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    TABLE DES MATIERES

    

    

    CHAPITRE IV. A LA RECHERCHE D’UNE NOUVELLE VOIE

    (Mai décembre 1930) 1

    

    1. Le pasteur Son Jong Do 1

    2. Un printemps rude 15

    3. La Conférence de Kalun 31

    4. La Société Konsol de camarades, première organisation de parti 49

    5. L’Armée révolutionnaire coréenne 64

    6. Kim Hyok, poète révolutionnaire 84

    7. L’été 1930 99

    8. De l’autre côté du fleuve Tuman 120

    9. Un «Eldorado» au service de la révolution 137

    10. Des personnes inoubliables 159

    

    CHAPITRE V. UN PEUPLE EN ARMES (Janvier 1931 avril 1932) 175

    

    1. Une terre souffrante 175

    2. L’Evénement du 18 Septembre 193

    3. Les armes contre les armes 208

    4. La préparation au combat sanglant 232

    5. La naissance d’une force armée nouvelle 251

    

    CHAPITRE VI. UNE ANNEE D’EPREUVES (Mai 1932 février 1933) 275

    

    1. Vers la Mandchourie du Sud 275

    2. La dernière image de ma mère 293

    3. La joie et la tristesse 308

    4. La collaboration était-elle à jamais perdue? 322

    5. Au nom de l’union 342

    6. Opérations conjointes avec les troupes de l’armée du salut national 359

    7. L’automne à Xiaoshahe 372

    8. Sur le plateau de Luozigou 385

    

    

    

    

    

    CHAPITRE IV. A LA RECHERCHE

    D’UNE NOUVELLE VOIE

    (Mai décembre 1930)

    

    

    1. Le pasteur Son Jong Do

    

    

    J’ai été libéré de prison au moment où la situation se dégradait rapidement en Mandchourie.

    Une grande tension régnait à Jilin. On aurait dit une ville en état de siège, comme à l’automne 1929, lorsque toute la ville avait été remuée à la suite de l’Affaire du cercle de lecture antijaponais. Aux carrefours, devant les sièges des organismes administratifs, des gendarmes fouillaient les passants; des policiers et des soldats armés perquisitionnaient chez les particuliers en différents points de la ville.

    La terreur était dans l’air. Toute la Mandchourie était en proie à une grande agitation douloureuse: la cause en était la ligne gauchiste de Li Lisan; la Mandchourie était le théâtre de la Révolte du 30 Mai qui battait alors son plein.

    Les historiens coréens ont appelé l’événement la Révolte du 30 Mai, mais les Chinois y font référence comme à la Lutte rouge de Mai. La Révolte du 30 Mai a éclaté à l’occasion du 5e anniversaire du massacre du 30 Mai à Shanghai et a atteint son apogée le 30 mai, d’où son nom.

    Li Lisan, alors N° 1 du Parti communiste chinois, avait lancé des mots d’ordre de grèves parmi les ouvriers, les étudiants et les habitants des villes à l’occasion de l’anniversaire de la lutte héroïque des habitants de Shanghai en mai 1925, et, dans un même temps, il avait ordonné de créer des troupes de guérilla de soviets, en entreprenant une insurrection.

    

    Une fois cette orientation formulée, les organisations révolutionnaires subordonnées au comité provincial du parti de la Mandchourie convoquèrent partout des meetings et déclenchèrent des soulèvements sous le mot d’ordre lancé par Li Lisan: «Victoire dans une ou dans quelques provinces d’abord!» Dans les villes et les villages de la Mandchourie de l’Est, des tracts circulaient, appelant la population à l’insurrection.

    Sur ce, l’ennemi renforça, plus que jamais, son offensive contre les communistes.

    Les vagues de représailles gagnèrent Jilin.

    Au sortir de la prison, je me rendis chez le pasteur Son Jong Do, à Niumaxiang. C’était mon devoir, pensais-je, de le remercier, lui et les siens, pour les soins qu’ils m’avaient accordés pendant mes sept mois de détention.

    Il était aussi enchanté de me voir que si c’était son propre fils qui lui fût rendu.

    «Nous redoutions que les seigneurs de la guerre chinois ne vous extradent aux Japonais. Je suis bien aise que vous ayez été libéré sans encourir de peine.

    –Vos attentions ont beaucoup adouci mes conditions de vie en prison. Vous avez dû dépenser, je le sais, des sommes d’argent à graisser la patte aux geôliers, je vous dois beaucoup. De ma vie, je n’oublierai jamais les bienfaits que vous m’avez accordés.»

    Il était en train de se préparer à un voyage dans la Chine du Centre.

    Je l’interrogeai sur le motif de cette décision subite.

    Il soupira et répondit avec un sourire plein de tristesse:

    «Même Zhang Zuoxiang n’est pas capable de faire quoi que ce soit. Il n’y a personne, à Jilin, qui puisse nous protéger, nous soutenir. Si Zhang Zuoxiang ne vient pas en aide aux Coréens, qu’adviendra-t-il de nous lorsque les Japonais attaqueront. J’ai espéré, mais en vain, que l’unification des trois bus ranimerait le mouvement pour l’indépendance, mais non, pas un jour ne se passe tranquillement à cause de leurs querelles intestines. Je ne veux plus traîner ici.»

    Il avait, en Chine du Centre, des collègues du temps où il avait été

    

    vice-président, puis président du conseil politique du gouvernement provisoire de Shanghai1, des camarades du Corps Hungsa. Je présume qu’il voulait y aller afin de renouer le contact avec ceux-ci et de se lancer plus activement dans le mouvement indépendantiste.

    Il me demanda ce que j’allais faire, étant donné que l’agression par les impérialistes japonais contre la Mandchourie n’était plus qu’une question de temps.

    «Pour moi, je ne vois pas d’autre issue que de constituer une grosse armée et de me battre contre les impérialistes japonais.»

    Le pasteur me dévisagea d’un œil étonné.

    «Vous battre avec le Japon, le fusil en main?

     Oui, il n’y a pas d’autre voie.

     N’oubliez pas que le Japon est l’une des cinq puissances mondiales. L’armée de francs-tireurs et l’armée indépendantiste n’ont pas fait long feu devant les armes modernes du Japon. Si pourtant telle est votre résolution, allez-y et avec fermeté.»

    Sa maison avait l’air plus triste et plus délabré qu’elle ne me l’avait paru à mon arrivée à Jilin. Auparavant, on y entendait un gramophone grésiller joyeusement, des militants indépendantistes discuter de la situation d’une voix énergique. On y rencontrait des hommes de foi ayant l’air dévot, qui venaient voir le pasteur, on entendait des enfants, membres de l’Association des enfants, fredonner la chanson mélancolique Oh, ne souffle pas, toi, le vent.

    Or, maintenant, tout avait disparu sans laisser de trace. Les habitués de la maison étaient partis, qui pour Liuhe, qui pour Xingjing, qui pour Shanghai, qui pour Beijing. Le gramophone qui jouait sans cesse les Ruines du palais royal et Chant du vagabond s’était tu à jamais.

    Le pasteur lui-même avait été un temps à Beijing où travaillaient Sin Chae Ho, alias Tanjae, célèbre historien et homme de lettres, dont il partageait les idées depuis les débuts du gouvernement provisoire de Shanghai, et d’autres amis.

    Or, il ne trouva pas son ami à Beijing: celui-ci avait été arrêté et jeté en prison, à Lüshun, pour tentative de débarquement à Taiwan en vue de contacter la Société des Nations d’Orient. Beijing sans son ami lui parut désert et morne, tellement l’amitié des deux hommes était forte et chaleureuse.

    Sin Chae Ho avait consacré toute son énergie et tout son temps à la rédaction d’ouvrages historiques sur la Corée afin de communiquer à la postérité la brillante tradition de patriotisme et la culture coréennes et de lui insuffler l’amour de la nation. Il s’était occupé, un temps, dans le but d’éclairer la population, d’éditer des périodiques comme Haejo Sinmun, journal très populaire, qu’il dirigeait pendant son exil à Vladivostok. Pak So Sim avait souvent écrit à ce journal parce que le nom de son éditeur, Sin Chae Ho, était bien connu dans la communauté coréenne et que ses qualités et son talent littéraire avaient été appréciés par beaucoup.

    Pour ce qui était de ses opinions politiques, Sin Chae Ho plaidait pour une résistance armée et qualifiait d’irréalistes et de dangereuses la diplomatie de Syngman Rhee2 et la thèse d’An Chang Ho sur la constitution d’une force nationale. Il insistait pour que les 20 millions de Coréens s’unissent étroitement et s’engagent résolument sur la voie de la violence contre la violence, puisque la question était de savoir lequel l’emporterait, de la nation coréenne et de l’agresseur japonais, aux prises dans un combat à mort.

    Lorsque certains avaient proposé Syngman Rhee comme chef du gouvernement provisoire de Sanghai, Sin Chae Ho, hors de lui, s’y était opposé de front, car depuis longtemps il lui en avait voulu de sa prise de position en faveur d’un mandat d’administration et d’une autonomie.

    «Syngman Rhee est un traître beaucoup plus odieux que Ri Wan Yong. Si le second a vendu le pays que nous possédions, le premier a revendu le pays que nous avons perdu.»

    Voilà la célèbre sentence qu’il avait lancée, telle une bombe, lors de la constitution du ministère du gouvernement provisoire de Shanghai. Plus tard, il critiqua plus vivement encore Syngman Rhee dans son «Manifeste de la révolution coréenne» publié après sa démission du gouvernement provisoire.

    Le pasteur Son Jong Do parlait souvent de lui en ces termes: «Sin Chae Ho a un caractère intransigeant et indomptable. Quand il flagellait Syngman Rhee, en le qualifiant de traître plus noir que Ri Wan Yong, j’ai eu du mal à retenir ma joie. Sa critique était celle du peuple. Je la partageais entièrement. C’est pourquoi, tous deux, nous avons quitté le gouvernement provisoire.»

    Ces propos nous donnent idée de la vision politique du pasteur Son Jong Do. Il repoussait comme chimériques les idées de mandat d’administration et d’autonomie de Syngman Rhee, se montrait sceptique quant à la constitution d’une force nationale comme le voulait An Chang Ho. Il se ralliait sans réserve à toute notion de résistance nationale basée sur la mobilisation générale des masses populaires, que nous préconisions comme moyen d’accéder à l’indépendance nationale. Cette prise de position radicale lui avait fait abandonner son portefeuille dans un gouvernement sous la férule d’un homme servile envers les puissances étrangères et ambitieux comme Syngman Rhee, rompre avec ce gouvernement et déplacer son champ d’action à Jilin.

    A Jilin, il se lia avec les milieux radicaux, la «tierce force» comme disait la police japonaise, et prit une part active au mouvement indépendantiste. Il sympathisait avec la jeunesse, la soutenait dans ses tâches. L’église, située derrière la Porte Dadongmen et dont il était le pasteur, nous servait presque exclusivement de lieu de réunion. J’y allais souvent, pour jouer de l’harmonium et diriger une équipe de propagande artistique. Il acquiesçait à toutes nos sollicitations et approuvait nos activités révolutionnaires. Aussi, je l’estimais et l’aimais comme un père.

    Il m’aimait aussi comme un fils. Lorsque j’étais en prison, il avait tout fait pour mon relâchement: c’est lui qui avait organisé le mouvement pour ma libération, allant jusqu’à faire parvenir des pots-de-vin à Zhang Zuoxiang.

    Pour lui, j’étais, plus que le fils de son ancien camarade, un révolutionnaire convaincu. Sans hésitation, il me consultait et me demandait conseil même pour des problèmes délicats de famille, que des militants du mouvement indépendantiste avaient échoué à régler, malgré leur bonne volonté.

    A l’époque, le pasteur faisait face à un grand dilemme: le projet de mariage de sa fille aînée, Son Jin Sil, avec Yun Chi Chang. Tout militant indépendantiste à Jilin critiquait ce mariage. Le pasteur, lui-même, reprochait à sa fille d’avoir choisi un mauvais parti. Le mariage compromettra la réputation de la maison, pensait-il, car Yun Chi Chang était le frère cadet de Yun Chi Ho, élément projaponais et capitaliste comprador. Le pasteur cherchait, sans succès, à dissuader sa fille, lorsqu’un groupe conservateur de l’armée indépendantiste arrêta Yun Chi Chang et le détint pendant environ une semaine dans le but de l’amener à donner des fonds pour ces troupes.

    «Dites donc, que me conseillez-vous en l’occurrence?» me demanda le pasteur.

    Comme il me paraissait impertinent d’intervenir dans la question de mariage de grandes personnes, j’hésitai un moment, puis, d’une voix prudente, je dis:

    «Il sera difficile de les séparer puisqu’ils sont amoureux l’un de l’autre. Mieux vaut leur laisser le soin de décider eux-mêmes.»

    Par la suite, nous persuadâmes les hommes de l’armée indépendantiste de relâcher Yun Chi Chang.

