap dû à la perte d’un œil!
«Camarade inspecteur, dis-je enfin poliment, essayant de ne pas élever le ton, quelle est la raison pour laquelle vous avez arrêté sans nous avertir un de nos hommes en mission?»
Kim me scruta par-dessus ses lunettes, d’un air réprobateur, semblant me reprocher l’indécence de ma question à l’égard de son rang d’inspecteur du comité spécial.
«Je trouve bien étrange que vous me posiez une telle question. Vous ne devez pas ignorer qu’en tentant de franchir la frontière ce partisan-là laissait voir son engagement nationaliste, incompatible avec l’internationalisme prolétarien. Nous le considérons comme appartenant au Minsaengdan.
– Pour quelle raison?
– Son voyage en Corée relève d’un comportement nationaliste, et cette erreur nationaliste prouve qu’il est du Minsaengdan.
– Est-ce votre propre avis?
– Oui. Et aussi celui de mon supérieur.»
Je me tus un moment, saisi de pitié envers lui plutôt que de colère. Il était étrange qu’au lieu d’un sentiment d’indignation ou de dédain une sorte de commisération m’ait envahi alors que je devais réfuter carrément et par un raisonnement logique ses allégations dépourvues de tout fondement et de vérité. Certainement, ses préjugés absurdes et sa mentalité puérile contrastaient avec l’importance de son rang d’inspecteur du comité du parti de la région spéciale de Mandchourie de l’Est et le rendaient plus malheureux encore, à mes yeux.
Quel malheur que d’être handicapé mentalement autant que physiquement! Son dévouement est bien sûr louable puisqu’il se voue entièrement à la révolution, en cachant son orbite derrière les lunettes de soleil pour éviter une intervention des mouchards. Si une âme saine était associée à cette abnégation, ce serait un être idéal. Comme il est mentalement morbide!
D’un ton plus bas, je repris doucement:
«Vous assimilez le nationalisme au Minsaengdan. Mettre les deux sur la même balance est déraisonnable. Identifier le nationalisme et le Minsaengdan, parce que des nationalistes comme Pak Sok Yun, Jo Pyong Sang et Jon Song Ho ont fondé celui-ci, est un syllogisme absurde, n’est-ce pas? Je sais que vous avez été, vous aussi, membre d’une organisation dirigée par des nationalistes, avant d’opter pour le communisme. Si pour cette raison on vous accusait d’appartenir au Minsaengdan, seriez-vous d’accord?
– Ah ça, non...» balbutia-t-il.
Je le laissai un moment tranquille pour qu’il fasse un retour sur lui-même, puis je lui expliquai avec tact:
«Je pense que le supérieur dont vous parlez, c’est le secrétaire Tong Changrong, mais je ne le crois pas aussi étroit d’esprit que vous le dites. S’il avait fait un tel jugement, en butte à un préjugé momentané ou à un malentendu, vous auriez dû, étant au courant des réalités coréennes, tout faire pour l’aider à prendre conscience, n’est-ce pas?»
Kim Song Do restait toujours muet.
«Un misérable!» L’idée m’obséda pendant tout le trajet que je fis en rentrant à mon commandement, avec le partisan de la 2e compagnie dont nous avions obtenu la libération.
A franchement parler, avant de voir Kim à la tête de la «campagne de liquidation des réactionnaires» lorsqu’il hurlait avec les loups, je n’avais cessé de m’apitoyer sur lui, dans mon for intérieur, malgré les fréquentes frictions dues à nos divergences de vues.
Compassion qui cessa lorsque je le vis liquider d’innombrables révolutionnaires convaincus, prétendant éliminer des membres du Minsaengdan, Plus tard, c’est lui-même qui se verra accusé d’être du Minsaengdan et sera exécuté. De même qu’un terroriste finit toujours dans le terrorisme, de même un gauchiste est victime du gauchisme, et celui qui, sans foi ni conviction, cherche à manger à plusieurs râteliers court à sa ruine, voilà, si l’on peut dire, une autre leçon de l’expérience que j’ai acquise de la vie humaine au cours de plusieurs dizaines d’années de troubles.
Ayant quitté Macun au début de mars, notre corps expéditionnaire parti pour la Corée arriva sur la rive opposée du Tuman, en face de la vallée Thamak, arrondissement d’Onsong, et dressa le camp dans la vallée Sol. Là, en attendant le retour de l’avant-garde passée à Onsong, nous entreprîmes, pendant environ une semaine, de former dans un esprit révolutionnaire les habitants pour faire de la région une zone de semi-guérilla. De jour, nous procédions à des exercices de combat sur le flanc occidental du mont Songdong et, de nuit, à l’implantation d’organisations clandestines chez les villageois.
Nous intervînmes également auprès des chefs de dix foyers et des chefs de cent foyers, responsables de l’échelon le plus bas de l’administration du Mandchoukouo. Parce que nous n’avions jamais lésé les intérêts de la population, avec laquelle nous tenions à maintenir de bons rapports, selon les règlements de notre armée révolutionnaire, ces chefs nourrissaient de bons sentiments envers nous. Pendant leur séjour dans la vallée Sol, les partisans aidèrent souvent les paysans dans leur travail, certains allant même dans la montagne ramasser des branches d’arbrisseau pour réparer la palissade des maisons où ils étaient logés.
La fameuse histoire de la hache, racontée par Pak Yong Sun dans ses souvenirs, remonte à cette époque, alors que nous séjournions dans ce village.
Un jour, – je logeais alors chez un vieux Chinois –, voulant aider mes vieux logeurs dans leurs menus travaux, je descendis à la rive du fleuve Tuman, tenant une hache et un seau à la main. En hiver, les habitants du lieu puisaient de l’eau potable dans le fleuve. A coups de hache ou de pioche, ils faisaient un trou dans la glace et y puisaient de l’eau avec un seau.
Je tentai de faire un trou. J’allais achever ma besogne quand la hache, se détachant du manche, glissa dans le trou et disparut sous la glace. Je pris une longue perche et je m’acharnai en vain pendant plusieurs heures à retrouver l’outil en ratissant le lit du fleuve.
Je voulus dédommager généreusement le maître de céans de cette perte, tout en lui présentant force excuses. Mais le vieux refusa obstinément. «Vous êtes le commandant, dit-il, mais cela ne vous empêche pas de puiser de l’eau chaque matin pour nous. C’est déjà beaucoup. Nous en sommes reconnaissants et touchés. Je regrette de ne pouvoir aider l’armée révolutionnaire, car je suis un vieillard affaibli; il m’est impossible d’accepter d’être dédommagé par l’armée révolutionnaire d’une hache perdue.» Il s’obstinait et j’insistai alors: «Si je quittais votre village sans vous avoir dédommagé, j’aurais, moi, le commandant, enfreint la discipline de l’armée révolutionnaire. Veuillez m’aider, et acceptez!»
Je lui remis une somme suffisante. Et pourtant la hache perdue ne cessait de me hanter. Une somme, quelque importante qu’elle soit, n’arrive pas à compenser le regret qu’éprouve une personne d’avoir perdu son vieil outil! C’est pourquoi, au printemps 1959, alors qu’allait partir vers la Chine du Nord-Est un groupe d’explorateurs des hauts lieux de la Lutte armée antijaponaise, je le priai de présenter des excuses de ma part au vieillard de Liangshuiquanzi s’il le retrouvait.
Hélas! le vieillard n’était plus quand le groupe arriva à Liangshuiquanzi.
Après le retour de l’avant-garde, notre corps expéditionnaire franchit le fleuve Tuman et monta, à sa suite vers 4 ou 5 heures de l’après-midi, sur la crête du mont Wangjae.
Les responsables des organisations révolutionnaires et les agents politiques opérant dans la région de Ryuk-up (Corée), qui nous attendaient cachés à flanc de montagne ou dans le bois de mélèzes, nous accueillirent.
Du sommet du mont hérissé de jeunes chênes, je contemplai un long moment le paysage alentour. On dit que dix ans constituent une époque, mais en moins de trois ans la contrée avait déjà changé d’aspect. Le terril de la mine de charbon était une nouveauté dans le paysage du lieu par rapport au temps où, sur la colline Turu, j’avais mis sur pied une organisation de notre futur parti en ce territoire coréen; le train roulant sur la ligne de chemin de fer Unggi (actuellement Sonbong) – Onsong était une autre nouveauté, car, en automne 1930 ou au printemps 1931, on ne le remarquait pas encore.
Comme le paysage, les gens et la révolution avaient fait des progrès. Après ma visite précédente, de nouvelles organisations révolutionnaires antijaponaises avaient vu le jour et opéraient dans la région de Ryuk-up et aux alentours.
Grâce aux militants de la région de Ryuk-up, l’immense filet de mailles de fer qu’était le réseau des organisations révolutionnaires recouvrait complètement l’appareil de domination ennemi, dans cette partie de notre patrie où les autorités militaires et policières japonaises chargées du maintien de l’ordre se vantaient pourtant d’avoir mis en place un dispositif perfectionné de garde de la frontière.
Notre lutte armée avait pris de l’ampleur. Pour ne parler que de notre force armée en Mandchourie de l’Est, on trouvait maintenant dans tous les districts des bataillons de partisans qui ne tarderaient pas à grossir pour devenir des régiments ou des divisions. Les forces armées des communistes coréens formées pour la guerre de guérilla avaient vu le jour en Mandchourie du Sud autant qu’en Mandchourie du Nord. Le jour n’était pas loin où ces forces, constituées de divisions et de corps d’armée, déferleraient sur le territoire de notre patrie pour infliger un coup mortel à l’ennemi. Nous étions d’ailleurs venus opérer à Onsong, inaugurant ainsi cette progression. A cette pensée, je murmurai un poème du général Nam I que mon grand-père maternel m’avait appris dans les années où j’étais sur les bancs de l’Ecole Changdok:
Les roches du mont Paektu serviront toutes à affiler mon
épée
Les eaux du fleuve Tuman se tariront pour abreuver mon
cheval
Si je n’arrive pas à défendre le pays malgré mon âge de
vingt ans
Qui me considérera plus tard comme un brave?
Mon grand-père maternel m’avait raconté que le général Nam I s’était distingué dans les batailles contre les agresseurs étrangers dans la région septentrionale du pays, ce qui lui avait valu le poste de ministre des Armées alors qu’il avait moins de trente ans, avant de trouver une mort imméritée, victime d’un traître. Il m’exhortait à prendre exemple sur lui, à devenir un capitaine ou un premier commandant de l’armée pour combattre les Japonais.
Regrettant fort la mort du général Nam I, je m’étais résolu, une fois grandi, à être, comme lui, à la tête de la lutte contre l’agresseur étranger, pour la sécurité du pays et de la population.
Si le général Nam I a repoussé l’ennemi venant du Nord en s’appuyant sur le Ryukjin (les six camps fortifiés de l’époque –NDLR), nous autres, nous nous appuierons sur la région de Ryuk-up en la transformant en zone de semi-guérilla pour étendre notre lutte armée plus profondément en territoire coréen et y creuser la tombe de l’impérialisme japonais! C’est ce que je jurai au sommet du mont Wangjae.
Les agents politiques et les responsables des organisations révolutionnaires réunis sur ce mont me firent part de la situation à l’intérieur du pays et des activités qu’ils avaient menées entre-temps.
Je les félicitai de la bonne marche dans leur région du travail que nous avions lancé pour constituer la base de masse de la révolution antijaponaise dans le Ryuk-up et autres régions frontalières du Nord, puis je précisai quelques tâches à réaliser pour étendre notre lutte armée à l’intérieur du territoire coréen.
Je mis alors l’accent sur la création de zones de semi-guérilla. Notre plan était d’en installer plusieurs en territoire coréen, à commencer par la région d’Onsong, et de créer en même temps des points de liaison secrets et différentes sortes de points d’appui des opérations dans les épaisses forêts pour poser les fondations de notre lutte armée en Corée elle-même.
La Conférence de Wangjaesan (mont Wangjae—NDLR) spécifia également l’objectif consistant à transformer notre nation tout entière en un seul bloc politique sous le drapeau d’un front uni national antijaponais, basé sur l’alliance des ouvriers et des paysans; puis elle proposa aux organisations révolutionnaires en territoire coréen les tâches à réaliser pour promouvoir énergiquement le mouvement de masse et les préparatifs de fondation d’un parti.
La présence de notre armée de guérilla à Onsong fut le prélude à l’extension de notre lutte armée antijaponaise en territoire coréen; elle a marqué un nouveau jalon dans le développement de notre lutte de libération nationale. Ce fut aussi l’occasion de démontrer, à l’intérieur comme à l’extérieur du pays, la fermeté de notre conviction que les communistes coréens avaient le devoir sacré et le droit absolu de lutter pour la révolution coréenne.
Notre progression à Onsong et les résultats de la Conférence de Wangjaesan prouvaient que nous avions touché juste quand nous préconisions de créer des zones de semi-guérilla aux alentours des zones de guérilla et en territoire coréen et que les conditions subjectives et objectives suffisantes étaient réunies pour en aménager dans les régions de Jiandao et de Ryuk-up.
Après la Conférence de Wangjaesan, notre corps expéditionnaire passa par différentes contrées de la région, entre autres l’île Ryuda et la vallée Paksok dans l’arrondissement de Kyongwon (actuellement Saeppyol), la colline Kumsan, près du village de Sinhung, arrondissement de Jongsong. Là nous organisâmes des réunions, des cours de formation et un travail politique. Le but principal en était d’initier les responsables des organisations révolutionnaires et nos agents politiques de l’endroit aux principes et aux méthodes à suivre dans la clandestinité.
Nous entendions, par ces rencontres renouvelées en territoire coréen avec les révolutionnaires locaux, les imprégner de la ligne de notre révolution et des méthodes de travail appropriées à nos réalités et les préparer parfaitement, pour qu’ils accomplissent de façon avisée des actions complexes. Leur bonne formation, politique et professionnelle, conditionnait l’implantation fructueuse des zones de semi-guérilla.
A l’époque, les militants d’élite que nous avions envoyés en territoire coréen s’étaient implantés dans les syndicats ouvriers ou paysans entièrement engagés dans la résistance antijaponaise et avaient créé partout des organisations de masse révolutionnaires. Nos agents clandestins avaient installé un réseau jusque dans la région sud de la Corée, notamment à Séoul.
Les organisations du parti opérant dans le bassin du Tuman allaient jouer un rôle décisif dans la création de solides zones de semi-guérilla dans la région de Ryuk-up et dans l’essor du mouvement révolutionnaire en territoire coréen.
Plus tard, notre proposition concernant la fondation de cette forme de zone de guérilla sera adoptée comme ligne de conduite par les responsables de la Mandchourie de l’Est qui définiront les tâches à réaliser pour la mettre en œuvre. Il ne manqua cependant pas d’hommes pour qualifier notre projet d’orientation droitière, critique violemment réfutée sur-le-champ.
Dès le printemps 1933, les zones soviétiques de la Mandchourie de l’Est furent le théâtre d’une action énergique pour créer des zones de semi-guérilla. Ainsi en vit-on se créer sur une vaste étendue, dans la région de Wangqing: à Luozigou, Dahuangwai, Zhuanjiaolou, Liangshuiquanzi, etc., ainsi que dans d’autres districts: Yanji, Hunchun, Antu et Helong. Ces zones de semi-guérilla contribuèrent largement au développement de notre lutte armée antijaponaise. Certaines zones de guérilla, défavorisées pour être défendues, furent transformées en zones de semi-guérilla.
De nombreux maires de hameau parmi ceux nommés par le Mandchoukouo nous soutenaient et exprimaient leur sympat
La pertinence de l’idée de créer des zones de semi-guérilla, ainsi que celle de l’action entreprise à cette fin, fut confirmée plus tard sans réserve, lorsque notre Armée révolutionnaire populaire coréenne (ARPC – NDLR) opérait dans la région du mont Paektu.
Oui, les zones de semi-guérilla étaient très efficaces. Quand, dans la seconde moitié des années 1930, nous opérions dans le bassin de l’Amnok pour établir une base dans la région du mont Paektu, nous ne créâmes des camps secrets que dans les lieux prévus pour le cantonnement des troupes de notre armée révolutionnaire. Le reste de territoire fut transformé en zones de semi-guérilla. Nous implantâmes des organisations révolutionnaires clandestines et envoyâmes des militants parmi la population, qu’elle soit d’une zone censée être «rouge» ou «blanche». Nous n’avions pas alors de terrain fixe pour nos opérations: nous nous déplacions d’une région à l’autre, évitant la surveillance ennemie.
Entre-temps, nous en vînmes à compter nombre de patriotes parmi les chefs de hameau, les chefs de cent foyers ou de dix foyers, les maires de canton, les agents de police ou les membres du corps d’autodéfense, comme Jong Tong Chol, Ri Hun et Ri Ju Ik (Ri Chwi). Nous avions alors infiltré de nombreux agents, des militants compétents, dans les organismes terminaux de l’administration ennemie. Et même des fonctionnaires déjà en place furent nombreux à être gagnés à la cause de la révolution par notre travail politique. Le jour, ils faisaient preuve de «zèle» pour l’Etat mandchou, mais, dès la tombée de la nuit, ils s’offraient comme guides pour les troupes de l’armée révolutionnaire, venaient chercher les militants clandestins de celles-ci pour leur fournir les renseignements recueillis dans la journée ou collectaient l’approvisionnement qui leur était destiné. Les zones de semi-guérilla créées en Mandchourie de l’Est et en Corée jouaient, pour ainsi dire, un rôle de satellites protecteurs pour les troupes et la population des régions libérées, le pouvoir populaire qui y était instauré et les fruits de la politique démocratique qui y était appliquée.
La transformation en zones de semi-guérilla de vastes pourtours des zones de guérilla permettait à l’Armée de guérilla antijaponaise de pénétrer profondément dans les arrières de l’ennemi, d’y gagner les masses à la cause de la révolution et d’y implanter les organisations d’avant-garde comme le parti et l’Union de la jeunesse communiste ainsi que diverses organisations de masse, d’y consolider ainsi la base de masse de son action et de passer de la défense passive à l’offensive. En conséquence, nous pûmes briser le blocus économique de l’ennemi et résoudre sans grand-peine le plus épineux des problèmes posés par la vie dans les zones de guérilla: le problème alimentaire.
Des zones de semi-guérilla ayant été créées, d’abord un terme fut mis au gauchisme qui tendait à pousser une grande partie de la population vers le camp ennemi en parlant de «zones rouges» et de «zones blanches», et de larges masses populaires étaient regroupées en une force politique unique sous le drapeau du front uni national antijaponais. Et puis cette création contribua sensiblement au développement indépendant de la révolution coréenne aux dépens du suivisme et du dogmatisme.
Luozigou et Liangshuiquanzi étaient les meilleurs exemples parmi les zones de semi-guérilla de la région de Wangqing.
Un grand mérite revient à Ri Kwang pour ce qui est de Luozigou. Il y avait été envoyé pour opérer auprès des soldats des troupes antijaponaises chinoises et des anciens combattants de l’armée indépendantiste, en vue de préparer le terrain en notre faveur.
Luozigou était devenu la base principale du groupe indépendantiste de Ri Tong Hwi dès le début des années 1920. Ri Kwang profita de l’influence qu’avaient les anciens militants de ce groupe qui y faisaient la loi et sut gagner ainsi la population à la cause de la révolution.
Un grand nombre d’autres militants compétents y avaient été envoyés pour établir une zone de semi-guérilla. Certains d’entre eux, dont C
Pak Kil Song, habile commandant de détachement de l’ARPC, et C
Tandis que l’ennemi, ayant mis sur pied les pires organisations réactionnaires qui soient telles l’Association de la concorde et l’Association d’entraide, cherchait avec folie à y disloquer les forces révolutionnaires, les nôtres y réunirent toutes les forces patriotiques en implantant des organisations de masse plus larges comme l’Association antijaponaise. La ville était comme un dépôt de vivres pour la population de Wangqing. La zone de guérilla de Xiaowangqing, quand elle était à court de vivres, demandait à l’organisation révolutionnaire de Luozigou une assistance urgente. Les membres de celle-ci transportaient alors à dos d’homme des sacs de céréales jusqu’au portail en pierre de Shiliping, pour les remettre aux habitants de Wangqing. Plus tard, même après l’occupation de Luozigou par les troupes ennemies, la population des régions libérées continua de s’approvisionner dans cette ville. Il n’est pas exagéré de dire que depuis le second semestre de 1935, après la dissolution des zones de guérilla et le départ du gros de l’ARPC en expédition vers la Mandchourie du Nord, le grain de Luozigou a été le salut des révolutionnaires qui étaient restés dans le district de Wangqing. C’est aussi grâce aux approvisionnements fournis par la population de Luozigou que certains habitants de la base et quelques combattants de la 3e compagnie du bataillon de Wangqing, réfugiés pour un certain temps sur le mont ouest de Luozigou pour éviter le «châtiment» ennemi, ont passé l’automne et l’hiver 1935.
Si la région de Luozigou pouvait être un véritable centre de ravitaillement pour les révolutionnaires de Wangqing, c’était certes parce que sa fertilité faisait d’elle un grenier au point qu’«un bon repas y était offert même aux mendiants de passage», mais plus encore parce qu’elle était recouverte d’un réseau d’organisations révolutionnaires, qui avaient entrepris l’éducation soutenue des masses.
Kim Ryong Un, chef de cent foyers à Luozigou, avait la confiance de l’Etat mandchou, mais, en réalité, il était membre d’une organisation installée par les nôtres. Il tirait parti de sa position légale pour rendre de grands services aux révolutionnaires.
Afin d’empêcher l’armée de guérilla de glisser ses agents dans la ville et de prendre tout contact avec les citadins, l’ennemi interdisait strictement la sortie des céréales et des articles d’usage courant et mobilisait en permanence des jeunes gens pour exercer un contrôle serré des passants aux portes de la ville. Ces jeunes étaient armés d’une trique, qui était pour ainsi dire la «pièce d’identité» délivrée par le Mandchoukouo.
Le jour prévu pour une livraison de vivres à l’armée révolutionnaire, Kim Ryong Un choisissait exprès, pour la garde, des jeunes gens favorables à notre cause. Quand nos agents préposés à l’approvisionnement apparaissaient aux abords de la ville, ces jeunes leur passaient leur matraque et se dispersaient dans l’intérieur de la ville pour collecter, sous le commandement du chef de cent foyers, les provisions qu’ils venaient remettre à ces agents.
Les membres de l’organisation révolutionnaire de Luozigou obtenaient, par des démarches effectuées auprès de soldats de l’armée mandchoue, jusqu’à des munitions: des dizaines de milliers de cartouches. L’organisation révolutionnaire disposait d’un magasin dans la ville, tenu par un ancien responsable des Jeunesses communistes; pour faciliter le transport du matériel vers l’armée révolutionnaire, celui-ci s’était lié avec des soldats de l’armée fantoche mandchoue à qui il avait fait jurer de se considérer comme ses frères de lait.
Un de ces soldats, qui avait la folie de l’argent, demandait à notre «commerçant» d’écouler ses marchandises achetées à vil prix ailleurs. Ayant peur d’être puni si son trafic était éventé, il était obligé d’avoir recours à un magasin. Le commerçant parvint à lui faire jurer de fraterniser avec lui. Depuis, il reçut de lui même des cartouches, à 2 maos et 5 fens l’unité. Il livra ainsi à l’armée révolutionnaire plus de 5 000 cartouches.
Ce n’est qu’un des épisodes qui montrent la pertinence et l’efficacité de l’établissement des zones de semi-guérilla.
La zone de semi-guérilla de Liangshuiquanzi, dans la partie sud de la région de Wangqing, fit beaucoup, elle aussi, pour aider l’armée révolutionnaire. Plusieurs dizaines de fois les organisations révolutionnaires qui y opéraient firent parvenir des provisions alimentaires et des articles de première nécessité dans les régions libérées.
Nous recourions souvent aux organisations révolutionnaires d’Onsong et de Liangshuiquanzi pour subvenir aux besoins matériels de la population de nos zones de guérilla: céréales, vêtements, allumettes, médicaments, poudre, sel, etc.
Le sel manquait surtout. Chacun avalait un grain de sel après cinq cuillerées de bouillie. L’ennemi exerçait alors un contrôle sévère sur les céréales et le sel dans le but d’affamer la population des zones de guérilla. A l’automne, il faisait mettre toutes les récoltes des paysans dans les entrepôts des villages de regroupement qu’il contrôlait et leur donnait chaque jour une ration proportionnelle au nombre de membres de leurs familles. Il savait que toute réserve dont pouvaient disposer les paysans était susceptible de fuir vers l’Armée de guérilla antijaponaise ou la population de la base de guérilla.
Une police spéciale, appelée Jipsadae, avait été organisée pour prévenir cette fuite. Elle effectuait des perquisitions n’importe quand. Le moindre surplus de pâte ou de sauce de soja chez les habitants leur coûtait une amende ou des coups de matraque triangulaire appelée polgic
A l’automne 1934, pour trouver le sel dont avaient besoin nos zones de guérilla, nous organisâmes un groupe composé d’un grand nombre de partisans (plus de 30 combattants de la 2e compagnie), de civils et d’enfants, auquel nous donnâmes des chevaux. Nous le dépêchâmes à Liangshuiquanzi, à 40 km de notre zone de Wangqing.
Des militants de l’organisation révolutionnaire de l’endroit, avertis, attendaient cette mission sur la rive du Tuman, avec une grande quantité de sel qu’ils avaient reçue de l’organisation révolutionnaire clandestine d’Onsong et du bureau des messageries de Namyang.
Le groupe rentra sain et sauf à Sancidao, chaque cheval portant deux ou trois sacs de sel et chaque personne 20 ou 30 kg sur le dos. Une partie du sel fut échangée contre de la farine de blé à Luozigou.
La plupart des provisions que nous recevions de Liangshuiquanzi provenaient de la région de Ryuk-up, d’Onsong en premier lieu. La population de cette région obtenait la majeure partie des articles de première nécessité, qu’elle destinait à nos partisans et à la population des zones de guérilla, dans les villes chinoises, comme Tumen ou Longjing, car il était impossible de s’en procurer en grandes quantités en territoire coréen, du fait de la sévérité du contrôle ennemi: les militants de l’intérieur de la Corée devaient donc aller dans des régions commerçantes comme ces deux villes acheter par avance les articles à acheminer dans les zones de guérilla par une piste déterminée.
Tumen et Longjing étaient pour ainsi dire nos bases de ravitaillement sûres. A Baicaogou comme dans ces villes, nos organisations révolutionnaires formaient un réseau dense, raison pour laquelle nous n’attaquions pas ces régions. Au début, nos camarades avaient fait une incursion à Baicaogou. Après cette attaque, le père de Ri Kwang nous avait fait part de l’effet négatif de cette action qui avait effrayé les riches ayant une conscience nationale, au moment où il fallait les rallier dans un front uni. Depuis, notre attaque d’agglomérations comme Baicaogou avait cessé. En approvisionnant l’armée et la population de Wangqing et autres régions libérées, les zones de semi-guérilla créées dans la région de Ryuk-up ont fait un exploit digne d’être inscrit en lettres d’or dans notre histoire.
Outre les zones de guérilla et celles de semi-guérilla, nous avions implanté d’innombrables points d’appui des opérations invisibles dans les régions sous contrôle ennemi pour faciliter les activités militaires ou politiques des partisans et les liaisons dont ils avaient besoin. Autre forme de base de guérilla, mobile et temporaire, ces points d’appui des opérations, constitués par les organisations révolutionnaires clandestines et les points de liaison, étaient nombreux dans les villes importantes et les régions situées en bordure des lignes de chemin de fer, contrôlées par l’ennemi, notamment Longjing, Hunchun, Tumen, Laotougou et Baicaogou.
Quand j’évoque les jours inoubliables passés à créer des zones de semi-guérilla dans la région de Jiandao et en territoire coréen, je revois O Jung Hwa avant toute autre personne.
Aussitôt libéré de la prison de Sodaemun, à Séoul, il avait pris un train pour le Nord et était arrivé à Tumen. Puis, revenu à Shixian après quelques jours de convalescence chez ses beaux-parents, aux environs de Huimudong, il s’était hâté de venir me voir.
Moi, je venais de rentrer de l’expédition en Mandchourie du Sud et du Nord dans la zone de guérilla: revoir O Jung Hwa de retour à Wangqing ne pouvait que me réjouir.
Dès le premier moment, il me demanda de lui confier une tâche importante. Son visage pâle disait qu’il avait encore besoin de quelques mois de convalescence, mais il s’entêta. Cédant, je lui proposai de transformer certaines régions périphériques de Gayahe en zones de semi-guérilla.
Le 5e secteur d’organisations révolutionnaires, où demeurait O Jung Hwa, jouxtait les principaux centres d’opérations «punitives» de l’ennemi: Liangshuiquanzi, Tumen, Yanji, Baicaogou, Daduchuan, etc., et la police relevant du consulat japonais avait une antenne à Gayahe. Au début de janvier 1933, l’ennemi avait attaqué Liucaigou et, par la suite, à deux reprises, un autre village, Sishuiping.
Quant à O Jung Hwa, il était tout le temps pris en filature par l’ennemi depuis sa libération. N’empêche qu’il manifesta une grande joie à se voir attribuer cette tâche.
Si je lui avais confié cette mission, c’était que certaines régions à proximité de Gayahe étaient très près des points stratégiques de l’ennemi et qu’elles étaient la cible de son attaque. Tâche difficile, grosse de danger, mais j’étais sûr qu’il réussirait.
Ma confiance en lui remontait à notre première rencontre, à l’automne 1930. J’avais eu alors un entretien sincère avec lui dans sa maison. Au sortir de notre tête-à-tête, j’avais aperçu dans la cour des jeunes gens robustes qui, tout yeux, tout oreilles, montaient la garde, à l’extérieur de la clôture. Plusieurs autres encore étaient postés à l’entrée du village. Le spectacle qui évoquait pour moi la compétence et les qualités de révolutionnaire d’O Jung Hwa m’émut fort.
Il fut particulièrement compétent et habile à éduquer les masses.
Pour rallier son village à la révolution, O Jung Hwa avait commencé par se procurer un jeu d’instruments de coiffure, puis il avait fondé la Kawigye (Association des ciseaux – NDLR) où il avait regroupé tout le village.
A l’époque, le prix de la coupe de cheveux était en général de 1 mao et 5 fens, mais lui, il ne demandait que 5 fens. Il dépensa l’argent amassé pour acheter des livres à l’intention des membres de l’Association. Pour se faire couper les cheveux pour rien et lire, les villageois entrèrent avec enthousiasme dans l’Association. O Jung Hwa profita de l’occasion pour les éduquer.
Une fois la conscience des villageois éveillée par cette association, il regroupa les anciennes organisations d’éducation du village: l’Association des condisciples, l’Association des camarades de classe et l’Amicale en une seule organisation, Amicale Ryongdong, organisation légale des jeunes et des étudiants de Dunhua et de la région située à l’est des monts
Pour gagner son village à la cause de la révolution, il organisait souvent des spectacles de théâtre. Il rédigeait lui-même le scénario, et ses cousins, dont le nombre dépassait l’effectif d’une escouade, se partageaient les rôles, dressaient les décors et s’occupaient eux-mêmes de la mise en scène. Les représentations étaient parfaites.
Lorsque les masses furent ainsi sensibilisées, O Jung Hwa admit dans l’organisation révolutionnaire d’abord sa famille et ses parents, puis tous les villageois. Avant et après la Conférence d’hiver de Mingyuegou, avec Kang Sang Jun, Jo Chang Dok et Yu Se Ryong, il avait participé à des opérations de capture d’armes, qui faisaient partie des préparatifs pour la fondation de l’Armée de guérilla antijaponaise. Les armes qu’ils avaient obtenues au risque de leur vie avaient efficacement servi à équiper le détachement comprenant des combattants comme C
Considérant O Jung Hwa et les membres de sa famille comme une épine plantée dans son pied, l’ennemi guettait à tout moment l’occasion de les supprimer. Au printemps 1933, un groupe de partisans intercepta un document confidentiel émanant du consulat japonais de Longjing et adressé au commissariat de police de Shixian. On y lisait l’ordre de liquider la famille des O.
Dès que nous fûmes au courant, nous expédiâmes un groupe composé de partisans pour les secourir. Les O, 31 personnes au total, furent évacués en un rien de temps à Shiliping.
Malheureusement, à l’été 1933, O Jung Hwa, militant doué d’une énergie intarissable et d’une combativité à toute épreuve qui vivait au ryt
Quand le père du héros, O T
Par contre, ses lèvres étaient plus serrées que d’habitude, le fait, à lui seul, suffisant au vieux père pour comprendre que son fils n’avait pas parlé et avait sacrifié sa vie au réseau. Il pleura son fils d’autant plus qu’il le trouvait digne de lui. Son fils n’avait vécu que 34 ans, mais c’était une vie dont il n’y avait pas de quoi avoir honte. «Ce n’est pas la durée vécue qui fait le bonheur d’une vie, non! Mais toi, mon enfant, tu as eu une vie courte; tu as quitté trop tôt ton père. Quelle sera l’affliction du Général Kim Il Sung qui te prodiguait tant d’attentions, quand il aura appris ta mort?» se dit le vieillard, comme il l’avouera plus tard, en serrant le corps de son fils dans ses bras.
Je n’en crus pas mes oreilles quand la nouvelle me fut parvenue. Le fait me paraissait stupide. Je me demandai sans répit comment un homme qui avait une vie si remplie, parlant à profusion, tout le temps en marche et laissant tant de traces derrière lui, avait pu disparaître si inopinément.
Personne n’était à ses côtés pour recueillir son dernier souffle. Il était tombé dans un endroit désert sans avoir eu le temps d’exprimer ses dernières volontés. Qu’aurait-il eu à nous dire avant de mourir? Il est probable qu’il eût avoué qu’il aurait voulu accomplir une nouvelle mission, la précédente venant d’être achevée, celle de créer une zone de semi-guérilla.
C’est vrai, s’il avait été en vie, je lui aurais confié une autre tâche plus importante que les précédentes. Dans l’éthique des révolutionnaires, assigner beaucoup de missions à une personne est la plus haute expression de l’affection et de la confiance qu’on puisse lui témoigner.
Notre révolution perdit un autre pilier, un bon organisateur et un propagandiste compétent, aimé de tout le monde dans la région de Jiandao, un homme loyal, ferme et talentueux, qui inspirait un sentiment de fierté au peuple, et celui de terreur à l’ennemi. En effet, c’était une perte affligeante pour notre révolution, qui prenait son essor en Mandchourie de l’Est.
Mais par sa mort héroïque, O Jung Hwa a éveillé la conscience des masses et les a soulevées. Dans les zones de semi-guérilla imprégnées de son sang, ses successeurs, protagonistes de la nouvelle époque d’essor de la grande guerre antijaponaise, poussaient comme les tiges de bambous après la pluie.
3. Soviet ou gouvernement révolutionnaire
populaire?
Dans les zones de guérilla, le «vent du gauchisme» faisait rage surtout dans le domaine de l’édification du pouvoir. Les déviations de gauche se résumaient dans la ligne de conduite consistant à édifier des soviets, ainsi que dans une série de mesures prises au nom du soviet; on eût dit que cette ligne était le produit de l’impatience petite-bourgeoise qu’on remarque chez les personnes imprégnées de dogmatisme, de servilité envers les grandes puissances et d’aventurisme.
Le problème du pouvoir à instaurer, un problème épineux de nos discussions depuis l’époque de l’Union pour abattre l’impérialisme, était le sujet d’une vive controverse que personne ne devait négliger. Pour certains, c’était un problème d’avenir que les jeunes Coréens pouvaient inscrire à l’ordre du jour après l’indépendance de leur pays, un problème d’idéal qu’ils ne pourraient aborder qu’à condition que la souveraineté nationale fût recouvrée. Nous, nous n’étions pas d’accord avec eux. Nous trouvions le problème d’actualité parce que la forme du pouvoir se rapporte directement au caractère de la révolution à accomplir.
Au cours de mes années passées à Jilin, le problème du type du pouvoir à instaurer était le sujet de notre plus vive controverse politique. Dans les milieux politiques de Jilin, presque toutes les occasions étaient bonnes pour parler de la forme de l’Etat qui serait établi après l’indépendance. Tandis que les chefs de l’armée indépendantiste des trois bus s’enthousiasmaient pour une monarc
Pak So Sim, trop pris par les thèses des classiques, se prononçait lui aussi pour la dictature des ouvriers et des paysans. Or, tout en acceptant que les ouvriers et les paysans détiennent le pouvoir, il était cependant visiblement mécontent du terme de «dictature», qu’il trouvait choquant.
Les jeunes gens de Jilin, selon leur degré de préparation et les intérêts qu’ils représentaient, penchaient les uns pour la monarc
Kim Hyok, Cha Kwang Su, Kye Yong Chun, Sin Yong Gun et autres communistes de la génération montante se plaignaient des anciens de l’armée indépendantiste, partisans de la restauration de la dynastie. Mais ils n’en étaient pas moins sceptiques quant à la mise en œuvre immédiate du socialisme.
Cette situation nous avait amenés à inviter le plus grand nombre d’étudiants, alors occupés pour l’essentiel par des discussions politiques, à débattre ce problème, d’où il résultait une violente controverse.
Plus tard, à la Conférence de Kalun, nous avions défini le caractère démocratique, anti-impérialiste et antiféodal de la révolution coréenne, et, partant, nous avions préconisé que les communistes coréens établissent nécessairement dans leur patrie restaurée un régime populaire, différent de la monarc
C’est dans ce sens que nous étions intervenus aussi à la Conférence d’hiver de Mingyuegou, en décembre 1931, lorsque le problème du pouvoir était discuté.
Avec la création de la base de guérilla dans la région de Jiandao, le problème du pouvoir à instaurer, sujet d’une discussion sérieuse, fut inscrit à l’ordre du jour de notre révolution. Car, si l’on voulait maintenir et administrer une zone de guérilla sous forme de région libérée, il fallait un pouvoir capable de remplir le rôle d’organisateur économique dans son territoire et le rôle d’éducateur culturel de la population. Sur ce territoire qui pouvait être qualifié d’Etat en miniature, on ne pouvait ni nourrir la population, ni l’organiser, ni la mobiliser pour la lutte si un pouvoir n’était pas établi.
Mus par cette nécessité, les communistes de la Mandchourie de l’Est s’attelèrent, dès l’automne 1932, à la tâche historique de l’instauration de leur pouvoir dans les zones de guérilla. Cette année-là, à l’occasion de l’anniversaire de la Révolution d’Octobre, un meeting eut lieu à Gayahe, dans le district de Wangqing, et on proclama à la face du monde l’instauration d’un gouvernement soviétique. Presque à la même époque, un soviet fut installé à Wangyugou et à Sandaowan, dans le district de Yanji. Indubitablement, c’était un événement d’importance, car l’installation d’un pouvoir révolutionnaire dans les zones de guérilla exauçait les aspirations de longue date du peuple.
Au début, je me réjouis moi aussi de l’événement. «Peu importe l’appellation, l’essentiel est que ce pouvoir serve à défendre les intérêts du peuple», pensais-je.
A l’époque, le «vent chaud du soviet» soufflait à travers toute la Mandchourie de l’Est. Instaurer des soviets était un courant communément reconnu par les révolutionnaires et les progressistes de tous les pays aspirant au socialisme et au communisme. Ce vent chaud soufflait tant sur l’Asie que sur l’Europe. Des exemples éloquents en étaient fournis par l’instauration des soviets chinois à Ruijin, en Chine, et celle des soviets de Nghê Tinh au Viêt-nam.
Même ceux qui qualifiaient la révolution coréenne de démocratique bourgeoise parlaient de pouvoir soviétique des ouvriers et des paysans.
Le «programme d’action du Parti communiste coréen», que C
Soutenir la ligne soviétique et la suivre sans condition et exactement dans la pratique révolutionnaire était une règle de conduite incontestée au sein du mouvement communiste international, une sorte de critère pour distinguer la position communiste révolutionnaire de la position opportuniste. Non seulement dans les pays colonisés et semi-colonisés, mais aussi dans les pays capitalistes, les partis communistes et autres organisations communistes se proposaient comme tâche majeure d’édifier un pouvoir soviétique. En effet, les soviets étaient considérés comme un idéal pour les prolétaires du monde entier.
Cette réputation s’expliquait par le fait qu’ils étaient considérés comme l’unique forme de pouvoir qui fût capable d’édifier une société de bien-être, société excluant toute forme d’exploitation et d’oppression et mettant au premier plan les intérêts des masses laborieuses.
Vivre dans un monde libre et pacifique, sans exploitation ni oppression, était l’aspiration et l’idéal de toujours de l’humanité.
Le jeune pouvoir soviétique instauré en Russie faisait preuve d’une vitalité inouïe, en réalisant ce qu’aucun autre pouvoir dans le monde n’avait pu faire: il avait brisé la résistance des classes exploiteuses après les avoir renversées, sauvegardé le pays contre l’agression de la coalition impérialiste, rétabli une économie dévastée et impulsé l’édification du socialisme. Cette marche victorieuse du socialisme soviétique fascinait les gens à tel point qu’ils se faisaient des illusions sur lui.
Que l’humanité considérât l’Union soviétique comme un phare et les soviets comme la meilleure forme de pouvoir ne pouvait nullement être considéré comme déraisonnable. Il était bien légitime que l’on nourrisse des espérances sur les soviets, surtout dans la région de Jiandao qui faisait frontière avec l’Union soviétique et subissait sa puissante influence sur divers plans.
Cependant, de retour à Wangqing après l’expédition en Mandchourie du Sud et du Nord, je fus sidéré. Partout dans les zones de guérilla s’élevaient des plaintes contre la politique appliquée par le gouvernement soviétique.
Ces doléances étaient grosses de problèmes auxquels nous ne pouvions rester indifférents.
Nous ne tardâmes pas à comprendre qu’elles renfermaient une part de vérité.
Je commençai à me renseigner en détail en parcourant les zones de guérilla sur ce que pensait la population au sujet des soviets. Le contact renouvelé avec des dizaines et des centaines d’habitants et l’entretien sérieux et franc que j’avais eus avec eux me permirent de percevoir l’ensemble des conséquences de la politique gauchiste suivie par le gouvernement soviétique.
Les habitants des zones de guérilla avaient commencé à regarder les soviets d’un mauvais œil depuis que, ayant proclamé l’abolition de la propriété privée sous le mot d’ordre ultragauchiste de «mise en place immédiate du socialisme», le gouvernement soviétique avait mis en commun tous les biens mobiliers et immobiliers des particuliers, depuis la terre et les provisions de bouche jusqu’aux instruments aratoires comme la faucille, le sarcloir, la fourche à fumier, etc. Après cette communisation forcée et précipitée, il avait contraint tous les habitants, sans distinction de sexe et d’âge, à un nouvel ordre qui supposait la vie communautaire, le travail en commun et la répartition égalitaire des biens. Voilà ce qu’était la vie dans l’«artel» que les partisans extrémistes du soviet prônaient à tout bout de champ.
C’était comme si un enfant de la maternelle avait été placé d’un seul coup à l’école supérieure, en sautant l’école primaire et secondaire.
Par ailleurs, le gouvernement soviétique avait confisqué, sans indemnisation, les terres de tous les propriétaires fonciers des zones de guérilla, qu’ils soient grands ou petits, projaponais ou antijaponais, et même des paysans riches; on leur avait aussi confisqué les chevaux, les bœufs et les vivres.
La plupart d’entre ces propriétaires fonciers, ayant voulu rester dans les zones de guérilla après la division du territoire de la Mandchourie de l’Est en «zones rouges» et en «zones blanches», étaient d’une tendance patriotique et antijaponaise prononcée.
Ils avaient fourni une généreuse assistance aux communistes, quand ces derniers formaient leurs troupes armées dans les vallées de Wangqing.
Zhang Shiming, un Chinois progressiste, était du nombre. Au printemps 1932, les Japonais du «corps expéditionnaire provisoire en Jiandao», venus pour mener une opération «punitive» d’envergure, avaient incendié les granges qu’il possédait. Malgré l’ordre qui avait été donné d’aller se réinstaller à Daduchuan, Zhang avait préféré rester sur place. La rancune de cet homme envers les Japonais s’approfondissait depuis. Malgré sa classe sociale, il aidait de son mieux la population de la zone de guérilla.
Aux partisans venus pour recueillir une contribution, il disait:
«Messieurs les partisans, je suis resté ici pour chasser de ma vue ces damnés de Japs. Veuillez les expulser au moins du bourg de Daduchuan.»
Zhang avait supplié de lui permettre de rester, mais le gouvernement soviétique fit la sourde oreille: il fut poussé vers la zone contrôlée par l’ennemi.
«Le gouvernement soviétique a décidé de confisquer tous les biens des propriétaires fonciers. Il est vrai que vous nourrissez une haine profonde pour les Japonais et que vous avez apporté une aide sincère au fonctionnement de la zone de guérilla. Mais vous faites partie de la classe des exploiteurs, et la décision de vous éliminer est irrévocable. Que faire? Dépêchez-vous, allez-vous-en!»
Telle fut la sentence prononcée par le pouvoir soviétique à un propriétaire foncier pourtant de tendance antijaponaise.
Sur-le-champ, les biens de ce sympathisant dévoué de la révolution furent confisqués et transférés dans un dépôt du gouvernement soviétique. Privé de tout, Zhang, les larmes aux yeux, fut obligé d’aller à Daduchuan, où stationnaient les troupes japonaises.
A l’époque, le «groupe de liquidation des réactionnaires», une fois à l’œuvre chez un propriétaire foncier, mettait la main jusque sur les chaussures à fleurs pour enfants conservées au fond de l’armoire. Les Chinois avaient une coutume bizarre selon laquelle, si dans une famille une fille venait au monde, on commençait par confectionner des chaussures pour les enfants qu’elle mettrait à son tour au monde après son mariage. Les femmes en faisaient de différentes pointures en prévoyant l’avancement en âge du futur enfant, à commencer par des chaussures pour un bébé de moins d’un an qui rappelaient des dés à coudre. Elles les conservaient avec soin dans une commode.
Que n’ont-ils pas dû penser, en quittant la région, eux, les propriétaires fonciers, obligés qu’ils étaient de se résigner en silence à cette expropriation?
Les vallées de Xiaowangqing grouillaient de chevaux et de bœufs confisqués. Comme il y en avait plus qu’il n’en aurait fallu pour créer un centre d’élevage ordinaire, tous les jeunes hommes de cette zone de guérilla montaient à cheval. Du «dandysme», si l’on peut dire, sous le régime soviétique.
Les gauchistes s’en prenaient jusqu’à la coutume qu’avaient les Chinoises de se serrer les pieds avec des bandages et de porter des boucles d’oreilles.
Dans la première moitié des années 1930, le gauchisme atteignit son paroxysme en Mandchourie de l’Est, ses méfaits compromettant les principes sacrés de la révolution. Comment était-il possible que le vent gauchiste ravage à ce point cette région? Les révolutionnaires rassemblés dans les zones de guérilla dans la région de Jiandao, étaient-ils tous des voyous ou des malades mentaux?
Mais non. La plupart des communistes qui dirigeaient les zones de guérilla étaient des hommes admirables poursuivant le noble idéal révolutionnaire et doués de chaleur humaine.
Ils nourrissaient un amour de la personne humaine plus profond que quiconque, ils aspiraient ardemment à la justice. Comment, dès lors, cela a-t-il pu se faire que, malgré leur humanité et leur bon sens, ils aient accepté de prêcher et d’exécuter une ligne gauchiste et de commettre des erreurs irrémédiables?
Nous en trouvâmes la cause dans la ligne suivie elle-même et dans l’immaturité idéologique de ceux qui l’avaient définie. Les gens placés au sommet, ignorants de la réalité, expédiaient au hasard, vers le bas, des directives dépourvues de réalisme, rédigées selon les principes généraux émis par les classiques et en admettant en bloc les expériences de leurs prédécesseurs. Le résultat était évident: déraillements dans la pratique.
A l’époque, rejeter, liquider, abattre sans réfléchir était considéré comme une expression de la fermeté de la conscience de classe, comme un trait typique du révolutionnaire d’avant-garde.
Qu’on juge de la sacralisation du gauchisme à l’époque: en tissant à la main, une veuve avait gagné quelque argent et elle en avait prêté avec intérêt à des paysans de Wangqing; or, aussitôt, ceux-ci accusèrent la femme d’usurière, brûlèrent le contrat de prêt et refusèrent de rendre l’argent. En général, les paysans sont candides et incapables d’un tel excès, confinant à une escroquerie qualifiée, à moins d’y être incités.
Un autre jour, à Wangqing, j’appris non sans stupéfaction comment Ri Ung Man, chef d’une compagnie, était parvenu à se faire admettre dans les rangs des partisans.
Aux premiers jours de la formation de la troupe, le recrutement ne s’était fait que parmi les jeunes de familles d’ouvriers, de paysans pauvres ou de valets de ferme. Et, Ri n’était pas considéré comme faisant partie de cette couche sociale, sa famille ayant un peu plus de trois hectares de terre aride à flanc de montagne. Malgré ses demandes répétées, il fut refusé à cause de son milieu familial. Trois hectares de terre étaient une superficie suffisante pour le classer au rang de paysan moyen.
Réflexion faite, Ri Ung Man vendit ces terres à l’insu de ses parents, et, avec l’argent acquis, il acheta une caisse de brownings avec laquelle il alla demander son admission. Il obtint ce qu’il voulait. S’il était heureux de se compter au nombre des partisans, sa famille, elle, hélas! se trouva d’un coup privée de tout moyen d’existence.
Ma détermination de prendre garde du gauchisme et de ne pas l’admettre se raffermit dans la région de Jiandao. Depuis lors, je n’ai cessé de le combattre. Après la Libération, mes expériences dans la région de Jiandao me seront d’une grande aide pour lutter contre les moindres manifestations de gauchisme et éliminer la bureaucratie.
Derrière des phrases révolutionnaires alléchantes et des mots d’ordre extrémistes, les gauchistes bafouent, écrasent et trompent les masses, tout en recherchant les honneurs et l’avancement. Se faire passer pour un tank ou un blindé menant l’assaut, ce pour obtenir des honneurs personnels ou une promotion, voilà ce qu’est le gauchisme. C’est pourquoi la contre-révolution se déguise souvent et prend l’aspect du gauchisme. Les communistes doivent être vigilants pour empêcher le gauchisme de s’installer dans leurs rangs.
La politique gauchiste du soviet engendra des indécisions et provoqua une désorganisation irrémédiables dans les zones de guérilla: nombre de familles, mécontentes, repartirent pour la zone occupée par l’ennemi.
Une nuit, en route avec mes hommes vers Sancidao où se trouvait C
L’homme semblait friser la cinquantaine. Dès qu’il nous vit avec nos fusils, il commença à trembler de peur. Il croyait sans doute que c’en était fait de lui et des siens puisqu’ils étaient tombés sur un chef de partisans.
«De quoi seriez-vous coupable? demandai-je calmement à l’homme, en attirant à moi l’un après l’autre les trois enfants grelottant de froid.
– De rien.
– Alors, pourquoi avez-vous décidé de quitter la zone de guérilla?
– Ici, on ne peut plus vivre. On étouffe.
– Où vouliez-vous aller? Là-bas, dans la zone occupée par l’ennemi, ce sera pire qu’ici, je pense.
– Nous sommes venus vivre ici, dans la zone de guérilla, pour fuir les tracas des Japonais, et pour rien au monde nous ne retournerons là où sont ces brigands. Nous comptons nous installer dans un autre coin perdu, au fond de la montagne. J’y aurai quelque parcelle à défricher par le feu pour notre subsistance. J’aurais alors au moins l’âme en paix.»
J’eus le cœur gros. Cette famille n’avait même pas de quoi subsister le lendemain, si bien que je doutais qu’elle puisse vivre tranquillement là où elle projetait de s’établir, dans un coin plus reculé que Macun.
«La terre est encore gelée et il faut attendre avant de voir pousser les herbes. Avez-vous de quoi nourrir votre famille jusque-là?
– Je n’ai rien. Là-bas, je travaillerai jusqu’à l’épuisement, et nous survivrons ou nous mourrons, voilà tout. Ça m’ennuie même de vivre.»
Soudain, sa femme, à côté de lui, fondit en pleurs. Les trois enfants serrés dans mes bras éclatèrent alors en sanglots.
Debout, muet, dans l’obscurité, je retins à peine mes larmes. Si tout le monde nous quitte ainsi l’un après l’autre, sur qui pourrons-nous compter en fin de compte pour faire la révolution? Comment expliquer ce mauvais pas où s’enlise notre révolution? Il s’agissait bien entendu des conséquences de la politique insensée du soviet.
«J’espère que les choses s’arrangeront. Ne désespérez pas. Attendons que la situation se redresse», fis-je.
J’ordonnai à mes hommes de reconduire cette famille chez elle, et, au lieu d’aller dormir dans la caserne de la 2e compagnie comme j’avais prévu de le faire, je me rendis chez le vieux C
Le vieux C
«Bonjour. Comment allez-vous ces jours-ci?»
Sur ce, il jeta d’un ton sec: «On traîne son existence, voilà tout.»
Le ton de sa voix reflétait à n’en pas douter l’opinion publique de la zone de guérilla. Je repris:
«La vie est-elle si dure pour vous dans la zone de guérilla?»
A l’instant, s’emportant, il éleva le ton:
«Quand le gouvernement soviétique nous prenait nos bêtes de trait et nos instruments aratoires, moi, je ne m’y suis pas opposé. Car je me rendais compte qu’on prenait exemple sur les Russes, qui avaient agi de la sorte en procédant à ce qu’on appelle la collectivisation agricole. Mais, il y a quelques jours, lorsque des jeunes gens étaient venus ramasser nos cuillers et nos baguettes pour nous faire manger dans une cantine communautaire, je leur ai craché au visage et je leur ai dit: “Eh bien, vous voulez obliger de vieilles gens comme moi à se déplacer trois fois par jour pour manger en commun, grelottant, hors de leurs chambres bien chauffées? On ne vit pas de cette façon! Si vous voulez créer votre diable de monde comme la ‘commune’ ou l’‘artel’, c’est à vous de vous imposer cette contrainte, les jeunots. Nous sommes trop essoufflés pour vous suivre.” Ah, ce qu’ils ont fait après! Cette fois, parlant d’éliminer la féodalité et je ne sais quoi encore, ils nous ont réunis, les vieillards, et nous ont laissés critiquer par nos brus, m’entendez-vous? Notre pays a une histoire vieille de 5 000 ans. Mais a-t-on jamais vu pareilles bizarreries? Cependant, mon In Jun se plaint que je dise du mal du soviet. J’aurais voulu lui casser les reins!»
Sachant que le père d’un chef de partisans avait tourné le dos à la politique du soviet, je n’avais plus besoin de sonder l’opinion des autres.
Plus tard, d’abord à l’époque de la terreur où, dans les zones de guérilla, la lutte contre le Minsaengdan sombrera dans l’ultragauchisme et, ensuite, aux jours tristes où les partisans et la population se sépareront en larmes à la suite de la dissolution de ces zones, j’évoquerai souvent comment le vieux C
Moins de six mois après l’installation du gouvernement soviétique, les rapports entre les Coréens et les Chinois s’aggravèrent de nouveau à vue d’œil. La plupart des propriétaires fonciers frappés étant Chinois, il était naturel qu’un antagonisme se fît jour, comme lors de la Révolte du 30 Mai. De nouveau, les troupes antijaponaises chinoises se montraient hostiles aux communistes coréens. Non seulement les troupes japonaises et les troupes mandchoues, mais aussi l’armée de salut national et les propriétaires terriens chinois devinrent désormais nos ennemis.
Les troupes de notre armée de guérilla antijaponaise se retrouvèrent dans la même situation qu’au lendemain de sa fondation – elles étaient disséminées alors dans des foyers de particuliers, comme une petite armée de partisans clandestine –, et elles restaient cantonnées prudemment dans les villages de Coréens. Elles ne pouvaient plus se donner le nom de détachement de l’armée de salut national. Les troupes de cette armée nous frappaient à la première occasion, criant: «Voilà des Gaolibanzis (mot chinois – surnom péjoratif donné aux Coréens – NDLR).»
Notre armée de guérilla devait opérer dans la semi-clandestinité.
A notre grand regret, tout ce que nous avions réalisé en un peu plus d’un an d’efforts s’évanouissait comme une bulle.
Une action de démantèlement fut déclenchée parmi les nôtres par la politique du soviet: certains disaient que mieux vaudrait passer en Russie apprendre à faire la révolution, puis revenir pour tout recommencer; et d’autres se proposaient de retourner dans leurs régions et de lutter sans dépendre de personne, car on risquait de faire échouer la révolution en procédant comme le faisaient les gens de la région de Jiandao; il y en avait encore d’autres qui voulaient rentrer chez eux et remplir leurs devoirs à l’égard de leurs parents, plutôt que de s’occuper de la révolution d’une façon aussi insensée. Nous laissâmes un Chinois retourner chez lui, et un autre Chinois aller étudier en Union soviétique.
Malgré tout cela, ceux qui étaient responsables du sort des zones de guérilla restaient indécis, sans oser changer de politique. Le comité du parti de la région spéciale de Mandchourie de l’Est, alors organe directeur, n’avait pas de ligne directrice propre pouvant remplacer l’orientation qu’imposait l’Internationale communiste.
Il fallait quelqu’un d’assez courageux pour entreprendre de remédier à la situation et de sauver les zones de guérilla qui allaient s’effondrer, quitte à se voir accusé de droitisme. Il fallait du courage et de la lucidité pour s’opposer de front à la ligne soviétique gauchiste. C’est à cette époque que je publiai sous forme de brochure une thèse au sujet de l’élimination du fractionnisme et du renforcement de l’unité et de la cohésion des rangs des révolutionnaires.
J’étais décidé à polémiquer à Macun contre Tong Changrong au sujet du pouvoir à établir. Ri Yong Guk, secrétaire du comité du parti du district de Wangqing, et autres voulurent m’en dissuader. Selon eux, ce n’était pas la peine puisque la «décision du comité du parti de la région spéciale de Mandchourie de l’Est pour l’établissement d’un soviet» avait été déjà diffusée et qu’un gouvernement soviétique avait été mis sur pied à Sishuiping. Si la controverse tournait mal, on ne recevrait que des sanctions. Ri Yong Guk me conta brièvement l’affaire Kim Paek Ryong, celui-ci ayant contesté le soviet pour, finalement, être accusé de droitisme.
Kim avait milité un temps en Mandchourie du Nord, dans un comité de district du parti. Au plus fort de la campagne de propagande autour du soviet, lancée dans la région de Jiandao, à la veille de son établissement, il était passé, on ne savait pourquoi, après un saut au siège du comité du parti de la région spéciale de Mandchourie de l’Est, dans le 5e secteur d’organisations révolutionnaires de Wangqing, alors secteur modèle de l’établissement du gouvernement soviétique.
A la nouvelle qu’un gouvernement soviétique allait s’installer dans ce secteur, il avait déclaré que l’instauration des soviets était prématurée en Mandchourie de l’Est; cela lui avait valu d’être taxé de droitiste et renvoyé en Mandchourie du Nord.
Deux ans plus tard, en hiver 1934, je le rencontrerai à Badaohezi, dans le district de Ningan, alors qu’il sera secrétaire du comité du parti de ce secteur d’organisations révolutionnaires.
Il se souviendra alors, avec amertume, de l’automne 1932 où s’était produite l’affaire. Il y avait longtemps que la ligne soviétique gauchiste avait été répudiée en Mandchourie de l’Est et que des gouvernements révolutionnaires populaires avaient été établis dans les zones de guérilla, et il prendra vivement à partie les anciens partisans de cette ligne gauchiste. Après quelques mots échangés, je compris que j’avais affaire à un militant perspicace et convaincu.
Quand je lui demandai pourquoi il avait trouvé cette ligne prématurée, il me répondit par des phrases laconiques:
«La raison? c’est tout simple. A Gayahe, j’ai parlé avec beaucoup de paysans. Ils ne savaient pas ce qu’est un “soviet”. Il est absurde de vouloir édifier ce dont la population n’a aucune idée, voilà la raison!»
Cette réponse reflétait telle quelle la situation de l’époque.
Les vieux de Gayahe confondaient soviet et soksaepho (canon à tir rapide – NDLR).
En sortant d’une salle de vote pour le soviet de leur secteur, ils disaient: «On a déclaré qu’on allait faire un “soviet”, et je m’attendais à voir un soksaepho, ce canon redoutable pour les Japonais. J’attendais, les yeux rivés sur la tribune. Eh bien, qu’est-ce que j’ai vu? Un drapeau rouge au lieu d’un soksaepho! »
Parmi les villageois de Macun invités à assister à la cérémonie d’inauguration du soviet du 2e secteur d’organisations révolutionnaires de Wangqing, il y en avait des électeurs qui comparaient le soviet à un soebochi (cuvette de fer – NDLR). Dans un village on a demandé aux gens allant voter: «Voyez bien quel est cet objet qu’on appelle soviet. Est-il grand ou petit?» Dans un autre village, on s’est affairé: «Un homme appelé “soviet” va arriver. Qu’est-ce qu’on va bien lui servir à dîner?» Et chacun s’en est allé cueillir des légumes sauvages, un panier sous le bras.
Cette interprétation populaire et ces commentaires comiques étaient dus, bien entendu, à leur ignorance. Mais la principale cause en était la mauvaise propagande menée par ceux qui dirigeaient les masses. Les textes d’explication qui circulaient à l’époque étaient farcis de termes étrangers, incompréhensibles pour les gens du commun, à commencer par les titres: le Soviet, le Kolkhoze, la Commune, etc. Quant au soviet, les propagandistes eux-mêmes n’en avaient pas une représentation claire.
Cependant, les extrémistes, imprégnés du poison gauchiste, implantèrent ce soviet un peu partout et réclamèrent la dictature des ouvriers, des paysans pauvres et des valets de ferme, puis ils poussèrent des cris de victoire comme si la révolution était achevée.
Malgré les conseils de mes camarades de Wangqing, je pris Tong Changrong sur la question du type du pouvoir à établir.
«Qu’un type de pouvoir révolutionnaire ait vu le jour dans la région de Jiandao et qu’il ait proclamé sa naissance à la face du monde entier, c’est un heureux et grand événement. Mais, camarade Tong, la ligne soviétique compromet notre ligne de front uni, et je ne peux rester indifférent à cette anomalie.»
Tong leva les yeux, l’air surpris:
«Compromettre quoi? La ligne de front uni? Que voulez-vous dire par là?
– Comme je vous en ai parlé à Mingyuegou, nous nous sommes proposé comme ligne de conduite de regrouper toutes les forces antijaponaises et patriotiques, intéressées par notre révolution, et d’en faire une puissante force politique. Pour la réaliser, nous n’avons cessé de mener pendant des années une lutte sanglante en Corée et en Mandchourie, et nous avons regroupé de larges masses, y compris des religieux, des commerçants, des industriels, de simples fonctionnaires, voire des propriétaires fonciers, tous à l’esprit patriotique. Or, le soviet, par ses mesures, les a tous écartés.
Tong Changrong sourit et tapota légèrement mon poignet:
«Ah ça, cela peut arriver, mais ce n’est pas essentiel. L’essentiel est que le pouvoir soviétique a réalisé tout ce que voulait le peuple. La révolution va de victoire en victoire. La majorité écrasante des masses, les ouvriers et les paysans en premier lieu, appuient le pouvoir soviétique. Qu’est-ce que vous avez à craindre? Tant qu’on a gagné les ouvriers et les paysans, on peut réussir toute révolution, je vous l’affirme. La perte d’une minorité, c’est admissible, qu’en pensez-vous?
– C’est possible. Mais pourtant, pourquoi repousser des gens qu’on peut gagner? Notre stratégie générale est d’isoler au maximum l’ennemi et de gagner à nous la majorité des masses. Voilà aussi pourquoi nous avons peiné pendant une année, au risque de notre vie, en menant un travail de persuasion auprès des troupes antijaponaises chinoises. C’est à grand-peine si nous avons rétabli la réputation des communistes, ternie à la suite de la Révolte du 30 Mai, et enlevé la discorde semée entre les peuples des deux pays, la Corée et la Chine. Mais ce qui nous a coûté tant de peine risque maintenant de s’écrouler d’un coup, comme un monument prêt à s’effondrer.
– Camarade Kim Il Sung, vous poussez les choses au noir.
– Non, je vois plutôt tout en rose. La révolution ira, bien sûr, de victoire en victoire. Mais, camarade Tong Changrong, je suis profondément navré des conséquences de la politique gauchiste appliquée en Mandchourie de l’Est. L’organisation du parti de cette région doit bien réfléchir à ce problème, je pense.
– Voulez-vous dire qu’il faut réexaminer notre politique?
– Absolument. Il faut la réexaminer, ainsi que la forme de pouvoir dont elle découle.»
A ces mots, Tong plissa le front d’un air réprobateur:
«Camarade Kim Il Sung, il se peut que la politique appliquée par le gouvernement soviétique soit critiquable, cela va de soi. Mais quant au principe de cette forme de pouvoir, il est inviolable. Créer des soviets est la ligne de conduite avancée par le comité central du parti.»
Notre débat se poursuivit.
Tong Changrong s’obstinait dans son opinion, estimant que les soviets étaient la seule forme pertinente de pouvoir. Doux, plein de chaleur humaine et très cultivé, il ne s’en montrait pas moins dogmatique dans ses opinions et son action.
Quelque temps après, je l’entretins de nouveau sur le même sujet. Le point essentiel était le suivant: faut-il maintenir le soviet ou l’abandonner, et par quel type de pouvoir le remplacer le cas échéant?
J’essayai de le persuader: «La vie a prouvé que le soviet n’est pas conforme à la réalité des zones de guérilla en Mandchourie de l’Est, où les tâches de la révolution démocratique anti-impérialiste et antiféodale s’imposent; les communistes coréens et chinois doivent résolument changer de forme de pouvoir, élaborer une politique adaptée aux souhaits de leurs peuples et remédier à la situation créée.
– Je reconnais que les soviets ne sont pas conformes à la réalité de la Mandchourie de l’Est et que certaines mesures adoptées ont porté préjudice à la révolution, dit-il. L’autre jour, vous vous êtes inquiété que la ligne de front uni ne soit compromise par celle de soviet. Maintenant je comprends. La grave situation intervenue ces mois derniers en Mandchourie de l’Est m’a obligé à réfléchir sur votre avertissement. Cependant, à mon grand regret, je n’ai pas encore trouvé de type de pouvoir susceptible de se substituer aux soviets.»
Ce changement d’opinion me réjouit. Il n’était plus comme autrefois, alors qu’il s’entêtait à affirmer que les soviets étaient l’unique forme de pouvoir acceptable pour les communistes à l’époque de l’essor de la révolution, essor caractérisé par l’enthousiasme des masses.
«La Commune de Paris et les soviets, voilà les formes de pouvoir de la classe ouvrière connues jusqu’ici, n’est-ce pas?»
Là-dessus, Tong me fixa. Son regard semblait dire: si vous m’indiquez un type de pouvoir susceptible de me convaincre, je m’inclinerai.
«Alors, nous en élaborerons nous-mêmes un qui soit conforme à notre réalité.
– Nous-mêmes? Malheureusement, je ne suis pas un génie à la hauteur de cette tâche. Impossible. Comment peut-on faire ce qui n’a pas été indiqué par les classiques du marxisme?»
Je ne pouvais convenir de ses observations ni de sa position: il considérait les formules établies comme des vérités absolues et se laissait enchaîner par elles.
«Camarade Tong Changrong, repris-je, la classe ouvrière française avait-elle eu quelque œuvre classique pour référence quand elle instaurait la Commune? Le soviet de la Russie a-t-il été proposé par les fondateurs du marxisme? Ce soviet a-t-il été l’œuvre d’un grand cerveau? Je pense que, si le peuple et la réalité russes ne l’avaient pas voulu, le soviet n’aurait pas fait son entrée dans la scène de l’histoire.»
Sans réplique, Tong tira de sa poche une grosse blague à tabac, chargea sa pipe et m’invita à en faire autant. Lors de son parcours dans les zones de guérilla, il avait l’habitude particulière d’avoir sa blague et sa pipe à la main et d’inviter à fumer sa pipe les paysans qu’il rencontrait sur la route. Cette affabilité lui valut l’estime et l’affection de la population. En hiver, il portait un chapeau à poil comme les paysans.
Son silence m’agaçait. Mais c’est plutôt de bon augure, me dis-je, en le voyant muet face à mes arguments.
Par la suite, j’ai discuté sérieusement sur le même sujet pendant des jours avec d’autres cadres, militaires et politiques, notamment Ri Yong Guk, Kim Myong Gyun et Jo Chang Dok.
Pour rendre le débat fructueux, j’ai insisté tout particulièrement sur l’importance de l’adoption d’un critère à utiliser pour définir le type de pouvoir.
Je les invitai pour nous débrouiller à penser ainsi: «Nous sommes des militants prêts à nous dévouer au peuple, nous avons décidé de le servir toute notre vie; il s’agit donc de savoir quel est le type de pouvoir capable de défendre les intérêts des diverses classes et couches de la population et susceptible de jouir de leur soutien et de leur approbation; ce point-là, qui est essentiel, ainsi que le caractère de notre révolution au stade actuel nous fourniront le critère qu’il nous faut.
– Tout est clair maintenant, s’écrièrent-ils, émerveillés. Quand nous disons les “diverses classes et couches de la population”, ce sont non seulement les ouvriers, les paysans pauvres et les valets de ferme, mais bien autres encore, c’est-à-dire les larges masses laborieuses. Pour pouvoir “défendre leurs intérêts”, le gouvernement doit se fonder sur un front uni, un tel pouvoir sera conforme au caractère de la révolution démocratique anti-impérialiste et antiféodale. D’accord pour un tel pouvoir!
– Oui, approuvai-je avec force, un gouvernement de front uni, qui repose sur l’alliance des ouvriers et des paysans et qui se nommera gouvernement révolutionnaire populaire!»
C’est la ligne que nous avons proposée à l’époque et qui est connue aujourd’hui dans les livres d’histoire sous l’appellation de ligne de gouvernement révolutionnaire populaire.
Inutile de dire quels ont été les résultats des votes.
Si nous avions choisi la forme de gouvernement révolutionnaire populaire pour la Mandchourie de l’Est habitée par une majorité de Coréens, c’est qu’elle était, à nos yeux, un type de pouvoir idéal, car conforme au caractère de la révolution coréenne, alors anti-impérialiste, antiféodale et démocratique, et répondant aux revendications du peuple. Pour définir le type de pouvoir, nous avions tenu compte de la volonté du peuple et de la nécessité pour ce pouvoir de représenter et de défendre les intérêts de ce dernier.
Puis, nous convînmes d’en créer un modèle et, si cela donne les résultats escomptés, de le généraliser. Le 5e secteur d’organisations révolutionnaires de Wangqing fut choisi pour l’essai.
Je me rendis sur les lieux en compagnie de Ri Yong Guk, Kim Myong Gyun et autres, pour assister à l’élection des députés au comité du 5e secteur du gouvernement révolutionnaire populaire. La réunion se tint dans le hameau de Xiamudanchuan, à environ 4 km de Sishuiping.
C’était l’anniversaire de la MOPR (initiales de l’appellation russe de l’Organisation internationale d’assistance aux révolutionnaires, dont le siège se trouvait en URSS – NDLR). Le Comité exécutif de l’Internationale communiste l’avait fondée en 1923, pour aider les familles des martyrs révolutionnaires et avait proclamé le 18 mars Journée internationale de cette organisation.
Jo Chang Dok, président du gouvernement soviétique du 5e secteur, nous conduisit à son siège. Là étaient réunis une vingtaine de paysans de Gayahe. Je m’entretins avec eux:
«Nous avons décidé de remplacer le gouvernement soviétique par un autre à votre goût. Quel type de gouvernement vous convient, d’après vous?»
A cette question, un vieux se leva: «Un gouvernement qui garantisse à la population une vie tranquille et heureuse; on n’aura plus rien à désirer!»
Je déclarai, ému, avec feu que ce serait le gouvernement révolutionnaire populaire, premier véritable gouvernement du peuple dans l’histoire mondiale.
«Ce gouvernement, précisai-je, représentera et défendra les intérêts de tous ceux qui aiment leur patrie et leurs compatriotes, et il œuvrera pour réaliser leurs revendications. Vous voulez la terre à cultiver et le droit au travail, vous voulez instruire vos enfants, jouir de l’égalité en droits... Le gouvernement révolutionnaire populaire exaucera tous ces vœux!»
L’assistance acclama.
Avant de proclamer la naissance du nouveau gouvernement, nous avions fait restituer à leurs anciens propriétaires tous les biens confisqués par le gouvernement soviétique. Pour pouvoir compenser les objets endommagés et payer les biens consommés, Ryang Song Ryong, lui, avait organisé un raid dans une exploitation forestière contrôlée par ennemi. Des bœufs et des chevaux en furent alors amenés pour aider les paysans à labourer, ce printemps-là, les terres distribuées par le nouveau gouvernement.
A la cérémonie de proclamation, je fis un discours pour dire que le gouvernement révolutionnaire populaire est un véritable pouvoir au service du peuple, et ensuite fut présenté le programme en 10 points du nouveau gouvernement.
Ce programme sera repris tel quel, ou presque, plus tard, dans le Programme en 10 points de l’Association pour la restauration de la patrie.
Je me souviens encore du village de Sishuiping de l’époque, et surtout de Ri Yong Guk, alors secrétaire du comité du parti du district de Wangqing.
Il pleurait dans un coin de la cour, après la cérémonie, alors que tout le monde dansait et chantait.
Je sortis de la foule et m’approchai de lui.
«Camarade secrétaire, qu’avez-vous? Pourquoi ces larmes alors que tout le monde danse de joie?»
Il soupira profondément, sans même essuyer ses larmes, puis il dit:
«Je ne comprends pas pourquoi ils ne me crachent pas au visage. C’est à cause de moi que les habitants de Wangqing ont tant souffert du gauchisme. Oui, c’était de ma faute. Mais, les voilà qui me disent merci. C’est à vous, commandant Kim, qu’ils le doivent.
– Notre peuple est sensible et généreux. S’ils vous disent merci au lieu de vous demander des comptes de votre passé blâmable, c’est qu’ils approuvent notre ligne de gouvernement révolutionnaire populaire. Dorénavant, tournons-nous vers l’avenir et attelons-nous à la tâche.
– Jusqu’ici, je n’ai pas bien vécu. J’ai dansé sur l’air des autres. Vous m’avez enseigné une grande vérité. Vivre pour le peuple! Ah, c’est court, mais c’est si riche de sens! Jamais je n’oublierai ce que vous m’avez révélé!» dit-il, d’un ton chaleureux, en me serrant les mains.
Ce qu’il avait juré, il n’a pu le tenir, car, peu après, le comité du parti de la région spéciale de Mandchourie de l’Est le destituera de ses fonctions de secrétaire sous l’inculpation d’appartenir au groupe M-L et en accusant son comité du parti du district de Wangqing d’avoir commis des erreurs ultragauchistes en suivant la ligne soviétique, et, enfin, on le soupçonnait de faire partie du Minsaengdan.
Il était absurde de l’accuser d’être membre du groupe M-L. En fait, la personne en relation avec cette fraction, c’était celle qui l’avait proposé comme candidat au poste de secrétaire des Jeunesses communistes au sein du comité du parti de la région spéciale de Mandchourie de l’Est, alors qu’il militait dans les Jeunesses communistes à Xilinhe. Quant aux conséquences néfastes de la ligne soviétique gauchiste, il était tout aussi absurde et injuste de lui en demander des comptes à lui seul puisqu’il était alors secrétaire du comité de district du parti. S’il devait en répondre et quitter ses fonctions, comment devrait-on punir les autres, ceux qui lui avaient imposé cette ligne?
Il était également faux de l’accuser d’être du Minsaengdan.
A plusieurs reprises, je me suis porté garant de sa probité, en affirmant qu’il n’avait jamais appartenu à aucune fraction ni au Minsaengdan.
Mais, pendant que j’étais à Luozigou pour des pourparlers avec Wu Yicheng, on l’a exécuté pour «crime contre-révolutionnaire». Dans ses antécédents, rien ne disait cependant qu’il fût du Minsaengdan. Un temps, fuyant la rafle organisée par l’ennemi, il s’était réfugié dans la région maritime extrême-orientale de l’Union soviétique. Là, il aurait pu tranquillement vivre en exil, jusqu’à ses derniers jours, mais il avait regagné la région de Jiandao pour se replonger dans la tempête de la révolution.
Aujourd’hui encore, je me demande comment un homme aussi loyal, aussi probe, a pu être accusé d’être membre du Minsaengdan.
Peu après l’établissement du gouvernement révolutionnaire populaire dans le 5e secteur, Tong Changrong vint me voir; il dit d’une voix enjouée:
«Camarade Kim Il Sung, bientôt, on discutera du revirement dans notre ligne de conduite en présence d’un envoyé de l’Internationale communiste. Je vous prie de présenter alors un rapport circonstancié sur le problème du pouvoir: vous en avez l’expérience pour avoir établi le gouvernement révolutionnaire populaire dans le 5e secteur.»
Cette réunion importante se tint en été de la même année. Comme prévu, y était présent un envoyé de l’IC, porteur d’un document relatif au revirement de ligne de conduite en Mandchourie de l’Est.
Là, je présentai la ligne de gouvernement révolutionnaire populaire, celle de gouvernement de front uni, reposant sur l’alliance des ouvriers et des paysans, et j’exposai pour une nouvelle fois le projet de politique gouvernementale, supposant la réforme agraire et autres mesures démocratiques à appliquer dans les différents domaines: économie, enseignement, culture, santé publique et affaires militaires. Ce projet était conforme à la nouvelle ligne de l’IC. L’envoyé de cette organisation y exprima son approbation totale.
Au bout de plusieurs jours de discussion sérieuse menée dans une ambiance de lutte idéologique, la réunion conclut qu’il fallait réorganiser le soviet en gouvernement révolutionnaire populaire conformément à notre ligne et engager la lutte pour liquider les conséquences de la ligne soviétique gauchiste dans toutes les zones de guérilla.
Après la réunion, tous les soviets de la région de Mandchourie de l’Est furent remplacés par des gouvernements révolutionnaires populaires selon l’exemple de Gayahe. Chaque secteur d’organisations révolutionnaires et chaque village des différents districts avaient désormais un gouvernement de ce genre. Là où les conditions n’étaient pas encore réunies, on établit pour commencer un comité des paysans, qui devait être transformé progressivement en gouvernement révolutionnaire populaire. Le gouvernement sectoriel était un organe exécutif composé d’un président, d’un vice-président et de 9 à 11 autres membres. Il avait ses services pour la terre, les affaires militaires, l’économie, l’approvisionnement alimentaire, les communications, la santé publique, etc. Quant aux biens confisqués auparavant au nom de l’abolition de la propriété privée et consommés collectivement par les habitants des zones de guérilla, le nouveau gouvernement les indemnisa en argent comptant ou en nature.
Le nouveau gouvernement, comme l’indiquait son nom, exerçait une politique démocratique envers la majorité des masses populaires et de dictature à l’égard de leurs ennemis.
C’était l’embryon et le prototype de notre pouvoir populaire instauré après la Libération.
Il distribua à titre gratuit la terre aux paysans et institua la journée de 8 heures partout dans les zones de guérilla. A l’époque, la zone de guérilla de Xiaowangqing comptait plus de 1 000 ouvriers, dont la plupart travaillaient à l’abattage et au flottage ainsi qu’à la production de charbon de bois. La moitié, 500 personnes, travaillaient à Sancidao, chef-lieu du 2e secteur d’organisations révolutionnaires, et le reste, les 500 autres, à l’entrée de Macun, au pied des monts Fangcao. Ils bénéficiaient tous de la journée de 8 heures.
Le nouveau gouvernement exigeait des patrons qu’ils versent aux ouvriers le double du salaire d’autrefois.
Les bois situés aux environs des zones de guérilla furent mis sous le contrôle du gouvernement: sans son autorisation, pas un arbre ne pouvait en sortir.
Une fois cette mesure prise, le directeur japonais et le marchand de bois chinois de l’exploitation forestière Qinhe, située à Daduchuan, vinrent dans cette zone de guérilla proposer au gouvernement des négociations pour obtenir qu’il les autorise à couper le bois. Depuis, les entrepreneurs et les marchands de bois livrèrent à la zone de guérilla des vêtements, des vivres et des biens de grande consommation contre le bois pour un yuan par tronc.
Le gouvernement révolutionnaire populaire ouvrit les écoles gratuites du Corps des enfants dans les villages des zones de guérilla. Les soins médicaux gratuits pour tous furent introduits dans les hôpitaux de Lishugou et de Shiliping. Investies des mêmes droits que les hommes grâce à la mise en vigueur de l’égalité des sexes, les femmes pouvaient participer aux activités sociales.
Dans les zones de guérilla, furent ouverts des imprimeries, des salles de couture et des ateliers de réparation d’armes.
La culture y fleurissait: nombre de belles chansons, dignes d’entrer dans l’immortalité, virent le jour; l’art dramatique produisit des pièces excellentes comme Mer de sang et le Destin d’un membre du corps d’autodéfense.
Le «soviet», naguère symbole de la rigueur et de la spoliation, n’était plus qu’un triste souvenir pour nous. Ceux qui étaient passés dans la zone ennemie pour éviter d’être victimes des mesures gauchistes se mirent à retourner dans les zones de guérilla. Les vieillards, la pipe au coin des lèvres, allaient sans aucune contrainte d’une maison à l’autre pour se distraire. Chaque zone de guérilla redevint comme une grande famille où règne la bonne entente, où l’on entend des rires gais, où l’on témoigne de la confiance et de l’affection des uns pour les autres.
Une vie nouvelle commençait dans les vallées et sur les collines de Wangqing, qui venaient de surmonter un rude hiver, au seuil d’un renouveau de la nature.
Cette vie était si belle qu’un fils de propriétaire foncier, détenu en otage à Xiaowangqing par les soldats de la troupe du commandant Chai, les pria de ne pas le renvoyer.
4. L’envoyé de l’Internationale communiste
Vers le mois d’avril 1933, alors que nous étions aux prises avec le gauchisme dans les zones de guérilla, Tong Changrong vint me voir avec un homme en dabushanzi. Entre deux âges, celui-ci avait l’air assez correct et discret, à en juger par sa tenue et son allure. De loin, il me sourit et leva la main à hauteur de la tête, en guise de salut. Ses yeux pétillaient de joie, et je me demandai si ce n’était pas une de mes vieilles connaissances.
La poignée de mains échangée, je compris ma méprise. Mais il était étrange que cet homme, que je voyais pour la première fois, me parût une vieille connaissance. Je lui souris moi aussi et je l’accueillis amicalement.
C’était l’envoyé (inspecteur itinérant) de l’IC, Ban Song Wi. Ban, son nom de famille, Song Wi, abrégé du «membre du comité mandchou du parti». De même qu’on appelait Wei Zhengmin «vieux Wei», de même on l’appelait d’ordinaire «vieux Pan». «Pan», prononciation à la chinoise de son nom «Ban». Les Chinois ont coutume d’appeler ainsi une personne âgée ou respectable, mettant devant son nom un préfixe honorifique «Lao» (le vieux – NDLR). Peu de gens appelaient cet homme par son vrai nom qui était Ri Ki Dong ou par son surnom Ban Kyong Yu.
Comme révolutionnaire et militant du parti, il était bien connu des communistes de Mandchourie.
Wang Runcheng fut le premier à me parler de lui. Depuis les Evénements du 18 Septembre, sur la demande de Ban, alors secrétaire du comité du parti du district de Ningan, Wang y militait comme membre chargé de la propagande, ce dont il était très fier. Selon lui, Ban, combattant vétéran, ancien élève de l’académie militaire de Huangpu, avait participé à la Révolte de Wuchang et à 1’«expédition vers le Nord»; il avait fait ses études en Union soviétique; un temps, il fut secrétaire du comité du parti du district majeur de Suining. Ses qualités humaines et sa perspicacité auraient plus d’une fois fasciné Wang Runcheng.
Son respect pour ce militant chevronné ne connaissait pas de limite.
J’étais alors heureux que nous eussions autour de nous d’excellents révolutionnaires comme lui.
Plus tard, C
C’est peut-être pour cette raison-là que lui et moi parlâmes longuement de Wang Runcheng et de C
«La camarade C
Et cela me rappela la parole de C
«Très bien. Au lendemain de son arrivée de Mandchourie du Nord, elle a été élue au soviet de Dawangqing. Maintenant, élue membre du service des femmes du gouvernement sectoriel de Xiaowangqing, elle occupe tout son temps pour militer dans l’Association des femmes.
– Voyage-t-elle toujours à cheval?
– On me le dit, mais je ne l’ai pas encore vue sur une monture.
– L’équitation, elle l’a apprise, car elle désirait servir dans la cavalerie de l’armée révolutionnaire. C’est une brave jeune fille, et tenace...
– On dirait une perle qui nous a été offerte. Ne regrettez-vous pas de l’avoir laissée quitter la Mandchourie du Nord?
– Oh non. C’est moi qui lui ai dit de passer en Mandchourie de l’Est, bien que sa famille habite au Nord. Je pensais que la région de Jiandao est le centre de la lutte révolutionnaire en Mandchourie, et je lui ai dit: si tu veux faire la révolution pour de bon, tu devras te rendre à Wangqing; là tu verras un monde nouveau, la base de guérilla où le peuple est maître; j’attends beaucoup de la région de Jiandao; j’aimerais moi aussi aller y militer si possible.»
Qu’il appréciât la Mandchourie de l’Est comme le centre de la révolution coréenne, je lui en étais reconnaissant, mais peiné aussi: que dirait-il de la lutte révolutionnaire dans la région de Jiandao s’il prenait connaissance de la folie gauchiste qui sévissait dans nos zones de guérilla? Certes, ses vues et sa position politiques ne m’étaient guère connues, et on ne pouvait espérer qu’il s’opposerait d’emblée et fermement à la tendance gauchiste, pour la seule raison qu’il avait des visions politiques étendues et une riche expérience de la lutte.
Cependant, je tenais à croire ce que Wang Runcheng et C
Ce jour-là, notre première entrevue se borna à un échange de salutations, un entretien plus sérieux étant remis à un autre jour.
Notre hôte de l’IC tombait mal à propos: je devais aller commander la bataille pour repousser les troupes «punitives» fortes de milliers d’hommes qui nous attaquaient par vagues successives.
«Je me battrai à vos côtés, dit Ban. Donnez-moi un fusil.»
Il s’obstina: «Si je retourne chez moi, sans avoir participé à un combat en Mandchourie de l’Est, je ne pourrai me considérer comme digne d’être un envoyé de l’IC et je le regretterai toute ma vie; permettez-moi de combattre, je vous en prie, ne fût-ce qu’un seul jour.
– Camarade Ban, la balle n’épargnera pas un envoyé de l’IC Vous aurez assez d’occasions à l’avenir. Aujourd’hui, vous ferez bien de vous remettre de la fatigue du voyage.»
Là-dessus, je courus au champ de bataille.
L’ennemi avait encerclé de trois côtés la zone de guérilla de Xiaowangqing et lançait une attaque furieuse depuis trois jours d’affilée. Nous lui opposions une défense opiniâtre en le décimant. Il ne recula qu’après avoir subi de lourdes pertes: des centaines de tués et de blessés. Une tragi-comédie fut jouée durant ce combat: les ennemis qui avaient pénétré dans la zone de guérilla du côté de Guanmenlazi (par le portail en pierre) à la faveur du brouillard de printemps se heurtèrent à leurs propres compagnons qui s’y étaient glissés subrepticement du côté du mont Pointu: un violent combat s’engagea où l’on s’entretuait sans merci. Cette histoire donnant à rire circula longtemps parmi les habitants de Xiaowangqing. A cette nouvelle, Ban, lui aussi, éclata de rire.
L’arrivée de Ban provoqua des réactions diverses parmi les gens de Wangqing.
Ceux qui soutenaient la ligne soviétique, en la considérant comme la politique fondamentale de l’IC, et qui «éternuaient ou bâillaient» selon son humeur pensaient que le «vieux Pan» approuverait leur position; son arrivée serait donc une occasion propice pour taxer de droitisme les partisans de la ligne de gouvernement révolutionnaire populaire et pour leur infliger des sanctions telles qu’ils ne pourraient plus avoir de prétentions en ce qui concerne la forme de pouvoir.
Par contre, ceux qui cherchaient à édifier un pouvoir de type nouveau, conformément à la ligne de gouvernement révolutionnaire populaire, suivaient de près les démarches de l’inspecteur, craignant d’être désapprouvés et, pire encore, d’être sanctionnés au nom de l’IC. La plupart d’entre eux pressentaient que les choses se compliqueraient davantage dans les zones de guérilla qui, peu à peu, se détournaient de la ligne soviétique.
Les premiers chantaient d’ores et déjà la victoire, les seconds, déprimés, entrevoyaient leur défaite. S’ils en étaient là, c’était que les uns comme les autres considéraient comme incontestable l’autorité de l’IC. Celle-ci, en droit de proclamer la dissolution d’un parti et de juger les militants, était, à leurs yeux, un «tribunal» international redoutable, pouvant décider du sort de chacun.
La présence de Ban créa en effet, dans les zones de guérilla, une tension que je sentais moi-même à chaque instant.
Quelle attitude prendrait-il à notre égard, nous qui avions opposé à la ligne soviétique celle d’un gouvernement révolutionnaire populaire, contraire à la volonté de l’IC? Nous avions, de plus, accusé de folie gauchiste la politique des soviets. C’était là une question d’intérêt capital.
J’estimais appréciable, dans l’intérêt de la révolution, le soin qu’avait pris l’IC d’envoyer un militant comme Ban en Mandchourie de l’Est, où le peuple souffrait du despotisme des gauchistes. L’existence de deux lignes opposées, celle des soviets et celle d’un gouvernement révolutionnaire populaire, donnant lieu à une vive polémique car il s’agissait de découvrir laquelle était juste, la présence d’un militant de l’IC devait ouvrir une phase décisive pour déterminer celle qu’on devait adopter.
Jusque-là, rien ne disait que l’IC se prononcerait en faveur de notre position. Cependant, j’étais décidé à protester auprès de Ban contre les directives successives de l’IC, du comité mandchou du parti et autres organisations, directives détachées de la réalité des zones de guérilla, j’étais prêt à polémiquer contre lui, si besoin était, pour remédier aux déviations ultragauchistes révélées au cours de la mise en œuvre de la ligne soviétique et pendant la lutte contre le Minsaengdan. Que je sois sanctionné ou puni, je n’en avais cure. Le temps était venu, à mes yeux, de m’engager et d’en finir une fois pour toutes.
Selon toute apparence, certains camarades, inquiets de ce qui se passait en Mandchourie de l’Est, avaient adressé des plaintes à l’IC, sollicitant son intervention pour porter remède à la gravité de la situation. Elle les aurait examinées et chargé un Coréen, notre Ban, de redresser la situation en Mandchourie de l’Est, habitée par une majorité de Coréens. Plus tard, Ban lui-même m’en donnera confirmation.
Ban me rejoignit à mon retour du combat. Il avait la mine moins enjouée que le jour de notre première rencontre. Il me souriait, mais son sourire cachait mal le chagrin qui le dévorait. A son visage, je devinai qu’il avait constaté la dure réalité avec ses différents courants de philosop
Je le fis loger chez le vieux Ri Chi Baek, la plus grande maison de Macun dans laquelle je m’entretins avec lui pendant une bonne dizaine de jours.
Il parlait couramment le chinois, et, comme il employa cette langue dès le début, je dus, moi aussi, en faire autant. Nous discutions la nuit ou à l’aube. Dans la journée, occupé à commander ma troupe, je n’en avais pas le temps, et Ban, de son côté, parcourait la zone de guérilla pour en connaître les réalités.
Ceux qui ont fait de fréquents séjours hors de chez eux comprendront quelle intimité lie les colocataires, malgré l’inconfort qu’ils éprouvent chez un inconnu, et quels délices représentent les récits contés dans cette intimité. En l’espace de dix jours, Ban et moi devînmes de grands amis unis pour le meilleur et pour le pire.
Il était mon aîné de plus de 20 ans et possédait une longue expérience de la lutte. Mais il ne tenait nullement à s’en prévaloir: il me traitait en camarade et parlait d’un ton ardent, en toute franchise.
Au début de la conversation, les sujets officiels, relatifs aux problèmes pratiques de la révolution, furent évités: chacun parla de son passé. Ban me fit connaître ses antécédents après que j’eus évoqué les miens. Ensuite, à tour de rôle, chacun raconta ses souvenirs, sans s’apercevoir que la nuit s’avançait.
Il s’étonnait d’apprendre que j’avais été arrêté quatre fois et avais fait de la prison avant même mes vingt ans.
«Eh bien, vous êtes mon aîné en ce qui concerne la vie en prison», fit-il.
Il ajouta qu’il avait été lui aussi emprisonné un temps à
«C’est justement en prison, après avoir subi un supplice, qu’on a compris la mauvaise organisation de la manifestation et son inopportunité. N’a-t-on pas fait descendre dans la rue du chef-lieu du district jusqu’aux membres du parti, alors qu’on aurait dû dissimuler encore mieux le réseau et entreprendre une lutte armée?»