    Plus tard, le pasteur Son Jong Do partit pour Beijing, pour rentrer à Jilin l’année suivante, si j’ai bonne mémoire. Certains prétendaient qu’il y était revenu sur la sollicitation des milieux radicaux, dont O In Hwa et Ko Won Am, mais il est difficile de juger de la certitude de leur assertion. Une chose est certaine: il resta à Jilin jusqu’à sa mort, ce qui porte à croire que la situation du mouvement indépendantiste n’était pas très encourageante non plus dans la région de Beijing et que sa santé périclitait.

    Lorsque j’étais allé le voir à ma sortie de prison, il s’était inquiété pour ma santé en voyant mes traits tirés. Mais lui-même avait le teint malade et touchait à peine à la nourriture à cause d’une poussée de sa maladie. Cela m’avait attristé.

    «Ah, être malade alors que le pays est en détresse! Je passe le temps à me lamenter… Tant pis. Le Seigneur tout puissant refuse de m’accorder sa faveur. Cette vie de déporté me coûte bien cher», disait-il.

    Il avait été arrêté en 1912 en Mandchourie, où il était allé accomplir une œuvre missionnaire, sous inculpation de complicité dans l’attentat contre Katsura Taro, et avait été déporté à l’île de Jin où il passa deux ans. C’est là qu’il avait dû attraper sa maladie. Je ne crois pas à la superstition, mais c’est une chose étrange que les hommes aimés, affectionnés, succombent très tôt à l’attaque de maladies.

    La nouvelle de sa mort me parvint à Mingyuegou, le printemps suivant. Celui qui me transmit la nouvelle ajoutait que le pasteur s’était éteint subitement à l’hôpital Toyo de Jilin.

    Au début, j’avais pris la nouvelle pour un faux bruit, car je ne pouvais croire à sa mort. Est-il possible qu’il s’éteigne telle une chandelle, à cause d’un ulcère gastrique, lui, qui, six mois plus tôt, discutait encore de l’avenir du mouvement indépendantiste et était loin de se comporter comme un malade au lit? Or, la nouvelle se confirma à mon grand regret. Selon les informations obtenues par le réseau, le pasteur avait vomi du sang et rendu le dernier soupir le jour même de son hospitalisation.

    Nombreux étaient alors, dans la communauté coréenne, ceux qui soupçonnaient dans sa mort un meurtre prémédité. Leur premier argument était que l’état du pasteur avant son hospitalisation n’était pas si critique qu’il ait fait craindre pour sa vie. Un autre argument, non moins convaincant, était que l’hôpital Toyo était un hôpital japonais. Les Japonais n’hésitaient pas à se servir de Coréens pour leurs essais d’armes bactériologiques, donc ils étaient capables de lâchetés beaucoup plus sinistres que le meurtre d’un individu. Telle était l’opinion générale.

    Or, la preuve la plus irréfutable était que le pasteur Son Jong Do était un combattant, un patriote renommé. C’était un personnage que la police japonaise ne perdait pas de vue un seul instant, et son nom figurait sur la liste noire. Déjà soupçonné de complicité dans l’attentat contre Katsura Taro, sa carrière éminemment antijaponaise—sa présidence au conseil politique du gouvernement provisoire de Shanghai, duquel il fut aussi ministre des Communications, ses titres de membre de l’Association pour la promotion de la politique et de la stratégie, du Corps Hungsa, du conseil de l’Association des anciens combattants — faisait que la police japonaise le considérait comme une épine dans son pied. Le fait même que le consul général japonais de Jilin ait rédigé, le lendemain de sa mort, un document spécial intitulé le «dossier de la mort de Son Jong Do, un Coréen insoumis» à l’adresse du ministre japonais des Affaires étrangères atteste la surveillance serrée et tenace exercée sur lui par les Japonais.

    D’après certaines personnes, son surnom de Haesok (rocher dans la mer) traduisait bien sa personnalité. Quoi qu’il en soit, se tenant volontiers dans l’ombre, en ministre de Dieu, il avait combattu toute sa vie pour la grande cause antijaponaise. C’était un militant indépendantiste loyal et indomptable. A Jilin, il a œuvré inlassablement, de concert avec les milieux radicaux du Jong-ui-bu, pour adapter l’orientation du mouvement indépendantiste à la réalité des temps et pour promouvoir l’union des forces antijaponaises. Lorsque nous organisions l’Association des enfants coréens de Jilin et l’Association Ryugil des étudiants coréens, il a pris l’initiative de la fondation de l’Association paysanne d’entraide en Mandchourie et a fait des démarches dans ce but.

    Il avait acquis, au nom de son jeune frère (Son Kyong Do), 50 hectares de terre aux environs du lac Jingbohu dans le district d’Emu et y avait fondé une société agricole. Celle-ci tenait en quelque sorte de l’«utopie» d’An Chang Ho. Les rives du lac Jingbohu avaient été un temps choisies par An Chang Ho comme cadre pour son utopie. Le pasteur comptait destiner la recette de la société agricole au mouvement indépendantiste.

    Un magnifique service chrétien de funérailles eut lieu dans les locaux du club de Fengtian. Par suite des manœuvres d’obstruction de la police japonaise, environ 40 personnes à peine sont venues rendre les honneurs suprêmes au pasteur défunt qui, pendant plusieurs décennies, avant et après l’annexion de la Corée par le Japon, avait combattu, contre vents et marées, pour l’indépendance nationale.

    Il avait, de son vivant, si passionnément prêché à sa nombreuse assemblée l’amour de la patrie, mais ses funérailles furent silencieuses et solitaires. Hélas! à l’époque, on n’était pas libre de pleurer même le trépas du souverain du pays. Comment donc pouvait-on, en présence de la police, donner libre cours aux larmes et aux sanglots qui nous étreignaient?

    A Jiandao, je pleurai à chaudes larmes, les yeux fixés au ciel dans la direction de Jilin, pour lui rendre un dernier hommage.

    Je pensais à lui, je songeais à mon défunt père et je pleurais, accablé de chagrin: je renouvelai alors ma résolution de reconquérir à tout prix le pays, de rester fidèle à la volonté de tous nos pères décédés et de les venger.

    Il faut relever le pays pour récompenser mes bienfaiteurs, venger leurs souffrances et libérer un peuple dans les chaînes, me suis-je dit.

    Depuis, la famille du pasteur et moi-même avons suivi des chemins différents. Le drame de la division qui dure aujourd’hui encore, au déclin du XXe siècle, nous a séparés sans pitié et jetés loin l’un de l’autre, de part et d’autre de la ligne de fils de fer barbelés, de la muraille en béton et d’un océan. Nous avons vécu plus d’un demi-siècle, sans même pouvoir prendre de nos nouvelles, moi à Pyongyang, Son In Sil à Séoul, Son Won Thae à Omaha (Etats-Unis).

    Quoi qu’il en soit, je n’ai jamais oublié ni le pasteur Son Jong Do ni sa famille. Leur souvenir reste toujours vivant dans mon cœur sans s’estomper ni se faner, malgré l’immensité du temps et de l’espace qui m’en sépare.

    Plus le drame national s’approfondit et plus la muraille de la division durcit, plus se revivifie dans ma mémoire le souvenir de mes bienfaiteurs-martyrs qui ont versé tant de larmes et de sang pour le pays.

    L’Histoire n’a pas été insensible.

    En mai 1991, Son Won Thae, le plus jeune fils du pasteur Son Jong Do, médecin pathologiste, demeurant à Omaha (Nebraska, Etats-Unis), est venu avec sa femme (Ri Yu Sin) visiter notre pays, sur l’invitation du ministère du Service des compatriotes d’outre-mer.

    Jadis petit écolier d’une dizaine d’années, au corps fluet  chaque fois que des enfants, membres de l’Association des enfants et de l’Association Ryugil des étudiants, jouaient à la guerre, partagés en deux camps adverses, «terre» et «mer», sur la plage du fleuve Songhuajiang, il voulait à tout prix faire partie de mon équipe, il paraissait devant moi un vieil homme aux cheveux blancs, bientôt octogénaire. Les dernières longues soixante années l’ont profondément marqué mais n’ont pu faire disparaître les traits du temps de Jilin.

    «Ah, monsieur le Président Kim!» s’écria-t-il en m’étreignant, et les larmes ruisselaient de ses yeux. Larmes éloquentes, riches de sens. Que de souvenirs elles évoquaient! N’avions-nous pas souhaité si ardemment nous revoir au fil des ans? Et maintenant ce vœu était exaucé, mais si tard que nos cheveux sont devenus blancs. Qu’est-ce qui a retardé de plus d’un demi-siècle cette rencontre?

    60 ans, c’est long, c’est toute une vie. A une époque de grande civilisation où l’on sillonne l’espace à bord d’avions supersoniques, nous avons dû attendre l’âge de 80 ans ou presque pour nous retrouver, après avoir été séparés à l’âge de dix et quelques ans; ne faut-il pas dire que le temps qui nous a ainsi amenés au soir de notre vie est par trop dur, insensible et, précisément pour cette raison, absurde?

    «Monsieur Son, pourquoi avez-vous les cheveux si blancs?» lui demandai-je courtoisement en m’adressant à un vieil homme de science, citoyen américain, plutôt qu’à un ancien membre de l’Association des enfants.

    Il me regarda d’un air câlin comme il le faisait à Jilin, avant de répondre:

    «C’est du chagrin que j’ai eu de ne pas vous voir, monsieur le Président Kim.»

    Puis il me pria de ne plus lui dire monsieur, parce que j’étais, pour lui, depuis Jilin, un grand frère et que moi, je l’avais aimé comme un frère cadet.

    «Bon, je vous appellerai Won Thae comme jadis», consentis-je en riant.

    Du coup, le sentiment d’embarras passa. Nous retournâmes à l’époque de Jilin. J’étais prêt à le recevoir à mon pensionnat de Jilin et non dans une salle de réception de Pyongyang. Comme j’allais souvent chez le pasteur Son! Comme Son Won Thae venait souvent me voir au pensionnat!

    Ecolier de l’Ecole primaire No 4 de la province, garçon fluet et taciturne, la tête toujours légèrement inclinée sur le côté comme Cha Kwang Su, une fois parti, il ne tarissait pas de mots d’esprit et d’humour qui provoquaient l’hilarité générale. Et il était là, à présent, un médecin pathologiste, au soir de sa vie. Fait surprenant, incroyable! Je dus convenir malgré moi, ce jour-là, que le temps passe vite, trop vite. Il me semblait que nous nous étions séparés hier seulement, et nous revoilà des vieillards, n’ayant de notre jeunesse, si belle, si pleine de rêves, que de lointains souvenirs.

    Lui et moi, nous nous oubliâmes à évoquer nos années de Jilin, l’Association des enfants et bien d’autres choses comme des marchands ambulants de bonbons, qui vidaient les poches des gosses.

    Comme ils étaient malins, ces marchands! Quand l’envie les prenait de goûter des bonbons, ils en choisissaient un de leur plateau, le mettaient dans la bouche, le suçaient un bon moment, puis le ressortaient de la bouche pour le refiler aux enfants. Ceux-ci l’achetaient, sans se douter de leur malice…

    Ces souvenirs nous firent oublier un moment nos soucis mondains alors que nous riions à gorge déployée.

    Il me dit que je démentais les bruits qui couraient à l’Occident et me portais très bien, puis il me prit la main et se mit en devoir d’en lire les lignes.

    J’étais intrigué.

    «Voilà, comme elle est superbe, cette ligne d’espérance de vie, vous aurez une longue vie. Cette autre, tout aussi admirablement tracée, c’est celle de la présidence, ce qui explique votre grand prestige en tant que chef d’Etat», dit-il en riant.

    Ainsi, c’était le premier chiromancien que j’aie jamais rencontré dans ma vie, et c’était aussi la première fois que j’entendais parler de la ligne de la présidence. Si Son Won Thae a lu dans ma main, admiré le tracé de la ligne de vie, c’est qu’il voulait me souhaiter une longue vie. S’il a fait remarquer la ligne de la présidence, c’est qu’il voulait applaudir à notre œuvre.

    Puis, soudain, il me demanda d’un ton familier que l’on pourrait qualifier d’étonnant dans une atmosphère d’audience donnée par un chef d’Etat:

    «Monsieur le Président, quand m’achèterez-vous du jiangziguozi? J’aimerais bien goûter aussi du bingtanghulu que nous mangions souvent à Jilin.»

    Sur le coup, une intense émotion s’empara de moi.

    Car une telle chose, on ne la dit qu’entre frères. Il me prenait ainsi pour un frère aîné. L’idée me vint alors à l’esprit qu’il n’avait plus de frère. Son frère aîné, Son Won Il, ex-ministre sud-coréen de la Défense nationale, était mort quelques années auparavant.

    Mes attentions, aussi sincères et aussi méticuleuses pussent-elles être, ne pouvaient égaler celles de Son Won Il, son frère, en chaleur et en tendresse.

    Cependant, pourquoi ne pourrais-je combler son désir de goûter ces mets?

    Le jiangziguozi est un plat chinois, composé d’une tasse de lait de soja et de pâte soufflée. A Jilin, j’en avais acheté quelques fois à Son Won Thae et à Son In Sil qui me suivaient, et les deux enfants l’avaient mangé avec appétit. Redevable de tant de choses au pasteur Son Jong Do, j’aurais aimé alors leur acheter toutes les bonnes choses dont ils étaient friands, dussé-je dépenser tout ce que j’avais d’argent sur moi. Mais je n’avais même pas de quoi payer l’école.

    Son Won Thae m’en avait demandé, non pas désireux d’y goûter. Je le savais. Le mot de jiangziguozi faisait ressusciter tout à coup, mieux que tout autre souvenir, notre ancienne amitié de Jilin, une amitié fraternelle…

    «Si vous y tenez, bien, je vous en ferai servir la prochaine fois.»

    Son Won Thae l’avait dit en plaisantant, cependant j’aurais voulu lui en donner, non pas la prochaine fois, mais séance tenante si possible. Cette demande si amicale, si intime, m’avait touché jusqu’au tréfonds du cœur.

    Deux jours plus tard, les cuisiniers confectionnèrent du jiangziguozi pour les époux Son. Ceux-ci le reçurent avant le petit déjeuner, disant, au travers des larmes, qu’ils pouvaient manger du jiangziguozi grâce aux attentions du Président Kim.

    L’amitié humaine est plus forte que le temps. Le temps flétrit, ternit et altère tout, mais pas l’amitié. Un amour vrai et loyal qui unit des amis ne se fane jamais.

    Notre amitié, interrompue temporairement par nos parcours différents, s’est rétablie instantanément, après un vide de 60 ans.

    Nous chantâmes en mêlant nos voix le Chant de la nostalgie du temps de Jilin. L’étonnant était que ni lui ni moi n’en avions oublié les paroles.

    Son Won Thae me dit qu’il ne méritait pas l’honneur de me revoir, n’ayant pas fait grand-chose pour la patrie. C’était de la modestie. Il avait pris une part active, pendant ses années d’études universitaires à Beijing, au mouvement étudiant, en qualité de chef du contrôle de l’association des étudiants, et, animé de l’amour du pays, il avait participé au boycottage des marchandises japonaises, ce qui fut une des causes de son emprisonnement, plus tard, à Nagasaki.

    Son visage, celui d’un homme qui avait vécu toute sa vie en marge de la politique, témoignait de sa droiture et de sa candeur. Dans un monde dominé par la loi de la jungle, il n’est pas si facile de garder sa conscience pure et sa dignité d’homme ni de rester probe et intègre.

    Son Won Thae a exprimé sa sincère appréciation de notre œuvre et fait des éloges de la patrie: c’est un pays beau et noble, un pays édifié pour la postérité.

    Nous étions heureux de sa visite, bien que tardive, qui nous permettait d’évoquer nos années passées à Jilin.

    Pour moi, le visage de Son Won Thae, exprimant l’amour du pays, l’amour de la nation et la chaleur humaine, c’était celui de Son Jong Do et celui de Son In Sil. Chaque fois que nous nous voyions, il me disait: «Monsieur le Président, ne vieillissez plus et vivez longtemps.» Lui qui me souhaitait ainsi la bonne santé me rappela le pasteur Son Jong Do, que j’avais vu la dernière fois 60 ans plus tôt.

    Ce jour-là, celui-ci m’avait dit en me faisant ses adieux:

    «La situation est trouble. Quittez Jilin. Les choses sont en train de tourner de mal en pis. Où que vous soyez, prenez garde à vous. Même en Jiandao, vous feriez bien de vous cacher un temps dans la campagne.»

    Je fus touché de la bonté du pasteur qui s’inquiétait tant pour ma sécurité. Ses conseils se révéleront fondés et opportuns par la suite: l’évolution de la situation en Mandchourie après l’Evénement du 18 Septembre le prouvera. La police et l’armée japonaises me rechercheront dès que les Japonais auront mis la main sur la Mandchourie. Après avoir feuilleté le registre des écroués de la prison de Jilin, elles ont demandé aux seigneurs de guerre chinois l’extradition de Kim Song Ju. Si je n’avais pas été relâché à temps grâce à l’intervention du pasteur Son Jong Do, de Ko Won Am, d’O In Hwa, de Hwang Paek Ha et d’autres militants indépendantistes, j’aurais été remis aux impérialistes japonais, et j’aurais passé une dizaine d’années de plus en prison. Ces dix années passées derrière les barreaux m’auraient empêché de lancer la lutte armée.

    Voilà pourquoi je dis que je lui dois la vie.

    Je ne peux nommer tous ceux qui m’ont soutenu dans mon activité révolutionnaire à Jilin. Il faut citer quand même Choe Man Yong, O Sang Hon, Kim Ki Phung, Ri Ki Phal, Choe Il et d’autres, des militants de l’ancienne génération; Choe Jung Yon, Sin Yong Gon, An Sin Yong, Hyon Suk Ja, Ri Tong Hwa, Choe Pong, Han Ju Bin, Ryu Jin Dong, Choe Jin Un, Kim Hak Sok, U Sok Yun, Kim Un Sun, Ri Tok Yong, Kim Chang Sul, Choe Kwan Sil, Ryu Su Gyong, des combattants de ma génération; Ri Tong Son, Ri Kyong Un, Yun Son Ho, Hwang Kwi Hon, Kim Pyong Suk, Kwak Yon Bong, Jon Un Sim, An Pyong Ok, Yun Ok Chae, Pak Jong Won, Kwak Ki Se, Jong Haeng Jong, de jeunes patriotes de la génération montante.

    Mon instinct me disait de ne plus traîner à Jilin. D’ailleurs déjà en prison, je l’avais pensé. Le pasteur Son était désolé de ne pouvoir me retenir chez lui le temps de me rétablir. Mais je lui fus reconnaissant de ses conseils, et, après avoir dîné chez lui, je suis parti pour Xinantun.

    

    

    

    2. Un printemps rude

    

    

    En route, contre toute attente, je tombai sur Cha Kwang Su. Les yeux de notre «fou-fou» brillaient de joie derrière ses verres de myope. Emu, je poussai des cris de joie de loin dès que je l’eus reconnu.

    Disant qu’il allait justement chez le pasteur Son Jong Do, parce qu’il s’inquiétait à mon sujet, il me prit dans ses bras, me souleva et me fit faire quelques tours.

    «Je m’ennuyais seul, disait-il, très inquiet de voir mes amis arrêtés l’un après l’autre.» Puis il fit un long récit de ce qui s’était passé à Jilin. Soudain, il dit:

    «Song Ju, le mouvement ouvrier coréen a fait un bond sur tous les plans. Le mot d’ordre, les méthodes, l’allure de la lutte, tout semble neuf et frais. Je prévois une nouvelle tournure du mouvement de libération nationale dans les années 1930. Qu’en penses-tu? Dorénavant, pour se conformer aux circonstances en évolution impétueuse, notre révolution ne devra-t-elle pas hisser un nouveau drapeau? »

    Il me fixait de ses yeux injectés de sang.

    Je fus profondément impressionné de retrouver en lui l’allure inaltérée du communiste qui, sans se laisser jamais fléchir ni apeurer par l’offensive ennemie, pensait toujours à la révolution et voyageait, en travesti, à la recherche de ses camarades, malgré la dureté des conditions d’alors où il était difficile de sauver sa propre vie, pour ne rien dire de l’idéal révolutionnaire.

    «Je suis d’accord avec toi pour le nouveau drapeau de notre révolution. Or, quel doit être ce drapeau? J’ai longuement réfléchi à ce sujet en prison. J’en suis venu à la conclusion suivante: nous autres jeunes communistes devons nous mettre à fonder un parti de type nouveau et passer à la lutte armée. Une lutte armée, cela seul nous permettra de sauver notre pays et de libérer notre nation. Toutes les actions du peuple coréen doivent être transformées en une résistance pan-nationale, en une lutte monstre, axée sur la lutte armée sous la direction unifiée d’un seul parti.»

    Je dis tout ce à quoi j’avais pensé en prison.

    Il exprima son approbation totale sur mes suggestions. Il ajouta que Kim Hyok et Pak So Sim avaient été du même avis lorsqu’il les avait consultés à Xinantun. C’était l’avis unanime des jeunes communistes: on ne peut sauver la Corée sans prendre les armes ni faire progresser la révolution sans lui donner une nouvelle orientation.

    La lutte armée était une exigence venue à maturité à la lumière de la réalité de la Corée. La domination fasciste des Japonais atteignait son apogée. La nation coréenne souffrait, privée de droits et accablée par un paupérisme des plus affreux. La vague de la crise économique mondiale déclenchée en 1929 n’épargna pas le Japon. L’issue de cette crise, l’impérialisme japonais l’avait vue dans sa progression vers le continent asiatique; et tout en accélérant ses préparatifs de guerre, ce pays intensifiait sa répression et son pillage coloniaux en Corée.

    Tandis que l’impérialisme japonais trouvait, dans la répression et la spoliation de la nation coréenne, le moyen d’enrichir son pays et d’accroître la puissance de son armée, notre nation voyait dans la lutte antijaponaise la voie de sa résurrection. Ce n’était pas un hasard si les mouvements de masse jusque-là économiques, avec les ouvriers et les paysans en première ligne, prirent un caractère toujours plus violent.

    J’avais suivi avec intérêt la grève des ouvriers de la houillère de Sinhung, qui s’était transformée en révolte. Guidés par un conseil de grévistes, des centaines d’ouvriers attaquèrent et démolirent la station de contrôle du charbon, les bureaux administratifs, la salle des machines, la salle des générateurs et la résidence du directeur; ils coupèrent toutes les lignes électriques de la mine et démolirent les treuils, les pompes et d’autres équipements. Les grévistes infligèrent à la direction une perte si importante que les Japonais se lamentaient de devoir mettre deux mois à se relever.

    La révolte secoua tout le pays; cent et quelques dizaines de grévistes furent écroués par suite de l’intervention de la police armée.

    Très impressionné par cette révolte, plus tard, lorsque je menais la lutte armée, j’ai été jusqu’à la région de Sinhung, risquant ma vie, pour rencontrer les dirigeants du mouvement ouvrier.

    Comparée au mouvement d’autrefois, la lutte de la classe ouvrière de Corée marquait un progrès qualitatif du point de vue de l’organi-sation, de l’union, de la durée et de la solidarité.

    La grève des ouvriers de la Fédération syndicale de Wonsan a été, elle aussi, tenace. Plus de deux mille grévistes et leurs familles (plus de dix mille personnes) ont tenu pendant des mois.

    Informés de cette grève générale à Wonsan, les ouvriers et les paysans de tous les coins du pays leur envoyèrent des télégrammes et des lettres d’encouragement et des fonds de solidarité, y déléguèrent leurs représentants pour exprimer leur soutien et leur solidarité.

    Non seulement les organisations syndicales sur le territoire de la Corée, celles de Hongwon et de Hoeryong en premier lieu, mais aussi l’Association Hansong, une des organisations du Syndicat ouvrier antijaponais que nous avions créé à Jilin, fit parvenir de l’argent, par solidarité, à la Fédération syndicale de Wonsan. On comprend quel était alors le niveau de conscience de la classe ouvrière de notre pays.

    La grève générale à Wonsan fut l’apogée du mouvement ouvrier de notre pays dans les années 1920; elle a mis en relief la combativité et l’esprit révolutionnaire de la classe ouvrière coréenne dans l’histoire du mouvement ouvrier mondial.

    En prison, en suivant de près cette grève, j’avais pensé qu’elle méritait une place particulière dans l’histoire du mouvement ouvrier de notre pays et que les expériences de grévistes valaient la peine d’être étudiées et retenues par tous les militants du mouvement social en Corée.

    Si, à l’époque, la nouvelle équipe de direction de la Fédération syndicale avait poussé la grève jusqu’au bout au lieu d’ordonner la reprise du travail, et si les ouvriers, les paysans et les intellectuels avaient entrepris dans tout le pays une puissante action de solidarité, la grève aurait abouti à la victoire.

    La fin de la grève me persuada une fois de plus de la nécessité pressante de créer, en Corée, un parti marxiste-léniniste capable de mener à bien la lutte de la classe ouvrière; elle me convainquit que, si une lutte armée s’engageait, formant l’axe du mouvement de libération nationale, la lutte des ouvriers, des paysans et des autres classes sociales s’intensifierait sous son influence.

    Du moment que l’ennemi venait en armes contre le mouvement de libération nationale, il était inévitable que le peuple coréen s’y oppose par la violence. La violence révolutionnaire était son unique et plus sûr moyen de l’emporter sur un adversaire armé jusqu’aux dents. La nation coréenne était obligée de prendre les armes contre l’ennemi armé. Il fallait opposer les armes aux armes.