Chaque fois qu’il parlait de cette manifestation, il se blâmait, il s’accusait, mais, en revanche, il ne tarissait pas d’éloges sur celle que nous avions lancée contre la pose de la ligne de chemin de fer Jilin–
«Vous avez fêté votre 21e anniversaire il y a quelques jours, et vous n’avez que la moitié de mon âge. Mais vous êtes mon aîné, il faut le dire, en ce qui concerne le séjour en prison et l’expérience de la vie en général», dit-il après avoir écouté mon histoire.
J’étais confus qu’il répétât le mot «aîné», en parlant de moi.
«Oh, camarade Ban, à force d’éloges, vous me rendrez vaniteux, moi, un jeune homme.»
Il haussa les épaules, les bras écartés, à la manière des Russes.
«Sachez, camarade Kim, que mes considérations à votre égard sont autant de reproches et de blâmes que je m’adresse. Je n’ai pas eu une vie méritoire jusqu’ici. J’ai 43 ans: il faut dire que j’ai passé la plus grande partie de ma vie, sans avoir pu faire rien de valable.
– Vous êtes trop modeste. Vous avez vécu une vie pleine de péripéties; vous avez connu ce qu’est la chaleur torride du Sud et ce qu’est le blizzard du Nord; vous avez connu la joie des rires, l’amertume des larmes. A franchement parler, je n’aime pas ceux qui se sous-estiment. Vous avez tort de dire que la plus belle partie de la vie est passée, lorsqu’on atteint la quarantaine!»
Il ne parut pas prendre garde à mes observations. Il mésestimait sa valeur. Sans parler de ses activités en Chine du Sud, il avait été, en Mandchourie du Nord, secrétaire du comité du parti du district de Ningan, puis du comité du parti du district majeur de Suining. Il avait joué un rôle de promoteur dans la constitution de la troupe de partisans de Ningan. Ses mérites étaient donc indéniables. Le comité du parti du district majeur de Suining, né de la fusion de plusieurs comités de district du parti: de Muling, de Ningan, de Dongning, de Mishan, etc., était une organisation importante. Le bruit avait couru un temps que Ban serait promu responsable du bureau du parti de Jidong qui assurait la liaison entre l’IC et le comité mandchou du parti. Je ne sais pas quelle suite avait été donnée à cela. Après tout, on devinait qu’il était l’homme de confiance de l’IC du seul fait qu’il avait été révoqué de ses fonctions pour être envoyé en qualité d’inspecteur itinérant en Mandchourie de l’Est.
Lui et moi commençâmes à échanger nos informations et nos vues sur les problèmes politiques d’intérêt commun et immédiat.
Le premier sujet abordé fut consacré à l’IC et au mouvement communiste international. Un dialogue d’autant plus utile que, malgré mes relations avec les hommes du bureau de liaison de l’IC, jamais je n’avais eu un entretien franc et sérieux avec eux.
Je fis part à Ban des efforts qu’avaient faits les communistes coréens pour exécuter les décisions de l’IC, puis je lui révélai l’attitude qu’ils adoptaient à l’égard de ses lignes et de ses directives.
«Nous considérons que l’Internationale communiste joue magistralement son rôle d’état-major pour le mouvement communiste international, dis-je. Jusqu’ici, regroupant dans une union internationale les communistes du monde entier, elle a rendu de grands services à la lutte contre l’impérialisme, pour la paix et le socialisme. Organisation centraliste du mouvement communiste international, elle en est le centre et nous resterons fidèles, comme nous l’avons été, à ses Statuts et à ses lignes. Mais, permettez-moi, camarade Ban, de vous dire franchement ce que je pense des mesures qu’elle a prises.»
A ces mots, son visage prit une expression tendue.
«Qu’entendez-vous par là? Une plainte?
– Une plainte ou l’expression d’un mécontentement. Voici longtemps que j’ai des choses à dire à ce sujet.
– Quel que soit le problème, soyons francs. Allez-y!» Intrigué, il me fixa des yeux.
Il est temps, pensai-je, de dire tout ce qui fait désaccord avec l’Internationale communiste.
«Je ne veux pas prendre le parti des fractionnistes, mais je regrette que l’IC ait proclamé la dissolution du Parti communiste coréen. Quant au fractionnisme, ce n’est pas seulement chez les communistes coréens qu’on le constate. La légende sur le sceau improvisé avec une pomme de terre qu’utilisèrent les fractionnistes de chez nous pour “authentifier” les papiers de leur groupe n’est cependant pas un cas exclusif, ce genre de fraude étant aussi constaté dans le Parti communiste indochinois et autres partis, n’est-ce pas?»
Ban parut étonné. Mes paroles l’avaient pris au dépourvu et l’avaient troublé, lui qui en avait entendu de rudes.
«Personnellement, en tant que communiste coréen comme vous et non pas en qualité d’envoyé de l’IC, je suis de votre avis: il est honteux et regrettable que l’IC ait décidé de dissoudre le Parti communiste coréen. Mais notez ceci: pourquoi le Parti coréen a-t-il disparu alors que le Parti indochinois existe toujours? C’est qu’une personnalité éminente comme Hô Chi Minh représentait l’Indochine dans l’IC. Or, à l’époque, le mouvement communiste coréen n’avait pas de leader ni de direction, capables d’obtenir l’approbation de l’IC.»
A mon tour, je fus étonné. L’une des principales causes de l’échec du parti, il la voyait dans l’absence de leader et de direction, tandis que, moi, je l’attribuais aux querelles des fractionnistes. Son raisonnement était logique et j’y remarquai une analyse originale, tout à fait dans sa manière.
Nous abordâmes ensuite le sujet de la révolution coréenne et de ses problèmes pratiques. La discussion fut efficace.
Selon lui, les communistes coréens ne devaient pas tolérer davantage leur échec: la dissolution de leur parti, l’exil de la plupart de ses adhérents à l’étranger et leur adhésion aux partis étrangers, mais au contraire s’efforcer de restaurer leur parti.
«Si je vous dis cela, ajouta-t-il, ce n’est pas que je sois un révolutionnaire coréen. Les Coréens doivent, en tout état de cause, avoir leur parti communiste à eux. Quant à la déclaration de dissolution, les communistes coréens ne doivent pas y voir une mesure destinée à les priver à jamais de la possibilité de reconstituer le parti. Autrement, ce serait désastreux, suicidaire. Il est légitime que les Coréens aient leur parti à eux; c’est leur droit inaliénable. On peut vivre dans une chambre louée chez son voisin une ou deux années, mais pas davantage! Convenez-en!»
Son idée sur la reconstruction du parti par les communistes coréens coïncidait parfaitement avec la nôtre, idée que nous avions formulée à la Conférence de Kalun.
Son opinion m’encourageait.
«Vous avez raison, dis-je. Renoncer à reconstituer le parti revient, pour les Coréens, à abandonner la révolution. Nous ne devons pas aller nous joindre à ces gens mesquins qui, sans rien faire eux-mêmes, se contentent de vivre sous le toit d’autrui, regardant avec angoisse l’humeur du logeur. Partant de ce point de vue, nous nous sommes fixé, il y a trois ans, une ligne de conduite pour fonder un parti. Elle consiste à “aller de bas en haut”, c’est-à-dire fonder d’abord les organisations de base, les renforcer et les élargir pour arriver finalement à édifier le parti. Nous avons ensuite constitué la Société Konsol de camarades en tant qu’organisation du parti.»
Je fis l’historique de cette première organisation et évoquai les divers événements qui avaient marqué sa fondation et son élargissement.
Ban m’écouta attentivement et s’écria:
«Vous êtes un grand praticien, et moi, un utopiste. C’est formidable ce que vous avez fait. Mais retenez ceci. Le mouvement communiste coréen compte trop de fractions. N’admettez pas de fractionnistes. Il faut que les jeunes, eux seuls, fassent un nouveau départ. Rien n’est possible si l’on admet les fractions. Bon nombre de fractionnistes ont tourné leur veste et sont devenus les valets des Japonais. Et parmi ceux qui n’ont pas encore trahi la cause, beaucoup ne pensent plus à la révolution; habitués au fractionnisme, ils ne briguent que l’hégémonie. Si l’on veut venir à bout des fractions, il faut réussir dans la lutte antijaponaise. Alors les rangs des militants grossiront et les éléments d’élite se formeront, qui serviront tous de fondations à votre futur parti.»
Ses paroles m’émurent. Certes, ce n’était pas nouveau, ce qu’il avait dit. Mettre sur pied un parti avec des jeunes de la nouvelle génération, non atteints par le poison fractionnel, c’était notre orientation fondamentale suivie depuis longtemps.
Je me raffermis dans ma résolution de réussir coûte que coûte à former les éléments d’avant-garde parmi les Coréens, à les regrouper pour fonder un parti et libérer le pays.
Nous constatâmes notre parfaite identité de vues sur tous les problèmes examinés, concernant le mouvement communiste international, l’Internationale communiste et l’édification d’un parti en Corée.
Nous passâmes ensuite sans à-coups au problème des soviets, sujet de tant d’angoisse pour la population de la région de Jiandao. Quelles seraient ses observations sur le pouvoir soviétique, d’ores et déjà répudié par le peuple? Je brûlais d’être au courant.
Comme pour une digression, je lui demandai: «Vieux Pan, vous venez de dire que vous êtes dans la région de Jiandao pour la première fois. Quelle impression avez-vous des zones de guérilla?» Sans répondre, il déboutonna sa veste d’un geste nerveux et l’ouvrit grande. Puis, élevant brusquement la voix, il dit:
«Avant tout, je dois rendre hommage aux habitants et aux révolutionnaires de la région de Jiandao pour le monde merveilleux qu’ils ont instauré sur un sol naguère si peu hospitalier. Ils ont fait de grandes choses, ils ont beaucoup peiné. Mais il est regrettable, très regrettable que des fantômes planent au-dessus de ce monde extraordinaire.»
Sa voix altérée traduisait son émotion.
«Des fantômes?! Qu’entendez-vous par là?» demandai-je.
Il prit une bonne pincée de tabac dans la boîte qu’avait apportée le vieux Ri Chi Baek et se mit à rouler une grosse cigarette.
«J’entends par là la ligne soviétique poursuivie dans un esprit gauchiste. Le gauchisme sape toutes les réalisations obtenues au prix de tant de peine. Je n’y comprends rien, absolument rien! Comment les communistes de la région de Jiandao, pionniers de la révolution en Mandchourie, peuvent-ils se laisser aller à une telle bêtise!
– En fait, c’est ce gauchisme qui nous tracasse par-dessus tout.
– Comment est-il possible qu’ils soient si aveugles? J’ai parlé avec eux et ils ne connaissent rien du pouvoir des soviets de Russie. Tong Changrong lui-même, un camarade si expérimenté, d’un caractère si doux...
«Quelle erreur! Ce n’est pas par hasard que des plaintes soient parvenues à l’IC. Vous devez avoir eu beaucoup de chagrin.»
Il me regardait et ses yeux étaient empreints de compassion. Je lui dis:
«Qu’importe mon chagrin. Le plus pénible, c’est de voir le peuple déprimé et désorienté sous le despotisme des gauchistes.»
Il tira plusieurs bouffées coup sur coup comme s’il voulait chercher où déverser sa colère.
«Heureusement, reprit-il, voici une chance dans notre malheur: la ligne de gouvernement révolutionnaire populaire est là pour sauver la révolution de la crise créée par suite des agissements des gauchistes. La population des zones de guérilla l’appuie. Tout à l’heure, j’ai dit à Tong Changrong que vous avez une excellente formule!
– Vous approuvez notre ligne?
– Sinon, pourquoi l’aurais-je dit à Tong? Lui aussi l’approuve. Il paraît fort impressionné par votre affirmation: “Tout ce qui plaît au peuple est bon!” Rassurez-vous, et mettons-nous à l’œuvre pour une totale réussite.»
Sur ce, il me serra vigoureusement les mains.
C’est ainsi que fut confirmée l’approbation de l’IC pour notre ligne de gouvernement révolutionnaire populaire.
Ensuite, il apprécia particulièrement que nous eussions obtenu la liberté d’activité de notre armée de guérilla en la faisant passer pour un détachement de l’armée de salut national, avec laquelle nous étions entrés en relations. D’après lui, les révolutionnaires de la Mandchourie de l’Est devaient tirer profit de ces expériences.
A propos de notre ligne de gouvernement révolutionnaire populaire, il dit qu’elle coïncidait pour l’essentiel avec la ligne du Parti communiste chinois pour le pouvoir révolutionnaire des masses populaires, dont il me donna un bref aperçu.
Il s’agissait là, en fait, de la stratégie de l’Internationale communiste sur les problèmes de la Mandchourie, dont l’essentiel était un revirement dans sa ligne. Stratégie présentée au nom du Comité central du Parti communiste chinois, mais rédigée en réalité par l’IC. Ce que disait Ban traduisait donc la volonté de l’IC.
Ce qui nous intéressait, c’était l’idée d’organiser le comité des paysans comme organe rural du pouvoir: ce comité devait veiller aux bonnes relations entre les paysans et les partisans, approvisionner les troupes de partisans en temps ordinaire et organiser la Troupe d’autodéfense, tandis que l’organisation du parti veillerait à ce que le comité soit dirigé par des paysans pauvres et des valets de ferme et qu’y soient ralliés aussi les paysans moyens.
Il en ressortait que l’IC, consciente de l’irrationalité de la ligne soviétique caractérisée par le gauchisme, avait reconnu la nécessité d’établir une autre forme de pouvoir. Cela prouvait par conséquent la pertinence de notre ligne de gouvernement révolutionnaire populaire.
Mais Ban se tracassait pour l’appellation dudit comité. «Il est vrai, disait-il, que le comité des paysans convient mieux à la réalité de la Mandchourie que le soviet. Mais s’il ne porte intérêt qu’aux valets de ferme et aux paysans pauvres, il ne peut regrouper les larges masses. Comparé à ce comité, le gouvernement révolutionnaire populaire semble préférable et avancé, car, sous la forme d’un front uni, il peut regrouper les différentes couches sociales de tendance antijaponaise, telles qu’ouvriers, paysans, étudiants et intellectuels.» Puis il promit d’en faire part, par écrit, à l’IC et au comité mandchou du parti.
«L’essentiel n’est pas qu’un organe du pouvoir soit appelé comité des paysans ou gouvernement révolutionnaire populaire, dis-je pour le rassurer, mais que sa politique soit conforme à la volonté du peuple. On établira le gouvernement révolutionnaire populaire là où il le faut, et l’on créera le comité des paysans là où ce comité s’impose. Alors ça ira bien!»
Mais Ban avait l’air peu rassuré:
«Oui, dans l’ensemble, vous avez raison. Mais l’appellation d’un organe du pouvoir doit plaire au peuple. Il est préférable de soumettre ce problème à l’examen de l’IC.»
Je ne sais pas s’il avait écrit ou non à ce sujet à l’IC.
Entre-temps, dans toutes les zones de guérilla de la Mandchourie de l’Est, les soviets furent remplacés par des gouvernements révolutionnaires populaires ou par des comités des paysans. L’Armée de guérilla des ouvriers et des paysans fut rebaptisée Armée de guérilla populaire antijaponaise, et la Garde rouge réorganisée en Troupe d’autodéfense antijaponaise.
L’apparition de Ban avait ébranlé tel un tourbillon l’ancien ordre des zones de guérilla. Notre position indépendante pour la révolution, soutenue constamment depuis nos activités à Jilin, jouissait de l’approbation et du soutien internationaux; toutes nos orientations furent reconnues comme valables.
Certes, nous n’étions pas d’accord sur tout avec l’IC, pas plus que nous ne la suivions à l’aveuglette. Tout en respectant les mesures prises par elle, nous les considérions de façon indépendante, à la lumière des intérêts de la révolution coréenne et de la révolution mondiale.
Ce qui me contrariait particulièrement dans la stratégie et les mesures de l’IC, c’étaient ses vues sur la Corée et la révolution coréenne, un des maillons de la révolution mondiale, et son attitude à leur égard.
Lorsque la Révolution socialiste d’Octobre avait triomphé en Russie et que le socialisme était devenu réalité, les communistes de tous les pays se sont assigné comme tâche sacrée de défendre les acquis de cette révolution et de les étendre à d’autres régions du monde.
Répondant à cet impératif du temps, Lénine a constitué la IIIe Internationale en 1919. Sa mission était d’organiser et de développer à l’échelle mondiale la lutte libératrice de la classe ouvrière mondiale et des nations opprimées contre l’oppression de l’impérialisme et du capital. Tâche de combat, différente de celle de la Ire et de la IIe Internationales, tâche imposée par la nouvelle époque.
Défendre l’URSS était l’une de ses tâches fondamentales dans l’immédiat. Car défendre le socialisme victorieux conditionnait l’extension du socialisme. Autrement, il était impossible d’étendre et de développer les acquis de la Révolution d’Octobre à l’échelle mondiale. Il était donc naturel que le mot d’ordre international des communistes fût de défendre l’Union soviétique et que le mouvement communiste international se proposât pour tâche majeure de le mettre à exécution.
Pourtant, cette prise de position, indispensable et impérieuse dans le contexte historique, a eu pour résultat de fournir des prétextes aux anticommunistes et aux théoriciens réactionnaires bourgeois pour taxer les partis communistes de différents pays qui suivaient les directives de l’Internationale communiste d’être «des valets de l’Union soviétique», des «hordes de traîtres à la patrie».
Les communistes de tous les pays auraient dû en tirer la leçon pour remplir à la fois leur devoir internationaliste et leur devoir national. L’IC, de son côté, aurait dû y veiller. Elle aurait dû, pour s’acquitter de sa mission, s’attacher à la défense du socialisme victorieux, d’une part, et, de l’autre, aider les mouvements communistes des autres pays, prendre, surtout, la défense des intérêts des peuples des pays colonisés, petits et faibles, qui gémissaient sous l’oppression de l’impérialisme, et, enfin, appuyer par tous les moyens leur lutte révolutionnaire.
Cependant, elle ne l’a pas fait. Certains de ses permanents, intéressés exclusivement par le mouvement révolutionnaire dans les grands pays, ont porté peu d’attention à la révolution dans les petits pays ou ont traité ses problèmes à leur guise. L’attitude qu’ils adoptaient à l’égard de la révolution dans les différents pays variait selon la quote-part qu’ils attendaient de chacun pour la défense internationale de l’Union soviétique.
Certains responsables et théoriciens de l’IC émirent l’idée que le triomphe du mouvement révolutionnaire dans un grand pays entraînerait spontanément celui de la lutte révolutionnaire et du mouvement de libération nationale dans les petits pays qui l’avoisinaient. Exactement, ce que dit le proverbe: «Cuite la tête de porc, cuites les oreilles.»
Cette manière de penser fit naître chez les communistes de petits pays une certaine servilité envers les grands Etats, leur faisant oublier qu’eux-mêmes et le peuple de leur pays constituaient la force motrice de leur révolution. Par contre, les communistes des grands pays se complaisaient dans leur égocentrisme chauvin, méprisant leurs frères des petits pays et entravant leurs activités indépendantes.
Il n’était donc pas fortuit que des doutes commencèrent à s’emparer des révolutionnaires de différents pays. Ces combattants s’étaient fiés à l’IC et au mouvement communiste international, encouragés dans leur lutte pleine d’épreuves par les événements d’immense portée: la naissance d’un Etat socialiste et de l’IC en qui ils voyaient leur avenir et leur phare.
En effet, la victoire de la Révolution socialiste d’Octobre et la constitution de l’IC avaient suscité dans le monde entier une vague de sympat
Les rangs des adeptes du communisme avaient rapidement grossi dans différents pays: des personnalités renommées vinrent s’y joindre. Ce fut le premier éveil de l’époque: on considérait le communisme comme étant seul capable de représenter l’avenir de l’humanité. Nombre de personnes, d’appartenances et de croyances différentes, firent l’impossible pour entrer en contact avec la nouvelle République soviétique et l’IC et bénéficier de leur soutien.
Les adeptes, les partisans et les sympathisants du communisme étaient nombreux aussi parmi les nationalistes coréens. Etaient du nombre même des religieux influents, chrétiens et chondoïstes en premier lieu. Hyon Sun, troisième pasteur responsable de l’église méthodiste de Jongdong à Séoul, mérite d’être cité en exemple. Il représenta l’Association des chrétiens coréens au Congrès des représentants des peuples d’Extrême-Orient, tenu en janvier 1922 à Moscou.
Religieux en renom, il fit partie du gouvernement provisoire de Shanghai lors de sa fondation. Il y a quelques années, dans les archives de l’IC conservées en Union soviétique, nos camarades ont mis la main sur des documents attestant que Hyon Sun avait participé au Congrès de Moscou, muni d’un papier signé par Kim Pyong Jo, un des rédacteurs du Manifeste d’indépendance du Premier Mars, et autres pasteurs, Jo Sang Sop, Son Jong Do, Kim In Jon, Song Pyong Jo, etc. Sur le questionnaire de la section de Coryo du Parti communiste de Russie, le pasteur écrit qu’il était en relations avec le Parti communiste de Shanghai (parti de Coréens ayant existé à Shanghai avant la fondation du Parti communiste coréen en 1925 – NDLR) et qu’il avait fait un séjour de trois semaines en Russie, en septembre 1919. A la question: «Votre but et votre espoir?» il écrit, de sa propre main: «L’indépendance de la Corée et la réalisation du communisme.»
Je ne sais pas où en était sa connaissance du communisme pour adhérer à ce nouveau courant d’idées, mais il semble qu’il attendait beaucoup de l’IC.
Ri Tong Hwi, premier chef en date du gouvernement provisoire de Shanghai, était lié au mouvement communiste. On ne sait que trop qu’il fut délégué à Moscou pour informer l’IC des résultats d’une conférence conjointe du Parti communiste du Coryo.
Les éléments radicaux du Chondogyo (religion Chondo – NDLR) recherchèrent, eux aussi, la coopération avec l’IC.
En qualité de président de la commission des affaires étrangères du comité révolutionnaire extraordinaire suprême du Chondogyo, C
Dans une lettre adressée à Tchitcherine, commissaire du peuple aux Affaires étrangères de la Russie soviétique, C
En 1919, Ryo Un Hyong, alias Mongyang, passa à Moscou, où il eut un entretien avec Lénine au sujet de l’indépendance de la Corée.
Qui accepterait de croire que Syngman R
La Corée ne représentait qu’un centième de l’Union soviétique par son territoire, et on n’y voyait que de piètres chaumières et de petits ânes chétifs. Aussi ce petit pays ne devait-il pas mériter l’attention des collaborateurs de l’Internationale communiste. Telle était encore leur attitude à l’égard de la Corée au temps de notre lutte armée antijaponaise en Mandchourie.
J’étais révolté de l’indifférence dont l’IC témoignait à l’égard du sort des peuples et de la lutte de libération nationale des communistes des petits pays. Et cette froideur nous a amenés à nous en tenir à une ligne indépendante dans notre révolution et à raffermir notre détermination de réaliser la libération nationale par nos propres forces.
J’étais tourmenté de ne pas être assez fort pour contrer ou rectifier l’attitude erronée de l’IC ni capable de redresser ses démarches et son style de travail bureaucratique, tout en étant conscient que la révolution coréenne risquait d’en souffrir, et son développement indépendant d’être entravé.
Communistes de la nouvelle génération, nous souhaitions ardemment que l’IC fût sensible aux tourments des communistes coréens et fît cas de leurs aspirations et de leur détermination à mener la révolution en toute indépendance.
Ainsi nous nous débattions en butte à des problèmes complexes et urgents sur le plan pratique quand Ban arriva en Mandchourie de l’Est. Cet événement allait marquer ma vie. En effet, quelle joie pour moi de constater qu’il y avait à l’IC des personnes capables de nous comprendre et de nous soutenir! Ban m’a laissé une forte impression, surtout quand il faisait remarquer la nécessité pour nous de former une avant-garde d’éléments non infectés de fractionnisme, pour réorganiser les rangs du mouvement communiste coréen et fonder un parti des Coréens. Ses conseils ont raffermi mon attitude indépendante tant dans la théorie que dans la pratique. N’eussent été ses conseils et ses encouragements empreints de camaraderie, je n’aurais pu faire preuve d’une grande fermeté pour défendre l’identité de la nation coréenne et de notre révolution à l’époque où la lutte contre le Minsaengdan prenait une mauvaise tournure, mettant en péril la révolution.
Si Pak So Sim m’a initié au Capital, et le professeur Shang Yue au monde de Hongloumeng, Ban, lui, a raffermi ma conviction qu’un Coréen ne doit jamais oublier la Corée. Il a été pour moi un soutien, un inspirateur.
Tout au long de mes activités révolutionnaires antijaponaises, jamais je n’ai eu discussion plus sincère, plus sérieuse, plus ardente au sujet du sort de la révolution coréenne et de sa ligne. Ban était l’un des rares théoriciens ayant leurs propres vues sur la révolution. S’il avait été à nos côtés dans la dernière moitié des années 1930, lorsque nous opérions à la tête de grandes formations dans les environs du mont Paektu, il aurait pu rendre de grands services à la révolution coréenne alors en difficulté.
L’entrevue avec Ban me convainquit une fois de plus que, si la révolution avait besoin d’hommes d’action, elle n’en réclamait pas moins des théoriciens capables d’orienter la pratique.
Après cet entretien inoubliable à Xiaowangqing, Ban et moi, nous sommes devenus de grands amis et camarades. Si nous étions devenus aussi proches en une dizaine de jours, malgré notre différence d’âge de plus de vingt ans, ce n’était certes pas par attrait matériel ou par intérêt. La chaleur de cette amitié provenait de l’identité de notre aspiration à libérer la Corée, de notre manière de penser et de notre volonté d’agir en toute indépendance en réglant chaque problème de notre propre chef.
La profondeur d’une amitié ne dépend pas de l’ancienneté des relations entretenues ou des compliments que l’on fait l’un à l’autre. C’est plutôt l’attitude qu’on prend à l’égard de l’être humain, de son sort et, aussi, à l’égard de la nation dont on fait partie et de son destin qui en décide. Une amitié sera scellée ou non selon qu’il y aura identité ou divergence à cet égard. L’amour pour l’humanité, pour le peuple et la patrie, voilà la pierre de touche de toute amitié.
Lorsque Ban quitta Xiaowangqing, je le reconduisis à cheval jusqu’aux confins de Wangqing–Hunchun. Comme il boitait légèrement, je lui avais donné un cheval.
Pendant le chemin, nous bavardâmes encore. Les sujets étaient divers. Notre discussion se poursuivit pendant notre séjour de deux jours à Shiliping, village qui abritait l’école militaire de Ri Pom Sok et où vivait la famille d’O Jung Hwa, réfugiée. Nous eûmes alors un large échange de vues sur le mouvement communiste international, sur nos rapports avec le Parti communiste chinois et, surtout, sur les tâches, immédiates et futures, de la révolution coréenne. Et chacun prit ses engagements.
Pour relater tout ce que nous avons dit alors, il faudrait rédiger tout un livre.
Ban m’avait même parlé de sa famille. Il avait épousé une femme ayant à peine la moitié de son âge et qui s’appelait O Yong Ok ou O Pung Ok, je me le rappelle mal.
Lorsque je lui avais demandé pourquoi il s’était marié si tard, passé le cap de la quarantaine, il avait répondu, en souriant:
«Heu, pas de raison valable. Simplement, je n’étais pas un beau parti, les jeunes filles ne me regardaient pas. C’est naturel. Qui donc aimerait un boiteux? N’eût été ma bonne O, j’aurais vécu toute ma vie en célibataire!»
Décidément, il se sous-estimait en tout.
Une compassion s’empara de moi.
«Votre femme a vu juste lorsqu’elle vous a choisi comme époux. Je sais qu’elle est d’une grande beauté. Vous devez être heureux de votre vie de famille, même si elle a commencé tardivement.
– Heureux, oui. Le curieux, c’est que je ne l’ai pas demandée en mariage, je n’osais pas. C’est elle qui m’a déclaré son amour. Après tout, l’amour à mon âge, c’est très délicat.
– J’ai appris qu’en Mandchourie du Nord tout le monde vous envie.
– Mais, camarade Kim, j’espère que vous ne serez pas “retardataire” dans ce domaine, il faut penser du moins à l’honneur du sexe fort.
– J’en doute. Ce n’est pas affaire de volonté.»
Assis dans un coin herbeux de Shiliping, nous étions gais, expansifs, parlant de sujets intimes. Notre amitié fut scellée.
Avouant qu’il était très attaché à Wangqing, Ban regretta fort notre séparation. De Wangqing, il devait passer à Hunchun, puis à Helong.
«Camarade Kim, votre souvenir ne me quittera jamais. Je suis très heureux d’avoir fait votre connaissance, me dit-il, l’air grave, les larmes aux yeux, en me prenant la main à la limite séparant Hunchun de Wangqing.
– Moi aussi, j’éprouve le même sentiment de regret. Que j’aie fait votre connaissance est une grande chance pour moi. Je regrette sincèrement de me séparer de vous.
– Moi de même. Ma tournée d’inspection terminée, j’espère revenir avec ma femme en Mandchourie de l’Est pour travailler avec vous. Je me sens cruellement dépassé et rouillé. Soyez le Hô Chi Minh de la Corée!» dit-il avant de quitter Wangqing.
Après un bout de chemin, il se retourna et leva la main sur sa tête, avec le même geste qu’il avait eu lors de notre première rencontre, et j’eus l’impression qu’un assez long temps s’était écoulé depuis. Tout en lui, les plis de son front, les traits de son visage m’étaient familiers comme si je le connaissais depuis des dizaines d’années.
J’ai fait sa connaissance il y a pourtant si peu de temps! D’où me viennent alors ce regret et cette tristesse au moment de notre séparation? J’éprouvai un serrement du cœur lorsqu’il se retourna vers moi. Il me souriait et son sourire me paraissait triste. Quel pincement au cœur! Ce sourire me navra profondément. Il m’a quitté en me promettant de revenir me voir, mais hélas! il est mort à Hunchun.
Il fut assassiné par Pak Tu Nam, ex-commissaire politique du bataillon de partisans de Hunchun. Celui-ci avait été sévèrement critiqué par Ban à une réunion élargie du comité du parti du district de Hunchun, où on délibéra du revirement à adopter dans la ligne suivie. Accusé de fomenter des querelles fractionnelles, il avait été destitué des fonctions de commissaire politique. Les hommes, chargés de veiller à la sécurité de Ban, étaient sortis dans la cour de la maison où il rédigeait un document et examinaient un fusil modèle 38 pris à l’ennemi, quand le destitué Pak prit l’arme et tira sur l’envoyé de l’IC. Cette nouvelle souleva la colère des gens de Wangqing.
A la nouvelle de sa mort, je me suis enfermé toute la journée chez le vieux Ri Chi Baek, dans la pièce où j’avais parlé avec lui de la révolution et de la vie; et, déchiré de douleur, j’ai pleuré amèrement sa disparition.
5. Mon cheval blanc
Au début, je n’avais pas l’intention de raconter cette histoire. Dans l’évocation d’une vie de 80 ans, le souvenir d’un cheval de guerre ne peut être qu’un détail, un rien. En effet, que de héros, que de bienfaiteurs, que d’événements ai-je à évoquer!
Cependant, mon ancien cheval me tient trop à cœur, et son souvenir est trop vif pour que je le taise. De plus, il est lié à la vie de plusieurs personnes dont je regretterais de ne pas évoquer le souvenir.
C’est au printemps 1933 que j’eus un cheval de guerre pour la première fois.
Un jour, un responsable du gouvernement révolutionnaire populaire de Shiliping et quelques hommes de la troupe de partisans cantonnée aux environs de cette agglomération vinrent me voir avec un cheval à robe blanche. A l’époque, j’étais dans le commandement du bataillon de partisans de Wangqing qui siégeait à Macun de Xiaowangqing, dans la vallée de Lishugou. Le cheval attaché, ils m’invitèrent à sortir dans la cour.
«Commandant Kim, nous vous amenons ce cheval, désireux de vous épargner la peine de parcourir toujours à pied les mauvais chemins. Veuillez l’accepter!» dit le responsable au nom du groupe.
L’apparition inattendue d’une délégation et la solennité qu’elle mettait à cette offre me surprirent d’autant plus que le cortège dépassait de beaucoup l’effectif d’une escouade.
«Oh, ce serait trop de luxe pour moi, m’écriai-je, de me déplacer monté sur un cheval blanc dès l’âge de 20 ans à peine, ne croyez-vous pas?»
A ces mots, l’homme de Shiliping, d’un certain âge, fit de grands gestes de protestation.
«Mais non! Les Japonais, eux, dès qu’ils obtiennent un galon de chef de bataillon, prennent une monture pour se pavaner. Pourquoi les commandants de nos troupes de partisans seraient-ils moins favorisés qu’eux? Pas possible. J’ai lu, dans un livre de guerre, que le fameux général vêtu en rouge, Kwak Jae U, commandait ses hommes toujours à cheval. Le chef d’une armée doit avoir avant tout un air imposant.
– Mais où avez-vous trouvé le cheval? Peut-être est-ce une bête de trait d’un foyer de paysans, je m’en doute.
– Mais non, fit-il, en agitant les mains, parole d’honneur. C’est un cheval de parade. Ne vous souvenez-vous pas du vieux de Shiliping, ancien valet de ferme, qui a été élu membre du gouvernement local?
– Si, si, j’ai même prononcé un discours en faveur de son élection.
– C’est justement lui qui vous fait cadeau de ce cheval.
– Je doute qu’il ait un aussi beau cheval de parade», observai-je, en examinant le cheval sellé dont je caressai le dos.
C’était certainement une bête de labour. Du reste, il était peu probable qu’un paysan de la vallée de Shiliping, moins encore un pauvre ancien valet de ferme, élevât un cheval pour le plaisir des yeux.
Cependant, le responsable de Shiliping s’obstina à vouloir me le faire croire. Il craignait, de toute évidence, que je ne refuse de l’accepter s’il disait la vérité.
Aujourd’hui, je ne me rappelle plus le nom du vieux valet de ferme. Seul son nom de famille m’est resté à la mémoire, c’était Pak.
Le vieux Pak avait en effet de bonnes raisons pour me faire ce cadeau.
Le récit remonte à l’époque où il quitta son maître, le propriétaire foncier chez qui il était engagé comme domestique. Celui-ci, considérant Pak comme trop âgé pour tenir son rôle, avait décidé de le congédier et, pour payer son service, lui donna un piètre poulain à robe blanche né il y avait à peine quelques mois, mais grièvement blessé à la naissance, foulé par la jument; le poulain, chétif et mal nourri, geignait dans un coin sombre de l’écurie. Il faisait peine à voir.
Mais, donnant à notre homme ce poulain malade, prêt à crever d’un moment à l’autre, le propriétaire foncier se disait homme généreux.
Le vieux Pak, accablé par l’injustice du maître, regagna en larmes sa masure avec le pauvre poulain dans ses bras. Des dizaines d’années, il avait trimé pour le compte de son maître, et voilà qu’il recevait pour toute récompense un petit poulain malade bon à rien. «Comment peut-on bafouer aussi cruellement la vie d’un homme? Comment un cœur d’homme peut-il être si sec, si dur?» se plaignit le vieux Pak en son for intérieur.
N’ayant ni enfants ni parents, vivant dans la solitude, il mit tous les soins possibles à élever le poulain malade qu’il gardait comme un trésor. L’animal grandit et devint un beau cheval. Toutes les fois qu’il se sentait horriblement solitaire, le vieux venait chercher consolation auprès de l’animal qui était pour lui comme un enfant, un grand ami.
Habitué à être mal traité dès son âge tendre, il en était venu à considérer comme naturel qu’on le mît au même rang que les bêtes de labour, le rudoyant durement. S’il lui arrivait de se voir traité comme un homme, il se sentait plutôt gêné et mal à l’aise.
Or, cet homme fut élu membre du gouvernement dans la zone de guérilla de Shiliping. Qu’on juge de sa joie et de son émotion!
Le soir même de son élection, le vieux Pak amena son cheval dans la cour du siège du gouvernement:
«Monsieur le président, je vous prie de remettre ce cheval au commandant Kim Il Sung, car c’est grâce à lui que je me vois traité comme un être humain pour la première fois dans ma vie. Je ne sais comment lui témoigner ma reconnaissance, et je veux lui offrir mon cheval que j’ai élevé pendant des années et que j’aime beaucoup. Vous lui direz tout cela de ma part.»
Mis au courant, je ne pouvais plus refuser l’offre.
«Je voulais refuser, dis-je, mais après ce que vous m’avez raconté, je me ravise et je l’accepte. Remerciez-le de ma part. Mais pourquoi avez-vous amené tout ce monde alors qu’une seule personne suffisait pour conduire le cheval? demandai-je, promenant mon regard sur le cortège, prenant la bride que le responsable me passait.
– On a élu une délégation, composée de militaires et de civils, désireux de vous voir monter ne serait-ce qu’une seule fois. Allez-y, mettez-vous en selle, je vous en prie», dit le responsable, d’un air sérieux.
Les partisans de la 2e compagnie aussi me prièrent de monter à cheval. Ils ne repartirent qu’après avoir obtenu satisfaction.
Très reconnaissant au vieux Pak pour la générosité et l’amitié dont il avait fait preuve à mon égard, je ne pouvais quand même monter ce cheval, car je craignais que les habitants ne me regardent d’un mauvais œil et que les partisans ne prennent des distances à l’égard des commandants, si je circulais à cheval.
Je donnai donc le cheval à Ri Ung Man qui travaillait à notre fabrique d’armes, celui qui avait rejoint l’armée de guérilla avec une caisse de brownings. Un gars audacieux, qu’on avait amputé d’une jambe, fracassée par une balle.
Jang Un Pho avait effectué cette opération, lui, médecin de l’hôpital de la zone de guérilla qui siégeait alors à Xiaolishugou, à proximité de la caserne du bataillon. Jang était la seule personne qui connût la médecine à Xiaowangqing. «Médecin pour tous les maux», il s’occupait de tout, à la fois comme généraliste et chirurgien.
L’hôpital était administré par un conseil d’entraide, et le président du gouvernement révolutionnaire populaire signait l’envoi des malades à l’hôpital. Le conseil remplissait aussi les fonctions de réunion consultative médicale, et il avait décidé d’opérer tous les blessés des os sans exception. Décision rude, mais obligée faute de médicaments et de moyens de traitement adéquat.
Jang Un Pho, à l’aide d’une scie, confectionnée avec un ressort de montre, amputa la jambe de Ri Ung Man qui ne pouvait plus servir dans l’armée. Après l’hôpital, il se fit soigner par la mère de Ryang Song Ryong, chez celui-ci, près de l’hôpital.
Le cheval lui fut très utile dans son travail à la fabrique d’armes. Il retrouva son humeur gaie et travailla avec entrain.
Peu après, j’obtins un autre cheval blanc, butin de notre bataille de Dahuanggou ou, d’après certains anciens partisans, de celle de Zhuanjiaolou. Inutile d’entamer une controverse, car la question n’est pas de savoir d’où la bête m’était venue, mais le fait est qu’un cheval d’officier japonais était passé de lui-même de notre côté et que c’était un excellent cheval de guerre, unanimement admiré.
Nous avions alors tendu une embuscade. Le cavalier du cheval en question, un officier japonais, visé en premier, tomba à terre, frappé d’une balle. Et chose étrange, son cheval, sans maître, au lieu de s’enfuir vers les Japonais, vint droit sur notre position sur le versant de la montagne, là où se trouvait justement notre poste de commandement.
Jo Wal Nam, mon planton, tâcha de le chasser vers la route, en lui lançant des souches d’arbre et des douilles de cartouche, de peur qu’il ne fît repérer notre PC, mais l’animal, loin de retourner auprès de son maître tué, venait toujours vers nous. A la fin, il se planta devant nous, immobile sur ses jambes.
«Ce n’est pas gentil de vouloir chasser un animal qui ne veut pas nous quitter. Tu n’es pas très aimable», dis-je d’un ton de reproche à Jo, en caressant la crinière de l’animal.
Mais mon planton, d’un bond, se plaça devant moi, comme pour me faire un rempart de son corps, et s’écria, alarmé:
«Qu’est-ce que vous faites là, alors qu’il risque d’attirer l’attention de l’ennemi sur notre PC?
– Heu, ils n’ont pas le temps de s’en aviser. Regarde là-bas, ils sont déjà en débandade!»
L’animal devint ainsi notre propriété.
Au début, mes hommes voulurent accorder une signification mystérieuse à cet incident, le passage volontaire d’un cheval du camp de l’adversaire au nôtre:
«Cette bête-là sait très bien distinguer les Coréens des Japonais. Elle est passée chez nous, sans hésitation, dès qu’elle a compris que nous étions Coréens!» affirmaient les uns, ayant appris, par sa plaque d’immatriculation, que l’animal était originaire de Kyongwon (Saep-pyol), en Corée.
Les autres interprétaient cela de façon plutôt réaliste.
«L’officier japonais devait d’ordinaire rudoyer son cheval, sans quoi l’animal ne serait pas passé chez nous, sitôt que son maître eut été abattu.»
Sur le chemin du retour à Macun, nous donnâmes le cheval à un vieux Chinois pour qu’il l’employât comme bête de labour. Dans la région de Jiandao, les chevaux sont très souvent employés comme bêtes de labour à l’égal des bœufs.
Au bout de quelques jours seulement, le vieux Chinois revint nous le rendre. Selon lui, l’animal aux paturons minces et frêles n’était pas bon pour le labour. Du reste, très rétif, il ne permettait à personne de s’approcher de lui, loin de se laisser conduire ou apprivoiser.
Mes compagnons d’armes déclarèrent alors: «Cet animal est né pour vivre auprès de nous!» et me recommandèrent de le prendre, inquiets pour la crampe que j’avais au mollet. Ils m’avertissaient:
«Notre guerre de guérilla ne s’achèvera pas en une ou deux années. A force de surmener vos jambes souffrantes, vous risquez d’en perdre tout à fait l’usage!» En effet, j’en souffrais beaucoup pendant la marche. Ce mal m’était venu probablement d’avoir beaucoup marché, dès mon enfance. A Jilin, je prenais souvent le train ou un vélo. Mais à Wangqing, toujours assiégé, on ne pouvait même pas espérer ce petit luxe. La vie dans la zone de guérilla nous forçait chaque jour à parcourir de longues distances, et cela représentait pour moi, qui avais les jambes malades, un rude effort physique.
Pourtant, cette fois encore je passai outre à leur conseil.
Alors, ils convoquèrent une réunion du parti et décidèrent qu’à partir de telle date le camarade Kim Il Sung voyagerait à cheval. Ils avaient eu la délicatesse d’obliger également Ryang Song Ryong, chef du bataillon, à prendre une monture. Ils s’étaient rendu compte que j’aurais refusé de m’y conformer si la décision ne concernait que moi.
Puisque c’était une décision de l’organisation, je ne pus désobéir.
Le jour où je montai à cheval, mes compagnons s’assemblèrent autour de moi et applaudirent.
D’après sa plaque d’immatriculation, le cheval avait été élevé en Corée, dans un centre d’élevage de chevaux de guerre de Kyongwon. Elancé, le pelage paraissant tantôt gris cendre, tantôt blanc comme neige, le paturon mince comme celui d’un cheval de course, il était rapide comme l’éclair.
Il me porta pendant environ deux ans, pendant les batailles et dans les marches à travers d’épaisses forêts. Son souvenir m’assaillit parfois et m’attendrit.
Ma journée commençait alors par les soins prodigués à mon cheval. Je me levais tôt. Je lui caressais la tête, et je le brossais avec un balai. Sans aucune expérience en la matière, je m’étais rappelé mon grand-père qui, à Mangyongdae, grattait à coups de balai le dos de son bœuf, et je l’imitais.
Or, mon cheval s’écartait chaque fois que je le touchais avec un balai. Un matin que j’essayais vainement de le brosser, le vieux Ri Chi Baek s’approcha de moi et me tendit une étrille, disant que tout irait bien si je le grattais avec ce peigne-là. Sitôt dit, sitôt fait, et l’animal resta immobile, l’air satisfait.
Une fois, en sellant le cheval, je découvris une petite trousse entre le cuir et la doublure de moquette de la selle: elle contenait un livret matricule, une étrille, une brosse, un chiffon et un poinçon de fer. Leur usage me paraissait assez clair, sauf pour le poinçon qui rappelait un bistouri.
Quand je m’approchai de l’animal avec le poinçon, oh! miracle, il leva une patte de devant, comme un cheval de cirque. Il était évident que l’usage du poinçon était lié à ses pattes. Mais je ne pouvais pas le deviner.
D’un air impatient, le cheval tourna autour de moi, puis se dirigea vers un pieu planté dans un coin, sur lequel il mit sa patte de devant. Je le suivis et découvris, dans la fourchette, de la terre, des éclats de graviers et de la paille.
Je les enlevai à petits coups de poinçon. Alors l’animal leva l’autre patte et me regarda d’un œil malicieux.
Je m’initiais ainsi peu à peu, au juger, à l’entretien du cheval, quand un ouvrier d’un haras de Corée, de passage à Xiaowangqing chez un de ses parents, vint m’apprendre les rudiments de cet art et ceux de l’équitation. Selon lui, le cheval déteste être couvert de poussière et avoir ses sabots remplis de tessons; il faut donc le panser deux fois par jour à l’eau, le brosser, l’étriller, voire lui huiler le poil, et retirer à temps la terre, la paille ou les tessons de ses sabots. Surtout, quand il est trempé de pluie ou de sueur, le bouchonner soigneusement. Le cheval aime manger du foin et de l’avoine, de l’orge et du soja; un peu de sel lui est nécessaire journellement tout comme à l’homme. Il ne faut pas l’abreuver d’eau froide quand il est épuisé. Que de secrets ainsi révélés!
Je finis donc par gagner l’amitié de mon cheval. Non seulement il obéissait docilement à mes commandements, mais, selon mes regards et mes gestes, il devinait mes intentions. Son intelligence m’étonnait. J’admirais, malgré moi, la finesse de sa nature et de ses comportements qui défiaient parfois même celle d’un être humain, et tout le monde se demandait, émerveillé: «Est-ce bien un animal?»
Par contre, ce cheval était récalcitrant. Jamais il ne laissait un autre que son maître le toucher ou le monter. Si quelqu’un le tenait par la bride et tentait de l’enfourcher, il tournait, ruait, voire menaçait de mordre.
Ce fut le cas de Jo Wal Nam, mon planton. Un jour, il retint mon cheval près du perron, lui gratta le dos avec l’étrille, puis se mit d’un bond en selle. Mais, à l’instant même, le cheval fit un saut de côté, et notre homme tomba à terre.
Il conçut alors une autre ruse: il mena le cheval dans une mare où l’animal s’enfonçait jusqu’au genou, le laissa là brouter, les pattes prises, et tenta de le monter en douceur. Mais ce stratagème non plus ne réussit pas et le jeune homme sortit couvert de boue.
Dépité, le planton attacha la bête à un arbre et se vengea en lui assenant une volée de coups de fouet. Depuis, l’animal le tenait soigneusement à distance et ruait quand il s’approchait de lui.
Le jeune homme, malheureux, en vint, tout en pleurs, à proposer d’être remplacé et de le laisser retourner à sa compagnie, parce que la bête ne le laissait pas s’approcher ni monter malgré ses soins.
Je lui dis alors: «C’est ta faute à toi, parce que tu ne le traites pas avec amitié. Un peu plus de soins et tout s’arrangera.» Puis je lui appris les secrets de l’entretien du cheval.
Il suivit mes conseils. Inutile de dire que le cheval lui rendit ses attentions teintées d’amitié.
Datant des temps très anciens, la plupart de ces épisodes ont sombré dans l’oubli, et, pourtant, quelques-uns restent clairs dans ma mémoire.
Une fois, alors qu’O Paek Ryong était chef de section, je quittai Macun, accompagné de sa section, pour déployer un travail politique auprès de la population de Luozigou. Ces jours-là, je ne dormais que deux ou trois heures par nuit. Des combats, l’exercice militaire de mes hommes et le travail politique auprès de la population occupaient tout mon temps, et je me couchais très souvent à une ou deux heures du matin quand je ne passais pas une nuit blanche, les affaires étant multiples.
Notre colonne s’engageait sur les monts Jiapigou et je commençais à sommeiller sur la selle. Peut-être que, la veille, j’avais passé une nuit blanche à Macun ou à Shiliping. Personne ne s’était aperçu que je somnolais, car j’étais à la tête de la colonne.
Et, chose curieuse, mon cheval changea d’allure dès l’orée des monts, d’après O Paek Ryong.
Il montait le chemin à pas prudents, les pattes de devant légèrement ployées, et O Paek Ryong, mécontent, grogna sourdement à son endroit:
«Zut, quelle drôle d’allure il a aujourd’hui! On dirait un gentilhomme anglais.»
A la descente, le cheval garda la même allure, mais cette fois les pattes de derrière ployées. Entre-temps, la colonne me dépassa et moi et mon cheval restâmes loin derrière elle avec O Paek Ryong, lequel, inquiet pour mon compte, n’osait cependant fouetter la bête, puisque son supérieur était en selle.
Les monts franchis, on était arrivé au bord de la rivière Jiapigou lorsque le cheval s’arrêta devant un tronc de bois chablis. A le voir hésiter devant un aussi petit obstacle qu’il pouvait franchir d’un bond, O Paek Ryong fut encore plus intrigué.
«En voilà un paresseux! Et pourquoi son cavalier ne le presse ni ne l’éperonne-t-il pas?» se dit-il en son for intérieur.
Et il leva les yeux sur moi, et il s’aperçut alors que je somnolais.
«Quelle bête adorable!» s’écria-t-il.
A cet instant, le cheval frappa le bois de sa patte de devant et ces coups me réveillèrent.
«Il faut ce soir régaler votre cheval!» dit O Paek Ryong, en lui caressant la crinière.
«Que s’est-il passé pendant que je somnolais?» me dis-je, et je lui demandai:
«Pourquoi le régaler?»
Il me raconta alors ce qui s’était passé pendant le trajet.
«Mon père m’a dit, poursuivit-il, que jadis on dénommait Kukma (cheval d’Etat – NDLR) le meilleur cheval du pays. Désormais, nous devons appeler ainsi votre cheval.
– A ce compte-là, il faudra l’appeler plutôt Chonhama.
– Qu’est-ce que ça veut dire, Chonhama ?
– Un cheval sans égal sous notre ciel.
– D’accord. C’est Chonhama! D’après mon aîné, O Jung Hwa, on donnait autrefois, dans un pays étranger, des titres de hauts dignitaires aux chevaux.
– Moi aussi, j’en ai entendu parler. L’empereur aurait donné, à ce qu’on dit, le titre de consul à son cheval adoré. Et, pour lui marquer la considération générale pour ainsi dire, on lui donnait à manger dans une mangeoire en ivoire et à boire dans une coupe en or. Eh bien, si je donnais à mon cheval le titre de Premier ministre?
– Votre cheval est d’une intelligence exceptionnelle. N’a-t-il pas compris que vous somnoliez? Il n’a pourtant pas d’yeux sur la nuque!»
Je tirai sur la bride, mon cheval franchit d’un bond le tronc de bois et se lança au galop. En un clin d’œil, nous rattrapâmes la colonne. On arriva à l’orée de Sandaohezi, non loin de Luozigou. Là coulait une petite rivière, dominée par deux rochers à pic de part et d’autre. L’eau foisonnait d’ombles.
Je sautai à terre, traçai un rond sur le pré et laissai là mon cheval, la bride jetée sur le cou. Puis je fixai à mes hommes comme tâche la conscientisation de la population avant de les envoyer à Sandaohezi, Sidaohezi et Laomuzhuhe. Après quoi, j’allai trouver les agents politiques et les responsables des organisations clandestines, qui m’attendaient au bord de la rivière et avec lesquels j’eus un long entretien.
Quand je revins auprès de mon cheval, je fus étonné une fois de plus: l’animal broutait toujours là, sans sortir de l’espace délimité.
Une autre fois, mon cheval a sauvé la vie de Hong
Son père était un médecin renommé, spécialisé en médecine traditionnelle coréenne. L’art qu’elle avait acquis auprès de lui était très efficace pour traiter la gale des partisans et des habitants. Les partisans et la population aimaient bien cette jeune militante, belle et courageuse, gaie et sociable, qui, instruite, connaissait, de plus, la médecine traditionnelle coréenne.
Un jour, j’étais en route, en compagnie de Jo Wal Nam, pour Sidapo où je devais accomplir un travail politique, quand une fusillade retentit non loin de nous. Une troupe «punitive» de l’ennemi dans la zone de guérilla? Nous mîmes nos chevaux au galop et arrivâmes à l’endroit d’où venaient les coups de feu. A ma grande surprise, j’aperçus Hong
Les ennemis, criant et tirant, cherchaient à la capturer.
Sans tarder, je fonçai vers elle, qui risquait d’être arrêtée, et la pris sur mon cheval. L’animal, ayant compris mon intention, galopa à fond de train et couvrit d’un trait quelque 4 km. La jeune fille fut sauvée.
Après cet incident, la population de cette zone de guérilla ne tarissait pas d’éloges sur mon cheval: «Un cheval sans pareil!»
Plus tard, Hong trouvera la mort à Baicaogou pendant l’opération «punitive» de l’ennemi; elle aurait pu, pleine de reconnaissance à l’égard de mon cheval, se remémorer cet incident!
Quand je fréquentais Liangshuiquanzi pour faire de cette région une zone de semi-guérilla, mon cheval me fut également d’une grande aide. Comme c’était le cas pour Luozigou, Sandaohezi, Sidaohezi, Laomuzhuhe et Taipinggou, le réseau de nos organisations couvrait les villages de Liangshuiquanzi: Nandadong, Beidadong, Shitouhezi, ceux de Jiazaigou et des environs de Tumen.
Si je dis que j’ai failli une fois céder ce cheval fidèle, les lecteurs refuseront certainement de me croire.
C’est pourtant vrai: j’y étais prêt lorsque j’étais sur les monts Gulfang ou ailleurs pour une mission locale, avec la section d’O Paek Ryong. On était alors à la veille de la moisson de l’orge, et l’on souffrait de la disette.
Nous organisâmes plusieurs raids aux environs dans les zones tenues par l’ennemi pour nous emparer de vivres que nous destinions à la population, mais cela ne suffisait pas pour subvenir à ses besoins. Nous réduisîmes nos consommations personnelles en sa faveur. Nous nous imposâmes une ration stricte, un minimum ordinaire à peine suffisant pour dire qu’on ne sautait pas le repas. Mon cheval fut aussi réduit à une consommation minimale, car il n’était pas aisé non plus de se procurer du foin ou de la paille, sans parler d’avoine, d’orge ou de soja.
Mes hommes faisaient l’impossible pour le nourrir. Malgré les difficultés, ils sillonnaient les villages environnants et même les zones contrôlées par l’ennemi pour trouver de l’avoine et du sel à donner à mon cheval. Certains allaient jusqu’à glaner dans les champs moissonnés d’où ils rentraient les poches pleines d’épis ramassés. A l’approche de ces hommes, mon cheval touchait de ses naseaux leurs poches pleines.
L’amour qu’ils portaient à mon cheval traduisait leur fraternité révolutionnaire et leur fidélité à mon égard.
Je leur en étais reconnaissant, mais peiné aussi. Chaque fois que je constatais leurs efforts pénibles, je me disais: «Il ne faut plus les laisser tant peiner pour moi!» Je n’étais pas habitué à être servi. Si on me demande quand je me suis senti le plus confus dans ma vie privée du temps de la guérilla, je répondrai que c’était lorsqu’on voulait m’accorder une faveur.
Voilà pourquoi, chaque fois que je me voyais l’objet d’un traitement de faveur, j’étais sur des charbons ardents, éprouvant même un sentiment de culpabilité, et non un sentiment de supériorité ou de satisfaction.
Enfin, je décidai de me séparer de mon cheval, de le donner à un paysan pour épargner de la peine à mes hommes, quitte à souffrir, pendant quelques mois, de la crampe du mollet. Le cheval, s’il était envoyé comme bête de labour dans une zone de semi-guérilla ou ailleurs, risquerait moins sa vie que dans ce théâtre de combats. Au début, je songeai à le donner au vieux de Shiliping qui m’avait offert mon premier cheval blanc, mais je me ravisai aussitôt de crainte que cela ne le vexe.
Je convoquai l’officier de service et lui ordonnai de donner copieusement à déjeuner à mon cheval, quitte à épuiser tout notre fourrage.
«A midi, vous donnerez à mon cheval un bon picotin, ce que vous avez de meilleur comme nourriture pour cheval. L’après-midi, je veux qu’on le conduise au village au-delà de ce mont pour le remettre au président de l’Association antijaponaise. Qu’on parte avec tout le reste de fourrage. Qu’on mette le cheval à la disposition d’une des familles les plus démunies, sans bête de labour.
– A vos ordres!»
L’officier de service hésita cependant à sortir de la chambre.
«Allez vite exécuter mon ordre!» dis-je d’un ton ferme.
Après son départ, je réfléchis: n’ai-je pas agi un peu trop cruellement à l’égard de mon cheval? Je fus saisi de remords. Je sortis toutefois pour dire adieu à mon cheval. Comme d’habitude, je le brossai, l’étrillai et, longuement, lui caressai la crinière. Au souvenir du long parcours que j’avais fait avec lui, j’éprouvais un pincement au cœur.
Alors, chose étonnante, j’aperçus des larmes couler des yeux du cheval qui me regardait. J’étais surpris. Comment a-t-il deviné notre séparation imminente? Il semblait qu’il avait lu sur mon visage ce que j’avais décidé à son égard.
En regardant mon cheval attristé, je compris pour la première fois qu’il existe dans le règne des animaux qu’on malmène à coups de fouet une valeur morale susceptible de toucher les hommes et que cette valeur morale embellit encore ce qu’il y a de beau dans notre univers.
Mon cheval, il faut que tu me pardonnes. Quel que soit notre regret, il faut que nous nous séparions aujourd’hui. C’est dur, très dur. Mais, il le faut, je ne veux plus bénéficier du luxe de voyager sur ton dos, m’entends-tu? Toutes les peines que tu as endurées pour me servir, jamais je ne les oublierai!
Un long moment, je restai là, mes joues contre la crinière du cheval, avant de rentrer dans la chambre.
Et toute la journée, je sentis un vide au cœur et ne réussis dans aucune entreprise. N’avais-je pas pris une décision trop cruelle, ne voulant que sauver les apparences? J’en étais à m’en vouloir. Mais la décision étant prise, je ne pus y revenir. Souhaitant que mon cher cheval trouve un bon maître, laborieux et affectueux, j’attendais la rentrée de l’officier de service.
Or, il ne vint pas me rendre compte de sa mission même à l’heure du dîner. A la tombée de la nuit, ce fut O Paek Ryong qui se présenta devant moi, un plateau de repas sur les bras. De but en blanc, il me dit:
«J’ai manqué à la discipline et j’attends une punition.
– Comment ça, vous avez manqué à la discipline? lui demandai-je, perplexe.
– J’ai organisé une attaque, sans votre ordre, contre une exploitation forestière.»
Là-dessus, il se mit à m’expliquer en hâte l’opération qu’il avait entreprise.
Ce matin-là, de retour à la caserne de la section, l’officier de service raconta l’affaire à O Paek Ryong, ajoutant qu’il était prêt à exécuter tout ordre, mais pas celui-là, et qu’il voulait le conseil d’O pour arranger la situation.
O le rassura:
«Je pense que notre commandant s’inquiète de la peine des partisans, quant aux soins donnés à sa monture. Mais impensable de le séparer de son cheval. Il souffre encore du mollet, pas vrai? Nous préparerons suffisamment de fourrage pour la bête et insisterons pour qu’il révoque son ordre. Il peut éventuellement se raviser. Vous n’enverrez pas le cheval au village indiqué, mais l’attacherez quelque part et le tiendrez caché. Entre-temps, j’irai trouver du fourrage à l’exploitation forestière Qinhe. Vous ne lui direz pas où je suis allé.»
L’exploitation forestière se trouvait à 16 ou 20 km de Xiaowangqing. O connaissait quelqu’un parmi les contremaîtres. L’homme avait connu notre O, en fréquentant les zones de guérilla pour l’abattage de bois.
Un groupe de 5 à 6 partisans, conduit par O, se rendit d’un trait à l’exploitation. Le contremaître qu’il connaissait lui suggéra de simuler une attaque, car la livraison volontaire de céréales aux partisans pouvait entraîner des complications.
Trouvant son conseil acceptable, O passa à l’action: le groupe se saisit de la sentinelle, prit d’assaut les bureaux où les employés et les gardes étaient en train de jouer. Les attaquants les désarmèrent en un clin d’œil, puis se retirèrent avec 4 ou 5 sacs d’avoine et de soja.
Son rapport étant terminé, je mis de côté mon repas et sortis. Le cheval était dans l’écurie, tiré de la cachette où il avait été maintenu dans la journée, comme il l’avait dit, au lieu d’être remis à un paysan pauvre du village voisin.
A ma vue, l’animal renifla, remua la tête de mon côté comme pour me remercier.
Je sentis un picotement dans les yeux. A voir mon cheval près de moi, j’éprouvai une douce émotion.
Mais que faire de ce O Paek Ryong, têtu comme un ours du mont Paektu, et de cet autre, l’officier de service, qui ont transgressé sciemment mon ordre? De quel audace a fait preuve ce rétif, allant contre l’ordre de son supérieur? Qu’adviendra-t-il de cet aplomb, si on le laisse impuni? Quelles conséquences incalculables pourront s’ensuivre?
Mais d’autre part, je lui étais reconnaissant malgré moi. Il était étrange que je ne pusse agir rigoureusement à son égard, selon le principe auquel j’avais toujours été si étroitement attaché; je n’avais même pas la force de tancer le fautif maintenant que j’avais vu mon cheval remuer la tête envers moi, les yeux pleins de larmes, lorsque je le brossais.
Voyant O s’obstiner comme un bouc, je ne pus lui dire de reconduire le cheval.
«Mon commandant, une punition, je l’accepte, une dégradation, si vous la voulez. Cependant, veuillez comprendre ceci: tant que je resterai en vie dans ce monde, le cheval ne sera pas ailleurs!»
Après cet ultimatum, il renifla bruyamment comme quelqu’un qui venait de faire un suprême effort.
Et j’avais envie de le prendre dans mes bras, de lui dire merci ou, du moins, de lui taper amicalement le dos. Que de fois ai-je été touché de sa fidélité! Ce vaillant chef de section qui n’hésitait pas à se jeter au feu et à l’eau, bravant la mort, pour veiller à ma sécurité! Il me suivait, comme son propre frère aîné, disant: «C’est Kim Il Sung qui m’a appris à lire et à écrire, c’est encore lui qui m’a ouvert les yeux sur les règles des choses du monde!»
De ma part, je le ménageais et l’aimais comme mon frère cadet. Ce commandant, que j’avais formé avec soin, a risqué sa vie, en attaquant une exploitation forestière, pour mon cheval.
Mais pourtant, avoir agi à sa guise sans autorisation de son supérieur est une grave entorse à la discipline. Si je pardonnais son aventure, il pourrait commettre des erreurs plus graves encore. Que faire?
En pareil cas, un commandant doit agir judicieusement.
O Paek Ryong, les yeux fixés sur le bol de soupe fumante, dit d’une voix inquiète:
«La soupe va refroidir. Servez-vous-en d’abord, vous me punirez ensuite.»
Je sentis malgré moi un picotement aux coins des yeux. L’aspect de cet homme qui se refusait à se retirer, attendant la sanction, me navrait.
Enfant, il avait servi dans l’Avant-garde des enfants, il avait tué à Onsong un policier de la douane japonaise, avec un pistolet à mèche de sa propre fabrication, pour prendre son arme. Ayant grandi dans une famille nombreuse – 17 personnes –, il avait connu toutes les peines du monde. Dès son enfance, il s’était montré droit et courageux, ce qui lui valait l’amour de ses camarades.
Son envie de devenir partisan était si ardente, alors qu’il était dans l’Avant-garde des enfants, qu’il provoqua même l’«affaire des douilles».
Ayant entendu dire qu’on recevait dans la troupe de partisans celui qui avait un garant sur lui ou bien celui qui apportait un fusil pris par lui-même à l’ennemi comme pièce à conviction ou au moins une grenade à poignée, il alla un jour sur le champ de bataille où le combat venait de se terminer. Après avoir attaché à ses chevilles le bas de son pantalon avec une écorce d’arbre, il ramassa des cartouches, tenant d’une main le haut du pantalon et cueillant de l’autre des cartouches et des douilles dont il remplit les deux jambes de son pantalon; puis, il accourut tout en sueur au commandement de la troupe de partisans. Le bas du pantalon délié, les cartouches et les douilles s’échappèrent avec fracas.
«Eh bien, cria-t-il, ça suffit pour qu’on me prenne dans votre troupe?»
L’air fier, il regardait le chef de compagnie, s’attendant à une exclamation admirative.
Or, les partisans éclatèrent de rire.
«Hé, Paek Ryong, pourquoi as-tu ramassé des douilles? demanda le chef en riant. Ce sont des choses qui deviennent inutiles après la décharge.»
Notre bonhomme s’aperçut de sa gaffe: il avait cru qu’elles pouvaient servir à tuer l’ennemi. Il sépara des douilles les cartouches, au nombre de plusieurs centaines.
L’«affaire des douilles» lui servit de «dot» pour être admis dans l’armée de guérilla!
Une fois dans l’armée, il se battit avec bravoure, décidé à venger ses parents et ses frères tués lors d’une opération «punitive» de l’ennemi. Au début de son service, il eut une grave mésaventure. Ayant, par mégarde, lâché un coup de feu en nettoyant son fusil, il encourut une sanction.
L’instructeur politique de la compagnie, qui la lui avait infligée, était un espion. Après avoir gagné la confiance des fractionnistes occupant des postes importants dans le comité du parti de la région spéciale de Mandchourie de l’Est et dans le comité du parti du district, il sut se faire nommer instructeur et il fit l’impossible pour saper de l’intérieur l’armée de guérilla.
La sanction qu’il avait infligée à O Paek Ryong était inhumaine et inconcevable pour la discipline et la morale de l’armée révolution-naire. Il avait ordonné à O d’enlever le drapeau du Mandchoukouo, planté au sommet du fort de Mudanchuan que gardait une compagnie de l’armée fantoche mandchoue.
Il envoyait ainsi le fautif à une mort certaine. Ses compagnons croyaient qu’il ne pourrait revenir.
Cependant, O rentra sain et sauf, avec le drapeau, de Mudanchuan, agglomération située à 40 km du cantonnement des partisans.
La crapule d’instructeur, tenace, épiait d’autres occasions pour malmener O Paek Ryong. Il interdisait aux partisans de tremper leur riz dans de l’eau, disant que les soldats devaient être habitués au repas «sec», sans soupe.
Une fois, la compagnie mit la main sur une vache et les partisans poussèrent des cris de joie: «Ce soir, on mangera une bonne soupe de viande. N’est-ce pas lassant de n’avoir toujours que des “repas secs”? On avalera une soupe grasse, à satiété!»
Mais hélas! l’instructeur politique était là pour les décevoir. «Peu habitués à une soupe grasse, vous risquerez d’attraper une diarrhée. Mangez de la viande avec du riz, sans consommé!» La soupe de viande fut donc exclue, les partisans ne purent pas manger de bouillon.
O Paek Ryong et un autre partisan furent les seuls à transgresser cet ordre. La seconde belle-sœur d’O Paek Ryong, cuisinière de la troupe de partisans, leur en avait servi à la dérobée. Malheureusement, O Paek Ryong fut surpris en flagrant délit par l’instructeur, derrière une pile de bûches dans un coin de la cour de la caserne. L’incident donna lieu à la mise en accusation d’O Paek Ryong par l’instructeur sous l’inculpation d’être membre du Minsaengdan. Sans ses camarades, qui se portèrent garants de lui, il aurait été fusillé.
Plus tard, le malfaiteur lui-même, dont l’espionnage fut révélé, fut exécuté par O Paek Ryong.
Maintenant qu’il a encore sur le cœur son ancienne condamnation à mort, si je lui inflige une autre sanction, ne sera-t-elle pas une nouvelle blessure pour son âme?
«Camarade chef de section, dis-je, je vous suis reconnaissant d’avoir pris même le risque d’aller dans la zone ennemie pour mon cheval. Mais une entorse à la discipline est une grave erreur qu’un commandant est tenu d’éviter de commettre. Je vous demande de ne pas récidiver. J’ai bien compris ce que vous voulez, vous et vos hommes, et je vous promets de ne pas envoyer mon cheval ailleurs. Eh bien, êtes-vous content?
– Oui.» dit O en souriant.
Puis il se retira pour regagner la caserne, en sautant comme un enfant.
Ainsi, l’affaire fut conclue par une remontrance.
Après cette aventure, mon cheval me resta fidèle comme toujours.
Voici un autre épisode que je ne peux oublier encore aujourd’hui. Cela s’était passé au plus fort de la défense de Xiaowangqing. L’ennemi avait pénétré jusqu’à la vallée des Belettes, au fond de Lishugou et en massacrait les habitants. Des cadavres gisaient sur les collines, dans les champs et dans les vallées. Toutes les maisons étaient réduites en cendres.
Depuis des jours, monté à cheval, je parcourais, sous une grêle de balles, le champ de bataille. J’organisais la défense au mont Pointu, j’arrêtais l’offensive de l’ennemi au mont Mapan, je prenais des mesures de protection des habitants réfugiés dans la montagne, derrière Lishugou. Me déplaçant ainsi d’un endroit à l’autre, je passais des moments bien périlleux.
La grêle de plomb était si drue qu’un jour la doublure de fourrure de mon pardessus prit feu, et les flammes menaçaient de me cerner. Cependant, je ne m’en aperçus guère. Comme mon cheval galopait contre le vent, le pan de mon pardessus en flammes flottait dans mon dos.
Je ne remarquai le feu qu’au moment où mon cheval se mit à filer, le dos au vent: je voyais les flammes devant moi. Or, je n’avais pas le temps d’enlever le pardessus. Sauter à terre d’un cheval au galop? Je risquais de me cogner à un rocher pour me fracasser le crâne ou de me briser les membres.
Au moment où je désespérais, mon cheval lancé à fond de train ralentit, à deux pas d’un creux plein de neige, et, pliant ses genoux, tomba sur son flanc. Du coup, je fus projeté et roulai dans la fosse. Pendant que je me débattais dans la neige, le feu de mon pardessus, qui avait déjà gagné ma tunique, s’éteignit.
Je vis les deux jambes de devant du cheval saigner.
Sans cette manœuvre du cheval, je n’aurais pu rester en vie. Même si j’avais survécu, j’aurais été gravement brûlé.
Je fus surpris une fois de plus de sa finesse et de son intelligence. Comment s’était-il aperçu que le feu avait pris sur moi? Une énigme.
Même à présent, je ne peux la déchiffrer. Son intelligence et sa délicatesse, on peut les attribuer à ses qualités innées. Mais comment expliquer l’abnégation étonnante dont il a fait preuve pour sauver son maître, au risque de se briser les jambes?
On dit: «Le c
Aimé de tout le monde dans les zones de guérilla, mon cheval devint légendaire. Il était connu jusqu’aux zones de semi-guérilla aux environs de Xiaowangqing et aux zones contrôlées par l’ennemi.
Wu Yicheng, mis au courant, l’enviait:
«Commandant Kim, ne voudriez-vous pas échanger votre cheval contre mes 50 chevaux de guerre?» me disait-il quand j’étais de passage chez lui, à Luozigou, pour des négociations en vue d’un front commun avec les troupes antijaponaises chinoises.
Je ne me rappelle plus ce que je lui ai répondu alors. Le fait est que j’étais rentré à Macun, après les pourparlers, sur le dos de mon cheval.
Pendant presque deux ans, les fers renouvelés, mon cheval parcourut avec moi des milliers de kilomètres, sans prendre garde au chemin bon ou mauvais. Il succomba pendant l’hiver 1934 à Xiaowangqing.
Au retour de notre première expédition en Mandchourie du Nord, je n’ai pas retrouvé mon cheval, mais un tumulus que mes camarades avaient élevé. Je ne sais comment décrire le regret que j’ai alors éprouvé.
Mon regret fut si vif que mes hommes me proposèrent de tirer une salve. Mais je n’acceptai pas. Je dis: «A quoi bon tirer une salve? Il a vécu au milieu des bruits de coups de fusil. Ne tirez pas, et qu’il repose tranquillement!» La tombe doit se trouver quelque part à Wangqing aujourd’hui encore.
Au début des années 1960, alors qu’O Paek Ryong était chef de la Direction générale de la garde, lui et moi, un jour, en promenade à cheval, nous nous souvînmes de mon ancien cheval. Après plusieurs dizaines d’années l’ancien chef de section de l’armée de guérilla se rappelait jusqu’aux menus détails de l’histoire de mon cheval.
Ces souvenirs furent portés, par je ne sais quelle voie, à la connaissance des écrivains Song Yong et Ri Ki Yong. Un officier les avait priés d’écrire à son sujet. J’ignore ce qu’il est advenu de cette proposition.
De toute façon, mon ancien cheval est réapparu sur une petite toile exposée au Musée de la révolution coréenne. L’histoire de mon cheval aurait été transmise, par Ri Ki Yong ou Song Yong, au peintre Jong Kwan Chol, qui le mit en scène dans un tableau vers la fin de sa vie. Invité à voir la toile par O Paek Ryong, je passai au Musée. La peinture me représentait avec mon cheval. Elle aviva en moi le souvenir de mes anciens plantons et de l’ancien chef de section, O Paek Ryong, qui m’avaient soutenu avec tant d’abnégation. «On aurait mieux fait de les peindre eux aussi», suggérai-je alors. Le peintre retoucha son œuvre, y ajoutant deux plantons. C’est cette toile corrigée qu’on admire aujourd’hui au Musée de la révolution coréenne.
Quand, de temps en temps, mes anciens plantons et mon ancien cheval me manquent, je passe au Musée pour les évoquer.
Maintenant que mes quatre-vingts ans ont sonné, je ne les revois que dans ma mémoire, mais l’image de mon cheval blanc, si fidèle, est aussi nette qu’il y a 60 ans.
Si un cheval peut être comparé à un être humain, il faut dire que c’est là un des plus fidèles compagnons que j’aie connus dans ma vie.
CHAPITRE VIII. EN PORTANT BIEN HAUT LE DRAPEAU DE LA LUTTE ANTIJAPONAISE
(Février – octobre 1934)
1. Ri Kwang
Mon amitié avec Ri Kwang datait du temps de Jilin.
Un jour, Kim Jun et ses collègues de l’Union générale de la jeunesse de Mandchourie de l’Est vinrent chez moi avec un jeune homme et me le présentèrent. C’était Ri Kwang.
Mes camarades se perdaient en conjectures sur son apparition à Jilin. Certains prétendaient qu’il y était venu faire ses études, d’autres présumaient qu’il désirait prendre contact avec une organisation révolutionnaire et les troisièmes, qu’il voulait s’informer de la situation du mouvement des étudiants et autres jeunes dans la région de Jilin. Kim Jun, de son côté, suggérait que Ri Kwang était venu à Jilin participer à une réunion secrète provinciale des enseignants.
Ri Kwang avait l’air intelligent, généreux et taciturne. Telle fut ma première impression au sujet de ce jeune homme. Mes fréquents contacts ultérieurs avec lui me permettront de savoir que c’était un homme très sensible, plein d’humanité et doué d’un grand sens de la camaraderie.
Séduits, je ne sais pourquoi, par le nouveau venu, mes camarades, craignant qu’il ne quitte Jilin, lui expliquaient, par exemple, qu’il fallait faire ses études au Lycée Wenguang si l’on voulait se donner une solide culture, à l’école supérieure de droit si l’on désirait parvenir à une situation élevée et au Lycée Yuwen si l’on était déterminé à faire la révolution.
Du reste, Ri Kwang ne voulait pas quitter Jilin. Selon lui, lorsqu’il fréquentait l’école primaire à Guchengzi dans le district de Yanji, il était venu plusieurs fois à Jilin faire des courses pour les vieux chefs de l’armée indépendantiste. La vie des étudiants et autres jeunes de cette ville, disait-il non sans émotion, avait visiblement changé depuis: auparavant les jeunes y étaient si passifs qu’on ne parlait même pas d’eux, mais, maintenant, le mouvement social de la jeunesse étudiante étant très actif, la ville donnait l’impression d’être une chaudière surchauffée. Aussi avait-il décidé de rester pour un temps dans cette ville, et il s’inscrivit au Lycée N° 5 de Jilin.
Les personnages qu’il avait connus avant étaient pour la plupart des chefs de l’armée indépendantiste comme Hong Pom Do, Kim Jwa Jin, Hwang Pyong Gil et C
Dès sa tendre enfance, il avait fréquenté le Sodang (école traditionnelle – NDLR) tenu par son grand-père maternel, où il avait appris les caractères chinois, mais, par la suite, son père souffrant d’une grave maladie, il avait dû renoncer à son rêve de poursuivre ses études dans une école moderne, pour s’occuper de la maison quand il avait à peine 14 ans. Dès l’âge de 16 ans, il avait dû se charger de la subsistance des siens comme chef de famille. Il avait donc accompli très tard ses études scolaires. Après les avoir terminées, il avait enseigné pendant un certain temps dans des écoles primaires de Yanji et de Wangqing.
Il se nommait alors Ri Myong Chun. C’est à partir du moment où il enseignait à Beihamatang, de la commune de Chunhua, qu’on l’appela Ri Kwang. A cette époque, à Beihamatang, les huit écoles
de cette région organisaient, dans le cadre de leurs activités éducatives, des joutes oratoires et des réunions sportives. Ri Myong Chun prit alors le pseudonyme de Ri Kwang pour participer aux matches de football comme joueur de l’équipe de Hamatang, ceci parce qu’il faisait partie d’une organisation clandestine. Dès lors, on l’appela ainsi.
Lors de notre première rencontre, en se souvenant de l’époque de Guchengzi, il me déclara:
«Ce sont les hommes de l’armée indépendantiste qui m’ont insufflé des idées nationalistes, et c’est aussi le mouvement pour l’indépendance qui m’a fait subir l’influence du communisme.»
Cette déclaration me parut fort singulière, et je lui demandai: «Comment! Vous dites que ces vieux chefs de l’armée indépendantiste vous ont imposé en même temps deux courants d’idées?
– Non, ce n’est pas cela, ils ne m’ont pas imposé... Plus exactement, ils m’ont influencé, voilà tout. En effet, c’est grâce à eux que j’ai été influencé par les idées nationalistes, puis par les idées du marxisme-léninisme.
– Cela veut dire qu’ils étaient imprégnés d’un double courant d’idées?
– Non! Mais il est possible de dire qu’ils étaient en train de changer d’opinion politique. Oui, c’est vrai, car, tout en militant dans l’armée indépendantiste, ils lisaient, en secret et avec passion, des ouvrages communistes. Chez les parents de ma femme, je trouvais beaucoup de livres de ce genre-là. Et voilà comment j’ai commencé à lire, et cela par plaisir, et je me sens maintenant assez convaincu...» Ravi, je saisis la main de mon interlocuteur et dis avec franchise: «Enchanté de faire la connaissance d’un adepte du communisme.»
A ma grande surprise, il se hâta d’agiter la main et de répliquer:
«Non, ne dites pas ça! Je ne suis pas encore communiste. Je ne comprends pas encore nombre de principes du communisme de Marx et de Lénine. Pour un esprit aussi simple que moi, cet idéal communiste, c’est une chose trop éblouissante. Ce que je dis peut vous décevoir. Mais excusez-moi, camarade Song Ju, je n’aime pas user de détours.»
Son caractère ouvert me plaisait. La franchise était la principale qualité qui faisait son charme.
En effet, Ri Kwang n’était en ce temps-là ni nationaliste ni communiste: il se trouvait à une charnière de sa vision du monde. C’est donc à Jilin, sous notre influence, qu’il devint communiste à part entière. Cependant, il ne faisait partie ni de l’Union de la jeunesse communiste ni de l’Union de la jeunesse anti-impérialiste, que nous avions fondées.
J’ai appris qu’on venait d’obtenir des renseignements selon lesquels Ri Kwang avait hypothéqué trois pièces des documents cadastraux de plus de 10 hectares de terres que l’Etat lui avait alloués pour l’entretien d’une école, afin de couvrir les frais de son voyage – plus de 400 yuans – pour venir à Jilin. Je ne sais pas si ces renseignements sont exacts. S’ils sont fondés, on peut imaginer l’ambition qu’il nourrissait alors, puisqu’il avait eu l’audace d’hypothéquer des terres qui ne lui appartenaient pas.
Avant de quitter sa maison, il avait envoyé au frère de sa femme une lettre dans laquelle il exposait sa résolution pathétique:
«Je trouverai coûte que coûte un véritable patriote, quitte à parcourir toute la Mandchourie et les huit provinces de la Corée. Me faudrait-il dix ou même vingt années pour y parvenir, je ne reviendrai pas chez mes parents avant d’avoir réussi, je vous en fais la promesse solennelle!»
Cette résolution laissait deviner son caractère, ainsi que la raison pour laquelle il avait quitté sa maison pour accomplir un trajet si long qu’il en eut des ampoules aux pieds, faisant des tournées dans les principales villes et les centres d’activité politique de la Mand-chourie.
Ri Kwang était de ces hommes au caractère droit, à l’esprit pointilleux et ingénieux. Il parlait couramment le chinois, aussi bien qu’un vrai Chinois. Ces qualités lui permettront plus tard d’occuper les postes de chef de dix foyers, puis de cent foyers, enfin de maire de commune.
Moi, originaire de l’Ouest du pays, j’ai pu apprendre auprès de lui les us et coutumes de la région de Jiandao et de la province du Ham-gyong.
A Jilin, Ri Kwang ne voulait pas devenir membre de notre organisation. Je n’en savais pas exactement la raison. Pour autant que je puisse en juger, c’était parce qu’il projetait de repartir dans peu de temps. En revanche, il me rendit visite très fréquemment. Peu après, par mon intermédiaire, il rencontra ma mère, sur laquelle il fera profonde impression.
Après ses études à Jilin, alors qu’il allait rentrer à Jiandao, il était venu me dire adieu. Il me demanda alors à l’improviste:
«Song Ju, sur le chemin de mon retour à Jiandao, je compte passer un moment à Fusong pour aller voir votre mère. Qu’en pensez-vous?»
Je lui étais reconnaissant de son intention. Je lui dis: «Ce que j’en pense? Voilà une question indigne de Ri Kwang! Si vous voulez aller voir ma mère, libre à vous de le faire! Avez-vous vraiment besoin de mon consentement?
– Vous êtes donc d’accord! Bon! Je ferai alors comme je voudrai. Tous les camarades respectent votre mère en l’appelant “notre mère”, mais, moi, je ne suis même pas encore allé lui présenter mes respects.
Cela va à l’encontre des convenances. Pourquoi votre mère serait-elle seulement la mère de Kim Hyok ou de Kye Yong Chun? Je veux qu’elle soit aussi la mienne.
– Merci, Ri Kwang! Cela signifie que ma mère aura un nouveau fils. Vous et moi, nous sommes des frères à partir d’aujourd’hui.
– Il nous faudra, en ce cas, sinon trinquer, du moins nous faire servir une assiette de nouilles.»
Et nous avons trinqué et mangé des nouilles.
Ri Kwang fit ce qu’il m’avait promis de faire: il séjourna quelques jours chez ma mère, avant de retourner à Wangqing. En ce temps-là, sa famille habitait, non pas à Yilangou, district de Yanji, mais au district de Wangqing.
Après son départ, ma mère m’envoya une lettre dans laquelle elle ne parlait que de lui.
«Song Ju, Ri Kwang est parti aujourd’hui pour Jiandao. Je l’ai reconduit jusqu’à l’embarcadère du fleuve Songhuajiang. Comme c’était au jour où tu m’as quittée pour aller dans une région étrangère, je me sens en ce moment si triste que je ne puis me mettre au travail. Comme il est gentil, ce jeune homme-là! Etrangement, il ne me paraissait pas être fils d’autrui. Il disait, lui, que j’étais comme sa propre mère. Je suis heureuse, pourquoi pas, de voir se multiplier sous mon aile de tels fils dignes de confiance. Peut-on imaginer bonheur plus grand? Tu m’as présenté un homme vraiment honnête. Accompagné de Chol Ju, il est allé au village de Yangdi, où se trouve la tombe de ton père: il s’est recueilli devant elle et s’est même donné la peine de la désherber. Bon nombre de tes camarades fréquentent notre maison, et nombreux sont ceux que je connais personnellement, mais personne d’entre eux ne s’est conduit aussi sagement que Ri Kwang. J’espère sincèrement que vos relations amicales resteront inchangées à jamais, comme les pins verts de ce mont sud.»
Le jour où j’ai reçu cette lettre, j’ai marché toute la journée au bord du fleuve Songhuajiang en proie à l’émotion. Chaque phrase et chaque mot de la lettre révélaient la satisfaction de ma mère dont je tenais à partager les sentiments de bonheur et de satisfaction. J’étais vraiment heureux d’apprendre que l’apparition de Ri Kwang l’avait rendue si contente.
Après le départ de Ri Kwang, la poste me fit parvenir un mandat.
J’ai déjà raconté à plusieurs reprises que, lorsque je faisais mes études au Lycée Yuwen de Jilin, j’avais bénéficié de l’aide pécuniaire de nombreuses personnes. La plupart de celles-ci étaient d’anciens amis de mon père: O Tong Jin, Son Jong Do, Ryang Se Bong, Jang Chol Ho et Hyon Muk Gwan et autres qui vivaient dans la ville de Jilin, puis ceux qui fréquentaient le siège du Jongui-bu (à Jilin – NDLR) en résidant dans des bases de l’armée indépendantiste, comme Liuhe, Xingjing, Fusong et Huadian.
Parmi ceux qui me soutenaient se trouvaient aussi des membres de l’Union de la jeunesse communiste et de l’Association Ryugil des étudiants coréens. Sin Yong Gun, élève du Lycée Wenguang et militant actif de l’Union de la jeunesse communiste, n’était pas riche, mais il déboursait volontiers pour me venir en aide.
Comme je l’ai dit plus haut, à cette époque-là, ma mère ne gagnait, en cousant, que cinq fens à un mao par jour. Même si elle gagnait un mao par jour, son revenu mensuel ne dépassait pas trois yuans qui suffisaient à peine pour payer mes études au Lycée Yuwen.
Ma mère n’envoyait jamais son argent par la poste pour éviter une dépense inutile. Elle amassait sou par sou jusqu’à ce que la somme soit suffisante pour couvrir mes frais de scolarité mensuels et me l’envoyait par l’intermédiaire d’une personne qui allait à Jilin. Et cela m’épargnait la peine d’aller au bureau de poste.
Quand je recevais l’argent envoyé par ma mère, j’éprouvais deux sentiments contradictoires: d’une part, je me sentais soulagé à la pensée que je pouvais sauver la face; d’autre part, je m’inquiétais des difficultés qu’allait supporter ma famille après m’avoir envoyé la totalité de son revenu mensuel.
Trois yuans, ce n’était qu’une somme minime, juste assez pour payer le repas d’un fils de famille riche. La plupart des élèves du Lycée Yuwen étaient issus de familles aisées. De temps en temps, des dizaines d’élèves recevaient en même temps leurs «papiers d’argent» – nous appelions alors ainsi les mandats –, et les élèves issus de familles pauvres, comme moi, qui n’avaient jamais eu la chance d’en recevoir un, étaient naturellement mal à l’aise.
Or, chose imprévue, une somme de dix yuans tomba entre mes mains: moi, l’un des élèves les plus pauvres. Ce fut un véritable événement.
Muni du mandat, je partis pour le bureau de poste. Chemin faisant, j’essayais vainement de deviner l’expéditeur.
Je ne parvins pas à mettre un nom sur la personne qui avait pu m’envoyer une somme aussi rondelette. Ma mère était la seule personne qui pouvait m’expédier de l’argent de l’extérieur de la ville. Mais il y avait gros à parier qu’elle n’était pas en état de me faire parvenir une telle somme. Je supposai même que le personnel du bureau de poste s’était trompé, mais je me ravisai aussitôt.
D’ordinaire, l’employé du bureau de poste ne remettait l’argent à son destinataire que si celui-ci pouvait nommer l’expéditeur. Heureusement ce jour-là, l’employé me remit mon argent sans rien me demander. Au contraire, c’est moi-même qui lui demandai le nom de celui qui m’avait envoyé l’argent. J’entendis une voix répondre: «C’est Ri Kwang!»
Je tombai des nues. Nombreux étaient ceux de mes camarades qui m’étaient plus proches que Ri Kwang. Certes, celui-ci avait entretenu des relations amicales avec moi à Jilin, mais j’étais loin d’imaginer qu’il allait m’envoyer de l’argent.
La bienveillance de Ri Kwang m’émut profondément.
De retour à Wangqing, il continua de communiquer avec ma famille. Alors que ma mère vivait à Antu, il vint au village de Xinglong avec de nombreux paquets de médicaments traditionnels et beaucoup d’argent. Pour amasser cet argent, il avait dû économiser sur son salaire en travaillant comme chef de cent foyers. Il rayonnait de chaleur humaine, il risquait même de se ruiner pour aider les autres.
Très souvent, il venait séjourner, plusieurs jours, chez ma mère pour l’aider dans ses travaux ménagers, avant de rentrer à Wangqing. Ainsi il devint un grand ami de ma famille.
Je bouillais d’impatience de ne pouvoir rendre la pareille à ceux qui m’aidaient financièrement, mais ma famille était trop pauvre. Devenir un digne fils de la patrie et un serviteur du peuple était, à mes yeux, le meilleur moyen de rendre leurs bienfaits à mes amis et à mes camarades.
Un jour de l’hiver 1929, Ri Kwang prit le train Jilin–Dunhua pour venir me voir. Il n’eut pas de chance! En ce temps-là, j’étais détenu en prison.
En revanche, par l’intermédiaire de Kong Suk Ja, serveuse à l’auberge où il était descendu, il obtint des informations sur le mouvement des étudiants et autres jeunes de la région de Jilin, ainsi que les méthodes de lutte employées par ses dirigeants. Kong Suk Ja accomplissait la tâche que l’organisation des Jeunesses communistes lui avait confiée: assurer les liaisons entre nous et les jeunes gens qui venaient nous voir à Jilin. Ri Kwang, qui avait à cette occasion fait sa connaissance, devait l’épouser plus tard. Sa première femme, Kim Orinnyo, était morte des suites d’une maladie.
Ri Kwang la regretta longtemps. On ne pouvait en effet imaginer ménage plus tendrement uni. Il pensait qu’aucune autre femme ne l’égalerait en vertu. Aussi, après sa mort, avait-il décidé de ne pas se remarier. Une année ne s’était pas encore écoulée que de nombreux partis se présentèrent, mais lui, fidèle à son serment et incorruptible, ne leur prêtait aucune attention.
Mes camarades et moi, nous lui conseillâmes plusieurs fois d’épouser une nouvelle femme pour le bien de ses enfants et de ses parents malades. Nous eûmes tant de mal à le faire revenir sur sa décision! Il ne suivit mon conseil qu’après avoir célébré le troisième anniversaire de la mort de Kim Orinnyo. Sa deuxième épouse, Kong Suk Ja, était une femme vertueuse ayant un cœur d’or. Elle s’occupa des enfants du premier lit de Ri avec un tel soin que tout le monde parlait d’elle en termes élogieux. Les enfants, quant à eux, la respectèrent comme leur vraie mère. Par malheur, Kong Suk Ja n’eut pas elle-même d’enfant.
Kong Suk Ja présenta Ri Kwang aux jeunes gens qui se joignaient à notre mouvement – ils étaient tous élèves du Lycée Yuwen ou de l’Ecole normale de Jilin –, avec lesquels il se lia d’amitié. L’organisation révolutionnaire de Jilin l’initia à cette vérité: pour reconquérir l’indépendance du pays, il faut avant tout regrouper toutes les forces patriotiques; à cet effet, posséder une idéologie et une ligne susceptibles de leur servir d’étendard et disposer d’un centre autour duquel elles puissent s’unir. Ainsi inspiré, Ri Kwang regagna Jiandao.
Le voyage à Jilin fut un jalon dans sa vie, car il marqua le début de ses activités révolutionnaires. Après ce voyage, les espions du consulat japonais et la police mandchoue commencèrent à le suivre de près. Loin d’être effrayé, il s’élança courageusement dans une voie nouvelle.
Les luttes Chusu et Chunhwang avaient confirmé la vérité qu’il avait découverte à Jilin. Il eut dès lors une nouvelle et juste conception du monde.
Après son changement de domicile à Wangqing, il devint maire de commune à Beihamatang. Drôle d’histoire, car cet homme, qui ne cachait pas son idéal, – faire la révolution – était devenu une sorte de «coursier» d’une des plus petites subdivisions administratives.
En décembre 1931, à Mingyuegou, je le rencontrai pour la deuxième fois.
Il était alors occupé à préparer le logement et les repas des délégués à la Conférence d’hiver de Mingyuegou. Grand fut mon étonnement lorsque je le vis apparaître portant un sac à dos plein de millet, surmonté de cinq faisans.
Les nouilles de fécule de pomme de terre avec de la viande de faisan et de poule hachée, l’une des spécialités de la région de Jiandao, étaient d’un goût si agréable que chacun en demanda une autre portion.