    Une simple «campagne de constitution d’une force nationale» par le développement de l’enseignement, de la culture et de l’économie comme les mouvements économiques des ouvriers et des paysans ou les démarches diplomatiques s’avéraient inefficaces pour regagner l’indépendance. La grève générale de Wonsan et la révolte des ouvriers de la houillère de Sinhung accrurent incomparablement ma confiance dans la classe ouvrière coréenne et me firent considérer avec une profonde affection et un grand orgueil notre classe ouvrière excellente et notre nation combative.

    L’important était d’adopter une ligne pertinente et d’assurer une direction correcte. J’avais maintenant la certitude qu’une ligne et une direction correctes convenant aux tendances de l’époque permettraient de l’emporter sur l’ennemi, aussi puissant fût-il. Mon cœur brûlait, impatient de relever vite les organisations démantelées, et de conscientiser et de rallier sans cesse les masses pour les préparer le plus tôt possible au combat décisif contre l’impérialisme japonais.

    Sur ces entrefaites, mes camarades dispersés se réunirent l’un après l’autre chez moi, à la nouvelle de ma libération.

    Je réunis les éléments d’élite de l’Union de la jeunesse communiste (U.J.C.NDLR), de l’Union de la jeunesse anti-impérialiste (U.J.A.NDLR), du Syndicat ouvrier antijaponais et de l’Union des paysans à Jilin et discutai avec eux des mesures à prendre pour relever au plus tôt les organisations et regrouper les masses, étant donné l’intensification de la politique de terreur blanche de l’ennemi.

    Le mot «arme», qui avait tant ému Cha Kwang Su, fut approuvé à cette réunion également. Cela m’encourageait beaucoup.

    Nous discutâmes des tâches immédiates: l’intensification des activités de l’U.J.C. à Jiandao et dans la région frontalière nord de la Corée, l’accélération de la transformation révolutionnaire de ces régions et la préparation substantielle de la fondation d’un parti, etc. Après quoi, nous envoyâmes des agents dans diverses régions pour exécuter ces tâches.

    Quant à moi, après avoir passé une nuit à Xinantun, je partis sans tarder pour Dunhua.

    Si j’avais choisi ce district pour mes activités, c’est que c’était un endroit commode pour établir la liaison avec les autres districts de la Mandchourie de l’Est et que j’y avais plusieurs amis qui pouvaient m’aider. Je me proposais d’y séjourner quelque temps pour indiquer aux organisations l’orientation à prendre face à la situation créée dans cette partie de la Mandchourie à la suite des révoltes qui gagnaient du terrain à une cadence accélérée; d’autre part, j’établirais là des mesures concrètes pour mettre à exécution le projet que j’avais conçu en prison.

    Ce que je regrettais le plus en prenant congé de Jilin, c’était que je n’étais pas en mesure de suivre une des dernières recommandations de mon père: terminer, quoi qu’il en soit, au moins mes études secondaires. Pak Il Pha me conseilla de poursuivre mes études, promettant qu’il pousserait son père à faire des démarches auprès des autorités du Lycée Yuwen pour ma réintégration.

    Il était le fils du nationaliste Pak Ki Baek, éditeur de la revue Tong-u à Jilin. Son nom de plume était Pak U Chon.

    Quand je fréquentais le Lycée Yuwen, il était étudiant en droit à Jilin et m’aidait dans mon travail avec l’Association Ryugil des étudiants coréens. Il rêvait d’entrer dans le monde juridique. Pour apprendre le russe, il suivait un ancien officier blanc de Russie. Mes camarades qui considéraient tout contact avec un officier blanc comme un acte de trahison envers la Russie nouvelle me conseillaient de rompre avec lui.

    Je leur disais: «La langue étrangère, une fois apprise, peut être un capital important pour la révolution. N’est-ce pas d’une étroitesse d’esprit que de repousser un homme parce qu’il fréquente un officier de la garde blanche?» Après la Libération, Pak Il Pha traduira nombre de chefs-d’œuvre comme le Chemin des tourments d’Alexei Tolstoï; cela lui aura été possible parce qu’il avait étudié assidûment la langue russe pendant ses années à l’école.

    Comme Pak Il Pha, Kim Hyok et Pak So Sim me conseillaient de poursuivre mes études encore un an pour les terminer, si ma réintégration était possible.

    Selon eux, le directeur Li Guanghan ne refuserait pas, puisqu’il comprenait le communisme.

    Je leur répliquai: «Mes études, je peux les continuer sans maître, autant que je le veux. Le peuple nous attend, les organisations démantelées attendent mon intervention. Je ne peux pas tourner le dos à une révolution en difficulté pour retourner à l’école, non.» Je n’écoutai pas leur recommandation.

    Cependant, après ce refus, au moment de quitter Jilin, une foule de souvenirs me passaient par la tête: mon père m’avait renvoyé au pays natal, seul en plein hiver, m’enjoignant de m’instruire au pays; à mon retour de l’école, il m’avait fait asseoir devant la table pour me donner des cours d’histoire et de géographie de la Corée; au dernier moment de sa vie, il avait dit à ma mère qu’il voulait coûte que coûte qu’au moins, moi, j’aille à l’école secondaire, et l’avait priée de respecter cette dernière volonté et de m’assurer une instruction secondaire, quand même il lui serait difficile de joindre les deux bouts.

    Tous ces souvenirs troublaient mon cœur.

    Quelle déception ce sera pour ma mère d’apprendre que j’ai interrompu mes études un an avant la fin, cette femme qui se tuait depuis trois ans à gagner de quoi subvenir chaque mois à mes besoins, se faisant engager comme laveuse ou couturière? Quelle tristesse s’emparera de mes frères cadets? Quel regret pour les amis de mon défunt père qui avaient contribué à mes études, me considérant comme un des leurs? Quelle désolation pour mes copains d’école?

    Mais ma mère, elle, me comprendra, me dis-je. Quand mon père avait quitté le Lycée Sungsil, elle avait soutenu et approuvé sans condition sa volonté de vivre en révolutionnaire à plein temps. Aussi étais-je sûr qu’elle ne désapprouverait pas son fils quand même il voudrait quitter une grande école, si c’était pour la révolution, pour son pays.

    L’interruption de mes études pour rejoindre les rangs du peuple peut être qualifiée de tournant décisif dans ma vie. Depuis ce jour-là, mes activités clandestines ont commencé: ma vie nouvelle, celle du révolutionnaire à cent pour cent, a démarré.

    En prenant la route de Dunhua, j’avais le cœur gros car je n’avais donné aucune nouvelle de moi à ma famille depuis ma libération de prison. Aussi engagé que tu sois dans la révolution, ne pourrais-tu pas écrire un mot au moins? me reprochai-je à moi-même. Mais aucun courage ne m’en était venu, je ne sais pourquoi.

    Je n’avais pas informé ma famille de mon emprisonnement, désireux de ne pas causer d’inquiétude à ma mère. Or, mes camarades qui avaient passé chez moi leurs vacances d’hiver 1929 lui racontèrent tout ce qui s’était passé.

    Cependant, elle s’était abstenue de venir me voir à Jilin. Les mères sont telles que, si un de leurs enfants va en prison, elles courent le voir, un balluchon à la main, où qu’il se trouve, et supplient le geôlier de leur permettre de voir l’enfant prisonnier. Mais la mienne n’a pas agi de la sorte. Elle a fait preuve d’un courage admirable. Cela pourrait paraître étrange qu’elle, qui était allée plusieurs fois à la prison de Pyongyang voir mon père et m’y avait emmené même, ne fût pas allée voir son fils emprisonné, dix ans plus tard.

    Plus tard, quand nous nous retrouvâmes à Antu, elle ne voulut pas s’expliquer à ce sujet.

    Pourtant j’ai toujours pensé que c’était précisément cet acte d’abnégation qui traduisait son véritable amour pour moi.

    Derrière les barreaux, mon fils ressentira encore plus de tristesse à me voir. Quelle consolation, quel encouragement pourrai-je lui offrir si je viens le voir à la prison? Il a devant lui nombre d’embûches à franchir. Mais s’il se laisse remuer par la tendresse dès ses premiers pas, pourra-t-il marcher droit sur son chemin? Il peut se sentir solitaire dans sa cellule. Mais à tout considérer, mieux vaudra ne pas me présenter devant lui.

    Tels furent sans doute les sentiments qui avaient décidé ma mère à s’abstenir de venir me voir. Je vis alors en elle une mère ferme qui, de femme ordinaire, s’était métamorphosée en révolutionnaire.

    Sorti de prison et lâché dans le vaste monde, je pensai: maintenant que je ne suis plus retenu par l’école, ne serait-ce pas moral de passer chez ma mère pour prendre soin d’elle pendant quelques jours? Mais d’un pas ferme, je me dirigeai vers Dunhua.

    A quelque 24 km au sud-ouest de Dunhua se trouve un village de montagne qui s’appelait Sidaohuanggou. C’était le village dont j’étais chargé.

    Après mon emprisonnement, afin d’éviter que la rafle déclenchée à Jilin n’atteigne Fusong, plusieurs familles liées à l’U.J.C., à l’U.P.J. (Union Paeksan de la jeunesseNDLR) et à l’Association des femmes avaient déménagé dans les régions d’Antu et de Dunhua. Ma mère aussi, avec mon oncle Hyong Gwon et mes frères, avait déménagé un jour d’hiver pour s’installer dans un coin d’Antu.

    Parmi ces dizaines de familles émigrées en Mandchourie de l’Est, six s’installèrent à Sidaohuanggou. La famille de Ko Jae Bong était de celles-ci.

    Ko Jae Bong était diplômé de l’Ecole normale de Fusong; il y avait étudié grâce à une bourse du Jong-ui-bu. Il enseignait à l’Ecole Paeksan tout en servant dans l’armée indépendantiste comme commandant du détachement de la région de Fusong. C’était un militant actif dans une organisation de masse antijaponaise.

    Son frère cadet, Ko Jae Ryong, avait été mon camarade de classe à l’Ecole Hwasong. Plus tard, enrôlé dans la troupe de Yang Jingyu, il est tombé au combat à Mengjiang ou à Linjiang.

    Le plus jeune frère de Ko Jae Bong, Ko Jae Rim, élève de l’Ecole Paeksan, puis du Lycée Yuwen, participa avec moi aux activités de l’Union de la jeunesse communiste. Depuis le printemps 1930, il étudiait à l’école de médecine de la Compagnie des chemins de fer de Mandchourie. A Jilin, il m’aida beaucoup dans mes activités.

    Les Ko étaient particulièrement intimes avec ma famille depuis le temps où ils avaient vécu à Fusong. Ils se dévouaient entièrement s’il s’agissait de donner un coup de main à mes parents. Ils entretenaient une auberge mais s’efforçaient de se rendre utiles à mes parents.

    Chez nous, rue de Xiaonanmen, il arrivait à tout moment des patriotes et des militants indépendantistes. Certains d’entre eux couchaient à la maison plusieurs jours de suite. Ma mère était très occupée à prendre soin d’eux.

    Cela finit par attirer l’attention de la caste militaire.

    Song Kye Sim, mère de Ko Jae Bong, qui avait compris que mon père était surveillé par la police, vint nous voir un jour.

    «M. Kim, dorénavant résignez-vous à ne plus faire coucher chez vous les clients. Si votre maison continue de grouiller d’hommes, vous encourez un malheur. Vos clients de l’armée indépendantiste, c’est moi qui les ferai coucher chez moi. Renvoyez-nous tous ceux qui viennent vous voir, à votre Clinique Murim.»

    Ceci inspira confiance à mon père et me permit d’établir un lien d’amitié avec Ko Jae Bong.

    Après la fermeture de l’Ecole Paeksan, quand ma mère se trouvait gênée par le manque de place dès lors qu’une pièce devait servir de salle de classe, ce fut la famille de Ko Jae Bong qui en offrit une.

    Un semestre ne s’était pas écoulé depuis son installation à Sidaohuanggou que Ko Jae Bong fonda l’Ecole Tonghung et se mit à instruire les enfants du village. Par ailleurs, il se fit inscrire comme chef adjoint de cent maisons, et, sous le couvert de cette fonction, il implanta dans son village et dans les hameaux du voisinage l’U.J. C. et l’U.P.J. Il envisageait de faire la même chose pour l’Association antijaponaise des femmes et l’Union des paysans.

    A mon arrivée, sa mère pleura de joie et se souvint de la vie à Fusong. Quand je lui dis que je venais d’être libéré de prison où j’avais été détenu depuis l’automne dernier et que j’arrivais au village directement du cachot, elle examina de près mon visage et dit qu’elle ne me trouvait pas changé mais qu’elle remarquait que ma figure était un peu bouffie et que j’avais l’air malade. Elle s’inquiéta de ce qu’en penserait ma mère.

    Je passai chez elle environ un mois. Elle se donna beaucoup de mal pour que je me rétablisse au mieux.

    La table consistait en un bol de mélange d’orge et de millet cuits et une assiette de légumes sauvages préparés avec soin. A chaque repas, elle s’excusait, l’air confus, de ces maigres mets. La situation matérielle de la famille était dure car celle-ci venait de s’installer dans cet hameau de montagne mal connu; elle ne pouvait rouvrir son auberge, son agriculture était à sa première année et les enfants de sa fille mariée étaient venus vivre chez elle. Mon repas passait mal à la pensée de tout cela.

    La mère Song Kye Sim savait bien quel était mon plat favori depuis le temps où nous avions vécu à Fusong: les vermicelles. Le village n’avait qu’une seule presse à vermicelles. Elle devait l’emprunter pour préparer mon plat favori. Ko Jae Bong poussait jusqu’au chef-lieu de Dunhua pour acheter de la truite salée. Son beau-frère allait à la source, au petit matin, cueillir ce qu’on appelle sanggol, remède réputé contre l’enflure. Les efforts dévoués de ces Ko hâtèrent ma guérison.

    Ko Jae Bong voyagea jusqu’à Antu pour voir ma mère. Il y avait environ 80 km entre Sidaohuanggou et Antu, mais il faisait ce long chemin en un seul jour. Il prétendait être capable de faire 120 km en un jour comme le bon marcheur Hwang Chon Wang Dong du roman Rim Kok Jong.

    Ayant appris que je demeurais à Dunhua, mon frère Chol Ju était venu me voir à Sidaohuanggou en accompagnant Ko Jae Bong. Il me remit la lettre de ma mère et des sous-vêtements. La lettre m’apprenait que la famille avait vécu un temps à l’ancien Antu (Songjiang), au-delà de la Porte ouest, dans une pièce prise en location chez un dénommé Ma Chun Uk, avant de venir s’installer dans le village de Xinglongcun; ma mère, qui avait tant trimé à Antu ancien, en exécutant des travaux de couture de commande avec la machine à coudre que le propriétaire du logement lui avait louée, continuait à Xinglongcun à se donner toutes les peines du monde pour subvenir aux besoins de la famille.

    Jusque-là, Chol Ju ne paraissait pas s’être adapté à sa nouvelle région. Pour lui qui était habitué à vivre dans des villes comme Junggang, Linjiang, Badaogou, Fusong, au bord d’un grand fleuve, ce coin d’Antu, éloigné des plaines et du réseau ferroviaire, était trop tranquille. C’était un endroit exotique pour lui où il devait recommencer à se familiariser avec tout.

    «Frère, me demanda-t-il brusquement, est-ce que tu t’es arrêté un moment à Fusong, en sortant de prison?

    Pas du tout. J’aurais bien voulu, mais je ne pouvais pas. Je suis venu tout droit ici, à Dunhua. Comment aurais-je pu y passer? Je n’ai pas eu le temps.

    Les gens de Fusong voulaient beaucoup te voir. Zhang Weihua venait tous les jours demander de tes nouvelles. Ces gens étaient gentils, n’est-ce pas? »

    Sa voix était mouillée d’une douce nostalgie de sa vie à Fusong.

    «C’est vrai.

    Je pense souvent à mes copains de Fusong. S’il t’arrive d’y passer une fois, n’oublie pas d’aller leur dire bonjour.

    Je te le promets. Tu as de nouveaux amis à Antu?

    Pas beaucoup. A Antu, les gars de mon âge sont peu nombreux.»

    Je compris que Chol Ju, installé dans un nouveau coin, regrettait toujours Fusong, que cette nostalgie l’empêchait de s’attacher à sa vie nouvelle à Antu et que cela le rendait mélancolique. Le regret qui se lisait dans ses yeux et l’expression de tristesse sur son visage le prouvaient. Signe de l’hostilité à la réalité qu’on voit souvent chez les enfants chassés de leur contrée. L’inquiétude qui l’opprimait me troublait.

    «Chol Ju, un paysan laborieux ne se plaint pas de la stérilité de ses terres. De même, un bon révolutionnaire ne regarde pas aux circonstances. La contrée d’Antu n’aura-t-elle pas de camarades qui te plaisent? Des camarades, ça se trouve, mais il faut faire un effort. Est-ce que père ne l’a pas répété assez souvent que les camarades ne tombent pas du ciel et qu’il faut les chercher comme on cherche un trésor? Cherche-les toi-même et fais-toi beaucoup de bons camarades à Antu, et crée-toi un bon milieu. Maintenant, toi aussi, tu es en âge d’entrer dans l’Union de la jeunesse communiste, n’est-ce pas? »

    Je répétai qu’il devait bien se préparer à adhérer à l’U. J. C.

    «Compris, excuse-moi de t’avoir embêté avec mes problèmes.»

    Mon frère, revenant à lui, me regardait d’un air sérieux. Quelque temps plus tard, il entra à l’U.J.C.

    Pendant mon séjour à Sidaohuanggou, j’aidai Ko Jae Bong et Ko Jae Ryong à mettre sur pied des sections de la Troupe d’enfants éclaireurs, de l’Union des paysans et de l’Association antijaponaise des femmes, et ce faisant, je cherchai à rétablir les liens avec les membres de l’organisation révolutionnaire, dispersés dans différents coins de la Mandchourie du Sud et de l’Est. Ko Jae Bong transmit personnellement mes lettres aux points de liaison de Longjing, Helong et Jilin, et mes camarades commencèrent à affluer à Sidaohuanggou: Kim Hyok, Cha Kwang Su, Kye Yong Chun, Kim Jun, Chae Su Hang, Kim Jung Gwon et d’autres, une dizaine de personnes en tout, des membres de la direction de l’U.J.C. et de l’U.J.A.

    Grâce à eux, je compris que la révolte qui secouait la Mandchourie de l’Est avait pris une plus grande âpreté que je ne me l’étais imaginé.

    C’étaient les Coréens émigrés en Mandchourie qui formaient le gros des forces insurgées. Han Pin, Pak Yun Se et d’autres étaient leurs agitateurs et leurs guides. Ils appelaient les gens à l’action, disant: il faut faire un coup d’éclat dans la lutte réelle et, par là, se faire reconnaître par le Parti communiste chinois, si l’on veut y être admis.

    A l’époque, les communistes coréens en Chine du Nord-Est, renonçant à rétablir leur parti, conformément au principe avancé par l’Internationale communiste: un seul parti par pays, s’efforçaient avec zèle de passer au Parti communiste chinois.

    Le parti chinois, quant à lui, avait proclamé qu’il admettrait les communistes coréens selon le principe suivant: chaque nouveau membre sera admis après un test pratique et un examen individuel.

    En ces jours, comme les envoyés de l’Internationale communiste étaient décidés, eux aussi, à ameuter les gens, les communistes coréens dépendant de la Direction générale mandchoue du Parti communiste coréen s’acharnèrent de plus belle à amener les gens à des actes téméraires, tout en mettant au premier plan leurs ambitions politiques et leur désir de préséance.

    Ils firent attaquer même des hommes innocents et mettre le feu jusqu’à des écoles et à des centrales électriques.

    La Révolte du 30 Mai fournit un bon prétexte aux impérialistes japonais et au clan militaire réactionnaire de Chine pour lancer une répression contre le mouvement communiste et la lutte antijaponaise en Mandchourie. Les communistes et les révolutionnaires coréens en Mandchourie firent l’objet de la terreur blanche.

    Les masses, après d’immenses pertes en vies humaines, durent se retirer dans les campagnes ou dans des coins reculés en montagne. La tragédie se produisit un peu partout en Mandchourie de l’Est, évoquant la grande expédition «punitive» de l’an Kyongsin3. Les maisons d’arrêt et les prisons débordaient d’insurgés. Nombre d’entre eux furent transférés en Corée pour être tous condamnés à Séoul à la peine capitale ou à des peines lourdes.

    La caste militaire chinoise de Fengtian, trompée par la ruse des impérialistes japonais, réprima cruellement la foule en révolte. Les Japonais visaient à semer la discorde entre Coréens et Chinois: «Les Coréens se sont insurgés en Mandchourie de l’Est pour arracher cette terre aux Chinois!» criaient-ils.

    Les différents clans militaires chinois étaient dupes de cette propagande. Ils hurlaient: «Les Coréens sont communistes, et les communistes sont les laquais des impérialistes japonais qu’il faut supprimer!» et ils les massacraient au hasard. Aux yeux de ces hommes insensés, le communiste se classait dans la même catégorie que le laquais de l’impérialisme japonais.

    Les arrestations et les victimes se chiffraient à des milliers. La plupart étaient des Coréens. Nombre d’incarcérés furent exécutés. Nos organisations révolutionnaires subirent une immense perte. La révolte empira les relations entre les Coréens et les Chinois.

    Plus tard, la ligne de conduite de Li Lisan sera qualifiée, au sein du Parti communiste chinois, de «ligne de folie», de «folie de petits-bourgeois».

    Sa ligne, dite ligne de l’armée rouge soviétique, était une ligne aventuriste, qui ne convenait pas à la réalité des régions de la Chine du Nord-Est.

    Elle fut l’objet d’une critique sérieuse à la 3e session plénière du 6e Comité central du Parti communiste chinois tenue en septembre 1930.

    L’Internationale communiste elle aussi, dans sa «lettre du 16 novembre», critiqua cette ligne aventuriste de «gauche».

    L’organisation mandchoue du Parti communiste chinois critiqua l’erreur de Li Lisan dans une session élargie de son comité et une réunion conjointe.

    A la conférence de mai 1931, dite Conférence de printemps de Mingyuegou, nous critiquâmes aussi cette ligne et prîmes des mesures pour surmonter l’erreur aventuriste de «gauche».

    Cependant, les survivances de ce gauchisme aventuriste furent longues à être supprimées, influant pendant plusieurs années sur la lutte révolutionnaire en Chine du Nord-Est.

    Les jeunes de Sidaohuanggou se lamentaient, se démenaient: «Le sang de la nation coréenne est versé pour rien!—Jusqu’à quand notre révolution doit-elle se débattre dans une telle confusion? »

    Je pensai qu’il fallait leur donner du courage. Je leur dis:

    «Les conséquences de la révolte sont néfastes, c’est vrai. Mais à quoi bon se lamenter? Assez de gémir! Allez rétablir les organisations et arranger les choses. L’important est de mettre à nu les visées des fractionnistes et de délivrer les masses de leur influence. Pour ce faire, il faut leur indiquer la voie à suivre pour la révolution coréenne. La révolte s’est soldée par l’effusion de sang, mais les masses auront été bien aguerries et éveillées par là. La nation coréenne a fait preuve, sans réserve, de combativité et d’esprit révolutionnaire. Cet esprit de combat de notre nation, sans pareil et plein d’abnégation, m’a donné une grande force. Si on apporte à ce peuple les méthodes de combat et les tactiques scientifiques qu’il faut, si on le met sur la bonne voie, notre révolution abordera un tournant, c’est sûr!»

    Mais mes camarades se montraient peu impressionnés. «Vous avez bien raison, camarade Hanbyol, disaient-ils. Mais, où est cette voie à suivre, qui peut persuader les masses?» Ils me regardaient, l’air embarrassé.

    Je dis: «Une telle science n’est pas une chose qui tombe du ciel. On ne peut pas non plus s’attendre à ce que quelqu’un d’autre vienne nous l’apporter sur un plateau. C’est à nous de nous débrouiller nous-mêmes. Voici ce que je me suis dit en prison. Je voudrais avoir vos avis.»

    Ce fut ainsi qu’une longue délibération eut lieu sur la ligne de conduite de la révolution coréenne à propos de laquelle j’avais déjà eu une discussion avec Cha Kwang Su, Kim Hyok, Pak So Sim et d’autres. Ce débat donna lieu à la Conférence de Sidaohuanggou. Là aussi, mon projet fut approuvé.

    Les horreurs de l’effusion de sang qui eurent lieu partout en Mandchourie de l’Est m’émurent et m’éveillèrent une fois de plus. M’imaginant les scènes des hommes qui tombaient en se tordant au milieu de ces troubles, je réfléchis. Comment sauver les masses révolutionnaires coréennes de cette mer de sang? Comment remédier à ces revers et mener la lutte de libération nationale de Corée sur une voie victorieuse?

    La révolution attendait l’armement. Elle attendait une armée révolutionnaire et un peuple bien organisés et bien entraînés, un programme capable de mener 20 millions de Coréens à la victoire, un état-major politique capable de réaliser ce programme.

    La situation intérieure et extérieure exigeait des communistes coréens qu’ils fassent prendre un tournant à la lutte sacrée pour la patrie. Sans ce changement de direction, notre nation risquait de souffrir encore plus d’effusions de sang, d’horreurs.

    C’était à nous de nous y mettre les premiers, et cela dès l’été même 1930, pensais-je. Dans cet ordre d’idées, je prenais sans cesse des notes sur les idées qui me passaient par l’esprit.