Après avoir mangé, Ri Kwang et moi, nous nous allongeâmes la tête sur un oreiller de bois chez Ri Chong San et bavardâmes jusqu’à l’aube.
Je le remerciai de tout cœur de la bonté qu’il avait eue de veiller à la situation de ma mère et de m’envoyer de l’argent.
«Ce soir, au repas, j’ai beaucoup réfléchi en mangeant les nouilles, lui avouai-je. J’ai failli pleurer en pensant à la peine que vous avez dû vous donner pour obtenir cette viande hachée. Lorsque nous faisions nos études à Jilin, vous m’avez souvent emmené au restaurant. Je m’inquiète de savoir si je pourrai jamais rembourser ce que je vous dois...»
A ces mots, Ri Kwang me poussa légèrement l’épaule, répliquant:
«Bah! Ce que vous me devez? J’ai aidé votre famille avec le sentiment de contribuer à une juste cause. Votre père a sacrifié sa vie à la cause de l’indépendance du pays. Et vous, Song Ju, vous êtes donné tant de peine pour diriger le mouvement des étudiants et autres jeunes.
N’est-il pas naturel que l’on envoie quelque argent à une telle famille de patriotes? N’en parlons plus!»
Feignant la colère, il me montra le poing.
Je croyais découvrir un autre aspect de son caractère.
«En voilà assez, Ri Kwang, repris-je. Seulement on ne doit pas être ingrat envers son bienfaiteur. Au nom de ma mère et en mon propre nom, je vous remercie encore une fois. A parler franc, je ne m’attendais pas à une aide aussi désintéressée de votre part.
– Moi non plus. C’est que, Song Ju, ma bonté n’était pas due au pur hasard. Elle obéissait à certains motifs...
– Lesquels?
– Un jour, votre mère m’a raconté comment elle s’était mariée avec votre père. J’ai écouté son histoire comme on écoute un conte de fées. Elle a évoqué surtout les grandes difficultés qu’il avait fallu surmonter pour que le mariage ait pu avoir lieu.
– J’ai entendu moi aussi cette histoire. Après la mort de mon père, ma mère a fait asseoir devant elle ses trois fils pour la leur raconter. C’était un mariage bien triste.»
Cette histoire remonte à l’époque précédant 1’«annexion de la Corée par le Japon».
La famille de ma mère habitait Chilgol, et celle de mon père, la commune de Nam. Les deux villages étaient distants l’un de l’autre d’environ 3 kilomètres, séparés par une petite colline. Pour aller de la commune de Nam au centre de la ville de Pyongyang, il fallait passer par Chilgol. Les gens de Chilgol, de leur côté, devaient traverser les environs de la commune de Nam s’ils voulaient se rendre dans la région de Nampho. Le contact et la circulation fréquents rapprochèrent les deux villages dont de nombreuses familles s’allièrent ainsi par le mariage.
Mon grand-père maternel chercha son futur gendre dans la commune de Nam, et son choix s’arrêta sur Kim Hyong Jik, mon futur père. Ses marieurs intervinrent et mon grand-père maternel fut le premier à rendre visite à la famille de mon père dans la commune de Nam, visite dont il revint bredouille.
Le jeune homme lui avait plu, mais la pauvreté dont paraissait souffrir sa famille le faisait hésiter. Ce qui l’inquiétait, c’était que, si sa fille épousait le fils d’une famille aussi pauvre, toute sa vie serait une suite d’épuisantes corvées. Plus tard, il revint à cinq reprises chez mon père.
Cependant, la misère empêcha la famille de mon grand-père d’offrir un seul repas digne de ce nom en l’honneur du père de sa future belle-fille.
A la suite de sa sixième visite, mon grand-père maternel, après en avoir discuté avec sa femme, envoya à la commune de Nam une lettre dans laquelle il donnait son consentement au mariage.
«Après avoir écouté cette histoire de mariage, j’ai mieux compris la condition de vos parents et de vos grands-parents, conclut Ri Kwang. Si vous apprenez que je connais l’affaire des crabes noirs, je suis sûr que votre étonnement sera encore plus grand.»
Je fus frappé de stupeur, car je croyais que seules quelques personnes, dont ma mère et mon grand-père Bo Hyon, et moi-même, étaient au courant de la lointaine histoire de la famille.
«Comment se fait-il que vous soyez au courant de cette affaire? demandai-je.
– Vous devinez maintenant mes relations avec votre famille, non?»
S’apercevant de ma surprise, Ri Kwang fit semblant de ricaner.
A l’âge de six ou de sept ans, à Mangyongdae, j’ai commencé à attraper des crabes noirs. Mon grand-père allait souvent en pêcher dans la rivière Sunhwa, affluent du Taedong, afin de contribuer à l’alimentation de la famille. Cette rivière foisonnait de ces crabes. Lorsqu’il s’y rendait, mon grand-père m’emmenait toujours avec lui. Il voulait, paraît-il, m’apprendre à gagner ma vie. Nous considérions comme un mets excellent les crabes noirs macérés dans la saumure, alors que les riches méprisaient ce plat.
La pêche aux crabes noirs était si simple et si aisée qu’on la considérait comme un travail ennuyeux. Si l’on jette dans la rivière un épi de sorgho bouilli, une multitude de crabes noirs, attirés par son odeur, viennent grouiller autour de lui. Nous en attrapions des dizaines et même des centaines par jour. La joie que nous éprouvions en rentrant avec ce butin était indescriptible.
Ces prises amélioraient l’alimentation de notre famille. Ma grand-mère servait aux visiteurs des crabes noirs qu’elle avait saumurés dans un pot. Il me prenait alors envie d’aller servir ces crabes à mes grands-parents maternels de Chilgol. La maison natale de ma mère était pour moi un foyer mystérieux qui m’inspirait une affection et une sympat
La sœur de ma mère me disait souvent de ne jamais oublier Chilgol, où j’étais né: ma mère y était allée passer quelques jours pour me mettre au monde. Cependant, mes grands-parents me racontaient que la commune de Nam était le lieu de ma naissance: «Il est vrai que ta mère est allée séjourner quelques jours à Chilgol pour te mettre au monde, disaient-ils, mais il n’en demeure pas moins que c’est dans la commune de Nam que tu es né.» Selon eux, si un enfant était né dans une région étrangère, le lieu de résidence de son père n’en restait pas moins pour toujours son pays natal. C’était l’ancienne coutume.
De toute façon, j’aimais la maison natale de ma mère autant que ma propre maison. Et ce sentiment ne me quittait pas pendant les instants de joie comme la pêche aux crabes noirs.
Lorsque je fréquentais l’Ecole Changdok à Chilgol, j’allais, le dimanche, à Mangyongdae pêcher des crabes noirs avec mon grand-père. Un jour, je pris soin de mettre de côté, à l’insu de mon grand-père, la moitié de notre prise avant de lui donner le paquet. Le grand-père sembla mécontent de notre maigre capture, il grommelait: «Voilà un butin négligeable! Pas de chance aujourd’hui.» Je fis semblant de ne pas l’entendre.
J’aurais dû lui dire la vérité, mais, redoutant l’effet que cela allait produire, je n’en eus pas le courage. Après avoir accompagné mon grand-père jusqu’à la maison, je rebroussai chemin pour reprendre ce que j’avais caché au bord de la rivière, puis je me dirigeai rapidement vers Chilgol avec mon paquet. Toute la famille de Chilgol s’en montra contente et me remercia de ma bonté. J’expliquai que sa reconnaissance devait aller à mon grand-père de Mangyongdae, qui avait pris ces crabes.
Plus tard, mon grand-père maternel vint à Mangyongdae et raconta au grand-père Bo Hyon l’histoire des crabes, ajoutant qu’il avait pu s’en régaler grâce au beau-père de sa fille.
Celui-ci, d’abord étonné de ces compliments inattendus, se montra ensuite satisfait.
Quelques jours après, il me félicita de ma conduite, de ma largeur d’esprit, selon son expression.
Un épisode lié à la misère et au sentiment humain.
Or, Ri Kwang semblait vouloir donner à ce récit une autre signification.
«Après avoir écouté ces histoires de mariage et de crabes, dit-il, j’ai commencé à éprouver de la compassion pour votre famille.»
Ces paroles pleines d’égards me touchèrent profondément.
«Eh bien, Ri Kwang, demandai-je, comment va votre travail de maire de commune?»
Je voulais lui poser cette question depuis que je militais en Mandchourie du Centre. A cette époque-là, en examinant les rapports que m’avaient envoyés nos agents opérant dans la région de Jiandao, en Mandchourie de l’Est, j’avais appris que Ri Kwang, l’une des personnes auxquelles je m’intéressais le plus, travaillait comme maire de commune à Wangqing.
Ri Kwang sourit, avant de répondre:
«C’est un travail un peu pénible, mais ça rapporte. Lorsque, l’automne dernier, certains de nos camarades ont été arrêtés par le corps de défense à Hamatang, j’ai répondu de leur innocence pour les sauver. Mon autorité de maire de commune a fait son effet.
«Je pourrais, si on me le permettait, disait-il pour rire, exercer cette fonction toute ma vie.»
Comme je croyais qu’il y avait de quoi être fier de mon pays natal, je lui en parlai beaucoup. Ri Kwang plaisanta alors:
«Puisque votre Mangyongdae est si beau, j’irai m’y installer avec ma famille après la libération du pays.
– Vous abandonnerez donc Jongsong, votre pays natal?
– On vit dans toute région qu’on aime. Elle devient alors son pays natal. Eh bien, après tout, quand j’irai à Mangyongdae, je vous prie de me permettre d’enseigner dans une école primaire. Vous, Song Ju, serez le directeur, et moi, un instituteur sous votre contrôle.
– Seulement, voilà je déteste l’enseignement plus que toute autre profession...
– Ne dites pas ça. J’ai entendu dire que vous avez exercé ce métier, quelque part à Antu ou à Guyushu; je sais aussi que votre père a enseigné pendant plusieurs années.»
Notre amitié se raffermit encore lorsque nous organisâmes des détachements.
C’est après avoir créé à notre demande un détachement à Wangqing que Ri Kwang vint me voir à Xiaoshahe. A cause des actes hostiles des troupes de l’armée de salut national contre les communistes et les jeunes patriotes coréens, nos camarades de Wangqing se heurtaient alors à de grandes difficultés dans leur préparation de la fondation de l’Armée de guérilla populaire antijaponaise. Même après l’organisation de son détachement, Ri Kwang avait eu du mal à définir les orientations de son activité, ce qui le tracassait.
Lors de notre rencontre, je lui fis part de mes opinions sur les principes à respecter dans la formation d’un front uni avec les troupes antijaponaises chinoises, ainsi que sur les moyens d’application de ces principes, puis je discutai par le menu avec lui des orientations que devait suivre son détachement, ainsi que des méthodes à utiliser.
Ri Kwang accepta de bon cœur mes propositions.
Ma mère le traita avec beaucoup d’égards, bien que nos repas fussent constitués de millet mêlé de sorgho, d’une soupe de pâte de soja et d’une salade de légumes sauvages sèches. De son côté, il la respectait de tout cœur. L’affection sincère de ma mère suscitait l’émotion de Ri Kwang, dont l’enthousiasme juvénile et la simplicité lui plaisaient.
C’est lorsque Ri Kwang séjournait au village de Xinglong que nous fondâmes l’Armée de guérilla populaire antijaponaise. Ma mère quitta alors son lit de malade et, accompagnée de mon jeune frère Chol Ju, rendit visite à l’armée de guérilla. En tâtant alors le fusil de Ri Kwang, elle déclara: «Vous voilà bien armés; avec ce genre de fusils, vous pouvez combattre pour tout de bon. Impossible de combattre efficacement contre les troupes japonaises avec des armes archaïques comme celles des troupes indépendantistes. A vous voir fermement alignés avec ce fusil à l’épaule, je me sens délivrée d’un fardeau qui a pesé lourd sur moi durant toute ma vie. Quelle ne serait pas la joie de vos mères si elles vous voyaient ainsi en armes? Les mères pleurent de chagrin quand leurs enfants se font un objet de risée ou qu’ils se conduisent d’une façon odieuse, mais elles pleureront de joie si elles les voient prêts à combattre, le fusil à la main.»
Ri Kwang retourna à Wangqing et s’employa avec ardeur à influencer les troupes de l’armée de salut national.
Nous avions réussi à collaborer avec le commandant Yu à Antu, et cette expérience favorisa notre effort pour gagner à nous les troupes antijaponaises chinoises. Au début, notre tâche fut aisée et connut un tel succès que de nombreuses troupes de cette armée acceptèrent volontiers de former un front uni anti-impérialiste avec nous.
La formation de ce front dépendait entièrement de l’effort des communistes.
Mais pourtant, c’était le gauchisme qui faisait obstacle à sa formation. Les gauchistes avaient lancé le slogan aventureux consistant à «abattre la couche supérieure et à rallier à eux la couche inférieure». Ce slogan avait provoqué une réaction violente chez les dirigeants de ces troupes antijaponaises chinoises, dont un grand nombre, indignés, commencèrent à se méfier des communistes, à les persécuter et à les massacrer.
C’est à ce moment-là que Ri Kwang se mit à effectuer un travail auprès de ces troupes. Son action était méritoire à tous égards.
Pour mener à bien cette entreprise, il quitta Beihamatang et alla s’installer à Taipinggou.
J’allais souvent lui rendre visite dans sa nouvelle demeure. Le village, d’environ 300 foyers paysans à l’époque, est situé aux confins de Xiaowangqing, de Yaoyinggou et de Laoheishan. La frontière soviéto-mandchoue passait non loin de là. Luozigou est à 8 à 12 kilomètres de cet endroit. Les principaux points de rassemblement des troupes de l’armée de salut national se trouvaient aux alentours. Le détachement de Ri Kwang était stationné à Jianchanggou, à environ 2 kilomètres de la ville de Luozigou.
La demeure de Ri Kwang se trouvait isolée sur un talus au bord de la rivière qui traverse le hameau principal de Taipinggou. Ce qui la distinguait, c’était le puits creusé à côté d’elle, la «maison au puits», comme on l’appelait. Plusieurs fois j’ai bu de l’eau de ce puits. Par temps chaud, quand j’entrais dans sa cour, tout en sueur, Ri Kwang allait y puiser une calebasse d’eau fraîche pour me la servir. Je trouvais à l’eau un goût très agréable.
Quand j’allais à Luozigou, je ne manquais pas d’aller à Taipinggou, dans la maison de Ri Kwang, pour souhaiter bonne santé à ses parents. Ce fut chez lui que nous organisâmes la dernière réunion du comité des soldats antijaponais, au cours de laquelle nous discutâmes, avec les communistes chinois, Zhou Baozhong, Chen Hanzhang, Hu Zemin et Wang Runcheng, du problème du front uni à former avec les troupes de l’armée de salut national.
Ri Kwang démontra ses compétences de commandant dans de nombreuses batailles, notamment lors de la défense de Xiaowangqing. L’exemple qu’il avait donné aux soldats de l’armée de salut national touchèrent ces derniers et les influencèrent en notre faveur. Toute la Mandchourie de l’Est connaissait son nom, les qualités politiques et militaires qui lui avaient valu cette réputation.
Wu Yicheng, trouvant en lui une véritable force armée hostile au Mandchoukouo et au Japon, faisait confiance au détachement de Ri Kwang. Il confia à celui-ci le poste de chef de la garde du Quartier général des troupes en campagne de l’armée de salut national et prit même soin de lui donner des gardes du corps.
Par la suite, Ri Kwang entra en relations avec Tong Shanhao en vue d’opérer conjointement avec les troupes de l’armée de salut national contre le Japon.
Tong Shanhao avait pris les armes pour combattre les Japonais mais n’avait pas tardé à devenir un malfaiteur. A l’époque, comme c’est le cas aujourd’hui, bien des gens confondaient les malfaiteurs et les «bandits à cheval».
Depuis les temps anciens, la région mandchoue était infestée de «bandits à cheval». A la fin de la dynastie des Qing, quand un grand nombre de Hans immigraient de Chine intérieure en Mandchourie, via Shanhaiguan, la population indigène mandchoue avait organisé des troupes armées d’autodéfense pour protéger ses terres cultivées et son patrimoine contre leur attaque. Ainsi avaient fait leur apparition ces bandits d’honneur, que les Japonais baptisèrent plus tard «bandits à cheval».
A la différence des bandes de voleurs comme les «brigands de montagne» ou les «brigands nomades», les «bandits à cheval» avaient leur code d’honneur et leur discipline et s’abstenaient d’actes de vol ou de pillage. La société des «bandits à cheval» se trouvait hors de portée des pouvoirs politiques centraux, auxquels elle s’opposait.
Ils ne concevaient pas leur existence sans leurs armes qu’ils portaient toujours. Les gens allaient jusqu’à les leur envier et aspirer à une vie telle que la leur. Ce n’était pas sans raison qu’était répandue à cette époque en Mandchourie cette maxime: «La femme est appelée à devenir une fille de joie et l’homme, un “bandit à cheval”.»
La discipline de cette société n’était pourtant pas toujours respectée. Bon nombre de «bandits à cheval» se laissèrent corrompre peu à peu pour finir par dégénérer en malfaiteurs. Certains étaient difficiles à définir et on ne savait s’ils étaient restés ce qu’ils avaient été ou étaient devenus malfaiteurs. Bon nombre de malfaiteurs se faisaient passer pour des bandits d’honneur mais se laissaient souvent soudoyer et utiliser politiquement par l’agresseur impérialiste étranger et les seigneurs de la guerre locaux pour se livrer à des carnages dont l’horreur dépassait l’imagination.
Alors que de nombreux commandants de l’armée de salut national frémissaient de haine et de colère contre les communistes, auxquels ils attribuaient la stratégie de «renversement de la couche supérieure» proclamée par les gauchistes, les intrigants japonais s’ingénièrent à tirer profit, sans perdre de temps, de cette situation afin de désunir les forces antijaponaises. Ils inventèrent les fameuses tactiques consistant à «utiliser les barbares pour dominer les barbares» ou à «se servir des bandits pour se débarrasser des bandits» pour dresser les forces antijaponaises les unes contre les autres, les faire s’entre-déchirer et s’entre-détruire.
Ce procédé intervint quand ils incitèrent Tong Shanhao à massacrer le détachement de Ri Kwang.
A cet effet, ils lancèrent d’abord une campagne visant à faire changer de camp à Ri Kwang. Des affiches furent collées un peu partout, qui annonçaient que la tête de Ri Kwang était mise à prix et qu’une haute dignité attendrait ce dernier s’il se rendait de lui-même. Pour démanteler les troupes de Wu Yicheng, pensaient-ils, il fallait les soustraire à l’ascendant des communistes qui opéraient, d’après eux, par l’intermédiaire de Ri Kwang. Le détachement de ce dernier était comme une troupe de choc opérant en faveur d’un front uni au sein de l’armée de salut national. Tout porte à croire que le service d’espionnage japonais était parfaitement au courant du rôle de Ri Kwang.
Tong Shanhao, un malfaiteur de triste renom, était politiquement ignorant, cruel et capricieux, au point qu’il fut facilement soudoyé par les intrigants japonais. Sachant bien ce que visait Ri Kwang, il proposa, selon le plan des Japonais, d’entamer à Laoheishan des pourparlers sur des opérations conjointes.
Ri Kwang mordit à l’appât. Une faute irréparable de sa part. Il ne savait pas que Tong Shanhao travaillait d’ores et déjà pour les impérialistes japonais. Accompagné de Wang Chengfu, secrétaire en chef du Quartier général des troupes en campagne de l’armée de salut national et d’une dizaine d’hommes de son détachement, il partit pour Laoheishan. L’organisation du parti lui avait conseillé de réfléchir avant de partir, le mettant en garde contre le danger qu’il encourrait en voulant rencontrer Tong Shanhao, dont la cruauté était sans pareille. Mais Ri Kwang ne voulut pas se raviser, il dit: «Il faut partir, même si je dois mourir. Nous savons que notre révolution ne pourra plus progresser si nous n’arrivons pas à appliquer la ligne de front uni anti-impérialiste. Alors, pouvons-nous renoncer à notre projet sous le prétexte qu’il existe un danger?»
Tong Shanhao les invita à un banquet et les fit massacrer. Une seule personne en réchappa. Les malfaiteurs, les croyant tous morts, s’enfuirent. Le rescapé fut sauvé par nos hommes. Plus tard, il tombera au champ d’honneur dans une forêt entre Luozigou et Laoheishan.
Ri Kwang avait 27 ans. Il est mort parce qu’il manquait de vigilance. Il aurait dû, pour former un front uni avec Tong Shanhao, commencer par transformer la mentalité de ce dernier, mais il avait cherché simplement à l’influencer par l’amitié.
Sa mort m’affligea profondément.
Je brûlais de le venger, je mourais d’envie d’aller, à la tête de ma troupe, exécuter les bourreaux. Si la voix de la raison en moi n’avait pas insisté sur l’impératif de la situation d’alors et la ligne stratégique générale des communistes – former un front uni avec les troupes antijaponaises chinoises –, je me serais laissé entraîner par mon désir de vengeance et j’aurais engagé des représailles sanglantes.
Toute la Mandchourie de l’Est condamna le crime abominable de Tong Shanhao et cria vengeance: «Œil pour œil, dent pour dent!» Les gauchistes aventureux nous reprochaient de ne pas mobiliser nos troupes pour nous venger de nos ennemis de classe qui avaient tué Ri Kwang, tandis que certains autres nous accusaient de glisser à droite.
La mort de Ri Kwang était un rude coup pour les communistes dans leur effort pour former un front uni contre l’impérialisme. J’avais perdu un camarade si précieux que je ne l’aurais pas échangé contre un millier d’ennemis. L’ennemi m’avait enlevé un autre futur pilier de la révolution coréenne.
En me mordant les lèvres pour supporter mon chagrin, je réfléchis: «Depuis un an que nous avions commencé la guerre antijaponaise, un grand nombre de mes chers camarades m’ont déjà quitté pour ne plus revenir. Est-ce la fatalité?»
Je marchai sans but, en serrant les poings, sur le rivage de la rivière Xiaowangqing, où je m’étais promené avec Ri Kwang en discutant de la stratégie à suivre dans la grande guerre antijaponaise. Je maudissais le jeu cruel du destin qui me plongeait dans un abîme de tristesse. Et je pris mon parti.
Il ne faut pas que la mort de Ri Kwang soit vaine, me disais-je. Si nous réalisons un front uni avec les troupes antijaponaises chinoises, à la formation duquel Ri Kwang a consacré tant d’efforts, maintenant qu’il repose sous terre, il s’en félicitera.
La mort de Ri Kwang me détermina à essayer d’entamer le plus tôt possible des pourparlers avec Wu Yicheng. Et loin de me faire abandonner mon projet de formation du front uni, cette mort me rapprocha encore plus de la voie qui y menait.
Il faut aller voir Wu Yicheng, me dis-je. La réussite des pourparlers avec lui me permettra de venger Ri Kwang.
Je me pressai de marcher de jour vers Luozigou. Nous passâmes au village de Taiping pour faire une visite de condoléances à la famille de feu Ri Kwang. Kong Suk Ja, sa veuve, essaya de me déconseiller de poursuivre ma route.
«Cher Général, il ne faut pas que vous y alliez. Vous n’y serez pas bien accueilli. Mon mari, lui aussi... N’y allez pas, Général, je vous en supplie...»
Chose étrange, la voix larmoyante de cette femme qui voulait me barrer la route me raffermit au contraire dans ma détermination de continuer mon voyage.
Elle serrait sur sa poitrine un enfant de sept ou huit ans et pleurait silencieusement tout en s’épongeant les coins des yeux avec l’attache de son habit.
Le fils de Ri Kwang s’appelait Ri Po Chon. Les yeux pleins de larmes, il me regardait fixement. Auparavant, quand il m’apercevait venir, alors qu’il jouait sur la terrasse sous l’auvent, il accourait vers la porte de l’enclos en criant: «Oncle Song Ju!» Un jour, il avait insisté pour que je lui confectionne un jouet «sauterelle».
A la vue de Ri Po Chon qui me reconduisait jusqu’à la route avec sa mère, je me repentis de n’avoir pas pu exaucer sa demande. Quelle serait ma joie si cet enfant me demandait, en se cramponnant à mon cou, comme par le passé, de lui fabriquer une sauterelle!
J’aurais eu l’esprit en repos s’il avait eu, du moins, le courage de me demander, en grimpant sur mes épaules, comme autrefois, quand il m’appelait «mon oncle», de le porter en triomphe.
Et pourtant, Po Chon se répandait en larmes, sans mot dire. J’avais devant moi, non pas l’enfant espiègle d’autrefois, brave et gai, mais un garçon mélancolique et timide qui, après avoir dit adieu à 1’«époque de ses contes de fées», était entré brusquement et trop tôt dans le monde de la souffrance. La mort de son père l’avait arraché à son monde romantique. Po Chon perdit ses deux parents avant d’avoir dix ans.
Po Chon ne me demanderait plus pareille chose. Il était trop triste pour penser à d’autres choses.
Je regardai un moment son visage.
Je faillis lui dire: «Au revoir, Po Chon, porte-toi bien! Je vengerai ton père et je reviendrai.» Mais, je lui adressai des paroles tout à fait autres.
«Eh! Po Chon, ton oncle va mourir de soif, dis-je. Chaque fois que je suis venu chez toi, ton père m’a invité à boire une calebasse d’eau fraîche. Et aujourd’hui tu le feras à la place de ton père. Je t’en prie.»
Une lueur brilla dans les yeux de Po Chon qui semblait plongé dans ses réflexions. Il disparut comme le vent et réapparut aussitôt avec une écuelle de laiton pleine d’eau. Apparemment mes quelques mots venaient de le distraire de son chagrin.
En regardant l’eau qui frémissait dans l’écuelle, je me souvins de Ri Kwang, et j’y voyais se dessiner tour à tour le visage de Ri Kwang et celui de son fils: je faillis éclater en sanglots.
En signe de remerciement, je vidai d’un trait l’écuelle.
Après avoir posé son doigt sur sa lèvre supérieure, il reçut l’écuelle et me regarda d’un regard plein de douceur.
Un peu soulagé, j’ordonnai à mes hommes de se remettre en route.
J’allais dire adieu à Kong Suk Ja et à son enfant, quand, tout à coup, ce dernier se précipita vers sa maison.
«Que lui est-il arrivé?» me demandai-je, interloqué.
Il revint en toute hâte et donna à mon cheval blanc une poignée d’avoine. Ce geste muet finit par me faire fondre en larmes.
Po Chon resta au bord de la rivière, nous regarda la traverser et disparaître au loin. Sur mon cheval, je me retournai et aperçus sur la route un point blanc immobile.
«Po Chon, quand tu seras grand, il faudra que tu deviennes un révolutionnaire comme ton père», m’écriai-je in petto.
De loin, je lui fis un signe d’adieu et lui souhaitai sincèrement bonne chance. Plus tard, en route pour la Mandchourie du Nord –nous venions d’entreprendre une deuxième expédition dans cette région, après la dissolution des zones de guérilla –, je demeurai environ une semaine chez Ri Kwang défunt et je discutai avec Kong Suk Ja de l’avenir de son fils.
Par la suite, Po Chon devint un révolutionnaire, comme je le désirais. Lorsqu’il travaillait comme cheminot à Linkou, il fut arrêté alors qu’il tentait de détruire un train militaire japonais et fut condamné à deux ans de prison. Il avait alors moins de vingt ans.
A la libération du pays (en 1945 – NDLR), il fut relâché. La nostalgie de la terre de ses ancêtres fit que, l’automne de cette année-là, il se rendit, via Dantong, à Pyongyang et à Séoul, puis il rentra à Linkou. Ce voyage laissa une profonde impression à ce jeune homme de 20 ans, sensible et qui promettait beaucoup.
Séjournant dans le pays où se trouvaient de nombreux amis de son père, il eut envie de participer à l’édification d’une vie nouvelle. Toutefois, il retraversa le pont de chemin de fer du fleuve Amnok, réprimant avec peine son désir de rester dans ce monde nouveau où s’édifiait le paradis dont avaient rêvé son père et lui-même, encore tout jeune.
Cinq années plus tard, ce paradis allait être la proie des flammes. La jeune République livrait un combat décisif pour défendre son indépendance.
Ri Po Chon, alors chef de compagnie de l’Armée populaire chinoise de libération, demanda résolument à aller combattre en Corée. Il fut incorporé dans l’Armé populaire de Corée et commanda une unité dans une division motorisée, avant de mourir, à mon grand regret, à l’automne 1950.
Kim Jong Il, informé de la vie et des activités révolutionnaires de Ri Kwang, enjoindra, dans les années 1970, aux cinéastes de produire un film ayant pour héros Ri Kwang et qui s’intitulera l’Histoire du premier détachement armé. Maintenant, tout le pays connaît son nom.
Kong Suk Ja travailla jusqu’à sa mort comme couturière dans l’armée de guérilla.
Ri Ju Phyong, père de Ri Kwang, qui se consolait d’avoir perdu son fils en aidant de toutes ses forces l’armée révolutionnaire, et Ri Pong Ju, sa sœur, moururent des suites des tortures que l’ennemi leur avait infligées.
Heureusement, Ri Po Chon nous a laissé un fils, qui, ayant embrassé la carrière militaire, suit résolument la voie frayée par la génération de son grand-père et élargie ensuite par celle de son père.
Ainsi donc, depuis trois générations, les Ri servent dans l’armée révolutionnaire. Ce qui est une chose digne d’éloges. Le petit-fils de Ri Kwang a bien fait de choisir la carrière militaire et de marcher sur les traces de son grand-père et de son père.
Lorsqu’un jeune officier, dont l’attitude et l’allure ressemblaient à celles de son grand-père, s’est présenté accompagné de sa mère pour la première fois devant moi, j’ai cru revoir Ri Kwang, mort il y a 60 ans, et j’ai senti mon cœur fondre.
La femme de Ri Po Chon, devenue veuve à 25 ans, a, durant 40 ans, tout supporté et élevé dignement son fils, son unique espoir, pour ne pas laisser s’éteindre la lignée de Ri Kwang et pour perpétuer son esprit révolutionnaire. Ne mérite-t-elle pas l’admiration générale?
Son fils m’a assuré, à cette occasion, que lui-même et ses enfants, les armes à la main, me resteront à jamais fidèles ainsi qu’au Maréchal Kim Jong Il. Je suis sûr que ses paroles ne resteront pas lettre morte. Les Ri sont des gens de parole.
«Si Ri Kwang n’était pas mort et s’il était rentré dans la patrie libérée, que n’aurait-il pas fait?»
Je me pose parfois cette question.
Il a débuté par le métier d’enseignant et il m’a confié, chez Ri Chong San, où nous séjournions pour participer à la Conférence d’hiver de Mingyuegou, que son rêve était de devenir enseignant.
Néanmoins, je pense qu’il aurait opté, comme Kang Kon et C
2. Les pourparlers avec Wu Yicheng
Après notre déplacement à Wangqing, un des problèmes épineux que nous devions résoudre d’urgence pour poursuivre nos activités était celui de l’antagonisme qui nous opposait aux troupes antijaponaises chinoises. Les manœuvres perfides des impérialistes japonais visant à semer la discorde entre les forces qui leur étaient hostiles, l’indécision dont faisaient souvent preuve les chefs des troupes antijaponaises chinoises et la ligne soviétique gauchiste, lourdes de conséquences, avaient rendu de nouveau conflictuelles, dès le début de 1933, les relations entre l’Armée de guérilla antijaponaise et ces troupes de l’armée de salut national.
Comme je l’ai mentionné plus haut, les communistes coréens et chinois avaient consenti, après les Evénements du 18 Septembre, en Mandchourie, d’immenses efforts pour conduire dans la bonne voie les troupes antijaponaises chinoises.
Ces efforts avaient abouti et, dans un premier temps, la troupe de partisans de Wangqing était en bons termes avec les troupes antijaponaises chinoises. A preuve: au printemps 1932, cette troupe de partisans et la Troupe d’autodéfense coopérèrent avec la troupe du major Guan pour repousser, dans la vallée Tok, l’attaque d’une garnison japonaise.
La garnison japonaise de Daduchuan se dirigeait alors vers la vallée Tok, conduisant des dizaines de charrettes tirées par des chevaux, pour transporter le bois d’œuvre produit à l’époque du Guomindang, dont des quantités se trouvaient entassées dans les vallées de Dawangqing et de Xiaowangqing.
Nos troupes conjointes, usant de la tactique de diversion et d’embuscade, anéantirent presque totalement l’adversaire fort de 40 à 50 hommes et s’emparèrent de quantité d’armes.
La bataille dans la vallée Tok fut l’occasion pour les communistes de rehausser leur prestige dans la région de Wangqing, atteinte depuis longtemps d’anticommunisme, et d’améliorer leurs relations avec les troupes de l’armée de salut national, l’hostilité devant faire place à la coopération. Ils pouvaient maintenant pénétrer dans ces troupes. En effet, après cette bataille, Kim Un Sik, Hong
Kim Ha Il, tireur d’élite, y fut nommé estafette, et Kim Un Sik, un intellectuel, devint aussitôt chef d’état-major.
Après cette bataille, la population de Macun soutint comme auparavant la troupe de Guan: elle lavait le linge et les vêtements de ses soldats et officiers et leur offrait brosses à dents, poudre dentifrice, savon, serviettes, blagues à tabac, en témoignage de sa sympat
Contrairement à l’usage chez les soldats et les officiers de l’armée de salut national, ceux de la troupe de Guan commencèrent à appeler tongzhi (mot chinois – camarade – NDLR) les hommes de notre armée révolutionnaire, c’est-à-dire les communistes.
Nos camarades qui s’étaient intégrés à cette troupe avaient tous un niveau de formation égal ou supérieur à celui des responsables de comités sectoriels du parti et travaillaient très efficacement auprès des soldats et officiers. Le major Guan fut séduit par la personnalité et les hautes aptitudes de ces communistes. Le fait que nous ayons gagné cette troupe à notre cause fut un événement d’importance exceptionnelle, car, dès lors, nos relations s’améliorèrent avec les autres troupes de l’armée de salut national.
Dans la région de Hunchun, les troupes de l’Armée de guérilla antijaponaise et les troupes de l’armée de salut national en arrivèrent à échanger leurs informations entre elles et à liquider en commun les agents des Japonais; la troupe de partisans de Yantonglazi reçut des armes d’une troupe de l’armée de salut national.
La situation était favorable. Avec un peu plus d’efforts de la part des communistes, on pouvait entrevoir de nouveaux progrès dans la coopération avec les troupes de l’armée de salut national.
Hélas! 1’«affaire Kim Myong San», montée par les gauchistes aventuristes, eut pour résultat de détruire ces rapports amicaux, réduisant ainsi nos efforts à néant. Les conséquences en furent graves: le major Guan, hissant le drapeau blanc, se rendit aux impérialistes japonais, et les autres troupes de l’armée de salut national s’éloignèrent des communistes. Presque à la même époque, dans le district de Yanji, la troupe de partisans commandée par C
La troupe de partisans de Wangqing commit, au début de son existence, de nombreuses erreurs dans ses relations avec les troupes de l’armée de salut national. Ryang Song Ryong, chef de bataillon, cédant à l’envie de posséder quelques fusils, appliqua mal la politique de front uni. Homme bienveillant et commandant habile, mais s’attachant exclusivement aux affaires militaires et enclin à l’aventurisme, il négligeait le front uni, s’attirant des reproches sévères de notre part.
La troupe commandée par Kao Shan dans l’armée de salut national ne suivit pas l’exemple du major Guan et maintint son alliance avec l’Armée de guérilla antijaponaise: elle avait, plus que les autres, subi notre influence. Le 5 du cinquième mois lunaire de 1933, coopérant avec la Troupe d’autodéfense du village de Taiping commandée par Pak Tu Song, elle repoussa l’attaque conjointe d’une garnison japonaise et d’une unité de l’armée fantoche mandchoue, totalisant plus de 300 hommes, qui, basées au chef-lieu du district de Dongning, étaient venues attaquer Shiliping, via Dongnancha; elle mit hors de combat un grand nombre d’assaillants.
Or, elle négligeait la surveillance par guetteurs, ne comptant que sur les sentinelles postées devant les portes, et la Troupe d’autodéfense antijaponaise se chargea d’assurer cette surveillance en plaçant des guetteurs. Lorsqu’il avait besoin de transmettre des renseignements urgents à d’autres troupes antijaponaises chinoises, Kao Shan confiait souvent volontiers ces missions aux organisations semi-militaires coréennes de Shiliping. Les membres de l’Avant-garde des enfants les remplissaient avec beaucoup de responsabilité.
Cependant, ces relations amicales ne s’étendaient pas aux autres troupes. La folie gauchiste qui affectait les zones de guérilla risquait de compromettre même notre alliance avec Kao Shan.
La politique gauchiste des soviets accéléra la démoralisation des troupes antijaponaises chinoises, jusque-là nos alliés ou nos amis.
Les opportunistes de gauche commirent des erreurs ultragauchistes dans le travail en direction de ces troupes chinoises. Prétendant qu’«il ne fallait s’unir qu’avec les soldats, au sein des troupes de l’armée de salut national», qu’«il fallait les pousser à tuer leurs chefs et à passer de notre côté», ils osèrent lancer ces mots d’ordre: «A bas les officiers, représentants de la classe des propriétaires fonciers et des bourgeois!» et «Que les soldats se mutinent pour rejoindre les troupes de partisans!» Leurs actes eurent pour effet de détruire notre union avec les supérieurs de ces troupes antijaponaises chinoises.
Celles-ci tuèrent des Coréens en les accusant d’être des «agents des Japonais» ou des «laogaoli gongchandang (communistes coréens – NDLR)».
Les impérialistes japonais en tirèrent parti pour lancer une offensive générale visant à semer la désunion entre les peuples coréen et chinois, entre les communistes coréens et chinois, entre l’Armée de guérilla antijaponaise et les troupes antijaponaises chinoises. Dès leur occupation de la Mandchourie, ils firent l’impossible pour disloquer les troupes qui, hissant le drapeau de la résistance au Japon, s’étaient détachées de l’ancienne armée du Nord-Est, celle de Zhang Xueliang, pour former l’armée de salut national. Le plus grand obstacle à cette entreprise était, pensaient-ils, l’union des troupes de partisans et des troupes de l’armée de salut national. Ils savaient bien que cette alliance constituerait une force redoutable pour leur sécurité et leur agression contre le continent et, finalement, menacerait l’existence même du Japon.
L’incident de Wanbaoshan, l’incident de Longjing (ce dernier étant resté à l’état de projet) et l’incident de Fushun révélèrent les perfides tentatives japonaises pour semer la discorde entre les Coréens et les Chinois. Le service d’espionnage et d’intrigue du Japon, rompu aux procédés machiavéliques, avait monté l’odieux incident meurtrier de Fushun afin de détruire les relations amicales entre les peuples coréen et chinois.
Dans le cadre de ce dernier incident, le service d’espionnage du Japon avait fait mortellement poignarder, à Fushun, un Chinois innocent par un Japonais qu’il avait vêtu d’un turumagi (manteau traditionnel coréen – NDLR) pour faire courir le bruit qu’un Coréen avait assassiné un Chinois. L’assassinat avait réussi, mais le meurtrier ayant été identifié parce qu’on avait découvert un vêtement japonais sous le turumagi, cet incident se solda par un échec et son but qui était de semer la discorde entre les peuples coréen et chinois ne fut pas atteint.
Plus tard, les Japonais mettront sur pied des incidents plus odieux encore, tels les incidents de Liutiaogou et de Lougouqiao. Les procédés d’intrigue employés par les Japonais étaient aussi grossiers que machiavéliques. Cependant, de nombreuses personnes, malgré l’expérience douloureuse qu’elles en avaient faite plusieurs fois, se laissaient abuser par les auteurs consommés de cabales.
Pour opposer le peuple coréen et le peuple chinois, les impérialistes japonais répandaient de faux bruits: «Les Coréens veulent occuper la Mandchourie», «Le parti communiste veut désarmer les troupes de l’armée de salut national», d’une part, et, d’autre part, ils incitaient les réactionnaires du Minsaengdan à réclamer l’autonomie des Coréens dans la région de Jiandao, celle-ci impliquant essentiellement la mise sur pied d’une «région autonome coréenne de Jiandao» et la formation d’un «gouvernement autonome légitime des Coréens». Des fois, ils incendièrent des maisons de Chinois pour ensuite attribuer ces actes criminels aux partisans coréens.
Les impérialistes japonais tentèrent perfidement de rallier à eux les chefs des troupes antijaponaises chinoises, dont ils affaiblirent l’hostilité à l’égard du Japon. Ce fut là une autre cause de l’échec de la coopération entre l’Armée de guérilla antijaponaise et les troupes antijaponaises chinoises.
En janvier 1933, Wang Yuzhen, dont la troupe était stationnée à Tumenzi dans le district de Hunchun, se rendit à l’ennemi avec ses hommes. Plusieurs centaines de ceux-ci formèrent une troupe de guérilla provisoire pour s’opposer à nous. Suivit, en février, la reddition de la moitié des effectifs de la troupe de Guan à Xiaowangqing, qui furent enrôlés par le corps de défense et le service de la sécurité publique du Mandchoukouo. Le même mois, plusieurs dizaines de soldats et officiers de la troupe de Ma Guilin qui faisaient leur apparition par intermittence aux environs de Dahuanggou changèrent leur fusil d’épaule pour rejoindre le corps d’autodéfense de Hamatang. Les soldats et les officiers de la troupe de Jiang Hai à Erchazigou et de celle de Qing Shan à Huoshaopu dans le district de Wangqing demandèrent à faire également la paix.
Comme je l’ai dit plus haut, les impérialistes japonais avaient réussi à corrompre Tong Shanhao, chef de brigands célèbre basé dans la région de Laoheishan: à leur instigation, il avait massacré Ri Kwang et son détachement.
Les actes d’hostilité des troupes de l’armée de salut national contraignirent nos partisans à ne circuler que la nuit. Tant que leurs relations avec ces troupes n’étaient pas améliorées, les Coréens étouffaient. Les communistes coréens pouvaient-ils transformer cette hostilité en alliance? La poursuite de leur révolution dépendait de ce problème crucial.
Je pris le parti d’aller rencontrer Wu Yicheng, commandant des troupes en campagne de l’armée de salut national. Depuis le départ de Wang Delin de la région de Jiandao, c’était lui qui tenait en main le commandement de cette armée. J’espérais, en le persuadant d’accepter notre proposition, mettre un terme à l’immobilité à laquelle étaient contraintes les guérillas en Mandchourie de l’Est par l’«affaire Kim Myong San» et le massacre du détachement de Ri Kwang et, ainsi, remédier à la situation difficile que traversait notre révolution.
Je discutai avec Ban Song Wi de mon projet de pourparlers avec Wu Yicheng, car il fallait à tout prix les réussir. Ban approuva ma détermination. Il me déconseilla pourtant d’aller moi-même voir le commandant Wu. Un Chinois réussirait peut-être, mais pas un Coréen, à le persuader, lui si pétri d’orgueil et si imprégné de préjugés. Il ajouta: pour attirer à nos côtés le commandant Wu ou le commandant Chai, il fallait faire échec aux intrigues de Ri Chong Chon, qui tirait les ficelles, ce qui était, selon lui, un problème de taille.
Malgré l’objection de Ban, je m’obstinai.
«Ri Chong Chon est Coréen, encore qu’il s’oppose au communisme, répliquai-je. Si on le persuade de la justesse de notre projet, il ne nous combattra pas. Lui et moi sommes de vieilles connaissances. Lors de la fusion des trois bus à Jilin, je me suis plusieurs fois entretenu avec lui. Mon père avait, lui aussi, fait sa connaissance.
– Que vous soyez de vieilles connaissances ou non n’a aucune importance! Wu Yicheng est un homme têtu comme une mule, tout le monde le sait. C’est une entreprise sans espoir!»
Ban cherchait à me dissuader.
«Lorsque j’étais à Antu, dis-je, j’ai pu gagner à nos opinions le commandant Yu. Alors, pourquoi pas Wu Yicheng?
– C’est le chef d’état-major Liu Bencao qui vous a alors aidé à réussir.
– Il en sera de même dans les troupes de Wu. Chen Hanzhang y est chef du secrétariat, vous le savez. Hu Zemin, le chef d’état-major de Wu, est un homme à nous.»
Ces mots me trahissaient moi-même. En effet, je venais de recevoir de Chen Hanzhang, sur lequel je comptais, une lettre me demandant un soutien décisif. Dans sa lettre, après avoir avoué qu’il était encore loin d’espérer réaliser, à lui seul, l’union avec le commandant Wu, il disait: «Vous, camarade Kim Il Sung, semblez être le seul à pouvoir résoudre le problème, et j’espère que l’organisation prendra le plus tôt possible les mesures nécessaires.» Ban n’était pas sans le savoir.
«Nous avons encore un long chemin à faire pour réussir notre révolution. Pourquoi risquer votre vie dans une entreprise hasardeuse? Réfléchissez et ravisez-vous, je vous en prie.»
Ban s’obstinait à vouloir me faire renoncer à mon projet. Il poursuivit:
«Ne vous imaginez pas que vous n’êtes responsable que de vous. N’oubliez pas que vous courez le risque de devenir un deuxième Ri Kwang! Les autres et moi, nous pouvons périr, mais, vous, vous devez survivre et lutter jusqu’au bout pour la Corée.»
Ces paroles me touchèrent sans pourtant me faire changer d’avis.
Après le départ de Ban pour le district de Hunchun, les représentants des troupes de partisans qui opéraient dans différents districts de la Mandchourie de l’Est se réunirent à Wangqing pour discuter du problème du front uni. Les discussions portèrent surtout sur l’alliance à conclure avec les troupes de l’armée de salut national, sur la question de savoir qui irait négocier à Luozigou où se trouvaient concentrées les troupes de l’armée de salut national commandées par Wu Yicheng, Chai Shirong et Shi Zhongheng.
J’insistai pour qu’on me charge de cette mission. La réunion accepta ma proposition à la condition qu’une centaine d’hommes m’escorteraient. Ainsi, c’est à peine si j’obtins l’autorisation d’aller traiter avec Wu Yicheng.
Pour cela, il fallait que je sois informé à l’avance, par l’intermédiaire de Chen Hanzhang ou de Hu Zemin, de ce qui se passait chez la partie adverse. Chen Hanzhang, chef du secrétariat de Wu, était une nature trop calme pour sortir de son bureau. Du reste, s’il sortait et prenait contact avec des Coréens il pourrait éveiller des soupçons. Mais toutefois, puisqu’il avait été autrefois membre de l’Union de la jeunesse communiste dont j’avais été l’initiateur et que lui et moi nous étions juré fidélité, j’étais convaincu qu’il se risquerait à me venir en aide.
J’écrivis à Chen Hanzhang et à Hu Zemin, puis à Wu Yicheng et à Chai Shirong pour leur notifier le but de notre visite à Luozigou. Jugeant nécessaire de respecter les formes, j’apposai un grand sceau carré à côté du nom de l’expéditeur.
Après avoir expédié les lettres, je m’informai, par l’intermédiaire de l’organisation révolutionnaire de l’endroit, de l’effet qu’elles avaient produit dans la troupe de Wu. La réaction était favorable. On m’apprit que l’armée de salut national avait tendu, à l’entrée de la ville de Luozigou, un calicot avec l’inscription: «Bienvenue à l’Armée de guérilla antijaponaise coréenne!»
Je partis donc pour Luozigou en compagnie de cent et quelques partisans, tous en uniformes neufs, armés de fusils neufs et portant des sacoches de cuir neuves. Notre troupe marchait en bon ordre, et elle avait de quoi impressionner tout le monde sur son passage.
Montant un cheval blanc, je marchais en tête.
Arrivés à Taipinggou, nous publiâmes une déclaration sur l’entrée d’une troupe de l’Armée de guérilla populaire antijaponaise dans la ville de Luozigou et envoyâmes mon planton à la troupe de Wu Yicheng. Puis, dans l’attente de la réponse, nous y passâmes la nuit.
Le lendemain, le messager revint et m’annonça que Wu Yicheng consentait à ma proposition de négocier. Chen Hanzhang avait joué son rôle. Après avoir reçu ma lettre, il avait rendu visite à Wu à qui il avait parlé très favorablement de moi.
Après l’avoir écouté, celui-ci lui avait demandé: «C’est un communiste, alors comment se fait-il que tu le connaisses si bien? Ne serais-tu pas communiste, toi aussi?»
– Il me connaît depuis longtemps, répondit Chen, parce que j’ai été son condisciple.
– S’il est vrai qu’il était votre compagnon d’études et qu’il est digne de confiance, il me faut le rencontrer et déjeuner au moins avec lui.»
Je divisai ma troupe en deux: une compagnie, celle de Hunchun, fut envoyée près de Taipinggou, pour parer à toute éventualité, car les hommes de l’armée de salut national pouvaient nous faire du tort. Le reste – 50 hommes – m’accompagna. Nous avançâmes fièrement, au son du clairon, drapeau rouge en tête. Nous entrâmes au chef-lieu de Luozigou.
Chen Hanzhang, venu à notre rencontre, me conduisit au Quartier général de l’armée de salut national. Jo Tong Uk qui était chargé de me seconder pendant les pourparlers ainsi que le soldat de liaison Ri Song Rim, armés chacun d’un mauser, me suivirent. Plusieurs aides de camp de Wu, qui avaient autrefois appartenu au Guomindang, étaient présents.
Wu Yicheng était un homme de belle prestance, aux moustaches en pointe. J’avais entendu dire que c’était un homme orgueilleux, qui recevait ses hôtes sans même prendre la peine de se lever et s’entretenait ou prenait du thé, à demi couché sur sa peau de tigre. Mais, ce jour-là, il m’accueillit aimablement, en observant les règles de la politesse, à cela près qu’il ne respectait pas la coutume chinoise d’offrir une tasse de thé à son hôte.
Pour me présenter, je lui dis respectueusement:
«Lorsque de nombreuses unités de l’ancienne armée du Nord-Est de Zhang Xueliang se rendaient à l’armée japonaise, la vôtre s’est dressée contre le Japon. C’est une action patriotique, et je l’apprécie hautement.»
Un sourire glissa sur ses lèvres, et il ordonna à son aide de camp d’apporter du thé.
«J’ai appris que vous vous battiez courageusement contre les Japonais, quoique vous soyez peu nombreux, dit-il. Je dois admettre que nous ne le faisons pas aussi bien que vous, bien que nous soyons supérieurs en nombre. Je vois que vous avez tous des fusils neufs. Accepteriez-vous de les échanger contre quelques-uns des nôtres, modèle ancien?»
Les pourparlers commencèrent ainsi. Les éloges de Wu m’embarrassaient. Tout en me complimentant, il me proposait un marché délicat qu’il m’était impossible d’accepter, voulant ainsi sonder mes intentions. A n’en pas douter, c’était un «diplomate» rusé et chevronné. Je pensais que, si ce commandant des troupes en campagne fortes de milliers d’hommes me faisait, dès notre première rencontre, une pareille demande, sans cérémonie, ce n’était pas par convoitise.
«Vous pouvez les avoir pour rien.»
J’acceptai sa proposition sans réticence.
Mais je n’en restai pas là et je continuai: «La question des armes sera mieux résolue si vous attaquez l’armée japonaise... Mais, si vous y tenez, nous vous en donnerons sans demander de compensation.»
Wu Yicheng caressa sa barbe, avant d’enchaîner:
«A propos, qu’est-ce que votre parti communiste? Chen Hanzhang m’a dit que le parti communiste n’est pas mauvais, mais je ne le crois pas. Mon ancien conseiller, Zhou Baozhong, était aussi communiste; il ne me plaisait pas, il ne m’inspirait pas confiance avec ce qu’il faisait, et je l’ai renvoyé. Et, j’ai entendu dire que votre parti communiste détruit les chapelles. Est-ce vrai?
– Pas du tout! Pourquoi les détruirions-nous? Tout cela, c’est de la propagande anticommuniste inventée par des gens de mauvaise foi pour nous accuser à tort.
– Alors, vous vous inclinez devant les sanctuaires?
– Je ne les détruis ni ne m’incline devant eux; je pense que je n’ai rien à voir avec ces choses-là. Et vous, vous inclinez-vous?
– Non...
– C’est donc pareil, ce que nous faisons, n’est-ce pas?»
Ne trouvant rien à répliquer, Wu se contenta de rire en caressant de nouveau sa barbe. Il poursuivit:
«J’ai entendu dire que vous, les communistes, hommes et femmes, dorment ensemble sous une même couverture et volent les biens des autres. Est-ce vrai?»
Jugeant que l’issue des pourparlers dépendait de la réponse à cette question, je décidai de tirer profit de l’occasion qui s’était présentée d’autant plus qu’il était nécessaire de donner à Wu une idée précise des communistes.
«Ce sont des mensonges, dis-je. Des scélérats, avec leur propagande, vous ont trompé. Quelques pseudo-communistes ont confisqué les terres des propriétaires fonciers, sans tenir compte qu’ils soient projaponais ou non. Nous n’approuvons pas ces actes arbitraires. Mais ne savez-vous pas que les métayers meurent de faim? Les propriétaires fonciers sont cupides et avares. Pourquoi ne s’offrent-ils pas à partager une partie de ce qu’ils ont? Si les propriétaires donnaient de la nourriture aux paysans qui vont mourir de faim, ceux-ci ne se révolteraient pas contre eux. Force leur est de se rebeller, car ils n’ont pas de quoi tromper la faim. Pour autant que je sache, la même raison a provoqué autrefois, en Chine, la révolte “Taiping Tianguo” (Paix et Paradis – NDLR).»
Wu Yicheng approuva d’un hochement de tête.
«Vous marquez là un point, dit-il. Ceux qui veulent, alors que le pays souffre, vivre comme des coqs en pâte, sont condamnables.»
Je continuai sur ma lancée.
«Quant à cette histoire selon laquelle les hommes et les femmes couchent ensemble sous une même couverture, elle a été inventée de toutes pièces par les Japonais pour dénigrer le parti communiste. Cela n’arrive jamais dans notre armée de guérilla qui compte beaucoup de femmes. Un homme et une femme qui s’éprennent l’un de l’autre peuvent se marier. La morale entre les sexes est rigoureuse.
– Je m’en doutais. Jamais plusieurs hommes ne couchent avec une femme, je pense.
– Bien sûr. Les communistes sont les plus intègres du monde.» Wu cessa de ricaner et commença à m’appeler «commandant Kim».
«Holà! le commandant Kim pense me convertir au communisme!
– Ne vous en faites pas: on ne devient pas communiste sur un simple ordre. Mais l’union est souhaitable pour vaincre les impérialistes japonais.»
Wu Yicheng fit un geste nerveux de la main.
«C’est impossible, s’écria-t-il. Nous ne voulons pas nous unir avec les communistes.
– Pourquoi ne pas coopérer quand on est peu nombreux?
– Je dis que nous ne souhaitons pas bénéficier de l’aide des communistes.
– Nul ne peut connaître l’avenir. Qui peut dire que vous n’aurez jamais besoin de notre aide?
– Oui. C’est possible. Après tout, qui sait ce qui arrivera? A propos, je vous demanderais, commandant Kim, d’adhérer à notre Jiajiali. Mieux vaut, à mon avis, en devenir membre que de rester au parti communiste...»
A me voir hésiter, il eut l’air satisfait et se mit à scruter mon visage.
En effet, le mot «Jiajiali» m’avait décontenancé. Wu semblait avoir posé la question à point nommé pour me voir aux abois.
Par «Jiajiali» on entend «famille». On appelait ainsi l’association de Chinois dont le nom officiel était Qinghongbang. Des ouvriers creusant des canaux et des bateliers, qui, ne pouvant plus supporter la misère, avaient fondé ce genre d’organisation pour s’opposer à l’empereur. On disait que, dans cette société, tout était partagé entre ses membres, la propriété privée étant interdite. A l’époque, c’était une association de grande réputation.
Les membres d’une Jiajiali avaient entre eux des rapports de père à fils, et non pas fraternels comme c’est le cas entre les frères jurés. On y entrait, non pour devenir un «père», mais pour devenir un «fils».
Les Jiajiali d’illustre origine avaient plus d’influence et de prestige que celles de basse extraction. Les nouveaux adhérents devaient participer à une cérémonie, laquelle, à en croire Kim Jae Bom (Kim Phyong) qui, sur notre demande, était entré dans la 24e parenté d’une organisation de ce genre, valait vraiment la peine d’être vue. Le nouvel adhérent devait faire, des dizaines ou même des centaines de fois, une profonde révérence à son «père» et aux anciens.
Il n’était donc pas question pour moi d’y adhérer, et c’était là le hic. Si je refusais, les pourparlers en bonne voie pourraient échouer; si j’acceptais, on m’obligerait à aller sur-le-champ m’incliner devant la statue de Bouddha. Enfin, adhérer à la Jiajiali, c’était tomber dans le piège tendu par Wu. En me préparant aux pourparlers, je n’avais pas prévu cette situation. Quoi qu’il en fût, j’espérai pouvoir me tirer d’embarras.
«Certes, ce serait un honneur pour moi que d’entrer dans votre Jiajiali, répondis-je. Mais alors, pour adhérer à une autre organisation que notre parti, je dois obtenir l’approbation de celui-ci. Je suis donc obligé de m’abstenir d’en faire partie jusqu’à ce que notre organisation me donne son consentement.
– Ha, ha! vous n’êtes donc pas un commandant à part entière.» D’un air déçu, il me regarda un moment, puis me demanda: «A propos, vous buvez?
– Oui, je bois, mais je m’en abstiens: cela risque de compromettre la lutte antijaponaise.
– Vous, communistes, vous n’êtes pas de mauvaises gens. Nous pouvons collaborer, mais nous ne voulons pas être influencés par le marxisme. Je n’admets pas la propagande communiste envers mes hommes.
– Ne vous inquiétez pas de cela. Loin de nous l’intention de faire de la propagande communiste. Nous ne parlerons que de la lutte antijaponaise.
– Votre parti communiste est un parti noble. Mais je dois vous dire que les communistes de Wangqing ont eu tort de désarmer la troupe de Guan. Qu’en pensez-vous, commandant Kim?
– Ce que j’en pense? Je pense que c’était là une grave erreur de leur part. Voilà pourquoi, l’année dernière, nous le leur avons sévèrement reproché.
– Vraiment, vous êtes un chef impartial. Mais certains disent que le parti communiste ne commet jamais d’erreur. Est-ce possible?...
– Non. Un communiste est un homme, et l’homme peut se tromper. Moi aussi, je fais de temps à autre des erreurs. C’est parce que je suis un homme, et non une machine. Celui qui travaille beaucoup commet parfois des fautes. C’est pour cette raison que nous étudions avec assiduité et nous efforçons d’acquérir une solide formation morale. C’est le moyen de tomber moins souvent dans l’erreur.
– Vous avez raison. Seul celui qui ne fait rien ne commet pas d’erreurs. Le parti communiste fait énormément de choses, nous le savons. Après tout, je trouve très intéressant de m’entretenir avec vous, commandant Kim. Vous êtes franc et nous nous entendons très bien.»
A la fin de nos entretiens, Wu Yicheng me serra tendrement la main. La réussite des pourparlers était certaine. De bonne humeur, il m’avoua qu’il avait appris que Chen Hanzhang était mon ami, que celui-ci l’aidait bien grâce à sa formation et que, sans lui, il deviendrait comme un aveugle.
Il me demanda si je connaissais Hu Zemin. Je répondis par la négative, car je craignais qu’il ne se doute que j’étais d’intelligence avec lui. Il fit alors venir Hu Zemin pour me le présenter. Nous fûmes obligés de feindre de faire notre connaissance en suivant les règles de la politesse. Chen Hanzhang me fit comprendre que, rarement, Wu Yicheng présentait personnellement les hommes de son état-major à un hôte et m’assura du succès des pourparlers.
Ce jour-là, Wu Yicheng et moi nous mîmes d’accord pour fonder un organisme permanent – le Bureau conjoint des troupes antijaponaises – qui devait jouer le rôle de coordinateur dans les relations entre notre armée de guérilla antijaponaise et l’armée de salut national ainsi que dans les actions communes de ces deux armées, et ensuite nous délibérâmes du choix du personnel de ce bureau.
Il fut décidé que l’armée de salut national y serait représentée par le Chinois Wang Runcheng, et l’armée de guérilla, par Jo Tong Uk, et que le Bureau aurait son siège à Luozigou, près du QG de Wu Yicheng.
Le jour même, ce dernier offrit un déjeuner somptueux en notre honneur.
Chen Hanzhang me dit que c’était un autre témoignage du traitement de faveur qui m’était accordé.
En déjeunant, nous bavardâmes dans une atmosphère amicale.
Chaque fois que notre conversation roula sur l’occupation de la Mandchourie par les impérialistes japonais, Wu sembla éclater de colère, ses sourcils noirs frémissant d’énervement. Il s’indigna en évoquant l’assassinat de Ri Kwang par Tong Shanhao.
«Ces brigands n’ont, depuis le début, rien à voir avec nous. Ah, quelle saleté, ce Tong Shanhao qui est devenu l’instrument des Japonais! Il a attaqué votre armée et il mérite le châtiment du Ciel. Il est la honte de la nation chinoise.»
En l’écoutant, je compris mieux la personnalité du commandant Wu.
Je fus très satisfait du résultat des pourparlers et de l’hospitalité de Wu Yicheng.
Ce dernier affichait de grands airs et n’était pas débarrassé de l’idéologie du Guomindang. Qu’importe! L’essentiel était qu’il brûlait du désir de combattre les Japonais et de sauver sa nation en détresse. Si l’on insistait sur l’idéologie, l’origine sociale ou la nationalité, il n’était pas question d’une quelconque collaboration. La nécessité de former un front uni nous faisait passer outre.
Le jour même, j’envoyai une estafette à Xiaowangqing pour informer mes camarades que l’union avec le commandant Wu était faite, qu’il s’agissait maintenant de gagner à notre cause Chai Shirong, avec lequel j’essaierais d’engager des pourparlers plus tard, que, pour former un front uni, il fallait attaquer une ville fortifiée assez importante comme le chef-lieu du district de Dongning et qu’ils devaient être prêts à passer à l’action.
Après avoir heureusement conclu notre première rencontre avec Wu Yicheng, nous ne tardâmes pas à entreprendre l’action visant à intégrer dans le front uni antijaponais la troupe de Chai Shirong, la plus conservatrice de l’armée de salut national. Chen Hanzhang avait présumé que le commandant Wu accepterait mais qu’il serait difficile de persuader le commandant Chai. Il s’inquiétait de savoir s’il n’y avait pas moyen de se débarrasser de Ri Chong Chon. Le commandant Wu n’avait sous ses ordres que l’effectif d’une brigade, alors que la troupe de Chai était supérieure en effectifs.
Je fis une proposition de pourparlers à Ri Chong Chon.
Celui-ci refusa carrément et incita Chai à désarmer l’armée communiste. Ce dernier, pourtant habitué à accepter les propositions de Ri Chong Chon, s’opposa à son projet de désarmement. Il lui dit: le commandant Wu Yicheng avait invité le commandant Kim et lui avait même offert un déjeuner; ce dernier avait amené avec lui la troupe de Wangqing qui combattait bien et ferait payer cher le moindre préjudice causé à cette armée. Et pourtant, les idées anticommunistes dont Ri Chong Chon avait imprégné Chai étaient telles que nous ne pouvions même pas avoir accès auprès de celui-ci.
L’unique solution envisageable était de séparer la troupe de Chai de celle de Wu. Pour y parvenir, il fallait mettre sous notre influence la brigade de Shi Zhongheng, qui formait le gros de la troupe de Wu. A condition de réussir à persuader le chef de brigade, il était possible de consolider les premiers succès obtenus au cours des pourparlers avec Wu Yicheng.
Selon nos renseignements, cette brigade était formée en majorité de personnes de basse extraction. Son chef, Shi Zhongheng, avait été porcher, dès l’âge de 9 ans, chez un propriétaire foncier. C’était pour ne pas mourir de faim s’il s’était enrôlé dans l’armée. Tout d’abord, il avait été sous les ordres de Wang Delin dans l’armée de terre de Jilin, puis, après les Evénements du 18 Septembre, il avait été incorporé dans l’armée de salut national: il y avait commandé une section, ensuite une compagnie, puis un régiment, avant de prendre le commandement d’une brigade. D’un tempérament typiquement militaire, il aimait combattre.
Muni d’une lettre de recommandation de Hu Zemin, je devais rencontrer Shi Zhongheng le jour même.
Il me reçut sans cérémonie, remettant à plus tard toutes ses affaires. Il m’accueillit cordialement comme si j’étais un ami, disant que c’était un honneur pour sa troupe de recevoir la visite d’un commandant qui inspirait la terreur aux Japonais. Il n’était ni un anticommuniste ni un militaire intransigeant. C’était un homme d’un naturel confiant et sage.
Il me déclara que les victoires successives de mes troupes sur l’armée japonaise faisaient à la fois la fierté des Coréens et de la population de la Mandchourie de l’Est. En effet, à l’époque, nous avions gagné de nombreuses batailles, notamment celles de Jiapigou et de Liangshuiquanzi, autant de coups cinglants pour les impérialistes japonais. Les journaux n’en avaient pas parlé, mais toute la région de Jiandao était au courant. A mon grand étonnement, Shi Zhongheng connaissait dans tous leurs détails les déroulements et les résultats de ces batailles.
Il accepta de bon cœur ma proposition d’attaquer ensemble le chef-lieu du district de Dongning.
«Je désirais depuis longtemps avoir à nos côtés une armée amie aussi puissante que celle du commandant Kim. Depuis aujourd’hui nous sommes comme des frères. Votre ennemi est mon ennemi, et votre ami est mon ami!»
D’un même élan nous nous embrassâmes, nous félicitant de l’aboutissement de nos pourparlers. Depuis, aux jours difficiles des batailles, nous partageâmes le même sort; et nous sommes restés des frères, des compagnons d’armes. Notre amitié est demeurée intacte jusqu’à sa mort au champ d’honneur, après sa désignation au poste de chef de la 2e division indépendante.
Les pourparlers de Luozigou avaient eu pour résultat d’éliminer le plus grand obstacle dressé sur le chemin de la révolution antijaponaise. Si l’union avec le commandant Yu avait marqué le départ de la formation de notre front uni, l’alliance avec Wu Yicheng fut un autre événement faisant date, car elle avait étendu ce front uni à toute la Mandchourie de l’Est, de même qu’elle avait mis un terme aux antagonismes et aux hostilités sanglantes, inutiles, entre les peuples coréen et chinois, engendrés par la Révolte du 30 Mai et l’incident de Wanbaoshan, et avait rendu possible l’union des puissants courants de la résistance au Mandchoukouo et au Japon dans un immense fleuve impétueux.
De nos pourparlers avec Wu Yicheng et Shi Zhongheng nous avons tiré cette leçon qu’on ne peut former un front uni avec une tierce force que si l’on est soi-même assez puissant. Si nous n’avions pu démontrer suffisamment notre puissance militaire lors de notre expédition en Mandchourie du Nord et du Sud en 1932, puis dans les batailles de diverses envergures engagées en 1933 à Wangqing et dans les régions environnantes, et si nous n’étions pas parvenus à transformer notre armée de guérilla en une force invincible, il est hors de doute que Wu Yicheng aurait fait fi de notre proposition et n’aurait même pas voulu nous rencontrer. Si notre union avec Wu Yicheng s’est réalisée si facilement, c’est parce que nous étions forts, politiquement et moralement supérieurs à l’armée de salut national et, enfin, que l’ardeur de notre patriotisme et de notre solidarité internationaliste et la fermeté de notre foi en la justesse de notre cause avaient touché le cœur de Wu Yicheng et de ses hommes.
Depuis lors, convaincu que notre propre force compte le plus pour former un front uni et que, si elle est peu importante, aucune alliance n’est concevable avec une armée ou une nation, j’ai lutté toute ma vie pour accroître nos propres forces révolutionnaires.
Wu Yicheng et Chai Shirong acceptèrent notre proposition d’attaquer le chef-lieu du district de Dongning. Nous tînmes, à Luozigou, avec Wu Yicheng, Shi Zhongheng, Chai Shirong et autres commandants de l’armée de salut national, une réunion commune où un plan d’opérations détaillé fut établi. Ensuite, j’expédiai un nouveau message au QG de Wangqing.
La réussite de nos pourparlers avec Wu Yicheng et la prise dudit chef-lieu nous firent connaître aux autres troupes de partisans, aux troupes de l’armée de salut national et à toutes les forces antimandchoues et antijaponaises qui opéraient en Mandchourie de l’Est. L’alliance avec Wu Yicheng nous a permis de comprendre avec netteté que c’est de la formation du front uni des forces hostiles au Japon que dépendait le développement de l’ensemble de la révolution antijaponaise.
Plus tard, après notre transfert de la région de Jiandao dans celle de Changbai, où nous poursuivions nos activités, je me remémorai, non sans émotion, les journées où s’était réalisée notre alliance avec Wu Yicheng. Appartenant à l’Armée antijaponaise unifiée du Nord-Est, ce dernier était basé dans la région de Fusong et opérait dans notre voisinage. La nouvelle de ses activités fit ressurgir mes vieux souvenirs.
En compagnie d’une centaine de mes hommes, je me mis en route pour me rendre dans la forêt à l’est de Xigang où se trouvait le stationnement secret de la troupe de Wu Yicheng.
Celui-ci vint en courant à ma rencontre jusqu’au dehors du Quartier général. Nous nous étreignîmes chaudement comme l’auraient fait des amis d’enfance qui se retrouvaient après dix ou même vingt années de séparation.
Au moment où ses moustaches rendues grises par la poudre des fusils venaient chatouiller mes joues, j’eus la gorge serrée, sous l’impulsion d’une sensation indéfinissable. Je ne comprenais pas pourquoi ma rencontre avec ce Chinois, fier et d’un tempérament guerrier, me réchauffait si vivement le cœur. L’amitié nouée dans les combats est bien étrange. Le commandant Wu m’accueillit sincèrement comme un vrai frère, malgré les différences de nationalité et d’âge qui nous séparaient, et j’en fus touché.
Il ne peut être, je pense, d’amitié plus cordiale, plus chaude et plus solide que cette amitié scellée sous une grêle de balles. C’est probablement pour cette raison-là que nous parlons d’«amitié de combat» lorsque nous évoquons les liens unissant étroitement des personnes.
Je ne retrouvais plus le présomptueux Wu Yicheng d’autrefois qui, assis de guingois sur une peau de tigre, dévisageait son interlocuteur de ses yeux d’aigle. Il avait l’air, non pas du «héros de la verdure» ayant sous ses ordres des milliers d’hommes, mais plutôt d’un vieux paysan, avec son visage décharné et son regard terne.
Après deux jours passés dans le camp secret de Wu Yicheng, j’allais prendre le chemin du retour, lorsque Wu voulut me confier une centaine de ses hommes. Comme je refusais, il fit semblant d’être fâché et déclara:
«Je sais que rien ne vous manque. Mais, ne faut-il pas que je fasse au nom de notre amitié quelque chose d’utile pour vous, commandant Kim, vous qui vous préparez à de grandes batailles? Ces cent hommes doivent être sous vos ordres, plutôt que sous les miens. Un proverbe dit: les armoises replantées dans le champ de chanvre se redressent.»
Nous nous séparâmes ainsi pour ne plus nous retrouver. Quelqu’un m’apprendra qu’à la fin de la même année, ayant confié ses troupes à une autre personne, il avait rejoint l’Union soviétique. Depuis, je n’eus plus de nouvelles de lui.
Wu Yicheng n’était pas pour nous un compagnon occasionnel dont nous avions eu besoin pour un temps déterminé afin de former le front uni antijaponais; c’était au contraire un inoubliable compagnon d’armes avec lequel nous avons combattu dans l’adversité. Personne n’a d’informations sur la dernière moitié de sa vie et sur la manière dont il a fini ses jours. Aucune nouvelle n’est vérifiable.
Savoir qu’il est resté fidèle à ses idées patriotiques jusqu’au dernier moment de sa vie me rendrait serein.
3. La bataille de Dongning
Après les pourparlers de Luozigou, le Bureau conjoint des troupes antijaponaises se mit à exercer une action efficace sur les troupes de l’armée de salut national. Il alla jusqu’à établir des contacts avec les troupes de montagne (ou troupes Salim – NDLR) qui opéraient dans les environs afin de les intégrer dans le front uni antijaponais.
Grâce à l’intervention de ce bureau, nous tînmes, au début de septembre 1933, à Laomuzhuhe, près de Luozigou, avec les commandants des troupes antijaponaises chinoises, y compris Wu Yicheng, Shi Zhongheng, Chai Shirong et Li Sanxia, une réunion commune afin de discuter pour la dernière fois du plan d’attaque du chef-lieu (Sanchakou) du district de Dongning (dans le sous-titre et ci-après bataille de Dongning – NDLR). Sur la demande du commandant Wu Yicheng, la réunion adopta à l’unanimité notre projet.
Si nous n’avions pas eu hâte d’attaquer cette ville immédiatement après les pourparlers de Luozigou et si nous avions décidé de consacrer plus de deux mois à nous préparer à la bataille, c’était que nous attachions une importance exceptionnelle à ces opérations: nous entendions, par cette bataille, obtenir la liberté d’activité complète de l’Armée de guérilla antijaponaise et, du même coup, faire honneur à nos conventions sur le front uni conclues avec les troupes de l’armée de salut national.
La réussite de ces opérations nous permettrait de renforcer le front uni avec les troupes antijaponaises chinoises, tandis que leur échec rendrait nul et non avenu le résultat des pourparlers de Luozigou et aboutirait à l’effondrement de ce front uni en cours de formation. L’échec de cette bataille pourrait ternir le prestige militaire de l’Armée de guérilla antijaponaise qui nous avait coûté tant de sacrifices. Nous devrions payer très cher cet échec, car les troupes de l’armée de salut national se plaindraient alors d’avoir rejoint le front uni.
En effet, nous allions être soumis à une rude épreuve. Si l’on s’en tenait aux renseignements fournis par nos missions de reconnaissance et par nos organisations sur le terrain, il y avait dans cette ville environ 500 hommes de l’armée du Guandong (armée japonaise – NDLR), commandés par Ishida, un régiment de l’armée fantoche mandchoue, conduit par Qing, ainsi que de nombreux effectifs de la police mandchoue et du corps d’autodéfense. L’ennemi était retranché derrière de solides fortifications munies de pièces d’artillerie et d’autres armes modernes.
Certains commandants des troupes antijaponaises chinoises prétendaient que nous n’avions qu’une chance sur trois d’occuper cette ville fortifiée.
Au cours de la réunion, alléguant la règle de l’art militaire universellement reconnue, selon laquelle l’effectif de l’assaillant doit être trois fois supérieur à celui du défenseur, ils déplorèrent l’insuffisance de nos effectifs.
Mais Wu Yicheng et autres commandants réfutèrent en affirmant que seules des écoles comme l’école militaire japonaise où Ri Chong Chon avait fait ses études pouvaient y souscrire et reprochèrent leur indécision à ceux qui avançaient ce faux raisonnement.
Ce n’était pourtant pas sans raison que certains commandants effrayés par le mythe de 1’«invincibilité de l’armée impériale» dont se vantait le Japon craignaient la force de l’ennemi, cela d’autant plus que l’armée de salut national avait autrefois essuyé un échec dans ses tentatives d’attaque du chef-lieu de Dongning.
Une fois établi le plan d’opérations, les membres du Bureau conjoint, en liaison avec Hu Zemin, déterminèrent pour chaque troupe le nombre des combattants à engager dans la bataille.
Nous décidâmes de mobiliser trois compagnies de partisans, respectivement une de Wangqing, de Hunchun et de Yanji, et les fîmes venir à Luozigou.
La compagnie de Wangqing que j’avais amenée avec moi et celle de Hunchun, conduite par le commissaire politique de bataillon Paek Il Phyong, eurent, à la fin d’août 1933, près de Luozigou, une rencontre émouvante.
Malheureusement, n’ayant pas reçu à temps notre message, la compagnie de Yanji n’arriva pas au lieu de rassemblement. Dans le bataillon de Yanji avait été choisie la compagnie la plus combative: celle de C
Lorsque nous étions entrés, avec les camarades de Hunchun, à Luozigou, les soldats et les officiers de l’armée de salut national et la population nous avaient fait un accueil chaleureux. Parmi la foule il y avait beaucoup de paysans venus des villages environnants. L’accueil enthousiaste de la population nous permit de nous rendre compte de l’activité fructueuse des organisations antijaponaises de cette région.
Derrière cette multitude qui nous acclamait en agitant les mains se trouvaient des révolutionnaires très compétents comme C
Après avoir mis de l’ordre dans nos rangs, je prononçai devant les habitants du quartier chinois un discours les incitant à combattre les Japonais pour le salut national. Puis, comme pour une revue à grand spectacle, mes hommes commencèrent à chanter et à danser. Les boutiques de Chinois qui longeaient la rue furent fermées, et tous les commerçants s’attroupèrent pour assister aux divertissements. Toutes les rues de Luozigou, qu’elles soient habitées par des Coréens ou par des Chinois, où les combattants de l’Armée de guérilla populaire antijaponaise et de l’armée de salut national se mêlaient les uns aux autres, étaient animées comme pour une fête.
Les jeunes gens, déjà informés de nos actions d’éclat, se pressaient autour de nous, criant: «Où est le commandant Kim?» L’un d’entre eux déclara que le commandant Kim était originaire de la province du Phyong-an, un autre répliqua qu’il venait de la province du Hamgyong, et un troisième, de la province du Kyongsang. Chacun était sûr d’avoir raison.
Les enfants s’amusaient à tâter nos fusils modèle 38 et nos cartouchières. Chaque partisan portait trois cartouchières, l’une au ceinturon, les deux autres en bandoulière, suspendues en croix aux épaules. Une cartouchière contenant 100 cartouches, chaque combattant en avait 300.
Les femmes s’approchèrent des partisans et les invitèrent à venir déjeuner chez elles: «Quelles épreuves n’endurez-vous pas pour libérer le pays! Au moins venez déjeuner avec nous.» Certaines étaient venues de villages situés à quatre ou même huit kilomètres de Luozigou pour leur offrir à manger.
Le jour même de notre arrivée à Luozigou, guidé par les camarades du Bureau conjoint des troupes antijaponaises, je rendis visite au commandant Wu Yicheng.
Lui et moi, personnes de connaissance depuis des mois, nous entretînmes, non pas pour nous sonder l’un l’autre comme lors de nos premiers pourparlers en juin, mais plutôt pour nous ouvrir notre cœur l’un à l’autre.
Lorsque je me rendis à Luozigou, je m’inquiétai surtout de savoir si le commandant Wu Yicheng n’avait pas renoncé à l’idée d’assiéger avec nous le chef-lieu du district de Dongning, si Ri Chong Chon et consorts qui s’opposaient à l’union avec nous n’avaient pas poussé Wu Yicheng à abandonner son projet initial pour détériorer de nouveau les relations entre notre armée de guérilla antijaponaise et l’armée de salut national... Les membres du Bureau conjoint des troupes antijaponaises m’avaient plus d’une fois mis en garde contre Ri Chong Chon qui incitait sans cesse Chai Shirong à saboter la collaboration entre les deux armées. Ils craignaient que le commandant Wu ne soit influencé par ce semeur de discorde.
Inquiétude inutile. Wu désirait toujours former un front uni. Sa détermination à s’emparer du chef-lieu de Dongning et à effacer ses revers passés restait inchangée.
Ce qui le tourmentait le plus, c’était la défaite qu’il avait subie à la fin de 1932, lors de l’expédition «punitive» de l’armée japonaise à Luozigou. Celle-ci, mobilisant plus d’une dizaine d’avions et des centaines de soldats, avait alors complètement écrasé les troupes de l’armée de salut national. Luozigou fut réduit en cendres, et les troupes de cette armée se virent obligées de battre en retraite vers le village de Chengnan, Xintunzi ou Shitouhezi.
«Nos troupes étaient supérieures en nombre aux Japonais, dit-il. Mais force nous fut d’abandonner Luozigou et de prendre la fuite dans les montagnes. Quand j’y repense, je n’arrive pas à m’endormir. Les Japonais qui avaient occupé Luozigou ont tranché les têtes d’innocents et les ont suspendues à la porte Sud. Mais, loin d’exercer notre vengeance sur ces meurtriers, nous nous cachions dans les montagnes. Nous avions peur de l’armée japonaise. Quelle honte! Nous le leur ferons payer très cher cette fois au chef-lieu de Dongning.»
Tout en parlant, il porta plusieurs fois la main sur le mauser accroché à son ceinturon. En le voyant brûler du désir de vengeance, je me rendis compte que sa volonté de combattre restait inébranlable. C’était bon signe pour l’avenir du front uni. Ce jour-là, je lui racontai, comme je l’avais fait à Ban Song Wi, le résumé de mon passé. A son tour, le commandant Wu en fit autant. Au cours de cet entretien sans cérémonie, j’appris qu’il était né dans un village à Dongchang, dans la province du Shandong, et qu’il avait pour surnom Wu Jicheng. Pendant que nous conversions, deux partisans montaient la garde sur le toit de la résidence de Wu. De son côté, l’armée de salut national avait mis en place une surveillance rigoureuse autour de son Quartier général.
Ce jour-là, Wu parla à demi couché sur sa peau de tigre. Peut-être n’aimait-il pas, à cause de sa corpulence, pour causer, se caler dans son fauteuil. Aussi, au cours de l’entretien, je me vis obligé, moi aussi, de rester couché obliquement, le bras appuyé sur mon oreiller de bois.
Wu Yicheng ordonna à l’un de ses hommes de préparer un déjeuner somptueux en mon honneur, car j’étais, disait-il, un hôte de marque.
Je lui dis que ce n’était pas la peine, parce que j’avais apporté mon repas. Notre cuisinier était un Chinois au visage marqué par la variole. Le commandant Wu était ravi que je parle couramment le chinois. Ma connaissance du chinois – je la devais à mon père – avait fait aussi son effet lors de mes entretiens avec Wu Yicheng.
Les compagnies de Wangqing et de Hunchun discutèrent à plusieurs reprises, à Luozigou, des orientations à suivre dans le travail politique en direction des masses.
Je déclarai aux partisans.
«...La question de savoir comment évoluera l’armée de salut national dépend de l’issue de la bataille que nous allons livrer. Si nous nous battons bien à la tête des assaillants, elle nous suivra; si nous ne parvenons pas à jouer dûment notre rôle, elle nous tournera le dos. Vous êtes donc tenus de lui donner l’exemple en toutes choses, aussi bien dans la vie quotidienne que dans les combats. La prochaine bataille n’a pas pour but seulement de prendre quelques fusils ou quelques sacs de céréales; elle doit faire réussir le front uni. Le sort de ce front dépend de cette bataille. Que la totalité du butin soit remise à l’armée de salut national! Laissez-la mettre la main sur l’opium ou sur d’autres choses encore! Peu nous importe! Mais sachez bien qu’aucune concession n’est permise sur le plan politique et moral...»
Parmi les commandants des troupes antijaponaises chinoises le chef de brigade Shi Zhongheng soutint avec le plus d’énergie notre plan d’opérations pour la bataille de Dongning. Pendant notre séjour à Luozigou, une amitié sincère nous unit, lui et moi, en dépit des différences de nationalité et d’opinions politiques. Lorsque les grandes formations de notre armée de guérilla et de l’armée de salut national, ayant quitté Luozigou, se dirigèrent vers le chef-lieu du district de Dongning, il chercha à marcher toujours à nos côtés. Lors des bivouacs, il demanda à installer son campement à côté du nôtre, et puis, pendant les combats, il rechercha le voisinage de nos troupes. Le trajet long de dizaines de lieues de Luozigou au chef-lieu du district de Dongning nous permit, à lui et à moi, de nous entendre encore mieux.
Les troupes expéditionnaires, qui avaient quitté Luozigou au début de septembre, firent plusieurs jours de marche avant d’arriver à destination. La marche révéla le haut esprit révolutionnaire et l’humanisme des communistes coréens. Les différences de niveau politique et de qualité morale entre les partisans coréens et les hommes de l’armée de salut national percèrent dans la vie quotidienne comme dans la marche.
Partout où nous nous rendions, nous nous comportâmes comme il sied à une armée au service du peuple. Nous nous abstenions d’endommager les sanctuaires, de toucher ou même de regarder à la dérobée les offrandes qui s’y trouvaient. Quand nous étions de passage dans un village peuplé de Chinois, nous organisions des divertissements: chants et danses, discours de propagande et collions des affiches sur les murs des maisons. Les autres troupes avaient fait beaucoup de tort aux habitants, mais nous leur vînmes en aide en puisant de l’eau, en moulant, en battant les céréales ou en tressant les clôtures. Dans les villages de Coréens, nous prenions la peine de leur lire des romans biographiques d’autrefois.
Les habitants, à leur tour, nous servaient du porc et des gâteaux de riz en se félicitant d’accueillir une armée bienveillante envers le peuple. Ils disaient: «Nous n’aimons pas les autres troupes; leurs hommes sont brutaux et se conduisent mal, tandis que les troupes du commandant Kim sont gentilles, polies et humaines, si bien que l’envie nous vient de leur donner tout ce que nous avons de meilleur.»
En voyant que nous étions très attachés au peuple et que celui-ci nous accueillait à bras ouvert et nous soutenait de toutes ses forces, le chef de brigade Shi Zhongheng ne tarissait pas d’éloges sur nous et, geste à l’appui, disait: «Votre armée est une noble armée, unique en son genre dans le monde.» Il conseillait souvent à ses hommes de suivre l’exemple des troupes communistes sous les ordres du commandant Kim.
«Certains individus de notre avant-garde font honte à notre armée de salut national, ne les imitez pas. Dieu aide ceux qui se conduisent bien. Je vous avertis que quiconque dans notre troupe abusera d’une femme, mettra la main sur les biens d’autrui ou rudoiera le peuple sera sévèrement puni.»
Ces paroles de Shi Zhongheng eurent de bons effets sur ses hommes.
D’autre part, bien des soldats de l’armée de salut national tournèrent les talons, la nuit, à la seule vue d’une meule, en la prenant pour un attroupement de soldats japonais.
Cela s’étant répété, nous plaçâmes nos partisans à la tête de la colonne, et les soldats de l’armée de salut national à l’arrière-garde. Cette mesure, de peu d’importance à première vue, releva le moral des partisans. Ils s’avisèrent que l’issue de la bataille de Dongning dépendait d’eux-mêmes, et non de ces troupes de l’armée de salut national qui confondaient meules et soldats japonais, et comprirent qu’ils représentaient le moteur du front uni.
Tout en marchant, ils ne négligèrent pas leurs études et, de temps en temps, discutaient sérieusement politique.
«Camarade Kang, veux-tu m’expliquer en termes clairs quel est l’objectif de la bataille de Dongning? Lorsque le commandant Kim nous le disait à Luozigou, je croyais comprendre, mais, maintenant, je ne sais pourquoi, tout est un peu obscur pour moi», fit spontanément un partisan qui marchait à la queue de la compagnie de Wangqing, quand les troupes expéditionnaires allaient arriver à Laoheishan.
Il avait posé cette question, non par ignorance, mais désireux de savoir si son interlocuteur était bien au fait.
Kang était un fin matois. Voici sa réponse:
«Holà! Tu veux profiter de mon instruction, je vois. Si tu as vraiment une mauvaise mémoire, je vais te la rafraîchir. Mais, tant qu’à faire, je le ferai en chantant sur l’air du Chant à dix couplets.»
Sans donner à son interlocuteur le temps de répliquer, il lança:
Premièrement
Le premier objectif de la bataille
C’est de former le front uni
C’est de former le front uni
Réalisons-le à coup sûr
Deuxièmement
La seule forteresse révolutionnaire
C’est notre base de guérilla
C’est notre base de guérilla
Etendons-la à la frontière soviéto-mandchoue
Troisièmement
Le vent souffle très fort là-bas
Mais il y fait bon vivre
Il y fait bon vivre
Frayons-nous un passage à l’Union soviétique
…
Pak, le questionneur, ébahi, prit l’air admiratif.
«Ton talent m’étonne. En t’écoutant, moi, un esprit lourd, je commence à voir clair. Je comprends maintenant l’objectif de la bataille.»
Kang, considéré comme un trésor, méritait en effet cet éloge. Il savait résumer, sur l’air du Chant à dix couplets, les événements complexes de la Première Guerre mondiale et les troubles politiques angoissants qui s’étaient succédé depuis les Evénements du 18 Septembre jusqu’à la mise sur pied du Mandchoukouo.
Le Chant à dix couplets de Kang, qui versifiait l’objectif de cette bataille de façon à être compris par tout le monde, se répandit rapidement de la compagnie de Wangqing à celle de Hunchun, de cette dernière à la brigade de Shi Zhongheng, puis à la troupe de Chai Shirong. Certains soldats des troupes de l’armée de salut national fredonnaient ce chant tout en marchant. Les hommes de cette armée s’efforçaient de suivre l’exemple de nos troupes.
Cependant, il n’en fut pas ainsi de tous les soldats et officiers de l’armée de salut national. Beaucoup d’entre eux rêvaient de «faire fortune» avec leurs parts de butin à l’issue de la prochaine bataille. Rares étaient ceux qu’animait le noble désir de combattre le Japon: étendre la sphère de leurs activités à la frontière soviéto-mandchoue et retrouver la terre mandchoue grâce à la formation d’un front uni avec l’armée de guérilla.
«Eh! dis-moi donc! Tu espères récolter beaucoup d’opium à la suite de l’attaque de Dongning?» demanda à son voisin un des hommes de la troupe de Shi Zhongheng qui marchait derrière nos troupes.
L’autre répondit:
«Mais oui! Il y a des chances, puisqu’un régiment de l’armée fantoche mandchoue est stationné là-bas. On ne peut imaginer une armée fantoche mandchoue sans opium. Mais, ajouta-t-il, l’air dubitatif, pourquoi cette question alors que tu n’en fumes pas?
– Ne fais pas l’idiot! Qui dit opium dit argent, et vice versa. Avec dix mille nyangs (un nyang équivaut à 3,75 g – NDLR) d’opium, on peut voler jusqu’à Yangzhou sur une cigogne.
– Tu as raison. Sans argent, on ne peut voyager jusqu’à Hangzhou. Va à Hangzhou et à Xuzhou avec tes dix mille nyangs d’opium! Moi, je me contenterai d’une lampe de poche de fabrication japonaise.
– Ne te fais pas de soucis si tu en veux une, les soldats japonais ne manquent pas...
– Ne débite pas de balivernes! Nous n’aurons opium ou lampe de poche qu’après la victoire. Crois-tu qu’il sera si facile de prendre Dongning?»
Cette conversation que j’avais surprise par hasard me fit réfléchir.
Ces soldats des troupes de l’armée de salut national qui ne pensaient qu’au butin, pourraient-ils livrer un corps à corps contre les soldats de l’armée impériale «invincible»? Pourraient-ils monter à l’assaut des positions ennemies en criant: «Vive la République de Chine»?
Leurs paroles, leurs actes et leur regard sombre m’inquiétaient. Tout cela n’augurait rien de bon.
Nous organisâmes, à Laoheishan, un rassemblement des troupes de partisans de Wangqing et de Hunchun afin de leur expliquer de nouveau l’objectif de la bataille de Dongning et la signification militaire et politique qu’elle aurait.
Nous débouchâmes ensuite sur le village de Gaoan et Wushegou, non loin du chef-lieu du district de Dongning, où nous nous renseignâmes une nouvelle fois sur le dispositif de l’ennemi pour mettre définitivement au point notre plan d’opérations. La nuit de ce jour même, nous prîmes contact avec les organisations clandestines locales du parti. Quand il était secrétaire du comité du parti du district majeur de Suining, Ban avait créé et dirigé des organisations du parti dans le chef-lieu de ce district, les villages de Gaoan et de Xinli et Laoheishan. Ces organisations avaient été découvertes, au printemps 1932, par l’ennemi qui s’acharnait à les persécuter. Certains de leurs membres s’étaient réfugiés dans la région de Wangqing, tandis que d’autres avaient rejoint la clandestinité à Dongning. A cette époque, Ban avait envoyé à Wangqing non seulement un grand nombre de membres du parti et des Jeunesses communistes, mais également beaucoup de partisans et d’habitants de la région.
Avant de partir pour Hunchun, Ban m’avait prié, si j’avais à me rendre à Dongning, de faire ce que je pouvais pour retrouver les membres du parti et des Jeunesses communistes qui vivaient dans la clandestinité, pour rétablir le réseau de leurs organisations et m’occuper d’eux à sa place. Je n’avais pas oublié cela et j’avais fait inscrire, dans le programme de travail politique en direction des masses publié à Luozigou, un article définissant la mise en œuvre de ce travail politique afin de remettre sur pied les organisations clandestines du parti du district de Dongning.
Nous réussîmes à retrouver un certain nombre de membres du parti près du village de Gaoan avec lesquels nous remîmes sur pied les organisations clandestines du parti dans ce district, et nous chargeâmes l’organisation clandestine du parti de Luozigou de les diriger. Plus tard, ces organisations nous fourniront de nombreux renseignements. C’est grâce à elles que nous avons pu ouvrir sans grande difficulté un passage à l’Union soviétique.