    A mes camarades qui quittaient Sidaohuanggou, je dis d’en finir avec leurs missions au plus vite et de venir se réunir encore à Kalun à la fin du mois de juin.

    Plus tard, à Dunhua, il y eut une réunion du parti de la région de Jidong.

    La réunion délibéra sur le problème de la révolte. Les fractionnistes projetaient encore une autre révolte.

    J’affirmai que la Révolte du 30 Mai avait été irréfléchie, et je m’opposai à leur projet.

    Ce printemps-là, je fis beaucoup d’expériences pendant mon séjour en prison et avec la Révolte du 30 Mai.

    Oui, le printemps 1930 fut dans ma vie un printemps de développement inoubliable, un printemps d’épreuves. Ce printemps-là, notre révolution se préparait à prendre un nouveau tournant.

    

    

    

    3. La Conférence de Kalun

    

    

    Le mois de juin allait s’achever, lorsque mes camarades arrivèrent les uns après les autres à Kalun, comme convenu. Nos organisations révolutionnaires y fonctionnaient déjà. Dès 1927, comme il nous fallait une base d’activité convenable d’où nous puissions facilement nous rendre dans n’importe quelle région de la Mandchourie, nous avions envoyé des éléments d’avant-garde de l’Union de la jeunesse communiste préparer le terrain.

    Si nous avions choisi Kalun pour cette conférence, c’est que l’endroit était d’accès facile et que ceux qui viendraient participer à la réunion pouvaient y être en pleine sécurité parce qu’ils seraient sous le sceau du secret.

    Kalun était un endroit très fréquenté par des militants antijaponais coréens sans, pourtant, être bien connu de nos ennemis. C’était un lieu idéal pour la conférence, d’autant plus que la population n’épargnait rien pour nous soutenir.

    A mon arrivée à Kalun, Jong Haeng Jong, chef général de la Troupe d’enfants éclaireurs, vint m’accueillir à la gare, comme d’habitude.

    La situation à Kalun me parut moins angoissante qu’à Dunhua ou à Jilin.

    Après la Révolte du 30 Mai, la situation à Jiandao était d’autant plus inquiétante que le Japon allait sous peu envoyer ses troupes en Mandchourie de l’Est. Les impérialistes japonais voulaient envoyer leurs troupes à Jiandao réprimer le mouvement révolutionnaire qui s’y développait rapidement, occuper la Mandchourie et la Mongolie et mettre en place une tête de pont en prévision d’une invasion prochaine de l’Union soviétique. C’était dans ce but que Kawashima, commandant de la 19e division de l’armée japonaise, en garnison à Ranam, Corée, faisait une tournée d’inspection dans les régions de Longjing, Yanji, Baicaogou et Toudaogou, tandis que le chef d’état-major de l’armée de Jilin du Guomindang et le chef du Département des affaires civiles inspectaient la Mandchourie de l’Est.

    C’est en ce temps-là que les organisations révolutionnaires de la région de Jiandao lancèrent un appel pour qu’on chasse de la Mandchourie de l’Est le général de division de l’armée japonaise, le chef d’état-major de l’armée du Guomindang et le chef du Département des affaires civiles.

    A Kalun, je logeais chez Ryu Yong Son, puis chez Jang So Bong, tous deux enseignants de l’Ecole Jinmyong.

    Jang So Bong, tout en enseignant à l’Ecole Jinmyong, exerçait les fonctions de directeur du bureau local du journal Tong-a-Ilbo. Comme Cha Kwang Su, il écrivait bien, avait un bon jugement et travaillait avec enthousiasme, ce qui lui valait la confiance de ses camarades.

    Son défaut, s’il en avait un, c’était qu’il se disputait souvent avec sa femme.

    Si ses camarades le lui reprochaient, il alléguait la mentalité féodale de sa femme. Moi aussi, je le conseillai plusieurs fois, mais il ne m’écouta pas.

    Après la formation de l’Armée révolutionnaire coréenne, il se rendit à Changchun pour se procurer des armes, mais il fut arrêté par la police et retourna sa veste. Plus tard, j’ai appris qu’il avait été engagé dans une campagne visant à obtenir ma «reddition».

    Kim Hyok et Jang So Bong avaient accompli des exploits particuliers dans notre effort de transformation révolutionnaire de Kalun. Soutenus par des personnes de l’endroit, dévouées à notre cause, ils avaient fondé des écoles et ouvert des cours du soir, favorisant ainsi la propagation de l’enseignement; ils avaient transformé les organisations existant sur place, dont la mission était d’éclairer le peuple, telles que l’Association des paysans, l’Association de la jeunesse, l’Association des enfants et l’Union des femmes, en organisations révolutionnaires, soit respectivement l’Union des paysans, l’Union de la jeunesse anti-impérialiste, la Troupe d’enfants éclaireurs et l’Association des femmes, afin de former toutes les couches sociales pour qu’elles puissent participer efficacement à la révolution antijaponaise.

    C’est à Kalun que la revue le Bolchevik avait été publiée sous la direction de Kim Hyok.

    A Kalun comme à Sidaohuanggou, je réfléchis sur la voie que la révolution coréenne avait à suivre. Je mis en ordre les résultats d’un mois de réflexion et en fis un assez volumineux article.

    J’avais écrit cet article parce que j’avais pris conscience de la nécessité d’avoir une doctrine directrice nouvelle pour développer la lutte de libération nationale dans notre pays.

    Une théorie directrice nouvelle était alors indispensable pour faire progresser la révolution.

    Au début des années 1930, les peuples opprimés qui réclamaient leur émancipation poursuivaient aussi leur poussée révolutionnaire à travers le monde. Cette lutte menée contre les impérialistes déferlait avec plus d’impétuosité sur le continent asiatique qu’ailleurs dans le monde.

    C’est parce qu’à cette époque les impérialistes se livraient plus que jamais à des actes d’agression pour imposer leur joug aux pays sous-développés de cette partie du globe, et que les peuples de plusieurs pays d’Orient étaient engagés dans une lutte à mort pour sauvegarder leur souveraineté nationale.

    Aucune force ne pouvait arrêter la juste lutte que menaient les peuples d’Orient pour repousser les forces étrangères et édifier une société nouvelle, libre et démocratique.

    Le développement rapide de la révolution en Union soviétique et en Mongolie influa énormément sur de nombreux pays d’Asie comme la Chine, l’Inde, le Vietnam, la Birmanie et l’Indonésie, où se déchaîna l’impétueux courant de la révolution. Les tisserands indiens descendirent dans la rue pour manifester en portant le drapeau rouge, dans un pays qui avait auparavant attiré l’attention du monde par son mouvement d’insoumission par la non-violence.

    Le peuple chinois avait accueilli la nouvelle décennie dans les flammes de la deuxième guerre civile.

    La lutte révolutionnaire menée en Chine et dans plusieurs autres pays d’Asie ainsi que la poussée de la lutte du peuple coréen nous enthousiasmaient fortement.

    Nous avions la certitude que, si nous avions un parti et une théorie directrice pertinente, il nous serait parfaitement possible de mobiliser les masses populaires et de vaincre les impérialistes japonais.

    En effet, à cette époque encore, la diversité des idées et des opinions reflétant les positions et les intérêts des différents groupes entravait la lutte de libération nationale en Corée et empêchait les masses de suivre la bonne voie. Toutes ces idées et opinions s’avéraient incapables d’orienter notre lutte à cause des limites de classe auxquelles elles étaient soumises par les conditions de l’époque.

    Nous considérions la lutte armée menée par les troupes indépendantistes comme ayant atteint le plus haut stade de la lutte de libération nationale à l’époque. Les patriotes et les plus actifs des indépendantistes qui s’opposaient au Japon, dans le cadre de la politique du camp de gauche du nationalisme, participaient à cette lutte. En effet, à leurs yeux, la guerre d’indépendance était le seul moyen de recouvrer l’indépendance du pays.

    Or, certains pensaient que l’on ne pouvait restaurer l’indépendance nationale que par des actions militaires de grandes unités; d’autres soutenaient que le terrorisme était le plus efficace pour chasser les impérialistes japonais, et d’autres encore prétendaient que la stratégie la mieux adaptée à la situation coréenne consistait à former suffisamment d’abord ses forces armées et à combattre ensuite, pour l’indépendance, de concert avec les grandes puissances, notamment l’Union soviétique, la Chine et les Etats-Unis, lorsque celles-ci seraient entrées en guerre contre le Japon.

    Toutes ces théories présupposaient une guerre sanglante contre le Japon

    Mais, les troupes indépendantistes n’avaient pas de stratégie ni de tactique assez pertinentes, de commandement assez efficace et habile pour mener cette guerre à la victoire, ni de bases d’approvision-nement assez solides pour soutenir cette guerre du point de vue des effectifs ou sur le plan matériel et financier.

    La théorie réformiste relative à la «constitution d’une force nationale» – la «préparation du moi» – d’An Chang Ho faisait les frais de la conversation des militants indépendantistes.

    Nous respections la personnalité d’An Chang Ho, trouvant en lui un patriote incorruptible et consciencieux, dévoué au mouvement indépendantiste, mais nous n’approuvions pas sa théorie.

    La ligne de la non-violence proclamée par le gouvernement provisoire de Shanghai ne jouissait pas non plus de l’approbation ni de la sympathie des masses.

    Si ce gouvernement provisoire, peu de temps après sa formation, avait déçu l’attente des gens, c’était parce qu’il s’en tenait à la diplomatie, ligne qui ne donnait aucun espoir. Il était évident que les troupes indépendantistes qui s’en tenaient exclusivement à la ligne militaire ne tenaient aucun compte de la politique de ce gouvernement provisoire.

    Quant à la requête de Syngman Rhee, lequel avait demandé à la Société des Nations de mettre la Corée sous son mandat, elle ne méritait même pas qu’on en parle. La thèse de l’«autonomie» soutenue par les nationalistes de droite n’était qu’un rêve allant à l’encontre de l’esprit d’indépendance de la nation.

    Le Parti communiste coréen, fondé en 1925, fut dissous car il n’avait pas pu élaborer de stratégie ni de tactique rationnelles conformes à la réalité coréenne.

    En résumé, ce qu’avaient de faux les lignes et les stratégies proposées était qu’elles ne tenaient pas compte de la force des masses populaires.

    Les indépendantistes de cette époque ignoraient que les masses populaires étaient les maîtres de la révolution et qu’elles avaient en elles la force de la promouvoir. Alors qu’il n’était possible d’abattre l’impérialisme japonais qu’en ayant recours à la force organisée des millions d’hommes et de femmes du peuple, ils étaient d’avis que la révolution et la guerre d’indépendance ne pouvaient être menées à bonne fin que par quelques rares êtres hors du commun.

    Les communistes de la vieille génération, eux, s’étaient contentés, pour créer leur parti, de proclamer la formation d’un comité central composé de quelques personnes, sans se préoccuper d’en former la base. Depuis de longues années, au lieu de se mêler aux masses, ils s’adonnaient à la lutte d’hégémonie, divisés en nombreux groupuscules.

    Les lignes et les stratégies préconisées jusque-là souffraient également de sérieuses faiblesses dues au mépris des réalités de la Corée.

    Pour élaborer une ligne directrice correcte adaptée aux réalités coréennes, je me résolus à tenir compte des réalités coréennes plus que des théories classiques et des expériences étrangères, à faire appel à ma propre réflexion et à trouver une solution originale. Il ne fallait pas, pour avoir une théorie directrice, adopter en bloc l’expérience de la Révolution d’Octobre, par exemple, ni se croiser les bras et s’attendre à ce que l’Internationale communiste nous apportât une recette universelle toute prête.

    Je m’écriais souvent en mon for intérieur: «Nous n’avons que la force des masses populaires pour nous appuyer. Nous devons faire confiance à la force des vingt millions de Coréens et les unir étroitement pour livrer un combat sanglant contre les impérialistes japonais!»

    Je m’efforçai ainsi d’insérer dans mon rapport à présenter à la conférence ces idées que nous appelons aujourd’hui les idées du Juche. Les problèmes que je voulais poser dans mon rapport étaient tous importants, car l’issue de notre révolution en dépendait.

    Je réfléchis surtout à la question de la lutte armée.

    Dans mon projet de rapport, je proposais l’organisation d’une guerre générale à livrer contre le Japon comme ligne fondamentale pour la lutte de libération nationale et comme tâche primordiale des communistes coréens.

    Après avoir pris la détermination de déclencher la lutte armée, il nous a fallu beaucoup de temps pour en faire une de nos orientations à suivre. Lorsque nous définîmes cette orientation à la Conférence de Kalun, nous n’avions que les poings vides pour combattre. Même dans ces conditions, je soutenais que, pour commencer la lutte armée, il nous fallait créer une armée de type nouveau avec de jeunes communistes.

    Certains étaient alors d’un autre avis. Ils disaient que, puisque l’armée indépendantiste existait, il nous suffirait d’y être incorporés, tandis que l’organisation d’une nouvelle armée risquerait de diviser les forces armées antijaponaises.