Les organisations clandestines du parti du district de Dongning ont exécuté rigoureusement nos directives secrètes et ont fonctionné efficacement jusque dans les années 1940. Après la Conférence de Xiao
Le groupe d’éclaireurs commandé par Jon Mun Uk, qui était très actif dans la région frontalière soviéto-mandchoue, a souvent bénéficié de l’aide des organisations clandestines du parti de Dongning. Le combattant internationaliste russe Y.T. Novitchenko3 qui, à cette époque-là, faisait son service militaire dans la région frontalière soviéto-mandchoue, de l’autre côté du district de Dongning, se souvient d’avoir vu souvent des groupes de l’Armée révolutionnaire populaire coréenne traverser et retraverser ce passage. Plus tard, les organisations clandestines de Dongning participeront activement à nos opérations contre le Japon, semant le désordre sur les arrières de l’ennemi, et contribueront largement à la libération du chef-lieu de Dongning.
En nous entretenant avec les habitants et les agents clandestins du village de Gaoan et de ses environs, nous apprîmes que le chef du régiment de l’armée fantoche mandchoue stationné dans cette ville, bien qu’il servît le Mandchoukouo, haïssait les Japonais et qu’un désaccord existait entre l’armée fantoche mandchoue et la garnison japonaise malgré le calme qui semblait régner entre elles.
Ce chef du régiment vivait en bonne intelligence avec les marchands chinois de la ville et accédait volontiers à leurs demandes. Nos agents, membres des organisations clandestines du parti, les connaissaient bien.
Nous veillâmes à ce que nos agents clandestins agissent sur eux qui, à leur tour, amèneraient le chef du régiment à consentir à collaborer avec nous.
La bataille de Dongning commença le 6 septembre 1933 en pleine nuit et se termina dans la journée du 7. Autant qu’il m’en souvienne, durant toute la guerre de résistance contre le Japon, nous n’avons guère livré de bataille qui durât deux jours.
La principale cible de notre attaque au cours de cette bataille était le fort d’un étage élevé sur une arête à l’extérieur de la porte Ouest et armé de plusieurs mitrailleuses lourdes et légères. Des renforts pouvaient y arriver par un profond boyau et un passage souterrain qui reliaient ce fort au poste de commandement de la garnison japonaise. C’était justement ce fort qui avait autrefois fait échouer l’assaut par les troupes de l’armée de salut national.
Je disposai dans la vallée Tsajak la compagnie de Hunchun qui avait pour mission de bloquer le passage aux ennemis, et j’ordonnai à la compagnie de Wangqing de prendre d’assaut le fort.
A 9 heures du soir, je tirai un coup de feu pour donner le signal de l’attaque. Un commando de notre armée de guérilla qui s’était approché furtivement de la position ennemie se mit à tirer sur le fort. L’ennemi ne cessa d’envoyer de nouveaux renforts par le boyau et la galerie souterraine. Pendant plusieurs heures, d’intenses tirs furent échangés.
Sur mon ordre, les partisans qui étaient entrés dans la ville par la porte Ouest bloquèrent les casernements ennemis, et certains d’entre eux contournèrent le fort par le nord pour diviser le feu ennemi, de sorte que le commando prenne le fort par une violente attaque aux bombes Yongil. A l’aube, le fort se tut. Le gros de nos troupes resserra son encerclement autour des casernements de la garnison japonaise et écrasa les tentatives de contre-attaque de l’adversaire. Les Japonais s’enfuirent par la porte Nord.
Les soldats de l’armée de salut national qui, déguisés en civils, étaient entrés préalablement dans la ville et le reste de l’armée qui avait forcé les portes Est et Sud occupèrent leurs positions pour combattre.
Le commandement du régiment de l’armée fantoche mandchoue nous envoya un délégué pour nous annoncer qu’il consentait à notre proposition d’attaquer de concert avec nous les troupes d’agression impérialistes japonaises. L’alliance avec ce régiment nous permettrait de nous emparer complètement de la ville.
Mais, à ce moment-là, certains hommes de la troupe de Chai Shirong dévalisèrent un magasin contrôlé par l’armée fantoche mandchoue, ainsi que des maisons d’habitation. Le résultat fut que le régiment de cette armée résilia ses engagements et se rua sur nous. La garnison japonaise se joignit à lui pour nous attaquer.
La violente attaque de l’ennemi sema la panique dans certaines troupes de l’armée de salut national qui se prirent à fuir hors de la ville, abandonnant leur secteur.
Cependant, nos partisans, bravant la mort, s’engagèrent dans un combat de rue acharné et s’emparèrent de vastes terrains, prenant ainsi les ennemis en sandwich. Les troupes de l’armée de salut national, encouragées, s’emparèrent d’une usine de guerre et attaquèrent des entrepôts de munitions. Les combats de rue se poursuivirent plusieurs heures.
Quand je crus avoir atteint pour l’essentiel l’objectif des opérations conjointes, je donnai à nos troupes l’ordre de se retirer. Les partisans évacuèrent en bon ordre la ville et couvrirent par leurs tirs le retrait des troupes de l’armée de salut national.
Nous apprîmes alors que le chef de brigade Shi Zhongheng était resté dans la ville, grièvement blessé. Ses hommes s’étaient enfuis, laissant leur chef en danger de mort. Son aide de camp l’avait aussi abandonné et s’était sauvé.
Soudain, je revis devant mes yeux les visages des soldats de l’armée de salut national qui rêvaient du butin. Lorsqu’ils parlaient d’opium et de lampes de poche de fabrication japonaise, je m’étais inquiété de leurs éventuels actes de pillage et des conséquences qui s’ensuivraient pour l’ensemble des opérations.
Ce pillage avait déjà eu lieu pendant la bataille.
Or, ils avaient abandonné leur chef, et la nouvelle me surprit. Dans toute armée, un chef est considéré comme un père ou une mère. Ainsi donc, les soldats de l’armée de salut national avaient trahi leur «père». J’avais entendu de nombreux récits de guerre, mais jamais d’aussi vilains. Je constatai un rapport entre le pillage de ces soldats et leur infidélité à leur chef: la cupidité n’exclut pas un attachement excessif à la vie, de même que la lâcheté.
Nos ancêtres disaient: «Qui se conduit mal chez soi se conduit mal hors de chez soi.» Cette maxime reflète une vérité profonde.
Un combat est le prolongement et le bilan de la vie quotidienne. Son issue est déterminée préalablement par la vie quotidienne des militaires, plutôt que sur le champ de bataille. Une bataille n’est qu’un reflet et une partie de la vie quotidienne.
L’histoire n’a jamais connu de cas où une armée moralement corrompue fût sortie victorieuse d’une guerre. La défaite de l’armée nazie s’explique principalement par le fait que cette armée moralement rejetée a outragé la morale et écrasé sous les chenilles de ses tanks le Bien et le Beau. Il en est de même de l’armée japonaise qui se vantait de son «invincibilité». Le Japon fut vaincu, encerclé par des milliards d’hommes de bonne volonté à travers le monde et les forces alliées internationales, qui condamnaient et haïssaient l’armée nipponne qu’ils considéraient comme la plus féroce et la plus couverte de honte du monde.
Aucune autre armée n’a agressé d’autres pays ni n’a massacré des populations aussi cruellement que l’armée japonaise, emmenant avec elle des «consolatrices».
Une guerre n’est pas seulement une épreuve de force, mais également une épreuve morale et éthique. Une armée qui méconnaît ou nie le rôle que joue la morale dans la guerre n’est qu’un troupeau.
J’enjoignis à C
Il risqua sa vie pour exécuter mon ordre.
Les partisans, portant Shi Zhongheng sur leur dos et le protégeant avec leurs armes, se retirèrent dans la montagne. Ils se répandirent en invectives contre ses hommes traîtres.
Les soldats de l’armée de salut national le méritaient. Mais cela ne compromit pas les relations entre les deux armées désormais amies.
La portée de la bataille de Dongning ne résidait pas seulement dans l’anéantissement de quelques centaines d’ennemis, mais, et c’est l’essentiel, dans la confiance que l’armée de salut national a faite, depuis cette bataille, aux communistes coréens. L’Armée de guérilla populaire antijaponaise pouvait, désormais comme autrefois, opérer en toute liberté, en portant fièrement le drapeau rouge, en Mandchourie de l’Est. Bref, à l’issue de cette bataille, l’armée de salut national eut une idée juste des communistes coréens.
Dès lors, ces troupes antijaponaises chinoises se firent un devoir de combattre ceux qui nous étaient hostiles.
«Le 7 septembre 1933, je suis né pour la deuxième fois, dit Shi Zhongheng lorsqu’il eut repris connaissance. Je dois ma première vie à mes parents, mais c’est au commandant Kim que je dois ma deuxième, depuis le 7 septembre. Le commandant Kim m’a sauvé la vie et l’Armée de guérilla antijaponaise est la première compagne d’armes de notre armée de salut national.»
C’est par sa bouche que furent répandues dans toute la Mandchourie des histoires légendaires sur l’esprit de sacrifice de l’Armée de guérilla antijaponaise et sur la loyauté de partisans coréens envers leurs compagnons d’armes.
Sur le chemin du retour long de plusieurs dizaines de lieues depuis le chef-lieu de Dongning jusqu’à Luozigou, je me trouvai toujours à côté du chef de brigade Shi. Durant la première journée, ce furent les partisans qui portèrent son brancard. Les soldats de l’armée de salut national, n’osant pas approcher, ne faisaient que regarder de loin leur chef. Lorsqu’enfin quelques-uns d’entre eux vinrent avec l’aide de camp de Shi prier nos hommes de leur passer le brancard, ils furent chassés purement et simplement.
Comme l’aide de camp revenait pour la troisième fois, j’ordonnai à mes hommes d’accepter sa demande. Je leur expliquai que ces copains-là, comme tout être humain au fait de son erreur, devaient avoir mauvaise conscience, se repentir de leur faute, et que, si on leur confiait le transport de leur chef, ils pourraient se racheter en partie.
Mon ordre fut exécuté. Les soldats de l’armée de salut national s’inclinèrent devant nous en signe de reconnaissance.
Le chef de brigade, quoique fâché d’avoir été abandonné par ses hommes, nous pria, en tant que chef, de l’excuser pour la conduite de ses hommes. Il me dit:
«Commandant Kim, ces nullités-là m’ont déshonoré et j’ai honte de me présenter devant vous. La faute ne leur incombe pas à eux, mais à moi seul qui ne les ai pas bien formés. Je vous prie de leur pardonner.»
Je fus très ému de le voir assumer toutes les fautes de ses hommes. Il n’en aurait pas été ainsi s’il avait déversé sa colère sur ses hommes ou leur en avait voulu tant soit peu. Rares étaient les militaires au caractère aussi ouvert et aussi généreux.
«Un proverbe chinois dit: “Le melon a la queue amère”, fis-je. L’homme n’est jamais tout à fait bon, pas plus qu’une fleur n’est belle en toutes saisons. Le seul fait que vous ayez repris vos forces malgré votre grave blessure nous réjouit.
– Il y a un adage selon lequel, pour acheter un cheval, il faut examiner ses dents et que, si l’on veut se lier d’amitié avec une personne, il faut connaître sa mentalité, reprit-il. Je trouve que c’est le Ciel qui m’a donné comme ami le commandant Kim, et je vous promets que notre amitié me sera chère durant toute ma vie.»
Shi Zhongheng était mon aîné de douze ou quatorze ans. Mais cela n’empêchait pas qu’il fut mon compagnon d’armes, mon camarade, et nous étions unis par la fraternité d’armes dans la voie menant à la création du front uni antijaponais. Après la bataille de Dongning, il choisit comme base de sa troupe Xibeigou, non loin du village de Macun. Nous raffermîmes nos relations d’amitié en nous rendant visite comme de proches parents.
Je lui procurai beaucoup de médicaments pour aider à sa guérison, et je m’efforçai de le gagner aux idées communistes, de le rééduquer. Ainsi il adhérera plus tard au parti communiste et deviendra un des commandants de l’Armée révolutionnaire populaire.
Il se distingua en particulier dans la bataille de Luozigou, en juin 1934, lors des opérations conjointes coréo-chinoises contre le Japon; commandant la 2e division indépendante dans l’Armée révolutionnaire populaire, il accomplit des hauts faits d’armes. Dans chaque combat, le mauser à la main, il était le premier à se lancer à l’assaut des positions ennemies. Si bien que ses hommes étaient unanimes à penser qu’aucun autre commandant ne pourrait égaler leur chef. Les soldats des autres troupes de l’armée de salut national, eux aussi, le tenaient en haute estime. Beaucoup d’entre eux abandonnèrent leur troupe pour rejoindre celle de Shi Zhongheng.
Lors de la bataille de Laosongling, alors qu’il montait à l’assaut à la tête de sa troupe, il fut mortellement blessé au ventre. La balle qui l’avait atteint ne put être extraite. Pour se faire opérer, il fut évacué en Union soviétique où hélas! il rendit l’âme aussitôt. La nouvelle de ses funérailles aviva en moi son souvenir désormais si triste.
Chai Shirong qui, à travers la bataille de Dongning, m’était devenu proche deviendra le chef adjoint, puis le chef de la 5e armée dans l’Armée révolutionnaire populaire. Opérant en Mandchourie du Nord, sous les ordres de Zhou Baozhong, il fera beaucoup pour entretenir des relations fraternelles avec nous. Jusqu’au début des années 1940, des liens étroits nous uniront, Chai Shirong et moi.
Le front uni de notre armée de guérilla et des troupes antijaponaises chinoises semblait indestructible après la bataille de Dongning, quand un événement imprévu susceptible de briser ce front se produisit.
Cet événement malheureux fut provoqué par les propos de Wu Yicheng exaltant le mérite de Jiang Jieshi, au cours d’une réunion commune tenue à Luozigou afin de dresser le bilan de la bataille de Dongning. Wu Yicheng prit le premier la parole. En parlant de la victoire remportée par les forces alliées dans cette bataille, il essaya, à l’étonnement général, de faire l’éloge de Jiang Jieshi et de faire croire que la guerre antijaponaise ne pourrait aller de victoire en victoire en Chine du Nord-Est que si Jiang Jieshi nous envoyait du Sud des canons et des renforts, ce qui provoqua la colère de nos partisans.
Paek Il Phyong vola à la tribune et cloua l’orateur au pilori, déclarant: «Comment Jiang Jieshi peut-il nous aider, voire nous diriger? Tout le monde sait que c’est l’homme de main de l’impérialisme. En défendant Jiang Jieshi et en faisant son éloge, le commandant Wu se trouve être réactionnaire.»
Wu Yicheng s’emporta et menaça de l’arrêter et de le faire fusiller.
Les hommes de Paek protestèrent vigoureusement: «Nous n’avons pas perdu un seul homme dans la bataille de Dongning. Pourquoi nous laisserions-nous enlever notre chef alors que nous œuvrons à la formation du front uni? Pourrions-nous rentrer à Hunchun après avoir perdu notre chef? Non! Nous lutterons jusqu’au bout contre Wu Yicheng pour retrouver le camarade Paek Il Phyong.» Ils étaient prêts à s’élancer, le fusil à la main.
Les hommes de ce dernier, à leur tour, esquissèrent un brusque mouvement pour intervenir.
Un coup de feu aurait pu provoquer une tragique tuerie et détruire le front uni qui avait coûté tant d’efforts. Devant ce danger imminent, Wu Yicheng demeura blanc comme un linge. Ses lèvres tremblaient convulsivement.
Je montai à la tribune, et, parlant alternativement le coréen et le chinois, j’essayai de persuader les deux parties de se calmer, puis, m’adressant au commandant Wu, je commençai à le convaincre:
«Ecoutez, commandant Wu, vous pouvez vous croire offensé, mais contenez votre colère! Et lâchez Paek Il Phyong! Il a certes eu tort de vous traiter de réactionnaire, se moquant de vous, mais je pense que vous devez, vous aussi, réfléchir un peu. Vous avez porté aux nues ce Jiang Jieshi que tous les Chinois condamnent comme laquais des impérialistes. Croyez-vous que ça leur plairait? C’est lui qui, dès avant les Evénements du 18 Septembre, avait incité Zhang Xueliang à empêcher l’ancienne armée du Nord-Est de résister au Japon. Si vous tuez Paek Il Phyong, toute la Mandchourie vous accusera de trahison. Je vous conseille de réfléchir.»
Lorsque j’eus terminé, j’entendis, parmi les soldats de l’armée de salut national, les chuchotements: «Qui est cet homme-là? Est-il venu du Sud? Est-ce un envoyé du Guomindang?» Une voix répondit: «Un homme venu du Sud? Non, c’est Kim Il Sung, commandant de l’armée de guérilla.»
Wu Yicheng me promit de retirer son ordre d’exécution, murmurant:
«Excusez mes erreurs, et ne pensez pas que je sois de mèche avec Jiang Jieshi.»
Deux jours passèrent cependant sans que Paek Il Phyong fût relâché.
Les soldats de Wu Yicheng reprochèrent alors son hypocrisie à leur chef. Chacun s’exprima à sa manière:
«Pourquoi le commandant Wu ne tient-il pas la promesse faite au commandant Kim?»
«Tout dépend de nous. Le commandant Wu est-il capable de tuer tous ceux qui lui déplaisent?»
«Si l’on tue Paek Il Phyong, notre armée de salut national sera châtiée par le Ciel.»
Les officiers, à leur tour, adressèrent à Wu des lettres ou des requêtes le priant de libérer Paek Il Phyong.
Le troisième jour, celui-ci fut mis en liberté.
Comme je viens de l’évoquer, la formation du front uni avec les troupes antijaponaises chinoises nous avait coûté bien des souffrances, de la patience et des sacrifices. Cela en valait la peine. Il s’agissait de l’union de deux «corps vivants» de natures différentes.
L’ennemi mit trois jours à brûler les corps de ses hommes tombés dans la bataille de Dongning. De notre côté, nous avons perdu Hu Zemin, tué par un coup de feu involontaire sur le chemin du retour à Luozigou.
4. A propos de la démocratie militaire
poussée à l’extrême
Si la ligne soviétique fut une manifestation du déviationnisme de gauche dans l’établissement du pouvoir politique, la démocratie militaire poussée à l’extrême a été la tendance idéologique de gauche manifestée dans le commandement et l’administration de l’armée. Les partisans de cette démocratie soutenaient que le commandement et l’administration de l’armée devaient reposer sur l’égalité des militaires, sans distinction de grade. C’était un égalitarisme absolu, porté au paroxysme et appliqué dans toutes les actions militaires.
De retour à Wangqing, après notre expédition en Mandchourie du Sud, je dirigeais les activités des troupes de partisans, lorsque je m’aperçus, pour la première fois, de la présence du germe de cette démocratie militaire en leur sein. Comme elle était alors à l’état embryonnaire, les conséquences n’en étaient pas graves.
Mais après la bataille de Dongning, quand je m’informai, à Wangqing, des activités des troupes de partisans, je pus me rendre compte que cette graine avait germé et se développait dans l’armée de guérilla, paralysant presque son système de commandement.
Le danger de cette démocratie militaire fut signalé, pour la première fois, à l’automne 1933, à Dahuanggou, dans le district de Hunchun.
Dahuanggou était la principale zone de guérilla de ce district. C’est là que l’envoyé de l’Internationale communiste, le camarade Ban, fut assassiné par Pak Tu Nam. C’est aussi là que 13 parmi les partisans de Hunchun qui avaient participé à la bataille de Dongning furent tués, événement qui souleva l’indignation de la population de toute la Mandchourie de l’Est.
Ces partisans, de retour dans leur zone de guérilla après avoir dressé, à Luozigou, le bilan de la bataille, avaient célébré la Fête des récoltes (le 15 du 8e mois lunaire–NDLR) dans une maison isolée. Ils avaient placé une sentinelle et allaient y demeurer jusqu’au surlendemain de la fête pour se reposer des fatigues de la marche, quand ils furent surpris par une garnison japonaise qui, informée de leur séjour, s’était approchée furtivement, à la faveur de la nuit, et avait encerclé la maison.
Il fallait, dans cette circonstance critique, forcer le maillon faible de l’encerclement et le rompre sur-le-champ. Tout dépendait du chef de compagnie qui devait estimer la situation et prendre promptement une décision. Mais de fait, il n’avait pas le pouvoir de le faire. Parmi eux se trouvait aussi O Pin, ancien chef militaire compétent, maintenant simple soldat, destitué de ses fonctions de responsable des affaires militaires du comité du parti du district de Hunchun, victime de la folie gauchiste. Malheureusement, lui ne pouvait non plus se faire entendre.
A cette époque-là, les gauchistes, qui occupaient la direction de l’organisation supérieure du parti, refusaient aux chefs des troupes de partisans le droit de décider des problèmes militaires. Ils exigeaient que tous les problèmes concernant les opérations militaires soient soumis à l’examen lors d’une réunion et décidés à la majorité des voix. Aucun chef militaire n’était autorisé à enfreindre cette règle immuable. L’impossibilité pour les chefs militaires de prendre une décision n’était pas attribuable à leur incapacité, mais à cette démocratie militaire poussée à l’extrême.
Ce fut donc en raison de cette règle que les partisans, encerclés, continuèrent, face à un danger imminent, leur discussion stérile: fallait-il rester et combattre ou sortir de l’encerclement? Certains d’entre eux, doués de jugement, proposèrent de passer sur-le-champ à l’action, puisque poursuivre la discussion risquait de les perdre, mais leur proposition fut rejetée par les ultra-démocrates qui prétendaient qu’aucun combat n’était possible sans une décision prise à la majorité des voix.
C’était un acte suicidaire menant à la destruction du groupe de partisans. Entre-temps, l’ennemi donna l’assaut, et les partisans, alors seulement ayant cessé leur discussion, voulurent riposter, mais trop tard.
Treize partisans, dont Paek Il Phyong et O Pin, tombèrent sous les balles ennemies.
Seulement quelques personnes purent s’échapper. Un des rescapés, se conformant aux dernières volontés d’O Pin, vint à Wangqing pour me relater les détails de l’accident.
Le rescapé avait découvert parmi les cadavres O Pin agonisant, éventré par une balle. Sans penser aux viscères qui s’échappaient de son abdomen, celui-ci l’avait prié de recueillir ses dernières paroles:
«En ce moment, je n’ai pas le droit de vous donner des ordres. Mais, en tant que membre du parti, je vous demande, en toute bonne foi, d’aller rendre compte au camarade Kim Il Sung de l’accident d’aujourd’hui.»
Le drame me fit frémir de haine contre les tenants de cette démocratie militaire et contre les dogmatistes qui l’avaient appliquée à l’aveuglette lors des opérations militaires. N’eût été l’obstacle dressé par cette tendance, les camarades de Hunchun auraient pu rompre l’encerclement et éviter d’horribles sacrifices.
Les 13 partisans morts, compagnons d’armes inoubliables, avaient partagé notre sort pour le meilleur et pour le pire dans la bataille de Dongning. Lorsque nous évacuions la ville après la bataille, les camarades de Hunchun, qui faisaient partie de l’unité de couverture, accoururent à moi pour me serrer la main, me porter en triomphe et me soulever au-dessus de leur tête en signe de félicitations pour les actions d’éclat accomplies par la troupe de Wangqing. Lors des funérailles des morts au champ d’honneur, ils prononcèrent les oraisons funèbres en pleurant.
Ces jeunes camarades, pleins d’enthousiasme et d’affection, n’étaient plus. Cela me crevait le cœur.
O Pin, en particulier, était mon compagnon d’armes, un camarade que je ne pus jamais oublier. C
Ils participèrent à la Conférence de Kongsudok et à celle d’hiver de Mingyuegou, tenues sous nos auspices, et prirent une part active à l’élaboration des orientations pour la lutte armée.
En mai 1931, autant que je me souvienne, guidé par O Pin et C
Le printemps de la même année, je rencontrai O Ui Son, père d’O Pin et alors responsable de l’Union anti-impérialiste de Jongsong à l’extérieur de la porte Nord du village. Il avait autrefois vécu comme métayer à Chatiaogou dans le district de Yanji, mais, après que son fils fut devenu un révolutionnaire professionnel, il était venu s’y installer avec sa famille. Sa maison servit plus tard de relais secret de communications entre les unités de l’Armée de guérilla populaire antijaponaise de la région de Wangqing et toutes les organisations révolutionnaires clandestines de l’arrondissement de Jongsong.
Chaque fois que je me rendais dans ce village, la famille d’O Pin me servait un plat de nouilles. Nous avions célébré dans sa maison la Fête du 5e jour du cinquième mois lunaire de 1933. Ce jour-là, O Ui Son était allé acheter de la farine de sarrasin au marché de Phunggye à 12 kilomètres de son village pour nous servir comme déjeuner des nouilles ayant le même goût que les nouilles froides de Pyongyang.
En ce jour de fête dont je garde aujourd’hui encore le souvenir, j’eus la chance de découvrir, pour cette famille qui souffrait du manque d’eau potable, une source dans sa cour, et, pour aménager un puits, je pelletai avec ardeur, à la place d’O Pin qui se consacrait alors à la lutte armée dans la région de Hunchun.
Lors de ma rencontre avec O Pin, à Luozigou, à la veille de la bataille de Dongning, je lui racontai l’histoire des nouilles de sarrasin que son père m’avait servies pour la Fête du 5e jour du cinquième mois lunaire. En m’écoutant, il ne put dissimuler un sentiment de satisfaction. Bien que destitué de ses fonctions de responsable des affaires militaires et devenu simple soldat, il ne se montrait pas le moins du monde découragé ni déprimé.
Lorsque je lui dis de ne pas perdre courage, il me répondit:
«Comme vous voyez, je reste un homme plein d’entrain. Le responsable des affaires militaires que j’étais est devenu simple soldat, voilà tout. O Pin ne peut devenir Kim Pin ou Pak Pin. Mais seulement, je n’ai plus envie de travailler à Hunchun. Après la bataille de Dongning, je demanderai à mon supérieur de m’envoyer à Wangqing. Qu’en dites-vous, commandant Kim?
– Vous serez le bienvenu à Wangqing, répondis-je. Mais vous devez savoir que les gauchistes y sont nombreux, qui vous accuseront d’être membre du Minsaengdan.
– Vous en êtes sûr?
– Le vent du gauchisme n’en souffle pas moins fort à Wangqing.
– Mais je crois pouvoir être tranquille auprès de vous. En tout cas, j’irai à Wangqing. Je ne me dédis jamais.»
Lors de l’assaut du fort sur l’arête ouest du chef-lieu de Dongning, O Pin attaqua avec courage, des bombes Yongil à la main, pour faire une brèche. Pour son action d’éclat, il fut cité à l’honneur lors du bilan de la bataille.
Au moment de la séparation des troupes après le bilan à Luozigou, O Pin me signifia de nouveau ses intentions de venir à Wangqing. Ses intentions s’étaient transformées en une détermination inébranlable, me disait-il, dès qu’il avait été témoin de la bravoure avec laquelle, au cours de la bataille de Dongning, les camarades de Wangqing, après s’être emparés du fort sur l’arête ouest, avaient pris la ville d’assaut.
Bien sûr, je lui promis mon aide.
Hélas! je n’eus pas loisir de tenir ma promesse, je reçus la triste nouvelle de sa mort. La mort de Ri Kwang au printemps de l’année fut suivie, en été, de la disparition brusque de Ban Song Wi, et, aujourd’hui, O Pin venait de me quitter pour l’éternité sans avoir vu se réaliser ce qu’il avait tant désiré.
La nouvelle de la mort des 13 partisans m’avait causé un choc terrible. Après cet incident, je commençai à éprouver de la répugnance et même de l’aversion pour cette démocratie militaire poussée à l’extrême dont je n’admettais pas la moindre manifestation.
Si nous nous opposions à cette «démocratie» avec une si profonde aversion, c’était parce qu’elle représentait une tendance idéologique purement et simplement nuisible à la pratique révolutionnaire.
Aujourd’hui, nous considérons comme un principe inviolable de soumettre à la discussion de l’organisation du Parti tous les problèmes concernant les opérations militaires, et nous souhaitons que les opinions avisées des nombreux militaires se reflètent, par l’intermédiaire de l’organisation du Parti, dans l’établissement des plans d’opérations. Mais nous n’admettons pourtant pas que les discussions collectives portent atteinte à l’autorité des commandants.
Mais, dans la première période de la guerre antijaponaise, la démocratie militaire poussée à l’extrême portait préjudice, sous prétexte de respecter le principe de la discussion collective, aux prérogatives des commandants, ce qui déréglait l’administration des unités et sapait le commandement des opérations militaires.
A cette époque-là, dans l’armée de guérilla, quand il s’agissait d’élaborer un plan d’opérations ou d’organiser une bataille, on convoquait des réunions du parti: de groupe, de branche, de comités des différents échelons – ce afin de stimuler l’initiative de ses membres –, puis l’assemblée générale des militaires comparable à celle d’aujourd’hui. Ces réunions devaient être tenues dans la mesure où les circonstances le permettaient.
Or, les gauchistes, qui considéraient la démocratie militaire comme aussi absolue que le code Napoléon, réclamaient que tous les problèmes militaires, importants ou non et quelles que fussent les circonstances, soient soumis à l’examen des réunions des organisations du parti des différents échelons et de l’assemblée générale des militaires.
Ainsi, si l’armée révolutionnaire projetait d’attaquer une ville, d’abord le groupe du parti se réunissait pour discuter, d’après un plan improvisé de cette ville dont le nom était tenu secret, de la nécessité de cette attaque et des méthodes à utiliser pour la faire réussir.
Une fois que cette réunion avait reconnu cette nécessité et les possibilités de la victoire et arrêté un plan de bataille précis, l’assemblée générale de la branche intéressée du parti débattait la même question, de la même façon, avant de voter la décision à main levée.
Puis, la question était discutée lors de l’assemblée générale des militaires. L’ordre du jour et les procédés de discussion étaient les mêmes que dans les réunions précédentes, à cela près que les sans-parti participaient à la discussion. On y adoptait une décision qui précisait, par exemple, qu’on allait attaquer telle ville, que l’assaut de cette ville permettrait de résoudre de nombreux problèmes politiques et militaires, qu’il n’y aurait rien à perdre, que peu de sacrifices seraient à consentir et que notre plan d’opérations nous conduirait à la victoire. Après, on donnait l’ordre d’assaut et l’opération commençait.
Au cours de ces discussions qui se poursuivaient sans fin sur un ordre du jour improvisé il y avait autant de pour que de contre sur le projet avancé et sur les chances de la victoire. Grâce à la démocratie militaire, la parole était à chacun, et chacun y allait de sa petite proposition. Chaque orateur se considérait comme éloquent. Autant de participants, autant d’avis.
Dans cet intervalle de temps, des changements se produisaient dans la situation de l’ennemi, de sorte que le plan d’opérations établi après tant de discussions restait souvent lettre morte. Les batailles menées selon de tels plans d’opérations se terminaient par de grands sacrifices de la part de l’armée révolutionnaire, car les circonstances prévues avaient changé entre-temps.
Ainsi, on peut affirmer que l’incident de Dahuanggou fut un exemple typique des conséquences néfastes de la démocratie militaire poussée à l’extrême.
Cette démocratie militaire se manifestait également sous la forme de l’égalitarisme poussé à son paroxysme.
Les troupes placées sous mes ordres pâtissaient, elles aussi, de cette tendance.
Un jour, accompagné de Kim Myong Gyun, responsable des affaires militaires du comité du parti du district de Wangqing, je visitai le casernement de la première compagnie pour m’informer de ce qui s’y passait. Je trouvai le chef de compagnie en train de balayer la cour et, dans un coin de la cour, l’instructeur politique de la compagnie fendre du bois avec des soldats.
Je souris, sans m’en rendre compte, à la vue de cette scène qui semblait témoigner de la noble unité entre supérieurs et subalternes.
Cependant, Kim Myong Gyun affichait un air plutôt indifférent.
«Les responsables paient de leur personne, lui dis-je. C’est un beau spectacle.»
Kim restait sans réplique.
«Eh bien! Balayons ensemble avec eux!»
Ce disant, je me dirigeai vers un coin de la cour où traînait un balai.
Alors, il me tira doucement par la manche et chuchota à mon oreille:
«Vous allez voir tout à l’heure une scène intéressante.»
Il fit venir l’officier de service auquel il ordonna d’aller chercher sur-le-champ le chef de compagnie et l’instructeur politique.
L’officier de service répliqua, séance tenante:
«C’est l’heure du nettoyage matinal.
– Il faut obéir aux ordres!» gronda Kim.
L’autre ne voulut pas reculer.
«Ils seront alors critiqués lors de la prochaine assemblée générale des militaires», allégua-t-il pour se justifier.
Je demandai à voix basse à Kim ce que signifiait la réponse de l’officier de service.
«Cela signifie que, puisque le chef de compagnie et l’instructeur politique ne sont pas supérieurs en dignité aux soldats, il leur faut, toutes affaires cessant, nettoyer avec les soldats à l’heure du nettoyage.»
La démocratie militaire poussée à l’extrême était alors à l’état embryonnaire.
Cet égalitarisme influera plus tard sur les actions militaires de l’armée de guérilla et paralysera pour un certain temps son système de commandement.
Il est certes vrai que toutes les personnes sont égales en dignité. Toujours est-il que, dans les armées révolutionnaires, comme l’Armée de guérilla antijaponaise d’autrefois ou l’Armée populaire d’aujourd’hui, chaque militaire a ses devoirs et ses attributions. Certains assument les fonctions de chef de compagnie, d’autres celles de chef de section ou de chef d’escouade.
Il y a, dans une armée révolutionnaire, en fonction des devoirs et des attributions revenant aux militaires, une hiérarc
Le règlement du service dans l’Armée de guérilla antijaponaise reflétait la volonté des partisans, et il était naturel que les commandants exigent qu’il soit observé par tous.
Or, les opportunistes de gauche voulurent supprimer la hiérarc
L’égalitarisme, qui se manifestait dans l’armée de guérilla sous la forme de la démocratie militaire poussée à l’extrême, servait aux subalternes de prétexte pour ne pas respecter leurs supérieurs qu’ils avaient élus eux-mêmes, pour les tutoyer et pour contester leurs ordres.
Une armée dans laquelle les soldats du rang refusent de saluer leurs supérieurs, les tutoient ou contestent leurs ordres et leurs directives n’est plus digne de ce nom, et cette armée n’est qu’un ramassis d’individus de toutes sortes. Peut-on espérer que dans une telle armée existent une noble camaraderie et une solide unité de pensée et de volonté capables de permettre aux soldats de faire bouclier pour défendre leurs supérieurs, et à ceux-ci, de faire de leurs corps un rempart pour protéger leurs soldats? Peut-on parler d’une collectivité indestructible, agissant et parlant comme un seul homme?
La démocratie militaire poussée à l’extrême exigeait que les commandants et les soldats jouent le même rôle dans les combats. Dans toute entreprise, chacun a son rôle à jouer. Ainsi, dans une bataille, le commandant doit jouer son rôle de commandant, et le soldat, son rôle de soldat. C’est une vérité à la portée des enfants.
Quoi qu’il en soit, les tenants de la démocratie militaire extrême exigeaient des commandants qu’ils soient toujours en tête de leurs soldats lors des assauts et défient la mort aux avant-postes lors de la défense, ce qui avait pour conséquence de les empêcher de s’acquitter de leur devoir dans les combats: alors qu’ils devaient suivre de près l’évolution des événements et de commander les opérations dont ils devaient avoir une vue d’ensemble, ils étaient obligés de combattre toujours aux avant-postes en faisant exactement la même chose que leurs soldats, et, finalement, les troupes ne parvenaient pas à réagir en fonction des circonstances.
Il arrive, certes, que le commandant se trouve en tête de son unité montant à l’assaut ou qu’il parcourt les tranchées et les boyaux sous une grêle de balles pour encourager les combattants. Quand il s’agit de faire sortir son unité d’un mauvais pas, il lui faut naturellement se dépenser lui-même: se placer en tête de la troupe et mener les combattants à une action décisive pour anéantir l’ennemi. Cela ne signifie pas pour autant qu’il doive se trouver en avant dans n’importe quelles circonstances pour montrer l’exemple.
A cette époque-là, lors des réunions destinées à dresser le bilan des résultats des batailles, il était de coutume de citer un commandant qui, ayant quitté son poste, s’était lancé à l’assaut à la tête de ses hommes. Les soldats s’empressaient de vanter de tels commandants en disant: le chef de telle section commandait le combat, debout sur une hauteur, et se moquait des balles qui pleuvaient autour de lui; tel chef de compagnie, lorsqu’on donnait l’assaut à la position ennemie, avait une dizaine de brasses au moins d’avance sur ses hommes; aucun autre n’est capable de combattre au corps à corps aussi bravement que tel chef de bataillon dans une position ennemie...
Cette tendance aventureuse – qui se manifestait chez les chefs de section, de compagnie et de bataillon dont le devoir était pourtant, dans leur poste défini par le règlement du combat, de suivre du plus près possible le déroulement de la bataille et de décider des orientations à suivre par leur unité – à quitter leur poste pour pénétrer profondément, en «cavaliers seuls et peu armés», dans les positions ennemies, se répandit dans toutes les troupes de partisans de la Mandchourie de l’Est. C’est une des raisons pour lesquelles, au début de la guerre antijaponaise, beaucoup de chefs de section et de compagnie, principales unités de combat, tombèrent au champ d’honneur.
La troupe de partisans de Wangqing, elle aussi, a vu apparaître beaucoup de ces «cavaliers seuls et peu armés». Kim Chol, Kim Song Hyon et Ri Ung Man étaient du nombre. Les deux premiers moururent au champ d’honneur alors qu’ils se précipitaient à la tête de leurs hommes vers la position ennemie. Le troisième fut blessé à la cheville alors qu’il se battait à la tête de ses soldats.
C
Jo To On était un risque-tout, célèbre, de la troupe de partisans de Yanji. Depuis longtemps les gens de Yanji l’appelaient par son surnom «Jo Nabal (Nabal singnifiant clairon – NDLR)» tant il savait utiliser adroitement le creux de ses mains pour siffler.
Partout où il se rendait, son pseudonyme attirait sur lui l’attention des gens.
Il répondit au surnom «Jo Nabal» jusqu’à son âge mûr, alors qu’il avait déjà cessé de siffler avec ses mains, puis cette habitude lui resta quand il fut un vieillard. Témoignage de l’affection que l’on éprouvait pour cet ancien combattant qu’on avait trouvé toujours à l’avant-poste pendant l’âpre guerre antijaponaise. Quand il était appelé par son vrai nom, il s’étonnait ou ressentait du regret.
Un jour, devant sa porte, un visiteur demanda: «Le camarade Jo To On est-il chez lui?»
Le maître des lieux répondit d’un ton cassant, presque rude:
«Je m’appelle “Jo Nabal”. Il n’y a chez moi personne qui réponde au nom de Jo To On.» La réponse stupéfia le visiteur. C’était une preuve de plus de son attachement à ce surnom que lui avaient donné ses compagnons d’armes au plus fort de la guerre antijaponaise.
S’il était encore en vie, j’aurais aimé bien évoquer dans ce livre le personnage surnommé «Jo Nabal», comme tout le monde aimait l’appeler.
Garçon déjà grand, Jo To On ne savait même pas écrire les noms et prénoms de ses parents, quand il avait eu la possibilité de s’inscrire au cours du soir où il avait appris l’alphabet coréen, la table de multiplication et le Livre de lecture pour l’adolescence. Une fois alphabétisé, il avait commencé à militer dans le cadre d’une organisation, puis avait rejoint l’armée de guérilla dont il commandera plus tard une compagnie.
Comme chef de compagnie, il s’approchait tout près des forts de l’ennemi pour reconnaître la situation. De retour à la compagnie, il donnait l’ordre d’attaque, et, une fois commencée la bataille, il s’élançait comme le vent contre l’ennemi, toujours en tête de la compagnie. C’était un combattant peu ordinaire.
Lorsque Jo To On, après avoir reconnu lui-même, en plein jour, les mouvements du corps d’autodéfense, avait attaqué sur place celui-ci pour enlever une grande quantité d’armes en une seule fois, les gauchistes lui firent une bonne propagande en racontant ses faits d’armes à l’occasion de différentes réunions et en distribuant à cet effet divers documents officiels. Les auteurs de cette propagande n’avaient tenu aucun compte de ce que ce genre d’aventures risquait de perdre ce chef. Quoi qu’il en fût, cette propagande fit connaître Jo To On à travers la Mandchourie de l’Est.
Dans la bataille de Dadianzi, il se précipitait en avant de sa troupe vers un nid de mitrailleuses, quand il reçut une blessure quasi mortelle. Il s’était approché si près du nid qu’une balle lui avait pénétré dans le ventre pour en ressortir, après l’avoir traversé de biais, par le dos. Il échappa miraculeusement à la mort, mais la blessure l’obligea à se faire soigner durant six années à l’hôpital. Finalement, il ne put rejoindre sa compagnie qui était tout ce qu’il aimait.
Pendant son alitement, l’Armée révolutionnaire populaire coréenne, opérant en grandes formations en Mandchourie du Sud et du Nord et étendant son rayon d’action à l’intérieur de la Corée, alla de victoire en victoire. Elle était considérée à travers le monde comme une force légendaire, et la juste lutte qu’elle menait suscitait d’immenses espoirs chez les peuples opprimés du monde entier. La guerre antijaponaise exigeait des chefs militaires compétents et expérimentés, capables de commander de nouveaux régiments et divisions.
Si Jo To On n’avait pas été invalide, il aurait pu accomplir d’innombrables hauts faits à cette époque où la guerre antijaponaise avait atteint son apogée.
Aussi longtemps que la démocratie militaire extrême avait de l’impact dans l’armée, les gauchistes ne faisaient aucun cas de la sécurité des chefs militaires. C’est plus tard que des gardes chargées de veiller à la sécurité des commandants furent organisées au niveau des régiments et des divisions.
La démocratie militaire poussée à l’extrême se manifestait, en outre, par l’égalitarisme en matière de distribution des récompenses et des punitions dans l’armée révolutionnaire.
Nous mîmes sur pied dans l’Armée de guérilla antijaponaise un système de distribution des récompenses et des punitions, mesure ayant pour but d’accroître sa combativité. On récompensait les partisans qui avaient donné l’exemple aussi bien dans les combats que durant les exercices et dans la vie quotidienne, mais on punissait ceux qui avaient gravement enfreint le règlement du service. Les récompenses dépendaient de la valeur des mérites, et les punitions, de la gravité des infractions.
Les démocrates extrémistes méprisaient ce système qu’ils critiquaient en affirmant: «Pourquoi attribuer le premier prix à telle personne, alors qu’on donne le deuxième à telle autre personne qui a accompli la même tâche que celle-là dans une même escouade? Pourquoi infliger un avertissement à tel camarade, alors qu’on se contente de donner un rappel à l’ordre à tel autre qui a commis la même erreur que celui-là?» Ils incitaient ou même obligeaient les partisans à réclamer l’égalitarisme en matière de distribution des récompenses et des punitions.
Il s’agissait là d’une attitude dépourvue de réalisme, contraire à l’objectif fondamental de la distribution équitable des récompenses et des punitions, qui devrait contribuer à l’accroissement de la combativité des troupes.
Bref, la démocratie militaire extrême était une tendance idéologique nuisible, car elle allait à l’encontre de notre volonté et de notre effort pour mettre constamment en évidence la valeur politique, militaire et morale de l’Armée de guérilla antijaponaise et continuer à faire progresser la Lutte armée antijaponaise.
Si cette tendance nuisible n’était pas combattue à temps, il était évident que tous les commandants de l’armée de guérilla deviendraient, tôt ou tard, de vrais robots, que cette armée deviendrait un groupe d’anarchistes marqué par l’absence d’ordre hiérarchique et que le désordre mènerait à son effondrement.
La démocratie militaire extrême, quelles que pussent être ses manifestations, était une conception opportuniste fondée sur l’idéologie petite-bourgeoise. C’était, en effet, une variante de l’anarchisme qui n’avait rien à voir avec l’idéologie révolutionnaire de la classe ouvrière.
Reflet de l’idéologie petite-bourgeoise, l’anarchisme avait pour base idéologique la haine excessive contre le pouvoir, en général, et, en particulier, la réaction violente au pouvoir politique de la bourgeoisie. Il prônait la démocratie, la liberté et la débauche poussées à l’extrême et tendait à provoquer le désordre et les excès dans la société.
Certains penseurs extrémistes qui incarnaient l’inquiétude psychologique des petits-bourgeois économiquement ruinés et politiquement dépourvus de tous droits, victimes de la grande production capitaliste et de la dictature politique de la bourgeoisie, voulaient inciter les masses à s’opposer à toutes formes de pouvoir, prétendant qu’il fallait éliminer le pouvoir politique des capitalistes en utilisant la violence et y substituer l’anarc
La «théorie anarchiste» qui reflétait la haine excessive contre le pouvoir politique et l’aspiration insensée à l’égalité sociale des penseurs anarchistes, y compris et surtout Proudhon, penseur petit-bourgeois français, Bakounine et Kropotkine en Russie, était un courant d’idées dangereux, car elle empêchait d’associer étroitement les masses laborieuses à la lutte contre l’oppression du capital et, dans les pays où la dictature des classes exploiteuses avait été renversée, de sauvegarder les conquêtes de la révolution et de créer un régime et une vie d’un type nouveau, authentiquement populaires et démocratiques. Elle a mérité le jugement sévère de l’histoire.
Cependant, sous l’influence de cette tendance idéologique anarchiste, les milieux petits-bourgeois s’illusionnèrent pendant un certain temps aussi bien sur la démocratie extrême que sur la liberté illimitée, qui, par conséquent, firent fureur, dans une certaine mesure, dans les pays ou les régions où la grande industrie capitaliste n’était pas très développée et où prédominait la mentalité petite-bourgeoise ou paysanne. Là résidait une des raisons pour lesquelles de nombreuses personnes pensaient à tort que l’anarchisme pouvait contribuer à la lutte contre le capitalisme.
Certains partis de la classe ouvrière entraînèrent les forces anarchistes dans la lutte visant à renverser le pouvoir réactionnaire au service des propriétaires fonciers et de la bourgeoisie. Il est de notoriété publique que le pouvoir soviétique a collaboré un temps, pendant la guerre civile, avec la clique de Makhno, groupe d’anarchistes ukrainiens.
A l’époque où la démocratie militaire poussée à l’extrême venait de faire son apparition dans l’Armée de guérilla antijaponaise, la tendance anarchiste, en tant qu’extrémisme en politique représentant la mentalité «révolutionnaire» de certains milieux sociaux, notamment petits-bourgeois, eut des conséquences néfastes non négligeables sur le développement de la théorie révolutionnaire de la classe ouvrière autant que sur la pratique de la révolution.
D’ailleurs, l’anarchisme n’est pas la seule manifestation de la démocratie poussée à l’extrême. Le révisionnisme qui a surgi dans le mouvement ouvrier international est une autre version de cette démocratie extravagante. Les révisionnistes se réclament de la démocratie pour exalter le libéralisme bourgeois, l’anarchisme, les excès, le désordre et pour provoquer des troubles sociaux et la débauche. Force nous est d’en tirer la conclusion qu’une affinité idéologique unit l’anarchisme à la démocratie bourgeoise extrême.
La démocratie sans bornes introduite dans le domaine militaire mène, en fin de compte, au désordre anarchique. A moins d’être éliminée à temps, elle pouvait, en ce temps-là, engendrer de fâcheuses conséquences imprévues dans l’édification de l’armée de guérilla, ainsi que dans les opérations militaires, et causer un grave préjudice au développement de la révolution dans son ensemble.
Lorsque nous luttions contre les manifestations outrancières de la démocratie militaire, déterminés à éliminer cette tendance idéologique nuisible, se tint, à Shiliping, une réunion des commandants et des commissaires politiques des troupes de partisans de la Mandchourie de l’Est afin de dresser le bilan des dix-huit premiers mois d’existence de la base de guérilla et de discuter des mesures à prendre pour défendre les zones de guérilla contre les opérations «punitives» de grande envergure de l’ennemi.
Au cours de cette réunion, je rencontrai Kim Il Ryong et Kim Jong Ryong, respectivement chef et commissaire politique de la troupe de partisans d’Antu. Etaient présents également à la réunion le chef Jang et le commissaire politique Cha Ryong Dok de la troupe de partisans de Helong, le commandant en chef Ju Jin, le commandant Pak Tong Gun et le commissaire politique Pak Kil de la troupe de partisans de Yanji. Y participaient également des camarades de Hunchun dont je ne me rappelle plus les noms.
Cette réunion examina aussi le problème de la démocratie militaire extrême dans le commandement et l’administration des troupes et la façon de le régler.
Au cours de la réunion, je soutins que l’essentiel dans le commandement d’une armée de guérilla était de s’en tenir à la décision du commandant et d’instaurer une discipline et un ordre centralistes rigoureux, puisque le commandement et l’administration des troupes devaient être précédés par la formation politique. Et de poursuivre: «Il faut que dans une unité de partisans règne un ordre hiérarchique strict et inconditionnel, que le commandant se montre dynamique et inébranlable dans l’exécution des ordres de son supérieur et qu’il applique rigoureusement ses décisions.
«Le commandant doit commander de sa propre initiative et, aussi complexe et difficile que soit le contexte, agir avec décision, sans tergiverser.
«Cela ne doit pourtant pas lui servir de prétexte pour faire preuve de volontarisme ou d’arbitraire. Pour exécuter les ordres du supérieur et commander un combat, il doit s’appuyer sur la force et l’intelligence de la masse des soldats.
«L’ordre ne doit pas, pour un chef, être l’unique moyen de commander la troupe; il lui faut accorder la priorité à la formation politique pour stimuler la conscience et l’enthousiasme de ses hommes. La guerre moderne est différente de celle de l’époque de l’esclavagisme ou du féodalisme où des cavaliers seuls et armés d’une lance ou d’une épée se disputaient la victoire. La moderne est au contraire une guerre totale pendant laquelle l’armée et le peuple ne font qu’un pour combattre. L’issue dépend de la façon dont l’enthousiasme et la créativité de l’armée et du peuple sont mis à contribution. Un travail politique s’impose si l’on veut stimuler leur ardeur et leur créativité. La réunion du parti, l’assemblée générale des militaires, le discours des agitateurs, etc., sont des moyens efficaces pour mener le travail politique. Aussi les commandants sont-ils tenus de les utiliser efficacement...»
Voilà sur quoi j’insistai au cours de la réunion de Shiliping.
Je critiquai l’erreur commise par la troupe de partisans de Hunchun à Dahuanggou et fis remarquer aux délégués des troupes de partisans des différents districts le danger de la démocratie militaire extrême qui avait causé la mort des 13 partisans.
Les jeunes générations auront probablement de la difficulté à comprendre ou même à croire les diverses anecdotes que je viens de raconter brièvement, ainsi que la nature puérile et infantile de la démocratie extrême. Mais ce sont là des faits historiques.
Le fait que notre armée eût été contaminée par la démocratie extrême au moment où nous venions d’entreprendre la lutte armée ne pouvait qu’être une épreuve pour nous qui étions responsables de l’administration des troupes, d’autant plus que la lourde responsabilité nous incombait de défendre la base de guérilla et de former un front uni.
Au cours de la réunion, j’insistai encore une fois sur la nécessité de commander et d’administrer les troupes selon le principe de la responsabilité personnelle fondée sur la démocratie.
Après l’accident de Dahuanggou, les troupes de partisans avaient vu naître deux opinions opposées. L’une consistait à instaurer un système d’administration exclusive sous le contrôle du commandant, et l’autre, à continuer d’appliquer le principe de l’administration démocratique. L’une et l’autre avaient leurs côtés positifs et négatifs.
L’exagération de l’administration exclusive risquait de favoriser l’arbitraire et le subjectivisme dans le commandement et l’administration de la troupe, tandis que celle de la démocratie pouvait leur faire perdre de la rapidité. Aussi ai-je proposé le principe de la responsabilité personnelle fondée sur la démocratie pour le soumettre au débat.
Ce système suppose que le chef se charge de commander et d’administrer la troupe conformément aux décisions prises, après discussion, par l’organisation du parti. Les discussions sur la base du principe démocratique permettent d’accomplir avec succès, grâce à l’intelligence collective, les tâches militaires immédiates, aussi complexes et difficiles soient-elles, tandis que la responsabilité personnelle fondée sur la démocratie élève le sens des responsabilités du chef et accroît son rôle, conformément aux exigences des affaires militaires: rapidité, décision et unité d’action.
J’insistai également pour qu’on astreigne l’Armée de guérilla antijaponaise à une discipline rigoureuse reposant sur un système coordonné d’exécution des ordres.
Les ordres d’un chef ne reflètent pas la seule volonté de celui-ci, mais les intentions de l’organisation, de l’instance supérieure, approuvées et adoptées selon le principe démocratique. Les ordres militaires ont force de loi, et le chef est responsable de ses ordres devant la loi. Les hommes de troupe ne doivent en aucun cas enfreindre ou critiquer les ordres de leurs supérieurs, mais les exécuter rigoureusement, quelles que soient les difficultés rencontrées. Le chef est tenu d’orienter correctement et de contrôler de près l’exécution des ordres.
Nous discutâmes aussi de la tâche qui s’imposait à nous de renforcer la formation idéologique communiste et de combattre énergiquement les idées petites-bourgeoises, telles que l’égalitarisme puéril et l’anarchisme, qui reflétaient la démocratie militaire extrême, afin d’épurer la mentalité des troupes. Nous examinâmes aussi les moyens d’implanter chez les partisans la coutume révolutionnaire d’unité entre supérieurs et subalternes.
La réunion de Shiliping enleva leurs illusions aux commandants des troupes de partisans. La démocratie militaire extrême devait s’éteindre au cours des difficiles combats qui se succédèrent.
Si nous n’avions pas éliminé complètement cette tendance dès le début de la guerre antijaponaise, nous n’aurions pas pu, après la Libération, transformer en si peu de temps notre Armée populaire en une force invincible ni sortir vainqueurs de cette guerre menée contre la coalition internationale des forces impérialistes dirigée par les Etats-Unis.
Inutile de dire que personne, dans notre Armée populaire, ne réclame l’égalitarisme ni ne critique les ordres de ses supérieurs. L’ordre donné par un supérieur est accompli sans discuter. L’Armée populaire est une collectivité fidèle à notre Parti. Chaque militaire, depuis sa prestation de serment jusqu’à sa démobilisation, sert avec dévouement, se conforme à la coutume d’unité entre supérieurs et subalternes, entre l’armée et le peuple et fait preuve de confiance en soi et d’opiniâtreté.
Pour savoir quel est le point de vue qu’adoptent nos militaires à l’égard de la démocratie, il suffit de lire leur devise de combattant: «Que le Parti décide, nous exécuterons!» Si vous voulez vous faire une idée de ce que représente la coutume d’unité entre supérieurs et subalternes dont font grand cas nos militaires, référez-vous à la mort des héros Kim Kwang Chol4 et Han Yong Chol5 qui n’ont pas hésité à donner leur vie pour sauver de nombreux compagnons d’armes.
Cela fait longtemps que la démocratie militaire extrême a été éliminée, mais nous avons toujours de bonnes raisons pour rester vigilants contre cet extrémisme.
Nous préconisons la démocratie, mais nous rejetons la démocratie extrême; nous soutenons l’égalité, mais nous considérons comme nuisible l’égalitarisme. Nous nous opposons à ces deux conceptions extrémistes, parce qu’elles véhiculent le révisionnisme.
Le monde ne manque pas de gens qui s’évertuent à contaminer notre socialisme par ce virus malin qu’est le révisionnisme. Notre peuple et notre Armée populaire n’admettent pas que le germe pathogène du révisionnisme pénètre en leur sein. Nous ne voulons pas que la démocratie extrême parvienne à transformer notre Parti en une sorte de «club» ou en «place de marché». Les sacrifices que la démocratie militaire extrême nous a imposés pendant la guerre antijaponaise ainsi que les enseignements des pays d’Europe orientale nous ordonnent de ne pas l’admettre.
5. Les opérations de Macun
A l’automne 1933, une épidémie frappa des zones de guérilla. Les malades, souffrant d’une forte fièvre, tremblaient et leur peau se couvrait de taches rougeâtres. La maladie se propagea très rapidement dans les vallées de Xiaowangqing. Je ne fus pas épargné: je fus obligé de m’aliter à Shiliping. C’était, comme nous devions l’apprendre plus tard, le typhus exanthématique.
Les jeunes générations de nos jours ignorent cette maladie, car les maladies contagieuses, infectieuses et épidémiques ont disparu depuis longtemps chez nous.
Mais, il y a 60 ans, lorsque nous faisions la guerre de partisans, les populations des zones de guérilla étaient souvent victimes d’épidémies. Les petites vallées de Xiaowangqing comptaient des milliers d’habitants, et toutes sortes de maladies les faisaient souffrir. A cette époque, tous les trois jours au plus, les troupes d’expédition «punitive» venaient attaquer les vallées, mettaient le feu aux habitations et massacraient des habitants, en les pourchassant d’une vallée à l’autre. Il n’y avait donc pas moyen d’assurer l’hygiène ni de prendre des mesures préventives appropriées. Si une maladie contagieuse se déclarait dans une maison, on se contentait de tendre une corde de paille devant la porte en branchages de l’enclos ou de coller sur le mur de la maison une affiche avec l’inscription: «Epidémie. Défense d’entrer!»
La propagation de l’épidémie ajoutait à nos difficultés causées par les attaques successives de l’ennemi qui, mobilisant des milliers de soldats, voulait liquider notre base de guérilla. Une fois que je fus alité, les cadres supérieurs, découragés, s’inquiétèrent de ce que deviendrait la base de guérilla.
Ils désignèrent le chef de section Kim T
Outre les époux Kim, une jeune fille, nommée C
Au début, je me faisais soigner chez une femme nommée Chun Ja, dont le mari, Kim Kwon Il, fut secrétaire du comité de canton du parti avant de devenir secrétaire du comité de district du parti.
Quand l’ennemi se précipitait contre notre zone de guérilla, Kim T
Dès que s’intensifièrent les opérations «punitives» de l’ennemi, les trois partisans me transportèrent, sur leur dos, le long d’un ruisseau, au fond de la vallée de Shiliping. Là, ils aménagèrent, au-dessous d’un rocher, hors de portée de l’ennemi, une hutte, une petite cachette où l’on pouvait monter en s’aidant d’une grosse corde. C’est là que je recouvrai la santé grâce aux soins de ces trois personnes.
Je ne pourrai jamais oublier ceux à qui je dois la vie. N’eût été leur dévouement, je serais probablement mort. J’étais alors si gravement malade que plusieurs fois je perdis connaissance. Quand j’étais dans le coma, ils pleuraient, m’a-t-on dit, se plaignant: «Revenez à vous, nous vous en supplions. Si vous restez ainsi sans connaissance, nous sommes perdus.» En l’absence de Kim T
Dès mon arrivée à Wangqing, j’avais souvent bénéficié de son aide. Quand je revins à Macun après l’expédition en Mandchourie du Sud et du Nord, elle était responsable des affaires des femmes au sein du comité du parti du 2e secteur d’organisations révolutionnaires à Dawangqing. Comme Ri Sin Gun était chargée alors du fonctionnement de l’Association des femmes du district, C
Un jour, Ri Sin Gun me parla en termes élogieux de la rapidité de l’écriture de C
D’un tempérament énergique et viril, elle avait du cran et s’attachait aux principes révolutionnaires. Elle faisait tout ce que je lui demandais de faire. Je l’envoyai plusieurs fois dans des régions contrôlées par l’ennemi, où elle accomplit admirablement les missions que je lui avais confiées.
Elle me plaignait beaucoup parce que je n’avais ni père ni mère. Elle m’aimait donc comme son propre frère cadet, et, en retour, je la respectais en l’appelant «sœur».
A mon retour d’un champ de bataille, elle était toujours la première à me rendre visite, et c’était pour elle l’occasion de me passer à la dérobée dans la main un article de première nécessité qu’elle avait eu soin de préparer. De temps en temps, elle rapiéçait mes vêtements et me donnait des sous-vêtements qu’elle avait tricotés elle-même.
Si je ne la revoyais pas longtemps dans la vallée de Lishugou, c’était moi qui allais lui rendre visite. L’amitié nous unissait comme un frère et une sœur. Nous plaisantions souvent. Comme le faisaient les gens de la région du Hamgyong, elle appelait les personnes âgées «abae de la maison d’Onsong», «amae de la maison de Musan» ou «ajae de la maison de
Lorsque je disais qu’elle était belle, elle se mettait en colère, se croyant en butte à une moquerie. Je m’amusais à la voir se fâcher et m’envoyer une bourrade amicale sur le dos, et je continuais mes plaisanteries. En effet, elle n’était pas très belle, mais assez jolie. A mes yeux, les femmes de la base de guérilla comme C
Sans jamais accorder d’attention à leur toilette, elles vivaient dans la misère, sous la fumée de poudre, et, au lieu de s’en plaindre, elles se sacrifiaient à la cause de la révolution. C’était justement en elles que je trouvais les beautés idéales. C’est sans doute cette raison psychologique qui me poussait à appeler C
Notre butin contenait souvent des produits de beauté, tels que de la poudre et de la crème de beauté. Au début, les partisans les jetèrent à la rivière ou les écrasèrent sous leurs souliers, parce que, selon eux, ces articles étaient destinés à farder les visages des femmes japonaises. Pendant un certain temps, leur donnant raison, je les avais laissés faire, car je pensais que ces produits de luxe ne nous étaient bons à rien. A l’époque, les femmes de notre base de guérilla, je le répète, ne se maquillaient pas. Elles étaient unanimes à se considérer comme coupables si elles répandaient une odeur de poudre de toilette ou de parfum. Les jours de fête, quelques rares femmes se fardaient, mais une fois là où il y avait du monde, elles se tenaient à l’écart, dans un coin, prêtes à rentrer sous terre.
J’en vins à plaindre les femmes. J’étais désolé à la pensée qu’elles menaient une vie misérable pendant toute l’année, le visage taché de suie ou de cendre, sentant l’odeur de fumée de poudre. Un jour, j’ordonnai aux partisans:
«Désormais, vous ne jetterez plus les produits de beauté. Il y a des femmes auprès de nous. Les femmes de la base de guérilla sont aussi des femmes, n’est-ce pas vrai? Y a-t-il au monde meilleures femmes que nos combattantes et les membres de l’Association des femmes?»
Les partisans répondirent d’une seule voix: «Non!»
«Non! continuai-je. Il n’y a pas meilleures femmes que celles de notre base de guérilla. Depuis déjà une année et demie, elles partagent le même sort que l’armée de guérilla, sans se rendre dans la zone contrôlée par l’ennemi, se contentant pour survivre de racines d’herbe et d’écorce d’arbre, ayant perdu leur cher mari, leurs enfants bien-aimés ou leur fiancé, tous tués par l’ennemi, grelottant de froid sous leur vêtement d’été en cet hiver. En tant que jeunes Coréens, nous devons avoir honte de ne pas les mettre à l’honneur, de ne pas leur permettre de s’habiller de soie et de se farder. Quitte à nous imposer des privations, distribuons-leur ce qui nous tombera sous la main de meilleur! Si nous nous procurons des produits de beauté, donnons-les-leur et les laissons se farder!»
Un jour, nous visitâmes C
Or, C
Plus tard, nous surprîmes les arrières de l’ennemi, et le butin de cette attaque comprenait un grand nombre de produits de beauté. Une partie de ces produits, je la remis à C
Quelques jours après, en route vers Shiliping où je devais inspecter la compagnie de C
Ri Song Rim s’approcha de C
Attiré par la curiosité, j’eus hâte de m’approcher d’eux.
A mon approche, il s’arrêta de rire.
«Camarade commandant, regardez un peu!» dit-il en montrant de la main le visage de C
Je ris, moi aussi, sans le vouloir, et pour cause; son joli visage clair était tout plâtré et peinturluré de rouge et de crème. C
«Tante la présidente de l’Association des femmes, votre visage ressemble à une “carte du monde”, dit Ri Song Rim, pouffant de rire.
– Quelle honte!» s’écria-t-elle en s’affaissant sur elle-même.
Elle se mit à enlever le fard avec de l’eau de la rivière. Elle était toute déconfite comme une enfant prise en faute. Devant la grosse pierre qui servait de lavoir se trouvaient la boîte de crème et le tube de rouge que je lui avais donnés quelques jours auparavant.
Certes, C
Ri Song Rim semblait être prêt à s’approcher de nouveau de C
Je pense que les femmes qui, chaque matin, font leur toilette avec des produits de beauté de luxe devant une psyché ou une coiffeuse moderne plaindront C
Il en fut tout autrement à l’époque où nous combattions péniblement pour défendre notre base, le ventre sur le sol glacé, trompant la faim avec des plantes sauvages bouillies. Les habitantes de Xiaowangqing, à part un très petit nombre de femmes, ne possédaient pas alors de miroir, sans parler de ce genre de table de toilette. Force leur était d’aller, comme C
Ce jour-là, au lieu de reprocher à Ri Song Rim d’avoir ri de C
Ce que nous faisions pour le compte des femmes n’était rien par rapport aux services qu’elles nous rendaient. L’affection que nous témoignions à la population ne pouvait en aucun cas dépasser la touchante attention dont elle nous entourait.
Il en était de même de la sympat
Elle en rapporta un gros paquet de poires et de pommes coréennes.
A la vue de ces fruits, je fus ému jusqu’aux larmes. Soudain, je crus revoir ma mère disparue venir me prodiguer son affection. En effet, seule une mère ou une sœur pouvait faire une pareille chose.
«Sœur Kum Suk, je m’inquiète de savoir si je pourrai jamais vous rendre vos bontés, dis-je d’une voix émue, en recevant les fruits parfumés qu’elle me donnait.
– Vous dites mes bontés? Si vous voulez me rendre la pareille, je vous prie, après la libération du pays, de me faire visiter une fois Pyongyang. J’ai appris que Pyongyang est la première des merveilles du monde... répondit-elle en manière de plaisanterie, mais avec ferveur.
– Ne vous en faites pas pour cela! Promettons-nous, sœur, de combattre ensemble sans mourir ne fût-ce que pour aller voir Pyongyang après la libération de la patrie!
– Je ne mourrai pas, moi, mais je m’inquiète toujours pour vous, frère. Vous ne vous ménagez pas...»
Pour me faire recouvrer l’appétit, C
Cependant, elle ne pouvait faire grand-chose, car tout manquait à cette époque-là, et cela la tracassait.
Kim T
C
Ses paroles firent leur effet. Un jour, les éminents pêcheurs de ma troupe péchèrent au filet un gros sac de poissons qu’ils apportèrent à ma demeure. C
J’allais mieux, lorsqu’un jour C
Craignant que je ne m’en retourne à Macun avant de m’être complètement rétabli, C
Le chiffre me rassura un peu.
Toute la vérité me fut révélée par la bouche de C
Au Quartier général, nombre d’informations recueillies sur la situation de l’ennemi m’attendaient. Elles reflétaient, d’une manière ou d’une autre, les manœuvres des impérialistes japonais visant à la «pacification» de la région de Jiandao.
Depuis un mois que j’étais malade, ceux-ci avaient accompli leurs préparatifs d’expédition «punitive» d’hiver. Les fonctionnaires de haut rang envoyés par le Conseil des ministres du Japon dans la région de Jiandao avaient établi définitivement, en consultant les chefs de l’armée, de la gendarmerie, de la police et des Affaires étrangères, le plan d’expédition «punitive» d’hiver contre les zones de guérilla de la Mandchourie de l’Est. D’autre part, à Tokyo, le Conseil des ministres en avait délibéré.
Au cours des discussions sur le problème de la Mandchourie, les impérialistes japonais s’étaient accordés à reconnaître que la sûreté de la Mandchourie dépendait de celle de la région de Jiandao. Selon leur expression, il était le plus urgent pour le Japon comme pour le Mandchoukouo de maintenir la paix dans la région de Jiandao, parce que cela influait énormément non seulement sur la «grande cause» de l’édification du Mandchoukouo, mais également sur la sécurité de la région frontalière de l’empire japonais. A leurs yeux, comme ils le disaient, c’était une chance pour le grand Mandchoukouo que le commandant de l’armée du Guandong ayant pour mission fondamentale d’attaquer l’Union soviétique soit désormais tenu de contrôler la police mandchoue et que le chef de la gendarmerie chargée de la surveillance des armées ait, sur place, la charge de la sécurité de la région de Jiandao.
Après la création du Mandchoukouo, les impérialistes japonais avaient pris différentes mesures d’importance pour maintenir la sécurité dans la région de Jiandao. Ils y avaient envoyé comme nouvelle force «punitive» une division de l’armée du Guandong en remplacement du «corps expéditionnaire provisoire en Jiandao», diversifié l’organisation de la police, en formant à cet effet une police administrative armée dans chaque district et en mettant sur pied une police judiciaire secrète et une police industrielle, et multiplié de façon notable les forces de la police.
Des conseils pour le maintien de la sûreté – organes consultatifs conjoints nippo-mandchous ayant pour mission de prendre des mesures pour éliminer les résistants et stabiliser l’opinion du peuple – avaient été constitués dans toute la Mandchourie, à l’échelon central, provincial et de district, et avaient déjà commencé à fonctionner. Toutes sortes d’organisations d’espionnage et d’associations au service des Japonais avaient fait leur apparition et étendaient leurs tentacules sur le camp communiste. Tirant parti du système de surveillance collective, appliqué jadis en Chine et qui avait fait ses preuves dans le maintien par le Japon de la paix à Taïwan et dans la région de Guandong, la police nippo-mandchoue mettait la population en quarantaine. L’afflux d’immigrés japonais armés qui étaient d’anciens combattants et l’augmentation des effectifs du corps d’autodéfense avaient contribué à la passivité des forces antijaponaises et antimandchoues enracinées dans les trois provinces est. Les impérialistes japonais accordaient aux agents de la police secrète locale, appelée à combattre les «bandits», le droit d’«exécuter sur place».
Toutes ces mesures étaient là pour démontrer les efforts déployés par les Japonais pour maintenir le Mandchoukouo qui n’était qu’une colonie nippone. Leur plus grande inquiétude venait de la lutte armée que menaient les communistes coréens de la région de Jiandao dans l’angle de la Chine du Nord-Est et qui frappait de front ou dans le dos l’empire japonais, lutte armée sur laquelle était axé le vaste mouvement de libération nationale. Un des responsables de la gendarmerie japonaise n’a rien exagéré en disant que la sécurité de la région de Jiandao dépendait pour 90 pour 100 de la répression des activités des communistes coréens.
Ce qu’on appelait le «grand empire japonais» redoutait l’Armée de guérilla antijaponaise et sa base – point d’appui stratégique. Il faisait tout ce qui était en son pouvoir pour supprimer les zones de guérilla antijaponaise de la Mandchourie de l’Est.
A l’été 1933, la direction militaire du Japon avait rappelé en Corée une partie de l’effectif du «corps expéditionnaire provisoire en Jiandao», mortellement frappé par l’Armée de guérilla antijaponaise, et, en revanche, elle avait envoyé dans différentes régions de la Mandchourie de l’Est de nombreuses unités d’élite de l’armée du Guandong, dont celle de Hitomi.
Le gros des troupes japonaises d’occupation de Corée avait été disposé dans la région frontalière septentrionale de notre pays, de sorte qu’il pût se mobiliser promptement pour une éventuelle opération «punitive» contre les zones de guérilla. Enfin, des effectifs évalués à dix et quelques milliers d’hommes encerclèrent ces zones et s’engagèrent dans une expédition d’hiver pour les «punir».
L’ennemi dirigea le coup de boutoir de ses attaques contre la zone de guérilla de Xiaowangqing, où siégeait l’état-major de la révolution coréenne, et concentra dans cette région des unités de l’armée du Guandong, de l’armée fantoche mandchoue, de la police et du corps d’autodéfense, totalisant plus de 5 000 hommes. Après la période de la manufacture, depuis que le carré traditionnel avait fait place à l’ordre dispersé, aucune bataille, excepté celle de Lüshun pendant la guerre russo-japonaise, n’avait été disputée, je crois, par des troupes disposées en rangs aussi serrés.
Les avions étaient prêts à décoller pour faire des sorties. Des groupes d’enquête spéciale relevant du service d’espionnage de la région de Jiandao furent envoyés dans les zones de guérilla.
Toutes les régions de la Mandchourie de l’Est allaient être le théâtre d’un combat âpre entre nous et les forces des impérialistes japonais. On s’attendait plutôt à une guerre qu’à une bataille pour défendre quelques zones de guérilla.
Or, il n’y avait à Xiaowangqing que deux compagnies de partisans. De plus, nos provisions de bouche allaient s’épuiser.
Notre base de guérilla de la Mandchourie de l’Est était exposée à un danger extrême. Personne n’y espérait que les deux compagnies pourraient triompher des puissants assaillants dotés de canons et d’avions. La situation nous mettait dans cette affreuse alternative: ou bien combattre jusqu’au bout ou bien abandonner notre zone de guérilla et nous rendre à l’ennemi.
Nous pensions qu’il valait mieux mourir dans le combat que de nous soumettre.
A la lumière du principe des tactiques de guérilla, nous ferions mieux d’éviter une bataille inégale. Mais, si nous l’évitions, il était évident que l’ennemi s’emparerait d’un seul coup de toutes nos zones de guérilla dans le bassin du Tuman. Dans ce cas-là, la population révolutionnaire, qui jouissait d’une égalité et d’une liberté authentiques sous la protection du gouvernement révolutionnaire populaire, allait mourir de faim, de froid en hiver ou être fusillée. Si nous abandonnions les zones de guérilla, la population ne nous ferait plus confiance.
En automne, le paysage de Wangqing est splendide. Mais, cet automne-là, il allait souffrir de l’expédition «punitive» d’hiver de l’ennemi.
Toute la population était tendue, le regard tourné vers nous, l’armée, dont le moral devait décider du sien.
Je commençai à rechercher une tactique efficace. Mais je n’y parvins pas facilement. Il n’y avait autour de moi personne que je puisse consulter au sujet du problème tactique. Ni Pak Hun, diplômé de l’académie militaire de Huangpu, ni Kim Myong Gyun, Xiaogezi (mot chinois signifiant homme de petite taille – NDLR), qui avait servi pendant quelques années en Union soviétique, ni Ri Ung Gol, sorti de l’école militaire de l’armée indépendantiste. Les deux derniers, accusés d’être membres du Minsaengdan, s’étaient éclipsés. Ryang Song Ryong, lui aussi, avait été victime de l’affaire du Minsaengdan.
Comme je serais heureux, pensais-je, d’avoir près de moi un commandant aussi illustre que Hong Pom Do!
Celui-ci, chef de francs-tireurs, avait laissé de profondes empreintes sur la terre de Wangqing. Il serait juste de dire que son intelligence avait permis aux troupes indépendantistes d’accomplir de belles actions dans les batailles de Qingshanli et de Fengwudong. Certains sous-estimaient son mérite en affirmant qu’il ne possédait pas l’art de la guerre, mais avait seulement de l’habileté. Ils se trompaient. Quant à l’habileté dont ils parlaient, on peut dire qu’elle était l’expression de l’intelligence.
Mon père m’avait souvent parlé de la tactique peu ordinaire de Hong Pom Do. Si celui-ci n’avait pas été tacticien, il n’aurait pu vaincre sur les monts Gaoli une troupe japonaise en lui tendant une embuscade aussi ingénieuse et aussi bien conçue. Ne doivent pas prétendre connaître Hong Pom Do ceux qui n’aperçoivent pas la lueur d’intelligence sur son visage de bûcheron.
Plusieurs années s’étaient écoulées depuis la disparition sur la terre de Wangqing de ce commandant en chef de l’armée indépendantiste, celui qui faisait la pluie et le beau temps dans la région de
En ces moments difficiles, le regret de ceux qui nous avaient quittés devint plus vif.
Un jour que je méditais sur le problème tactique dans la cabane en rondins occupée par le commandement, le vieux Ri Chi Baek vint me voir, vers minuit avec un pot de miel.
«Prenez cela, je vous en prie, me dit-il en posant devant moi le pot. Lorsque vous étiez malade, je n’ai rien fait pour votre guérison. Je voudrais que le miel aide à votre convalescence...
– Merci de votre bonté. Comment avez-vous pu vous procurer du miel de montagne qui vaut son pesant d’or?
– C’est le vieux Ma de la vallée des Belettes qui l’a récolté. Il y a quelques jours, il m’a dit avoir recueilli un pot de miel, pour s’en vanter. Et je lui ai rendu visite. En me donnant ce pot, il m’a dit qu’il aurait vendu jusqu’à sa maison pour se procurer du miel si c’était pour contribuer à votre rétablissement. Je viens maintenant de chez lui.»
La bienveillance de ces hommes âgés me toucha profondément.
«Je vous remercie. Mais je suis un jeune homme. C’est à vous, père, que je donne ce pot de miel.
– Oh! il ne faut pas refuser l’offre des vieillards. Le remords s’est logé dans mon cœur de n’avoir rien fait pour vous soigner... Vous n’avez pas encore bonne mine.»
Le vieil homme m’invita au repas de la nuit, me tirant par le bras.
Je me laissai entraîner. L’envie me prit de passer une nuit dans sa maison, cette maison inoubliable où Ban Song Wi et moi, nous étions logés ensemble. Même après mon changement de logement, ma pensée n’avait pas quitté cette famille simple et bienveillante qui s’occupait de moi comme si j’étais un des siens.
Au souper, nous mangeâmes de la bouillie de maïs mêlée de haricots, avec du potiron. A peine guéri, j’avais beaucoup d’appétit. La maîtresse de maison, So Song Nyo, connaissait mon goût. Les pommes de terre et le maïs cuits se distinguaient parmi les mets qu’elle me préparait. Les pommes de terre de la région de Jiandao sont grosses et abondent en sucre un an après la récolte. Il était très agréable, me souvient-il, de manger, par un jour d’hiver où il neigeait à gros flocons, un plat de pommes de terre cuites avec de l’eau de kimchi (légumes salés, pimentés et fermentés – NDLR) fait de navets entiers.
Après le souper, je me couchai à côté du vieux Ri Chi Baek dans la pièce où Ban Song Wi avait logé.
Le vieil homme avait du mal à s’endormir et soupirait de temps en temps. Je pensai qu’il regrettait son fils, Ri Min Gwon, mort il y avait quelques mois. Au printemps 1933, celui-ci était allé désarmer la troupe de Guan qui se rendait à l’ennemi, mais il fut grièvement blessé et mourut à l’hôpital de Qiuyuegou où il se faisait soigner. Je fus présent au service funèbre rendu à sa mémoire. Plus tôt, en septembre 1932, ce fut chez lui qu’avait eu lieu le service mortuaire du partisan C
«Père, pourquoi soupirez-vous toute la nuit? lui demandai-je en me tournant vers lui, mettant de côté ma couverture.
– Je n’ai pas sommeil. Peut-on dormir tranquillement, alors que des milliers d’ennemis encerclent notre zone de guérilla? Le bruit court qu’avec cette expédition “punitive” ce sera la fin des troupes de partisans. Qu’en pensez-vous, commandant?
– Ce sont les réactionnaires qui font courir cette fausse rumeur sur la défaite de l’armée de guérilla. Mais cependant, si nous négligeons notre défense, il y a risque que notre zone de guérilla soit prise en deux ou trois jours. En effet, elle est en danger. Moi non plus, je ne peux dormir.
– Il est impossible que notre zone de guérilla soit supprimée. Comment vivre sans elle? Plutôt mourir et servir de nourriture aux corbeaux ou devenir un fantôme au cimetière.
– Vous avez raison. Même si nous devons mourir, il nous faut rester dans notre zone de guérilla. Eh bien, père, comment faire pour défendre Xiaowangqing? L’ennemi mobilise des milliers d’hommes, et nous ne sommes qu’un centième de ce chiffre...»
Le vieil homme, après avoir tiré quelques bouffées de sa cigarette, approcha son oreiller du mien, puis dit d’une voix grave:
«Si ce sont les combattants qui manquent, je combattrai, moi aussi, sous vos ordres. Notre Xiaowangqing compte beaucoup de personnes âgées comme moi, qui savent tirer. Si vous donnez un fusil à chacun, ils pourront combattre aussi bien que la garnison de Kanghwajin. Des combattants indépendantistes ont enterré leurs fusils et leurs munitions près de Zhonggingli où nous habitions autrefois. Si on réussit à les retrouver, on pourra armer non seulement les vieux chasseurs et les anciens combattants indépendantistes, mais également les jeunes gens comme mon beau-fils Jung Gwon, qui s’occupent maintenant de la jeunesse. Que tout le monde combatte! On se battra alors à mort, les Japs et nous. Ceux qui n’auront pas de fusil combattront au corps à corps. Quoi qu’il advienne, il faut défendre notre base.»
Les paroles du vieux Ri me suggéraient la résistance du peuple tout entier, le seul moyen de se tirer d’affaire face au problème qui me tourmentait: celui de l’inégalité en effectifs entre l’ennemi et nous. J’avais maintenant la certitude que nous aurions l’initiative de l’action à condition de livrer partout des combats décisifs en mobilisant non seulement les organisations semi-militaires, telles que la Troupe d’autodéfense et l’Avant-garde des enfants que nous avions déjà décidé de mettre en position, à côté des troupes de partisans en première ligne, mais également tous ceux qui étaient capables de combattre. La défense de Xiaowangqing devait être une bataille opposant à l’ennemi non seulement l’Armée de guérilla antijaponaise mais aussi toute la population de la zone de guérilla. La population de la zone de semi-guérilla alentour était elle aussi digne d’entrer en ligne de compte.
Cet entretien me donna un regain de forces.
Il a raison, me disais-je. Si le peuple se propose de combattre, il combattra. Si le peuple se dit capable de gagner, il gagnera. L’issue de la guerre dépend de la volonté du peuple, de la façon dont il se mobilisera.
Il s’agissait là de la première leçon que j’avais tirée des paroles pleines de confiance du vieux Ri, qui exprimaient la volonté des milliers d’habitants des zones de guérilla de Wangqing. Il fallait que notre plan d’opérations reflète cette volonté du peuple que le vieux Ri avait révélée.
Je décidai que la défense de Xiaowangqing serait assurée par la participation de toute la population, sans distinction d’âge et de sexe. Cette décision fut l’expression suprême de la confiance que je puisse témoigner à la population de cette zone de guérilla qui avait supporté toutes les peines du monde depuis deux années en partageant pour le meilleur et pour le pire le sort de l’armée. Ma vie, peu courte, dans la base de guérilla où les combats se succédaient, m’avait permis d’avoir cette foi en le peuple.
Ce n’était pas seulement à la force de l’armée, mais aussi, pour une bonne part, à celle de la population que la base de guérilla devait ses deux années d’existence. En effet, la population avait apporté une contribution importante aussi bien au renforcement de l’armée qu’à la défense de la base de guérilla. Le soutien du peuple nous encourageait dans les combats inégaux au cours desquels un partisan devait affronter dix ou cent assaillants. Rien qu’à entendre le souffle de la population qui accourait vers les tranchées avec de l’eau chaude et des boules de riz cuit, notre moral centuplait.
Notre décision de faire appel à la participation de toute la population pour la défense de la base de guérilla était donc fondée.
D’ailleurs, elle tenait compte de sa détermination à sauvegarder la base, même au prix de sa vie, et à ne faire qu’un avec son armée en toutes circonstances. Nul doute que la population, une fois mobilisée, constituerait une force redoutable.
Comme le vieux Ri me l’avait signifié, la population était une importante réserve de l’armée de guérilla, sinon une de nos principales forces dignes de confiance.
Après avoir réaffirmé notre principe tactique originel – attaquer l’ennemi en concentrant toutes nos forces quand il est dispersé et les disperser pour le frapper partout sur ses arrières lorsqu’il vient attaquer en force –, nous lançâmes un appel à toute la population de Xiaowangqing pour qu’elle s’engage dans la résistance antijaponaise.
Le peuple y réagit et, unanimement, se prépara à la bataille, chacun dans le cadre de l’organisation dont il faisait partie ou selon les sexes, les âges et les professions. La Troupe d’autodéfense et l’armée de jeunes volontaires occupèrent leurs positions de défense à côté des troupes de partisans, tandis que les jeunes et les adultes sans armes entassaient des pierres sur les versants abrupts devant les positions de défense. Les chasseurs célèbres de Wangqing, dont Jang, C
Chacun était déterminé à risquer sa vie plutôt que de répéter les erreurs des troupes indépendantistes relevant de l’administration militaire du Nord et qui avaient déserté Wangqing.
Wangqing avait été témoin non seulement de la victoire de Fengwudong, mais aussi de la défaite amère et honteuse des troupes indépendantistes qui avaient battu en retraite en livrant les compatriotes à la merci des troupes d’expédition «punitive».
Des organisations indépendantistes appelées administration militaire de l’Ouest et administration militaire du Nord avaient opéré respectivement en Mandchourie du Sud et dans la région de Xidapo, district de Wangqing, en Mandchourie de l’Est. Cette dernière organisation était dirigée par So Il, son directeur général, et Kim Jwa Jin, son commandant en chef, et étendait son influence.
Elle regroupait plus de 500 patriotes et possédait un million de cartouches et plus de cent mille yuans de réserve financière. L’école militaire de Shiliping relevant de cette administration pouvait recevoir plus de 400 élèves. On disait que le convoi de charrettes à bœufs ou à chevaux transportant les sandales de paille et les vivres qu’envoyaient les paysans de Wangqing et de ses environs aux militaires de cette organisation s’étendait jusqu’à Xidapo.
Les troupes de cette administration, opérant conjointement avec l’armée indépendantiste commandée par Hong Pom Do, avaient infligé, à Qingshanli, une défaite cuisante aux troupes d’agression japonaises.
Quand Kim Jwa Jin, vêtu d’un uniforme de serge argenté, le sabre au côté, passa, montant un cheval gris, les gens de Wangqing, hommes et femmes, jeunes et vieux, le saluèrent en s’inclinant à toucher le sol, comme si c’était un Premier ministre ou le cortège du roi Ri, le félicitant ainsi pour les actions d’éclat accomplies par les troupes indépendantistes qu’il commandait.
Or, ce personnage de haute renommée, une fois prévenu du commencement de la grande expédition «punitive» de l’armée japonaise dans la région de Jiandao, s’enfuit de Wangqing avec ses hommes, sans combattre.
Au moment de sa fuite, les gens de Wangqing qui ne se doutaient de rien affluèrent sur la route pour le voir.
Seule une compagnie était restée dans le casernement de l’administration. A la veille de l’expédition «punitive» de l’armée japonaise dans la région de Jiandao, cette compagnie, je ne sais pourquoi, assista à la cérémonie de fin d’études de l’Ecole Tongil. A cette occasion, les autorités de l’école offrirent également un banquet somptueux, conformément à l’usage.
Dès la fin de la cérémonie, les militaires crièrent trois fois «Vive l’indépendance!» avant de s’attabler. Gourmands, ils buvaient du makkoli (alcool de basse qualité – NDLR) ou mangeaient de la pâte de riz cuit à la vapeur, des nouilles froides assaisonnées, etc., quand ils furent surpris par l’attaque d’une troupe d’expédition «punitive» et s’enfuirent. Les élèves et leurs parents se dispersèrent. On eût dit des fourmis dont on vient de renverser la fourmilière. Les agresseurs tuèrent au hasard, à coups de fusil, de sabre ou de baïonnette, une population effrayée et sans protection.
Les troupes indépendantistes de cette fameuse administration militaire du Nord se désagrégèrent ainsi complètement en un rien de temps. La population de Wangqing s’en plaignit en pleurant.
Je pensais que, si ce genre de drame se répétait à Wangqing où le pouvoir était détenu par le peuple, nous ne pourrions pas nous prétendre fils ou filles de la Corée.
Je me résolus à anéantir l’ennemi en usant de tactiques et de stratagèmes variés et adaptés aux exigences de la guérilla, tels que l’embuscade, la diversion, l’attaque par surprise et l’assaut de nuit.
Ces tactiques de guérilla, nous les avions conçues nous-mêmes au cours des combats livrés pour repousser les opérations «punitives» de l’ennemi qui s’étaient succédé et défendre nos zones de guérilla.
A l’époque où les communistes coréens venaient d’entreprendre la guérilla – ils l’avaient définie comme la forme principale de la lutte armée –, nous n’avions pas, à dire vrai, de connaissances spéciales en matière de tactique. Nous aurions pu nous référer à un recueil d’expériences ou à un manuel si nous les avions eus à notre portée. Mais, comme il n’en était rien, nous avions envoyé quelqu’un en Union soviétique obtenir quelques abrégés d’art militaire présentant les expériences acquises pendant la guerre civile, lesquels nous avaient aidés dans une certaine mesure à comprendre les notions générales de la guérilla et les méthodes d’organisation de l’embuscade et de l’attaque; mais il n’en restait pas moins vrai que les expériences recueillies dans ces ouvrages ne cadraient pas avec nos réalités.
Je décidai de rédiger un manuel de guérilla conforme à nos réalités et écrivis un abrégé intitulé les Actions de la guérilla résumant les expériences militaires élémentaires que nous avions faites au cours d’un peu plus d’une année de guérilla depuis la bataille de Jiapigou, à la fin de mars 1933.
Ce livre présentait succinctement les problèmes fondamentaux de la guérilla – des qualités morales exigées par l’armée de guérilla aux principes généraux de la guérilla –, ainsi que les principes et les méthodes à suivre dans les activités de guérilla, depuis l’organisation des actions militaires, telles que l’attaque, l’embuscade, la défense, la marche, le cantonnement, le tir, jusqu’à l’entretien des armements et à la discipline.
Ce n’était certes pas un livre de stratégie aussi brillant que l’Art de la guerre de Sun Zi ou De la guerre de Clausewitz. Cependant, à cette époque-là, alors qu’il n’y avait pas d’éminents théoriciens de l’art militaire ni de vétérans de la lutte armée, ce petit ouvrage était tenu pour un manuel d’art militaire représentant notre modeste théorie originale de la guérilla. Les chefs et les combattants de l’armée de guérilla portaient dans leur sac à dos ce livre qu’ils ont lu et relu jusqu’à ce que l’usure en fît apparaître les fibres, et ils se sont sincèrement efforcés de mettre en application les règles définies dans cet ouvrage.
Ce livre ainsi que les Connaissances élémentaires de la guérilla, ouvrage rédigé plus tard, ont servi de bases à l’édification de nos forces armées révolutionnaires, à l’élaboration et au développement de nos tactiques originales.
Le 17 novembre 1933, mobilisant l’infanterie, l’artillerie et l’aviation, l’ennemi encercla la zone de guérilla de Xiaowangqing et l’attaqua dans trois directions. Les descendants de Yamato se précipitèrent sur nous avec la fureur d’une bande de loups affamés. Suffisants et pleins d’assurance, ils donnaient l’impression qu’ils allaient engloutir d’un seul coup toute la terre de Wangqing.
En profitant des rigueurs de l’hiver, ils se lancèrent dans une «attaque par vagues successives», soutenus par l’aviation qui bombardait coup sur coup Macun et Lishugou où siégeaient nos organismes de direction politique et militaire. Une tactique terrible entra en jeu. Auparavant, dès qu’il avait échoué dans son attaque, l’ennemi était retourné à son point de départ pour ensuite revenir à la charge. Maintenant, il se piquait au jeu: son assaut arrêté, il restait, en campant, là où il avait progressé, consolidant ainsi ses positions sur le terrain qu’il gagnait petit à petit. Tactique atroce tendant à tout tuer et à tout détruire dans la région occupée.
Mais notre armée et la population défendirent héroïquement la zone de guérilla, en faisant bloc contre l’agresseur.
La bataille la plus acharnée fut engagée au pied du mont Pointu et devant le poste de guet de la vallée des Armoises au pied du mont Mapan, à l’entrée de la zone de guérilla.
La 3e compagnie et la Troupe d’autodéfense antijaponaise qui gardaient les monts Pointu et Mapan laissaient approcher les soldats ennemis jusqu’à environ 20 mètres, puis les décimaient chaque fois par un tir nourri en lançant des bombes Yongil et en provoquant des avalanches de pierres. L’ennemi se ruait vague après vague, mais la première ligne de la zone de guérilla restait infranchissable. Les défenseurs du mont Mapan anéantirent, à un méandre de la rivière Dawangqing, la cavalerie qui tentait d’attaquer la zone de guérilla en faisant un détour grâce à sa mobilité.
Alors que l’ennemi continuait à lancer de grands effectifs sur nos positions des monts Pointu et Mapan, nous passâmes de la défense généralisée à une guerre d’usure axée sur la diversion et supposant une grande mobilité et une défense active. Cette tactique originale, caractérisée par le dynamisme, consistait à détruire sans cesse les effectifs ennemis par diverses formes de combat, à entraîner continuellement l’adversaire dans le combat dont nous détenions l’initiative pour le harceler sans répit. Si nous avions préconisé la défense elle seule, l’armée de guérilla aurait succombé aux attaques ininterrompues de l’ennemi qui comptait sur sa supériorité numérique et technique. Selon la nouvelle mesure tactique, les partisans, de même que les membres des organisations semi-militaires, évacuèrent leurs avant-postes et laissèrent l’ennemi s’engouffrer en profondeur dans la zone de guérilla. Ils usèrent alors d’une grande variété de tactiques, à savoir l’embuscade, le tir ajusté, l’assaut du bivouac, la pose de bombes Yongil sous le feu de bivouac, réduisant ainsi l’ennemi à la passivité et lui assenant des coups cinglants.
La pose de bombes sous le feu de bivouac était très efficace, susceptible d’être pratiquée même par les enfants. Chaque fois que nous nous retirions d’une position pour en occuper une autre, nous avions soin d’enfouir une bombe Yongil sous notre feu de bivouac, que l’ennemi, juste après avoir pris notre position de défense, entourait pour se chauffer. Alors, la bombe explosait en le fauchant. De cette façon. O Ryong Sok, quatrième frère cadet d’O Paek Ryong, de concert avec les femmes de la Troupe d’autodéfense, tua ou blessa des soldats ennemis au poste de guet central du mont Pointu.
Nous organisâmes souvent aussi l’assaut de nuit des campements ennemis. Nous expédiions vers les positions ennemies un groupe de 2 à 3 personnes ou de 4 à 5 pour répandre des tracts démoralisants ou tirer quelques coups de feu. Trois ou quatre coups tirés sur le feu de bivouac, tout le campement était sens dessus dessous. Une pareille attaque avait lieu trois, quatre ou même cinq fois durant une seule nuit. Alors, toute la nuit, les soldats tremblaient de peur ou se tiraient les uns sur les autres. Nos raids successifs les terrorisaient tellement que des hystériques de la guerre apparurent parmi eux.
Certains qui avaient lu les tracts lancés par nos partisans tels que l’«Appel aux soldats japonais!» se rendaient.
Les chasseurs aussi accoururent sur le champ de bataille, le fusil à mèche à la main. Bien que très âgés, ils excellaient dans l’art du tir. Ils ne choisissaient pour cibles que les officiers qu’ils ne manquaient jamais: leur adresse était comparable à celle des tireurs d’élite de notre temps. Les membres de l’Association des femmes parcouraient en toute hâte les tranchées, portant des boules de riz cuit et de l’eau chaude sur la tête. Même les enfants âgés d’à peine dix ans gagnaient le champ de bataille et battaient le tambour ou jouaient de la trompette, pour encourager les combattants.
Une particularité des opérations de Macun fut le combat par avalanches de pierres. L’armée et la population de la zone de guérilla entassaient des pierres aux avant-postes sur le mont Pointu et ailleurs avec lesquelles elles semaient la mort dans les rangs de la troupe d’expédition «punitive» quand elle montait à l’assaut. Quand les avalanches de pierres dévalaient une pente raide, elles produisaient un bruit assourdissant comme un tonnerre et soulevaient des nuages de poussière semblables aux fumées de poudre à canon, donnant le frisson aux troupes d’agression. Ce procédé était très efficace surtout pour faire fuir en débandade les escadrons de cavalerie et enrayer la progression des camions et des canons.
Parmi les héros enfantés par les opérations de Macun, il y avait un partisan surnommé «treize coups successifs».
Ce jeune homme était bien connu à Wangqing comme un risque-tout. Il avait commencé à jouir de cette réputation depuis qu’il avait arraché des armes à un poste de douane sur la rive du fleuve Tuman, sur ordre de l’organisation des Jeunesses communistes. Dès son arrivée à la douane, il s’était présenté: «Bonjour, messieurs. Je suis un jeune Coréen, membre des Jeunesses communistes.» Ensuite, braquant son revolver sur les douaniers, il ramassa sans se presser trois fusils pendus au mur. Puis, il donna un coup de téléphone furieux au poste de police: «Qu’est-ce que vous faites là-bas, vauriens! Voilà les communistes! Venez vite, vous tous!» Des policiers montés furent expédiés à la hâte sur les lieux.
Evidemment, notre héros faillit ne pas en revenir vivant. Depuis, il réitéra l’aventure. Inutile de dire quelle critique il reçut de l’organisation des Jeunesses communistes.
Enfin, ce «treize coups successifs» accomplit au poste de guet de la vallée des Armoises un exploit digne d’occuper une page entière de l’histoire de la révolution antijaponaise. Il dirigeait un détachement de couverture composé de dix personnes, qui stationnait en permanence dans cette vallée. Il était chef de section et responsable du groupe des Jeunesses communistes dans ce détachement.
Une importante troupe d’expédition «punitive» constituée d’éléments de l’armée japonaise, de l’armée fantoche mandchoue et du corps d’autodéfense encercla furtivement à la faveur de la nuit cette vallée, puis fonça sur le poste de guet. Au petit matin, le détachement de couverture dut livrer un combat acharné. Il repoussa sept fois l’attaque ennemie jusqu’au moment où un pan de sa cabane en rondins, qui brûlait, s’écroula. Sous une pluie de balles, «treize coups successifs» convoqua la réunion du groupe des Jeunesses communistes et déclara:
«Camarades, nous avons derrière nous la zone de guérilla et nos frères et sœurs chéris. Si nous reculons ne fût-ce que d’un seul pas, nous, jeunes Coréens, n’aurons plus le droit de survivre. Défendons notre poste, même si nos corps doivent être mis en pièces!»
Brûlant de haine, les combattants voulaient charger l’ennemi à la baïonnette. «Treize coups successifs» était aussi sous l’emprise de la fureur, mais il se retint pour accomplir sa tâche. Ce combattant vaillant, qui avait été blâmé naguère pour sa présomption et son aventurisme, était devenu, à travers des combats sanglants, un chef expérimenté sachant contrôler et maîtriser ses propres sentiments.
Quand j’arrivai précipitamment à la vallée des Armoises à la tête d’un renfort, il était tombé à son poste de combat, touché par 13 balles, d’où son surnom: «treize coups successifs». D’autres étaient blessés à sept, trois ou deux endroits, ce qui leur avait valu ces surnoms: «sept coups successifs», «trois coups successifs» et «deux coups successifs».
Les gens de Wangqing appelaient ce jeune homme «treize coups successifs», de même que moi-même, et son vrai nom s’est effacé complètement de la mémoire des gens.
Je suis tout à fait désolé de ne pouvoir dire ici son nom véritable. Mais je me console en présumant que son surnom obtenu durant la guerre antijaponaise laissera au lecteur une meilleure impression que son vrai nom.
La bataille gagnait en acharnement au fil des jours. Quittant Xiaowangqing réduit en cendres sous le feu des canons japonais, ses habitants se réfugièrent à Shiliping.
L’ennemi massacrait sans distinction militaires, civils, adultes, enfants, hommes et femmes. L’expédition «punitive» d’hiver fit des centaines de morts à Xiaowangqing.
Alors que nous combattions devant la baraque de bûcherons, à Wucidao de Shiliping, une troupe japonaise, passée devant notre poste de guet, en tenue de réfugiés, attaqua par derrière la file d’habitants qui se rendait de Macun à Dawangqing, en la prenant sous un feu nourri de mitrailleuses. Rien que dans ce raid, nous perdîmes plusieurs dizaines de civils. Par ailleurs, une nuit, ayant encerclé le village de Duchuanping, l’ennemi extermina les villageois endormis à la mitrailleuse. Toute la famille de Paek Il Ryong, auteur d’excellentes pièces de théâtre et secrétaire de l’organisation des Jeunesses communistes de la zone de guérilla de Xiaowangqing, y trouva la mort. Cette année-là, de nombreux enfants de cette région furent tués.
Alors que cette zone de guérilla traversait des moments critiques, 1 500 réfugiés affluèrent dans la vallée de Lishugou. Les partisans eurent toutes les peines du monde à les transférer à Dawangqing. Ils durent parfois errer toute la journée par la montagne à la recherche des réfugiés dont la file venait d’être coupée en deux par l’attaque surprise de l’ennemi. Alors, je dus protéger ces tenants de la révolution en portant des enfants dans mes bras. Les autres partisans aussi soutenaient les vieillards et les infirmes tout en combattant. Cette scène émouvante illustrait, je peux le dire, ce qui est à l’origine de l’actuelle unité entre notre armée et notre peuple. Et le sang et les larmes n’y manquaient pas, loin de là, elle en était toute imprégnée.
Quand je me souviens de ce jour où nous conduisions des réfugiés de Lishugou à Shiliping, je sens que la gorge me brûle.
Parmi les réfugiés, nombreux étaient ceux qui ne s’étaient nourris durant vingt jours d’expédition «punitive» que de gousses de soja cuites et de feuilles de navet sans pouvoir trouver de céréales. Venus à Shiliping, toujours faute de grains, ils durent même manger de la peau de bœuf cuite.
Si l’on exposait aux contemporains ce dont les populations des zones de guérilla se nourrissaient dans ces années de famine où on n’avait même pas la force de lever la tête pour regarder le ciel, ils ne pourraient se retenir de pleurer à la pensée du malheur qui avait frappé leurs aînés.
Du temps de la zone de guérilla, Kim Myong Suk (de Yanji) a perdu ses deux enfants au moment de la soudure des récoltes, et elle-même a failli périr. A jeun depuis plus d’une semaine, voyant ses enfants morts de faim, elle restait couchée dans sa hutte, incapable d’aller les enterrer, car elle n’avait pas la force de se mettre sur ses pieds. Des voisins vinrent retirer les morts qu’ils ne purent que couvrir de feuilles mortes: eux non plus n’avaient pas la force de creuser des fosses.
De retour dans la patrie libérée, lorsqu’elle pourra enfin s’offrir du riz, cette combattante pleurera à chaudes larmes au souvenir de la famine du temps de la base de guérilla qui lui avait arraché ses deux enfants.
Dans la zone de guérilla de Chechangzi, un homme survécut miraculeusement à la bataille de Yulangcun après avoir reçu 8 balles de mitrailleuse et ayant eu le crâne brisé à faire voir la matière grise. Cette vitalité surhumaine lui avait valu le surnom de «huit coups successifs». Lui aussi mourut de faim alors qu’il travaillait au gouvernement de Dongnancha. Au moment de sa mort, il s’écria à l’adresse de ses camarades:
«Si j’avais péri quand je fus frappé de huit balles ennemies, j’aurais laissé le souvenir d’un héros. Mais je ne suis qu’un malheureux mourant ici de faim!»
L’ennemi entourait les zones de guérilla d’une haie de baïonnettes afin que la population y mourût de faim et de froid.
Les Coréens étaient alors confrontés à des épreuves indicibles. Les pertes qu’ils ont subies alors ont laissé des plaies profondes dans la mémoire de notre nation.
Il est utile que les gouvernants japonais se repentissent sincèrement des atrocités commises en Corée et en Mandchourie. Ce repentir n’est pas une honte ni une humiliation. Cela relève plutôt d’une auto-correction et d’un auto-perfectionnement raisonnables. On fermerait les yeux sur l’histoire que celle-ci ne disparaîtrait pas. Le Japon ne doit pas oublier que les fondations de la haute croissance dont il se prévaut sont imprégnées du sang versé par la nation coréenne.
Le Japon n’a-t-il pas vécu lui-même un drame national pendant lequel des vies ont péri sous le feu des étrangers, et des sœurs et des filles chéries ont été déshonorées par les troupes d’occupation?
Tout en pataugeant dans le bourbier de la défaite, l’ennemi s’obstinait à l’offensive, envisageant une guerre de longue durée. C’est qu’il comptait nous faire mourir de froid et de faim, personne ne pouvant nous approvisionner en forces vives, en munitions et en vivres.
Un changement complet de la situation s’imposait pour sauver les troupes de partisans et la population de la zone de guérilla. La seule solution valable était de mener des opérations efficaces de perturbation des arrières de l’ennemi, parallèlement aux combats de défense de cette zone.
Dès mon arrivée à Wangqing, je m’étais opposé à la tendance consistant à s’employer uniquement à la défense des zones de guérilla. C’est-à-dire qu’il fallait que nous concentrions nos forces pour attaquer et détruire l’ennemi quand il était dispersé et que, quand l’ennemi venait nous attaquer en force, nous dispersions au contraire nos forces pour semer la confusion un peu partout sur ses arrières. Cette tactique se résumait en ceci: éviter un ennemi fort et attaquer un ennemi faible. Ainsi seulement, il était possible de sauvegarder la base de guérilla et de conserver les forces de nos troupes.
Cependant, la plupart de ceux qui étaient placés à la direction du parti de la Mandchourie de l’Est et à celle du district de Wangqing prétendaient que nous devions concentrer nos forces pour repousser l’ennemi quand il venait nous surprendre en force et qu’il serait ainsi possible de défendre la base de guérilla et de protéger la population.
Ces deux conceptions tactiques s’opposaient l’une à l’autre pour provoquer finalement une ample polémique autour de la question de savoir laquelle des deux était marxiste ou non.
Du moment qu’ils jugeaient notre théorie non marxiste, voire fuyant la réalité et même capitulationniste, nous nous acharnâmes à attester la justesse de notre théorie sur les opérations de perturbation des arrières de l’ennemi, nous exprimant en ces termes:
«De quelque façon que nous concentrions nos forces, nous ne serons pas à même de tenir tête à l’ennemi. Donc, nous ferions mieux d’évacuer la population un peu partout, tandis qu’une partie de l’armée de guérilla restera à tirailler ça et là. Pendant ce temps, le reste, divisé en plusieurs groupes, ira désorganiser les arrières de l’ennemi. Supposons que dix hommes armés pénètrent derrière les lignes ennemies. S’ils harcèlent sans répit, accompagnés de 30 à 40 jeunes dépourvus d’armes, les points faibles de l’ennemi, ils pourront se procurer fusils et vivres.»
Nombre de camarades, ayant jugé raisonnablement des circonstances, soutinrent mon opinion.
Pourtant, une poignée d’esprits entêtés ne prêtèrent pas l’oreille. Bien plus, se vantant d’une quelconque ancienneté, ils émirent cet argument saugrenu: «Les jeunes feraient mieux d’écouter les gens riches en expérience combattante. Quelle stupidité que de retirer l’armée de sa zone de guérilla alors que l’ennemi vient nous attaquer! Ce n’est rien d’autre que vouloir sauver l’armée, sans se soucier du sort des civils.»
La base de guérilla étant réduite en cendres, et beaucoup de civils et de militaires morts, j’allai voir Tong Changrong, Ri Sang Muk, Song Il et autres responsables du comité du parti de la région spéciale de Mandchourie de l’Est, ainsi que de son comité du district de Wangqing, auprès desquels j’insistai avec véhémence sur la nécessité d’entreprendre des opérations de perturbation des arrières de l’ennemi.
«La situation est explosive. En laissant les choses en l’état, nous finirons par périr, ainsi que la population. Où irons-nous trouver refuge? En ce moment, étant pourchassé, on se retire de plus en plus profondément dans la montagne. Mais là-bas il n’y a ni logis ni vivres. Une fois la retraite commencée, elle continuera sans fin, et l’on ne pourra protéger les gens. Vous pensez qu’il est possible de repousser l’ennemi avec l’armée de guérilla, mais c’est douteux. Ce soir même, il faut diviser les partisans en 3 ou 4 groupes et les expédier sur les arrières de l’ennemi. S’ils y attaquent quelques centres logistiques, les troupes d’expédition “punitive” ne manqueront pas de battre en retraite devant Xiaowangqing.»
Les autres zones de guérilla de la Mandchourie de l’Est livraient alors des combats meurtriers comme Xiaowangqing. Toujours repoussés, les habitants de Hunchun commencèrent à se déplacer vers Jinchang et Huoshaopu, ceux de Wangyugou, vers Dahuangwai et Sandaowan, et ceux du distrit de Helong, vers Chechangzi.
Malgré cet état de choses, certains responsables hésitaient devant la décision à prendre.
Aussi mis-je de nouveau à l’ordre du jour la théorie sur les opérations de perturbation des arrières de l’ennemi, déclarant: «Puisque je suis responsable de l’armée, j’agirai comme je le veux.» Puis, je convoquai les partisans et je leur dis:
«Il faut frapper l’ennemi dans le dos en cessant de nous consacrer entièrement à la défense. Qui veut donc aller à l’arrière des lignes ennemies? Que ceux qui sont d’accord me suivent. Je n’ai pas besoin de beaucoup de monde. La moitié seulement ira dans les arrières de l’ennemi, et l’autre restera ici pour protéger les habitants. Ceux qui vont chez l’ennemi rompront avec moi l’encerclement ce soir même. Là est notre salut à nous tous. Nous attaquerons successivement les centres et les points d’appui de l’ennemi, et cela fera grand bruit. Alors, les troupes d’expédition “punitive” qui ont pénétré dans la montagne s’enfuiront toutes de crainte que leurs arrières ne soient détruits.»
Ainsi, les partisans furent divisés en deux troupes: la première défendrait Shiliping sous le commandement de C
Nous chargeâmes C
Ce soir-là, conduisant ma troupe, je perçai à plat ventre l’encerclement ennemi et pénétrai en profondeur dans les arrières de l’ennemi. Comme nous l’avions prévu, les arrières de l’ennemi restaient déserts. Lorsque nous arrivâmes au premier hameau des environs d’une ville, ses habitants étaient en train de préparer les mets pour le nouvel An. Manifestant leur joie de nous voir alors qu’ils nous croyaient tous morts dans la base de guérilla depuis l’expédition «punitive» des Japonais, ils nous régalèrent de gâteaux de millet glutineux, de raviolis chinois et autres. Un homme nommé Kim Saeng Gil, de la section d’O Paek Ryong, ayant mangé 140 raviolis, souffrit cruellement de l’indigestion.
Le lendemain, trouvant mes hommes très fatigués, j’organisai un tour de garde et fis dormir les autres combattants toute la journée. Après ce sommeil réparateur, eux, qui, pendant plusieurs mois, avaient souffert du froid rigoureux et de l’absence de nourriture et de sommeil, eurent bonne mine, les paupières gonflées. Dès le lendemain, nous nous mîmes à harceler l’ennemi. Notre tactique consistait à surprendre principalement de petites bases d’expédition «punitive», sans pourtant négliger d’attaquer celles qui étaient un peu plus grandes.
Notre première cible fut Liangshuiquanzi. Sous notre assaut fulgurant, la troupe de l’armée fantoche mandchoue et le corps d’autodéfense furent défaits, la caserne de la police relevant du consulat japonais tomba entre nos mains. Après ces premiers coups de feu tirés pour semer la confusion dans les arrières de l’ennemi, nous simulâmes d’aller au loin et retournâmes là d’où nous étions partis. Puis, à Xinnangou, nous donnâmes l’assaut à un convoi ennemi où nous prîmes une grande quantité de farine de blé et de munitions.
Après quoi, nous débouchâmes furtivement sur la région montagneuse de Beifengwudong, loin de Xinnangou, où nous nous préparâmes à de nouveaux combats. La nuit du 16 février 1934, notre troupe tua, blessa ou fit prisonniers tous les effectifs de la troupe de l’armée fantoche mandchoue, de la police et du corps d’autodéfense, stationnés à Beifengwudong.
A la suite de la victoire de Beifengwudong, notre troupe franchit les monts Beigaoli et déboucha du côté de Sidong. De là, elle surprit la police forestière cantonnant dans la vallée est, tuant ou faisant prisonnières toutes ses forces vives.
Le dernier et décisif combat pour mettre en échec l’expédition «punitive» d’hiver de l’ennemi fut livré à Daduchuan, point stratégique important à proximité de la ligne de chemin de fer Tumen–Mudanjiang. Déguisés en troupe d’expédition «punitive» de l’ennemi, nous franchîmes, d’une seule haleine, des montagnes abruptes sur plus de 40 kilomètres, puis, à Daduchuan, divisés en trois groupes, nous attaquâmes le commissariat de police et la caserne du corps d’autodéfense, mettant le feu au dépôt de munitions.
Après ce combat, l’ennemi leva le siège de notre zone de guérilla et se retira là d’où il était parti 90 jours auparavant, sans avoir réussi à éradiquer le «cancer». Ainsi, l’expédition «punitive» d’hiver, qui avait menacé, trois mois durant, l’existence de notre zone de guérilla, finit par échouer.
Nous sortîmes donc victorieux de ce combat de défense de la zone de guérilla de Xiaowangqing, que nous appelions pour plus de facilité «opérations de Macun». C’était un prodige qui fit peu de bruit dans ce coin d’un monde alors en effervescence par suite de l’arrivée au pouvoir d’Adolf Hitler, du procès de Leipzig et de l’établissement de relations diplomatiques soviéto-américaines. Je suis tout à fait désolé de ne pouvoir faire une description éloquente des exploits héroïques et de la vie pleine d’épreuves des défenseurs de la zone de guérilla de Xiaowangqing.
Nous avions payé trop cher cette victoire. Des centaines de personnes trouvèrent la mort sous les coups de feu de l’ennemi. Ce qui m’afflige le plus, c’est la perte de C
A notre retour triomphal dans la zone de guérilla, une foule de gens accourut à notre rencontre. Mais hélas! je ne voyais pas le visage de C
Pendant cet hiver-là, elles avaient connu tant de peines et avaient versé tant de larmes pour défendre la zone de guérilla! Que de riz n’avaient-elles pas cuit? Combien de racines d’herbes n’avaient-elles pas arrachées?
Comment Kye Wol Hyang6 et Ron Kae7 seraient-elles les seules Coréennes vertueuses et patriotes?
Pourtant, la preuve de ma reconnaissance n’a pas eu le temps de parvenir entre les mains de C
La mort de Tong Changrong fut une autre perte qui me causa un chagrin immense. Il était un de mes inoubliables compagnons d’armes chinois qui m’affectionnaient et respectaient mes pensées.
J’avais eu beaucoup de controverses avec lui au sujet des questions concernant la ligne de conduite à suivre. Son entêtement faisait souvent que nos avis étaient partagés. Mais cependant, cela n’entamait pas notre amitié. Il me trouvait, à ses dires, le Coréen le plus digne de confiance, et il m’entourait d’attentions.
Après la bataille de Daduchuan, nous nous retirâmes du côté de Yaoyinggou, puis nous rentrâmes à Macun où nous dressâmes le bilan de la défense de la zone de guérilla de Xiaowangqing. Les habitants, revenus de leur retraite, venaient de commencer à relever leurs maisons sur les tas de cendres. Un vieillard dit que c’était la 70e fois qu’il relevait sa demeure depuis son installation dans la zone de guérilla. Telle était la vitalité de la population de la région de Jiandao, résolue à vivre ou à mourir dans la base de guérilla.
Sans le soutien et l’assistance de ce peuple, notre armée de guérilla n’aurait pu faire échouer l’expédition «punitive» ennemie pourtant de grande envergure. L’issue victorieuse des opérations de Macun était le fruit de l’unité entre l’armée et le peuple, le résultat de la résistance populaire. Notre esprit d’offensive tendant à volontiers braver l’adversité et la grande variété de nos tactiques inspirées par cet esprit étaient les facteurs décisifs de cette victoire.
Le déroulement de ces opérations était l’émanation de l’esprit de la base de guérilla qui s’est formé et raffermi sur le sol nutritif qu’a préparé le pouvoir révolutionnaire, animé par la volonté et l’énergie inflexibles de notre nation. C’était cet esprit qui nous avait donné la force de résister aux avions et aux canons, force qui nous avait permis de défendre au prix de notre sang chaque pouce de terre de Xiaowangqing.
Les opérations de Macun avaient infligé à l’ennemi une cuisante défaite politique, militaire et morale. Au contraire, elles avaient augmenté plus que jamais le prestige militaire de notre armée révolutionnaire. Au cours de ces opérations, nous avions conçu nombre de nouvelles tactiques susceptibles de former l’essentiel des tactiques de guérilla, et nous avions établi les bases militaires, organisationnelles et tactiques pour passer ultérieurement aux opérations des grandes formations. Désormais, l’Armée de guérilla antijaponaise possédait une riche expérience qui lui permettait de repousser toute offensive de l’ennemi.
Les opérations de Macun, en défendant Xiaowangqing, contribuèrent grandement à écarter la crise des zones de guérilla des districts voisins et conduisirent à l’essor de la révolution coréenne dans son ensemble, axée sur la Lutte armée antijaponaise. L’esprit de la base de guérilla, créé dans les années 1930, est précisément à l’origine de celui des défenseurs héroïques de la cote 121l8. C’est avec cet esprit qu’aujourd’hui nous continuons de faire honneur à notre socialisme en dépit de l’encerclement que nous impose l’impérialisme.
Rien ne peut détruire l’esprit de la base de guérilla, né et fortifié dans le feu de la guerre antijaponaise. Tant qu’ils en seront animés, notre armée et notre peuple seront toujours victorieux.
6. Les fabriques d’armes dans la forêt
A Macun, je fréquentais la fabrique d’armes de l’endroit que nous appelions modestement «forge». Une fabrique d’armes de ce genre existait dans chacun des districts de la région de Jiandao.
Au début, notre forge, appelée fabrique d’armes de Macun ou fabrique d’armes de Xiaowangqing, avait eu un aspect peu enviable: pour toute main-d’œuvre, deux personnes envoyées par l’organisation, qui fabriquaient des armes blanches, telles que des lances et des sabres, en soufflant sur le feu de charbon de bois qui rougeoyait dans une poêle.
Peu avant les opérations de Macun, quand j’étais venu voir la forge, elle employait 7 à 8 personnes et était dirigée par Kim Sang Uk, successeur de Pak Tu Gyong, qui avait été rappelé pour prendre les fonctions de chef du service de l’alimentation au gouvernement sectoriel. Parmi le personnel de la forge, je me rappelle encore ces noms: O Hak Bong, C
Un temps, les gens de la région de Jiandao avaient cru pouvoir aménager une fabrique de grenades dans la base de guérilla avec l’aide des Soviétiques. A l’époque, les communistes du monde entier pensaient avec beaucoup d’estime et d’admiration à l’Union soviétique qui était le phare de l’émancipation de l’humanité. Le désir de bénéficier de l’aide de celui qui avait le premier accompli la révolution avait fait naître chez eux la tendance à trop attendre d’autrui. La propension à faire la révolution avec l’appui des autres avait engendré chez les nationalistes un esprit de dépendance à l’égard des grandes puissances capitalistes et, chez les communistes, à l’égard de l’Union soviétique. C’était, à notre avis, le devoir internationaliste des communistes soviétiques que d’aider leurs homologues des pays sous-développés. Or, la requête faite pour obtenir ladite fabrique n’avait reçu aucune réponse de l’Union soviétique: celle-ci restait muette sans nous promettre de satisfaire à cette requête ni nous aviser de l’impossibilité de le faire. Le silence des Soviétiques nous avait raffermis dans cette conviction: la confiance en soi est la seule voie du salut; pour promouvoir la révolution, il faut mettre en valeur le maximum de sa propre force, c’est l’essentiel; l’aide étrangère est un facteur secondaire.
Voilà la raison pour laquelle nous attachions une importance particulière aux fabriques d’armes et y concentrions nos efforts.
Quand Pak Tu Gyong était responsable de celle de Xiaowangqing, nous lui avions confié pour tâche de l’aménager au mieux en lui donnant les outils nécessaires: enclume, marteaux, tenailles, soufflet, foret, limes, etc. Avec ces outils, les travailleurs de la fabrique réparèrent les armes endommagées, voire en fabriquèrent de nouvelles, pour les fournir aux troupes de partisans et aux organisations semi-militaires.
Parmi les armes mises au point par la fabrique, les pistolets à un coup, faits de thungphos (fusil vieux modèle – NDLR) endommagés ou de fusils modèle 38 au canon raccourci, attiraient particulièrement l’attention. Ces pistolets n’étaient pas distribués à l’armée, mais aux membres de la Troupe d’autodéfense ou de l’Avant-garde des enfants. Les revolvers de ce genre, fabriqués par la troupe de partisans de Yulangcun, étaient fournis, le plus souvent, aux agents politiques qui les appréciaient. Le personnel des fabriques d’armes produisit aussi des cartouches en renouvelant l’amorce et la charge des douilles de fusil modèle 38.
Or, il lui était difficile de s’approvisionner en poudre, matériau dont il avait pourtant le plus pressant besoin.
Au début, on fabriquait des bombes Yongil et l’on régénérait les balles avec la poudre envoyée par les mineurs et les agents clandestins. Mais, ce moyen comportait en permanence un gros danger, risquant notamment de faire dévoiler les organisations révolutionnaires mises sur pied avec tant de peine. En effet, bon nombre de personnes périrent à cause de la poudre. L’incident de l’étang de Longshuiping fut un exemple typique.
Longshuiping est un village avoisinant la mine de Badaogou. C’est là que Kim Chol Ho, compagne d’armes et épouse de C
Ce drame obligea les dirigeants de la base de guérilla et les responsables de l’armement à remettre en cause le moyen de se procurer de l’explosif et à en chercher un nouveau: on s’en remettait jusqu’alors exclusivement aux organisations dans les mines. Chaque gramme de poudre obtenu et utilisé dans les fabriques d’armes était une goutte de sang, un morceau de chair des combattants.
Nous décidâmes de produire par nous-mêmes de l’explosif. Certains déclaraient que c’était une gageure. Mais je répliquai: «Quand on est décidé, il n’y a rien d’impossible. Alors que nos ancêtres ont inventé la poudre, nous autres, leurs descendants, ne pourrions-nous pas en faire autant?» Animé de cette volonté audacieuse, je me mis à étudier avec zèle l’histoire de la fabrication de l’explosif et à rechercher les renseignements nécessaires. Enfin, je me rendis compte qu’il était possible de produire, même chez les civils, du salpêtre, principal composant de l’explosif.
Le salpêtre peut être obtenu partout où l’on vit, et nous le voyions en tout temps. Par une belle journée bien ensoleillée, je me rendis, en compagnie des travailleurs de notre fabrique d’armes, chez le vieux Ri Chi Baek. Dans la cour, en désignant ce qui était blanc comme du sel autour de l’amas de cendres et de fumier, je leur dis que c’était du salpêtre. A ces mots, ils se comparèrent, dans un rire gai, au vieillard qui cherche sa pipe, tout en la tenant dans sa main,
On peut facilement extraire du salpêtre de la terre de l’emplacement d’une fosse d’aisance ou de l’amas de fumier provenant d’une étable.
Il est de notoriété publique qu’à l’époque du Coryo C
Autrefois, certains ont dit que la poudre de l’époque du Coryo n’était pas l’invention de C
Mon amour-propre fut gravement blessé par la manière de penser servile et nihiliste de ces gens qui, à la nouvelle d’une invention étrangère, s’exclamaient: «Comme ils sont doués, les gens de ce pays!» mais, à la nouvelle d’une invention d’un Coréen, hochaient la tête en signe de doute, questionnant: «Est-ce bien vrai?»
La fabrique d’armes put produire du salpêtre par un procédé simple. A cet effet, on employait un vase en terre ou en fer: un pot de porcelaine ou autres récipients au fond percé de trous. On y mettait la terre ramassée sur l’emplacement d’étable, de fosses d’aisance et d’amas de fumier, et on versait dessus de l’eau qui passait par le fond du récipient. Puis, on faisait évaporer cette eau par ébullition dans un chaudron, et l’on obtenait enfin une couche de cristaux blancs de salpêtre.
Ceux de la partie supérieure de la couche étaient appelés karobal, et ceux de la partie inférieure, sonbal. Les derniers, projetant leur flamme dans une direction déterminée, étaient chargés dans les balles de fusil et de revolver, et les premiers, ayant tendance à disperser leur flamme, étaient mis dans les bombes Yongil.
Tous les matériaux nécessaires à la fabrication de l’explosif étaient fournis par les masses. Le soufre, matière indispensable, était recueilli le plus souvent sur les isolateurs des lignes téléphoniques réservées à l’armée et à la police ennemies. L’alcool et autres matières inflammables étaient remplacés par le baijiu (mot chinois – alcool de sorgho chinois – NDLR).
Sans nous laisser décourager par les échecs, nous réitérâmes l’expérience, obtenant finalement les proportions idéales dans la combinaison des divers composants.
Je ne peux oublier ceux qui participèrent alors à la fabrication de l’explosif, dont Son Won Gum.
A l’origine, je n’avais pas de liens notables avec lui, puisque je ne l’avais jamais rencontré. Pourtant, je connaissais ses antécédents et son travail aussi bien que ceux d’un vieil ami.
Pak Yong Sun m’avait fait connaître les activités de ce combattant, lorsqu’il était venu à Macun donner un cours sur la fabrication et l’utilisation des bombes Yongil. Il avait alors passé quelques jours chez moi, et avait beaucoup parlé de tout et de rien. Et je l’entendis prononcer le nom de Son Won Gum. Les rares fois où Pak Yong Sun prononça ce nom, il le fit avec une estime et une affection évidentes. Aussi l’écoutais-je avec beaucoup de curiosité quand il en parlait. En fait, Pak Yong Sun était son ami intime et son répondant lors de son adhésion au parti.
L’homme peut devenir célèbre, soit par ses exploits, soit par ses talents, soit à la faveur d’un événement. En 1932, Son Won Gum était largement connu des communistes de la région de Jiandao par son évasion des locaux de la police. Une fois, il fut arrêté par la police alors que, déguisé en marchand de médicaments, il rôdait, en mission de communication, de village en village, portant un violon sur l’épaule. Il s’échappa par les égouts en traînant son corps meurtri par les tortures et resta caché toute la journée dans l’eau d’un fleuve. Le fait de s’être évadé d’un repaire d’ennemis tenu sous bonne garde était déjà surprenant. Mais celui d’avoir passé une journée entière dans l’eau, le corps ensanglanté, était plus qu’étonnant.
Plus tard, il s’enrôla dans l’armée de guérilla, puis adhéra au parti communiste. Depuis, ses efforts loyaux avaient révélé sa personnalité.
Dans la vallée du Rocher des aigles, près de la colline Shenxian, non loin du village de Jingu, se trouvait la fabrique d’armes de Helong dont Pak Yong Sun était le responsable. Les bombes fabriquées pour la première fois par cette fabrique avaient été baptisées «bombes à bruit». Elles furent aussitôt perfectionnées en bombes à piment, puis parachevées en bombes Yongil, très puissantes.
La fabrication des bombes Yongil demandait une grande quantité de matériaux. Le personnel de la fabrique éprouvait beaucoup de difficultés pour se les procurer. Ce fut Son Won Gum qui fit les plus grands efforts.
«Une fois, me disait Pak Yong Sun à Macun, en fabriquant des “bombes à bruit”, nous avons rencontré une grande difficulté: nous étions à court de papier et d’étoffe pour faire les sphères de bombe. Tout le monde se creusait la tête pour trouver une solution. Pendant ce temps, le camarade Won Gum était déjà descendu au village pour en rapporter les tentures de papier des fenêtres et l’unique couverture de chez lui. En le voyant de retour, haletant, à une heure avancée de la nuit, je me suis senti honteux.
– A en juger par ce que vous dites, c’est un excellent révolutionnaire, lui dis-je en toute franchise, profondément impressionné par ce récit.
– Le camarade Won Gum était toujours le premier à abattre les difficultés rencontrées, poursuivit-il. Quand nous étions sur le point d’arrêter la fabrication de bombes Yongil, faute de fil de fer, c’est lui qui a pris l’initiative d’aller à Nanyangping, à une dizaine de lieues, chercher plus de 300 m de fil téléphonique. Il a apporté aussi du soufre, des pièces de fonte, du fer-blanc, etc.»
Par une nuit de tempête de neige, Son Won Gum entra dans la fabrique d’armes, une lourde charge de fer-blanc et de fonte sur son dos et suivi d’une vieille inconnue, portant sur la tête une marmite en fonte.
L’apparition soudaine de cette vieille femme ébahit les hommes.
«Mais comment, Won Gum? Vous amenez ici une femme âgée, à cette heure, par ce blizzard? Quel type!» dit Pak Yong Sun, aidant la vieille à poser la marmite.
Débarrassé de son fardeau, Son Won Gum hocha la tête, d’un air sérieux, et dit:
«Ce n’est pas moi qui l’ai amenée, mais c’est elle qui m’a suivi de son plein gré.»
Alors, Pak Yong Sun s’adressa à la vieille femme.
«Grand-mère, qu’est-ce qui vous a poussée à suivre ce camarade?
– Ce jeune homme et moi sommes de vieilles connaissances. Je le connais depuis l’époque où je vivais à Neifengdong. Alors que ma bru ne pouvait se faire octroyer un sachet de médicaments, car elle souffrait d’une grave maladie, voilà que lui, alors marchand de médicaments, un violon sur l’épaule, nous a apporté des remèdes et du riz, sans se faire payer. Ainsi, elle a guéri. Depuis, nous étions très désireux de lui rendre la pareille. Et justement voilà qu’il vient aujourd’hui dans notre village pour ramasser des pièces de fonte, allant de porte en porte. Et je me suis dit avec joie: “Quelle belle occasion de le remercier de sa bonne action! C’est la marmite la plus grande de chez moi. Eh bien, je ne sais pas si ça peut faire l’affaire.” ...»
Et la vieille femme regardait d’un air plutôt inquiet la marmite posée devant le fourneau.
«Grand-mère, je vous remercie de votre dévouement. Mais nous n’acceptons que celles qui sont endommagées. Vous pouvez la remporter», dit Pak Yong Sun, confus.
A ces mots, elle se fâcha:
«Ne dites pas cela. Les Japs ont brûlé vifs mes deux fils. Pourrais-je regretter cette pièce de fonte?»
Les travailleurs de la fabrique n’essayèrent plus de la dissuader.
Ayant écouté ce récit de Pak Yong Sun, je brûlais d’aller voir Son Won Gum à Helong. L’essentiel de sa personnalité qui m’avait charmé, c’était sa confiance en soi aussi ferme que l’acier.
Je dis avec émotion à Pak Yong Sun:
«Vous auriez dû venir avec lui. Son expérience est très éducative, et si l’on en fait part aux auditeurs, ils seront tous contents! Vous feriez bien de leur en parler en détail.»
Le cours spécial sur la fabrication et l’emploi des bombes Yongil à Macun fit connaître Son Won Gum dans toute la Mandchourie de l’Est.
Alors que Pak Yong Sun allait quitter Macun après son cours spécial, je lui demandai:
«De retour à Helong, dites au camarade Son Won Gum que son expérience a exercé une influence très heureuse sur l’assistance durant ce cours spécial. Dites-lui encore que je souhaite le voir et lui témoigner mon amitié.»
Mais, malheureusement, ma rencontre avec lui n’eut pas lieu. Pire encore, il perdit la vue dans une explosion accidentelle pendant le travail.
La fabrication de l’explosif faisait constamment courir un danger, parfois même mortel. Le plus dangereux était de charger la poudre dans la bombe Yongil ou dans la cartouche. Pak Tu Gyong, Pak Yong Sun et Kang Wi Ryong furent tous gravement blessés en fabriquant de l’explosif. Mais bien que subissant un tel calvaire, ils ne quittèrent pas leur fabrique.
Douloureusement affecté d’avoir perdu la vue, Son Won Gum ne se laissa pas décourager ou même tomber dans le pessimisme, loin de là. Il consolait même ses collègues, leur disant: «Camarades, ne vous attristez pas. Bien que j’aie perdu mes yeux, il me reste mon cœur! Et mes bras et mes jambes!» Puis, à tâtons, il coupait le fil de fer et montait les bombes Yongil, en chantant l’Internationale.
Son Won Gum, dans ce monde maudit, avait déjà perdu son père, son frère et sa sœur! Et dans la force de l’âge il était, de plus, privé de la vue!
Dès la dissolution des zones de guérilla, il quitta sa troupe de partisans, pour aller s’installer au village de Jingu, ce afin d’éviter de constituer une charge pour ses camarades. Il entendait tous les jours ces propos haineux de l’ennemi qui dénigrait l’armée de guérilla et le parti communiste:
«L’armée de guérilla est anéantie dans la montagne.» «Les gens des zones de guérilla aussi sont tous morts de faim.» «Allez voir Chechangzi. Vous n’y trouverez que des squelettes.» «Le parti communiste exerce une politique néfaste, et vous ne gagneriez rien à le suivre.»
Son Won Gum brûlait de haine. Il tenait un discours enflammé, en allant de maison en maison.
«C’est faux. L’armée de guérilla est vivante. Elle a débouché sur une région encore plus vaste. En ce moment, elle frappe l’ennemi un peu partout dans la Mandchourie du Nord et du Sud. Les rangs de l’armée de guérilla, qui ne comptaient que quelques dizaines d’hommes au départ, sont grossis aujourd’hui de centaines, de milliers d’autres avec des canons et des mitrailleuses. Compatriotes, frères et sœurs, ne vous laissez pas duper par la propagande ennemie et soutenez avec plus de zèle l’Armée révolutionnaire populaire. La guerre antijaponaise ne manquera pas de se terminer par notre victoire!»
Il laissait son empreinte au-delà des limites du village de Jingu, jusqu’à Yanji et à Longjing, à des dizaines de lieues à la ronde. Il marchait en tâtonnant avec sa canne, portant un violon sur son épaule comme auparavant. Les policiers et les gendarmes ennemis ne prêtaient aucune attention à ce «mendiant aveugle».
Ayant appris la nouvelle de la bataille de Pochonbo, il parcourut les rues et les ruelles de Yanji, en criant à pleine gorge:
«Compatriotes coréens, le 4 juin, le Général Kim Il Sung, à la tête de sa troupe, a attaqué Pochonbo. L’Armée révolutionnaire populaire coréenne a franchi le fleuve Amnok et a pénétré dans la patrie bien-aimée. Décontenancé par sa puissance, l’ennemi pousse des cris de détresse. La ruine de l’impérialisme japonais est certaine.»
Son éloquence véhémente mit en effervescence toute la ville de Yanji. En revanche, il fut arrêté et brûlé vif par la police japonaise.
«Citoyens, mes yeux se sont éteints, mais je vois clairement les montagnes et les eaux de la patrie libérée. Combattez fermement jusqu’au jour de la victoire! Vive la révolution coréenne!»
Voilà les dernières paroles qu’il a prononcées avant d’expirer.
Ainsi, Son Won Gum, premier héros de la confiance en soi, mourut à l’âge de 25 ans.
Chaque fois qu’il se le remémorait, Pak Yong Sun disait: «Won Gum a quitté ce monde sans s’être marié.»
S’il était resté en vie, Son Won Gum aurait transmis à la postérité le trésor de sa confiance en soi. Le récit de sa vie serait lui-même un bon manuel de la confiance en soi.
La mise au point de l’explosif fit aborder un tournant à la fabrication d’armes. Elle a permis d’augmenter surtout la production de bombes Yongil, qu’on fabriquait en mettant des mèches dans des boîtes de fer-blanc. Comme enveloppes, on utilisait souvent des boîtes de conserve, ramassées et envoyées par les organisations clandestines des zones contrôlées par l’ennemi ou de celles de semi-guérilla. Dans une boîte de conserve on mettait une autre boîte plus petite remplie de poudre, puis l’on remplissait le vide circulaire entre les deux boîtes de petites pièces de fonte de charrues cassées ou d’autres morceaux de fer susceptibles de servir d’éclats, avant de la munir d’une mèche. Voilà la bombe Yongil.
Faite à la main, elle était difficile à manipuler et peu agréable à voir. Maladroit, on risquait de provoquer un accident en la maniant. Lors du combat de Liangshuiquanzi, un des nôtres perdit un bras, pour avoir été trop lent à mettre le feu à la mèche. Néanmoins, elle avait une puissance incomparable par rapport à la grenade à main. En entendant parler de la bombe Yongil des partisans, les militaires japonais tremblaient de terreur.
La fabrication de l’explosif permit également de fabriquer des canons en bois dans les zones de guérilla. La troupe de Wu Yicheng possédait alors des canons qui ressemblaient aux canons antichars de nos jours. Or, loin d’en faire autant, nous employions des canons en bois. C’est après la bataille de Dongning, si je ne me trompe, que les gens de Wangqing fabriquèrent pour la première fois un canon avec du frêne élevé. Nous l’essayâmes durant l’attaque de Daduchuan; il produisit des bruits formidables, semblables aux coups de tonnerre. Imaginez-vous la puissance d’un canon aussi rudimentaire! Mais un coup de ce canon mit l’ennemi en débandade.
Les gens de Helong aussi mirent au point un canon de ce genre dans la fabrique d’armes à Moguyuanzi, Yulangcun. Quand ils l’utilisaient sur la colline Qianli, même les policiers et les militaires japonais, qui se trouvaient alors à Erdaogou, à trois lieues de là, poussaient des cris d’alarme.
Au début, quand l’armée révolutionnaire en tirait, l’ennemi restait hébété, ne sachant de quel bruit il s’agissait. Car cela dépassait l’imagination que de fabriquer un canon dans les zones de guérilla dépourvues de techniques et d’équipements.
L’ardeur révolutionnaire, la persévérance et l’esprit créatif dont les personnels des fabriques d’armes firent preuve dans la fabrication et la réparation des armes ne pouvaient que forcer l’admiration de tout le monde. A l’époque, ces fabriques de l’armée de guérilla n’avaient presque pas de machines ni d’outils modernes: celle de Wangqing avait une perceuse, et celle de Helong, dont Pak Yong Sun était le responsable, un foret, procuré par un forgeron de Dalazi. Je ne me rappelle plus si les fabriques d’armes de Toudaogou et de Nengzhiying, district de Yanji, possédaient de telles machines-outils ou non. Outre la perceuse et le foret, la lime était l’outil le plus efficace.
Les travailleurs des fabriques d’armes effectuaient à la lime toutes les réparations possibles. En limant, en aiguisant sur la meule, en frappant à coups de marteau, en trempant dans le feu, l’eau et l’argile, ils réparaient même l’extracteur et le percuteur de fusil. A la fin, ils dépannèrent même des mitrailleuses. Parmi eux, il y avait nombre d’hommes talentueux comme Pak Yong Sun, Son Won Gum, Kang Wi Ryong, Pak Tu Gyong, Song Sung Phil, Kang
Le secret de tous ces prodiges résidait dans leur confiance en soi. Si, dès le début, les communistes coréens, se faisant des illusions sur les communistes étrangers, n’avaient pas voulu se suffire à eux-mêmes, s’ils n’avaient pas été convaincus que la confiance en soi était la seule voie du salut, le seul moyen de sauver la Corée, ils n’auraient pu ni mettre sur pied les fabriques d’armes ni fabriquer des armes puissantes comme le canon en bois et la bombe Yongil. De plus, comme l’avaient fait les hommes de l’armée indépendantiste, nous aurions réclamé des fonds de guerre aux civils ou couru après les étrangers pour quémander leur aide. En demandant l’aumône, on s’habitue à faire des courbettes devant les autres, pour devenir finalement un être vil qui leur lèche les pieds ou nettoie leurs yeux chassieux s’ils le demandent.
Que, dès le commencement de la guerre antijaponaise, nous ayons avancé le mot d’ordre de confiance en soi et que nous nous soyons efforcés avec courage de le mettre en application s’avérait conforme aux impératifs de la révolution à l’époque. L’invasion japonaise de la Mandchourie avait aggravé les contradictions coréo-japonaises et sino-japonaises qui imposèrent finalement aux communistes coréens la lutte armée, forme de lutte la plus élevée.
Si, dans cette conjoncture, nous avions pratiqué une diplomatie de mendiants auprès des pays étrangers, sans faire preuve de confiance en soi, nous n’aurions pu déclencher si rapidement la guerre antijaponaise après l’occupation de la Mandchourie par le Japon ni faire de notre armée de guérilla une force si puissante en quelques années.
La confiance en soi a été le slogan le plus fidèle aux aspirations du peuple qui souhaitait ardemment que l’indépendance du pays soit obtenue par les propres forces de la nation coréenne sur la base de la souveraineté et de la puissance. En fait, ce n’était pas par hasard que, ayant accepté à temps ce mot d’ordre, le peuple avait réaménagé les forges en fabriques d’armes ou mis sur pied de nouveaux centres de réparation d’armes un peu partout.
La confiance en soi et l’opiniâtreté devinrent la devise fondamentale présidant non seulement à la fabrication et à la réparation des armes, mais aussi à tous les autres domaines de la révolution antijaponaise, ainsi que le critère d’appréciation du dévouement à cette révolution. Si une personne ne faisait pas preuve de confiance en soi ni d’opiniâtreté, elle n’était pas considérée comme un révolutionnaire digne de ce nom, si attachée à la patrie et si fidèle aux idées communistes fût-elle. Car c’était la confiance en soi qui décidait de la réussite ou de l’échec de la révolution.
Si, autrefois, les dirigeants du mouvement nationaliste, séduits par la doctrine de Wilson sur l’autodétermination, n’avaient compté que sur le soutien des forces étrangères, c’était parce qu’ils étaient dépourvus de confiance en soi.
A Yilangou, district de Yanji, se trouve un village nommé Nanyang. Après les luttes Chusu et Chunhwang, l’armée et la police japonaises se ruèrent sur ce village, massacrèrent au hasard les jeunes, les adultes et autres habitants innocents et brûlèrent les maisons.
Les agents politiques, expédiés à Nanyang, convoquèrent les jeunes et leur dirent:
«L’ennemi use d’armes contre nous qui menons une lutte politique, non violente. Il est impossible de le vaincre à poings nus. Le temps est venu de livrer, l’arme à la main, un combat décisif contre l’impérialisme japonais. Camarades, qu’en pensez-vous?»
A ces mots, un jeune homme déclara en brandissant son poing:
«Ramassons des morceaux de fer pour faire des lances. Si chacun a une lance, on pourra tuer un ennemi, lui arracher son fusil, n’est-ce pas?»
C’était le fils du vieux Ri T
Les jeunes acquiescèrent.
«Bravo, fabriquons d’abord des lances et des sabres. Puis, nous les échangerons contre des fusils.»
Dans un vallon, à l’abri des regards, ils se mirent à forger des fers de lance avec le marteau et la tenaille dont le vieux s’était servi pour fabriquer des instruments aratoires. Ils avaient fait des charbons de bois de racines de bouleau et avaient ramassé les bandages de fer de roues de charrettes endommagées. Ils aiguisèrent sur la pierre les fers de lance forgés.
Les bruits de marteau qui retentissaient inopinément à l’orée du village appelèrent dans le vallon l’ancien forgeron. Les jeunes, ayant rapidement caché les lances dans l’herbe, faisaient semblant de forger des briquets.
«Qu’est-ce que vous faites là? demanda le vieux en les enveloppant d’un regard soupçonneux.
– Des briquets, répondirent-ils à l’unisson.
– Vous n’avez rien à faire d’autre que ça? Passe-moi le marteau.»
Et, en un rien de temps, le vieux forgea dix briquets pour eux. Puis il ramassa ses outils et s’en retourna.
Le lendemain, pendant qu’il travaillait dans le champ, ils reprirent les outils pour continuer à fabriquer des lances.
«Garnements, qu’est-ce que vous avez fait des briquets d’
– Nos copains nous les ont tous arrachés», répondit son fils pour tout le monde.
Cette scène se répéta plusieurs fois, et le vieux ne tarda pas à deviner que ce n’étaient pas des briquets qu’ils fabriquaient. Comment auraient-ils pu entreprendre des travaux de forge pour ne rien faire d’autre que des briquets en pleine saison agricole? Par une chaude journée d’été, il arriva en catimini sur les lieux, en suivant les sillons d’un champ de maïs et s’apperçut que les jeunes forgeaient des fers de lance, suivant les conseils techniques de son fils.
«Vauriens, ce que vous faisiez tout le printemps et tout l’été, c’était pour vous faire périr vous-mêmes!»
Et le vieux les gronda sévèrement en ramassant les outils. Décontenancés, les jeunes le prièrent de leur pardonner en s’attachant aux pans de son habit.
«Cher père, comment pourrions-nous rester les bras croisés alors que l’ennemi tue comme des mouches les jeunes qu’il rencontre?»
A court de réplique, il réfléchit un moment, hocha la tête et dit enfin gravement:
«C’est à moi de tenailler, et à vous de marteler. Et faites bien le guet.»
Ce jour-là, le vieux forgeron fabriqua une lance à chacun des dix jeunes.
Des jeunes du village voisin vinrent avec un tas de ferraille et des bandages de fer de roues de charrettes abîmées, en échange desquels ils prirent toutes ces lances: ils les prièrent de leur faire la charité, à eux, des voisins qui n’avaient pas de forge.
Or, le vieux forgeron déclara qu’il était impossible de faire des lances de ce ramassis de pièces de fer doux et ordonna aux jeunes de les rejeter toutes dans les champs. Puis, il fit apporter des dizaines de fleurets octogonaux qu’il gardait en cachette chez lui, avec lesquels il fabriqua quantité de fers de poignard et de lances de bonne qualité.
Une vingtaine de jeunes de ce village, armés des lances et des poignards que le vieux avait forgés, attaquèrent par surprise un petit groupe de l’armée fantoche mandchoue qui se dirigeait de Yanji vers Jiulongping et mirent la main sur quantité d’armes et de munitions.
Très satisfait, le vieux forgeron, Ri T
Ce n’est qu’un exemple montrant la vitalité de la confiance en soi. Cet esprit a inauguré dans les annales de la lutte de libération nationale de la Corée une nouvelle ère tendant à créer à partir du néant. Ces tableaux vivants de l’époque prouvent avec éloquence la justesse et la puissance des méthodes communistes consistant à tout régler en mettant en valeur au maximum l’intelligence et la force du peuple.
La confiance en soi a été un des plus importants moyens pour ancrer le concept du Juche dans la lutte des communistes coréens: en dehors d’elle, il n’était possible ni de penser au Juche ni d’en parler. Ni même d’imaginer le développement de la révolution coréenne. Car seule la confiance en soi pouvait permettre à notre peuple de bannir la servilité envers les grandes puissances, qui constituait une entrave à la vie spirituelle de l’époque moderne; sans elle, il était impossible de frayer la voie de la victoire à la restauration nationale selon les idéaux de la souveraineté, de la puissance et de l’indépendance. Donc, elle était le critère pour distinguer celui qui était acquis au Juche de celui qui ne l’était pas.
Aussi, dès les premiers jours de la guerre antijaponaise, avons-nous éduqué avec patience les masses dans la confiance en soi. Si les autres nous viennent en aide, tant mieux, mais nous devons et pouvons recouvrer notre pays par nos propres forces. Si l’instance supérieure vient arranger nos affaires, tant mieux, mais nous devons les régler par notre propre intelligence et notre propre énergie; ces idées ont gagné facilement la sympat
Même certains qui avaient répondu avec enthousiasme à notre appel invitant à compter sur la force de notre peuple pour faire la révolution hésitaient, hochant la tête, face à un petit problème s’il avait trait à notre armement.
Un jour que nous procédions aux exercices militaires à Antu avant la fondation d’une armée de guérilla, Ri Yong Bae et Pang In Hyon cassèrent le percuteur en nettoyant un fusil. Compte tenu des circonstances de l’époque où l’on devait payer chaque fusil avec du sang, c’était un incident grave qui ne pouvait être passé sous silence.
Après avoir examiné minutieusement le percuteur cassé, je leur ordonnai:
«Je vous donne un jour. Revenez demain à la même heure avec le percuteur réparé.»
Tous les deux ouvrirent de grands yeux: ils ne s’attendaient pas de ma part à une telle exigence.
«Comment pourrons-nous réparer ce fusil sorti d’une usine de guerre moderne? S’il s’agissait d’une mission ou d’un combat où l’on risque sa vie, nous dirions oui. Mais ça, c’est impensable sans la technique!
– Si la révolution consiste à ne faire que ce qu’on peut faire, pourquoi appellerions-nous notre travail de ce nom sublime de révolution? N’est-ce pas dans l’accomplissement d’une œuvre que les autres n’osent faire que résident le vrai sens de la révolution et la dignité d’un révolutionnaire?
– Mais pourtant, réparer un percuteur d’acier, est-ce possible rien qu’avec de la bonne volonté?»
Et Pang In Hyon contemplait, l’air sombre, la culasse dans sa main. Il trouvait extravagante mon exigence de réparer le percuteur. Si, dans un tel cas, un commandant retirait son ordre, quelle conséquence en découlerait-il?
Tout en sachant que mon ordre était exagéré, je le réitérai, l’air sérieux.
«Si vous n’y parvenez pas, vous ne serez pas dignes d’être des partisans. Comment pourriez-vous transformer la société si vous êtes incapables de réparer un percuteur? Si vous n’entendez vraiment pas le réparer, dès demain vous ne participerez pas aux exercices.»
A cette menace, les deux hommes sursautèrent d’effroi et me promirent de le réparer coûte que coûte. Puis, ils me demandèrent de leur en suggérer le moyen.
«Je n’en sais rien. C’est à vous de le chercher.»
Ils quittèrent le terrain d’exercices, l’air déconfit.
Le lendemain, ils se présentèrent tout rayonnants, avec le percuteur réparé. La réparation n’était pas parfaite, mais le percuteur fonctionnait normalement.
Tout le monde témoigna d’un vif étonnement. Et moi qui avais donné cet ordre ne pouvais en croire mes yeux. Comment avaient-ils pu le réparer si promptement et sans difficulté apparente, eux qui avaient dit haut qu’ils ne le pourraient sans la technique?
«D’abord, disait Pang In Hyon avec précipitation, j’ai voulu me procurer du fil de fer pour en faire un nouveau percuteur à l’aide d’une lime. Mais je n’ai pu en trouver de convenable. Aussi ai-je étiré le percuteur en le battant, après l’avoir chauffé au feu. Puis, en le meulant sur une pierre, j’ai obtenu tant bien que mal sa forme initiale. Mais pas moyen de le tremper. Aussi suis-je allé voir un vieux forgeron à Xiaxiaoshahe, qui m’a recommandé de le tremper dans de l’huile. Enfin, j’ai obtenu cet acier dur.»
Leur expérience de réparation enthousiasma tous les autres camarades. Tout le monde reçut avec émotion cette leçon: quiconque a foi en sa force et la met efficacement en œuvre peut réaliser un prodige.
Aujourd’hui encore, je me rappelle le sourire engageant dont rayonnaient les visages de Ri Yong Bae et de Pang In Hyon quand ils accouraient sur le terrain d’exercices avec le percuteur réparé. Ce sourire était bien l’expression de la fierté qu’ils tiraient de leur force. Y a-t-il satisfaction et joie plus grandes que celles qu’on éprouve quand on a trouvé en soi la force qu’on ne croyait pas posséder?
En fait, un percuteur est une chose insignifiante, bien que sa réparation nécessite autant de temps que la capture de dix autres fusils. Pourtant, la leçon que donne cette expérience engendre une force plus puissante que celle de la bombe H.
Marx et Engels ont défini l’histoire du développement de l’humanité comme celle de la lutte des classes. Bien sûr, ils ont raison. On peut dire aussi que l’histoire de l’humanité est celle de sa découverte, de sa création, de son perfectionnement.
C’est-à-dire une histoire de la création au cours de laquelle l’humanité a constamment découvert et perfectionné la force et l’intelligence propres à elle, une histoire de la lutte pour l’émancipation des masses populaires.
On peut dire encore que c’est une histoire de l’innovation au cours de laquelle l’humanité n’a cessé de se perfectionner au plan politique et idéologique, culturel et moral, scientifique et technique. Grâce à cette création et à cette innovation, l’humanité est entrée aujourd’hui dans l’ère de la fusée, de l’ordinateur, de la génétique et de la révolution verte.
Dans cette optique, la confiance en soi peut être considérée comme une grande force motrice de l’évolution de l’histoire. Si l’être humain avait vécu en ne comptant que sur les bienfaits d’un quelconque dieu ou de l’Eternel, au lieu de mettre en valeur sa force, nous errerions encore à l’âge paléolithique.
Au moment où nous faisions marcher bon train les fabriques d’armes dans toutes les régions de la Mandchourie de l’Est, Shi Zhongheng me suggéra qu’au chef-lieu du district de Dongning existait une usine de guerre gérée par l’armée de salut national de Wang Delin. Cela ajouta à notre envie de cette ville. A ce qu’il disait, cette usine de guerre avait été mise en service au printemps 1932, comme atelier de réparation d’armes avec un ou deux tours, un moule roulant et des machines à coudre. Dès le second semestre de 1932, elle se mit à produire pour de bon des armes et des munitions: grenades à main, obus de mortier, mitraillettes à 25 coups, canons surnommés «Porcs», etc., avec plus de 200 employés. Entre-temps, elle fut renforcée en machines-outils et autres moyens de production et équipements. Elle approvisionnait principalement les troupes de l’armée de salut national stationnées à Dadianzi, dans le district de Wangqing, et à Ningan.
Avec l’arrivée des troupes japonaises, l’usine fut désaffectée, mais les équipements et les machines étaient restés intacts sur place. Si, à l’automne 1933, nous avions réussi à prendre définitivement le chef-lieu du district de Dongning, cette usine nous serait revenue et nous aurions été équipés d’armes légères et lourdes plus modernes encore.
Les expériences en armement accumulées dans les zones de guérilla dans la première moitié des années 1930 furent entièrement exploitées et développées davantage encore dans les fabriques d’armes mises sur pied dans la base du mont Paektu dans la seconde moitié des années 1930.
Nous organisâmes une équipe de couturiers dans chaque zone de guérilla en vue de confectionner nous-mêmes nos uniformes. Nous obtenions par nos propres moyens tout ce qui concernait notre habillement: étoffe, teinture et couture. On faisait bouillir de l’écorce de chêne, de noyer et de liège dans une grande marmite. Puis on trempait dans le liquide obtenu l’étoffe, qui se teignait en kaki. Selon la proportion dans le mélange des différentes espèces d’arbres, la couleur de l’étoffe prenait des nuances.
Au début, l’équipe de couturiers de Wangqing ne comprenait que Kim Ryon Hwa, Jon Mun Jin, ancienne infirmière à l’hôpital au hameau de 6 foyers, et un tailleur, dont je ne me rappelle plus le nom. Plus tard, vinrent s’ajouter Ri Il Pha, Kim Myong Suk, Kim Sun Hui et autres. Quand on manquait de bras, on employait un personnel supplémentaire.
L’uniforme que je portais à Xiaowangqing avait été taillé par Jon Mun Jin.
A mon arrivée à Wangqing venant d’Antu, l’équipe de couturiers me fit un pardessus de demi-saison et un uniforme, en disant qu’il fallait faire des habits de prestige au jeune Général. L’étoffe était un coton ordinaire teinté de façon artisanale, mais chacun des points de couture révélait un soin minutieux et un grand dévouement.
Avec deux ou trois machines à coudre seulement, l’équipe de couturiers de Xiaowangqing confectionnait les uniformes pour un bataillon ou même un régiment. De plus, selon la commande passée par le commandement d’un bataillon ou d’un régiment, elle confectionnait des uniformes complets destinés aux soldats et aux officiers des troupes antijaponaises chinoises. Si nous disons complets, c’est que cela comprenait, outre la veste et le pantalon, la casquette, la cartouchière et les bandes molletières. Les tâches de l’équipe dépassaient de beaucoup sa capacité. Chaque fois qu’elle était surchargée, les couturiers, dévoués et laborieux, activaient leur travail, en passant des nuits blanches. Quand ils tombaient de sommeil, ils s’arrosaient d’eau froide sur le visage ou fredonnaient des chants. A force de chanter ainsi, chaque couturier apprit par cœur des dizaines de chants révolutionnaires.
Kim Ryon Hwa fut la première responsable de l’équipe de couturiers de Xiaowangqing. A l’époque, les gens de Wangqing l’appelaient «gaillarde» ou «virago». Certains l’appelaient «garçon manqué» du fait qu’elle fumait de temps en temps. Or, cette femme excellait à faire du tricot et de la couture.
Elle avait appris la couture après son mariage. Son mari était un homme pauvre, mutilé d’une jambe. Dans leur pauvre ménage, le seul moyen qu’elle trouvât pour gagner leur vie était de faire de la couture. C’est ainsi qu’elle commença à acquérir sa dextérité de couturière. Elle était habile à confectionner des uniformes aussi bien que des habits chinois. Même ceux qui l’avaient dénigrée en la traitant d’hommasse, une fois reçu les habits qu’elle leur avait faits, inclinaient plusieurs fois la tête du côté de la vallée où se trouvait l’équipe de couturiers, en disant: «Sœur Ryon Hwa, recevez ma révérence!»
Nos équipes de couturiers comptaient des héros et héroïnes de la confiance en soi non moins nombreux que les fabriques d’armes. C’étaient notamment Kim Myong Suk, Jon Mun Jin, Han Song Hui, An Sun Hwa, C
Nous avions fait aménager un hôpital dans chaque zone de guérilla pour soigner les blessés et les malades par nos propres moyens. Les bistouris, les pincettes et autres instruments médicaux furent fabriqués par les travailleurs des fabriques d’armes. La plupart des médicaments à base de plantes, exception faite des médicaments de synthèse en quantité infime, furent préparés et confectionnés par le personnel médical des zones de guérilla avec l’aide de la population.
Puisqu’on n’avait pas où prendre les médecins et les infirmières, on devait se suffire aussi à soi-même dans ce domaine. Un ou deux spécialistes en médecine traditionnelle coréenne formèrent nombre de leurs collègues.
Rim Chun Chu et Ri Pong Su se distinguèrent dans le traitement des patients et dans la formation de leurs remplaçants. Que de personnes sont revenues à la vie dans leurs bras et sont reparties pour rejoindre les rangs de l’armée!
Pour ce qui est des vivres, nous nous suffisions également à nous-mêmes. Fixer aux habitants une quantité déterminée de vivres à fournir n’était pas notre solution. Nous fixâmes l’objectif de production à atteindre pour parvenir à l’autosuffisance alimentaire pour l’armée, la Garde rouge, la Troupe d’autodéfense antijaponaise, l’Avant-garde des enfants, l’armée de jeunes volontaires et autres organisations semi-militaires, et nous les obligeâmes à cultiver, pour leur propre compte, les céréales dans les champs des zones de guérilla. Dans la seconde moitié des années 1930, alors que l’Armée révolutionnaire populaire coréenne, ayant débouché dans de vastes régions, livrait avec acharnement la guerre de guérilla par grandes formations, nous expédiâmes des unités d’intendance dans les alentours du mont Paektu où elles s’occupèrent exclusivement de la culture de la terre.
Compter sur ses propres forces a été une question de vie ou de mort pour l’armée révolutionnaire durant les longues années de la guerre antijaponaise. Ceci devint le mode de penser et la devise de tout le monde. Ceux qui avaient fait de cette devise leurs os et leur chair gardèrent leur foi intacte même dans une île déserte, mais les autres quittèrent nos rangs pour abandonner la lutte à mi-chemin ou nous trahir ou capituler.
L’étincelle de la confiance en soi entretenue avec soin par nos aînés antijaponais sous la tempête de neige du mont Paektu a été semée dans le cœur du peuple coréen tout entier après la Libération pour allumer les flambeaux de l’édification d’une Corée nouvelle et, plus tard, pour engendrer la force capable de faire s’envoler le Chollima en Orient. Lorsqu’une petite usine, plutôt un simple atelier de réparation, a pris à tâche la construction d’un prototype de locomotive électrique, un ambassadeur étranger accrédité dans notre pays a déclaré que, si les Coréens réussissaient à la construire, il mettrait la main au feu. Mais, nos ouvriers et nos techniciens ont mis sur les rails la locomotive «Drapeau rouge» No l, grâce à la confiance en soi, et elle fila en donnant des coups de sifflet énergiques démentissant la prédiction de l’ambassadeur.
Le bruit de marteau de la confiance en soi, qui avait résonné dans les fabriques d’armes des zones de guérilla, est devenu le battement de cœur de l’époque du Parti du Travail de Corée et la grande force motrice de cette période.
La confiance en soi, née dans la tempête de la guerre antijaponaise, palpite aujourd’hui dans les mots d’ordre avancés par Kim Jong Il: «Vivons à notre manière!» et «Tout, idéologie, technique et culture, selon les exigences du Juche!» ainsi que dans le slogan: «Que le Parti décide, nous exécuterons!» Aux accents de la Marche de la confiance en soi, notre peuple s’élance vers le sommet de la dernière décade du XXe siècle marqué par des tempêtes violentes.
7. Fleur impérissable
C’était en 1933.
Sur ordre de l’instance supérieure, l’organisation révolutionnaire de Wangyugou envoya à Xiaowangqing Kim Kum Sun (alias Kim Kum Nyo) et Kim Ok Sun, élèves de l’école du Corps des enfants de Beidong.
Les deux fillettes, membres talentueux de la troupe artistique des enfants, étaient l’objet de l’adoration de la population de Yanji. Elles arrivèrent à Macun, chargées par l’organisation de diffuser des chants et des danses dans les zones de guérilla de la région de Wangqing, où les masses révolutionnaires étaient réunies de façon compacte. A l’époque, les organisations révolutionnaires de la Mandchourie de l’Est choisissaient des personnes de talent pour les envoyer à Xiaowangqing, alors foyer de la révolution coréenne. De même qu’aujourd’hui nos compatriotes n’épargnent rien pour Pyongyang, de même les Coréens de la Mandchourie de l’Est accordaient alors à Xiaowangqing une aide amicale sous toutes ses formes.
Désireuses de me voir, les deux fillettes vinrent à la direction militaire, guidées par l’administrateur de l’école de Beidong. Petites filles d’environ dix ans, au début, je les croyais sœurs; mais, seulement, elles avaient des noms semblables.
L’administrateur de l’école de Beidong me les présenta l’une après l’autre; il me parla d’elles et de leurs familles. Cette présentation était très impressionnante. Lorsque l’administrateur parla de Kim Ok Sun, celle-ci versa des larmes. Moi aussi, je faillis en faire autant. Sa vie de treize ans était jalonnée de drames affreux.
Déjà à l’âge de 9 ans, elle s’était vue fiancée avec le fils d’un propriétaire foncier, âgé de plus de 20 ans. Leurs fiançailles furent contractées frauduleusement, à l’insu d’elle-même et de ses parents. A l’époque, un jeune homme de plus de vingt ans était considéré comme un vieux garçon, et les parents qui avaient un tel fils avaient hâte de prendre un entremetteur pour lui trouver une femme. Ce fils de propriétaire foncier, resté célibataire jusqu’à cet âge, fut fiancé en toute hâte et en toute illégalité: après avoir fait boire au père de la fille plusieurs bols d’alcool jusqu’à ce qu’il fût ivre mort, on lui avait tiré la main pour appliquer l’empreinte de son pouce sur le document. Le garçon était probablement idiot ou handicapé, au point qu’il fût difficile de le marier dans les formes.
Selon ce document, à 15 ans, Kim Ok Sun aurait dû se marier avec ce garçon. Cependant, ignorant tout de cette combine, le père de la petite fille resta sans connaissance pendant deux jours. Lorsque, transporté chez lui, il revint enfin à lui, il éclata en sanglots: il avait trouvé dans sa poche l’acte de fiançailles portant son empreinte digitale, ainsi qu’une somme de 80 yuans, gratification offerte par le propriétaire foncier aux parents de la fiancée.
Ok Sun, qui était au courant, passait son temps à pleurer.
Cependant, son père, Kim Jae Man, qui avait scellé le destin de sa fille en signant un document simple mais fatal, finit par en prendre son parti: il s’acheta, avec cette récompense, une maison au toit de chaume, une emblavure, un bœuf et des porcs, et se mit à s’occuper du ménage. Estimant toute résistance inutile puisque la raison du plus fort était toujours la meilleure, il semblait vouloir transformer le malheur en bonheur avec l’argent reçu pour fonds. Chaque fois que sa fille se plaignait de son sort, le père la consolait:
«Allons, ma petite, ne pleure pas. Mais reconnais que ces 80 yuans nous ont sauvés, nous qui étions voués à la ruine. Cela ne valait-il pas mieux que de mourir de faim? Si tu te dis que tes seules fiançailles ont sauvé la famille de la détresse, cela allégera ton chagrin.»
Ignorant et simple, il ne comprenait pas la révolution; il était si naïf qu’il croyait que tout homme, à force de travailler, pourrait se tirer de la misère et même devenir millionnaire. Aussi se berçait-il d’illusions quant aux gros propriétaires fonciers qui l’exploitaient. Le propriétaire foncier en question faisait de temps en temps apporter de quoi vivre chez Ok Sun. Ce qui fit que son père qualifia son maître de patron le plus bienveillant du monde. Un jour, Ok Sun était allée écouter le discours d’un agent clandestin dans la cour de l’école. Mis au courant, Kim Jae Man, son père, la ligota dans l’étable et la battit; il craignait que sa fille ne s’engageât dans la révolution.
Plus tard cependant, sa conscience de classe finit par s’éveiller. Pendant les 5 expéditions «punitives» de l’ennemi, son village avait été réduit en cendres, et sa famille perdit la maison, ainsi que tout le bétail de labour; quelques-uns de ses voisins trouvèrent la mort dans le feu.
Un soir, il pressa sa fille de partir pour la zone de guérilla de Wangyugou, disant:
«Ma petite, nous voilà arrivés au moment décisif. Ou ces canailles périront, ou nous serons perdus. Ton père ne connaissait pas assez bien ce monde. Maintenant, c’est à vous, mes enfants, de faire la révolution pour exterminer ces canailles!»
Installée chez Kim Kum Sun à Songlindong, Kim Ok Sun fréquenta, avec celle-ci, l’école du Corps des enfants de Beidong; inscrite aux troupes artistiques de secteur et de district, elle participa aux activités pour éclairer les masses.
Les enfants coréens, comme Ok Sun, à l’âge où ils auraient dû se faire câliner par leurs parents ou se plaindre auprès d’eux, ployaient sous le lourd fardeau de la misère. Les vagues menaçantes de la vie ne faisaient pas la distinction entre les enfants et les adultes.
Enfin, ils se dressèrent contre ce monde maudit qui méconnaissait même les enfants et qui leur faisait porter sur le dos le même fardeau qu’aux adultes. Dans la région de Jiandao, ils s’intégrèrent partout dans des organisations révolutionnaires, telles que le Corps des enfants, l’Avant-garde des enfants, la Troupe d’enfants éclaireurs, etc., et ce pour livrer combat en tant que forces organisées. Eduqués et trempés grâce à leur vie de militants, tous nos enfants devinrent de dignes rouages du mécanisme de la révolution antijaponaise.
Il en était de même pour Kim Ok Sun et Kim Kum Sun.
Les antécédents de la première m’attendrissaient et me désolaient. Son malheur était une réduction de celui de millions d’enfants coréens.
Mais combien étaient méritoires la détermination et la volonté de celles qui avaient, à un âge si tendre, quitté leurs maisons et gagné la base de guérilla pour participer à la révolution! Et maintenant, les voilà qui, pour soutenir Xiaowangqing, venaient de parcourir des dizaines de lieues: Wangyugou-Dahuangwai-Yaoyinggou-Macun. Quelle action de bravoure !
J’étais en admiration devant les deux petites filles qui, traînant leurs grands souliers de travail, avaient fait un long chemin à travers les broussailles, s’aidant d’un bâton, un lourd sac sur le dos.
«Qui vous a envoyées à Xiaowangqing? demandai-je, en pensant faire remplacer leurs souliers de travail par des chaussures de sport ou des caoutchoucs coréens.
– Monsieur Yun Pyong Do», répondirent-elles vivement au garde-à-vous.
Leurs yeux scintillaient comme des étoiles, tandis que leurs voix retentissaient.
J’éprouvais de la satisfaction. En fait, mes liens d’amitié avec les enfants me procuraient une grande joie. Leurs rires étaient, pour ainsi dire, des exutoires très efficaces à nos douleurs et à nos souffrances. Plongez-vous dans leur univers. Alors, vous recevrez une forte impulsion vitale; et vous comprendrez avec émotion que les enfants embellissent et enrichissent la vie humaine et que vous avez pour mission sublime de défendre et d’épanouir les idéaux qui brillent dans leurs prunelles.
J’éprouvais une profonde pitié pour Kum Sun en voyant sa figure et ses jambes portant quelques fortes égratignures. Je lui demandai:
«Tu as dû subir de rudes épreuves en faisant un chemin si long. Tu as dû franchir plusieurs grands cols, et n’as-tu pas eu de la difficulté à les escalader?
– Si, j’en ai eu beaucoup. Je me suis fait des ampoules aux pieds. Mais j’ai fait comme si de rien n’était, de peur que l’oncle qui nous accompagnait ne nous renvoie à mi-chemin à Wangyugou.
– N’aimerais-tu pas mieux retourner chez toi, auprès de tes parents?
– Si, mais quand pourrais-je devenir une grande personne? Notre moniteur du Corps des enfants a dit d’ailleurs qu’il faut peiner beaucoup pour devenir une grande personne. Et je veux souffrir beaucoup pour devenir adulte au plus tôt.
– Dans quel but?
– Pour obtenir l’indépendance de la Corée. Ne me renvoyez pas quoi qu’il advienne, oncle commandant Kim.»
Je manifestai un grand étonnement face à son mode de penser digne d’une grande personne. Bien que petite, elle était mentalement très précoce, avec sa volonté de se consacrer à l’indépendance de la Corée.
«Oui, ne t’en fais pas. Pourquoi vous renvoyer, les plus grands talents de la région de Jiandao? Désormais, vous resterez avec nous à Wangqing. Cela vaut bien la peine de faire partie ici du Corps des enfants.»
A ces mots, Kum Sun exulta de joie, en battant des mains.
Je recommanda aux responsables des Jeunesses communistes du secteur et du district d’admettre les deux petites filles à l’école du Corps des enfants de Macun, de prendre les dispositions nécessaires pour qu’elles continuent d’y militer et de les installer chez des gens bienveillants pour que leur vie soit assurée dans cette contrée inconnue où elles étaient venues en quittant leurs parents.
Cette année-là, l’armée et la population de Wangqing fêtèrent tout particulièrement le Premier Mai sur le terrain de sport de l’école du Corps des enfants de Macun, où étaient réunis tous les militaires de la région. Ce jour-là, les deux petites filles venues de Wangyugou gagnèrent chacune la première place, respectivement à la course à pied et en saut en hauteur, sous les applaudissements chaleureux des spectateurs.
Kum Sun était très petite par rapport à son âge.
Quand on la voyait marcher de son menu pas à la tête de sa troupe artistique, le sac sur le dos, on ne pouvait s’empêcher de sourire, charmé par sa naïveté et son agilité.
Et moi, je puisais de la force chez elle. De tempérament, je préférais les optimistes aux pessimistes. Dans les années où, dans le maquis, nous menions une lutte armée ardue, en nous nourrissant de racines d’herbe, un optimiste valait autant que des dizaines de canons. A l’époque, Kum Sun était une célèbre militante, pleine d’optimisme, représentant la génération la plus jeune des trois organisations: le parti, les Jeunesses communistes et le Corps des enfants.
Quelques jours après ma rencontre avec elle, je fis venir au commandement des élèves de l’école du Corps des enfants de Macun pour m’informer de leurs conditions de vie.
Il était de règle que les membres du Corps des enfants portassent en permanence dans leurs sacs à dos leur provision de vivres pour une semaine. Or, parmi les enfants dont les sacs avaient été inspectés, nombreux étaient ceux qui avaient déjà mangé la provision de farine de riz grillé, distribuée par leur école. Et pourtant, Kum Sun gardait intacte la sienne, sans en prélever une seule cuillerée.
Ayant terminé la vérification des sacs, je levai mon pouce et fis l’éloge de cette fille en ces termes:
«Voilà notre cadette qui a bravement patienté alors que les autres ont fini les leurs. Bravo, Kum Sun!»
Un peu confuse, elle ne faisait que sourire, puis elle avoua:
«J’ai retiré à maintes reprises ma farine. C’est avec peine que j’ai résisté à l’envie de la manger.
– Mais comment as-tu pu patienter?
– Quand les autres avalaient de la farine, je restais les yeux fermés. Si l’envie de manger me prenait encore, je sortais dehors. Si elle me tourmentait toujours, je courais au puits pour boire un seau d’eau. Alors, j’étais rassasiée comme si j’avais mangé de la farine.»
Cette réponse me toucha. Elle reflétait les privations dont on souffrait dans les zones de guérilla et l’âme des jeunes phénix qui prenaient une part si active à la révolution dans ces privations.
Le jour même, nous distribuâmes à chacun des enfants dix tasses de farine de riz grillé, des gâteaux de maïs, une boîte d’allumettes. Quelques jours plus tard, nous envoyâmes à l’école du Corps des enfants deux charrettes d’articles de première nécessité: vêtements et couvertures ouatés, chaussures, ca
«Tout ce que nous avons de meilleur aux enfants», c’est aujourd’hui un principe strictement suivi dans notre vie quotidienne. Déjà dans les années difficiles où nous vivions sous des cieux étrangers, nous adhérions à ce principe, en leur donnant tout ce que nous pouvions leur donner. S’il le fallait pour améliorer la nourriture, l’habillement et l’habitat de nos enfants, nous n’hésitions guère à lancer nos troupes dans les combats.
Nous avançâmes au Corps des enfants ce mot d’ordre: «Toujours prêts pour l’indépendance de la Corée et l’émancipation des prolétaires du monde entier!» et éduquions les enfants dans l’esprit du patriotisme et de l’internationalisme prolétarien.
Les membres du Corps des enfants accomplissaient des exploits non moins sensationnels que les adultes. Ils excellaient surtout en ceci: éducation des masses, activités artistiques, service de garde, communication de messages, mission de reconnaissance, enlèvement d’armes, défense des zones de guérilla, etc. Nous pouvions rencontrer partout et en tout temps nos aiglons, qui venaient en aide aux adultes sur le chantier de reconstruction des cabanes en rondins incendiées lors d’une expédition «punitive» de l’ennemi ou qui, lors d’une bataille de défense de la base de guérilla, couraient sous une pluie de balles et d’obus, fredonnant des chansons et portant des boules de riz, le long des tranchées de l’armée révolutionnaire. La saison agricole venue, ils allaient dans les champs sarcler ou moissonner. Parfois, ils allaient dans la montagne cueillir des fruits pour les envoyer au casernement des partisans.
Un jour, je rencontrai les élèves de l’école du Corps des enfants qui se tenaient en faction sur le poste de guet central du mont Pointu; chacun, une grosse bombe Yongil à la hanche, tenait une sorte de lance longue d’environ 1,5m.
La relève des sentinelles se faisait, disaient-ils, toutes les heures, soit lorsqu’un brin d’encens aussi gros que deux allumettes était brûlé à moitié. D’après eux, il fallait deux heures pour que cette brindille soit consumée entièrement. Je trouvai ce moyen de déterminer le temps original.
Un jour encore, des enfants vinrent me voir avec un vêtement complet: pantalon et veste traditionnels coréens, doublés, lanière, gilet de soie gris, pantalon de jockey, souliers, bottes et chaussures de caoutchouc noires. C’était une récompense pour leur avoir envoyé à plusieurs reprises des trophées. Quand nous prenions des pommes coréennes après avoir attaqué des convois de munitions des troupes d’agression japonaises, nous les offrions toutes aux membres du Corps des enfants de la base de guérilla. Parmi les enfants de la base de guérilla, nombreux étaient ceux qui, nés sous les cieux étrangers, n’avaient jamais été en Corée ni n’avaient vu de pommes de leur patrie. De l’émotion et du sentiment de reconnaissance qu’ils éprouvaient en recevant les caisses de pommes coréennes prises par les partisans, Kim Ok Sun se souvient souvent avec émotion, elle qui était témoin oculaire de cet épisode et qui l’avait vécu elle-même.
Une fois, le chef du service de l’éducation des enfants, Pak Kil Song, se rendit à l’école du Corps des enfants et dit:
«Mes enfants, le commandant Kim nous entoure d’une sollicitude paternelle. Mais nous voilà qui ne répondons pas à cet amour. Dites-moi donc comment nous pourrions lui témoigner tant soit peu notre gratitude.»
A peine finit-il ses mots que Kum Sun se leva:
«Faisons-lui un beau costume, fit-elle. On dit qu’il porte un habit sans doublure en plein hiver.»
A ces mots, Pak Kil Song sourit:
«Kum Sun vient de proposer de lui confectionner un costume. Qu’en pensez-vous, vous autres?
– D’accord! répondirent-ils en chœur.
– Alors, c’est très bien. Moi aussi, je pensais lui faire des vêtements chauds. Il faut d’abord nous procurer de l’étoffe, puis solliciter l’aide des membres de l’Association des femmes ou de l’équipe de couturiers pour faire un costume magnifique. Mais retenez bien ceci: l’étoffe ne vient pas d’elle-même.»
Kum Sun se leva de nouveau:
«Nous n’avons qu’à cueillir des champignons et à les vendre sèches. On dit qu’ils coûtent cher. Une fois que nous avons de l’argent, pas de problème pour avoir de l’étoffe.
– Très bien! Nous allons cueillir des champignons et les vendre aux gros propriétaires fonciers!» soutinrent les autres, enthousiasmés.
Dès le lendemain, les membres du Corps des enfants, avec Pak Kil Song, parcouraient les montagnes, un panier à la main.
Tout en les regardant passer en colonne au fond de la vallée de Lishugou, en chantant en chœur, portant les champignons ramassés, je ne pouvais pénétrer le secret que contenaient leurs paniers de champignons. Je pensais seulement qu’ils s’employaient à préparer de bons plats pour les combattants blessés hospitalisés. Et voilà que ces champignons apparurent devant moi, transformés en habits.
«Voici un complet que nous vous offrons, commandant Kim. Vous endurez le froid d’hiver dans votre habit non doublé. Daignez l’accepter», insista Kum Sun, après m’avoir fait le salut de Corps des enfants.
Il était vrai que je passais l’hiver dans un habit sans doublure. A la vue de ce complet, je me sentis attendri.
Pourtant, j’essayai de consoler les enfants:
«Mes enfants, je porte un vêtement non doublé, oui, mais je suis un homme plein de vigueur. Je n’oublierai jamais votre bonne volonté. Mais je voudrais donner ce vêtement au doyen d’âge de Xiaowangqing. Vous ne le regretterez pas.»
Ils me regardaient d’un air déçu et réprobateur. Ils s’affligeaient en me voyant refuser leur présent. Seulement lorsque je le leur eus répété deux ou trois fois, ils sourirent à peine.
A l’issue d’un rassemblement de masse, Kum Sun vint auprès de moi et palpa doucement le poignet de mon uniforme.
«Cette étoffe mince, disait-elle avec inquiétude, va laisser passer librement les coups de vent.»
Aujourd’hui encore, quand il fait un froid rigoureux, la voix de Kum Sun disant ces mots résonne parfois à mes oreilles.
Au début, les gens de Wangqing l’appelaient «petit jais de Kum Sun» à cause de la couleur de jais de ses yeux. Un peu plus tard, un autre surnom: «petit friquet de Macun». C’était un diminutif, inventé et employé par les femmes d’origine de Kilju et de Myongchon, du fait de sa petitesse et de sa gentillesse.
Kum Sun répondait toujours: «Me voici», quand on l’appelait «petit jais de Kum Sun» ou «petit friquet de Macun». Même si l’on l’appelait plus de dix fois par jour par ses surnoms, elle ne s’en fâchait point.
Quand elle exécutait la danse à claquettes, c’était une fête pour les gens de Wangqing. Elle exécutait souvent, avec Ok Sun, cette danse, laquelle était applaudie la plus du répertoire de la troupe artistique des enfants. Quand elle faisait mouvoir ses jambes avec une agilité surprenante, en tirant et retirant un foulard entre elles, le public poussait des acclamations enthousiastes.
A Wangqing, chaque matin, je faisais un tour dans la vallée de Macun, monté sur mon cheval blanc, en me mettant au courant de la situation de la zone de guérilla et en concevant un nouveau projet. Cette promenade matinale était devenue une tâche quotidienne à laquelle je ne pouvais faillir. J’étais alors accompagné du clairon de l’armée de guérilla, Song Kap Ryong, et de mon planton, Jo Wal Nam. Chaque fois, je ne manquais pas de croiser sur mon chemin le cortège de chant des membres du Corps des enfants, ce qui me mettait d’excellente humeur.
Quand je contemplais, du haut de ma monture, ces enfants gaillards, aux joues roses comme des pommes, un indicible sentiment d’admiration me saisissait. Qu’il neige ou qu’il pleuve, je ne manquais jamais de faire ma tournée matinale, tant j’étais désireux de les revoir. J’imaginais combien ils seraient déçus de ne pas me rencontrer alors qu’ils étaient sortis en dépit de la neige ou de la pluie. Avec la même pensée que moi, ils ne manquaient pas non plus de faire leur sortie matinale, qu’il fît beau ou non.
Quand les enfants défilaient en chantant, c’était toujours Kum Sun qui donnait le ton. Dans le chœur de dizaines de voix, je distinguais aisément celle de Kum Sun qui résonnait singulièrement. En entendant cette voix, une sorte de soulagement, une quiétude presque superstitieuse envahissait mon cœur, et je pensais: «Aujourd’hui encore, tout ira bien dans la zone de guérilla.»
Pourtant, un jour, elle ne se fit plus entendre dans le chœur des élèves de l’école du Corps des enfants.
Poussé par l’impression que j’avais d’entendre le chant des enfants inconnus d’une autre région, je sortis dans la cour de notre cabane en rondins. Justement, le défilé passait sur le sentier près du commandement. Kum Sun se trouvait en tête comme toujours.
Mais je ne savais pour quelle raison, elle marchait la tête baissée. Ce matin-là, c’était le chef du Corps des enfants, Ri Min Hak, qui avait entonné les chants à sa place.
Sans la direction de Kum Sun, ce cortège de chanteurs était comme une chorale sans soliste.
Ce jour-là, je ne me sentis pas d’aplomb malgré moi. Au coucher du soleil, j’allai la voir à l’école du Corps des enfants où j’appris à ma grande surprise la triste nouvelle que sa famille à Wangyugou avait été assassinée par l’ennemi; cette nouvelle expliquait son silence dans le défilé. La tête appuyée sur mes genoux, la petite fille, défaillante de chagrin, pleura longuement et amèrement.
«Que ferai-je maintenant, marmonnait-elle. Mon père, ma mère et mon frère sont tous morts. A quoi bon vivre seule?»
En se répandant en lamentations, elle frissonnait comme un moineau égaré et mouillé par la pluie.
J’eus toutes les peines du monde à la consoler. Jusqu’à la nuit tombante, je restai à l’école pour l’apaiser.
«Kum Sun, réconforte-toi. Si tu cèdes au chagrin, l’ennemi t’éliminera toi aussi. A présent, les Japonais s’acharnent à exterminer les Coréens dans la région de Jiandao. Mais la nation coréenne ne se livrera pas facilement, loin de là! Tu ne manqueras pas de devenir une excellente révolutionnaire pour pouvoir te venger cent fois, mille fois plus cher.»
Alors seulement, elle cessa de sangloter et me regarda en essuyant ses larmes:
«Oui, je me vengerai!»
Depuis, elle se montra peu rieuse et peu bavarde. Elle ne riait presque jamais aux éclats ni ne parlait plus haut et avec zèle comme auparavant. Quand elle donnait le ton, elle ne le faisait plus de cette voix claire d’autrefois. A Xiaowangqing, le surnom aimable de «petit friquet de Macun» avait disparu. La volonté de vengeance de la petite fille redoubla son enthousiasme dans sa vie au sein du Corps des enfants et dans les activités de la troupe artistique des enfants.
Celle-ci, avec Kum Sun pour protagoniste, déployait avec dynamisme ses activités à Shixian, à Huimudong de Tumen et dans d’autres zones contrôlées par l’ennemi.
La renommée dont jouissait la troupe artistique des enfants de Wangqing dépassait les limites de la Mandchourie de l’Est pour s’étendre jusque dans la Mandchourie du Nord.
A l’époque, les communistes de la Mandchourie de l’Est et du Nord entretenaient des relations intimes de part et d’autre les monts Laoye. Cette muraille naturelle infranchissable ne pouvait empêcher les révolutionnaires des deux régions de se rencontrer et de se soutenir les uns les autres.
Les zones de guérilla, bastion de la guerre antijaponaise de la région de Jiandao, étaient le modèle d’un pays idéal dont rêvait tout le monde, et le régime et l’ordre nouveaux qui y étaient établis faisaient l’objet de l’admiration et de l’envie des populations voisines. La bataille de Dongning marqua un tournant décisif pour améliorer l’image des communistes parmi les populations et les forces armées en Mandchourie. Depuis, les troupes de l’armée de salut national m’appelèrent «commandant Kim». C’est également à partir de ce moment que les populations commencèrent à m’appeler «Général Kim» ou «commandant Kim». Toutes les politiques démocratiques que nous appliquions dans les zones de guérilla suscitaient l’intérêt de l’époque, jouissant de la sympat
Les organisations du parti et les directions militaires de la Mandchourie du Nord envoyèrent à plusieurs reprises leurs délégations dans les zones de guérilla de Wangqing et dans leurs environs pour assimiler les expériences de mise sur pied des zones de guérilla acquises par les populations de la Mandchourie de l’Est.
A l’époque, le centre du district de Wangqing n’était plus Xiaowangqing, mais Yaoyinggou. La troupe artistique des enfants dont faisait partie Kum Sun quitta Macun. Après la grande expédition «punitive» de l’ennemi, tous les organismes de la zone de guérilla se transférèrent à Yaoyinggou. Au printemps 1934, je vins m’y installer à la tête d’une partie de ma troupe.
A l’été 1934, un groupe de visiteurs du district de Ningan, composé de membres d’organisations locales et de partisans, arriva à Duitoulazi, venant de Badaohezi en passant par Shenxiandong, conduit par une secrétaire des Jeunesses communistes, nommée Im Yong Ju.