    Il me paraissait cependant déraisonnable et même impossible pour développer nos activités armées, de transformer les troupes indépendantistes qui glissaient déjà vers la droite, prêtes à passer à la réaction.

    En 1930, les troupes indépendantistes étaient faibles et morcelées. Le Kukmin-bu prétendait avoir son armée indépendantiste, mais celle-ci ne comptait que neuf compagnies. Du fait de la divergence d’idées entre ses cadres supérieurs, elle était divisée en deux camps: le camp pro-kukmin-bu et le camp anti-kukmin-bu.

    Le premier, conservateur, s’en tenait aux orientations que l’armée indépendantiste maintenait depuis plus de dix ans, tandis que le second, innovateur, s’opposait aux orientations existantes et demandait une ligne nouvelle. Les personnages du groupe anti-kukmin-bu sympathisaient avec les communistes et tentaient même de s’allier à eux. Les impérialistes japonais les appelaient la «tierce force», c’est-à-dire une force nouvelle, ni nationaliste ni communiste. Leur apparition dans le mouvement nationaliste signifiait que la transformation de ce mouvement en mouvement communiste devait se réaliser.

    L’opposition des deux groupes au sein du Kukmin-bu avait provoqué la division de l’armée indépendantiste et semé le désordre dans le mouvement nationaliste.

    La plupart des compagnies de l’armée indépendantiste stationnaient dans des villages de plaine, configuration non propice à la guerre de partisans. Leur armement était insuffisant; les soldats, indisciplinés, mal entraînés, étaient en mauvais termes avec la population.

    Au début des années 1920, les troupes indépendantistes avaient décimé de grandes unités japonaises comme, par exemple, au cours de la bataille de Qingshanli4 et de celle de Fengwudong5, mais elles étaient maintenant sur leur déclin.

    Lors de mon entretien sur le Kukmin-bu avec Hyon Muk Gwan, à Wangqingmen où je séjournais pour participer au congrès de l’Union générale de la jeunesse de Mandchourie du Sud, je lui demandai:

    «Etes-vous sûr, monsieur, de l’emporter sur le Japon avec le Kukmin-bu?»

    J’avais posé cette question parce qu’il était trop fier de son Kukmin-bu. Voici la réponse qu’il me donna:

    «Sûr de l’emporter? Mais l’important, c’est d’attendre. Lorsque les grandes puissances nous viendront en aide, notre pays accédera à l’indépendance.»

    La réponse m’avait sidéré. Comment triompher avec une armée qui ne croyait pas à la victoire et qui ne comptait que sur l’aide des grandes puissances? Je lui avais alors demandé, pour rire, de nous donner toutes les armes dont disposait le Kukmin-bu car nous pourrions alors expulser les Japonais de notre pays en trois ou quatre ans.

    Cette sorte de plaisanterie était possible avant les actes de terrorisme perpétrés par l’armée indépendantiste contre les membres du comité préparatoire du congrès. Depuis l’époque de mes études à Jilin, Hyon Muk Gwan aimait bien écouter mes plaisanteries.

    Sans mot dire, il s’était contenté d’esquisser un sourire amer. Il devait croire que je me faisais des illusions.

    Avec une armée comme celle du Kukmin-bu, on avait de la difficulté même à maintenir le statu quo. Nous avions donc décidé de créer une armée d’un autre type que celle-là.

    J’avais la certitude que seule une lutte armée dirigée par les communistes pouvait donner une véritable lutte révolutionnaire antijaponaise et finalement triompher. Car seuls les communistes pouvaient regrouper dans leurs troupes des ouvriers, des paysans et de nombreuses autres forces patriotiques hostiles au Japon, mener jusqu’au bout, sous leur responsabilité, cette juste lutte armée, grâce à une stratégie et à une tactique pertinentes reflétant fidèlement les intérêts des masses, et conduire à la victoire l’ensemble de la révolution coréenne.

    L’impérialisme japonais auquel nous avions affaire était une puissance militaire montante, qui avait facilement triomphé de deux grands pays  la Chine et la Russie  dont l’étendue territoriale était des dizaines de fois plus grande que la sienne.

    Il n’était pas facile de le vaincre et de restaurer l’indépendance du pays.

    Triompher de l’impérialisme japonais, c’était l’emporter sur une force militaire mondialement reconnue, l’emporter sur le fanatique Yamatotamashi et sortir vainqueur d’une guerre d’usure contre un pays montant qui, pendant les 70 ans ou presque qui avaient suivi la restauration de Meiji, avait accumulé d’immenses ressources humaines, matérielles et financières.

    Or, je pensais que trois ou quatre années de lutte armée nous suffiraient pour vaincre le Japon. Seul un jeune homme plein de vie pouvait y croire. Le clan militaire du Japon aurait éclaté de rire en entendant cette histoire.

    Si quelqu’un me demande sur quoi je fondais mes estimations, je n’aurai rien à répondre. Nous n’avions en effet rien que les mains vides pour combattre.

    Tout ce que nous avions, c’était le patriotisme et la vigueur de la jeunesse. Si nous prévoyions un délai de trois ou quatre années pour vaincre le Japon, ce n’était pas que nous sous-estimions la force de ce pays: nous considérions notre patriotisme, sentiment légitime, comme plus puissant que cette force. La seule chose sur laquelle nous puissions compter, c’était la force des vingt millions de Coréens. Si, bien formés, ils se dressaient partout pour abattre l’armée et la police japonaises, notre pays accéderait à l’indépendance. Cette certitude nous donnait force et courage.

    Voilà pourquoi nous pensions qu’il fallait gagner de larges masses à notre cause pour mener efficacement la lutte armée.

    L’idée me vint ainsi de former un front uni national antijaponais.

    Si j’avais ressenti pour la première fois, à l’époque de l’Ecole Hwasong, la nécessité de mettre sur pied une organisation, j’avais pris conscience pour la première fois, lors du Soulèvement populaire du Premier Mars, de la force de la nation. C’était du temps où je séjournais à Jilin que j’avais pris la détermination de me mêler au peuple, de le rassembler et de m’appuyer sur lui pour faire la révolution.

    A mon avis, il était impossible de secouer le joug colonial à moins que tous les vingt millions de Coréens ne s’associent à l’action. Une révolution visant à émanciper les classes opprimées pouvait bien aboutir grâce à la mobilisation des seuls ouvriers et des seuls paysans, force motrice de cette révolution, mais du moment qu’il s’agissait d’une révolution contre la féodalité et l’impérialisme, sa force motrice devait être constituée, autant que par les ouvriers et les paysans, par la jeunesse étudiante, les intellectuels, les hommes de religion patriotes et même les capitalistes nationalistes. Telle était mon attitude. Notre principe était de rassembler et de mobiliser toutes les forces patriotiques hostiles au Japon et qui s’intéressaient à la libération nationale.

    Lorsque nous avions proposé cette ligne, certains hochèrent négativement la tête: aucun classique n’en parlait. D’après eux, c’était chimère que les communistes s’allient aux autres couches sociales que les ouvriers et les paysans, et surtout aux hommes de foi et aux industriels. C’est ainsi que Kim Chan a été destitué du poste de responsable de la direction générale de Mandchourie du Parti communiste coréen: faisant partie du groupe Hwayo6, il avait eu contact avec quelques personnalités du Kukmin-bu.

    De nombreux nationalistes avaient de l’aversion pour les communistes. Le communisme était la bête noire des nationalistes, et le nationalisme, celle des communistes. Cela divisait les forces de la nation en deux camps: le communisme et le nationalisme.

    Cela affligeait les esprits raisonnables. C’est grâce à leur effort que la Corée vit s’entamer dès le milieu des années 1920 un mouvement pour la collaboration entre le communisme et le nationalisme, et ce mouvement aboutit, en 1927, à la création de l’Association Singan.

    L’événement fut bien accueilli par tous, car il montrait que les communistes et les nationalistes, malgré leur différence d’idées, pouvaient bien s’unir pour la grande cause de la nation.

    Malheureusement, du fait des incessantes manœuvres de subversion des impérialistes japonais et des machinations scissionnistes des réformistes à la solde de ces premiers, cette association fut dissoute en 1931.

    Si les deux camps avaient abouti à une unité à toute épreuve pour la grande cause de la nation, cette association aurait pu survivre aux manœuvres de désunion des forces intérieures et extérieures et ne se serait pas démantelée aussi facilement.

    La dissolution de cette association, laquelle corroborait l’échec de la collaboration entre le communisme et le nationalisme que nous avions tant souhaitée, nous affligeait vivement. Une véritable collaboration est inconcevable si l’on ne place pas les intérêts nationaux au-dessus de tout et si l’on ne s’en tient qu’à son idéologie. Par contre, il est possible de s’unir avec toutes les couches sociales en mettant au premier plan la grande cause de la libération nationale. Voilà mon attitude en la matière.

    C’est en partant de cette position, après la Libération, que nous avons collaboré avec M. Kim Ku qui avait lutté jusque-là, toute sa vie, contre le communisme et qu’aujourd’hui nous en appelons à la raison de tous les Coréens pour réaliser l’union nationale. L’union nationale mènera à l’isolement des forces étrangères et des traîtres à la patrie.

    L’union nationale nous étant si précieuse, nous n’avons pas questionné MM. Choe Hong Hui et Choe Tok Sin7 sur leur passé, et nous leur avons fait bon accueil lorsqu’ils sont venus en visite à Pyongyang, eux qui, toute leur vie, avaient combattu le communisme, l’arme braquée sur nous.

    J’ai alors dit à Choe Tok Sin: «Tous les Coréens, qu’ils vivent au Nord ou au Sud, doivent penser d’abord à la nation lorsqu’il s’agit de la question de la réunification du pays. D’abord la nation, puis les classes et les idéologies. La nation prime tout. A quoi bon le communisme et le nationalisme, à quoi bon croire en Dieu, si l’on devait faire abstraction de la nation? »

    Nous avions dit la même chose il y a plus de 60 ans, à Kalun, alors que nous méditions sur la ligne à adopter pour le front uni national antijaponais.

    La politique doit être généreuse, et l’homme politique doit avoir l’esprit large, sinon elle ne peut intéresser les masses et il s’écarte d’elles.

    Le rapport traitait de la question de la fondation d’un parti, du caractère et des tâches de la révolution coréenne, ainsi que de la position fondamentale à laquelle les communistes coréens devaient s’en tenir.

    Dès que j’eus mis au point le projet de rapport, je le soumis à la discussion des cadres de l’U.J.C. et de l’U.J.A. arrivés de plusieurs régions pour participer à la Conférence de Kalun. Pendant la journée, parce que nous devions travailler dans les champs, nous discutâmes du projet de rapport, réunis au bord d’une rizière ou d’un champ non-rizicole ou dans un bosquet de saules au bord de la rivière Wukaihe, et, à la tombée de la nuit, nous nous réunîmes dans la salle de garde de l’Ecole Jinmyong, où nous débattîmes, point par point, les opinions soulevées pendant la journée.

    Au cours des discussions, plusieurs problèmes d’actualité qui nous intéressaient avaient été soulevés.

    Une controverse s’engagea au sujet du caractère de la révolution coréenne. Le projet de rapport définissait ainsi celle-ci: une révolution démocratique antiféodale et anti-impérialiste. Le débat se concentra sur la question de savoir si cette définition n’était pas en contradiction avec des principes universels ou la loi de la révolution, car aucun classique du marxisme-léninisme n’y faisait référence et que, dans aucun pays, on n’en avait jamais parlé. La jeunesse d’alors considérait que la révolution bourgeoise et la révolution socialiste étaient les seules à faire évoluer l’histoire contemporaine. Cette nouvelle notion de révolution démocratique antiféodale et anti-impérialiste, ni bourgeoise ni socialiste, suscitait donc en elle des doutes.

    Notre définition reposait sur les rapports entre les classes sociales dans notre pays, ainsi que sur les tâches de notre révolution. La tâche révolutionnaire la plus urgente de la nation coréenne consistait à abattre l’impérialisme japonais, à mettre fin aux rapports sociaux féodaux qui enchaînaient le peuple et à instaurer la démocratie.

    Si l’on se jette dans un moule étranger pour définir le caractère de notre révolution, on tombera dans le dogmatisme. Il est essentiel de tenir compte de la réalité du pays. Une définition, même si elle est introuvable dans les classiques et n’a jamais été appliquée auparavant dans d’autres pays, si elle est scientifiquement fondée et qu’elle cadre avec les réalités du pays, les communistes ne doivent pas hésiter à l’adopter.

    C’est une attitude créatrice qu’ils sont tenus d’adopter à l’égard du marxisme-léninisme.

    J’expliquai ainsi aux délégués la raison pour laquelle la révolution coréenne revêtait le caractère d’une révolution démocratique antiféodale et anti-impérialiste. Ceux-ci finirent par exprimer leur compréhension et approuvèrent chaleureusement ma définition.