Les habitants et les partisans de Yaoyinggou lui souhaitèrent une bienvenue chaleureuse. Les membres du Corps des enfants agitèrent des fanions rouges triangulaires en lançant: «Bienvenue au groupe de visiteurs de la Mandchourie du Nord!» Le soir, une représentation artistique fut donnée en son honneur devant les feux de bivouac allumés dans la cour du campement.
La troupe artistique des enfants présenta une riche variété de numéros; elle possédait beaucoup de talents rares.
Ri Min Hak excellait à danser et à jouer de l’harmonica. Quand il jouait un rôle comique dans une pièce de théâtre, le public riait à pleurer. Kim Jae Bom aussi était un bon danseur; il avait le talent d’imiter le pas du canard et même du lapin.
Ces enfants parcouraient tous les secteurs d’organisations révolutionnaires du district de Wangqing où ils donnaient des représentations artistiques et faisaient connaître les chants.
Pour la troupe artistique des enfants, nous faisions confectionner des habits de danse et de théâtre avec les soieries de la meilleure qualité du matériel que nous avions saisi à l’issue de combats.
Pendant un certain temps, une petite unité de l’armée de l’alliance antijaponaise que Zhou Baozhong avait envoyée chez nous resta à Yaoyinggou pour assimiler les expériences de la troupe de partisans de Wangqing. Il ne s’agissait pas d’un simple voyage touristique, mais d’une sorte de stage associant les exercices et la pratique. Pendant tout son séjour chez nous, elle se conforma à l’emploi du temps de notre troupe: elle agit de la même façon que la nôtre, notamment lors de l’entraînement militaire, de la formation politique et de l’activité culturelle.
Sur notre ordre, les Jeunesses communistes et le Corps des enfants rendaient souvent visite aux combattants de cette armée de l’alliance antijaponaise. La troupe artistique des enfants leur apprenait des chants révolutionnaires en chinois. En récompense, ils lui apprenaient des chansons chinoises intéressantes. Parfois, elle allait pour leur présenter une pièce de théâtre qu’elle avait montée en chinois.
Touchés par ces activités favorables, les hôtes de la Mandchourie du Nord la conviaient à tous leurs bons repas.
De retour en Mandchourie du Nord, ils firent beaucoup de propagande pour cette troupe artistique des enfants.
A l’été 1934, Zhou Baozhong l’invita à venir en Mandchourie du Nord. Nous acceptâmes volontiers l’invitation. Je dis à Pak Kil Song de bien préparer la tournée afin de réjouir les troupes et les populations de la Mandchourie du Nord. Et j’élaborai avec soin le programme de la tournée de la troupe artistique en Mandchourie du Nord.
Si nous voulions y envoyer cette troupe, c’était pour donner du plaisir aux Chinois et raffermir notre solidarité avec eux.
De sa part, Zhou Baozhong voulait profiter de cette invitation pour éduquer les officiers et les soldats des troupes antijaponaises chinoises sous l’influence des communistes. A l’époque, Zhou Baozhong, chef du bureau de l’armée de l’alliance antijaponaise de Suining, organisée dans la région de Ningan, se donnait beaucoup de peine pour rallier les éléments antijaponais qui avaient quitté l’armée de salut national de Wang Delin.
Pendant un certain temps, après le départ de la troupe artistique des enfants, je restai inquiet à son sujet. Cette anxiété ne me quittait pas un seul instant. Arriveraient-ils sains et saufs à destination bien qu’ils soient des enfants habitués au combat et aguerris par toutes les peines et toutes les privations? Comment la petite Kum Sun, sans parler des autres, pourrait-elle franchir les monts Laoye?
Mais c’était un souci inutile.
Les enfants étaient tous des aiglons endurcis dans la tourmente, des combattants inflexibles qui avaient échappé maintes fois à des dangers mortels.
Ils franchirent sans grand-peine les monts Laoye que je croyais un obstacle insurmontable et traversèrent sans incident les zones infestées de brigands. Quand il pleuvait, ils marchaient un branchage de pin ou un morceau d’écorce de bouleau sur la tête, en guise de parapluie. La nuit venue, ils prenaient un repas sommaire: le riz qu’ils avaient cuit eux-mêmes dans une gamelle de soldat. Puis, ils bivouaquaient près d’un feu, organisant des tours de garde. Quelques-uns eurent des maux de ventre, souffrant beaucoup dans cette montagne déserte. Au demeurant, ils devaient suivre, non pas le chemin carrossable qu’était la ligne Wangqing–Laoyeling, mais un raccourci étroit et escarpé que prenaient seuls les agents de liaison de l’armée de guérilla. Cependant, durant le trajet long de dizaines de lieues, personne ne quitta la route.
Même Kum Sun, la benjamine de la troupe artistique, refusa l’offre de ses collègues de porter son sac à dos et commença à chanter. C’est ainsi qu’elle franchit par ses propres forces les monts Laoye.
Plus tard, Kim Ok Sun, qui avait participé, avec Kum Sun, à cette tournée en Mandchourie du Nord, profitera de toutes les occasions pour me faire un récit intéressant de leurs activités artistiques dans les troupes de l’armée de salut national.
Ce fut en l’honneur de la troupe de Chai Shirong, stationnée alors à Machang, que nos petits artistes donnèrent leur première représentation. Parmi les commandants des troupes de l’armée de salut national, cet homme avait subi le plus l’influence des communistes. Si nous soignions notre action à son égard, nous estimions possible d’en faire un allié, voire un communiste.
Cette représentation fut précédée d’un discours de Kum Sun.
Plus de 150 officiers et soldats y assistaient avec leur commandant Chai. Le discours de Kum Sun fini, ils s’exclamèrent: «Quelle admirable oratrice! Rien que pour cette petite fille-là, il faudra que nous excellions dans la résistance antijaponaise.»
Fort ému, le commandant Chai l’amena dans sa chambre et lui mit des boucles d’oreille et un bracelet; il réserva deux chars à chevaux à la troupe artistique pour faciliter sa tournée.
A la demande des officiers et soldats des troupes antijaponaises chinoises, la tournée, prévue pour une semaine, se prolongea maintes fois. Une représentation eut lieu aussi dans la troupe de Zhou Baozhong.
Chai Shirong lui envoya deux charrettes de cadeaux: blouses ouatées, dabushanzis, cache-col, porcs, poulets, vermicelle, farine de blé, etc. Il distribua un cartable à tous les enfants et leur donna même des armes à feu.
Lorsque la troupe artistique revint à Yaoyinggou, j’étais ailleurs, à la tête d’une unité.
A peine fus-je retourné dans notre zone de guérilla que les enfants m’entourèrent pour me vanter les cadeaux qu’ils avaient apportés de Mandchourie du Nord.
«Tout cela, disait Kum Sun, c’est le commandant Chai qui nous l’a donné. Avec la moustache à la Lénine, il a un grand cœur. C’est dans sa chambre que j’ai mangé pour la première fois des pattes de porc. Monsieur Zhou Baozhong aussi nous a donné beaucoup de cadeaux.»
Après avoir fait ainsi longuement l’éloge du commandant Chai et de Zhou Baozhong, elle attacha un revolver sur mon flanc, disant:
«Respecté Général, c’est à vous de porter cette arme. C’est notre décision.»
Elle mettait l’accent sur le mot «décision». Et, on ne savait pour quelle raison, à peine les mots finis, elle partit d’un petit rire.
Pour ne pas décevoir les enfants, je portai le revolver pendant quelques jours, puis je le passai à la dérobée au chef de l’armée de jeunes volontaires. Les autres armes aussi furent remises à cette armée. Je m’arrangeai pour que tous les autres cadeaux soient remis sans exception à la disposition de la troupe artistique.
A l’automne de cette même année, nous parvint une nouvelle inespérée: la mère de Kum Sun était en vie.
Transportée de joie, l’enfant, la tête fleurie de chrysanthèmes sauvages, voltigea comme un papillon par la vallée de Yaoyinggou. En la voyant, les gens de cette zone de guérilla, qui connaissaient bien sa famille, se sentirent heureux eux aussi.
L’organisation du Corps des enfants dont elle faisait partie avait décidé d’assouvir son désir ardent de revoir sa mère. Petite mais très raisonnable et douée d’esprit collectiviste, Kum Sun ne voulut pas accepter au début cette proposition bienveillante; elle pensait tout haut: alors que de nombreux enfants désirent retrouver leurs parents, comment pourrais-je bénéficier seule de ce privilège?
C’était à l’automne 1934, alors que notre troupe, à Zhuanjiaolou, achevait les préparatifs d’expédition en Mandchourie du Nord, que je la vis pour la dernière fois. Sa troupe artistique vint s’y produire. C’étaient, je pense, des représentations spéciales pour souhaiter bonne route au corps expéditionnaire. Nous tuâmes un chevreuil pour préparer des raviolis chinois aux petits artistes.
Lorsque j’allais sortir de la maison où les enfants prenaient leur repas, Kum Sun mit de côté son plat et s’approcha rapidement pour chuchoter à mon oreille comme si elle voulait me confier un grand secret: «Respecté Général, on dit que ma mère est vivante!
– Ah oui, les oncles partisans se réjouissent tous beaucoup de cette nouvelle. Moi aussi, je ne me sens plus de joie.
– Aujourd’hui, je me sens si heureuse et j’ai chanté en solo à trois reprises. Et pourtant, j’ai encore envie de chanter.
– Alors, tu chanteras toujours.»
Je choisis un peigne fin et un démêloir dans la part de butin que j’avais apportée pour la distribuer aux enfants du village de Zhuanjiaolou, et je les mis entre les mains de l’enfant.
«Merci, cher Général!» dit-elle.
Puis comme une enfant gâtée, elle s’agrippa à mon bras. Cet élan de joie qu’exprimaient ses gestes et ses paroles m’attendrit profondément.
«Eh bien, dis-je, tu vas aller vite revoir ta mère. Il semble que je ne pourrais te souhaiter bonne route quand tu partiras. Je dois partir pour la Mandchourie du Nord.»
Ce furent les derniers mots que je pus lui adresser.
Kum Sun retourna à son école après sa tournée artistique à Zhuanjiaolou quand l’organisation révolutionnaire de Yaoyinggou cherchait un messager pour porter un document confidentiel à l’arrière des lignes ennemies. L’organisation discuta à plusieurs reprises, et le choix se porta sur Kum Sun.
Quand l’organisation révolutionnaire lui confia cette mission importante, la petite fut toute remuée d’un sentiment de gratitude; c’était, à ses yeux, une expression de la confiance insigne qu’on avait en elle.
Le jour où elle devait partir pour la zone contrôlée par l’ennemi, Han Song Hui l’amena au bord d’un cours d’eau et lui fit soigneusement la toilette comme à une jeune mariée; elle lui lava le visage, lui peigna les cheveux, ajusta ses chaussures et déplia sa jupe. Elle lui fixa dans les cheveux, au lieu d’un ruban, trois glands reliés par une épingle.
Les membres du Corps des enfants l’accompagnèrent jusqu’à l’orée du village avant de lui souhaiter bon voyage.
Où vas-tu?
Je vais à Yanji.
Quel col vas-tu franchir?
Le col Jiqing.
Pour quoi faire?
Pour accomplir une mission de communication.
Avec qui vas-tu ?
Je pars seule.
Voilà le poème qu’elle improvisa en chantant, elle qui partait d’un pas alerte.
A ce chant, ses amis se mirent à rire et battirent des mains. Puis, ils le reprirent en chœur, à faire trembler toute la vallée de Yaoyinggou.
Après avoir rempli sa mission, elle était en route pour aller voir sa mère, lorsqu’elle fut surprise, avec des adultes, par des gendarmes japonais.
Ayant appris que Kum Sun venait d’une zone de guérilla, ceux-ci se réjouirent: une «petite communiste» était tombée entre leurs mains, susceptible de leur livrer des renseignements importants. Sans doute avaient-ils même appris qu’elle était de Yaoyinggou. Puisque la direction de la Mandchourie de l’Est siégeait là, ils supposaient qu’ils pourraient lui arracher de grands secrets s’ils réussissaient à l’enjôler.
En réalité, elle conservait beaucoup de secrets des zones de guérilla: elle était au courant des activités de l’armée révolutionnaire, des mouvements des cadres, du passage secret reliant les zones de guérilla et celles de semi-guérilla, des conditions de vie et de l’état d’esprit des habitants de la base de guérilla, etc. Au reste, du moment qu’elle avait souvent été dans les arrières de l’ennemi pour ses activités artistiques, ils pourraient aussi saisir les secrets des organisations régionales s’ils parvenaient à la convaincre.
Envisageant cette possibilité, ces hommes cherchèrent à extraire le plus possible de renseignements de valeur. D’abord, ils mirent devant la fillette de bons plats et tentèrent de la séduire par des phrases mielleuses. Puis, ils la menacèrent et la torturèrent.
J’ai lu dans un roman étranger que, dans un village insulaire, un petit garçon avait été tué par son père pour avoir désigné, contre une montre-bracelet faite d’argent, un homme caché dans le foin. Comme le roman le montre, il est facile d’enjôler les enfants. Ils peuvent se laisser séduire par un objet ou céder à la menace ou à la torture.
Or, les enfants ayant acquis une formation politique dans leur vie de militants ne trahissent jamais leur foi. Parmi les membres du Corps des enfants, il n’y a pas eu un seul qui ait échangé ses convictions politiques contre de l’argent. So Kang Ryom, Ri Hon Su, Rim Hyong Sam, qui avaient grandi, entourés de la sollicitude de notre Parti après la Libération, n’ont pas divulgué, bien qu’âgés d’environ 13 à 15 ans, les secrets de leur organisation même devant le canon de fusil de l’ennemi.
Kum Sun, trempée comme l’acier dans le creuset de la révolution antijaponaise, était une petite combattante inflexible. Tout en subissant les tortures qui déchiraient sa chair, elle n’ouvrit pas sa bouche. Si elle l’a fait, ce fut seulement pour flétrir et maudire les tortionnaires.
«Parles, ou tu crèveras! menaça l’officier de la gendarmerie qui l’interrogeait.
– Salaud! je ne parlerai pas à des brigands comme toi.»
C’était la réponse de Kum Sun.
Les bourreaux décidèrent de la tuer pour la seule raison qu’elle ne voulait pas divulguer les secrets de l’armée révolutionnaire.
En la voyant sortir, escortée, tout ensanglantée, sur le terrain d’exécution, toute l’assistance frémissait d’indignation. La plaine de Baicaogou était arrosée de flots de larmes. Pourtant, se tournant vers les pères, les mères, les frères et les sœurs qui la pleuraient, elle cria:
«Chers pères et mères, pourquoi pleurez-vous? Allons, ne pleurez pas. Les oncles de l’armée révolutionnaire ne manqueront pas d’anéantir l’ennemi. Combattez farouchement jusqu’au jour de la libération de la patrie!»
Cette dernière parole pleine de foi résumait sa vie brève de 9 ans. Sur le terrain d’exécution, retentit sa voix cristalline: «A bas les impérialistes japonais!» «Vive la révolution coréenne!»
Ayant appris la nouvelle de sa mort, je ne me rendis pas pendant un temps à l’école du Corps des enfants: malgré moi, j’avais peur d’y aller. Je ne pouvais penser à une école du Corps des enfants sans Kum Sun, à une troupe artistique sans elle. Hélas! l’ennemi m’avait arraché pour toujours ce papillon de la troupe artistique, ce rossignol de la zone de guérilla si adoré par les gens de Wangqing !
Maintenant, qui pourrait chanter comme elle d’une voix si claire, si bien timbrée, et danser avec autant de grâce pour les gens des zones de guérilla qui livrent des combats sanglants? Qui pourrait paralyser d’émotion les officiers et soldats des troupes de l’armée de salut national en chantant dans un chinois si courant et m’esquisser chaque matin un sourire si joli, si gentil et si charmant, quand je me promène, monté sur mon cheval blanc?
La nouvelle de la mort de Kum Sun bouleversa et mit en fureur les masses révolutionnaires de la région de Wangqing. Dans la vallée de Yaoyinggou, un service funèbre solennel eut lieu à sa mémoire. Dans chaque district de la Mandchourie de l’Est, des dizaines de jeunes gens, furieux et déterminés à venger Kum Sun, s’enrôlèrent dans l’Armée révolutionnaire populaire coréenne.
Les revues de l’Internationale communiste et les publications de la Chine et du Japon donnèrent d’amples informations sur cette petite héroïne sans précédent dans l’histoire de la lutte de libération des nations opprimées du monde entier. Elles exaltaient sa vie héroïque sous le titre: Biograp
L’histoire moderne de notre pays connaît Ryu Kwan Sun, illustre jeune fille martyre. A son nom, on se souvient d’abord du mouvement du Premier Mars de l’an Kimi. Boursière à l’Ecole Rihwa, à Séoul, elle travaillait avec zèle quand l’Ecole fut fermée par suite du mouvement du Premier Mars. Retournée dans sa région natale (Chonan, province du Chungchong du Sud), elle fut arrêtée par des gendarmes japonais à la tête de la manifestation en faveur de l’indépendance qu’elle avait organisée elle-même.
La justice japonaise lui infligea une lourde peine: sept ans de prison. Compte tenu du fait que les 33 promoteurs du Soulèvement populaire du Premier Mars avaient été condamnés à 1 à 3 ans de prison tout au plus et qu’il y avait même quelques innocentés parmi eux, on peut facilement comprendre la rigueur que la justice japonaise appliqua à cette jeune fille d’à peine 16 ans. Même les paysans frustes ne purent cacher leur étonnement, disant que cet emprisonnement de 7 ans était la peine la plus sévère dans l’histoire du mouvement du Premier Mars.
Depuis la mort de Ryu Kwan Sun dans la prison de Sodaemun, à Séoul, nos compatriotes gardent sa mémoire, en l’appelant la «Jeanne d’Arc de la Corée».
Cependant, Kum Sun n’a pas encore reçu un pareil titre. C’est sans doute parce qu’il n’y a pas d’héroïne de son âge, pas plus que de fille qui pût égaler ses exploits.
Evidemment, c’est une fierté et une gloire propres à notre nation que d’avoir comme héros une enfant comme Kim Kum Sun, après Ryu Kwan Sun, héroïne du Premier Mars. Notons que, récemment, un roman et un film consacrés à son sujet ont vu le jour. Or, ils ne sont pas suffisants pour présenter à la postérité ses exploits dans toute leur plénitude. Si c’est pour immortaliser les mérites des enfants héros comme Kum Sun, il faudrait même ériger une statue en or ou en bronze.
A 9 ans, Kim Kum Sun a conquis ainsi une vie éternelle. Une vie de 9 ans est brève comme un bout de crayon. Mais pendant cette durée aussi courte que celle de l’éclair, elle a atteint le zénith de l’esprit humain, exemple vivant de la façon de vivre digne de l’homme. Il y a dans le monde bon nombre de personnes qui, tout en vivant jusqu’à cent ans, n’ont laissé aucune trace valable devant leur nation, alors que Kum Sun restera vivante pour toujours dans la mémoire de la postérité.
C’est, je peux le dire, le mérite des communistes coréens que d’avoir fait de Kum Sun une enfant héroïne mondialement reconnue.
Nous autres, les communistes coréens, nous avons formé d’innombrables enfants héros, notamment, outre Kum Sun, Jon Ki Ok, Mok Un Sik, Kang Ryong Nam, Pak Myong Suk, Pak Ho Chol, Ho Jong Suk, Ri Kwang Chun, Kim Tuk Bong…
Ce sont tous les petits martyrs enfantés par la tempête de la révolution antijaponaise.
«Tuez-moi, non pas à coups de fusil, mais avec une baïonnette. Et les balles, envoyez-les à l’armée de guérilla.»
Voilà les mots célèbres que Jon Ki Ok, du Corps des enfants de Hunchun, a adressés aux policiers mandchous au dernier moment de sa vie sur le terrain d’exécution où il avait été conduit, arrêté dans sa mission de communication.
Malgré la tension et la terreur de la mort qui le paralysaient juste avant son exécution, il a pensé à l’armée de guérilla et à la victoire de la guerre antijaponaise, loin de se soucier de sa propre vie. Cette noblesse d’âme révolutionnaire a ému même ses bourreaux.
L’exploit du garçon Mok Un Sik aussi mérite d’être exalté dans le monde entier. Il allait de Yongchangdong à Pingjiang avec un pli confidentiel caché dans sa sandale de paille, quand il fut appréhendé et interrogé par l’ennemi au poste de surveillance du col Jiqing. En le fouillant avec frénésie, l’ennemi enleva la sandale de son pied gauche. A cet instant, l’enfant repoussa brusquement le gars du corps d’autodéfense, se précipita dans le poste et fourra du coup son pied droit dans l’âtre: c’était la sandale de droite qui abritait le message. Ayant deviné cela, l’ennemi le roua de coups pour l’en retirer. Mais l’enfant tenait bon, le pied toujours dans le feu, embrassant fortement le coin de la cheminée. La sandale, le pied et le pan de son pantalon ouaté brûlèrent.
Finalement, on le transporta, évanoui, à l’hôpital. On essaya une piqûre sur sa poitrine et on attendit qu’il reprenne connaissance. Ainsi, l’ennemi s’acharnait à lui arracher son secret. Mais Mok Un Sik expira doucement, gardant intact ce secret.
Les membres du Corps des enfants et de l’Avant-garde des enfants qui ont soutenu sur la première ligne la Lutte armée antijaponaise ont tous été des héros représentant le contingent le plus jeune de la première génération de notre révolution.
Aujourd’hui, notre révolution considère l’Organisation des enfants, de même que l’Union de la jeunesse travailleuse socialiste, comme la réserve sûre du Parti du Travail de Corée. C’est la raison pour laquelle nous édifions des palais des enfants avec les trésors ramassés de par tout le pays et n’épargnons pas l’argent pour l’éducation de la génération montante.
Aussi dis-je aujourd’hui encore aux responsables d’aimer la jeune génération. Et je fais souvent remarquer que les enfants sont les rois du pays. Une révolution qui n’aime pas le futur, une révolution qui ne cultive pas le futur ni ne s’en occupe, n’a aucun avenir. Il serait stupide d’espérer qu’une telle révolution réalise un quelconque idéal élevé.
A l’heure actuelle, l’épicurisme se propage comme une maladie contagieuse de l’autre côté de notre planète. Cet excès d’égoïsme, qui pousse à ne rechercher que sa propre aisance, sans se soucier de la postérité, affecte l’esprit de gens sans nombre. Les uns s’abstiennent d’avoir des enfants, parce qu’ils sont une gêne. D’autres vont jusqu’à renoncer à se marier. Evidemment, chacun est libre de ne pas se marier ou de ne pas avoir d’enfants.
Pourtant, quelle joie peut-on avoir sans postérité?
Les révisionnistes, affectés d’un égoïsme extrême et dégénérés, ne prennent pas soin de la génération montante, la désarment idéologiquement et la livrent à tous les maux sociaux.
Si des adolescents en veulent à leurs parents, aux gouvernants et à ce monde, versant des larmes à cause du désordre social, la révolution dans leur pays n’a certainement pas d’avenir ou est vouée à un avenir sombre.
Quand nos responsables n’épargneront ni le temps, ni l’argent, ni l’ardeur, ni les efforts pour les enfants, notre révolution formera un nombre croissant de Kim Kum Sun, de Jon Ki Ok et de Mok Un Sik.
La famille de Kum Sun, célèbre famille révolutionnaire, a subi des pertes cruelles dans le tourbillon de la guerre antijaponaise: son père fut assassiné sous l’inculpation d’être membre du Minsaengdan, alors qu’il militait en responsable dans une organisation révolutionnaire clandestine à Wangyugou; sa mère trouva une mort héroïque sur le champ de bataille où elle combattait, l’arme à la main, pour défendre la base de guérilla.
Quant à son père, je lui confiais souvent des tâches difficiles à l’insu de tout le monde.
D’un caractère ferme, il accomplissait toutes les tâches reçues, quelles qu’elles soient.
La famille de Kum Sun a perdu cinq personnes, la petite héroïne comprise. Quelle similitude avec la famille de Ryu Kwan Sun!
Néanmoins, le Destin, malgré sa cruauté, a épargné un enfant à cette famille pour lui assurer une descendance. Le frère cadet de Kum Sun, nommé Kim Ryang Nam, âgé d’à peine deux ans, que sa mère avait confié aux villageois avant de tomber au champ d’honneur, est resté en vie. Quel prodige!
C’est Kim Jong Il qui a su le premier qu’il était le frère de Kum Sun et m’a rendu compte de ses antécédents.
A l’époque, Kim Ryang Nam travaillait comme rédacteur musical aux Studios de documentaires après avoir fini ses études au Conservatoire de musique. Ayant appris par une publication que son père avait été exécuté pour appartenance au Minsaengdan, il a vécu dans l’angoisse, pensant aux blâmes qu’il aurait à encourir socialement.
Je me suis porté garant que son père n’avait pas fait partie du Minsaengdan, mais qu’il avait été un révolutionnaire loyal.
Depuis, promu collaborateur du Comité central du Parti chargé de la direction dans le domaine de la littérature et des arts, il a assisté avec enthousiasme Kim Jong Il dans son travail. Comme sa sœur, Kim Kum Sun, il avait le don de la musique et un zèle infatigable. Lui, un ancien berger qui aimait jouer du chalumeau pour chanter sur un ton mélancolique le chagrin dévorant d’un peuple asservi, il s’est donné corps et âme à la création d’opéras appelée à restituer les œuvres musicales révolutionnaires.
Sous l’égide de Kim Jong Il, il a pu apporter un concours inappréciable à la fondation de la Troupe artistique Mansudae et à sa transformation en troupe artistique mondialement connue.
En février 1971, cette troupe fit à Cuba, à des milliers de kilomètres de la patrie, sa première tournée à l’étranger. Kim Ryang Nam la conduisait alors en tant que chef adjoint politique.
S’affligeant toujours du passé de l’unique homme issu de la famille de Kim Kum Sun, qui, élevé avec le lait d’autres familles dès l’âge de deux ans, avait passé son enfance et son adolescence comme domestique, Kim Jong Il l’a entouré d’une attention particulière comme s’il était son propre frère.
Quand Kim Ryang Nam fut atteint d’une maladie censée incurable, il a formé un puissant groupe médical avec des dizaines d’experts et lui a fait suivre jour et nuit un traitement efficace. De plus, il a fait parvenir une fiche médicale du malade aux ambassades de Corée accréditées dans différents pays pour importer des médicaments efficaces très chers et a fait partir des avions spéciaux dans les pays possédant une industrie pharmaceutique développée.
Bénéficiant de cette sollicitude touchante, le malade a été opéré à plus d’une dizaine de reprises, ce qui a permis de prolonger sa vie d’environ deux ans.
En nous quittant à 40 ans, Kim Ryang Nam a donc vécu quatre fois plus longtemps que sa sœur. Pourtant, notre époque comptant beaucoup de gens qui jouissent d’une longue vie, on ne peut s’empêcher de penser que sa vie fut très courte. Si cette philosop
Ainsi, notre révolution, qui a été entamée au prix du sang des aînés, poursuit sa pointe et s’achève de génération en génération.
Kum Sun n’est plus, mais pourtant son âme reste aussi vivante dans tous les cœurs qu’à l’époque où elle évoluait avec naïveté à Macun et dans la vallée de Yaoyinggou.
CHAPITRE IX. LA PREMIERE EXPEDITION
EN MANDCHOURIE DU NORD
(Octobre 1934 -février 1935)
1. L’Armée révolutionnaire populaire coréenne
La présence d’un peuple suppose celle d’un Etat, et un Etat, celle de forces armées. C’est le B.A.-BA de la politique. Tous les pays du monde, qu’ils soient grands ou petits, à l’exception de quelques-uns bénéficiant de conditions spécifiques comme Monaco, disposent d’une armée nationale pour l’autodéfense. Si de nombreux pays sur le globe ont été colonisés après quelques coups de feu et ont mené pendant des siècles une vie d’esclaves, c’était imputable pour une grande part à l’absence ou à la faiblesse de leur armée.
L’ancienne armée coréenne avait été disloquée, elle aussi, sans avoir pu défendre le pays. Si implacable, si cruelle à l’égard de ses compatriotes lors des émeutes, elle n’avait même pas osé tirer sur l’agresseur étranger et, après quelques protestations timides et molles, s’était laissée fondre comme de la cire. Ainsi, la ruine de la Corée tenait tant à la politique perverse de son gouvernement qu’à la faiblesse de son armée.
Les pionniers du mouvement de l’indépendance, cherchant à libérer le pays, avaient organisé des troupes indépendantistes. Il est naturel qu’une nation privée de son indépendance organise son armée pour la reconquérir.
Les nationalistes coréens avaient mené pendant des années la résistance armée en s’appuyant sur leur armée indépendantiste. A leur tour, les communistes coréens avaient organisé une armée de
guérilla qui assenait des coups mortels à l’agresseur impérialiste japonais. Petits groupes de partisans secrets au début de cette guerre antijaponaise de longue haleine, nos forces armées s’étaient renforcées et développées pour prendre maintenant dans tous les districts de la région de Jiandao l’importance d’un régiment.
L’expédition «punitive» d’hiver de l’ennemi nous avait persuadés une fois de plus de la nécessité de réorganiser l’Armée de guérilla populaire antijaponaise en une armée révolutionnaire populaire. Nous avions sérieusement discuté des moyens d’y parvenir avec les commandants des troupes de partisans de différentes régions. Regrouper en une armée ces régiments de partisans était une tâche primordiale, qui ne souffrait aucun retard, compte tenu de l’impératif de la situation autant qu’à la lumière du développement même de l’Armée de guérilla populaire antijaponaise.
Cette réorganisation était en effet une mesure révolutionnaire, car elle devait permettre d’améliorer la direction unifiée des troupes de partisans, de rehausser ainsi leur combativité et de riposter plus énergiquement encore à l’offensive d’envergure des impérialistes japonais.
C’est à la Conférence de Mingyuegou que nous avions abordé pour la première fois le problème de l’organisation d’une armée révolutionnaire. Intéressés par l’avenir de l’Armée de guérilla populaire antijaponaise, nous avions, à l’issue des discussions, décidé de créer des bataillons et puis, après un temps de consolidation, de les regrouper en une grande armée révolutionnaire. Ce problème ne figurait pas à l’ordre du jour de la Conférence, mais, comme il touchait à l’avenir de nos forces armées, tout le monde y avait pris intérêt et en avait discuté avec ardeur, non seulement pendant les séances, mais même entre deux séances. Les plus ardents partisans de la création de cette armée étaient O Pin et Pak Hun.
En général, dans les pays colonisés ou semi-colonisés, les forces armées de résistance sont modestes au début, puis elles se renforcent et grossissent peu à peu pour enfin, quand les conditions nécessaires sont réunies, se regrouper en une armée. Par exemple, à son retour de
l’exil au Mexique, la troupe de Fidel Castro ne comptait que 82 partisans. Les 12 survivants parmi eux avaient pris le maquis avec sept fusils dans la Sierra Maestra, élargi leurs rangs et pris d’assaut La Havane en renversant la dictature proaméricaine de Batista.
Dès le second semestre de 1933, dans la région de Jiandao, on ressentit vivement le besoin d’intégrer les troupes de partisans dans un système de direction unifié. Ce fut aussi et surtout l’enseignement que nous avaient donné les opérations de Macun et les combats de défense héroïque menés dans d’autres régions, sur des dizaines de milliers de kilomètres carrés, contre l’expédition «punitive» d’hiver de l’ennemi.
A la réunion de bilan des opérations furent soulevées la question de la coopération entre les compagnies et celle du regroupement des troupes de partisans, non pas par les chefs de la 2e et de la 3e compagnies, qui avaient participé à la défense de la région de Xiaowangqing pendant 90 jours, mais par le chef de compagnie Han Hung Gwon, qui était pourtant demeuré loin de la zone d’opérations. Selon son intervention, sa compagnie avait reçu comme tâche, dans le cadre des opérations de Macun, de contenir les renforts ennemis qui pouvaient arriver en Mandchourie de l’Est à travers les monts Laoye; or, elle n’avait participé à aucun engagement pendant la bataille; elle n’avait néanmoins rien fait pour soutenir le gros de l’armée de guérilla; c’est-à-dire, elle aurait dû prendre à revers l’ennemi qui se ruait sur la zone de guérilla, mais elle ne l’avait pas fait et d’ailleurs n’aurait pu le faire.
Son intervention nous avait donné beaucoup à réfléchir. Han Hung Gwon s’accusait, mais, en fait, il n’avait rien fait de blâmable; au contraire, il avait tenu consciencieusement à accomplir sa mission.
Il s’accusait d’être sans loyauté, ni esprit révolutionnaire, ni perspicacité. Pourquoi? Qu’est-ce que cela voulait dire? Alors qu’il se reprochait d’avoir agi comme un myope, moi, son supérieur, j’ai tiré une leçon sérieuse des opérations de Macun: pour organiser la coopération entre les compagnies conformément au changement des circonstances, il fallait mettre sur pied un commandement, un état-major, capable de coordonner leurs actions, c’est-à-dire, de les diriger de façon unifiée; il fallait, pour tout dire, les regrouper en une armée.
Pendant l’expédition «punitive» d’hiver de l’ennemi, les troupes de partisans des différentes régions s’étaient battues isolément sans aucun contact ni soutien entre elles.
Citons en exemple le cas du district de Helong: l’ennemi avait entrepris une opération «punitive» contre la zone de guérilla de Yulangcun au début de novembre 1933; or, ayant subi des revers importants, il avait abandonné l’action pour ne la reprendre qu’à la fin du même mois et pendant à peine trois jours. Comme le fait le montrait, l’attaque ennemie contre Yulangcun avait précédé d’environ quinze jours celle lancée contre Xiaowangqing. La troupe de partisans de Yulangcun aurait opéré beaucoup plus facilement si celles d’autres districts, épargnées par l’attaque ennemie, avaient pris à revers l’ennemi de différents côtés, dans un esprit de coopération.
Il en était de même des districts de Yanji et de Hunchun. Ce fait en disait long.
Du moment que les zones de guérilla étaient attaquées à des moments différents, toutes les troupes de partisans des différents districts et cantons auraient pu combattre beaucoup plus efficacement en coordonnant leur action si nous avions disposé d’un commandement unifié et d’un état-major ad hoc.
Or, à l’époque, ces troupes opéraient sous la direction du comité de district ou de canton du parti qui disposait, à cette fin, d’un service des affaires militaires, et il était difficile de réaliser une coopération étroite et efficace. Ce système de direction s’était donc avéré défectueux lors de l’expédition «punitive» d’hiver de l’ennemi. Au début de la guerre de guérilla, lorsqu’une ou deux compagnies de partisans opéraient dans un district, engageant des combats d’envergure modeste, ce système était assez efficace.
Mais maintenant que les troupes de partisans avaient grossi et que l’ennemi lançait dans les opérations «punitives» des milliers, des dizaines de milliers d’hommes contre des centaines auparavant, il nous était pratiquement impossible de ne lancer que des opérations de petite envergure. Un combat ne s’engage pas que suivant la volonté d’une partie belligérante. L’ennemi nous attaquait avec des effectifs toujours croissants, et nous ne pouvions pas ne pas y réagir.
Alors que l’ennemi lançait des régiments, des brigades, des divisions contre nous, nos troupes de partisans ne cherchaient qu’à se défendre, dispersées ça et là, chacune à leur manière, retranchées dans une vallée de sa contrée, sans même avoir pensé réunir leurs forces ni avoir eu le temps de s’occuper de leurs voisines. Allions-nous continuer de nous battre de cette façon stupide? Pour attaquer une ville ou un chef-lieu fortifié, nous engagions l’élite des troupes de différents districts. Pourquoi alors nous défendre isolément par district ou par zone de guérilla quand l’ennemi nous attaquait?
Cette question me tourmenta dès avant et continua de me préoccuper après les opérations de Macun.
En un mot, la guerre de guérilla réclamait une nouvelle forme d’organisation conforme au contenu et à l’envergure qu’elle avait pris. Une mesure révolutionnaire devait être prise pour regrouper les troupes de partisans opérant isolément dans différents districts et cantons: le meilleur moyen était de réorganiser l’Armée de guérilla populaire antijaponaise en une grande armée révolutionnaire.
Ce qu’écrivait le chef de la 4e compagnie cantonnée à Yaoyinggou dans sa lettre qui m’avait été transmise à Macun par O Jin U, alors son planton, suggérait la même chose. N’ayant pu participer pour une raison majeure à la réunion de bilan des opérations de Macun, il nous avait écrit ce qu’avait accompli sa compagnie. L’analyse des opérations de Macun m’avait amené à envisager pour de bon le regroupement des troupes de partisans.
J’en avais souvent parlé à Ju Jin et à Ryang Song Ryong.
Un jour, je passai chez Ryang Song Ryong; je pris sa guitare et la taquinai. Ce n’était pas que je fusse de bonne humeur ou que j’eusse le cœur à la musique. J’avais l’âme en peine: le résultat des opérations de Macun m’avait affligé. Notre action fut couronnée de succès, mais la zone de guérilla n’en pleurait pas moins la perte immense qu’elle avait subie. Beaucoup de visages familiers que nous côtoyions quotidiennement avaient à jamais disparu; toutes les maisons avaient été réduites en cendres.
Il fallait les relever et recommencer la vie. Oui, nous le ferions, mais c’était dur quand même.
J’avais l’intention de discuter de problèmes militaires avec le maître de céans, mais il avait l’air déprimé. Cet ancien chef de bataillon avait sur le cœur son ancienne détention sous la fausse inculpation d’appartenance au Minsaengdan. Il avait été libéré sous notre caution, mais il n’avait pas pu reprendre ses fonctions de chef de bataillon dont il avait été relevé. Depuis, il travaillait comme intendant et voyageait souvent de Xiaowangqing à Luozigou pour acquérir des vivres. Un grand malheur lui était encore arrivé: sa mère et sa femme furent tuées dans une expédition «punitive» de l’ennemi. Ce drame avait achevé de l’enfermer dans un sombre mutisme.
Or, à peine abordai-je le problème de la création d’une grande armée révolutionnaire qu’il changea de visage et, manifestant un vif intérêt, se mit à en parler avec animation:
«Le fond est, à mon avis, de savoir de quelle façon regrouper les troupes de partisans.»
Il n’avait pas dit s’il approuvait ou non mon idée, mais l’intérêt qu’il montrait à propos de la façon d’organiser l’armée témoignait clairement de son attitude. Mais qu’en penseraient les chauvinistes qui faisaient du zèle dans la lutte contre le Minsaengdan? Voilà ce qui l’inquiétait le plus.
Son appréhension n’était pas gratuite. En effet, les communistes coréens eurent beaucoup d’ennuis avec ce problème. A moins de le régler avec prudence et circonspection, il nous était impossible de rien réussir: nous nous trouvions dans une situation particulière.
A l’époque, la «ligne internationale» était la seule valable pour tous: elle décidait selon ses principes et son critère de tous les problèmes rencontrés par le mouvement communiste et la lutte de libération nationale, alors que la moindre tentative de faire valoir les traditions nationales ou de tenir compte des aspirations nationales était taxée de tendance nationaliste et critiquée avec virulence au nom des intérêts de classe et de la solidarité internationale. Dans ce contexte, il était difficile, pour les communistes coréens, de mettre à exécution le projet d’édification d’une armée autonome, d’autant plus qu’ils combattaient sur le sol étranger.
Ju Jin approuvait, lui aussi, l’idée de réorganiser l’Armée de guérilla populaire antijaponaise en une grande armée révolutionnaire. Homme d’énergie et de cœur, il s’enflamma d’entrée de jeu et, avec des gestes énergiques, il lança: «Regroupons nos troupes de partisans et engageons des opérations d’envergure!» L’expression «engager des opérations d’envergure» me plaisait beaucoup. Elle était digne de cet homme de courage, aimé et apprécié des Coréens de la région de Jiandao.
«En organisant une armée révolutionnaire autonome avec les troupes de partisans, les Coréens risquent de se voir accusés de “tenter d’étendre la révolution à la Corée”. Qu’importe. Sans nous en préoccuper le moins du monde, mettons-nous à l’œuvre sans tarder.» Voilà ce qu’il dit.
Tong Changrong était aussi de notre avis: les communistes coréens avaient joué un rôle prépondérant dans la création de l’Armée de guérilla populaire antijaponaise opérant en Mandchourie de l’Est, et les Coréens y étaient en majorité écrasante; par conséquent, bien que mise sur pied en territoire chinois, elle devait, au demeurant, être la force armée révolutionnaire de Corée et avoir pour mission de servir la révolution coréenne.
Son opinion était impartiale et hardie, car parler de la révolution coréenne était alors synonyme de pécher par nationalisme.
Comme Tong Changrong le faisait remarquer à juste titre, les communistes coréens de la Mandchourie de l’Est, ceux de la Mandchourie du Sud, dont Ri Hong Gwang, Ri Tong Gwang, et ceux de la Mandchourie du Nord, tels que Ho Hyong Sik, Kim C
Tong Changrong ajouta en guise de conseil que la constitution de l’armée coréenne devrait, pour profiter à la fois aux Coréens et aux Chinois, faire appel à une forme et à des méthodes susceptibles de contribuer au resserrement des liens de solidarité entre les communistes coréens et chinois, les amenant à se soutenir et à se compléter mutuellement.
L’envoyé de l’Internationale communiste, Ban Song Wi, lui aussi, soutint énergiquement notre idée qu’il jugea juste et conforme à la ligne de cette organisation.
Ainsi, Ryang Song Ryong, ancien chef du bataillon de Wangqing. Ju Jin, plus tard commandant de la 1re division indépendante de l’Armée révolutionnaire populaire coréenne, Tong Changrong, du comité du parti de la région spéciale de Mandchourie de l’Est, Ban Song Wi, envoyé de l’Internationale communiste, et autres, bref, tous les hommes sensés approuvèrent notre projet de réorganiser l’Armée de guérilla populaire antijaponaise en une grande armée révolutionnaire. Ils étaient également d’accord avec nous en ce qui concernait l’appellation et le caractère de l’armée qui allait naître.
Nous rendîmes public enfin, en mars 1934, le projet de réorganisation de l’Armée de guérilla populaire antijaponaise en Armée révolutionnaire populaire coréenne. Ce projet correspondait parfaitement aux objectifs de la lutte que nous menions alors, ainsi qu’au caractère des forces politiques qui y étaient impliquées.
Au début de son existence, l’Armée de guérilla populaire antijaponaise avait été appelée Armée de guérilla des ouvriers et des paysans dans certaines régions de la Mandchourie de l’Est. Cette appellation faisait ressortir un seul aspect – sa nature de classe – et ne cadrait pas bien avec le caractère de la révolution coréenne qui mettait alors au premier plan la libération et l’indépendance nationales, avant la libération sociale, ni avec celui de la révolution entreprise par les communistes chinois en Chine du Nord-Est.
Pour préparer la réorganisation en projet, les communistes coréens de la Mandchourie de l’Est, de concert avec les communistes chinois, transformèrent les bataillons de partisans des différents districts en régiments. L’armée de guérilla de la région de Jiandao totalisait ainsi cinq régiments.
Chaque régiment avait un bureau politique avec pour mission d’assurer la direction de cette troupe par le parti; il disposait aussi bien d’un état-major chargé de l’organisation des opérations, de la reconnaissance et des communications que d’un service d’intendance pour le ravitaillement en vêtements et en vivres et pour les soins médicaux.
Le régiment de Wangqing servit de prototype aux autres régiments de Mandchourie de l’Est: ce fut le premier-né de l’effort entrepris à la première étape des préparatifs de création de l’armée révolutionnaire populaire.
Dans la deuxième étape, nous projetions de créer des divisions.
Nous avions ressenti un grand besoin de divisions lors des opérations de Macun. L’histoire mondiale des guerres ne connaît pas d’exemple où deux compagnies se soient battues contre un ennemi fort de 5 000 hommes. Tout en opérant par petits groupes pour perturber les arrières de l’ennemi afin de sauver les zones de guérilla en difficulté, nous avions rêvé avec ferveur d’avoir à notre disposition, sinon des corps d’armée, au moins des divisions, d’engager des milliers d’hommes et de tirer des coups de canons.
Du moment qu’un régiment opérait déjà dans chaque district et que son effectif grossissait rapidement, il fallait sans tarder constituer des divisions.
D’abord deux divisions et un régiment indépendant dans le cadre de l’Armée révolutionnaire populaire coréenne (ARPC – NDLR) et, ensuite, accroître ce nombre au fur et à mesure. Dans cette optique, nous décidâmes de former une division avec les régiments de Yanji et de Helong et une autre avec principalement ceux de Hunchun et de Wangqing.
Pendant notre effort de réorganisation, le comité du parti de l’ARPC, nouvel organe de direction du parti, vit le jour avec cette mission lourde: diriger les organisations du parti au sein de l’ARPC, en même temps que les organisations locales du parti qui ne pouvaient assurer leur sécurité sans faire appel à la force armée. Auparavant, ces dernières avaient assumé la direction des organisations du parti en place dans les troupes de partisans.
C’est en un court laps de temps, soit entre mars et mai 1934, que l’Armée de guérilla populaire antijaponaise fut réorganisée en ARPC.
A cette nouvelle, la population des zones de guérilla, ivre de joie, nous apporta une assistance sous toutes ses formes; elle organisa un peu partout des meetings.
A Wangqing, les femmes confectionnèrent des fanions pour nous, les Jeunesses communistes organisèrent un spectacle de la troupe artistique des enfants et des compétitions sportives.
Dans la zone de guérilla de Sandaowan dans le district de Yanji, eurent lieu même un meeting et un défilé solennels réunissant un millier de personnes, y compris les délégués de la population des régions contrôlées par l’ennemi.
La fondation de l’ARPC raffermit le peuple dans sa foi en la libération de la patrie et le détermina à s’engager comme un seul homme, en faisant bloc avec elle, dans la guerre révolutionnaire antijaponaise.
La naissance de l’ARPC nous permit d’avoir de grandes unités et d’opérer librement, en meneur de jeu, sur une vaste étendue de territoire.
Si nous n’avions pas procédé à cette réorganisation et n’avions pas constitué à temps des unités de l’importance de régiments et de divisions, nous n’aurions pu lever le flambeau à Pochonbo, qui éclaira le ciel de la patrie plongée dans les ténèbres, ni remporter successivement les victoires de Fusong, de Jiansanfeng, de Hongtoushan, de Limingshui et de Hongqihe en Mandchourie, et de Taehongdan en Corée, etc., en écrasant les troupes d’élite de l’adversaire. Nous n’aurions pu non plus briser les opérations de siège tristement célèbres que l’ennemi avait lancées contre les zones de guérilla après l’échec de son expédition «punitive» d’hiver.
La réorganisation de notre force armée fut une manifestation éloquente de la volonté inflexible de la nation coréenne de libérer sa patrie par la résistance armée.
L’ARPC opérait, au besoin, sous le nom d’Armée révolutionnaire populaire du Nord-Est.
Selon notre avis, le terme de Nord-Est désignait alors, non pas un pays quelconque, mais tout simplement une région géographique.
Notre armée révolutionnaire populaire se battait sous le nom d’Armée révolutionnaire populaire du Nord-Est, et non pas sous celui d’«Armée révolutionnaire populaire de Mandchourie» ou de «Chine», car ce premier nom convenait également aux camarades chinois, qui luttaient contre le Mandchoukouo et combattaient les Japonais. En somme, l’Armée révolutionnaire populaire du Nord-Est assumait à la fois la mission de l’ARPC et celle d’une force armée révolutionnaire appelée à servir la cause antijaponaise et antimandchoue des communistes chinois.
L’ARPC se développa rapidement et devint une armée d’élite parmi les forces armées opérant dans les régions de Jiandao et de Dongbiandao et dans toute la péninsule coréenne, notamment dans la région du mont Paektu.
La position de principe et la largeur d’esprit dont firent preuve les communistes coréens au cours de la réorganisation de notre armée contribuèrent largement au développement de la lutte commune des peuples coréen et chinois contre les impérialistes japonais et, en particulier, à celui de la résistance armée antijaponaise en Chine du Nord-Est. Si nous nous étions obstinés, sans tenir compte de la situation objective et subjective, à donner à notre force armée un nom ou une forme uniquement approprié à la ligne de la révolution coréenne, nous, les communistes coréens, n’aurions pu bénéficier du soutien et des encouragements énergiques de la population chinoise et n’aurions, par conséquent, pu faire progresser efficacement notre lutte armée antijaponaise.
Plus tard, lorsque l’Armée antijaponaise unifiée du Nord-Est furent organisées, nous opérâmes, conformément à la mission de ces forces armées unifiées coréo-chinoises, tantôt sous ce nom – dans la région de la Chine du Nord-Est –, tantôt sous le nom d’Armée révolutionnaire populaire coréenne – là où les Coréens constituaient la majeure partie de la population ou en Corée. Grâce à cette souplesse, nous jouissions partout de l’affection et du soutien des deux peuples: coréen et chinois.
Le fait que nous avions mis l’accent sur le contenu, et non pas sur la forme, dans toute notre activité est un sujet de fierté, même si on 1e considère aujourd’hui. Le juste point de vue, l’attachement aux principes et la largeur d’esprit dont nous avions fait preuve nous ont permis de remplir nos devoirs d’internationalistes tout en conservant notre identité nationale et notre autonomie d’action. Et tout cela nous a acquis la haute estime et le soutien actif des camarades chinois et de l’Internationale communiste.
La presse de l’époque appelait les forces armées révolutionnaire populaires de la région de Jiandao Armée révolutionnaire populaire coréenne et non Armée révolutionnaire populaire du Nord-Est.
Dongfang Zazhi (la Revue de l’Orient – NDLR) édité à Shanghai en 1935 par la Maison d’édition Shangwu a noté, écrivant sur la guerre de guérilla en Chine du Nord-Est, que l’ARPC opérant dans la région de Jiandao comptait 3 000 hommes, ce qui a été repris tel quel par Histoire des martyrs de la guerre antijaponaise en Chine du Nord-Est publiée par la Maison d’édition du Salut national à Paris.
Il est bien compréhensible que l’ARPC fût appelée 2e armée après la constitution de l’Armée antijaponaise unifiée du Nord-Est. L’ARPC était, vu sa mission, une organisation militaire de front uni antijaponais des peuples coréen et chinois; les Coréens incorporés dans cette 2e armée combattirent pour l’indépendance de la Corée – c’était leur devoir autonome – et appuyèrent aussi, sous le drapeau de l’internationalisme, le mouvement de libération de la nation chinoise.
La naissance de l’ARPC dans la région de Jiandao ainsi que l’extension de ses victoires consternèrent les agresseurs impérialistes japonais plus que quiconque: ils comprirent ce que signifiait pour eux son existence, se mirent à faire un grand tapage autour du danger que cette armée représentait.
Très souvent, les Japonais désignèrent, sans égard à leurs appellations concrètes, nos forces armées antijaponaises en action en Mandchou-rie de l’Est et du Sud sous le nom d’«Armée de Kim Il Sung».
Après la constitution de l’ARPC, Kong Xianyong, Chai Shirong, Shi Zhongheng, Li Sanxia et autres qui opéraient dans la région de Jiandao se joignirent, à la tête de leurs armées des volontaires antijaponais, à l’ARPC, appelée aussi 2e armée, en vue de développer la lutte commune antijaponaise: dès lors, ces forces alliées furent aussi appelées «Armée révolutionnaire populaire coréo-chinoise du Nord-Est».
De la sorte, en Mandchourie de l’Est, dès la première moitié des années 1930, les forces armées antijaponaises coréennes et chinoises réalisèrent une étroite union.
Zhou Baozhong écrivait: «La 2e armée de l’Armée antijaponaise unifiée était en fait 1’“Armée révolutionnaire populaire coréenne”... La guerre de guérilla antijaponaise a uni par des liens intimes les peuples chinois et coréen pour une cause commune.» Il a reconnu ainsi la réalité de l’existence de l’ARPC et exalté l’union des forces armées antijaponaises coréennes et chinoises qui se sont battues sur un front commun.
Ce serait dans ce sens également que les Japonais ont appelé les troupes de partisans de Mandchourie, et celles de la région de Jiandao en particulier, «troupes de partisans coréens à cent pour cent».
Selon un renseignement recueilli par nos camarades, le Soviétique V. Rappoport, spécialiste renommé des questions de la Chine et de la Corée, a écrit dans son article intitulé la Guérilla dans la région nord de la Corée publié dans Tihii okéan, revue soviétique de politique internationale parue en 1937: «...La plupart des troupes de partisans coréens sont regroupées autour d’un centre de direction et appelées Armée révolutionnaire populaire», «l’extension du contact et des liens entre les troupes de partisans coréens et celles de Mandchourie a suscité une vive inquiétude chez les militaristes japonais; aussi le Japon veille-t-il avec une attention particulière sur les régions frontalières.»
La réorganisation de l’Armée de guérilla populaire antijaponaise en ARPC ne signifiait pas un simple changement d’appellation ou une reconstitution de forme, mais elle marquait une étape nouvelle dans l’édification de l’armée: l’amélioration du système de commandement de l’armée de guérilla et son renforcement quantitatif et qualitatif sur la base du bilan des batailles livrées, de ses succès et de ses expériences.
Après avoir constitué l’ARPC, nous lançâmes de nombreuses opérations afin de briser les opérations de siège de l’ennemi.
L’expédition «punitive» d’hiver décrite comme dernière opération d’extermination s’étant soldée par un échec total, le Quartier général de l’armée du Guandong et les milieux militaires de Tokyo firent grand bruit autour de la cause et de la responsabilité de l’échec, et, dès le printemps 1934, ils se mirent à réexaminer leur tactique de la terre brûlée au profit d’une tactique nouvelle, celle du siège pour un nouveau plan d’expédition «punitive», beaucoup plus sinistre que la première: cette tactique visait à détruire une fois pour toutes les zones de guérilla au moyen de l’encerclement, de l’attaque, de la terreur politique et du blocus économique. Or, nous n’y vîmes qu’une copie de la politique de blocus pratiquée par Jiang Jieshi (Tchang Kaïchek) lors de ses attaques contre les zones soviétiques chinoises.
Celle-ci consistait à «créer une zone morte par la terreur politique et le blocus économique», pour priver l’armée communiste de toute possibilité de se ravitailler en vivres et en vêtements. La nouvelle tactique des Japonais visait à exterminer la population et les troupes de partisans des zones de guérilla au moyen de la faim et du froid, par le fer et le feu. Dans cette optique, ils créèrent des villages de regroupement pour isoler l’armée de guérilla de la population et mirent sur pied tout un système de surveillance collective de nature moyenâgeuse, comprenant par exemple la loi sur la responsabilité collective de dix foyers, le système de contrôle de cinq foyers, afin de découvrir et d’éliminer toutes les forces de résistance.
La politique de blocus et les opérations de siège étaient analogues sur le plan tactique aussi: Jiang préconisait d’encercler l’adversaire, de l’attaquer sans se hâter ni pénétrer en profondeur dans ses positions, d’une part, et, d’autre part, de n’assiéger un autre point qu’après avoir suffisamment fortifié le point déjà occupé et pris les mesures nécessaires pour le garder.
Les Japonais, quant à eux, parlaient d’«avancer pas à pas».
Ce n’était donc pas par pure plaisanterie que nos camarades disaient: «Ah, pauvres de Japonais, les voilà obligés de faire appel à la ruse de Jiang Jieshi.»
En mettant au point ses opérations de siège, l’ennemi avait amené, dès le printemps 1934, dans les environs des zones de guérilla d’importantes troupes d’élite de l’armée du Guandong et de l’armée d’occupation de Corée et renforcé les unités de l’armée fantoche mandchoue.
Face à cette situation alarmante, nous prîmes des dispositions nouvelles: les unités de l’ARPC défendraient comme auparavant les zones de guérilla, mais, dans le même temps, lanceraient des opérations d’envergure sur les arrières de l’ennemi et frapperaient sans répit ses centres militaires et politiques pour déjouer à l’avance ses opérations en préparation, d’une part, et, d’autre part, de nouvelles zones de guérilla seraient créées dans des régions présentant des conditions favorables.
Ces mesures allaient nous permettre de vaincre les difficultés rencontrées, de consolider les victoires remportées au prix du sang et d’encourager sans cesse l’enthousiasme révolutionnaire du peuple.
L’ARPC lança son offensive de printemps et attaqua, dans la région de Wangqing, les positions importantes de l’ennemi et les chantiers de construction de «villages de regroupement» à Xiaobaicaogou, Daduchuan, Shitouhezi et Zhuanjiaolou. Les camarades de Hunchun, de Yanji et de Helong, eux aussi, firent échouer dès le début les opérations de siège de l’ennemi, en attaquant de tels chantiers dans leurs régions.
Par la suite, nous entreprîmes l’offensive d’été afin de consolider les succès obtenus au printemps, de prendre l’initiative de l’action et de briser définitivement les opérations de siège de l’ennemi. Le but essentiel de cette offensive était de créer des zones de guérilla dans la région nord-ouest du district d’Antu et dans la région nord-est du district de Wangqing. Du moment que l’ennemi tentait de nous assiéger, nous attacher uniquement à défendre nos zones de guérilla reviendrait à servir ses intentions.
Selon notre plan, la 1re division et le régiment indépendant de l’ARPC devaient établir de nouvelles zones de guérilla dans la région nord-ouest d’Antu, et la 2e division, dans la région nord-est de Wangqing. Ces zones de guérilla qui communiquaient avec Dadianzi et Fuerhe étaient vitales pour le district d’Antu, tandis que Luozigou, Laomuzhuhe, Taipinggou et Sandaohezi l’étaient pour les districts de Hunchun et de Wangqing. Ces régions, où s’élevaient les monts Mudan et Laoye, offraient des conditions géographiques favorables à la guérilla; dès le début du mouvement indépendantiste, elles avaient attiré l’intérêt de guerriers en renom, tels que Hong Pom Do, C
Nous adoptâmes un plan d’action selon lequel Ju Jin, commandant de la 1re division, et Yun Chang Bom, chef du régiment indépendant, investiraient par avance Dadianzi et Fuerhe, pour que, pendant que l’ennemi y porterait son attention, nous puissions progresser en direction de Luozigou.
Ainsi, alors que l’armée du Guandong avait l’œil sur Dadianzi, dans le district d’Antu, nous avançâmes, à la tête d’une partie du 4e et du 5e régiments de la 2e division de l’ARPC et de quelques troupes antijaponaises chinoises, vers Luozigou et prîmes d’assaut Sandaohezi et Sidaohezi. A Sandaohezi, nous organisâmes un rassemblement conjoint de l’ARPC et des troupes antijaponaises chinoises fortes de 1 500 hommes. C’était un travail politique pour la victoire dans la bataille de Luozigou en perspective. Du côté des troupes antijaponaises chinoises, celles de Kong Xianyong, de Shi Zhongheng, de Chai Shirong et de Li Sanxia allaient prendre part à cette bataille.
Luozigou était un point stratégique important de l’ennemi, communiquant avec Baicaogou, dans le district de Wangqing, et le chef-lieu du district de Dongning.
Y était cantonnée une troupe de l’armée fantoche mandchoue forte de plusieurs centaines d’hommes sous les ordres du major Wen Changren. Bourg d’environ 500 foyers à l’origine, Luozigou était devenu, après les Evénements du 18 Septembre, un point d’appui militaire de l’ennemi, puis, dès le printemps 1932, une base importante du «corps expéditionnaire provisoire en Jiandao». Après l’évacuation de celui-ci, les impérialistes japonais y firent stationner en permanence un bataillon renforcé qu’ils comptaient lancer dans les opérations de siège.
Il était important pour nous d’attaquer par surprise et prendre la région de Luozigou, car cela nous permettrait de déjouer en partie les opérations de siège et de favoriser l’aménagement de nouvelles zones de guérilla.
Nous tînmes chez le vieux Ri T
Quant à Ri T
Si So Il l’avait nommé à ce poste, lui qui n’était qu’un homme du rang, c’est qu’il admirait, dit-on, son habilité au tir et sa caligrap
Lorsque Kim Jwa Jin se retira en Mandchourie du Nord, fuyant l’expédition «punitive» imminente de l’ennemi dans la région de Jiandao, Ri suivit ses supérieurs et se réfugia à Mishan. Puis comme Kim Jwa Jin se terra au fond de la forêt de Daomugou, dans le district de Yanji, il en revint avec ses compagnons d’armes et alla s’installer à Sidaohezi, où il se mit à travailler la terre, après avoir enterré son fusil.
Je me souviens encore de lui: j’avais déployé alors un plan de la ville de Luozigou pour expliquer mes desseins aux commandants des troupes antijaponaises chinoises, et le vieil homme a posé un caillou sur un coin du plan, du côté de la fenêtre, pour que le vent ne l’agite pas. Aux dires des membres de sa famille, cette pierre était un talisman. Ovale et lisse, la pierre avait en effet un aspect singulier. Selon le vieillard, quand il était chef des affaires générales dans l’administration militaire du Nord, il l’avait reçue d’un de ses camarades qui lui avait dit, avant de rendre son dernier souffle, qu’elle portait bonheur à celui qui la gardait pieusement.
Cette pierre-talisman est conservée aujourd’hui au Musée de la révolution coréenne. Le vieux Ri l’avait remise à son fils avant sa mort. Il lui avait dit de la conserver avec soin puisque le Général Kim Il Sung l’avait touchée de la main pendant une réunion alors qu’elle était posée sur un coin de sa carte militaire. En 1959, lorsqu’un groupe d’explorateurs des hauts lieux de la Lutte armée antijaponaise était allé en Chine du Nord-Est, son fils la lui a remise.
Ri T
Ce fut en été 1933 que je fis sa connaissance par l’intermédiaire de C
La présence dans un village d’un ou deux anciens combattants de l’armée de francs-tireurs ou indépendantiste favorisait la formation révolutionnaire de ses habitants. Bien qu’ils aient abandonné le combat à mi-chemin comme le vieux Ri, l’amour de la patrie brûlait encore dans leur cœur. Ils faisaient le tour du village en invitant les habitants à soutenir l’armée révolutionnaire qui se battait dans la montagne, dans des conditions dures, et personne ne disait non. Ils demandaient aux villageois ce qu’ils allaient faire pour l’armée révolutionnaire, et les uns proposaient du gâteau de riz, d’autres, un bœuf, etc. Il est certes vrai que certains anciens combattants de l’armée indépendantiste tournèrent leur veste, mais ce fut le cas d’une poignée, la plupart d’entre eux étant restés intègres jusqu’à la fin de leur vie. C’est la raison pour laquelle j’ai toujours accordé une attention particulière à la démarche à effectuer auprès de ces gens. Quand nous entrions dans un village, je rendais visite d’abord aux anciens combattants de l’armée indépendantiste du lieu. Je les saluais et parlais avec eux des événements intervenus dans le pays et à l’étranger; parfois je causais avec eux, couché côte à côte la tête sur un oreiller de bois comme eux. Ainsi, je rencontrai le vieux O T
Après la Libération, certains ont voulu tenir à l’écart les anciens combattants de l’armée indépendantiste, parce qu’ils se nourrissaient d’autres idées que les nôtres. A l’époque, on était souvent enclin à tenir à distance toutes les personnes qui ne sympathisaient pas avec le communisme. Lors du travail d’encadrement, certains à l’esprit étriqué refusaient de nommer à des postes de responsabilités les anciens combattants de l’armée indépendantiste: leur acte insensé nuisait à l’application de la politique de front uni que nous préconisions et maintenions invariablement.
Quand je remarquais cette tendance, je disais:
«Il n’est pas juste de vouloir rejeter les anciens combattants de l’armée indépendantiste pour des raisons d’idéologie. N’être pas communiste n’est pas un crime, c’est plutôt l’expression d’une vision imparfaite des choses. Ne souhaiteriez-vous pas par hasard que même Chun Hyang et le jeune noble Ri9 soient communistes? Les communistes au pouvoir ne doivent pas manquer d’égards vis-à-vis de leurs aînés, combattants patriotes. Toute époque a son courant idéologique qui lui est propre. Comment donc les mettre à l’index ou les tenir à l’écart? Serait-ce un crime d’avoir combattu au risque de sa vie pour l’indépendance de la Corée, alors que d’autres vivaient tranquillement chez eux, auprès de leur femme et de leurs enfants, en mangeant à leur faim et dans une maison bien chauffée?
«A mon avis, les anciens francs-tireurs ou les anciens combattants de l’armée indépendantiste qui se sont battus les armes à la main sont meilleurs que ceux qui ont vécu chez eux uniquement préoccupés de leur confort personnel. N’oubliez pas que le peuple nous tournera le dos si nous repoussons les anciens combattants de l’armée indépendantiste.»
C’est partant de ce point de vue que nous avons créé à Mangyongdae une école pour les enfants des martyrs révolutionnaires et y avons fait admettre entre autres les enfants des combattants de l’armée indépendantiste; de même, nous avons nommé, suivant leurs capacités, à des postes importants les anciens combattants de l’armée indépendantiste qui adhéraient à notre politique d’édification d’une Corée nouvelle. Par exemple, Kang Jin Gon10 et Ri Yong11, les premiers à être respectivement président du comité central de l’Union des paysans de Corée et ministre de l’Administration urbaine de notre République, avaient été des combattants de l’armée indépendantiste.
La réunion clôturée, nous procédions aux préparatifs de bataille, quand arriva au poste de commandement un rapport de reconnaissance, selon lequel l’ennemi, dans l’intention de nous devancer, était sorti de la ville. Nous attirâmes l’adversaire à un endroit aux conditions géographiques favorables à l’action de nos unités, et nous en exterminâmes le gros, puis, poursuivant les ennemis en déroute, nous entreprîmes immédiatement d’investir la ville. Une pluie torrentielle surprit nos unités conjointes qui durent se battre dans des conditions pénibles.
Tout comme dans la bataille de Dongning, le plus grand obstacle sur notre passage dans la bataille de Luozigou était le fort sur le mont ouest de la ville. A cause de sa résistance désespérée et affolée, la bataille dura trois jours. Le 3e jour, alors que nous étions en réunion au commandement des troupes antijaponaises chinoises, un obus de mortier tiré de ce fort vint y exploser et blessa quelques commandants, dont Zhou Baozhong, chef de l’état-major de la troupe de Kong Xianyong. Certaines troupes antijaponaises chinoises, découragées de voir leurs commandants blessés, commencèrent à reculer en désordre de la ville.
A moins de vaincre cette confusion et de mettre fin à cette débandade, la bataille était perdue. Il fallait réduire au silence le fort sur le mont ouest. L’issue de la bataille en dépendait. Or, le fort était équipé de mortiers et de mitrailleuses, lourdes et légères.
Sous son feu, le chef de compagnie Han Hung Gwon fut grièvement blessé au ventre: les intestins sortaient de la plaie, au point qu’il nous priait de l’achever. Jo Wal Nam fut aussi mis hors de combat.
Les combattants de l’ARPC grinçaient des dents de fureur, mais restaient à plat ventre sans oser relever la tête ni s’approcher du fort. Je me levai et criai:
«Camarades, il faut détruire à tout prix le fort. Donnons notre sang à la révolution!»
Je me jetai en avant et abattis avec mon mauser quelques ennemis. Les balles des mitrailleuses ennemies miaulaient près de mes oreilles; quelques-unes trouèrent ma casquette. Cependant, haletant, je courus et courus toujours en avant. Mes hommes s’arrachèrent à la terre et s’élancèrent à ma suite.
Le fort «invulnérable» fut pris au bout de 30 minutes; au sommet flottait un drapeau rouge.
A cette vue, les hommes des troupes antijaponaises chinoises reprirent courage; ils firent demi-tour et passèrent à l’assaut. L’esprit de sacrifice dont avaient fait preuve Zhou Baozhong et autres communistes chinois eurent un grand effet sur le moral de ces soldats. Celui-ci, grièvement touché, s’était planté, les bras écartés, en travers de la route de ses hommes en fuite et leur avait crié: «Ne voyez-vous pas ce rouge drapeau!» Ils s’arrêtèrent, se tournèrent et, en poussant des clameurs, se ruèrent sur l’ennemi.
La bataille se termina par notre victoire.
Dans leur dernier message télégraphié au chef de l’armée du Guandong, le major Wen et l’instructeur militaire japonais, qui gardaient alors Luozigou, se plaignaient: «Des troupes conjointes des bandits, dont Kim Il Sung, fortes de 2 000 hommes, investissent la ville depuis déjà 6 jours et 5 nuits, et nous sommes au bord de la mort.» Pour terminer, ils avouaient:
«Les munitions sont épuisées. Nos heures sont comptées. Nous vous assurons pourtant dès maintenant avec fierté que nous avons fait tout ce qui était en notre pouvoir pour notre Etat et pour édifier le Mandchoukouo. Nous vous prions de nous pardonner.»
La victoire de Luozigou et celle de Dadianzi furent les plus grandes des premières victoires de l’ARPC dans la guerre antijaponaise.
La bataille de Luozigou fut un coup foudroyant pour l’ennemi dans ses opérations de siège. Celui-ci fut épouvanté. Depuis, les troupes d’expédition «punitive» cantonnées aux environs des zones de guérilla, intimidées, perdirent totalement l’initiative de l’action.
La bataille de Luozigou créa une situation favorable à l’aménagement de nouvelles zones de guérilla, en tenant l’ennemi en respect dans la région nord-est de Wangqing; elle contribua largement à développer le front commun avec les troupes antijaponaises chinoises. A la suite de cette bataille, nous engageâmes de nombreuses autres actions militaires et politiques en vue de briser les opérations de siège de l’ennemi. Si, après la dissolution des zones de guérilla, un grand nombre d’habitants de la Mandchourie de l’Est, favorables à la révolution, avaient pu s’installer à Antu et à Luozigou, c’est que, dès le début, nous avions déployé des activités militaires et politiques énergiques pour faire de ces régions une base invisible de la révolution.
Notre armée révolutionnaire versa elle aussi beaucoup de sang au cours de son offensive de l’été 1934. La victoire de Dadianzi coûta la vie à Cha Ryong Dok, un des organisateurs de la troupe de partisans de Helong, commissaire politique de régiment, d’origine ouvrière, aimé de tous. Ce fut le premier commissaire politique tombé sur le champ de bataille après la constitution de l’ARPC.
2. Les riches et les pauvres
La base de guérilla était notre berceau, notre demeure. Néanmoins je la quittais souvent pour aller opérer ailleurs.
Pour une armée, rester cramponnée à un secteur déterminé revient à se vouer à une mort certaine.
Du reste, il n’était pas dans notre nature de rester à nous tourner les pouces ou à flâner par désœuvrement dans le village, au fond de la vallée de Xiaowangqing, tout en consommant les vivres fournis par la population. De surcroît, il nous était pénible de côtoyer les gauchistes et les chauvinistes qui exécutaient au hasard les militants sous l’inculpation douteuse d’appartenance au Minsaengdan.
Aussi, à la moindre possibilité, je partais, à la tête d’une unité de l’armée, pour opérer dans la zone contrôlée par l’ennemi, ceci plus fréquemment encore depuis que des zones de semi-guérilla étaient créées un peu partout.
La population, de son côté, applaudissait à notre façon d’agir, qui lui permettait d’avoir vivres et tissus. L’ennemi avait beau s’acharner à diffamer le communisme dans ses zones, c’était peine perdue si nous y bivouaquions une nuit. La population accordait plus de crédit à ce qu’elle voyait de ses propres yeux qu’aux propos de l’ennemi: les communistes en chair et en os se comportaient selon la meilleure étiquette qui soit.
Les combattants prirent aussi goût aux activités dans la zone ennemie et voulaient me suivre à tout prix.
Je choisis toujours la 5e compagnie, soit 50 ou 60 hommes à peine.
Une troupe plus importante risquait de se faire remarquer et pouvait avoir des problèmes de ravitaillement. Si l’opération réclamait l’intervention d’une force plus importante, je faisais venir la 1re compagnie. J’opérais ainsi la plupart du temps dans les arrières de l’ennemi, et ce fut à C
La 5e compagnie était l’élite des forces armées de Wangqing: elle était très combative et bien disciplinée. Que l’on lui ordonne de marcher en file indienne en observant une distance de trois pas entre combattants ou de courir le souffle retenu par mesure de précaution, elle le faisait sans rien donner à redire. Evitant la rencontre avec des formations importantes de l’ennemi, elle choisissait de petites unités à sa mesure qu’elle frappait dur, puis couvrait 8 à 20 km en une nuit et disparaissait sans laisser de traces.
Nos opérations de perturbation dans la zone ennemie empêchaient l’adversaire de concentrer toutes ses forces sur la base de guérilla.
Après la Libération, certains permanents chargés de la propagande, au sein du Parti, ont négligé de diffuser les expériences d’action dans les arrières de l’ennemi que les communistes coréens avaient accumulées au cours de la guerre antijaponaise. Ils se sont plus appliqués à vanter les traditions et les expériences de pays étrangers. Ils ont ainsi implanté la servilité envers les grandes puissances dans les esprits à tel point que l’on parlait beaucoup des batailles de Stalingrad ou de Koursk, sans pourtant savoir que la guerre antijaponaise de notre pays comptait dans ses annales d’âpres batailles, telles que la défense de Xiaowangqing. Ri Su Bok12, Héros de notre République, fut appelé un temps le «Matrossov de la Corée». Notre peuple croyait, lors de la guerre de Libération de la patrie, que le Soviétique Matrossov avait été le premier au monde à obstruer de son corps la bouche de feu d’un blockhaus ennemi; il ne se doutait pas qu’un combattant de la guérilla antijaponaise, Kim Jin, avait accompli ce genre d’exploit bien avant le Soviétique.
Beaucoup de Coréens n’auraient pas trouvé la mort lors du Repli temporaire si, après la Libération, nous avions formé comme il se doit la population dans l’esprit des traditions révolutionnaires de notre Parti. Ils auraient pris alors le maquis par groupes de 5 ou 6, ou encore de 15 ou 20 personnes avec une hache et un sac d’un mal (18 kg – NDLR) de riz sur le dos, et ils auraient erré par la montagne, en tirant de temps en temps un coup de feu et en lançant des tracts; ils auraient ainsi pu passer, sans grand-peine, un ou deux mois dans la forêt. Mais comme nous n’avons pas réussi à donner à la population cette éducation nécessaire, nous avons subi d’immenses pertes en vies humaines qui étaient parfaitement évitables.
Les villages riverains du Tuman étaient le principal théâtre de notre action en zone ennemie. Une fois, j’ai eu l’occasion de voyager par le train à travers cette région, et j’ai trouvé les montagnes et les vallées inchangées.
On avait raison de dire que le pied de la chandelle est le moins éclairé. Se tenir plus près de l’ennemi s’avérait souvent moins dangereux. Notre unité poussait souvent jusqu’au mont situé derrière la ville de Tumen. Là, nous nous habillions en civil, puis, après avoir posté une sentinelle sur chacun des trois pics alentour, nous nous installions dans la forêt où nous nous détendions à loisir, en dormant et en lisant. L’ennemi était loin de se douter de la présence d’une unité de partisans à deux pas de lui.
Nous opérâmes au cours des étés 1933 et 1934 dans les régions de Tumen et de Liangshuiquanzi. De retour à Wangqing, après les pourparlers avec Wu Yicheng, je menai un travail politique auprès de la population de la région de Liangshuiquanzi. Et pour trouver un endroit où installer le commandement, j’envoyai des combattants du côté de Tumen; je causai avec des habitants du lieu, qui me recommandèrent le mont Songdong, les monts Beigaoli et Caomaodingzi comme les plus indiqués à cette fin. En effet, ces lieux promettaient la sécurité du commandement mais n’étaient pas favorables à la réalisation des objectifs de notre action.
Il me vint alors à l’esprit le mont qui se trouvait derrière la ville de Tumen et que j’avais remarqué lors de mes missions à Onsong. J’avais trouvé alors qu’il ressemblait à la colline Moran, à Pyongyang. Je l’étudiai sur la carte et je conclus qu’il convenait à merveille à l’objectif de nos opérations.
Sa vallée, divisée en plusieurs ravins, était couverte d’un bois épais, juste ce qu’il fallait pour que nous campions dans des huttes en été. Alentour se trouvaient des villages contrôlés par nos organisations, depuis 1930, mais il s’y trouvait aussi des villages qui n’avaient jamais été «touchés» par le soc de charrue de la révolution. Nous nous proposâmes de tous les rendre favorables à la révolution.
Je voulais partir pour le mont situé derrière Tumen aussitôt après la bataille de Luozigou. Mais l’approvisionnement en vivres et en vêtements des troupes antijaponaises chinoises me retint quelque temps à Xiaowangqing, au-delà du jour fixé pour le départ. On était au début de la canicule, mais les officiers et les soldats de la troupe de Qing Shan portaient encore des vêtements d’hiver usés, et, par manque de provisions de bouche, ils se nourrissaient exclusivement de pommes de terre à peine plus grosses que les œufs de pigeon, qu’ils arrachaient dans les champs des environs.
Ce maraudage finit par ravager ces cultures et leurs propriétaires se mirent à s’en plaindre, en prenant les militaires en grippe. Naturellement, affamée et déguenillée, cette troupe se transformait en bande de brigands, et les rapports entre les officiers et les soldats se dégradaient. Certains guettaient l’occasion pour se rendre à l’ennemi. Il en était de même de la troupe de Shi Zhongheng ainsi que de celle de Kao Shan qui sera, plus tard, intégrée dans l’ARPC.
Nous avions, de concert avec la troupe de Qing Shan, pris d’assaut Gayahe et distribué des vivres et des pièces de tissu aux troupes antijaponaises chinoises, puis nous anéantîmes une troupe ennemie retranchée à Diaomiaotai avant de nous diriger vers le mont de Tumen.
A peine étions-nous arrivés à destination que Han Hung Gwon, chef de compagnie, apparut devant moi, comme surgi de dessous la terre. Blessé grièvement au ventre à Luozigou, il avait été évacué dans la zone de guérilla et mis dans un hôpital. Il devait s’être évadé de l’hôpital ou avoir joué une farce pour obtenir l’autorisation de partir, et il nous avait suivis à distance, à notre insu.
Il avait reçu il y a un mois une balle dans le ventre, et comme je l’ai dit plus haut, de la blessure sortaient alors les intestins. Or, maintenant la plaie s’était refermée et cicatrisée. Seules quelques traces de sang noires tachetaient les points de suture, le fil en étant déjà enlevé. Mais craignant que la blessure ne se rouvre, je lui ordonnai de retourner sur-le-champ à l’hôpital. Alors, ce grand gars, au caractère rude, prit un air désolé et m’implora de revenir sur mon ordre.
Faute de mieux, je cédai et dis à Wang, son remplaçant, de veiller à ce qu’il se repose suffisamment pour que la plaie ne se rouvre pas.
Tumen s’appelait auparavant Huimudong. Des Coréens y avaient dressé des huttes et avaient entrepris de produire de la chaux. D’où le nom de Huimudong, hameau de faiseurs de chaux. La contrée était en effet riche en pierre à chaux.
Les impérialistes japonais, qui avaient envahi la Mandchourie à la suite des Evénements du 18 Septembre, prolongèrent la ligne de voie ferrée Jilin–
Namyang devint, lui aussi, un point de communication important reliant la Corée à la Mandchourie.
Des services d’espionnage japonais vinrent encore se terrer à Tumen vers la seconde moitié des années 1930 en vue de préparer l’agression contre l’URSS. Ainsi, Tumen devint un important centre militaire et politique des Japonais.
Nous avions donc intérêt à maints égards à transformer, pour nous, cette ville en un point d’appui des opérations et en un point de communication avec les zones de semi-guérilla installées à l’intérieur du pays.
Nous avions mis il y avait déjà longtemps en place à Huimudong une organisation clandestine que dirigeaient O Jung Song et ses collègues. Les militants de Huimudong m’avaient aidé à passer à Onsong en septembre 1930, puis à Jongsong en mai de l’année suivante. Ils avaient aidé aussi C
Ainsi, Tumen était pour nous, un poste de liaison communiquant avec Onsong et une base de ravitaillement.
Nous nous assignâmes comme tâche de déjouer, pendant notre séjour dans la forêt du mont de Tumen, les manœuvres de l’ennemi cherchant à «séparer les bandits de la population», ce qui était proclamé comme sa ligne politique. C’est-à-dire isoler de la population l’armée révolutionnaire qu’il appelait «troupe de bandits communistes». Les impérialistes japonais inventèrent tous les moyens possibles pour y parvenir: la campagne idéologique, la politique de «villages de regroupement», la loi sur la responsabilité collective de dix foyers, le système de contrôle de cinq foyers et la campagne de conversion. Ils s’évertuaient ainsi à couper les liens unissant l’armée révolutionnaire et la population.
Par suite de cette politique, un grand nombre de nos organisations révolutionnaires furent détruites, la population mise en désarroi, et certains des militants allèrent jusqu’à signer leur demande de «conversion». La région sud de Wangqing, sur la rive du Tuman, était la plus touchée.
Dans ces circonstances, nous mîmes en avant le mot d’ordre suivant: «Brisons la politique de séparation de l’armée révolutionnaire de la population que pratique l’ennemi grâce à notre politique d’union de l’armée et de la population», et nous allâmes vers les masses pour entreprendre auprès d’elles un travail d’organisation. Ce fut à cette époque que nous restaurâmes l’organisation révolution-naire de Namyang où militait O Jung Hup. Une autre fut mise en place à Dalazi, regroupant principalement les C
A l’époque, je me rendais souvent dans la région de Ryuk-up en vue de mettre sur pied un système de direction cohérent des organisations de base du parti et autres organisations révolutionnaires implantées dans différentes régions du pays et d’étendre le travail d’édification des organisations du parti loin à l’intérieur de la Corée.
A la suite de la création en octobre 1930 d’une organisation du parti sur la colline Turu, dans l’arrondissement d’Onsong, un grand nombre d’organisations de base du parti virent le jour grâce à l’action des responsables d’organisations du parti, tels qu’O Jung Hwa, Kim Il Hwan, C
Un cours sur les méthodes de travail du parti dans la clandestinité fut organisé en août 1933, dans la vallée Paksok, de Kyongwon (Saeppyol), à l’intention des agents politiques et des responsables des organisations révolutionnaires clandestines du pays, notamment celles de la région septentrionale. Le cours dura deux jours dans le fond de la vallée, sous un arbre près d’une hutte de charbonniers. Je me chargeai du cours sur les problèmes de l’édification des organisations du parti dans la clandestinité, Jo Tong Uk, du cours consacré au travail des Jeunesses communistes, Pak Hyon Suk, du cours sur les questions du mouvement féminin, et Pak Kil Song, du cours sur les problèmes de l’enfance.
Ce fut également à cette époque-là que je me rendis à Onsong pour diriger une conférence des représentants des organisations du parti et autres organisations révolutionnaires du pays. La conférence se tint en février 1934, à l’Ecole Jinmyong, dans la cité ouvrière de Pungin, de l’actuel arrondissement d’Onsong, et traita essentiellement de la mise sur pied de nouvelles organisations du parti dans différentes régions du pays et de celle d’un système de direction pour elles: elle décida de constituer des comités régionaux du parti en tant qu’organes de direction régionaux.
En vertu de cette décision, le comité du parti de la région d’Onsong fut constitué avec à sa tête Jon Jang Won. La conférence, d’une importance majeure, posa un jalon dans l’extension du travail d’édification des organisations du parti à l’intérieur de la Corée dans la première moitié des années 1930.
Le quotidien Joson Ilbo écrivait alors au sujet de cette conférence: «Un congrès du parti, tenu au Sodang (école traditionnelle – NDLR) Jinmyong, a adopté des slogans extrémistes, qui ont été imprimés et distribués sans tarder.»
Par ailleurs, nos opérations en zone ennemie à partir du mont de Tumen furent riches en épisodes amusants.
Je m’en rappelle aujourd’hui encore un, relatif à un propriétaire foncier méchant. Je ne me souviens plus du nom du village, sauf que c’était un village de Coréens.
Un jour où nous campions dans la forêt derrière Tumen, je dis à mes hommes de prendre du repos, et, moi-même, je descendis de la montagne pour aller dans un village situé à proximité. J’étais en civil, c’est-à-dire je portais le costume national coréen. Nous portions toujours, dans notre sac, quelques vêtements civils, car, dans les zones contrôlées par l’ennemi, il était impossible d’aller nous mêler aux habitants autrement qu’en civil. Ceux qui parlaient couramment le japonais gardaient quelques vêtements japonais dans leur sac.
J’étais accompagné de Ri Song Rim, mon planton, et de deux combattants.
Comme le jour était long, il restait du temps avant le coucher du soleil. L’envie me prit de sonder la population du village, qui n’avait jamais subi notre influence. Du reste, les jours de désœuvrement forcé dans la forêt avaient suscité en moi un solide sentiment d’ennui. Si les gens étaient bons, nous pourrions bénéficier d’une aide matérielle et mettre sur pied dans le village une organisation révolutionnaire. Ni militaires ni policiers japonais n’y étaient visibles.
Je parcourus du regard le village: une maison au toit de tuiles, haute et spacieuse, à l’aspect assez somptueux, sautait aux yeux. Je me dirigeai vers cette maison et demandai à voir le maître. Il faisait encore grand jour, mais la porte était verrouillée de l’intérieur, et personne ne nous répondait. Mes hommes prirent la poignée de la porte et secouèrent vigoureusement la porte. Un long moment après, se fit entendre enfin un pas traînant: quelqu’un approchait à contre-cœur. Puis, dans l’entrebâillement de la porte apparut la tête d’un homme d’âge mûr, qui nous toisa d’un œil trouble, chargé d’animosité. C’était le propriétaire foncier lui-même dont je vais parler.
«Excusez-nous, monsieur. Nous sommes de passage ici. La nuit va tomber, et, sans aucune connaissance dans la contrée, nous sommes obligés malgré nous de solliciter votre hospitalité. Ne pourriez-vous pas nous recevoir chez vous pour une nuit?» lui dis-je poliment.
Cependant, de prime abord, l’autre se montra brutal: en nous taxant d’hommes dépourvus de bon sens, il nous invectiva. Il était évident que c’était un individu méchant, sans cœur ni civilité.
«Puisqu’il y a une auberge à deux kilomètres d’ici, pourquoi tenez-vous à vous faire introduire chez un particulier? Ce n’est pas ici l’hôtellerie du village.»
Roulant des yeux, il vociféra, l’air hargneux. Tout en lui témoignait du ladre. Ses propos injurieux et son air rageur me révoltaient, mais je fis un effort sur moi-même et repris d’un ton courtois:
«Monsieur, nous sommes fourbus après un long chemin; nos pieds enflés nous empêchent de marcher. Je vous prie de nous permettre de passer une nuit chez vous.»
Le maître s’emporta pour de bon, il écumait;
«Que le diable vous emporte! N’ai-je pas dit que l’auberge n’est pas loin d’ici? Mais d’où tombez-vous, vous qui êtes comme des sangsues qui harcèlent les gens...»
Mon planton s’avança:
«Monsieur, nous n’avons pas d’argent pour descendre dans une auberge. Ne dit-on pas que la générosité touche même le ciel? Ayez la bonté de nous recevoir chez vous pour une nuit...»
Le maître coupa net mon planton et cria:
«Ah, tu ne voudrais pas que je paye pour toi? Il ne me manquerait plus que ça. Ah, nom de nom, quel bandit!» Il cracha à nos pieds et referma brutalement la porte, nous plantant là comme des bornes.
Ce fut la première fois que j’essuyai un tel affront depuis une dizaine d’années d’activités révolutionnaires. Lors de mon combat clandestin, j’avais parcouru diverses régions, en Mandchourie du Centre, et côtoyé ainsi un grand nombre de riches, mais jamais je n’avais vu d’individu aussi brutal, aussi méchant, aussi répulsif.
Ri Song Rim, mon planton, suffoquait de colère. Il ne s’était sans doute jamais imaginé que son chef fût plus mal traité qu’un gueux par un mufle de propriétaire foncier d’un trou de campagne. Il s’écria, hors de lui, que ce malotru, ce cochon n’avait pas le droit de vivre sur la terre, qu’il fallait l’abattre sur place ou tirer, du moins, un coup de feu à son oreille pour faire hurler de panique cette mauvaise engeance.
Moi aussi, j’étais indigné. Les gens d’une même nation se lient d’amitié et de fraternité à l’étranger. Même les personnes en mauvais termes dans leur pays se serrent la main avec effusion à l’étranger. C’est là la nature de l’homme. Or, ce propriétaire foncier nous chassait en nous invectivant de prime abord.
La ruine du pays aurait-elle rendu les cœurs aussi secs et aussi mesquins? Mais non, dans le malheur les hommes se montrent plus solidaires entre eux, c’est ce que dit la maxime de nos ancêtres.
Les Coréens, très sensibles à l’amitié, ont les larmes faciles et les rires sereins, communicatifs. C’est bien pourquoi les sages de l’Antiquité avaient dit: «La conjuration a raison du démon; l’humanité, de l’homme.»
L’hospitalité est une vertu propre aux Coréens. Il est dans leurs mœurs d’héberger gentiment les voyageurs. Dans ma famille pauvre de gardien de cimetière, on n’avait jamais refusé de donner abri aux voyageurs. Si la bouillie de riz manquait, après avoir servi les hôtes, mes parents mettaient une ou deux calebasses d’eau pour l’allonger et trompaient ainsi la faim. Ce fut toujours à ma mère et à ma tante que revenait la part la plus claire de la bouillie ainsi allongée dans de pareils cas.
Cependant, même en sautant souvent un ou deux repas par jour, les femmes dans notre famille ne s’en plaignirent ni n’en voulurent jamais à leur mari. C’était là l’image que je gardais des Coréens depuis mon enfance, leur richesse spirituelle que j’avais appris à apprécier par dessus tout.
En Corée depuis l’époque des Trois royaumes, on pouvait se mettre en route sans avoir un sou en poche, mais sans crainte, pour voyager à travers les huit provinces du pays, car il y avait là l’hospitalité coutumière des gens. Aussi, tous les étrangers qui ont eu l’occasion d’en faire l’expérience ne tarissent pas d’éloges à l’égard des Coréens, appelant notre pays le pays le plus hospitalier de l’Orient.
Le propriétaire foncier qui nous avait mis à la porte n’aurait-il pas de sang coréen dans les veines? Comment pouvait-il se montrer aussi froid et aussi brutal envers ses semblables?
C’était assurément un individu sans cœur ni scrupule.
Il se peut qu’une nation faible perde son indépendance, voire sa langue, et que ses membres soient privés même de leur nom, mais ce malheur ne doit pas entraîner leur dégénérescence. Si les Coréens se laissent avilir et deviennent des philistins du genre de ce propriétaire foncier, la Corée ne pourra pas se relever de la ruine, pensai-je.
Mais heureusement, très peu d’individus étaient tombés aussi bas.
Ce petit incident m’avait fait beaucoup réfléchir sur la nature des riches, et je m’en suis fait une idée claire, à jamais ineffaçable.
A l’été 1933, une troupe de l’armée de salut national, cantonnée à Shiliping, attaqua Shixian et en ramena un otage: la femme d’un Chinois très riche, pour percevoir une rançon. Cette femme, aux petits pieds bandés et n’ayant sur elle que de légers sous-vêtements, fut détenue pendant des jours à Shiliping. Les ravisseurs avaient écrit à son mari de payer une rançon pour sa femme et lui avaient indiqué la somme à payer et la date où la déposer. Or, le mari ricana: «Je serais bien fou de leur payer une somme aussi importante. En la payant, je trouverai une femme plus jolie que la mienne.» Il se refusa même à venir voir sa femme à Shiliping. Ce fut le père de la pauvre femme qui paya la rançon et l’emmena chez lui.
Voilà comment sont les riches.
Nous fîmes un tour dans le village pour trouver où passer la nuit. Cette fois-ci, nous décidâmes de choisir une chaumière d’aspect humble, au lieu d’une maison somptueuse. Non loin de la maison du propriétaire foncier, nous aperçûmes une chaumière dont la porte ouverte laissait voir la famille réunie à table. Je m’approchai et m’arrêtai devant la véranda, et je réitérai la même sollicitation:
«Nous sommes de passage ici, et il fait déjà nuit. Je vous prie de nous laisser passer une nuit chez vous.»
Le maître du logis se leva de table et regarda dehors, la main sur le jambage de la porte.
«Entrez d’abord. Mettez-vous à table; nous n’avons que de la bouillie à vous offrir. Entrez. La chambre n’est pas propre.
– Merci, ce n’est pas la propreté qui importe pour les voyageurs demandant un abri. Ils ne s’en plaindront pas.»
Nous entrâmes dans la pièce délabrée, dégarnie, mais émus de la richesse et de la chaleur de cœur de cette famille hospitalière.
L’homme demanda à sa femme s’il y avait un bol de bouillie de plus, et celle-ci répondit par l’affirmative. Cette scène me persuada que seuls les pauvres étaient sensibles au malheur d’autrui. La générosité était la qualité propre aux pauvres, et non pas aux riches. Nous étions deux, mon planton et moi, et nos hôtes nous invitaient à partager leur maigre repas. La sensibilité de ces pauvres gens me toucha.
«Non, merci. En nous la donnant, vous n’aurez plus rien à manger. Nous sommes heureux de pouvoir passer la nuit ici.»
Je déclinai l’invitation. J’étais conscient que je ne pourrais avaler leur bouillie même si je mourrais de faim. Le maître de maison prit alors un air offensé et dit d’un ton de reproche:
«Ce serait manquer aux convenances. Vous êtes nos hôtes. Nous devons vous traiter comme tels selon l’étiquette... La bouillie ne sera pas à votre goût, je le sais, mais nous n’avons rien de meilleur à vous offrir. Femme, donne-nous encore quelques pieds de poireaux et de la pâte de soja...»
La demande fut exécutée séance tenante.
Quelles âmes d’ange! Ils voulaient faire de leur mieux pour nous héberger chez eux, comme si nous étions de la même famille. Cette hospitalité chaleureuse et sincère m’attendrit jusqu’aux larmes. Je me mis à table; or, l’idée de mes hommes restés au dehors en faction m’empêchait de toucher à la nourriture.
«Merci, je mangerai un peu plus tard. Ne vous en faites pas et achevez votre dîner, je vous en prie. D’autres camarades sont restés aux abords du village.
– Combien sont-ils?»
Le maître du logis prit un air grave: il ne restait qu’un bol de bouillie, mais plusieurs hommes devaient venir, voilà ce qui devait l’inquiéter.
«Il reste deux hommes. Nous sommes tous fourbus après une longue marche, les pieds couverts d’ampoules. Est-ce vrai, monsieur, qu’il y a une auberge à proximité?
– C’est vrai, il y en a une à environ 3 kilomètres d’ici. Mais il n’est pas question de chercher à y aller si vous avez les pieds enflés. Non, amenez-les ici. Vous partagerez notre bouillie, puis coucherez chez moi et repartirez demain matin. N’oubliez pas d’aller chercher les autres.»
Je lui demandai ce qu’il pensait du propriétaire foncier de son village. Le maître du logis le blâma, le traitant de dégueulasse. Il expliqua que celui-ci méprisait et tenait à l’écart les gens du village, mais flagornait les policiers et les fonctionnaires. «Il y a quelques jours, dit-il, un jeune homme est venu de Corée pour voir ses proches. La police l’a arrêté sans motif et l’a torturé avant de le relâcher. Le jeune homme, mis dans un état atroce, s’en est retourné en toute hâte en Corée. On soupçonne le propriétaire foncier qui doit assurément y être pour quelque chose.»
Sur ces entrefaites, la nuit tomba. Je dépêchai mon planton vers mes hommes postés aux abords du village: ils devaient retourner dans la montagne et conduire au village les autres partisans de notre unité.
Peu de temps après, Han Hung Gwon arriva avec sa compagnie.
Ayant appris que 60 à 70 hommes en uniforme venaient d’arriver dans le village, le propriétaire foncier courut au-devant d’eux, il les salua avec empressement, de façon obséquieuse, et les invita à entrer chez lui: «Soyez les bienvenus chez moi, mes braves guerriers.» Il se montrait tout à fait différent de ce qu’il avait été quelques heures plus tôt. Un homme à double face pourrait-il jamais avoir l’âme en paix?
Han Hung Gwon, qui n’était pas dans le coup, fit son éloge, impressionné de son empressement: «Camarade commandant, cet homme, encore que propriétaire foncier, a le cœur sensible comme Jang, de Xiaowangqing, et le propriétaire foncier de Tumen.» Il avait en vue le propriétaire foncier Jang qui avait fait des dons importants à l’armée de guérilla et qui, pourtant mis au ban par le gouvernement soviétique local, avait déménagé quelque part aux environs de Daduchuan, et le propriétaire foncier de Tumen, homme loyal, qui, lorsque des troupes antijaponaises chinoises avaient des difficultés pour se ravitailler en vêtements, avait, sur notre suggestion, offert entre autres du tissu et du coton pour vêtir 500 hommes. Avec ce tissu, nous avions habillé toutes les troupes antijaponaises chinoises cantonnées dans la région de Xiaowangqing.
Cet homme venait de temps en temps à Shiliping voir ses proches. Mis au courant de ces voyages, mes hommes l’avaient arrêté un jour pour lui demander une assistance matérielle. Quand nous rentrions de nos opérations dans la zone ennemie, les camarades responsables avaient critiqué ce procédé et avaient fait relâcher le propriétaire foncier. Ayant appris l’incident, je fis ramener le propriétaire foncier qui avait hâte de quitter la zone de guérilla; je lui révélai la difficulté qu’avaient les troupes antijaponaises chinoises en matière d’habillement et fis appel à son humanité pour les secourir. Il promit de satisfaire notre demande, et, de retour chez lui, il tint sa promesse.
Je racontai à Han ce qui venait de se passer et dis:
«Camarade chef de compagnie, ne soyez pas dupe de ses simagrées. C’est un sale type qui ne veut même pas donner le gîte à un voyageur attardé.»
A mon récit, Han Hung Gwon eut le rire navré de quelqu’un qui se désabuse et, indigné, brandit le poing:
«Ah, la mauvaise engeance! Il ne faut pas le laisser impuni. Mais le traduire devant le tribunal et le passer par les armes.» Il criait, rouge de colère.
Je lui fis un geste de la main:
«A quoi bon le liquider? Nous inquiéterons la population en faisant justice à un vaurien. Mieux vaudra lui donner une leçon pour qu’il ne souille pas l’âme des Coréens.
– Je vais le ramener à la raison. On ne doit pas laisser impuni un tel scélérat.
– N’usez pas de violences ou de brutalités comme le font les bandits de grand chemin», lui dis-je, craignant qu’il ne perde sa retenue et ne dépasse la mesure.
En voyant entrer Han, le propriétaire foncier rusé se précipita à sa rencontre et demanda où était le chef. Il voulait loger chez lui le chef et quelques commandants, les autres devant être logés et nourris ailleurs, ce qui était le cadet de ses soucis. Avare et égoïste, il était rapide en calcul.
Han se fit passer pour le chef, puis il insinua:
«J’ai l’impression que vous menez grand train. Si mon unité séjournait deux ou trois mois dans votre maison, cela ne constituerait pas une grande gêne pour vous, je pense...
– C’est une blague, n’est-ce pas? Mais vous pouvez très bien passer chez moi deux ou trois jours sans grand inconvénient.»
Le propriétaire foncier devint blême, malgré lui, de crainte que l’armée de guérilla ne demeure réellement deux ou trois mois chez lui.
Feignant de n’avoir rien entendu, Han Hung Gwon continua sur sa lancée, renchérissant:
«Monsieur le maître, combien de porcs avez-vous chez vous? Mes hommes n’en ont guère goûté depuis des mois. Et vous devez avoir dans votre grenier une centaine de sacs de riz au moins. Vous n’êtes pas comme les autres, n’est-ce pas?
– Oh, comment ça, une centaine de sacs? Mais non, les autres, bien qu’ils crient famine en mangeant de la bouillie, ont tous du riz en réserve.
– Qu’ils aient du riz ou non, nous comptons faire bonne chère chez vous. Vous êtes si riche que, pour vous, ce serait une bagatelle. Vous êtes Coréen; vous devez apporter votre part de contribution à l’indépendance du pays. A qui pourrions-nous faire appel si ce n’est à vous? Aux pauvres qui crient famine? Peut-on travailler la terre avec le ventre creux?»
Le propriétaire foncier, effrayé par le bluff de Han Hung Gwon, fit tuer un porc et consentit à donner du riz. Mes hommes logés chez des paysans mangèrent le riz qu’ils se firent apporter de chez lui. Si dès le début il nous avait traités décemment, il n’aurait pas subi tous ces désagréments.
Après avoir ainsi corrigé le propriétaire foncier, Han m’apporta encore de chez celui-ci une couverture et une natte en guise de literie. Han était expert dans ce genre de farce.
Cette nuit-là, nous prîmes un dîner préparé avec le riz du propriétaire foncier chez le paysan hospitalier qui nous avait offert sa bouillie d’orge.
Le paysan, inquiet, nous demanda si l’affaire se compliquait... Je le rassurai:
«Ne vous en faites pas. Vous n’y êtes pour rien. Vous n’avez fait que nous prêter la marmite. Si, plus tard, le propriétaire foncier vous en demande compte, dites-lui que vous n’y êtes pour rien, que c’est l’armée de guérilla qui a fait tout cela.
– Si c’est l’armée de guérilla, je n’ai rien à craindre. Ah, suis-je bête, je n’ai pas su reconnaître à temps les partisans.»
En effet, les époux de la maison n’avaient rien pu savoir sur notre compte. Selon les bonnes mœurs des Coréens, sensibles et généreux, ils avaient voulu partager avec nous leur maigre dîner composé de bouillie d’orge et de pâte de soja, à la différence du propriétaire foncier qui n’avait ni humanité ni civilité et qui, si les policiers japonais avaient frappé à sa porte, les aurait reçus de son mieux, en les invitant à s’asseoir sur des coussins de soie.
Voilà ce qui fait la différence entre les pauvres et les riches. Certes, il y avait même, parmi les riches, des hommes sensibles et attachés à leur pays. Zhang Wancheng, père de Zhang Weihua, était aussi un gros propriétaire foncier, mais généreux et patriote. Si j’apprécie la riche veuve Paek13, c’est que, mue par l’amour de son pays, elle a donné tout son argent à la promotion de l’enseignement et au développement de la nation. C’est aussi pour cette raison-là qu’on l’avait appelée Mme Paek Son
Mais la plupart des riches étaient avares et méchants comme c’était le cas de ce propriétaire foncier. On dit: la générosité vient de la richesse. C’est à la fois juste et faux. La touchante hospitalité de ces époux paysans qui nous avaient offert leur bouillie d’orge vient-elle d’une grande fortune? Ils n’avaient – nous l’avons constaté – rien dans leur placard, sauf un petit sac d’orge moissonné avant le temps, posé dans un coin de la chambre.
Un homme, quelque riche qu’il soit, sera réprouvé et montré du doigt par tout le monde, s’il est dépourvu d’humanité et de civilité. Au contraire, celui qui habite une masure n’en aura pas moins droit à l’amitié et au respect des gens et jouira d’une vie spirituelle riche, s’il a le cœur sensible et s’intéresse au sort de ses semblables. Si c’est par l’aspect moral que se distinguent les gens de bien des sujets abjects et vils, celui qui nous avait mis à la porte n’était qu’un misérable, un gueux indigne d’être traité comme un homme.
Les vrais sentiments d’humanité viennent des pauvres qui habitent une masure, et jamais de ceux qui vivent dans des résidences somptueuses.
Les époux Ri Pong Su avaient attrapé le typhus exanthématique à Machang. L’épouse de Ri, An Sun Hwa, qui était alors à l’hôpital dont son mari était le directeur, sortit un jour à grand-peine en rampant pour enterrer son enfant mort de faim. Elle ramassa des feuilles de chêne et en couvrit le petit corps inanimé.
Ri Pong Su comprit qu’il allait lui aussi rejoindre son fils parti pour l’autre monde; sans tarder, il ôta son uniforme neuf que lui avaient donné ses camarades, il le plia soigneusement et posa dessus un billet, son testament:
«Cet uniforme est neuf, je ne l’ai porté que quelques jours. Celui qui aura lu ce billet est prié de le porter à ma place.»
Voilà l’humanité des communistes. Peut-on la comparer à celle du propriétaire terrien qui nous avait si mal traités?
Par miracle, Ri Pong Su survécut à cette terrible maladie et poursuivit son combat révolutionnaire. Son «testament» devint par la suite un témoignage vivant de sa noblesse d’âme qui émeut tout le monde. Voilà l’univers spirituel des communistes.
De retour dans notre zone de guérilla après avoir quitté le mont de Tumen, je fis rassembler mes hommes et leur racontai ce qui s’était passé dans ce village. Je dis: «C’est là la nature de classe. Les pauvres vous invitent à partager leur bouillie d’orge, mais les riches, les propriétaires fonciers, vous chassent sur le pas de la porte. Qu’ils sont méchants et mesquins! Pour ne plus avoir affaire à de pareils individus, nous devons renverser la société fondée sur l’exploitation de l’homme par l’homme.»
Ma relation servit à l’éveil de la conscience de classe des hommes.
Depuis, l’histoire du propriétaire foncier méchant et du paysan pauvre au grand cœur circulait par les villages de la région riveraine du Tuman. Tout le monde réprouvait l’égoïsme et l’avarice du premier et louait l’humanité du second. Depuis, des jeunes accouraient à la rencontre de nos unités en civil et nous apprenaient qui était riche dans leur village et qui élevait des bœufs appartenant à 1’«association populaire».
A l’époque, dans les campagnes, les paysans avaient l’obligation d’élever des bœufs de 1’«association populaire». Après l’invasion japonaise en Mandchourie, ces associations, organisations réactionnaires, avaient distribué des bœufs marqués à la corne à élever aux paysans. Ceux-ci devaient les restituer après les avoir élevés. C’était une forme d’exploitation du travail de nos paysans par les Japonais.
Si des jeunes d’un village apprenaient à nos hommes qui élevait des bœufs de cette association, cela voulait dire que nos hommes pouvaient abattre ces bêtes sans craindre de porter atteinte aux intérêts des paysans. Et les partisans ne tuaient que ces bœufs suivant les renseignements fournis par des villageois. Les Japonais, pris de rage, déversaient leur bile sur les paysans: «Ah, tout le village n’est qu’une bande de salauds, comment se fait-il que l’armée communiste n’abatte que les bœufs de l’association populaire, hein? Il doit y avoir des fuites.»
Alors, les paysans répliquaient, l’air innocent et offensé:
«Que peut-on savoir, nous autres? Nous n’y sommes pour rien. Ils ont un registre où figurent tous les foyers élevant des bœufs de l’association. Ils les appellent l’un après l’autre selon ce registre, et il n’y a plus moyen de leur cacher quoi que ce soit.»
Mon expérience de longue haleine m’a convaincu que les riches ont un cœur de marbre. La richesse amassée au mépris de l’humanité et de la morale est le tombeau des vertus, et non leur source. Le cas du propriétaire foncier sur la rive du fleuve Tuman m’a blessé tellement que j’ai eu de très mauvais sentiments à l’égard du village.
Cet incident m’a raffermi dans ma détermination de renverser, une fois le pays libéré, la société périmée et dégradée où les propriétaires fonciers et les capitalistes faisaient la loi et d’édifier une société nouvelle, noble et saine où tout le monde, sans différence de fortune, vivrait en bonne intelligence, uni comme une famille.
Nous travaillons actuellement à faire des riches de tous les travailleurs. Non pas des riches qui nagent dans l’opulence aux dépens des autres, mais des riches, laborieux et loyaux, qui créent, à la sueur de leur front, des biens sociaux, des riches du point de vue non seulement des biens matériels, mais aussi des qualités morales. Jamais nous n’admettrons la société capitaliste fondée sur la toute-puissance de l’argent. Le jour viendra où tout le monde jouira équitablement des biens matériels, spirituels et moraux, où tous les maux susceptibles de dégrader et de corrompre l’homme seront à jamais abolis.
3. Au-delà des monts Laoye
A peine de retour dans notre zone de guérilla après les opérations dans la zone contrôlée par l’ennemi, nous étions obligés de remettre le sac au dos pour quitter Wangqing. Zhou Baozhong, qui opérait alors en Mandchourie du Nord, avait envoyé une estafette pour nous demander de lui venir en aide.
Je pris au sérieux cette demande, car il était mon proche ami, un compagnon de lutte pour la cause commune: des liens d’amitié solides nous unissaient depuis l’époque du comité des soldats antijaponais. La bataille de Luozigou avait scellé davantage notre amitié. Il était mon aîné de 10 ans. Je considérais comme mon devoir d’internationaliste d’acquiescer à sa demande, et nous préparâmes rapidement notre expédition en Mandchourie du Nord.
Par une journée de neige abondante, vers la fin d’octobre 1934, notre corps expéditionnaire, constitué de 3 compagnies sélectionnées parmi les forces armées de Wangqing, de Hunchun et de Yanji, fort de plus de 170 hommes, quitta Duitoulazi, pour franchir les monts Laoye.
De quelle puissance extraordinaire dispose la nature! Car ce sont souvent les chaînes de montagnes qui déterminent le tracé des frontières entre Etats, entre provinces et districts. Ces murailles participent ainsi aux différences de niveau de développement politique, économique et culturel entre régions. Les monts Laoye s’élevaient juste aux confins de la Mandchourie de l’Est, du Nord et du Sud. C’était une haie naturelle infranchissable qui séparait le Jiandao du Nord de celui de l’Est, le Jiandao de l’Est de celui de l’Ouest. La topograp
Du point de vue de la mentalité, les habitants de la Mandchourie du Nord étaient en retard sur ceux de la Mandchourie de l’Est. Il en était de même de leur enthousiasme révolutionnaire.
Zhou Baozhong avait dit un jour que c’était une tâche beaucoup plus ardue que de sensibiliser politiquement la population de la Mandchourie du Nord, par rapport à celle de la Mandchourie de l’Est. En effet, cela causait des difficultés supplémentaires aux activités des communistes dans cette région. Si nous parvenions à alléger tant soit peu leurs difficultés, ce serait un service efficace rendu à la révolution au Nord-Est, lui assurant un développement harmonieux.
Nous nous proposions alors de développer l’action de nos grandes unités non seulement en Mandchourie de l’Est et en Corée, mais également en Mandchourie du Sud et du Nord. Aussi, dès le début de nos actions, avions-nous fait tout ce qui dépendait de nous pour promouvoir la collaboration avec les troupes de notre voisinage. Un des principaux objectifs proposés lors de notre expédition en Mandchourie du Sud avait été de prendre contact avec Ri Hong Gwang et Ri Tong Gwang, et nous n’avions rien épargné pour y parvenir. Aller aider la Mandchourie du Nord était, pour nous, aller soutenir du même coup les communistes coréens qui y menaient la guerre de guérilla, notamment Kim C
Tout le corps expéditionnaire était dès avant le départ en proie à une forte émotion. Une région nouvelle, une contrée inconnue éveille toujours la curiosité et l’intérêt. Ceci est plus vrai quand on est jeune. Et mes hommes étaient tous des jeunes de 18 ou de 20 ans, âge où l’on est irrésistiblement porté vers ce qui est nouveau. Moi aussi, j’étais ému et je conduisais mes hommes, le cœur battant.
Cependant, à peine étions-nous en route qu’une vague inquiétude s’empara de moi et grandit à mesure que nous nous éloignions de Duitoulazi, de notre zone de guérilla.
Nous quittions la Mandchourie de l’Est, nos zones de guérilla, alors que la menace d’opérations de siège de l’ennemi pesait encore sur elles. Les impérialistes japonais qui avaient eu grand-peine à faire face à l’offensive d’été de l’ARPC avaient élaboré un nouveau plan d’expédition «punitive» suivant la «politique de sécurité spéciale à long terme», dont le but était de faire aboutir coûte que coûte leurs opérations de siège par une guerre d’endurance. Voici l’essentiel du plan: diviser les opérations en trois étapes échelonnées sur une année et demie, de septembre 1934 à mars 1936, et commencer par attaquer les zones relativement faciles à pacifier pour parvenir progressivement à la destruction des derniers points d’appui de notre armée révolutionnaire populaire. Le plan préconisait l’emploi de la tactique de «progression pas à pas» consistant à élargir progressivement les zones occupées, autant que le recours à la guerre d’endurance destinée à accorder suffisamment de temps à leur expédition «punitive». Il s’agissait là d’une offensive visant à étrangler lentement la révolution.
Certes, notre expédition en Mandchourie du Nord a contribué grandement à l’échec des opérations de siège des agresseurs impérialistes japonais.
Or, la lutte livrée contre le Minsaengdan dans toute la région de Jiandao dans un esprit gauchiste menaçait non moins gravement les zones de guérilla que les opérations de siège. Cette lutte avait pris un sens stupide, s’écartant de l’objectif proposé au début par l’organisation du parti de la Mandchourie de l’Est, et faisait le jeu des personnages ambitieux de la direction, des carriéristes, des chauvinistes nationalistes, des fractionnistes xénophiles, tous gens qui poursuivaient des visées politiques personnelles sordides, et elle se révélait dévastatrice: elle divisait et désagrégeait de l’intérieur les rangs des révolutionnaires et mettait en danger l’existence même des zones de guérilla.
Les coups de la «liquidation des réactionnaires», aveugles, d’autant stupides et terribles, frappaient chaque jour de nombreux révolutionnaires convaincus et totalement dévoués et des habitants innocents à l’esprit patriotique. La majorité des combattants et de la population des zones de guérilla étaient soupçonnés d’être du Minsaengdan.
Et, chose à retenir, les principaux coups de cette lutte extravagante étaient dirigés contre les Coréens, notamment contre l’encadrement et l’élite qui dirigeaient les organisations du parti, l’armée et les organisations de masse. La «campagne de liquidation des réactionnaires» faisait toujours ses victimes parmi les cadres et les combattants d’avant-garde et les éléments actifs qui jouissaient de l’estime et de la confiance des masses. Le cas de Ri Yong Guk, secrétaire du comité du parti du district de Wangqing, en était un exemple. Il fut arrêté et exécuté sous la fausse inculpation d’appartenir au Minsaengdan. Ryang Song Ryong, ancien chef du bataillon de partisans de Wangqing, qui avait été arrêté et enfermé sous la même inculpation, puis, libéré sous notre caution, faisait l’objet d’une surveillance permanente. Certains leaders ambitieux et intrigants utilisaient la purge pour discréditer et pour supprimer les révolutionnaires convaincus. Kim Myong Gyun, chef des affaires militaires du comité du parti du district de Wangqing, et Ri Ung Gol, secrétaire du comité du parti du 1er secteur du même district, furent condamnés à mort sous l’accusation d’être membres du Minsaengdan; ils s’évadèrent de la zone de guérilla, à la veille de l’exécution.
Dès la fin d’octobre, la neige tombe abondamment et un vent glacial violent siffle en Mandchourie. Les habitants du Nord appelaient ce vent vent de la Sibérie.
Le jour où nous partîmes de Duitoulazi, une tempête de neige se déchaîna sur les monts Laoye et nous barra la route. Ces monts avaient une configuration évoquant un arc à la corde tendue, chargé d’une flèche. Leur nom de Laoye signifiait «grand-père», c’est-à-dire les monts les plus élevés et les plus abrupts de la région. Et nous mîmes toute la journée à les gravir. Ri Song Rim grognait tout le temps: «Ah diable! quels monts abrupts!»
Ko Pobae soutint le moral des combattants, en déployant ses dons de bouffon pendant la pénible escalade. J’ai déjà parlé de lui: lorsque Tong Changrong était détenu dans la prison de Longjing, il s’était aussitôt fait arrêter, sur nos directives, comme pickpoket, et avait séjourné en prison afin de transmettre notre message à Tong Changrong.
Sa dextérité et sa prestesse de voleur à la tire étaient telles qu’il aurait pu subtiliser en rien de temps toute une foire. S’il avait voulu, il aurait pu devenir millionnaire et vivre dans l’abondance.
Cependant, il avait préféré la vie de maquisard pleine d’épreuves et s’était jeté à corps perdu dans le creuset de la révolution. C’était étrange, mais ça n’en était que plus admirable.
Outre cette grande dextérité, il possédait d’autres dons plus remarquables encore, celui d’imitateur de sons et de bouffon. Les mains portées à la bouche, il reproduisait tous les sons du monde, et, s’il faisait des grimaces drôles, les yeux et la bouche contorsionnés, même Wang Detai, chef de la 2e armée, homme taciturne et rude, ne se tenant plus, partait d’un éclat de rire. Quand Ko sautillait comiquement sur un pied, l’autre levé, tout le monde se tenait les côtes.
S’il déambulait d’un pas traînant, un vieux sac sur le dos, fredonnant un air, tout le monde croyait avoir affaire à un déficient mental, et il passait sans accroc à travers le cordon de barrage de l’ennemi.
Grâce à ses dons inimitables et à son habileté à se déguiser, il avait accompli avec succès des missions de reconnaissance des plus périlleuses dans des villes et des villages de la zone contrôlée par l’ennemi. Cela lui avait valu le surnom de Ko Pobae, qui signifie «trésor». Tout le monde l’appelait par ce surnom et moi aussi. On ne savait pas quel était son vrai nom.
Certains disaient qu’il était originaire de la province du Hamgyong du Nord, d’autres prétendaient qu’il était de la province du Hamgyong du Sud ou de celle du Kangwon. Or, Ko Pobae lui-même ne savait pas où il était né.
Si on lui demandait quel était son pays natal, il répondait que, à ce qu’il se rappelait de son enfance, c’était au bord de la mer, quelque part en Corée. Ses parents étaient venus s’installer en Mandchourie alors qu’il tétait encore sa mère, et puis ses parents moururent le laissant seul au monde encore en bas âge. Donc, il ne savait rien de son pays natal. Habitué au labeur dès sa tendre enfance, il savait exécuter les plus diverses tâches: c’était un habile forgeron, un bon bâtisseur et un joyeux barbier.
Il servit un temps d’agent de liaison entre la Mandchourie de l’Est et celle du Nord. Il était discret, surtout en ce qui concernait sa mission. Si ses camarades lui demandaient: «Pobae, que fais-tu ces temps derniers? N’es-tu pas partisan?» il répondait oui. Si on lui demandait: «Remplis-tu une mission d’inspecteur?» il disait également oui, toujours avec un sourire énigmatique aux lèvres, de façon qu’il était difficile de discerner s’il plaisantait ou non. C’était là sa ruse pour ne pas révéler la mission dont il était chargé.
Il me vouait une grande estime et une fidélité infinie, et je l’aimais à mon tour, lui faisant confiance.
Quand nous arrivâmes au sommet des monts Laoye, deux biplans de chasse de l’aviation japonaise surgirent au-dessus de nos têtes et observèrent en rase-mottes la montagne avant de s’envoler. Il était évident que l’ennemi à nos trousses avait informé son quartier général du mouvement de notre corps expéditionnaire.
Une neige extrêmement abondante tombait sans discontinuer depuis le matin. Les crêtes et les vallées nord de ces monts étaient recouvertes d’une couche de neige si épaisse qu’il était impossible de discerner quoi que ce soit. De surcroît, dès l’après-midi un vent violent se leva. Sous la tempête de neige furieuse, sans parler de nous autres qui ne connaissions pas la Mandchourie du Nord, Ko Pobae qui la connaissait pourtant comme sa poche ne put suivre le chemin. A 32 km de Badaohezi, nous nous arrêtâmes, égarés, ne pouvant plus avancer au hasard. La neige tombait toujours plus serrée, et le froid mordant devenait insupportable. Les combattants, découragés, immobiles, m’interrogeaient du regard.
Ko Pobae, joyeux drille d’ordinaire, si courageux, d’une humeur si égale, se tenait devant moi, l’air penaud, les épaules basses.
«Chaque hiver, ces monts font des victimes: les voyageurs perdus sont ensevelis sous une neige profonde. L’an dernier, 7 ou 8 soldats des troupes antijaponaises chinoises qui se sont égarés dans cette montagne sont morts dans ce labyrinthe. Que pensez-vous, si nous retournions au plus proche hameau pour y passer la nuit et reprendre la marche demain matin, alors que la tempête de neige se sera apaisée?» proposa-t-il d’un ton prudent, promenant un regard anxieux sur les vallées nord enneigées.
Je repoussai sa proposition. Un recul dans une telle circonstance serait fatal.
«Non, ce n’est pas la peine. Cette région vous est familière; vous étiez ici il y a quelques jours. Rien à craindre. Le chemin doit absolument se trouver quelque part par ici, et nous saurons sûrement le retrouver, puisque nous sommes sur les monts Laoye, et non pas sur les monts
Ko reprit ses forces; il avança à la tête de la colonne, en lui frayant passage; chemin faisant, il émit des sons semblables au vrombissement d’un moteur d’automobile, qui changea du coup l’humeur des combattants en provoquant l’hilarité générale.
Le lendemain, nous arrivâmes à un petit hameau habité par des Chinois. Nous fûmes à peine entrés qu’une troupe d’expédition «punitive» japonaise, cantonnée dans un village voisin, se rua sur nous. Ainsi fut engagé notre premier combat en Mandchourie du Nord.
Les troupes d’expédition «punitive» japonaises ou l’armée fantoche mandchoue de cette région ne s’étaient jamais battues contre notre armée révolutionnaire populaire. Elles avaient eu affaire jusque-là à des groupes de brigands ou à des troupes de montagne, mal organisés et peu efficaces, qui, à la seule vue de l’armée japonaise, prenaient la fuite.
Habituée à donner la chasse à un adversaire faible et poltron dont elle avait vite raison, la troupe japonaise nous attaquait, ce jour-là, d’un élan assez énergique, sûre d’une victoire facile, nous prenant pour une troupe de montagne du lieu.
Rapidement, nous gagnâmes une colline où nous prîmes position et, d’un feu nourri, tînmes en respect les assaillants; ensuite, j’envoyai une section prendre l’ennemi à revers. Notre riposte fut si violente que l’ennemi resta un temps perplexe, ne pouvant revenir de son étonnement. Il subit des pertes importantes.
La nouvelle de la bataille se répandit rapidement en Mandchourie du Nord, de bouche à oreille par l’ennemi lui-même, et tout le monde se mit à en parler avec animation: une troupe de Laogaolis (Coréens – NDLR) est venue de Mandchourie de l’Est: elle est terrible au combat; qui en est le commandant? ne serait-ce pas Kim Il Sung qui naguère a assiégé le chef-lieu du district de Dongning? Et les journaux se mirent à donner des informations sur nos actions. A l’époque, l’ennemi désignait l’armée de guérilla sous le nom de «brigands communistes» ou de communistes ou d’armée antimandchoue.
Nous avions gagné le combat, mais tous les villageois avaient fui, et nous ne pûmes nous restaurer dans le hameau désert.
Pour y rester jusqu’à ce que nous obtenions des renseignements sur la troupe de Zhou Baozhong, il nous fallait nous mettre au courant des mouvements de l’ennemi, mais il n’y avait personne pour nous en informer, ni personne de notre connaissance, ce qui nous interdisait d’entreprendre nos actions ultérieures. Même Ko Pobae ne savait rien au sujet de la troupe de partisans de Ningan.
Ne pouvant plus nous attarder dans le hameau, nous partîmes et passâmes la nuit dans une vallée sans nom par mesure de précaution, et, le lendemain, Ko Pobae et O Tae Song, envoyés en reconnaissance, eurent la chance de tomber sur la cabane de montagne où demeurait Zhou Baozhong avec une vingtaine de ses hommes, pour se faire soigner, car blessé par un éclat d’obus de mortier lors de la bataille de Luozigou. Sa plaie, devenue purulente, n’était pas encore refermée même après des mois.
Zhou Baozhong, s’aidant d’une canne et soutenu par quelques hommes, sortit de sa cabane et vint au-devant de nous.
«Comme vous voyez, me voici dans un piètre état», dit-il avec un sourire attristé, faisant un geste avec sa canne, puis il me serra vigoureusement les mains. Et il continua:
«Je suis heureux que vous soyez venu; nous comptons beaucoup sur vous.»
Plus que ses paroles, sa voix et son regard ardents traduisaient mieux ses sentiments et ce qu’il attendait de nous.
Ma rencontre avec cet homme écrivit en effet une page nouvelle dans les annales de la Lutte armée antijaponaise. Car, depuis lors, l’ARPC s’engagea pour de bon dans la lutte commune avec les troupes de guérilla conduites par les communistes chinois.
De même que nous attachions un grand prix à la collaboration avec les forces armées dirigées par les communistes chinois en Mandchourie, de même ceux-ci s’efforçaient de former un front commun avec les unités de l’armée conduites par leurs homologues coréens. Après les Evénements du 18 Septembre, en réaction contre la politique de non-résistance de Jiang Jieshi, des armées de volontaires antijaponais des plus diverses obédiences avaient fait leur apparition un peu partout: les troupes antijaponaises, l’armée de salut national, le Hongqinghui (société des lances à frange rouge – NDLR), le Dadaohui (société des grands couteaux – NDLR), etc. Les communistes coréens et chinois attachèrent un grand intérêt à la constitution d’un front uni avec elles et y investirent de grands efforts. Inutile de m’arrêter ici sur les résultats fructueux obtenus grâce à ces efforts.
Or, dès le second semestre de 1934, l’action des armées des volontaires antijaponais commença à marquer une régression. Face à l’offensive de plus en plus furieuse de l’armée japonaise, un grand nombre de commandants de ces armées passèrent, avec leurs troupes, en Chine intérieure; d’autres se rendirent à l’ennemi ou dégénérèrent en brigands. Certains autres comme Chai Shirong, abandonnant le nationalisme, adhérèrent au communisme qu’ils adoptèrent sans réserve comme idéologie directrice de leurs activités. Les troupes qui avaient opéré ce revirement étaient appelées «brigands politiques» par l’ennemi.
Dans ces circonstances, la lutte armée antijaponaise en Mandchourie évoluait vers la constitution d’une armée unifiée dotée d’un système de commandement cohérent, regroupant l’Armée de guérilla populaire antijaponaise conduite par les communistes coréens et les diverses troupes antijaponaises influencées par les communistes chinois.
Zhou Baozhong me raconta comment il avait formé la troupe de partisans antijaponais de Ningan, ce qui n’avait pas été du tout facile. Une vingtaine de soldats des troupes antijaponaises chinoises qu’il avait amenés de Luozigou avaient servi d’ossature.
Nommé responsable des affaires militaires du comité du parti du district majeur de Suining, formé à la suite de la dissolution du bureau du parti de Jidong, il avait entrepris d’élargir les forces armées en prenant appui sur ces 20 combattants; la troupe en était venue bientôt à compter une cinquantaine, une troupe de partisans coréens étant venue se joindre à elle. Puis, après de multiples contacts et démarches, il avait réussi à unifier sa troupe et celle de Ping Nanyang qui opérait alors à partir de sa base d’Erdaohezi.
Zhou Baozhong avait élu celui-ci chef de l’unité unifiée, et lui-même avait pris les fonctions de responsable des affaires militaires.
Le vrai nom de Ping Nanyang était Li Jingpu. S’il se faisait appeler Ping Nanyang à la place de son vrai nom, il y avait là une raison, me dit-on.
Ping Nanyang signifiait pacifier le Sud. A l’époque, la plupart des forces armées d’agression japonaises étaient concentrées dans la région sud de Ningan.
Li Jingpu s’était assigné comme mission de sa vie de combattre l’armée japonaise retranchée dans cette région. Depuis, sa troupe était désignée sous le nom de troupe Ping Nanyang, troupe de pacification du Sud, et son commandant était aussi appelé Ping Nanyang à la place de son nom, Li Jingpu.
Cette anecdote attestait son grand courage, son amour ardent pour la patrie et son tempérament viril et fougueux. Commandant intrépide, aux sentiments antijaponais ardents, il ne parvenait cependant pas à avoir raison de l’indiscipline de ses hommes. Ce qui donnait également du fil à retordre à Zhou Baozhong, commandant réel et homme fort de la troupe.
Il me pria de m’occuper, à sa place, de Ping Nanyang.
«Cet homme, plein de morgue, nourrit des sentiments d’amitié à votre égard, commandant Kim. Car il doit sa vie aux communistes coréens.»
Je répondis à Zhou Baozhong que je lui étais reconnaissant pour sa confiance, mais que je sentais mes épaules trop fragiles pour me charger d’une tâche aussi lourde. Celui-ci partit d’un éclat de rire: «Je compte sur la force d’attraction extraordinaire dont vous avez fait preuve à l’égard du commandant Yu et du commandant Wu.»
De plus, il était tourmenté par ses rapports avec les troupes antijaponaises chinoises.
Un grand nombre de ces troupes, de différentes dimensions, opéraient dans la région de Ningan, et bon nombre d’entre elles se montraient hostiles aux communistes, ce qui constituait un récif dangereux qu’il fallait enlever sans tarder pour la troupe de partisans antijaponais de Ningan.
Les troupes antijaponaises chinoises: Daping, Sijihao, Zhanzhonghua, Renyixia et autres qui opéraient dans les régions autour de Beihutou, de Dongjingcheng, avaient collaboré un temps avec la troupe de Ping Nanyang, mais avaient par la suite rompu tout contact avec elle et regardaient d’un mauvais œil les communistes. De surcroît, l’armée Chingan avait entrepris une campagne de propagande pour obtenir leur reddition et cherchait à semer la zizanie en leur sein. Tout cela rendait leur avenir tout à fait incertain.
Les troupes antijaponaises chinoises Shuangshan, Zhongyang et autres se livraient au brigandage dans la région nord-ouest de Dongjingcheng et tremblaient sous la menace constante de l’armée Chingan; même la troupe de Jiang Aimin, réputée la plus forte d’entre les troupes antijaponaises chinoises à Tangdaogou dans la région est de Ningan, était devenue timorée et prudente depuis qu’elle avait été fortement éprouvée par l’expédition «punitive» de la 13e brigade de l’armée japonaise.
Certains détachements de Jiang Aimin, à bout de force, incapables de riposter à l’attaque de la 13e brigade japonaise, s’étaient retirés en Mandchourie de l’Est et s’étaient livrés au pillage pour se nourrir, allant jusqu’à écrire leur demande de reddition. Nos camarades les en avaient dissuadés à grand-peine.
Aux dires de Zhou Baozhong, la troupe de Chai Shirong, cantonnée dans les environs de Machang, n’était plus aussi active qu’auparavant.
Un incident avait éclaté à Ningan aussi, appelé affaire Zhanzhonghua, analogue à l’incident de la troupe de Guan14 de Wangqing, et Zhou Baozhong se plaignait que cet incident stupide avait lié les mains à sa troupe.
L’incident s’était produit avant la fusion de sa troupe avec celle de Ping Nanyang. Cette dernière traversait alors une époque difficile due à la dissidence régnant en son sein, et, un jour, les dissidents désarmèrent leurs adversaires, à commencer par Ping Nanyang, après les avoir soûlés, puis prirent la fuite.
Celui-ci, resté lui-même sans son mauser, se creusa la tête pour rééquiper sa troupe; il décida de désarmer la troupe Zhanzhonghua, cantonnée dans les environs de Nanhutou, qui ne guettait que le moment propice pour se rendre à l’ennemi. Il mit le plan à exécution avec ses hommes de main, il réarma sa troupe. Or, dès lors, toutes les troupes antijaponaises chinoises de la Mandchourie du Nord mirent au ban la troupe de partisans antijaponais de Ningan, liée à Ping Nanyang.
Bref, Zhou Baozhong dit qu’il fallait absolument rétablir les rapports d’amitié avec les troupes antijaponaises chinoises pour obtenir la liberté d’action de sa troupe, et il me pria d’être un médiateur.
Ce qui le chagrinait le plus, c’était la stagnation du mouvement révolutionnaire dans la région de Ningan. Il se reprochait son imprévoyance et son erreur, qu’il croyait à l’origine du manque d’essor révolutionnaire dans cette région.
«Aux yeux des camarades de la Mandchourie de l’Est, le vent de la révolution ne s’est pas encore levé à Ningan. Cette région reste dans une profonde léthargie. Ah, les masses ne montrent pas d’ardeur. Nous avons beau faire appel à leur conscience pour les inviter à se joindre à la révolution, elles font la sourde oreille. Savez-vous comment sont les paysans ici? Voici ce qu’ils pensent: “Quelque cruelle que puisse être la spoliation perpétrée par les propriétaires fonciers, on peut, avec de la bonne volonté, gagner sa vie. Va dans la montagne, là il y a de la terre autant que tu voudras. Si tu travailles la terre, à la sueur de ton front, tu peux très bien joindre les deux bouts. Pourquoi alors risquer ta vie et te donner tant de peine pour faire la révolution?” Du point de vue civique, on devra se féliciter d’avoir un immense territoire, mais, pour le moment, cet avantage tend à être un obstacle à l’éveil de la conscience des paysans. Je ne sais pas si nous devons nous féliciter ou nous plaindre d’avoir d’immenses étendues de terre en Mandchourie du Nord.»
A cette plainte, je ris:
«D’immenses étendues de terre ne peuvent être qu’un grand avantage pour les 400 millions d’âmes du peuple chinois.»
Mon interlocuteur se dérida alors et rit de bon cœur.
«Vous avez raison. Un immense territoire, au sol fertile, est une source du bien-être général. C’est vrai. Il n’y a pas à s’en plaindre.
«Camarade Kim, je vous ai exposé tous mes problèmes et je vous prie de m’aider à y apporter solution. Si je trouve seulement le moyen d’impulser la révolution sur la terre de Ningan, je dormirai tranquille. Mais, pour le moment, je ne peux rien faire.»
Voilà en substance les conversations que Zhou Baozhong et moi eûmes lors de notre rencontre en Mandchourie du Nord.
Je compris ce qui le tourmentait. C’était un homme aux grandes aptitudes et à la vaste culture. Mais sa santé minée le condamnait à l’inaction alors que la révolution en Mandchourie du Nord se débattait en proie à de graves problèmes. Il ne pouvait pas donner la mesure de ses dons à cause de sa plaie purulente ni n’avait auprès de lui d’éléments fiables et compétents pour l’aider.
Pendant des jours, lui et moi discutâmes à Badaohezi, dans sa cabane de montagne, des moyens de relancer la lutte révolutionnaire en Mandchourie du. Nord,
Nous concluâmes que la seule solution était d’aller vers les masses populaires.
Seules la sensibilisation et la mobilisation du peuple permettraient de relancer la révolution qui stagnait. Il fallait être présent parmi le peuple et entreprendre un travail de prise de conscience auprès de lui. Et aussi intensifier les actions de la guérilla. Les forces armées grossissent et se renforcent dans les combats, et la révolution progresse dans la lutte. A rester les bras croisés sans engager de lutte, on ne peut avancer ni rien réaliser.
Sans intensifier les activités militaires, il était également impossible d’améliorer les rapports avec les troupes antijaponaises chinoises, en changeant les actuels rapports d’hostilité en rapports d’alliance, et de rétablir la réputation de Ping Nanyang, ternie par l’incident de la troupe Zhanzhonghua.
Nous constatâmes notre identité de vues sur tous les problèmes examinés.
Nous rencontrâmes dans la cabane de Zhou Baozhong l’envoyé spécial de l’Internationale communiste pour la Mandchourie, Wu Ping, qui y était alors. Celui-ci nous remit alors un imprimé du programme de résistance antijaponaise pour le salut national en six points qu’il avait apporté de Shanghai. Le document était intitulé Programme fondamental du peuple chinois dans sa guerre contre le Japon, publié au nom du comité préparatoire du comité d’autodéfense armée de la nation chinoise et signé par Song Qingling, Zhang Naigi, He Xiangring, Ma Xiangbai et autres personnalités de renom. Celui qui signe le document devient du coup membre du comité d’autodéfense armée de la nation chinoise, et ce comité compte d’ores et déjà plusieurs milliers d’adhérents, ajoutait Wu Ping.
Ce programme reflétait la politique de front uni anti-impérialiste avancée par le Parti communiste chinois lorsque les impérialistes japonais, tout en se disant protecteurs de la Chine, complotaient pour occuper le nord du pays par la force des armes et que Jiang Jieshi avait lancé la 5e expédition «punitive» contre l’armée communiste. Les communistes chinois se proposaient, eux aussi, en vue de promouvoir la révolution en Chine, de rassembler et de mobiliser le maximum de forces nationales. J’estimai le document pertinent et opportun.
Wu Ping et moi nous entretînmes à cœur ouvert pendant 10 jours d’un large éventail de problèmes.
Au cours de cet entretien, j’appris que, suivant la stratégie de Mao Zedong, les communistes chinois avaient rompu l’encerclement de l’armée de Jiang Jieshi et avaient entrepris la «Longue Marche» sous le mot d’ordre de progression vers le Nord et de résistance antijaponaise. La révolution chinoise passait ainsi en partie à l’offensive, mettant fin à son recul dû à l’échec de la première guerre civile révolutionnaire. Elle était en bonne voie. Cette nouvelle nous réjouissait et nous encourageait.
Le puissant élan de la progression vers le Nord et de la résistance antijaponaise proclamées par les communistes chinois et la lutte antijaponaise pour le salut national, très active en Chine intérieure, pouvaient créer des conditions favorables à la lutte révolutionnaire que menaient les communistes coréens et chinois en Mandchourie, en particulier en Mandchourie de l’Est.
Zhou Baozhong nous adjoignit une section de sa troupe en vue de promouvoir l’action conjointe. Notre corps expéditionnaire, renforcé, quitta enfin la cabane de Badaohezi.
Quelques jours plus tard, à Shitouhe sur la rive du lac Jingbohu, retentirent les premiers coups de feu de la lutte conjointe des communistes coréens et chinois, manifestant la puissance des liens de la fraternité et de l’internationalisme prolétarien. Une troupe d’expédition «punitive» japonaise, forte de plus de 200 hommes, partie en toute hâte de Beihutou à la nouvelle de l’attaque de l’armée révolutionnaire, fut anéantie sur le lac Jingbohu gelé, sous le feu de nos mitrailleuses. Sans relâche, nous portâmes des coups retentissants à l’armée d’agression japonaise aux environs de Fangshengou. Ainsi, le mythe de l’«invincibilité de l’armée impériale» japonaise, qui se vantait de ses victoires successives et se targuait d’être maître de l’immense étendue de la Mandchourie du Nord, commença à s’effondrer. Cela annonçait également l’échec des opérations de siège que les impérialistes japonais avaient entreprises contre les zones de guérilla de la Mandchourie de l’Est.
Les habitants de la région de Ningan poussèrent des cris de joie et se mirent à parler de nouveau des Laogaolis.
Le premier homme qui vint nous féliciter à cette nouvelle fut le chef de la troupe de partisans antijaponais de Ningan, Ping Nanyang lui-même. Nous étions en route vers Xiqinggouzi, partant de Nanhutou où nous avions rencontré un membre actif de l’organisation du parti du secteur, qui, plus tard, aidera de son mieux notre troupe de partisans de Wangqing. Un homme parut devant moi, comme tombant du ciel, suivi de l’ordonnance de Zhou Baozhong. Sans même prendre la peine de se présenter, il s’écria d’une voix émue: «Vous êtes admirables. Vraiment admirables.»
Je donnai le signal de la halte à la colonne, et, lui et moi, nous causâmes à bâtons rompus.
«Toute la Mandchourie du Nord parle de la troupe de Kim Il Sung. Mes hommes sont aux anges. Laissez-moi prendre votre main, cher commandant Kim. Vous êtes la terreur des Japonais.»
Il prit mes mains dans les siennes et, me considérant d’un œil attendri, reprit:
«Mes hommes sont à présent au nord de Dongjingcheng, et un rapport apprend qu’ils se trouvent en mauvaise posture, talonnés par l’armée Chingan. Face à l’armée japonaise et à l’armée Chingan, les nôtres, pris de panique, se laissent étriper. Plus moyen d’y remédier. Ah, j’enrage.
– Alors, voudriez-vous taquiner ensemble cette fameuse armée Chingan?
– Volontiers, si c’est avec votre troupe, cher commandant Kim. En se battant à vos côtés, mes gars auront du cœur au ventre et apprendront à se battre.»
Selon son désir, je fis intégrer dans notre corps expéditionnaire une quarantaine de combattants qu’il avait amenés avec lui, et je renvoyai à Badaohezi la section que Zhou Baozhong nous avait adjointe, ainsi que son ordonnance qui avait conduit jusque-là Ping Nanyang. J’ordonnai aussi à la compagnie de Yanji de retourner dans la région de Jiandao, compte tenu de la situation grave créée en Mandchourie de l’Est à la suite de l’expédition «punitive» de l’ennemi.
Lorsque Ping Nanyang était parti nous voir, Zhou Baozhong avait envoyé également pour nous rejoindre un agent de liaison venu de Mandchourie de l’Est. C’est lui qui nous avait informés de ce qui se passait là.
Arrivé aux environs de Beihutou, j’ordonnai à la colonne de marcher en file indienne pour ne laisser que les traces de pas d’une seule personne.
Comme nous devions passer non loin des points de concentration des troupes ennemies, nous ne devions pas laisser de traces. En pareil cas, nous prenions soin de ne laisser que les traces de pas d’une seule personne même si 10, 100, voire 1 000 combattants passaient par là, chacun marchant sur les traces de celui qui le précédait.
J’ordonnai aux chefs de compagnie d’apprendre aux combattants cette méthode de marche, celle de l’effacement des traces de pas, de la marche dispersée et du campement dans les villages. Voyant tout cela, Ping Nanyang s’exclama, disant que l’ARPC avait maîtrisé tous les secrets de la guerre de guérilla.
Nous anéantîmes, de concert avec sa troupe, 2 bataillons de l’armée Chingan conduite par un lieutenant colonel japonais, Takeutsi, aux environs de Xinanzhen, puis, par une action conjointe avec la troupe antijaponaise chinoise Zhongyang, nous écrasâmes une autre unité de l’armée Chingan sur la rive de la rivière Dahailang; nous décimâmes, dans la vallée de Badaohezi, à Laozhanjia, une compagnie de cavalerie et la 6e compagnie d’infanterie de l’armée Chingan.
Des troupes antijaponaises chinoises, naguère découragées et déconfites, vinrent massivement se joindre à nous. C’était le résultat des combats victorieux que nous avions menés.
Nous regagnâmes Badaohezi où nous revîmes Zhou Baozhong dans sa cabane, puis, sur la demande des troupes antijaponaises chinoises Daping, Sijihao, Zhanzhonghua, Renyixia et autres, nous retraversâmes le fleuve Mudan, vers la fin de décembre, pour frapper à proximité de Xinanzhen l’armée Chingan et un commissariat de la police mandchoue. Ces combats étaient organisés afin d’amener les troupes antijaponaises chinoises qui s’étaient détournées de Ping Nanyang à rejoindre la troupe de partisans antijaponais de Ningan. Ainsi, en participant à nos actions militaires énergiques et en assenant des coups foudroyants successifs à l’ennemi, celle-ci parvint à grossir ses rangs avec des troupes antijaponaises chinoises et des volontaires arrivant de tous côtés.
«Cher commandant Kim, maintenant nous n’avons plus rien à craindre, nous sommes sûrs de battre l’armée japonaise et l’armée Chingan. Je ne sais vraiment pas comment vous remercier pour tout ce que vous avez fait pour nous..., me dit Ping Nanyang avec émotion, en me serrant énergiquement les mains, après la bataille de Xinanzhen.
– Vous n’avez pas à me remercier. Si vous me demandez ce que j’attends de vous, je vais vous le dire: “Frappez dur l’ennemi!” L’armée se trempe dans le feu des combats, n’est-ce pas?» lui dis-je d’un ton chaleureux en secouant ses mains.
Au cours de cette expédition, je discutai du problème du front commun antijaponais avec Chai Shirong et Jiang Aimin également.
Ce dernier, avec sa troupe décimée et démoralisée par les attaques successives de la 13e brigade de l’armée japonaise, était allé en Mandchourie de l’Est pour me voir, et, à la nouvelle que j’étais en Mandchourie du Nord, il vint m’y rejoindre. C’était un homme d’humeur gaie, plein de santé, ce que l’on ne pouvait pas attendre d’un commandant d’une troupe qui essuyait défaite sur défaite.
«J’étais allé à Wangqing demander le secours de votre troupe, cher commandant Kim. Mais l’homme à qui je me suis adressé là-bas, qui s’appelle Fang Zhensheng me l’a refusé catégoriquement. En se plaignant de ses difficultés, il a dit qu’il ne pouvait songer à aller aider les autres. Aidez-nous, cher commandant Kim, je vous en prie.»
Il avoua ses problèmes sans craindre que son prestige de chef d’une grande troupe ne s’en ressentît.
Quant à Fang Zhensheng, c’était un Chinois, nommé commandant de régiment de notre troupe après notre départ pour la Mandchourie du Nord.
Nous acquîmes une expérience valable au cours des actions conjointes avec la troupe de Ping Nanyang et autres troupes antijaponaises chinoises, grandes ou petites, et les objectifs militaires et politiques que nous nous étions assignés au départ étaient en bonne voie de réalisation.
Plus tard, de retour dans la région de Jiandao, après l’expédition, nous apprendrons l’heureuse nouvelle que Zhou Baozhong avait réussi à former la 5e armée de l’Armée révolutionnaire populaire du Nord-Est, en prenant appui sur la troupe de partisans antijaponais de Ningan. La plupart des troupes antijaponaises chinoises, qui s’étaient battues aux côtés de notre corps expéditionnaire, en resserrant les liens d’amitié entre compagnons d’armes, sous la tempête de neige furieuse de la Mandchourie du Nord, avaient rejoint la 5e armée.
Bon nombre d’amis que j’avais connus alors faisaient partie du commandement de la 5e armée. Ping Nanyang fut nommé commandant du 1re régiment de la 1re division, puis chef de division; Chai Shirong, chef de la 2e division, puis commandant adjoint de l’armée. Jiang Aimin, commandant du 5e régiment de la 2e division. Nombreux étaient aussi les communistes coréens dans cette armée, qui avaient parcouru ensemble avec nous un chemin ensanglanté.
A la nouvelle de la naissance de la 5e armée, je félicitai Zhou Baozhong dans mon for intérieur, mes yeux tournés vers le lointain Ningan au-delà des monts Laoye.
Notre première expédition en Mandchourie du Nord, comme la bataille de Luozigou, marqua le début de l’échec des opérations de siège de l’ennemi. L’offensive militaire que nous avions lancée mit hors de combat le gros de la 13e brigade de l’armée japonaise et l’unité de l’armée Chingan, cantonnées à Ningan.
Or, nous avions subi, nous aussi, des pertes irrémédiables. Les plus affligeantes étaient la perte de l’instructeur politique de la compagnie de Yanji et celle de mon planton, le petit Ri Song Rim.
Celui-ci était le premier planton que nous enrôlassions à Wangqing. Devenu orphelin de père et de mère, lors de l’expédition «punitive» de l’ennemi, et resté seul sans soutien ni gîte, nous le recueillîmes et l’élevâmes. Nous l’habillâmes, nous lui apprîmes à lire. Il grandit et il devint un joli garçon sensible et propre. La nuit, il dormait à mes côtés, les bras autour de mon cou. Ryang Song Ryong l’en blâmait; il disait qu’il fallait l’envoyer à l’école du Corps des enfants puisqu’il ne promettait pas grand-chose, lui qui se plaisait à se faire choyer comme un petit enfant alors qu’il était d’ores et déjà une grande personne.
Cette menace effraya Ri Song Rim, qui, tout en larmes, disait qu’il ne voulait pas y aller.
Ryang Song Ryong ne l’aimait pas beaucoup depuis qu’il l’avait vu courir à la moindre occasion à l’école du Corps des enfants. Là, très fier, il montrait aux enfants le petit revolver dont je lui avais fait cadeau. Un jour, alors que nous étions en réunion au commandement, il avait couru à l’école et fait venir dans un bosquet de saules au bord d’un ruisseau les enfants qui jouaient dans la cour de l’école. Il avait envie de parader avec son revolver. Sous les yeux admiratifs des petits, il démontait et remontait avec dextérité son revolver, lorsqu’à l’école, le temps de la récréation étant passé et la cloche ayant sonné la leçon, l’instituteur entra. Quelle ne fut pas sa surprise quand il ne trouva personne dans la classe! Affolé, celui-ci donna l’alarme. Tous les enfants étaient allés voir le revolver de mon planton.
Mis au courant du fait, Ryang Song Ryong me recommanda de le remplacer par un autre, parce que ce garçon pouvait être à l’origine d’un grave incident.
Mais je ne l’avais pas écouté.
Ri Song Rim m’accompagna par la suite à Onsong, Jongsong et sur le mont derrière Tumen. C’était un planton excellent, un combattant téméraire, intelligent et volontaire.
Il est tombé lors de la bataille de Tuanshanzi, si je ne me trompe pas.
Nous étions pris alors sous le feu croisé de l’armée japonaise et de l’armée Chingan.
Ri Song Rim courait transmettre mon ordre à la troupe Ping Nanyang, quand il tomba sur un groupe d’ennemis. La bataille terminée, nous retrouvâmes son corps et son mauser sans cartouches au milieu de 5 ou 6 cadavres de soldats ennemis. Il avait dû vendre chèrement sa vie.
Nous sanglotâmes en secouant son corps inanimé, si bien que même Ping Nanyang pleura à chaudes larmes.
Quand nous eûmes retrouvé son corps sur le champ de bataille après avoir écrasé l’ennemi, ma première pensée alla à l’école du Corps des enfants de Wangqing où il avait aimé aller au moindre moment de loisir. Beaucoup de petits de cette école lui étaient liés d’une amitié d’enfants pure, innocente et sincère.
Comment oserais-je regarder ces petits, moi qui avais enterré leur ami dans le sol froid de la Mandchourie du Nord? A cette idée, mon cœur se déchira et des larmes montèrent à mes yeux.
Alors que les camarades creusaient le sol gelé et se préparaient à l’enterrer, je les retins un moment; j’avais l’impression qu’il allait revenir à lui, se relever et se jeter dans mes bras. Ah, laisser ce petit corps fragile dans le sol froid et dur de cette lointaine contrée! Cette idée m’empêchait de m’en aller.
Ri Song Rim, qui avait escaladé les abrupts monts Laoye en se plaignant de son escarpement, gît aujourd’hui à leur pied à côté des combattants tombés au champ d’honneur, à présent bercés par la mélodie de la vie nouvelle qui retentit dans l’immense plaine de Mandchourie.
4. Au son de l’harmonica à Ningan
Pour une armée qui s’assigne pour mission de défendre les intérêts du peuple, rien n’est plus pénible que de se voir rejetée et tenue à distance par celui-ci. Si je dis que notre corps expéditionnaire était ainsi traité par la population locale dès le premier jour de sa marche à travers les monts Laoye, les lecteurs refuseront de me croire et diront certainement que c’est le peuple qui incarne l’humanité et la fraternité et que jamais il n’a tourné le dos à une armée révolutionnaire qui se bat pour défendre ses intérêts ni ne l’a maltraitée.
Or, je suis obligé de dire que c’est la vérité, contrairement à cette idée généralement partagée.
La région de Ningan, au sol fertile, était connue comme le grenier du pays, mais, lorsque notre corps fut arrivé en Mandchourie du Nord, au-delà des monts Laoye, les habitants de Ningan ne voulurent même pas nous donner de quoi manger. Si cela avait été par pauvreté, nous en aurions ressenti de la compassion. Mais dès le début, ils nous tournèrent le dos, jouet d’un malentendu et pris d’une méfiance injustifiée; leur froideur nous avait abasourdis puisque nous étions habitués à bénéficier du soutien et de l’accueil chaleureux du peuple. Dès qu’ils apercevaient au loin s’approcher les hommes de notre corps, chaussés de raquettes, les mollets enroulés dans des bandes molletières, les habitants de Ningan rappelaient de la rue les femmes et les enfants et fermaient précipitamment les portes, en criant: «Voilà 1’“armée rouge du Coryo” qui arrive.»
Puis, ils nous épiaient avec méfiance. Leur comportement scandaleux nous blessa profondément.
Nous fûmes obligés, par conséquent, de manger et de dormir en plein air pendant un certain temps. Ce fut une expérience jamais vécue, inconcevable dans la région de Jiandao. Les gens de la Mandchourie de l’Est accouraient en foule au-devant de nous quand nous rentrions de batailles victorieuses: ils nous félicitaient en applaudissant, en battant les tambours et les gongs, ils nous offraient des bouquets de fleurs, nous donnaient de l’eau bouillie, des épis de maïs verts cuits. Une fois, les villageois de Macun avaient même confectionné un arc de branches de pin pour accueillir les combattants.
Cependant, à Ningan, la population se tenait froidement à distance. Nous envoyâmes des hommes la sonder et mîmes en branle les organisations clandestines du lieu qui lui expliquèrent qui nous étions, mais en vain. Aucune voix cordiale ne nous répondait. C’était pire que nous ne le prévoyions, ayant été avertis en Mandchourie de l’Est par Zhou Baozhong et Ko Pobae, qui voyageait souvent en Mandchourie du Nord.
Il existait à Ningan un village appelé Wolianghe. Le village devait son nom à la fertilité de ses terres et à l’abondance de sa récolte, mais les villageois, loin de nous inviter à leur table, ne daignaient même pas nous saluer.
Si nos hommes leur disaient de se réunir à un endroit pour leur parler de la situation, personne ne venait. Ri Song Rim s’était plaint de la difficulté qu’il avait à escalader les monts Laoye, mais la froideur et la réticence de la population de la région étaient un obstacle beaucoup plus sérieux encore.
Certains combattants dirent que les gens de Ningan devaient être insensibles par nature, ce avec quoi je n’étais pas d’accord. Les mœurs et coutumes différaient un peu d’une région à une autre, mais l’hospitalité était ancrée dans les mœurs des peuples chinois et coréen. Les gens de cette contrée ne pouvaient pas faire exception.
A quoi tenait alors cette froide indifférence dont ils faisaient preuve à notre égard?
Selon les données historiques, Ningan fut un temps la capitale du royaume Pal
Région à la longue histoire, le sol y était fertile, la population laborieuse, brave, loyale, sensible à l’amitié, à la justice et à la moralité. Voilà ce que l’histoire disait de cette région.
Plus tard, la capitale du royaume Pal
Il était faux de prétendre que la population de Ningan était froide et avare par nature.
Certains combattants allèrent jusqu’à soutenir que Ningan était une contrée défavorable au mouvement communiste, parce que, premièrement, les habitants ne sympathisaient pas avec le communisme à cause de leur faible niveau de conscience politique et que, deuxièmement, la contrée était riche en terres arables, tandis que le nombre de paysans était relativement restreint, ce qui excluait l’exacerbation des conflits sociaux et, par conséquent, la lutte des classes.
Cette argumentation absurde se heurta immédiatement à une riposte virulente. Peut-on prétendre qu’il existe des contrées inaccessibles au communisme? Si oui, peut-on espérer, avec ce communisme, changer le monde entier? Comment serait-il possible de réaliser le mot d’ordre du Manifeste du parti communiste: «Prolétaires de tous les pays, unissez-vous»?
Il était également faux de dire que le nombre relativement restreint des habitants contre l’immense étendue de terres excluait l’exacerbation des conflits sociaux. C’était une conclusion superficielle due à la méconnaissance de la réalité. Si c’était vrai, l’Allemagne aurait connu des conflits beaucoup plus graves que la Russie et, de ce fait, aurait triomphé dans la révolution beaucoup plus tôt que cette dernière, car elle présentait une densité de population nettement supérieure à celle de la Russie. Ce sophisme ne fut pas long à être vaincu.
Si la population de Ningan ne sympathisait pas avec le communisme et si elle prenait ses distances à l’égard des communistes, cela était imputable avant tout aux manœuvres criminelles des impérialistes japonais qui avaient mis tout en œuvre pour discréditer le communisme. Depuis longtemps déjà, inquiets de la montée du mouvement communiste dans la région de Ningan, ils avaient ouvert une campagne de propagande anticommuniste sordide, visant à semer la zizanie entre les communistes et la population. La population de la contrée, politiquement peu éveillée, s’était laissée aller.
La froideur de la population devait s’expliquer en partie par les actes des communistes coréens de l’ancienne génération qui s’étaient lancés dans les querelles fractionnelles. Dès le milieu des années 1920, après la fondation du parti communiste coréen, les leaders du groupe Hwayo avaient établi à Ningan la fameuse Direction générale mandchoue du parti communiste coréen et, sous le couvert du communisme, s’étaient évertués à élargir leur sphère d’influence. Ils bernèrent les masses populaires crédules par des mots d’ordre solennels sur l’indépendance de la Corée et sur la réalisation immédiate du socialisme, et ils les poussèrent à des révoltes et à des manifestations inopportunes et mal préparées.
Les gauchistes appelèrent la population de Ningan à se joindre à la Révolte du 30 Mai. Dans la région de Jiandao, cette révolte visait essentiellement les organes de domination coloniale japonaise et les gros propriétaires fonciers chinois, tandis qu’à Ningan on appelait à détruire les organisations nationalistes, telles que l’association générale des Chinois. Le défilé, parti du chef-lieu de ce district, fut aussitôt réprimé sans pitié.
La manifestation du Premier Mai, en 1932, organisée par les communistes, n’eut pour résultat que d’exposer les militants actifs aux coups de l’ennemi, de noyer Ningan dans le sang. Par suite de cette manifestation aventurière, la plupart des organisations révolutionnaires de la région furent détruites. La manifestation marqua le début d’une chute rapide du mouvement communiste dans la région. Les dirigeants de l’organisation du parti avaient abandonné leur travail d’édification des forces armées et d’établissement de zones de guérilla et s’étaient dispersés, étant partis, qui pour Muling, qui pour Dongning ou Wangqing. Certains, ayant abandonné la révolution à mi-chemin, étaient venus s’installer au chef-lieu du district de Ningan.
La terreur blanche des impérialistes japonais et de l’armée et de la police mandchoues acheva de discréditer le communisme auprès de la population.
La lutte ne lui avait apporté que la prison et la mort. La population frissonnait de terreur. Participer à la révolution était se condamner à la mort; s’occuper du mouvement communiste, se nourrir de chimères, voilà qui s’était ancré dans de nombreux esprits.
Les communistes coréens de la génération précédente avaient qualifié de terre stérile Ningan où ils ne purent prendre pied et l’avaient quitté sans regret. Puis, ce furent les communistes chinois qui vinrent y prendre la relève et tout recommencer. Or, ils étaient perplexes, stupéfaits face à l’indifférence et à l’hostilité que la population témoignait à l’égard de la révolution.
Des nationalistes coréens aussi avaient joué un rôle de propagateur des idées anticommunistes dans cette région. Ce furent les restes de l’armée indépendantiste qui s’étaient réfugiés en Russie, affolés par l’expédition «punitive» d’envergure de l’ennemi de l’an Kyongsin, puis, après l’Evénement de Heihe15, étaient retournés à Ningan; ils firent du zèle en menant une campagne de diffamation contre l’Union soviétique et le communisme. Ils dirent que l’incident dramatique de Heihe avait été provoqué par les communistes coréens exilés de connivence avec l’Union soviétique. Ils allèrent jusqu’à attribuer la mort de Kim Jwa Jin aux communistes. C’était tout à fait faux, mais la population, crédule et ignorante, croyait tout ce qu’ils disaient.
La population de Ningan tenait à distance non seulement les communistes, mais aussi l’armée. Elle avait en horreur toute troupe armée sans égard à son appartenance politique ni à sa mission: l’expérience lui avait appris que l’armée ne lui apportait aucun bien; au contraire elle la brutalisait, prenait de force son argent et vidait ses greniers. Sans parler de l’armée japonaise et de l’armée fantoche mandchoue, certaines troupes antijaponaises chinoises, qui pourtant disaient combattre les Japonais au nom du salut national, n’hésitaient pas à prendre l’argent, le riz et le bétail de la population. Voire les nationalistes coréens qui avaient établi à Ningan une administration appelée Sinmin-bu prélevaient de l’argent et des vivres pour leur armée. Les bandes de brigands venaient aussi harceler la population en kidnappant des habitants pour demander des rançons. Où en seraient donc les sentiments de la population qui était ainsi harcelée, maltraitée, contrainte de servir tout cet essaim de pilleurs et de pique-assiette sans vergogne?
Nous ne pouvions donc rien reprocher à la population, ni sa froideur ni ses réticences, si nous tenions compte de tous ces faits. Le problème n’était pas que notre corps expéditionnaire fût accueilli de mauvaise grâce, mais que nous risquions de manquer d’atteindre le principal objectif de notre expédition: semer les graines de la révolution en Mandchourie du Nord. Si la population de Ningan s’obstinait à se tenir à distance, à nous battre froid, nous ne pourrions jamais, cela va de soi, gagner la Mandchourie du Nord à la cause de la révolution.
Il fallait absolument trouver le moyen de l’amener à soutenir la révolution.
Kim Paek Ryong, secrétaire du comité du parti du secteur de Badaohezi me mit au courant de la situation de Ningan pendant que nous vérifiions le travail de ce comité. Il m’apprit que Badaohezi était le mieux disposé à la lutte révolutionnaire dans la région de Ningan.
Badaohezi, surnommé Soraejiphang, abritait le comité du parti de ce secteur ainsi que le comité du parti du district de Ningan. Ce nom Soraejiphang provenait de celui du prêtre de la paroisse du district de Helong, du Taejonggyo (religion coréenne – NDLR), Kim So Rae.
Ce fut au Lycée Yuwen que j’avais entendu parler de lui pour la première fois. So Jung Sok m’avait alors dit que Kim So Rae avait fondé à Helong l’Ecole Konwon où So Jung Sok lui-même avait enseigné un temps. Fondateur et directeur de cette école, Kim So Rae avait entretenu des relations étroites avec So Il, avec les leaders de l’administration militaire du Nord et de l’association nationale de Jiandao. Nourrissant des sentiments antijaponais ardents, il avait soutenu le mouvement de salut national en envoyant des diplômés de son école se battre sous les ordres des généraux de l’armée indépendantiste, tels que Hong Pom Do, Kim Jwa Jin.
Après l’évacuation de la région nord de Jiandao par l’armée indépendantiste, il était venu s’installer à Badaohezi où il avait acheté de la terre. Devenu ainsi propriétaire foncier, il avait fourni des fonds à l’armée indépendantiste de Kim Jwa Jin. Ri Gwang était venu chercher des fusils chez lui peu après la création de l’armée de guérilla.
Les révolutionnaires de la région le regardèrent un temps d’un mauvais œil pour la raison qu’il était prêtre du Taejonggyo. Certaines personnes qui connaissaient mal l’histoire prirent cette religion pour japonaise. Or, c’était une religion à cent pour cent coréenne qui pratiquait le culte de Hwanin, Hwanung et Hwangom, personnages imaginaires figurant dans le mythe de l’origine de l’Etat coréen.
Kim Paek Ryong avait affirmé que la vallée de Badaohezi, longue de 32 ou 40 km, abritait bon nombre de hameaux et que les émigrés coréens constituaient une partie importante de la population. Ancienne base de ravitaillement importante de l’armée indépendantiste, Badaohezi était devenu dans les années 1930 le théâtre d’action de la troupe de partisans de Ningan.
Nourrissant quelque espoir, je dépêchai un groupe de travail politique dans un village désigné par Kim, avec mission de recueillir des renseignements sur les mouvements de l’ennemi et de sonder les dispositions d’esprit de la population. Le groupe était composé d’habiles propagandistes et animateurs.
Or, je vis Wang Tae Hong, le chef du groupe, instructeur politique de la 5e compagnie, revenir, déconfit, le visage exprimant une grande lassitude.
Il vint à moi: «C’est encore un échec. Ils se sont rebiffés comme des boucs. On a eu beau déployer toute notre panoplie. Mieux vaudrait réciter les sept ouvrages de Confucius à l’oreille d’un bœuf.»
Ceci dit, il hocha la tête d’un air désespéré.
Kim Paek Ryong, qui était à mes côtés, lâcha un gros soupir, comme si c’était de sa faute.
«En effet, les gens de Ningan sont intraitables. Nous avons fait tout ce qui était en notre pouvoir pour les éveiller et les éclairer, mais en vain. On a même envoyé un groupe de visiteurs en Mandchourie de l’Est se familiariser avec l’expérience des militants de là-bas. Les nôtres sont des gens à l’esprit borné. De retour, ils ont créé une école du Corps des enfants, qui, au début, réunissait tant bien que mal une cinquantaine de marmots, mais, par la suite, tout a été abandonné, et maintenant il n’en reste rien», fit-il.
Si la population se détournait des révolutionnaires qui luttent pour défendre ses propres intérêts et les représentent, comment ceux-ci devraient-ils réagir? Pour la première fois, je me voyais en présence d’un tel obstacle insurmontable. Je réfléchis intensément. Ce ne fut pas sans difficulté que j’étais parvenu à gagner la population de Fuerhe et de Wujiazi à la cause révolutionnaire, mais les gens de ces contrées n’étaient pas aussi rétifs.
L’histoire de notre pays, longue de plusieurs millénaires, ignorait encore un cas où le peuple se fût montré méchant. De ma vie, je n’ai jamais pensé séparer une population méchante d’une population brave et bonne.
Ce n’était pas le peuple, mais une poignée de gouvernants qui avaient bafoué et souillé l’histoire. Il existe bien sûr, pour parler des particuliers, des traîtres, des avares, des escrocs, des spéculateurs, des carriéristes, des dépravés, mais ceux-là ne sont qu’une minorité infime.
Le peuple, cette grande communauté de gens, capable de représenter à lui seul l’univers entier, fait avancer toujours loyalement le char de l’histoire.
Quand l’histoire le réclamait, le peuple a construit des navires-tortues16, a élevé des pyramides; quand l’histoire voulait son sang, le peuple s’est lancé à corps perdu au-devant de la mort et a réduit au silence les blockhaus de l’ennemi.
Les nôtres avaient échoué parce qu’ils n’avaient pas tenté de trouver la voie allant droit au cœur des habitants de Ningan.
Le groupe de travail politique conduit par Wang Tae Hong n’avait fait sans doute que prononcer des discours enflammés et pleins de fougue sur la résistance antijaponaise.
Or, les habitants n’en avaient-ils pas les oreilles rebattues? Tout le monde se plaisait à les haranguer, et l’armée indépendantiste, et l’armée de salut national, voire les brigands. Comment, dans ce contexte, aurions-nous pu espérer que la démarche de notre groupe pût aboutir?
L’erreur consistait en ce que notre groupe avait voulu faire la leçon au peuple. Depuis quand avions-nous pris goût à nous conduire comme le maître, à considérer le peuple comme l’écolier? Certes, les communistes s’assignent pour tâche de tirer le peuple des ténèbres de l’ignorance et de le guider vers la lumière, mais nous estimer le maître du peuple, c’est aller trop loin.
Il peut y avoir plusieurs chemins pour toucher le cœur du peuple, mais il ne peut y avoir qu’un seul laissez-passer, c’est la sincérité. Elle seule peut faire battre le cœur du peuple au même ryt
Nous devons nous mêler au peuple en tant que ses fils, ses petits-fils, ses frères, si nous ne voulons pas nous voir réprouvés.
A ce qu’on disait, le local de spectacle était bondé, lorsque la troupe artistique des enfants de Wangqing était venue donner une représentation. Celle-ci avait fait, elle aussi, des discours sur la révolution. Pourquoi, cependant, la population l’avait-elle accueillie chaleureusement, tandis qu’elle battait froid à nos partisans?
Je demandai à Kim Paek Ryong:
«Avez-vous assisté à ce spectacle?
– Bien sûr, cher commandant. Et quel brillant spectacle! Cette représentation artistique a remué toute la région de Ningan.
– Si le local de spectacle était bondé, cela tient du miracle puisque la population de Ningan répugne à écouter la propagande communiste. Où en est, d’après vous, le secret de ce rassemblement spontané?
– Ah, comme ils étaient gentils, ces enfants-là! Ils ont conquis le cœur des gens de Ningan avec leur superbe spectacle et, aussi, par leur gentillesse, leur sourire lumineux et innocent. Comme ils étaient charmants et admirables! Qui pourrait résister au charme de ces enfants qui viennent vous embrasser gentiment comme si vous étiez leurs propres pères ou mères? Aussi réticents que soient les gens de Ningan, ils n’ont pas pu rester indifférents à leur attrait.
– Ces petits artistes de talent sont très populaires à Wangqing.
– Ah, oui, leur spectacle était excellent. Mais l’important, c’est que les petits ont su se faire aimer. Moi aussi, j’étais saisi d’admiration devant leur comportement. Pendant leur séjour, les rues de Badaohezi étaient tenues propres comme des vitrines de magasin. Ils se levaient de bonne heure, balayaient les rues et, durant la journée, allaient aux champs aider les paysans.»
L’éloge qu’il fit des enfants de Wangqing me réjouit.
«Bien que petits, ils pensent comme de grandes personnes, approuvai-je.
– Ah, ils étaient gentils et aimables. Quand ils voyaient des villageois au loin, ils couraient au-devant d’eux, les saluaient à leur manière, les appelant “grand-papa”, “papa”, “oncle”, “sœur”; ils s’accrochaient à leurs bras... Tout le monde les admirait, les aimait.»
C’était vrai. Si les enfants de Wangqing avaient remué profondément le cœur des habitants du lieu, c’est qu’ils s’étaient adressés à eux avec sincérité et amitié. Comme je l’ai déjà évoqué, nous avions mis une demi-journée à repêcher une petite hache tombée dans un trou de glace sur le fleuve Tuman; et c’était par amour du peuple, par volonté de le servir consciencieusement. Toutes les fois que nous le traitions avec sincérité et amour, le peuple n’a jamais réprouvé notre comportement ni ne nous a tourné le dos.
L’échec du groupe de Wang Tae Hong tenait donc à ce qu’il ne s’était pas adressé aux habitants du village avec sincérité et amitié. Préoccupés qu’ils étaient d’atteindre l’objectif politique de l’expédition: amener la population de la Mandchourie du Nord à soutenir la révolution, ils n’avaient pas songé à gagner son amitié en retour de la leur. Il n’était donc pas étrange que la population se fût détournée de nous.
Leur erreur consistait avant tout en ce qu’ils avaient recouru au discours habituel dans leur premier contact avec la population. L’expérience de la troupe artistique des enfants de Wangqing donnait une leçon précieuse. Ces enfants avaient gagné l’affection des habitants par leur gentillesse et l’avaient scellée par leur spectacle.
Je décidai de commencer par changer de méthode de travail politique, et j’en discutai avec les commandants d’unités. Je dis aux instructeurs politiques des compagnies de m’envoyer les joueurs d’harmonica de leurs unités. Quand ceux-ci furent réunis au commandement, je leur fis jouer de l’harmonica l’un après l’autre.
Un combattant de la compagnie de Yanji, nommé Hong Pom, se distingua: son art était si parfait que tout le monde, entraîné dans le monde de la musique, remuait ses épaules comme s’il dansait. Sa musique rappelait à certains moments celle d’un concert d’accordéons. A côté de lui, le musicien de la 5e compagnie de Wangqing, réputé le meilleur jusque-là, n’était qu’un amateur maladroit.
Hong Pom avait appris à jouer de l’harmonica alors qu’il était petit écolier. Un ami de son père qui venait souvent voir celui-ci avait laissé un jour par mégarde un harmonica chez lui. Le visiteur ne revenant pas chercher son instrument, Hong Pom l’essaya par curiosité, puis y prit goût, et, au bout de quelques années d’exercice, il parvint à en jouer à merveille, tandis que l’instrument, à force d’usage, faisait piètre mine, le revêtement de nickel se détachant par endroits. Heureusement, les sons qu’il émettait n’étaient pas altérés.
A la vue de son harmonica usé à Duitoulazi, où nous préparions l’actuelle expédition, j’avais songé à lui en procurer un nouveau, mais, l’occasion manquant, je n’avais pu le faire jusqu’à notre départ.
Hong Pom était bien connu des partisans et de la population de la région de Jiandao. Si sa vie de combattant ordinaire alimentait souvent la conversation des gens en Mandchourie de l’Est, cela était dû absolument à son talent de virtuose de l’harmonica.
Les joueurs d’harmonica étaient très aimés dans l’armée de guérilla.
Hong Pom est né à Jongsong, province du Hamgyong du Nord. Venu dans la région de Jiandao de bonne heure avec ses parents, il rejoignit très tôt le mouvement révolutionnaire. A un moment donné, il prit part en tant que membre de la Garde rouge à la lutte de masse menée contre la pose de la voie ferrée Dunhua–Tumen. La zone de guérilla de Hailangou dissoute, il passa avec sur le dos un sac qui contenait son harmonica à Wangyugou, où il s’enrôla dans l’armée de guérilla.
Je dis à Wang Tae Hong de conduire le groupe de joueurs d’harmonica au village où, quelques jours plus tôt, son groupe de travail politique avait fait une expérience si amère qu’il avait craché en jurant de ne jamais y remettre le pied. Il fallait tenter la chance une fois de plus. J’avais demandé à Kim Paek Ryong de nous acheter des harmonicas par l’intermédiaire de l’organisation clandestine du lieu.
Puis, le jour même, je me rendis au siège du secrétariat du parti du district de Ningan pour préparer les imprimés à distribuer à la population.
Je parlais avec des camarades du secrétariat, lorsque Wang Tae Hong vint me chercher, l’air radieux.
«Camarade commandant, le groupe a eu un franc succès. Ces gens, naguère encore impassibles comme des bornes kilométriques, nous ont enfin ouvert leur porte.»
Il avait une habitude singulière de faire son rapport en donnant d’abord les résultats obtenus, puis les détails de l’opération exécutée.
Enfin notre groupe de joueurs d’harmonica avait eu raison de la réticence obstinée de la population qui, loin de se fier à l’armée révolutionnaire, lui tournait le dos. Cette expérience était riche d’enseignements.
Les joueurs d’harmonica avaient commencé par déblayer la cour d’une ferme enneigée, puis, après avoir posté une sentinelle aux abords, ils se produisirent: d’abord un duo d’harmonica interprété par Hong Pom et un autre, sur l’air duquel le reste du groupe dansa avec brio. A cette vue, deux ou trois marmots qui jouaient à la toupie dans une ruelle proche accoururent et s’accrochèrent à l’enclos de la ferme. C’était, sans doute, un spectacle rare pour eux. D’autres enfants accoururent, tout en relevant leurs pantalons qui descendaient toujours.
Le duo d’harmonica se mit à exécuter le Chant de la mobilisation générale, le Chant des enfants et Où sommes-nous arrivés? Les enfants, émerveillés de la mélodie envoûtante de l’harmonica de Hong Pom, joignirent leur voix à sa musique en battant des mains. Certains d’entre eux coururent le long des ruelles en criant à tue-tête: «Venez voir, voilà des hommes de 1’“armée rouge du Coryo” qui dansent!» Attirés par ces cris, des villageois sortirent et regardèrent à distance, les bras croisés, le jeu de nos combattants. Certains s’approchèrent hardiment de près et considérèrent d’un œil plein de surprise les «musiciens» de 1’«armée rouge du Coryo».
Le public grossissait d’instant en instant et compta bientôt quelque 40 à 50 personnes. Les harmonicas attaquèrent alors Arirang, et sa mélodie populaire, familière à tout le monde, fit sortir tout le village. Le public comptait maintenant 100 personnes, puis 200, enfin 300.
Ko Pobae chanta alors le Chant de la mélancolie du Phyong-an. Entraînés par la mélodie douce et prenante de la chanson, des centaines de villageois, immobiles, faisaient la haie autour de la ferme: ils écoutaient, émus et attentifs, le chant du combattant de 1’«armée rouge du Coryo».
Le chanteur s’interrompit brusquement et s’adressa au public sur un ton un peu affecté.
«Chers compatriotes, je me permets de vous demander quelle est votre région natale. Ça doit être, je présume, ou le Kyongsang du Nord, ou le Hamgyong du Sud, ou le Kangwon. Ah oui, aussi ou le Phyong-an du Sud. Ce n’est pas la peine de me demander ma région natale, ce n’est pas que je veuille me faire prier, mais non, tout simplement, je ne le sais pas; certes, je suis né en Corée, au bord de la mer. C’est là tout ce que je sais de mon lieu de naissance. Mes parents émigrèrent en Chine de très bonne heure, et je ne sais pas si c’est le fleuve Amnok ou le fleuve Tuman que nous avons alors traversé. Ah oui, je ne suis pas très intelligent...»
Les villageois riaient et chuchotaient entre eux, amusés de l’éloquence sentant le terroir de Ko Pobae.
Celui-ci raconta sa vie errante à travers la région de Jiandao, son engagement dans la guérilla, ses combats et ses faits d’armes, émaillant son récit d’anecdotes amusantes, puis changea imperceptiblement de sujet et parla de la révolution.
«Mes chers amis, que souhaitons-nous, nous autres? C’est retourner dans notre pays. Or, les Japonais nous barrent la route. Ah, ces maudits insulaires, allons-nous les laisser faire? Mais non, je ne le veux ni ne le peux. J’ai pris les armes, je me suis engagé dans la guérilla. J’ai décidé d’en finir avec cette mauvaise engeance de Japonais. C’est aussi dans ce but que je suis venu à Ningan. J’ai appris que la soldatesque japonaise est particulièrement méchante et arrogante en Mandchourie du Nord.»
Là-dessus, une casquette militaire japonaise surgit sur la tête de l’orateur: celui-ci avait mis d’un geste leste, presque imperceptible, la casquette qu’il tenait cachée jusque-là sous le pan de son veston.
Puis, une moustache, une paire de lunettes apparurent sur son visage, changeant du coup son aspect. Les villageois virent aussitôt un officier japonais en lui.
Dans cet accoutrement, l’orateur s’étira, bâilla, puis, le menton levé et faisant de drôles grimaces, les mains jointes derrière le dos, déambula par la cour, d’un pas traînant. C’était un officier japonais qui venait de sauter au bas de son lit et faisait sa promenade matinale dans la caserne.
Les villageois qui, au début, riaient avec retenue, finirent par se tenir les côtes.
A peine les fous rires se calmèrent-ils que notre comédien se mit à faire parade de son don d’imitation des sons: il fit le bruit du rire fêlé d’une vieille femme devant les vieillardes, le bruit du rire éraillé d’un vieil homme devant les vieillards, puis, devant les jeunes femmes, du rire joyeux mais retenu d’une jeune mariée. Ainsi, reproduisant les rires de différentes sonorités, selon le sexe et l’âge, il les fit se tordre de rire, les larmes aux yeux.
Le groupe de joueurs d’harmonica avait gagné ainsi l’amitié des villageois. Puis, il avait fait des discours sur la résistance antijaponaise en les appelant à soutenir l’armée révolutionnaire.
Somme toute, dans ce même village où, un jour plus tôt, le groupe de travail politique avait fait fiasco, les joueurs d’harmonica eurent un franc succès, ce pour avoir agi de façon compréhensible et avec sincérité.
Mettant au profit cette expérience, nous nous mêlâmes plus étroitement aux masses et exerçâmes, par divers moyens, une influence révolutionnaire sur les villages du district de Ningan qui se comptaient par dizaines. Le rideau épais tiré entre 1’«armée rouge du Coryo» venue de Mandchourie de l’Est et la population de Ningan était levé. Partout où passa notre armée, les rangs du parti grossissaient; les organisations révolutionnaires, telles que les Jeunesses communistes, l’Association des femmes, le Corps des enfants, etc., s’élargissaient à vue d’œil.
Les habitants de la contrée, une fois décidés à se fier aux communistes, mirent leur plus grande joie à soutenir l’armée révolutionnaire.
Parmi eux figuraient beaucoup de personnes que je ne pourrai jamais oublier: le vieux Kim, de l’exploitation forestière sur le mont Tianqiao, le vieux Jo T
Quant à la vieille mère Meng, elle nous avait souvent fourni des renseignements précieux sur les mouvements de l’ennemi, bien qu’elle-même et sa belle-sœur eussent été, pour cette raison, souvent arrêtées et torturées par la police japonaise.
Le vieux Ri de Nanhutou était tenu sous surveillance permanente par l’ennemi: celui-ci avait incendié sa maison de 8 pièces, sous le prétexte qu’il assistait l’armée de guérilla. Un jour, l’ennemi l’avait conduit à la gendarmerie et l’avait battu jusqu’au sang à coups de matraque. En dépit de toutes ces épreuves, il n’avait cessé de nous apporter des vivres et des souliers, dont nous avions un grand besoin.
Un jour, je lui demandai:
«Vieux père, vous n’avez pas peur?
– Si, mes trois fils, voire toute ma famille payeront de leur vie si l’ennemi apprend ce que je fais. Pourtant, je ne peux pas faire autrement. L’armée révolutionnaire combat en bravant la faim, la fatigue et mille autres peines, pour libérer le pays. Comment pourrions-nous, nous autres, rester les bras croisés, uniquement préoccupés de la sécurité de notre petite personne? Non...»
Ainsi, l’amour de la patrie, le sentiment de la justice, ces feux sacrés, loin de s’éteindre, continuaient à brûler au fond du cœur de la population de la Mandchourie du Nord.
L’ardeur de ses sentiments ne le cédait nullement à celle des habitants de la Mandchourie de l’Est.
La seule différence était que l’enveloppe en était plus épaisse, le seuil de leur porte plus élevé.
Jamais le peuple n’hésite à ouvrir sa porte à ceux qui se montrent sensibles à son égard, décidés à partager son sort. Il les accueille dans son giron avec un amour fervent. Cependant, jamais les ingrats qui refusent de reconnaître chez le peuple le giron maternel et nourricier, les insolents qui s’estiment en droit d’exiger de lui des services, en le considérant comme son serviteur, les bureaucrates qui croient pouvoir régner sur lui, les exploiteurs qui le pressurent comme une vache laitière, les phraséologues et les hypocrites qui se disent prêts à se sacrifier pour lui, mais qui se détournent de son malheur, les fainéants et les charlatans ne sauraient gagner son affection ni sa confiance, car le peuple leur ferme et verrouille froidement sa porte.
Aujourd’hui, mes compagnons d’armes ayant pris part à la première expédition en Mandchourie du Nord ne sont plus de ce monde. Parmi les 170 combattants, très peu sont rentrés dans le pays libéré. De la compagnie de Wangqing, seuls O Jun Ok et Yon Hui Su rentrèrent dans la patrie, si je ne me trompe.
Kang Gon était alors membre du Corps des enfants. Aussi, d’après son âge, devrait-il vivre encore et poursuivre l’œuvre révolutionnaire, mais il est tombé sur le champ de bataille au début de l’automne, la première année de la grande guerre de Libération de la patrie. Il était chef de l’état-major général de l’Armée populaire de Corée.
Ko Pobae fut nommé plus tard commissaire politique d’un régiment de la 5e armée de Zhou Baozhong.
Certains disaient qu’il était tombé au champ d’honneur, tandis que d’autres affirmaient qu’il s’était réfugié en Union soviétique et qu’il y était mort. Pas moyen d’établir la vérité. Mais est-il possible qu’il ne soit plus, ce jeune homme de talent, d’humeur si gaie, si optimiste, lui qui, par ses bouffonneries et ses boutades, avait mis en hilarité toute la région de Jiandao? Quand la nouvelle de sa mort me parvint, je ne pus y croire. Impossible de croire que la vie d’un aussi grand optimiste soit à jamais éteinte.
Plus de la moitié des joueurs d’harmonica qui avaient ouvert la voie de l’expédition en Mandchourie du Nord étaient restés, sur la demande de Zhou Baozhong, en Mandchourie du Nord, ou avaient péri au cours des batailles sur le chemin du retour. Quel avait été le sort de l’autre moitié?
Je n’ai pu m’en enquérir. Maintenant, même leurs noms m’échappent.
Un jour, près d’un demi-siècle après notre première expédition en Mandchourie du Nord, j’ai reçu une nouvelle inespérée: un des participants à l’expédition vivait à Pyongyang! Le service concerné m’a fait parvenir sa photo et j’ai vu Hong Pom, premier harmonica de notre groupe de musiciens.
J’ai retrouvé autour de ses yeux les traces indélébiles que l’expérience que nous avions faite en commun lui avait laissées. Quelles épreuves n’avions-nous pas traversées en Mandchourie du Nord! Nous avions marché péniblement, pas à pas, contre la tempête de neige furieuse. Le temps avait labouré son visage, mais son cou long comme celui d’une cigogne est resté tel quel, aussi familier à mes yeux. Est-il possible que ce soit ce Hong Pom, virtuose de l’harmonica, favori des gens de la région de Jiandao? Combattant de la première expédition en Mandchourie du Nord, témoin oculaire de tant d’événements? Pourquoi s’est-il abstenu de me donner de ses nouvelles, tout en vivant à deux pas de moi?
J’ai demandé aux camarades du service concerné de tirer au clair la raison de sa réticence.
C’était sa modestie, sa noblesse d’âme qui l’avait fait se tenir dans l’ombre.
«Je suis un ancien combattant de la révolution antijaponaise. Mais personnellement, je n’ai rien fait de remarquable, si ce n’est de participer à l’expédition en Mandchourie du Nord sous les ordres de notre respecté Leader. Or, à mon retour de Mandchourie du Nord, la fièvre typhoïde m’a terrassé et j’ai déliré pendant longtemps dans une hutte dans la vallée de Sandaowan, sans même savoir que, sur ces entrefaites, les zones de guérilla avaient été dissoutes. Par la suite, ne pouvant plus rejoindre mon unité, je suis retourné dans ma région natale. Si je révélais que j’étais un ancien combattant de la guerre antijaponaise, le Parti prendrait soin de moi, et je ne voulais pas lui causer de souci.»
Voilà ce qu’a dit Hong Pom, ancien combattant de la lutte antijaponaise, au crépuscule de sa vie.
Agé de 70 ans, il était alors gardien au poste de la Sûreté de la commune de Jonsung. Des musiciens des nouvelles générations, nés dans les années 1950 et 1960, déménageaient les uns après les autres dans de nouveaux appartements de 3 ou 4 pièces, mais, lui, vieux musicien de l’armée de guérilla, vétéran de la guerre antijaponaise, vivait sans murmurer dans une petite maison d’une pièce. Il ne voulait se faire accorder ni privilège ni faveur. Tels sont nos anciens combattants de la guerre antijaponaise.
Hong Pom avait gardé jusque-là l’harmonica dont je lui avais fait cadeau à Ningan. Quand des chercheurs-historiens de notre révolution sont venus chez lui pour recueillir ses souvenirs, il a joué pour eux une série de chansons révolutionnaires qu’il avait souvent exécutées pendant notre expédition en Mandchourie du Nord, et les visiteurs ont été saisis d’admiration devant sa maestria.
Le Parti a veillé à lui donner un bon appartement, cité Kwangbok, où il a passé le reste de sa vie.
Les combattants révolutionnaires qui avaient passé par des épreuves aussi rudes que l’expédition en Mandchourie du Nord et la Dure Marche ont su surmonter encore, de retour dans la patrie libérée, mille épreuves à mes côtés.
Nos ancêtres disaient que les épreuves connues dans la jeunesse valent plus que leur pesant d’or. Cette maxime traduit une grande vérité de la vie: les épreuves vaincues sont mère du bonheur et du bien-être.
5. La tempête de neige sur le mont Tianqiao
Vers la fin de janvier 1935, nous nous mîmes sur le chemin du retour après avoir accompli toutes les tâches militaires et politiques que nous nous étions assignées dans notre expédition en Mandchourie du Nord.
Le corps expéditionnaire, qui comptait, lors du départ de Duitoulazi, à Wangqing, 170 combattants, n’en avait maintenant que 50 à 60: la compagnie de Yanji avait regagné la Mandchourie de l’Est au début de l’expédition, suivie de près par la compagnie de Hunchun, repartie de Ningan. En effet, il fallait d’urgence défendre les foyers de la révolution contre les opérations de siège de l’ennemi. Puis, les trois mois d’opérations avaient encore éclairci nos rangs: il y avait des tués et des blessés. Les blessés furent évacués en lieu sûr. Notre effectif était réduit des deux tiers.
Or, il n’y avait pas moyen de compléter le vide. Dans les villages où nous campions, nombre de jeunes demandèrent à s’enrôler dans l’armée, et nous les avions tous donnés à Zhou Baozhong.
Celui-ci s’inquiétait pour notre sécurité.
«Selon les renseignements que j’ai obtenus, l’ennemi se démène diaboliquement pour dépister la troupe de Kim Il Sung. Selon toute apparence, il est décidé à venger les défaites que vous lui avez infligées cet hiver. Franchement parlant, je suis très inquiet pour votre sécurité, dit-il en me regardant d’un air anxieux.
– Je vous remercie de votre attention. Mais ne vous en faites pas. La tempête de neige des monts Laoye nous protégera de l’ennemi comme l’autre fois. J’espère que nous retournerons sains et saufs, lui dis-je d’un ton que je voulais nonchalant, touché de son attention.
– Comme vous paraissez insouciant, alors que vous devez côtoyer la mort! Vous êtes un optimiste-né, cher commandant Kim.»
Zhou Baozhong choisit lui-même un itinéraire sûr et nous adjoignit une centaine de soldats des troupes antijaponaises chinoises. Il avait choisi un détour: le mont Tianqiao – les monts Laoye – Barengou, au lieu du chemin habituel: Duitoulazi – les monts Laoye – Badaohezi que nous avions emprunté en venant en Mandchourie du Nord. Ce sentier de détour passait par des montagnes abruptes, loin des régions occupées par l’ennemi. Selon lui, c’était un itinéraire auquel l’ennemi ne pourrait penser.
Ping Nanyang connaissait mieux que Zhou ce trajet secret. Il effleura mon coude et dit;
«A tous égards, mieux vaut passer par le mont Tianqiao. Les exploitations forestières y sont pleines de vivres, et les troupes d’expédition “punitive” n’aiment pas s’aventurer dans cette contrée reculée. J’en réponds.»
Tianqiao signifie le premier pont sous le ciel. En effet, la montagne y est en forme de pont et s’élève vers le ciel jusqu’à une altitude vertigineuse.
Nous consentîmes à suivre les recommandations des camarades de la Mandchourie du Nord et décidâmes de passer par le mont Tianqiao, les monts Laoye et Barengou pour retourner dans la région de Jiandao. Il y avait deux ou trois autres chemins passant par les monts Laoye, mais ils étaient tous bloqués par l’ennemi.
Nous quittâmes enfin la cabane de Zhou Baozhong: les camarades de la Mandchourie du Nord nous firent leurs adieux avec de grandes effusions.
Combien de nos Ri Song Rim sont tombés sur les champs de bataille dans cette lointaine contrée! Ils gisent dans un sol dur et glacé, sans même avoir droit à une tombe digne de ce nom, à une stèle funèbre! A leur souvenir, notre cœur se brisait.
Adieu, compagnons d’armes! Nous reviendrons vous chercher quand le pays sera indépendant. Pardonnez-nous, camarades, nous partons en vous laissant reposer dans le sol glacé de cette contrée, mais, le jour de la libération du pays, nous reviendrons vous prendre, nous vous inhumerons sur la colline de votre pays natal. Nous érigerons une stèle funèbre et poserons une table de pierre devant votre tombe, nous planterons, autour, des arbres à fleurs, nous viendrons chaque année nous incliner devant vous. Adieu, adieu. Ce jour viendra sans faute.
Je dis à la colonne de se découvrir et d’observer trois minutes de silence à leur mémoire.
Le ciel voulût-il recouvrir d’une couverture moelleuse nos compagnons d’armes qui gisaient dans de minces vêtements d’été usés sur les collines, dans les vallées sans nom de Ningan? Une neige duveteuse et abondante tombait sans cesse depuis le matin. Elle recouvrit vite les traces de marche de notre troupe. Le temps était idéal pour un mouvement de troupe discret.
Or, ce grand cadeau du ciel, cette neige ne pouvait pas nous mettre tout à fait à l’abri de la surveillance de l’ennemi, qui se démenait tel un vautour cherchant une proie. Le corps expéditionnaire faisait halte sur une crête de montagne d’environ 700 m d’altitude. Après avoir avalé le déjeuner que nous avaient donné les camarades de la Mandchourie du Nord, nous allions nous reposer un peu, lorsqu’au loin apparurent des troupes d’expédition «punitive» ennemies.
Elles s’approchaient silencieusement de nous. Comment se fait-il qu’elles soient là, dans cette forêt impénétrable où Ping Nanyang avait garanti que nous serions en sécurité? Nous étions stupéfaits et perplexes.
Mes hommes, étonnés, surpris, se demandèrent si nous ne nous étions pas égarés; certains grognèrent, dépités: «C’est foutu. On croyait pouvoir prendre du repos sur le chemin du retour, mais nous voilà talonnés de près par ces salauds. Ah, on aura bien du mal avec l’ennemi sur nos talons.» Je compris du coup que, dans cet état d’esprit, la colonne ne pourrait pas arriver à destination.
Je pensai qu’il fallait les préparer moralement dès le début.
«Camarades, nous nous battons, depuis des années, encerclés par l’ennemi. L’ennemi nous a attaqués de tous côtés, voire du ciel. La guérilla présume un ennemi toujours présent autour d’elle.
«S’il y a des camarades qui ont jamais marché sans être poursuivis par l’ennemi, dites-le. Notre guerre antijaponaise n’a jamais connu de marches sans coups, de feu ni de corps à corps! Camarades, cette fois également, nous devons être prêts à engager des combats. Le combat, c’est le seul moyen de percer l’encerclement ennemi et de regagner la région de Jiandao.»
A ces mots, les combattants se reprirent aussitôt.
Nous dépêchâmes un groupe d’éclaireurs afin de savoir à quelle troupe nous avions affaire.
Il attaqua l’avant-garde de l’ennemi et amena deux prisonniers. Nous entendîmes de leur bouche le nom de Yoshizaki, commandant d’une unité de l’armée Chingan que nous avions plus d’une fois battue à plate couture.
Ayant essuyé défaite sur défaite devant les attaques lancées par notre corps expéditionnaire, il avait demandé maintes fois du renfort: il pensait réparer la honte de ses défaites. C’est son unité qui s’était lancée à nos trousses.
L’armée Chingan, composée de Japonais et de Mandchous, était née de l’ancienne guérilla Chingan constituée en tant que troupe indépendante spéciale ayant pour mission de soutenir l’armée du Guandong, sous les ordres d’un officier d’état-major de cette armée, le commandant Komatsu, au lendemain des Evénements du 18 Septembre.
Elle fut incorporée en novembre 1932 dans l’armée fantoche mandchoue qui venait d’être fondée. Deux tiers de son commandement étaient des Japonais, à commencer par son chef, le général de division Fujii Juro.
L’armée Chingan avait en son sein un détachement de cadets, composé essentiellement de Japonais de 17 à 18 ans, originaires du Japon, diplômés de l’école secondaire.
Cette armée était équipée et habillée par l’armée du Guandong.
Elle était appelée aussi «armée à la manche rouge», parce que ses hommes portaient à la manche une bande d’étoffe rouge. C’était le symbole de leur «détermination» d’être toujours présents sur le champ de bataille, comme on le leur exigeait. On leur inculquait aussi le «Yamato Tamashii» (esprit japonais – NDLR) et le «Seian Tamashii» (esprit de Chingan – NDLR), tristement célèbres.
Quant aux Chinois de cette armée, ils étaient tous issus des classes possédantes et parlaient couramment le japonais.
Ainsi, constituée de c
La guérilla Chingan comptait à l’origine environ 3 000 hommes, effectif légèrement supérieur à celui d’un régiment de l’armée japonaise.
Yoshizaki commandait le 1er corps d’infanterie de cette armée.
Cette troupe était connue comme la plus téméraire et la plus cruelle de l’armée Chingan. Tous ceux qui tombaient entre ses mains devaient le payer très cher.
Quand certaines de ses unités étaient anéanties, Yoshizaki en formait de nouvelles: il disposait d’immenses réserves d’effectifs pour attaquer sans relâche le corps expéditionnaire de l’armée révolutionnaire populaire.
Or, nous n’avions pas de réserve pour compléter nos pertes.
Tous les jours, nous devions soutenir quatre ou cinq combats. Si nous nous mettions en route, l’ennemi en faisait autant; si nous faisions halte, il faisait halte, lui aussi. Il nous talonnait avec une ténacité de sangsue, une obstination jamais vue.
Comme l’avait fait remarquer Zhou Baozhong, l’ennemi était bien informé sur nous: il savait que je commandais notre corps expéditionnaire, quels étaient ses effectifs, quelles tactiques il employait, qu’il n’y avait pas sur le mont Tianqiao et alentour de forces armées communistes pouvant intervenir pour nous aider. Le service de renseignements de l’armée japonaise était très opérant. Nous étions donc obligés de nous battre à découvert.
L’adversaire disait: «C’est déjà un succès si nous parvenons à tuer un communiste contre cent de nos soldats tombés. Nous pouvons réparer notre perte, tandis que l’armée de guérilla ne peut réparer la sienne.» Et il lançait toujours de nouvelles unités dans l’opération. Disposant d’immenses réserves, l’ennemi nous poursuivait sans craindre les pertes. L’armée Chingan semblait avoir juré d’anéantir notre corps expéditionnaire venu de la région de Jiandao, quitte à sacrifier un millier d’hommes. Elle pensait que c’en serait fait alors de Kim Il Sung et que, par conséquent, l’heure de l’armée communiste coréenne et du mouvement antimandchou et antijaponais sonnerait.
L’armée Chingan s’acharnait à nous poursuivre, et la tempête de neige était trop violente pour que nous distinguions les nôtres des ennemis. Il fallait demander qui on était pour tirer.
Les hommes des troupes antijaponaises chinoises, qui nous étaient adjoints, commencèrent à déserter, épouvantés. En effet, pour eux qui n’avaient pas l’esprit de sacrifice, riposter aux attaques téméraires de l’armée Chingan et supporter le froid glacial était un défi bien au-dessus de leur force; par conséquent, ce ne furent pas eux qui nous protégeaient, mais nous qui veillions à leur sécurité tout le long de la marche.
Les vivres que Ping Nanyang nous avait donnés furent vite épuisés.
Depuis des jours, nous trompions la faim avec de la neige. Sur l’immense étendue qui s’étalait à perte de vue, où il n’y avait pas âme qui vive, seule la neige abondait. Nos hommes, prêts à braver la mort, accomplirent des raids dans les campements de l’ennemi, mais les vivres qu’ils en rapportèrent étaient trop maigres pour nourrir le corps expéditionnaire.
L’ennemi en opération ne portait sur lui que peu de provisions de bouche.
«Courage, poussons coûte que coûte jusqu’à l’exploitation forestière du mont Tianqiao. Ping Nanyang n’a-t-il pas dit qu’il y a là des vivres en abondance?»
Soutenus par cette espérance, nous marchions avec persévérance en nous encourageant, en nous soutenant les uns les autres.
S’il m’arrivait de trouver quelques victuailles, je les faisais donner à mes hommes, sans y toucher moi-même.
Plus d’une fois, toute la troupe dut se partager un bol de grains de maïs. Je donnais ma ration aux jeunes combattants, et moi-même avalais une poignée de neige. La neige ne peut restaurer un organisme déjà épuisé. Ce fut par la force de la volonté que nous avançâmes contre la tempête de neige et escaladâmes pas à pas des pentes abruptes.
Han Hung Gwon, à l’étonnement général, prétendit que la neige comportait des éléments nutritifs.
Je pensais que les autres rétorqueraient immédiatement, mais, contrairement à mon attente, personne ne le contredisait, certains renchérissaient même, allant jusqu’à soutenir que l’eau nourrissait peut-être.
J’appuyai cette opinion, car, en les contredisant, en les réfutant, je contrecarrerais l’effort qu’ils faisaient pour oublier ne fût-ce qu’un instant la faim qui les tenaillait.
Il était d’une absurdité évidente de croire que la neige qu’ils avalaient à la place du riz ou du pain était nourrissante, mais pourtant ils polémiquaient d’une voix ardente à ce sujet pour ne pas succomber aux rudes épreuves qu’ils traversaient. C’était une scène à la fois poignante et sublime.
Les camarades chinois ont fait bouillir leurs ceintures de cuir pour tromper la faim, lors de la «Longue Marche». Nous savions aussi que l’eau de cuir bouillie pouvait nous permettre de tenir dans une certaine mesure, en l’absence de vivres, mais l’ennemi ne nous laissait même pas le temps de faire bouillir une ceinture dans une casserole. La marche était si dure que, parfois, je me contraignais, pour ne pas tomber, à me représenter des scènes de la marche décrite dans Torrent de fer que j’avais lu quand j’étais à Jilin, et j’y puisais de la force.
La nuit, je montais la garde à l’égal de mes hommes; notre troupe se trouvait dans une situation trop critique pour que je me prélasse en ma qualité de chef.
Juste au moment où le corps expéditionnaire avait grand besoin de l’autorité et de l’habileté du chef, il lui arriva un malheur: j’avais pris froid aux environs du mont Tianqiao. Epuisé par la faim et la fatigue, mon organisme n’avait pu résister à l’attaque de la maladie.
La fièvre maligne me terrassa sur la neige.
Si j’avais pu me réchauffer près d’un petit feu de bivouac, lorsque je sentais les frissons parcourir mon corps, je n’aurais pas été si malade, mais je m’étais dit de ne rien laisser percer de crainte que ma maladie ne décourageât mes hommes, et mon état empira rapidement, je tombai sans connaissance, les bras et les jambes contractés. Mes hommes accoururent et me firent un massage vigoureux, et, après un long moment, je revins à moi.
On se rétablit sans grand-peine en buvant un bol de miel et en transpirant dans une chambre bien chauffée quand on a pris la fièvre maligne par suite de la faiblesse et du froid, mais c’était un luxe impensable dans cette contrée déserte située à une altitude de plus de 1 000 m.
Han Hung Gwon fabriqua, avec quelques combattants, un petit traîneau.
Mes hommes m’installèrent dessus. Ils m’enveloppèrent d’une couverture et d’une fourrure de cerf et se mirent à marcher en tirant le traîneau à tour de rôle. Ils auraient volontiers prié Dieu pour donner le change à l’ennemi et me sauver, mais celui-ci était inexorablement à nos trousses. Ils devaient repousser ses attaques incessantes et le tenir à distance, d’une part, et, d’autre part, escalader la montagne abrupte et enneigée en tirant mon traîneau. Quelle tension nerveuse, quel effort physique ne durent-ils donc pas soutenir à chaque pas, à chaque instant!
Yoshizaki envoya la compagnie de Kudo, surnommé le «roi de l’expédition “punitive”», pour renforcer la troupe lancée à notre poursuite. Celui-ci sera promu plus tard à titre posthume au rang de «dignitaire fidèle à l’empereur» pour ses hauts faits d’armes en Mandchourie. Les dépouilles des «dignitaires fidèles à l’empereur» sont conservées au Temple Yasukuni. Au pied du mont Tianqiao, Kudo dit à ses hommes: «Kim Il Sung est gravement malade; il ne peut pas diriger sa troupe. Nous n’avons donc pas besoin de livrer une bataille en règle. Pourchassez-la seulement jusqu’au moment où elle tombera d’inanition. En la talonnant, abattez l’un après l’autre ses combattants; en un mois, nous en viendrons à bout.»
Usant de cette tactique, il mit hors de combat plusieurs de mes hommes. Le tir de l’ennemi portait juste.
Quand je repris mes esprits, je ne vis autour de moi que 16 combattants au total.
Je fis un effort pour mieux voir, mais en vain: je ne m’étais pas trompé sur le nombre. Où sont les autres? Ces combattants valeureux ont-ils tous péri et sont-ils ensevelis sous la neige du mont Tianqiao?
La gorge sèche ne pouvant émettre aucun son, je tirai mon mauser de sous la couverture et écrivis avec sa crosse sur la neige: «Où est Wang Tae Hong?» puis j’interrogeai d’un regard encore trouble Han Hung Gwon.
Celui-ci, au lieu de répondre, baissa la tête. Je vis, sous son menton noir de barbe, sa pomme d’Adam se mouvoir dans un spasme.
«Le camarade instructeur politique n’est plus», me dit d’une voix mouillée le chef de section Kim T
Lorsque l’ennemi avait encerclé notre troupe, Wang Tae Hong avait organisé un groupe de choc, dont faisait partie Kim T
C’était un des meilleurs cadres politiques de notre armée, un guerrier intrépide et intelligent, aimé et estimé de tous. Son nom un peu excentrique et sa maîtrise impeccable de la langue chinoise le faisaient souvent passer pour un Chinois, mais il était Coréen. Il avait apporté sa contribution au soutien que nous avions accordé à l’armée et à la population de Mandchourie du Nord. Parlant couramment le chinois, il était reçu partout à bras ouverts par les Chinois. Ce n’était pas par hasard que Zhou Baozhong avait voulu le retenir auprès de lui.
Ah, j’aurais dû le laisser chez Zhou Baozhong lorsque celui-ci me l’avait demandé. Je sentis une douleur poignante me percer le cœur. Broyé de douleur, je dis dans mon for intérieur adieu à mes compagnons d’armes tombés au champ d’honneur.
«La situation était si critique que nous n’avons pu enterrer son corps.»
La voix tremblante de douleur et de remords de Kim T
«Vous auriez pu le recouvrir de neige au moins, parce que la neige ne fait pas défaut en Mandchourie du Nord.»
J’allais le lui reprocher, lorsque je me retins à temps. La raison faisait taire la voix du cœur.
Kim T
Si cet homme d’un naturel si bon, si généreux, si sensible, n’avait rien pu faire pour son camarade tombé, il faut comprendre que c’était un cas de force majeure.
J’écrivis sur la neige avec la crosse du mauser:
«Vous vous souvenez de la vallée où est tombé Wang Tae Hong?
– Bien sûr, comment pourrais-je l’oublier? fit Kim T
– Bien, nous reviendrons enterrer son corps au premier dégel.»
Les combattants poussèrent prudemment mon traîneau au fur et à mesure que j’écrivais de sorte que mes lettres ne se superposent pas.
Mais nous n’avons pu tenir cette parole.
Le mont Tianqiao abritait dans son giron nombre de mes compagnons d’armes tombés sur les champs de bataille, pour lesquels nous n’avons même pas pu creuser de tombe. Aujourd’hui encore, je ressens un douloureux serrement de cœur à leur souvenir; j’ai mauvaise conscience parce que je n’ai pas accompli mes ultimes devoirs à leur égard. Je ne peux pas exprimer par des mots ce que j’ai sur la conscience.
Après la Libération, un jour, Jo Ki Chon accourut chez moi avec sous le bras le paquet du manuscrit de son épopée le Mont Paektu qu’il venait d’achever. Je fus donc le premier lecteur de son épopée: il l’a récitée devant moi, et j’ai été saisi d’admiration, tant par la beauté de son langage que par son contenu, la vérité qu’elle exprimait. L’épopée était riche en passages qui touchent le cœur.
…
Toi, bûcheron des hautes montagnes!
Abats les arbres avec précaution,
Car ils protègent les âmes des soldats
Qui ont péri pour leur patrie.
Et toi, voyageur qui chemine dans les montagnes,
Ne touche pas les pierres qui bordent le chemin.
Qui sait?
Sous ces pierres reposent peut-être
Ceux qui pour leur peuple ont sacrifié leur vie.
C’était le cri de la conscience du poète, sensible à l’affliction de Chol Ho qui enterre Yong Nam, tué lorsqu’ils traversaient le fleuve Amnok pour une mission à l’intérieur du pays.
Lorsqu’il récitait ce passage, Jo Ki Chon et moi, nous avons pleuré silencieusement.
J’ai songé alors à mes nombreux compagnons d’armes tombés sur les champs de bataille en Mandchourie du Nord, sans même avoir droit à une tombe, comme c’est le cas de Wang Tae Hong mort sur le mont Tianqiao. En effet, combien de nos aînés et de nos compagnons d’armes reposent dans les plaines et les montagnes de cette lointaine contrée!
Je garde encore à la mémoire une anecdote qu’un responsable du ministère de l’Enseignement m’avait racontée lorsque j’étais Président du Conseil:
Un jour, un professeur de la faculté d’histoire de l’Université
Kim Il Sung a reçu un de ses anciens compagnons d’armes. Les deux hommes s’embrassèrent et se souvinrent avec effusion des années passées. Le professeur avait un fils unique, qui allait à l’école maternelle.
Le visiteur le trouva gentil et le prit sur ses genoux. L’enfant s’amusa en taquinant les boutons, les insignes des médailles et les bordures de l’habit de son nouvel grand ami. Il prit dans les siennes la main du visiteur et allait la caresser, lorsque, stupéfait, il s’arrêta court et interrogea son père d’un regard éberlué: le visiteur avait la main froide, dure, sans vie, un bras de bois. L’enfant prit prudemment la main artificielle et demanda:
«Oncle, pourquoi n’avez-vous pas de main?
– Je l’ai perdue dans un combat contre les Américains pendant la guerre.
– Comment ça? Les combattants de l’Armée populaire peuvent-ils être blessés?
– Oui. Ils peuvent être blessés, voire tués.»
Cette affirmation confondit au plus haut point le fils du professeur et le désillusionna, car il croyait que les combattants de l’Armée populaire étaient invulnérables.
A l’époque, les livres d’images et les films pour enfants relataient le plus souvent des combats où les ennemis tombaient, tandis que les nôtres ne périssaient pas. Et nos enfants croyaient que les combattants de l’Armée populaire comme ceux de l’Armée de guérilla antijaponaise étaient des êtres physiquement indestructibles.
Nos enseignants et nos hommes de lettres auraient dû apprendre à la nouvelle génération la vérité sur les sacrifices énormes qu’ont coûtés les victorieuses guerres révolutionnaires contre les impérialistes japonais et américains. C’est en surmontant les douleurs, les peines et les épreuves, c’est en escaladant les monceaux de cadavres que nous sommes montés au sommet de la victoire de la guerre antijaponaise.
Des sacrifices, il y en a eu énormément, puisque c’était une guerre menée contre un adversaire redoutable, un impérialisme des plus cruels sur lequel ni les appels, ni les pétitions, ni le terrorisme n’avaient prise. La mort frappe sans distinction les adversaires et les nôtres; elle atteint les combattants de la justice et les mercenaires de l’injustice. Or, une mort diffère d’une autre par son sens. Une vie sacrifiée pour en sauver dix autres, dix hommes tombés pour en épargner cent autres, et ainsi de suite, voilà le sens de la mort que les combattants d’une armée révolutionnaire acceptent sans regret.
Après avoir appris la mort de Wang Tae Hong, je perdis de nouveau connaissance. Brûlant de fièvre, je délirais: je me vois portant avec Wang Tae Hong un brancard et franchissant le col du mont Oga.
Sur le brancard sont couchés, côte à côte, la tête posée sur leurs bras repliés, Cha Kwang Su et Zhou Baozhong.
Chose singulière, je ne pense pas que Cha Kwang Su et Wang Tae Hong sont déjà morts et je ne m’étonne pas que les vivants et les morts se mêlent et se parlent sans le moindre malaise ni répulsion. Le soleil brûlant de l’été tape dur; le chemin est long, le col, raide, et nous marchons péniblement, essoufflés, épuisés, la bouche sèche, le visage grillé.
La soif devient insupportable. N’y pouvant plus, je me jette sur une fondrière pleine d’eau trouble. Je vais boire, lorsqu’une voix familière crie: «Non, n’en bois pas!»
Du haut du col, ma mère, vêtue de blanc, en compagnie de mon frère Yong Ju, agite la main dans ma direction.
«Ne bois pas de cette eau: elle est empoisonnée.»
Je regarde dans l’eau, j’aperçois au fond des grappes d’œufs de grenouille. Comment ça? L’eau abrite tant de vies. N’est-ce pas là une eau vivifiante, meilleure que l’eau de miel? Je me jette sur le ventre et porte la bouche à la fondrière, lorsque, pour la deuxième fois, ma mère crie:
«Puisque je te dis de ne pas en boire.»
A cet avertissement lancé d’un ton péremptoire, je lève la tête et regarde vers la crête. Personne.
Ça doit être un songe, mais je m’entends appeler. Ce cri me fit sortir du rêve.
«Frère aîné Song Ju, reviens à toi, je t’en supplie, ouvre les yeux. Si tu ne te relèves pas, le pays ne pourra se relever lui non plus.»
Ce cri me ramena à la réalité.
Un homme, le buste incliné sur le traîneau, me regardait avec inquiétude.
C’était Wal Nam, membre de l’Union de la jeunesse communiste, qui, depuis Jilin, me rendait divers services, celui de secrétaire y compris.
Alentour, un paysage de forêt enneigée qu’embrasait le soleil couchant défilait lentement, tandis qu’au-dessus de ma tête se déployait un firmament de jade glacial dans la lueur du jour mourant.
Wal Nam, le visage barbouillé de larmes, m’appelait sans cesse en suivant mon traîneau: «Frère aîné Song Ju!»
O Tae Song ou quelqu’un d’autre se jeta sur moi en criant:
«Camarade commandant, si vous mourez, la Corée sera à jamais perdue!»
Les autres camarades qui marchaient à mes côtés en silence m’entourèrent en pleurant. Je devrais les consoler, les encourager, mais je n’avais pas la force d’ouvrir la bouche, mais non; moi aussi, je pleurais.
Puis, je tombai de nouveau dans le coma. Ce ne fut que le lendemain matin que je revins à moi, la température avait baissé. J’ouvris les yeux, vis mon traîneau arrêté dans une clairière et mes 16 compagnons d’armes gisant par terre.
Il fallait désormais que je prenne soin d’eux, comme ils l’avaient fait pour moi jusque-là. Pendant des jours, ils avaient marché, sans rien manger ni boire, et en se battant contre l’ennemi qui nous talonnait. Et encore quelle peine ne s’étaient-ils pas donnée pour me soigner! Et les voilà épuisés, à ne plus pouvoir remuer les jambes. Les années d’épreuves passées dans la région de Jiandao n’étaient rien à côté de ce qu’ils affrontaient en ce moment: jamais leur visage n’avait été aussi émacié, leurs vêtements et leurs souliers aussi râpés et déchirés.
J’eus une sensation d’étouffement. Le chemin est long et ces jeunes dans la force de l’âge gisent là par terre, à bout de force. D’où puiseront-ils la force de s’arracher à la terre et de regagner Wangqing? Il est possible qu’ils ne se relèvent jamais et se laissent ensevelir sous la neige. Alors, ma vie n’aura plus de sens. Si j’ai pu jusqu’ici lever haut le drapeau de la résistance antijaponaise et combattre sans répit, bravant les difficultés et les obstacles, c’est que mes compagnons d’armes m’ont soutenu sans réserve et que j’ai pris dans mon combat appui sur leur force, en leur faisant confiance.
Sans eux, je ne peux pas vivre et moins encore combattre pour la révolution. Ils m’ont soigné et sauvé; à mon tour, je dois les soigner et les sauver. Il faut que je me lève pour sauver ces camarades tombés sur la neige et sauver notre révolution, mais que faire, parce que je ne peux même pas remuer un seul doigt?
De nouveau, un épais brouillard m’enveloppa et je me plongeai dans un monde irréel.
Ah, le fier et intrépide aigle qui parcourait librement les immensités du ciel serait-il tombé à terre, les ailes brisées, pour mourir sans pouvoir réaliser la mission de sa vie? Un sentiment d’échec et de désespoir remplit mon cœur.
Si nous nous laissons aller, sans faire d’effort suprême pour nous relever, nous décevrons le peuple qui fonde ses espoirs en nous. A cette idée, je frémis comme électrisé. Si la nation coréenne s’afflige ou tombe dans le désespoir, l’impérialisme japonais s’en réjouira autant et s’en félicitera. Si nous nous résignons, les Japonais, enrichis et acquis au militarisme, pousseront des hourras.
Les impérialistes japonais souhaitent que nous tombions de faim et de froid dans les profondeurs de cette Mandchourie aux rudes conditions et que le désespoir nous pousse à capituler.
L’histoire ne nous a pas encore accordé le droit de succomber ainsi. Ingrat est celui qui ne fait qu’ajouter une poignée de fumier au sol sans avoir accompli la mission qu’il assume devant l’histoire et l’époque. Il sera ingrat non seulement à l’égard de ses parents, mais aussi de sa nation qui lui a offert un giron maternel et nourricier. Nous ne deviendrons jamais des ingrats.
Je pris une poignée de neige et en frictionnai vivement mes paupières qui, d’une pesanteur de plomb, refusaient d’obéir à ma volonté, et je m’efforçai de méditer avec plus de sang-froid.
Si notre armée révolutionnaire disparaît dans les profondeurs de la forêt enneigée du mont Tianqiao, la violence de la répression impérialiste japonaise contre notre peuple décuplera, centuplera.
Même en ce moment, alors que l’ARPC opère activement, les impérialistes japonais pillent cruellement notre peuple et font tout pour assimiler la nation coréenne.
Ils cherchent à combler, en spoliant la nation coréenne, leurs pertes causées par le blocus économique appliqué après qu’ils eurent quitté en 1933 la Société des Nations.
Le plan d’augmentation de la production de riz et la politique d’accroissement de la production de coton et de soie, mis en avant par le gouverneur général Saito dans les années 1920, ont hâté dans les campagnes de la Corée la stratification sociale et provoqué l’exode de la population rurale, la contraignant à abandonner ses cultures et ses villages. Puis la politique d’industrialisation de la Corée, celle de l’encouragement de la production d’or et celle de la culture du coton au Sud et de l’élevage des moutons au Nord, pratiquées par le gouverneur général Ugaki ont transformé l’économie coréenne chétive en appendice de l’économie de guerre japonaise. Et l’acier, le charbon, le coton, la laine, tout est prélevé et acheminé vers le Japon pour l’enrichir et le renforcer.
Même la langue coréenne a été reléguée au rang de dialecte provincial et interdite. Tous les livres progressistes ont été mis à l’index. Seuls les terrains d’exercices militaires et les prisons se multiplient en Corée. La prison de Sodaemun à Séoul, cette prison tristement célèbre, est en train d’être agrandie, sa capacité de détention étant jugée insuffisante. Les ploutocrates, les chefs militaristes japonais qui rêvaient de l’hégémonie mondiale et leurs laquais se précipitent dans la voie de la militarisation. La guerre sino-japonaise n’est qu’une question de temps. Celui qui tient le doigt sur la gâchette est le Japon militariste. Les fascistes allemands et japonais couvrent rapidement le ciel, à l’Ouest et à l’Est, de nuages noirs, gros du danger d’une nouvelle guerre mondiale.
Face à la contre-révolution qui sévit, comment pouvons-nous nous laisser aller au désespoir, ne fût-ce qu’un instant, nous qui avons juré de vaincre?
Même si le ciel s’effondre, nous devons survivre pour poursuivre la révolution. Si nous ne réussissons pas à retourner en Mandchourie de l’Est, qui alors réglera à notre place les nombreux problèmes restés en suspens dans cette région-là? Si nous nous laissons tomber ici, le peuple coréen sera réduit à vivre pour toujours en esclave pour le compte des impérialistes japonais.
Là-dessus, une inspiration me vint à l’esprit, et j’improvisai un poème, appelé aujourd’hui Chant de la guerre antijaponaise.
Sonore est le bruit des bottes
Des troupes japonaises
Foulant brutalement au pied
Le sol de notre pays,
Elles tuent, brûlent et pillent
Par dizaines de milliers les Coréens.
Tes parents et tes frères
Ta femme et tes enfants
Sont tués, percés par leurs baïonnettes,
Ta maison et ton champ
Sont réduits en cendres.
…
Levez-vous, masses laborieuses
Et luttons sans fléchir
Sous le drapeau rouge
Ecrasons la terreur blanche
Et lançons un vivat
Au jour de la victoire.
Je secouai et mis sur son séant Wal Nam qui gisait le plus près et lui dictai le texte du chant. Puis, avec lui, je me mis à le chanter.
Mes camarades se relevèrent l’un après l’autre et joignirent leur voix à notre chant.
Vers 10 heures du matin, nous arrivâmes à une exploitation forestière à Xibianlianzi: peut-être qu’un bol de bouillie de maïs me sera offert et que je pourrai être au chaud.
J’avais une fièvre de plus 40° ce matin-là. La seule cure possible à l’époque était de prendre un bol de bouillie de maïs et de boire de l’eau-de-vie chinoise avec du sucre rouge.
Le plus important était de transpirer abondamment. Cependant, je grelottais en permanence de froid en plein air, dans mon traîneau, et mon état, loin de s’améliorer, empirait toujours. Brûlant d’une grosse fièvre, je perdis connaissance de nouveau; mes compagnons, les yeux rivés sur mon visage, sombraient dans le désespoir. Personne ne comptait plus pouvoir regagner Wangqing; tous se croyaient perdus, et, avec une sombre indifférence de condamné, s’en remettaient pour tout au chef de compagnie Han Hung Gwon.
Celui-ci pria un vieux servant de l’exploitation forestière, un certain Kim, de nous préparer de la bouillie de maïs: nous n’avions littéralement rien mangé depuis deux jours. Au début, nos camarades prirent pour un Chinois le vieux servant, vêtu à la chinoise et parlant chinois.
Quand il eut appris qu’il avait affaire à l’armée de guérilla coréenne venue de la région de Jiandao, le vieux Kim révéla qu’il était Coréen, père de Kim
Son fils, Kim
Peu de temps après notre arrivée à l’exploitation, Han Hung Gwon reçut le rapport des éclaireurs disant que l’ennemi s’était approché.
Wal Nam était occupé à ce moment à faire bouillir pour moi de l’eau dans une cuvette de fer-blanc sans couvercle, posée dans l’âtre, et aussi à faire sécher mes souliers mouillés.
L’état de son chef ne faisant qu’empirer, et ne voyant aucun moyen de rompre l’encerclement ennemi, le jeune combattant se mit à pleurer.
Il était plein de résolution et d’enthousiasme lorsqu’il avait quitté Jilin avec moi. Il avait juré qu’il ne me survivrait pas.
Wal Nam pleurait à chaudes larmes, lorsque le vieux Kim entra dans la cuisine avec des bûches aux bras. Il lui demanda la raison de son affliction:
«Le commandant est malade... L’ennemi nous a cernés... Il sera ici dans une heure, et nous voilà pris comme dans une sourcière. Je pleure de désespoir. Pour sortir de cette situation lamentable, il faudrait traverser la rivière, mais elle est large et n’est pas gelée. Impossible de la traverser autrement que par le pont. Mais le pont est gardé par une compagnie ennemie mobilisée pour l’expédition “punitive”. N’est-ce pas que nous sommes pris dans une souricière?»
Le vieux Kim, après avoir écouté le jeune homme, lui apprit qu’il existait une issue:
«Jeune homme, ne désespère pas. Il y a une issue même si le ciel s’écroule. Bientôt le patron de l’exploitation forestière va venir; c’est un acolyte du Mandchoukouo. Tu arrêteras cet homme, et l’enverras – cela dépend de ton habilité – dire à la troupe d’expédition “punitive” ennemie de ne pas venir examiner son exploitation. Tes camarades pourront alors demeurer ici sans tracas jusqu’à la nuit. Nous allons réfléchir entre-temps à ce qu’il faudra faire par la suite.»
Tout de suite, Wal Nam rapporta à son chef de compagnie les propos du vieux.
Han causa lui-même avec le vieil homme et adopta un plan d’action pour sortir de l’encerclement.
Han Hung Gwon arrêta le patron. Il le fit garotter puis, l’air menaçant, se mit à gronder:
«Ah, salaud, qui diable t’a autorisé à tenir une exploitation forestière? Jamais nous n’avons reconnu le Mandchoukouo. Si tu veux racheter ta faute, il faut payer un fonds de soutien à notre armée. Une somme importante bien sûr. Combien nous donneras-tu, hein?»
Le patron, terrifié de l’aspect rude de Han Hung Gwon, de sa grande taille touchant au plafond et de sa voix tonitruante, était plus mort que vif.
«Comme vous voudrez.»
Han Hung Gwon se mit alors à citer ce qu’il lui fallait: tant d’uniformes, tant de kilos de porc, tant de sacs de farine, etc., au point que le patron en tomba mort d’épouvante, puis il lui demanda s’il pouvait les lui remettre.
«Si j’ai la vie sauve, je ferai en sorte que la troupe “punitive” ne vienne pas à l’exploitation forestière pendant votre halte ici.
– Comment peux-tu le faire, dis-le-moi en détail.
– C’est simple: je dirai que les partisans ne sont pas ici; qu’ils ont filé ailleurs. Les officiers de cette troupe me connaissent bien, et ils me croiront sans mettre ma parole en doute.
– Si tu nous aides, nous ne te ferons pas de mal. Nous combattons les Japonais. Si tu te repens de ton passé, si tu veux désormais soutenir la résistance antijaponaise, aides-nous à écarter le danger.
– Je suis à votre disposition. Seulement, détachez-moi, je vous en prie.»
Le patron était un homme clairvoyant: il avait compris que les partisans exigeaient de lui, non pas des approvisionnements, mais sa collaboration pour les aider à sortir de l’encerclement.
Il demanda à Han Hung Gwon qui était le chef de la troupe. Et, celui-ci, afin de ne pas attirer l’attention sur moi, dit que c’était lui-même.
Le patron, incrédule, me désigna et lui demanda: «De quoi cette personne souffre-t-elle?» Han lui fit une réponse vague, disant que j’étais un peu mal à l’aise et me reposais.
Le patron tint parole. Il envoya un messager à la troupe «punitive» ennemie, qui ne vint pas à l’exploitation forestière jusqu’à la nuit tombante.
Nous prîmes le déjeuner qui fut aussi le petit déjeuner pour nous, puis le dîner.
Au dîner, il y eut même des plats de porc. Ayant perdu l’appétit, je pris un peu d’eau de bouillie de maïs pour me désaltérer.
Après le dîner, le vieux Kim exposa la deuxième partie de son plan de sortie du siège, qui était excellente. Voici ce qu’il dit:
«Il nous reste maintenant à passer la rivière par le pont. C’est très dangereux. Il vous faut donc un stratagème peu commun. Je vois deux possibilités: ou bien passer devant le poste de garde en jouant le clown, ou bien vous faire accompagner par le patron pour qu’il dise aux gardiens qu’on est des siens, et passer le pont en donnant ainsi le change à l’ennemi.
«Si l’ennemi tente quand même de vous contrôler, vous l’abattrez et passerez en trombe le pont, puis une fois le pont traversé, vous irez dans la montagne, avec sur le dos le commandant Kim.
«A environ 8 km du pont, vous tomberez dans une vallée profonde et vous découvrirez un ravin au fond duquel il y a trois foyers de Coréens. Ce sont des gens qui s’y sont réfugiés, pour fuir les Japonais qu’ils détestent; ils travaillent la terre, sans même s’être inscrits sur le registre de foyers du Mandchoukouo.
«Ils vous aideront, et vous n’aurez plus de problème pour soigner votre commandant Kim.»
Han Hung Gwon accepta l’idée du vieux Kim, qui, l’air satisfait, ajouta:
«Si par malheur quelque chose de fâcheux vous arrive en traversant le pont, le chef de section tiendra en respect les gardiens japonais, tandis que les autres me suivront. Le chef de compagnie, qui paraît le plus fort, de grande taille, portera sur son dos le commandant Kim et m’emboîtera le pas. Une fois passé le pont, je réponds de votre sécurité. Je connais la contrée comme ma poche et on peut tromper l’ennemi, même s’il nous talonne. Si on réussit à passer le pont sans incident, vous nous emmènerez, moi et le patron, avec vous quelque part à proximité de la ville de Ningan. Vous me battrez un peu, vous ferez peur au patron, de sorte qu’il ne puisse tenter aucune perfidie par la suite... Entre-temps, les autres s’enfonceront dans la vallée avec le chef de compagnie portant le commandant Kim.»
Han Hung Gwon m’informa du plan; je le trouvai excellent.
Le vieil homme, bien que profane en affaires militaires, pouvait égaler même un général, un chef de troupe de francs-tireurs. Ce n’était pas pour rien qu’il était le père d’un chef de guérilla. Son plan de percée de l’encerclement ne laissait rien à désirer, son ingéniosité dépassant de loin la ruse de la plupart des commandants ordinaires. Une fois de plus, je me convainquis que le génie du peuple, son inépuisable sagesse peut avoir raison de toute difficulté.
Il faut faire appel au peuple, surtout quand on est en difficulté, voilà mon credo, raffermi par de pareilles expériences.
Je dis à Han Hung Gwon: «Je m’en remets à vous. Agissez selon votre décision, sans hésiter. Moi, malade, je ne suis bon à rien.»
Lorsque la nuit tomba, Han Hung Gwon fit atteler au patron de l’exploitation forestière des chevaux à cinq traîneaux. Il y avait là-bas un gros troupeau de chevaux. Le chef de section, Kim T
A notre approche, les gardiens du pont, Japonais et Mandchous, crièrent dans les ténèbres: «Qui va là?»
Le patron, selon le scénario que nous lui avions décrit, lança d’un ton gaillard:
«C’est moi, le patron de l’exploitation forestière. Je vais dans la ville de Ningan emmener des bûcherons malades et faire des emplettes.»
Les sentinelles, reconnaissant sa voix, laissèrent passer nos traîneaux, sans même venir jeter un coup d’œil sur le convoi.
Les cinq traîneaux s’engagèrent comme un éclair sur le pont, et je sentis le tremblement du pont de bois sous le traîneau. Sous le pont coulaient des eaux noires, rapides et bruyantes, surmontées de crêtes blanches. C’était un gros affluent du fleuve Mudan.
«Que Dieu soit loué! Nous voilà sauvés enfin!» s’exclama le vieux Kim, embrassant Han Hung Gwon quand les cinq traîneaux furent de l’autre côté de la rivière, au-delà du pont.
Cet incident qui tient du roman policier ou du conte de fées prit fin là-dessus. Dans les étapes suivantes, tout marcha également bien, selon notre projet.
N’eût été l’intervention du vieux Kim, je n’aurais alors pas survécu, et notre corps expéditionnaire aurait péri au fond de la forêt du mont Tianqiao. Je lui dois la vie. Il nous a tirés de l’impasse au risque de sa vie; par ses actes, il s’est montré digne de son fils, chef de guérilla. Quel homme excellent qu’il était!
Dans ma vie, je me suis trouvé plus d’une fois en danger de mort, et, chaque fois, j’ai trouvé un secours, aussi étrange que cela puisse paraître, comme celui du vieux Kim, pour me tirer d’affaire. A Jiaohe, une jeune femme inconnue m’a tiré d’un danger d’arrestation imminent; à Luozigou, le vieux Ma nous avait abrités alors que mes compagnons et moi allions tomber d’inanition, transis de froid. Et nous voilà sur le mont Tianqiao, au bord de la débâcle, sauvés miraculeusement par un vieil homme inconnu, le vieux Kim!
Quand j’évoque leur souvenir, certains disent que le hasard m’a servi. D’autres disent que c’est dans l’ordre des choses du monde. Selon eux, si des secours divins sont parvenus aux patriotes qui donnaient le meilleur d’eux-mêmes pour la patrie et la nation, ce n’était pas par hasard.
Je n’ai pas envie d’en discuter davantage; seulement, je pense que, si dans ma vie j’ai plus d’une fois bénéficié de l’aide de divins bienfaiteurs, c’est que le hasard a dû se ranger de mon côté. Le hasard doit faire du bien à ceux qui risquent leur vie pour le bien du peuple.
Si le peuple n’avait pas compris que notre armée de guérilla, attachée à la justice, combattait pour l’émancipation de l’homme, si l’image de celle-ci n’avait pas été si noble et si pure pour lui, nous n’aurions pas bénéficié de l’aide du vieux Kim sur le mont Tianqiao, et les annales de la Lutte révolutionnaire antijaponaise n’auraient jamais connu une légende aussi émouvante que celle née sur le mont Tianqiao.
6. Dans le giron du peuple
Cette nuit cruciale, nous fîmes halte, après avoir passé les triples cordons de barrage de l’ennemi, dans la vallée de Dawaizi et bivouaquâmes dans les décombres d’une maison incendiée. Là, mes compagnons me soignèrent pendant une journée et une nuit. Rien de particulier à faire dans les conditions d’alors: ils allumèrent un feu de bois, puis, réunis autour de moi, massèrent à tour de rôle mes bras et mes jambes.
Le lendemain, depuis le matin jusqu’au tard dans la nuit, une partie de mes 16 hommes battirent la montagne enneigée à la recherche des foyers de Coréens dont le vieux Kim nous avait parlé et qui vivaient à proximité sans s’être inscrits sur le registre de foyers du Mandchoukouo. Il n’était pas facile de découvrir les gens qui vivaient en cachette, à l’abri du contrôle des fonctionnaires du Mandchoukouo et des méfaits des militaires et des policiers japonais. Mes hommes découvrirent vers minuit des cabanes en rondins au fond d’une forêt épaisse de pins pignons, de bouleaux blancs et d’épicéas à mi-flanc des monts Laoye. C’était là la maison de la famille du vieux Jo T
Dans la forêt, de part et d’autre d’un petit ruisseau se trouvaient deux cabanes jumelles d’une pièce. La cabane à flanc de montagne, au nord du ruisseau, était occupée par les vieux époux Jo, avec leur fils aîné Jo Uk, sa femme et leurs enfants, en tout neuf personnes; la cabane au sud du ruisseau était habitée par la famille de Jo Gyong, deuxième fils du vieux Jo, comprenant cinq personnes. Le toit était si bas qu’on aurait dit d’un abri souterrain. La toiture des deux cabanes était renforcée d’une épaisse couche de terre où poussaient de jeunes pins, qui cachaient à merveille les cabanes des yeux indiscrets. Si nos éclaireurs avaient battu toute la montagne sans remarquer les cabanes, c’était à cause de ce camouflage naturel.
Il n’était pas fortuit que les voyageurs passant par les monts Laoye ne se doutassent point de la présence d’hommes en ce lieu reculé, des hommes singuliers qui n’aimaient pas que le monde s’aperçoive de leur existence. Seuls trois combattants qui assuraient la liaison entre la Mandchourie de l’Est et celle du Nord les connaissaient, disait-on.
Lorsque nos éclaireurs eurent expliqué au vieux Jo le motif de leur visite, celui-ci s’écria: «Que le ciel s’écroule, il n’est pas permis de laisser souffrir en plein air le commandant Kim malade. Allez vite accueillir les partisans.» Il poussa avec empressement son fils, Jo Uk, et son petit-fils, Jo Yong Son, les exhortant à courir au-devant de nous et commanda à sa bru C
La cabane du vieux Jo T
Le vieux Jo T
«Si le commandant Kim reste sans connaissance, c’est que le sang ne circule pas comme il faut dans son corps. Une fois que le sang se remettra à couler sans empêchement, ça ira mieux. Donc, vous autres, ne vous en faites pas tant, et allez vous reposer chez mon deuxième fils», dit-il à Han Hung Gwon, tout en massant, avec l’aide de sa bru, mes bras et mes jambes.
Mes camarades, qui, depuis plusieurs jours, se désolaient de me voir si malade, se sentirent réconfortés en entendant cette affirmation, et, suivant le conseil du vieil homme, ils passèrent, précédés de Jo Yong Son, chez Jo Gyong, de l’autre côté du ruisseau.
Restèrent auprès de moi, outre les maîtres de la cabane, deux combattants désignés pour veiller à ma sécurité.
Le vieux maître de céans délaya un demi-bol de miel dans de l’eau bouillie, me la donna à boire, puis, ayant pris place à mon chevet, posa de temps en temps sa main sur mon front, cherchant à se rendre compte de l’évolution de mon état. Peu de temps après, il me fit manger une bouillie de millet très légère mêlée de miel. Plus tard, les hommes de ma garde, qui avaient veillé avec le vieux à mon chevet, me dirent que c’était depuis que j’en avais bu que ma mine avait commencé à reprendre ses couleurs et que j’avais donné signe de vie. J’eus une sensation de légèreté et de fraîcheur dans la tête comme si je respirais à pleins poumons l’air pur et parfumé du printemps, et il me semblait que je m’envolais, léger, dans le ciel. Plus rien ne me restait du passé, ni le traîneau, ni le paysage de forêt enneigée d’une monotonie accablante, ni la tempête de neige, ni le froid, ni les coups de feu de l’ennemi qui nous poursuivait inlassablement. Surtout, les maux de tête insupportables, la sensation de froid et la fièvre avaient disparu comme par enchantement. Que s’est-il passé? Le mal qui faisait rage, en cherchant à me terrasser, m’aurait-il vraiment quitté? Je concentrai mon esprit, prêtai l’oreille au bruit du vent qui soufflait au-delà de la fenêtre. Le papier de la tenture émit une plainte, qui me rappelait le vrombissement des biplans ennemis que nous avions vus sur les monts Laoye le jour de notre départ de Duitoulazi. Puis mon regard croisa, dans l’air, celui plein de tendresse d’un vieil homme inconnu, aux sourcils blancs et touffus.
Il tenait ma main dans sa main roide et calleuse, et je reconnus dans cette main celle de mon grand-père de Mangyongdae que j’avais si souvent sentie sur mes joues et mon front.
«Où suis-je, père?» demandai-je d’une voix faible au vieil homme inconnu qui me regardait, assis à mon chevet.
A cette question, son visage changea d’expression: un sourire heureux, qu’on ne peut rendre par les paroles, se dessina sur ses lèvres, se propagea sur ses joues et ses paupières, illuminant d’une lumière quasi divine son visage de paysan, bon, brave et simple comme la terre, plein de rides. J’eus l’impression que jamais auparavant je n’avais vu de visage aussi pur et aussi sincère.
Wal Nam, qui se tenait à ses côtés, dans une immobilité de statue, fondit en larmes; il me raconta d’un trait ce qui s’était passé dans l’exploitation forestière à Xibianlianzi et puis dans la vallée de Dawaizi.
«Grand-père, je vous remercie. Je vous dois la vie.
– Mais non, commandant Kim, vous êtes l’homme du Ciel. Si vous avez repris connaissance chez moi, c’est par la volonté du Ciel.»
Le vieux leva les yeux et contempla un moment le plafond comme s’il voulait y trouver la confirmation de ce qu’il venait de dire. Ses paroles et son attitude me confondaient. Je dis:
«Grand-père, ne dites pas cela, je vous en prie, vous me confondez en m’appelant homme du Ciel. Non, je ne le suis pas, je suis fils de paysans ordinaires, fils et petit-fils du peuple. Combattant de l’armée coréenne, je n’ai pas fait grand-chose jusqu’ici.
– Ce n’est pas vrai. Des actions d’éclat que vous avez accomplies sur les champs de bataille, tout le monde est au courant. Bien que paysan ignorant, vivant au jour le jour en travaillant un brûlis dans cette contrée reculée, je sais assez bien ce qui se passe dans les trois provinces du Nord-Est.» Puis, aux siens: «Venez, mes enfants, saluez le Général Kim, celui qui, comme vous le savez, il y a deux ans, en automne, a conduit l’armée coréenne pour attaquer le chef-lieu du district de Dongning de concert avec la troupe du commandant Wu», dit-il d’une voix ardente alors qu’ils entraient dans la cuisine, accourant à la nouvelle de ma reprise de connaissance que leur avait apprise Wal Nam, en même temps que mes camarades qui sautèrent du lit du même coup.
Je me soulevai et reçus leurs salutations. Bientôt, la cabane sans nom ni numéro, jamais recherchée par un facteur, perdue au fond d’une montagne profonde, retentit de rires gais.
«Ah, nous voilà maintenant riant et causant à cœur joie, mais il y a quelques jours quand nous étions encerclés par l’ennemi, mille difficultés nous barraient la route, et je pensais que c’en était fait de nous tous, avoua Kim T
– Je vous ai causé beaucoup de peine. Je dois me féliciter de vous avoir auprès de moi: c’est grâce à vous que j’ai échappé à la mort. Jusqu’au dernier moment de ma vie, je n’oublierai pas ce que vous avez fait pour moi.»
Et je contemplai longuement, comme pour les graver à jamais dans ma mémoire, ces visages chers, qui, les yeux humectés, n’en finissaient pas de me regarder. Aujourd’hui encore, je les revois devant moi aussi nettement qu’il y a 50 ans, mais j’ai oublié les noms de la moitié d’entre eux. Je brûle d’envie de les faire connaître à la postérité, mais, malheureusement, ma mémoire fatiguée refuse de me servir dans cet ardent désir. Les noms de ces 16 combattants sont ensevelis sous les couches de dizaines de milliers d’autres noms qui, en se superposant les uns sur les autres, sont entrés dans ma vie de combattant de plus d’un demi-siècle d’une façon ou d’une autre. Il faudrait recourir à des données, des notes, des enregistrements, etc., pour redécouvrir les noms des nombreux combattants disparus au début de l’histoire de notre révolution antijaponaise, mais, malheureusement, nous ne disposons pas de matériaux de ce genre. Nous nous sommes jetés à corps perdu dans la guerre antijaponaise, non pas pour faire connaître notre nom à la postérité; nous avons combattu les armes à la main, à seule fin d’inaugurer une ère nouvelle où les masses laborieuses seront maîtres de tout.
Pourtant, ce fait ne peut aucunement me justifier, moi qui ne sais plus les noms de beaucoup de mes compagnons d’armes, inoubliables, qui avaient donné le meilleur d’eux-mêmes pour sauver leur chef.
«Grand-père, quel est votre lieu de naissance et pourquoi vivez-vous dans cette contrée reculée?»
Je posai ma main sur sa main rugueuse, striée de veines bleues, contemplai avec compassion son visage ridé, qui évoquait, me semblait-il, avec éloquence les événements du dernier demi-siècle de notre pays.
«A l’origine, je vivais dans le canton de Samjang, de l’arrondissement de Musan. Mais harcelé par les Japonais, je l’ai quitté à l’âge de 29 ans pour venir m’installer à Helong», répondit-il d’une voix triste.
Depuis, pendant environ 30 ans, il avait travaillé un petit lopin de terre pris à bail, puis deux ans après l’événement des vivats du 10 Juin, il avait franchi avec sa famille les monts Laoye et s’était mis à cultiver une terre laissée en friche par une société de riziculture japonaise.
Devant mes yeux défila, tel un film, la triste histoire de la dégradation et de l’appauvrissement d’une famille de paysans coréens à la suite de la ruine du pays.
Jo T
Mais, les habitants ne se laissèrent pas aller au découragement: ils relevèrent leurs maisons et la vie recommença. Or, au printemps 1933, un nouveau malheur vint frapper le village. De nouveau, le village fut incendié et le feu emporta des vies.
Jo T
C’était une vie en autarcie primitive qu’ils menaient et dont le vieux Jo était fort content. Ils n’allaient au chef-lieu de Ningan que rarement, des sacs de riz sur le dos, pour le troc. Ils avaient besoin de tissus, de chaussures, d’allumettes, de sel, de fil et d’aiguilles, et, pour s’en procurer, il fallait aller faire du troc sur le marché. C’était le seul lien qu’ils maintenaient avec le monde extérieur. La civilisation des grandes villes était étrangère à la vie qu’ils menaient, confinés dans ce trou perdu, sans route ni voiture ni électricité. Les enfants ne savaient pas ce que c’était une école. Les semonces du vieux Jo leur tenaient lieu d’enseignement. Les contes et les quelques chansons que connaissait C
«Grand-père, n’est-il pas triste de vivre seuls dans cette montagne profonde?» demandai-je, éprouvant un serrement au cœur.
Le vieux Jo répliqua avec un sourire attristé aux lèvres:
«Si, c’est dur, mais je m’en réjouis parce que je n’ai plus à subir les Japonais malfaisants. On est mieux ici que dans le Ryuldoguk.»
Le mot de Ryuldoguk me navra profondément.
Comment peut-on comparer ce trou reculé à un Ryuldoguk? Voilà où est tombé l’idéal des Coréens. Les Japonais ne cessent d’affluer en Corée pour s’approprier ses terres fertiles, et les Coréens, évincés de leurs terres, émigrés en Mandchourie, vivotent dans des trous perdus, comme des taupes dans leurs taupinières. Ce n’est ni plus ni moins dans une prison qu’ils vivent.
Ce n’est pas trop dire. Non, ils mènent une vie de détenus dans une immense prison. Seulement on ne voit pas là de hauts murs ni de geôliers. Or, l’armée et la police japonaises et mandchoues ne sont-elles pas les plus cruels geôliers, et leur surveillance et leur persécution ne sont-elles pas plus accablantes que les murs d’une prison? Si le vieux Jo trouve sa vie dans cette prison meilleure que celle du Ryuldoguk, c’est simplement de son désir de se consoler de ses malheurs, mais c’est quand même anachronique.
Réduit à vivre une vie de prisonnier, ce vieux maître du logis s’estimait heureux. Cette vision me chagrina. Si tous les Coréens se contentaient des réalités d’aujourd’hui, la Corée ne pourrait jamais se relever.
«Grand-père, vous trouvez la vie dans ce trou perdu meilleure que celle du Ryuldoguk. Voilà où en sont les Coréens. Même Samsu et Kapsan, ces contrées de déportation bien connues, ne sont pas aussi tristes qu’ici. La présence des Japonais en Corée et en Mandchourie exclut pour nous toute possibilité de vivre dans un Ryuldoguk ni dans la paix. Les troupes “punitives” japonaises ne tarderont pas à venir troubler le silence de ce coin perdu, je vous l’assure.»
Quoique conscient de l’angoisse que mes paroles pouvaient inspirer au vieux, je n’en voulais pas moins lui révéler la dure vérité.
Le vieil homme resta silencieux, les sourcils pris d’un léger tiraillement, et il me fixa d’un regard las et désolé.
«Si, enfin, ces satans de Japonais nous apportent le malheur jusqu’à ce trou perdu, cela veut dire qu’il n’y a pas d’endroit où vivre pour nous autres, Coréens, dans ce monde. Ah, nom de nom, quels bandits que ces cinq ministres traîtres17! Ils ont réduit les pauvres gens à cet état tragique!... Chaque fois que je dois quitter une région pour aller vivre ailleurs, je pousse des cris d’imprécation contre les cinq ministres traîtres qui ont vendu le pays.»
Voilà en substance la conversation que le vieux Jo T
Dès le lendemain, je me levai du lit, fis une promenade et lus un peu. Quelques jours après, j’accomplissais même un petit travail manuel. Pendant la journée, je donnais des cours militaires et politiques à mes hommes, et, le soir, je me mêlais à eux, organisant souvent une soirée de distraction. La soirée s’ouvrait chez Jo Gyong, au-delà du ruisseau, et je m’y rendais en compagnie de deux ou trois combattants qui partageaient avec moi une chambre chez le vieux Jo T
Au troisième ou au quatrième jour de notre séjour, je voulus donner à la troupe l’ordre de départ, car cela nous peinait d’être nombreux à la charge de cette famille pauvre, j’avais honte que nous touchions à la maigre récolte qu’elle rentrait à grand-peine de son brûlis.
Or, le chef de compagnie Han Hung Gwon s’y opposa catégoriquement. Il déclara: «A peine rétabli de la fièvre maligne, s’exposer de nouveau au froid, c’est purement et simplement s’exposer à la mort. Une témérité insensée.» Il me reprocha même mes promenades dans la forêt.
Cependant, les denrées que consommaient une vingtaine de combattants dans la fleur de l’âge n’étaient pas en petite quantité. A calculer au prorata de la ration actuelle pour adulte, 20 jours de séjour de notre troupe devaient représenter quatre sacs de riz. De toute façon, nous avions épuisé presque toutes les provisions de bouche de la famille.
Or, pas une seule fois, le vieux maître ne s’en était montré soucieux ni mécontent. Au contraire, si nous lui demandions pardon pour les désagréments et la dépense que nous lui causions, il nous en faisait reproche, disant que c’était son devoir civique de servir de son mieux l’armée de son pays. C’était vraiment un homme à l’esprit large.
De son côté, sa bru, C
Elle était chagrinée de ne pas pouvoir me servir de plats de viande, indispensables, d’après elle, à la convalescence.
«Nous avions décidé de ne pas élever d’animaux de ferme de peur d’être aperçus. Or, comme je m’en repens aujourd’hui! Si nous avions élevé au moins de la volaille, nous aurions pu offrir du rôti au Général. J’aurais voulu acheter de la viande, en allant aussi loin que nécessaire, mais je m’en suis abstenue de peur de tomber sur la troupe “punitive”... Ah, comme la vie est dure dans ce monde!»
Ces paroles de femme au cœur simple et bon, sans affectation, m’émurent.
«Mère, ne dites pas cela, je me sens coupable. Né dans une famille de simples gens, j’ai grandi sans avoir eu la chance de goûter des plats de viande. Donc ne vous en faites pas pour cela. Vous vous chagrinez de ne pas pouvoir faire du fromage de soja à la pâte pressée à cause du manque de saumure, mais le fromage de soja à pâte molle et le piji que vous faites pour nous sont délicieux; ce sont ces mets qui m’ont permis de reprendre mes forces.
– On dit que les hommes du Phyong-an sont rudes, mais vous, le commandant, vous avez le cœur plus sensible que celui d’une femme. Si j’avais eu une fille, j’aurais voulu prendre pour gendre un homme de votre province. Le repas que je cuis pour vous est frugal, mais mangez avec appétit, je vous en prie, de sorte que vous vous rétablissiez avant de quitter notre maison.»
A chaque repas, elle attendait, le cœur serré, accroupie devant l’âtre, que j’achève le repas, craignant que je ne le fasse desservir sans y avoir touché par manque d’appétit.
Aussi, me forçais-je à me servir, même quand je n’avais pas d’appétit, pour ne pas la chagriner. Alors, elle desservait la table, le visage éclairé d’un sourire heureux.
Le dévouement dont avait fait preuve le peuple pour nous était en effet pur, sans tache. Si l’on peut le comparer à un courant d’eau, je voudrais dire que c’est là l’«eau de jade», l’«eau de saphir». Insondable et inépuisable est sa source.
Celui qui est aimé du peuple peut s’estimer le plus heureux du monde, tandis que celui réprouvé de lui, le plus misérable!
Voilà la conception que je me fais du bonheur et à laquelle je m’en suis tenu toute ma vie. Aujourd’hui comme
Grâce aux soins de la famille de Jo T
Dix jours s’écoulèrent rapidement, et je méditai sur le départ pour notre zone de guérilla. J’avais l’impression d’avoir quitté Wangqing il y a des années, bien qu’à peine trois mois se fussent écoulés. Que se serait-il passé en notre absence? Dans quel état nous la retrouverions à notre retour? Autant de questions me tourmentaient, et j’éprouvais une vague inquiétude.
Alors que nous opérions dans les environs de Badaohezi, les agents de liaison, venus de Mandchourie de l’Est, avaient relaté plus d’une fois que le vent de la «campagne de liquidation des réactionnaires» sévissait dans la région de Jiandao et que le peuple vivait dans l’inquiétude. Certains avaient déploré que la massue de la lutte contre le Minsaengdan avançait en démolissant toutes les positions de la révolution; certains autres avaient affirmé que, si cette campagne de purge continuait sur sa lancée, elle finirait par démanteler d’ici une ou deux années toutes les zones de guérilla.
Il fallait regagner au plus tôt notre zone de guérilla et remédier aux conséquences dramatiques de la lutte contre le Minsaengdan, poussée vers l’extrême gauche. Cette idée s’ancra dans mon cœur au fil des jours.
Un jour, alors que je faisais une petite promenade dans la forêt, cette idée me revint à l’esprit, et je me rendis à la cabane de Jo Gyong pour en discuter avec Han Hung Gwon.
Je le trouvai aux abords de la maison, assis sur une souche d’arbre, les yeux perdus vers le Nord, les bras croisés sur la poitrine et figé dans une immobilité de statue de bois; son visage exprimait une profonde mélancolie que nul ne pourrait dissiper. A mon approche, il se leva de son siège en s’essuyant furtivement les yeux.
En apercevant le coin de ses yeux rougis, je m’inquiétai. Un malheur nous serait-il arrivé la nuit dernière? Ou bien cet homme solide, au caractère rude, souffrirait-il d’un chagrin intime qu’il ne pouvait confier à personne?
«Chef de compagnie, qu’est-ce que vous avez pour vous laisser aller ainsi dès le matin? Ça ne vous sied pas.»
Sans m’arrêter, je marchais lentement autour de lui.
Han Hung Gwon me fixait d’un air morne.
Puis, il ferma et rouvrit ses yeux mouillés, lâcha un gros soupir et dit d’une voix peinée:
«Nous étions des dizaines au début de l’expédition, mais il n’en est resté que 16 dans ma compagnie. Quelle compagnie c’était! Que n’avons-nous pas fait pour la constituer!»
Lui et moi, nous évoquâmes avec émotion les journées de création de la 5e compagnie.
Celle-ci s’était détachée de la 2e compagnie de Wangqing cantonnée à Shiliping.
J’avais conduit une partie de la 2e compagnie à Luozigou où j’avais engagé de nouvelles recrues pour la renforcer. C’est ainsi que naquit la 5e compagnie dont Han Hung Gwon était le chef.
Cette compagnie avait opéré la plupart du temps sous mon commandement personnel. Même lorsque je commandais des bataillons ou des régiments, j’avais tenu à garder cette compagnie sous mes ordres, pour effectuer des raids dans les zones contrôlées par l’ennemi. Elle était une des meilleures troupes de partisans de la Mandchourie de l’Est: expérimentée, elle savait frapper dur. Or la voilà maintenant rudement éprouvée, exsangue, tenant à peine debout sur le chemin du retour. Son chef Han Hung Gwon avait bien de quoi se tordre les mains et s’arracher les cheveux.
«Les pertes qu’a subies votre compagnie me déchirent le cœur, mais nous avons rendu un service inestimable aux camarades de la Mandchourie du Nord: c’est cela qui doit nous consoler. Nous avons beaucoup gagné aussi nous autres. Camarade Hung Gwon, jamais le sang n’est versé pour rien, nous élargirons nos rangs et nous vengerons le sang versé par nos camarades.»
Je disais cela pour Han Hung Gwon aussi bien que pour moi-même.
Celui-ci, les lèvres serrées, continuait de fixer le ciel du Nord, d’un air obstiné. Aucune parole, aucune consolation ne pourrait fermer la grande plaie qui s’était ouverte dans son cœur. L’affliction d’un homme est inconsolable, beaucoup plus profonde que celle d’une femme. Le silence obstiné de Han Hung Gwon, au lieu de me dépiter et de me vexer, accrut ma confiance en lui.
Quelques jours plus tard, malgré les supplications du vieux Jo, je donnai l’ordre de départ à la troupe.
La troupe s’aligna devant la cabane pour dire adieu au vieil homme.
«Grand-père, je suis arrivé chez vous sans connaissance, porté sur le dos de mes camarades, et me voilà sur pied pour repartir pour notre zone de guérilla. N’eussent été vos soins et votre aide, loin d’espérer guérir, je ne serais déjà plus dans ce monde. De ma vie, je n’oublierai pas ce que vous avez fait pour mes camarades et pour moi.»
J’étais navré de ne pas pouvoir communiquer mieux ma reconnaissance au vieux Jo et aux siens. L’intensité du sentiment semblait proportionnelle à la banalité de l’expression.
Le vieux Jo s’en montra très ému.
«Je n’ai rien fait qui mérite un tel éloge, fit-il, puisque je n’ai pas pu vous offrir de viande. Je regrette de ne pouvoir vous soigner davantage, commandant Kim. Mais je ne vous retiendrai pas plus longtemps, puisque vous êtes appelé à suivre ce chemin pour libérer la Corée. Une fois le pays libéré, nous quitterons ce trou perdu pour retourner dans le pays. Commandant Kim, vous êtes notre espoir.
– Si vous devez vivre en cachette, loin de la lumière, même sur un sol étranger, c’est de notre faute, nous autres, jeunes Coréens. Cependant, grand-père, le jour viendra où vous vivrez dans la liberté et dans le bonheur. Au printemps, l’expédition “punitive” de l’ennemi reprendra de plus belle, et les coups de feu retentiront dans cette vallée. Aussi, vous feriez bien de déménager quelque part du côté de Luozigou, quelque pénible que cela puisse vous être. Le vent de la révolution y est plus fort, vous y serez plus en sécurité.»
Là-dessus, nous quittâmes la vallée de Dawaizi.
La mère C
Après notre départ, comme nous l’en avions averti, les coups de feu de troupes d’expédition «punitive» se mirent à crépiter à proximité des cabanes des Jo, et la famille quitta subrepticement Dawaizi à la faveur de la nuit, après avoir mis dans des sacs des vivres et des affaires. La famille s’installa à Taipinggou où elle prit de la terre à bail.
Je revis cette famille au mois de juin de cette même année (1935) à Taipinggou: notre corps expéditionnaire de Mandchourie de l’Est, qui avait écrasé une unité de l’armée Chingan à Laoheishan, était venu bivouaquer dans le village Xintunzi à proximité de Taipinggou, où il déployait une énergique propagande politique à l’intention de la population. Nous dépêchâmes des agents politiques compétents dans le village de Taipinggou: ils étaient de ceux qui, avec moi, étaient passés chez le vieux Jo T
Sur-le-champ, j’allai le voir chez lui. Six mois plus tôt, j’étais arrivé chez lui, sans connaissance, transporté par mes 16 hommes, eux-mêmes exténués par les combats et la marche pénible à travers l’immense Mandchourie du Nord, mais, ce jour-là, je me rendais chez lui, plein d’énergie, à la tête d’une grande unité. J’allais revoir ces bienfaiteurs qui, par leur dévouement suprême, m’avaient tiré de l’étau de la mort. Je n’avais pas grand-chose sur moi pour les aider à mon tour: j’apportai quelques livres de viande et une somme d’argent à peine suffisante pour acheter des vivres pour un ou deux mois. Comme j’aurais voulu avoir des dizaines de bœufs au lieu de cette petite quantité de viande, un amas de pièces d’or à la place de cette maigre somme d’argent pour les leur donner!
Un bienfait doit être généreusement payé de retour. Celui qui ne peut faire grand-chose en retour pour son bienfaiteur ne peut que se sentir coupable. J’étais en proie à ces sentiments.
Cependant, la taille droite, je marchais d’un pas allègre avec au cœur la joie de les revoir. Je suis là en forme, les Jo sont aussi tous en vie. Peut-on imaginer bonheur plus grand?
Ils habitaient une petite pièce de location, dégarnie, trop exiguë pour leur nombreuse famille, et les vêtements qu’ils portaient tombaient en lambeaux: une misère sans nom. Et pourtant, un sourire bien heureux illuminait leur visage quand ils m’aperçurent. Je pris place avec le vieux Jo dans la véranda, et nous échangeâmes nos souvenirs. Le vieil homme s’intéressait aux faits d’armes de l’armée révolutionnaire qui avait anéanti l’armée Chingan, tandis que je m’inquiétais de la pauvreté de sa famille.
«Grand-père, sans avoir de bœuf, comment vous arrangez-vous pour labourer la terre et transporter le bois de chauffage? demandai-je en révélant ce qui m’inquiétait le plus depuis mon séjour à Dawaizi.
– C’est nous-mêmes, les 14 membres de la famille, qui tirons au besoin la charrue et transportons sur notre dos le bois de chauffage à la place des bêtes de somme.»
Le vieux Jo parlait de la misère de sa vie d’homme de 60 ans, d’un ton insouciant, comme si de rien n’était, et son attitude courageuse m’émut.
«Quelle peine n’avez-vous pas dû avoir pour nourrir tant de bouches?
– Oh, de la peine, j’en ai eu mon content, mais quelque pénible que soit ma vie de paysan, elle n’est rien auprès de la vôtre, Général Kim. Vous combattez l’ennemi. Ces derniers temps, je circule, la tête haute, oubliant misère et famine.
– Un heureux événement vous serait-il arrivé?
– Pas à moi seul. Votre armée, Général Kim, frappe sans cesse les Japonais, et je me sens heureux comme si j’étais millionnaire. Les nouvelles des victoires de notre armée révolutionnaire nous font oublier la faim et la peine que nous endurons. Naguère encore, lorsque vous nous faisiez vos adieux à Dawaizi, j’avais le cœur navré. Une armée avec un effectif aussi réduit, à peine celui de ma famille, que peut-elle faire de valable? me disais-je. Mais je me trompais:
Ainsi, lui qui, naguère encore, à Dawaizi, ne se préoccupait que des problèmes de sa vie matérielle immédiate, ne parlait maintenant, à ma grande surprise, que des opérations victorieuses de l’armée révolutionnaire. Quel changement depuis une demi-année! De l’ermite résigné et impuissant qu’il était, ayant craché sur ce monde, sans la force de résister, il était redevenu un homme plein de foi en l’avenir et d’optimisme, revenu dans le monde humain qu’il avait déserté.
Quand l’armée combat victorieusement, le peuple redouble de force et de courage.
Voilà ce que je me disais alors en constatant la métamorphose opérée chez mon vieux bienfaiteur.
Avant de prendre congé de lui et des siens, je leur donnai le peu d’argent que j’avais sur moi, et, le lendemain, j’envoyai mes hommes leur remettre un cheval à robe blanche, butin de la bataille de Laoheishan. J’espérais qu’ils pourraient le nourrir et s’en servir comme bête de somme. C’était trop maigre pour payer de retour les soins qu’ils m’avaient donnés. Or, ce n’est pas avec de l’argent ou des biens matériels que je pouvais leur rendre leurs bontés.
Depuis, emportés par les avalanches d’événements, tous mes liens avec les Jo furent rompus. Mon principal théâtre d’action était désormais la région du mont Paektu, et, pendant longtemps, je n’ai plus eu l’occasion de me rendre à Taipinggou. Ce n’est qu’à l’automne 1959 que j’appris des nouvelles de la famille du vieux Jo. Le groupe d’explorateurs des hauts lieux de la Lutte armée antijaponaise, qui voyagea en Chine du Nord-Est, m’apprit qu’il avait retrouvé la mère C
Quelle nouvelle émouvante! Un de mes bienfaiteurs auxquels je dois la vie et que je m’étais efforcé pendant des dizaines d’années de retrouver, mais hélas! sans succès à ma grande désolation, était en vie, bien qu’au-delà de la frontière, sur un sol étranger. J’avais envie de courir séance tenante vers elle à travers la frontière pour la saluer, la remercier, la ramener dans la patrie, où les rêves de nos aînés sont réalisés, et échanger nos souvenirs des jours ardents mais ensevelis sous les couches de plus en plus épaisses de la mousse du temps !
Or, il y avait là, entre elle et moi, la muraille qu’on appelait la frontière d’Etat, et il fallait passer par une procédure assez compliquée. Mais cela n’avait pu aucunement affecter l’intérêt que j’attachais à cette rencontre.
J’avais envie de me faire délivrer un passeport de citoyen ordinaire pour quelques mois, pendant lesquels, une paire de souliers de travail aux pieds, les jambes de pantalon enserrées dans des bandes molletières, un sac sur le dos, comme du temps de la guérilla, je ferais une randonnée à travers nos anciens théâtres de combat cachés dans la verdure, en mangeant volontiers des boulettes de riz, en passant à gué les rivières, les pantalons retroussés, j’irais sur les tombes de mes camarades pour m’incliner devant leur âme et les revêtir de gazon, j’irais voir et saluer mes anciens bienfaiteurs.
Tout homme politique doit éprouver la nostalgie de la vie de simple citoyen, et il n’y a rien d’étrange à ce qu’un chef d’Etat la regrette.
Après la Libération, j’ai visité plus d’une fois la Chine et l’Union soviétique. Nombreux étaient mes anciens compagnons d’armes et bienfaiteurs que je voulais et que je devais voir en Mandchourie et en Asie centrale soviétique. Mais à ma grande déception, mon titre et mes fonctions de chef d’Etat ont chaque fois empêché d’inclure dans mon programme de séjour les affaires d’intérêt personnel: tous mes nerfs, toute mon énergie étaient tendus vers le relèvement du pays dévasté par deux grandes guerres, contre les Japonais et contre les Américains.
Si j’étais allé en Chine et en Union soviétique en qualité de simple touriste, j’aurais probablement pu revoir sans difficulté des personnes ayant participé d’une façon ou autre à la guerre antijaponaise. Voilà la raison pour laquelle je regrette souvent la vie des gens du commun.
Si je dis qu’un chef d’Etat subit des contraintes dans sa vie quotidienne, on hochera la tête, incrédule, et on s’écriera: «Comment cela?» Mais c’est vrai. Quand je m’apprête à partir pour une région que je dois inspecter, des cadres s’interposent: «Respecté Leader, le temps est mauvais là-bas.» Quand je veux aller voir un homme dans une région, on me dit: «Respecté Leader, la route n’est pas carossable de ce côté-là, car cette contrée est marécageuse.» Tout ceci, je le sais mieux que quiconque, vient de leur désir de m’épargner tout désagrément, mais n’en est pas moins pour moi une contrainte dans une certaine mesure.
Ce fut donc l’année suivante que la mère C
Le retour de la mère C
La mère C
«Mère, pourquoi pleurez-vous en ce jour de grande joie? N’est-ce pas un bonheur que nous soyons en vie pour nous revoir ainsi?»
Je tirai mon mouchoir pour essuyer ses larmes, lorsqu’elle dit en tapotant ses yeux avec le bout du cordon de sa veste.
«C’est que le souvenir de ce temps où vous souffriez de la fièvre maligne m’est revenu à l’esprit, respecté Président du Conseil.
– Pour parler des souffrances, les miennes ne sont rien à côté des vôtres; vous et grand-père Jo avez eu beaucoup de mal à cause de moi. Jamais je ne pourrai oublier ce que vous avez fait alors pour moi. Après la Libération, j’ai envoyé mes hommes en Mandchourie prendre de vos nouvelles, mais sans succès. C’est l’été 1935, si je ne me trompe pas, que nous nous sommes vus à Taipinggou pour la dernière fois. J’ai appris que, plus tard, vous étiez allée vivre à Ningan, fuyant l’expédition “punitive” des Japonais. Et comment avez-vous vécu depuis?
– Depuis, nous avons gagné notre vie en vendant du bois de chauffage: le cheval blanc que vous nous avez donné nous a été d’un grand secours. Sans cet animal, nous serions tous morts de faim.
– Je suis heureux que ce cheval ait pu vous être utile. Est-ce vrai que le grand-père Jo T
– Oui, mon beau-père n’a cessé de parler de vous. Quand il apprenait la nouvelle de raids aériens américains sur Pyongyang, il ne fermait pas l’œil de la nuit, répétant à part soi: “Ah, que le Ciel prenne soin du Général! Pourvu qu’il soit sain et sauf! Ah, quelles épreuves n’a-t-il pas connues, notre Général!”»
Le vieux Jo a gardé ainsi mon souvenir au fond de son cœur et m’a souhaité bonne santé jusqu’au dernier instant de sa vie. Ce récit m’a profondément touché.
La seule chose qui ne change pas dans ce monde, c’est le sentiment du peuple. L’amitié et l’amour que le peuple nous porte sont d’une constance éternelle et à toute épreuve. Ils se transmettent, à travers les époques et les générations; ils brillent telles des pierres précieuses, sans jamais s’éteindre.
«C’est regrettable que le grand-père Jo T
– Non, et je pense que je ne peux pas retourner vivre dans cette contrée reculée.
– Pourquoi iriez-vous vivre là? Vous avez droit à une vie tranquille, entourée de vos fils et de vos filles, puisque vous avez eu beaucoup de mal dans votre vie. Je me charge de vous trouver une maison.»
Le 15 avril 1961, elle vint me féliciter pour mon 49e anniversaire, et elle me fit cadeau d’un stylo en disant d’un air confus:
«Respecté Président du Conseil, ce stylo provient du cheval que vous nous avez donné l’autre fois. Suivant votre conseil, nous avons travaillé la terre à l’aide de ce cheval dont nous prenions grand soin. Puis, de peur que les Japonais ne le réquisitionnent, nous l’avons échangé contre un bœuf, qui fut notre unique soutien. Après la Libération, nous avons mis le bœuf en propriété commune dans une coopérative à laquelle nous avons adhéré. En partant pour la patrie, j’ai retiré le prix du bœuf et j’ai acheté ce stylo avec l’argent reçu. Permettez de vous l’offrir en guise de vœux de succès dans votre travail de haute responsabilité, de bonne santé et de longue vie.»
Le stylo évoquait donc le passé des Jo qui était l’histoire en miniature de la nation coréenne pleine de péripéties et de souffrances.
«Merci, mère. Comme vous me le souhaitez, je vivrai longtemps et servirai mieux le peuple.»
Le 15 août de la même année, alors que toutes les familles du pays fêtaient le 16e anniversaire de la libération du pays, je rendis visite à sa maison située au bord du fleuve Taedong.
Des chambres de sa maison où tout évoquait un ménage fraîchement installé, les rires clairs et joyeux des enfants fusaient sans cesse. Sa famille habitait un appartement dans un immeuble spécialement construit à l’intention des écrivains et des anciens combattants de la Lutte révolutionnaire antijaponaise. J’avais choisi moi-même son emplacement et examiné les plans. A cette époque-là, c’était le meilleur appartement de Pyongyang.
Les citadins appelaient ce secteur de la commune de Kyongsang où se trouvait la maison de la mère C
«Mère, la maison vous plaît-elle?
– Bien sûr. Jamais je n’aurais pu rêver d’une plus belle maison.» Comme si elle tenait à me montrer la vue dont on pouvait jouir depuis sa maison, elle ouvrit largement une fenêtre qui donnait sur le fleuve Taedong. Un vent frais venait s’engouffrer dans la chambre en taquinant une mèche de ses cheveux blancs, témoignage de la dure vie qu’elle avait connue.
«J’ai choisi cette maison au bord du fleuve, puisque, toute la vie, vous avez vécu dans la montagne. N’auriez-vous pas le regret de la montagne?
– Oh, non, pas du tout, j’aime mieux le fleuve. Ce paysage me plaît tant qu’il semble me faire du bien.
– Pourtant, il peut vous arriver de temps en temps d’avoir la nostalgie de la montagne. Dawaizi est un coin perdu où il fait triste vivre, mais l’air y était très pur. Si l’air pur de la montagne vous manque, vous pourrez aller vous promener sur la colline Moran. J’ai veillé, pour cette raison, à ce que votre maison soit près de la colline Moran: vous pourrez y aller vous promener quand vous aurez envie de voir un paysage de montagne. A l’avenir, si on construit des maisons plus belles, j’en choisirai une autre pour vous.
– Non, merci, respecté Président du Conseil. Cette maison est déjà excellente pour nous. Je suis heureuse que nous vivions auprès de vous.»
La mère C
«Respecté Président du Conseil, vous avez de bons médecins chez vous?
– Des médecins? Bien sûr, il y en a. Mais pourquoi demandez-vous cela? répondis-je, intrigué, sans saisir ce qu’elle voulait.
– C’est que je ne peux pas oublier le mal qui vous a frappé chez moi. J’ai peur que ce mal ne revienne.
– Ne vous en faites pas, mère. Je me porte à merveille. Même si ce mal revenait, je n’aurais rien à craindre, puisque vous êtes là, le meilleur médecin pour le traiter.»
Après lui avoir dit au revoir, je fis, tout en méditant, un long tour dans le centre de la ville en fête: l’avenue Sungri, berceau du mouvement de construction de 20 000 appartements, l’avenue de l’Armée populaire et autres rues allaient bientôt être achevées, avec la construction d’édifices d’usage public et d’immeubles d’habitation d’une belle conception. Pendant les huit années qui suivirent la guerre, des dizaines de milliers d’habitants de la capitale déménagèrent de leurs abris semi-souterrains dans des appartements neufs, bâtis au milieu de la grande symphonie de la reconstruction d’après-guerre.
Or, la construction n’en était qu’à ses débuts. Plus de la moitié de la population urbaine vivait encore dans de piètres masures et des maisons d’une pièce peu confortables. La guerre contre les Japonais, puis contre les Américains, leur avait imposé des sacrifices et des épreuves qu’aucune autre nation n’avait jamais connus. Aucune autre nation n’aurait versé tant de sang, n’aurait tellement souffert de la faim, du froid. Pour un peuple aussi cruellement martyrisé, il faudra construire plus de maisons, d’écoles, d’hôpitaux, de maisons de repos et produire plus de tissus. Et aussi ramener dans leur patrie les Coréens qui, résidant à l’étranger, soupirent après leur pays. Voilà ce à quoi je dois me consacrer toute ma vie pour récompenser ce peuple si brave, si bon qui m’a guéri de la fièvre maligne, qui m’a sauvé de la mort.
En proie à ces pensées, je ne pus fermer l’œil de toute cette nuit-là.
La mère C
Dawaizi est à quelques milliers de lieues de Pyongyang. Près de soixante ans se sont écoulés depuis que j’ai quitté cette vallée profonde, dormant sous la neige, après lui avoir fait mes adieux. Pourtant, le bruissement de la forêt qui protégeait la cabane solitaire du vieux Jo de la tempête de neige semble résonner aujourd’hui encore à mes oreilles.
NOTES
1. Takagi Takeo (1905-1981) – Japonais. Né dans la préfecture de Fukui, Japon. Il fut journaliste du journal Yomiuri Shimbun et d’autres journaux. A partir de 1972, directeur de l’Association pour les échanges culturels Japon-Corée. Il visita plusieurs fois la République Populaire Démocratique de Corée. Se référant aux souvenirs écrits par d’anciens combattants antijaponais coréens, d’anciens militaires et fonctionnaires japonais, à des documents confidentiels dressés par les impérialistes japonais, aux informations qu’il avait lui-même recueillies et aux événements dont il avait été témoin quand il était le chef du bureau de Changchun du Yomiuri Shimbun, il écrivit et publia les livres Le mont Paektu brûle, Kim Il Sung retourne dans sa patrie et autres, tous consacrés à la lutte révolutionnaire menée par le Président Kim Il Sung. –p. 7.
2. Ryuldoguk – Il s’agit d’un pays idéal imaginaire auquel aspire le héros du roman ancien coréen Histoire de Hong Kil Dong. Celui-ci, mécontent de la société d’alors, rêve d’un tel pays où il n’y aurait pas de différence de condition sociale entre la noblesse et le commun du peuple. –p. 14.
3. Y.T. Novitchenko (1914-1994) – Originaire de la province de Novossibirsk, Russie. Il s’enrôla dans l’Armée rouge de l’Union soviétique en 1938 et servit dans une troupe stationnant dans la région extrême-orientale de la Russie. Pendant la guerre contre le Japon, dans une unité motorisée de cette armée, puis, après la défaite du Japon, en Corée. Le premier mars 1946, lors du rassemblement célébrant le 27e anniversaire du mouvement du Premier Mars, tenu sur la place de la gare de Pyongyang au niveau de la province du Phyong-an du Sud, il défendit la direction de la révolution coréenne contre un danger en écartant une grenade à main lancée sur la tribune d’honneur par des réactionnaires. Rétabli de sa blessure grave, il regagna, démobilisé, en décembre 1946 son pays natal. –p. 181.
4. Kim Kwang Chol (1965-1990) – Officier de l’Armée populaire de Corée. En janvier 1990, au cours d’un exercice militaire, il couvrit de son corps une grenade à main prête à éclater, pour sauver, au prix de sa vie, plus d’une dizaine de soldats. –p. 209.
5. Han Yong Chol – Soldat de l’Armée populaire de Corée. En février 1992, à 21 ans, il fut mortellement blessé après avoir sauvé de l’explosion inattendue d’une grenade à main ses camarades en train de se préparer à l’exercice. –p. 209.
6. Kye Wol Hyang – Patriote coréenne. En juin 1592, alors que les troupes japonaises occupaient la forteresse de Pyongyang, elle aida le général coréen Kim Ung So à se débarrasser du commandant ennemi Konishi. –p. 242.
7. Ron Kae – Patriote coréenne. Lors de la Guerre patriotique de l’an Imjin (1592 – 1598), après la chute de la place forte de Jinju, elle attira le chef des agresseurs sur une falaise d’où elle se jeta, en l’entraînant avec elle, dans un fleuve. –p. 242.
8. Cote 1211 – Située dans la partie centrale est de la Corée, cette montagne fut un important point stratégique pendant la guerre de Corée (juin 1950 – juillet 1953) provoquée par les impérialistes américains et la clique fantoche sud-coréenne. Les défenseurs de la
montagne, fidèles à l’ordre donné par le Commandant suprême de l’Armée populaire de Corée, le camarade Kim Il Sung, de ne pas céder ne fût-ce qu’un pouce de terrain à l’ennemi, se battirent avec une bravoure et un esprit de sacrifice sans pareils et repoussèrent les attaques successives de celui-ci, contribuant ainsi à la défense du pays. –p. 243.
9. Chun Hyang et le jeune noble Ri – Personnages principaux du roman ancien Histoire de Chun Hyang, qui critique les inégalités sociales à l’époque de la féodalité de la Corée, sous la dynastie des Ri, où était interdite l’union d’un homme et d’une femme de conditions différentes, et qui préconise un mariage libre sans distinction de condition et de fortune. –p. 312.
10. Kang Jin Gon (1885 - 1963) – Originaire de Riwon, province du Hamgyong du Sud. Après avoir participé au Soulèvement populaire du Premier Mars de 1919, il constitua une organisation indépendantiste antijaponaise Hungopdan, une organisation armée. Il commanda plus de 20 attaques contre les Japonais, notamment celle du poste de police de Ryongsong de l’arrondissement de Samsu. En août 1923, il fut arrêté par les Japonais qui le condamnèrent à perpétuité. Longue détention. Après la libération du pays, il occupa, à partir de 1946, des postes importants dans le Parti et l’Etat. –p. 313.
11. Ri Yong (1888 - 1954) – Né à Pukchong, province du Hamgyong du Sud. En 1918, il termina ses études dans une école militaire de la province de Zhejiang, Chine. Il organisa l’armée des volontaires du Coryo. Opérant conjointement avec une unité de l’armée soviétique, il participa à une bataille ayant pour but d’anéantir les bandes de blancs. De retour dans son pays natal, il adhéra, sous l’influence d’un agent politique de l’Armée révolutionnaire populaire coréenne, à l’Association pour la restauration de la patrie et apporta un soutien à la lutte armée contre les Japonais. A partir de 1948, ministre de l’Administration urbaine, ministre de la Justice, ensuite ministre sans portefeuille. –p. 313.
12. Ri Su Bok (1933 - 1951) – Soldat de l’Armée populaire de Corée. Né à Sunchon, province du Phyong-an du Sud. Pendant la guerre de Corée imposée par les impérialistes américains et la clique fantoche sud-coréenne, il tomba au champ d’honneur, après avoir fait une percée pour son unité qui montait à l’assaut, en obstruant de son corps la meurtrière d’un nid de mitrailleuses de l’ennemi qui crachait du feu, au cours de la bataille pour reprendre une hauteur anonyme avoisinant la cote 1211. –p. 317.
13. Veuve Paek – Son prénom: Son
14. Incident de la troupe de Guan – Il s’agit du désarmement d’une troupe antijaponaise chinoise sous les ordres de Guan Baoquan par le détachement de Ri Kwang qui opérait à Wangqing. Cette action imprudente, qui avait pour motif d’empêcher cette troupe chinoise de se rendre aux Japonais, la poussa néanmoins à exercer d’horribles représailles sur les révolutionnaires coréens, ce qui eut pour effet d’aggraver brusquement les rapports entre les troupes de partisans coréens et les troupes antijaponaises chinoises et de défavoriser les premières dans leurs activités. –p. 347.
15. Evénement de Heihe – Il s’agit d’un conflit sanglant provoqué en juin 1921, dans la ville
de Svobodny (zone franche) dans le bassin du Heihe dans la région maritime extrême-orientale de Russie, entre des troupes indépendantistes coréennes. Autrement dit « Evénement de la ville de Svobodny ». –p. 361.
16. Navire-tortue – Le premier navire de guerre cuirassé du monde, construit en Corée au XVIe siècle. –p. 364.
17. Cinq ministres traîtres – Ri Wan Yong, ministre de l’Education, Ri Ji Yong, ministre de l’Intérieur, Ri Kun T
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