    La question du front uni national antijaponais provoqua la plus brûlante discussion. Il était alors délicat de l’aborder, tant sur le plan théorique que sur le plan pratique. Invoquant l’échec de la collaboration entre le Guomindang et le Parti communiste chinois, certaines personnalités de l’Internationale communiste avaient taxé de réformisme ceux qui soutenaient la politique de front uni. Nos camarades, eux aussi, en parlaient avec prudence.

    Il fallait donc prendre une décision courageuse pour pouvoir définir la ligne de front uni national, car cela pouvait être pris comme un défi lancé à l’Internationale communiste.

    Nos camarades posèrent de nombreuses questions dont voici quelques-unes. Comment traiter un fils favorable à la révolution, dont le père était propriétaire foncier? Comment traiter un capitaliste qui avait fourni des fonds importants pour l’indépendance du pays et accordé une grande aide matérielle à l’armée indépendantiste, mais qui se méfiait des communistes? Pouvait-on gagner à la cause de la révolution un maire de canton qui prenait souvent contact avec les Japonais et qui se mêlait également au peuple?

    Je leur répondis qu’il fallait tenir compte principalement des dispositions idéologiques des personnes concernées.

    Plus tard, mes idées en la matière seront concrétisées dans le Programme en dix points de l’Association pour la restauration de la patrie et, après la Libération, érigées en politique d’Etat dans le Programme politique en vingt points.

    Le bien-fondé de la ligne en matière de front uni national antijaponais que nous avons élaborée à Kalun se confirmera plus tard dans la pratique.

    Les suggestions de nos camarades contribuèrent grandement à la mise au point du projet de rapport.

    Le 30 juin 1930, la nuit, la Conférence de Kalun fut ouverte.

    Mes camarades de Kalun avaient aménagé une salle de classe de l’Ecole Jinmyong pour cette conférence. Le plancher était couvert de nattes de jonc, et il y avait plusieurs lampes suspendues au plafond.

    Je présentai mon rapport à la séance du premier jour. Les jours suivants, nous les passâmes à discuter des moyens d’exécuter les tâches définies dans le rapport, réunis par groupes ou en session plénière, au bord de la rivière ou dans le bosquet de saules, tout en prêtant main-forte aux paysans. C’était une forme de réunion originale.

    Les organisations révolutionnaires de Kalun, et en particulier les membres de la Troupe d’enfants éclaireurs, veillant jalousement à notre sécurité, nous pouvions tenir tranquillement la réunion.

    Les impérialistes japonais, qui avaient appris qu’un grand nombre de jeunes communistes s’étaient réunis dans la Mandchourie centrale, avaient envoyé beaucoup d’espions dans les districts de Changchun, de Huaide et de Yitong où nous opérions. Certains espions qui étaient sur mes traces portaient sur eux ma photo, disait-on.

    Les impérialistes japonais s’étaient informés, auprès des agents de leur consulat en Mandchourie et auprès des espions de la direction de la police du gouvernement général de Corée, que de jeunes communistes, différents des communistes conventionnels aussi bien par leur appartenance que par leur mode d’activité, avaient fait leur apparition et gagnaient en force dans la région mandchoue, surtout à Jilin. Aussi, afin d’intercepter leurs leaders, avaient-ils commencé à nous poursuivre avec acharnement. Puisque nous avions profondément pénétré les masses, sans bruit, sur une grande étendue de territoire, les Japonais ne nous négligeaient pas, me semblait-il.

    Kim Won U était alors chargé de la garde du village de Kalun et dirigeait les activités des membres de la Troupe d’enfants éclaireurs et de l’U.J.A. Souvent il quittait à la dérobée la salle de conférence pour faire une ronde dans le village. Lorsque j’étais surchargé au point de veiller la nuit dans une salle de classe de l’Ecole Jinmyong, il passait la nuit dehors à veiller à ma sécurité. De nuit, il m’apportait souvent des pommes de terre qu’il avait cuites dans l’âtre de la salle de garde de l’école.

    Kim Won U avait fait une grande contribution à l’œuvre de transformation des villages de Kalun, de Guyushu, de Wujiazi, comme il en avait déjà fait autant pour le mouvement de la jeunesse étudiante à Jilin.

    Au printemps 1928, nous l’avions envoyé aider à la transformation révolutionnaire de la campagne de la région de Changchun. A cette époque-là, tout en enseignant à l’Ecole Jinmyong à Kalun, pour former la jeunesse il militait à Kalun et à Guyushu. Depuis le printemps 1930, il avait aidé Cha Kwang Su dans les préparatifs de formation de l’Armée révolutionnaire coréenne. Une fois, comme il était d’une beauté efféminée, nous l’habillâmes même en femme pour qu’il forme avec Hyon Kyun un «couple» que nous envoyâmes en mission clandestine.

    Après la formation de l’Armée révolutionnaire coréenne, Kim Won U partit pour se procurer des armes et fut arrêté par l’ennemi. Il passera ainsi quelques années de sa vie en prison. Là, il continuera sa lutte sans fléchir.

    Après la guerre de Corée (de 1950 à 1953NDLR), alors que la situation intérieure et extérieure sera difficile, il combattra pour défendre la ligne de notre Parti en province avant d’être exécuté par les fractionnistes. A l’époque, les fractionnistes faisaient tout ce qui était en leur pouvoir pour nuire à ceux qui étaient fidèles au Parti.

    Son vrai nom d’origine était Pyon Muk Song.

    Si Kalun était devenu une de nos solides bases d’activité, un village révolutionnaire où se réalisaient nos idées, c’était redevable aux efforts de longue haleine de Kim Won U, Kim Ri Gap, Cha Kwang Su, Kim Hyok et d’autres communistes de la nouvelle génération.

    Avant notre arrivée à Kalun, ses habitants se méfiaient les uns des autres, divisés en deux groupes: le Sud et le Nord. Un jour, ils s’étaient battus à cause de l’eau de la rivière Wukaihe. Quand les gens du Sud avaient arrêté le courant d’eau pour amener l’eau dans leurs rizières, les gens du Nord vinrent avec leurs pelles pour détourner le cours d’eau pour que leurs cultures ne se dessèchent pas. Même les enfants, divisés en deux camps, se tournaient le dos les uns aux autres.

    Kim Hyok, Kim Won U, Kim Ri Gap, Jang So Bong et d’autres camarades firent énormément pour remédier à cette situation. Ils persuadèrent les masses de cesser leurs querelles intestines, mirent sur pied diverses organisations de masse à Kalun et fondèrent une école donnant un enseignement gratuit.

    Le 2 juillet, la nuit, les délégués se réunirent de nouveau dans la salle de classe de l’Ecole Jinmyong pour poursuivre les travaux de la conférence. Après la publication des attributions respectives, la conférence fut clôturée.

    A la fin de la réunion, Cha Kwang Su, qui présidait, se leva brusquement et prononça un discours émouvant. Fougueux et expansif jusqu’à mériter le surnom de «fou-fou», il ne perdait pourtant jamais son contrôle. Et, étrangement, en pareilles circonstances, il savait par son éloquence et sa fougue toucher l’auditoire. En agitant les poings, il cria:

    «Alors que tout le monde s’afflige de la fin du communisme en Corée, ici, à Kalun, nous avons fait une déclaration historique annonçant un nouveau départ de la révolution coréenne. Avec le son de la cloche annonçant l’aube, les communistes coréens iront de l’avant en suivant la voie nouvelle.

    «Camarades, prenez vos armes sans tarder et engagez-vous dans un combat décisif contre les impérialistes japonais!»

    En écoutant ce discours, nous poussâmes tous des cris de triomphe et nous nous mîmes à chanter le Chant révolutionnaire.

    Si nous avons pu ainsi proclamer la voie de la révolution coréenne à Kalun, c’est que nous avions, dès l’époque de Jilin, établi la position et l’attitude indépendantes à adopter pour la révolution coréenne et exploré un nouveau chemin du mouvement communiste en participant au mouvement de la jeunesse étudiante. Mon rapport, publié sous le titre la Voie de la révolution coréenne, précise les idées formées et la position adoptée dans mes jours de lutte et mûries au cours de mon emprisonnement. Ces idées sont devenues la ligne et l’idéologie directrice de notre révolution.

    On peut affirmer que ce rapport est axé sur les idées du Juche. Elles n’ont cessé de se développer et de s’enrichir au cours de la Lutte révolutionnaire antijaponaise, puis à travers les différents stades de la révolution coréenne, difficile et complexe. Aujourd’hui elles sont devenues une pensée philosophique contenant un système cohérent constitué des idées, des théories et des méthodes du Juche.

    Après la Libération, surtout au cours de l’édification des bases du socialisme dans l’après-guerre, nous avons insisté sur la nécessité d’instaurer le concept du Juche.

    En 1955, j’ai prononcé devant les cadres du secteur de la propagande et de l’agitation du Parti un discours sur la nécessité d’éliminer la servilité envers les grandes puissances et le dogmatisme et d’instaurer le concept du Juche. Ce discours a été publié en brochure sous le titre: De l’élimination du dogmatisme et du formalisme et de l’établissement du Juche dans le travail idéologique.

    J’ai profité de toutes les occasions qui s’étaient présentées pour insister sur la nécessité d’instaurer le concept du Juche.

    J’ai expliqué à plusieurs reprises, lors de mes entretiens avec des étrangers, l’essence des idées du Juche, les circonstances dans lesquelles elles ont été fondées et la façon dont elles ont été appliquées.

    Cependant, je n’ai pas songé à les systématiser et à les consigner dans un livre. Je me suis estimé satisfait de voir qu’elles ont remporté l’adhésion de notre peuple et qu’elles étaient appliquées à la pratique révolutionnaire.

    Plus tard, Kim Jong Il a généralisé et systématisé ces idées sous tous leurs aspects et a publié un article intitulé: Des idées du Juche.

    Après la Conférence de Kalun, en dirigeant la Lutte armée antijaponaise, nous avons été convaincus de la justesse de la ligne que nous avions définie au cours de cette conférence. Les Japonais prétendaient que nous n’étions qu’un «grain de millet dans la mer», mais nous avions derrière nous un océan qu’était le peuple, dont la force est inépuisable. Si nous avancions une ligne, quelle qu’elle fût, le peuple la comprenait et la faisait sienne. Il nous fournissait des milliers et des dizaines de milliers de fils et de filles et nous soutenait matériellement et moralement.

    Si nous avons pu combattre un ennemi armé jusqu’aux dents, 15 années durant, malgré les rigueurs de l’hiver de la Mandchourie où la température descendait jusqu’à moins 40 degrés, et en triompher finalement, c’est parce que nous avions avec nous ce puissant rempart ou cet immense océan qu’était le peuple.

    

    

    

    4. La Société Konsol de camarades,

    première organisation de parti

    

    

    Le fait que nous avions créé, au lendemain de la Conférence de Kalun, le 3 juillet 1930, l’organisation d’un parti de type nouveau, a été publié il y a plusieurs années, de même que le discours que j’ai prononcé à la réunion qui a enfanté cette organisation.

    On sait que le parti joue le rôle d’un état-major dans la révolution dont l’issue dépend de son rôle. Pour autant que l’on puisse dire que la révolution est la locomotive de l’histoire, il faut considérer le parti comme la locomotive de la révolution. Cela explique l’importance que les révolutionnaires attachent au parti et les efforts qu’ils font pour l’édifier.

    Marx, après avoir créé la théorie du socialisme scientifique, a, dans le cadre de la première de ses tâches pratiques, fondé la Ligue des communistes et publié le Manifeste du parti communiste, ce qui est considéré comme son plus grand mérite. En effet, le parti doit remplir une mission et un rôle importants dans la lutte des communistes pour transformer le monde. On peut dire également que les divers courants opportunistes et réformistes qui ont traversé le mouvement communiste et ouvrier international ont été dus, en définitive, aux attitudes erronées adoptées à l’égard du parti.

    Toutes les transformations spectaculaires accomplies par les communistes sur la face du globe depuis l’apparition du communisme, nouveau courant d’idées sur la scène du mouvement ouvrier, sont liées au nom sublime du parti.

    Pour réaliser les tâches définies à la Conférence de Kalun, nous entreprîmes d’abord de créer une organisation de parti.

    C’est après avoir appris l’élimination du Parti communiste coréen de l’Internationale communiste que nous avons pris la décision de fonder un parti de type nouveau et commencé à réfléchir sérieusement aux moyens d’y parvenir.

    L’ancien parti communiste avait été organisé en avril 1925. Dans de nombreux pays, des partis politiques représentant les intérêts de la classe ouvrière apparaissaient alors pour diriger les masses. Le fait qu’un parti communiste ait été fondé dans notre pays caractérisé pourtant par l’absence de libertés et de droits politiques reflétait bien la sensibilité des Coréens au nouveau courant d’idées et à la tendance mondiale.

    La fondation de ce parti était l’aboutissement nécessaire et légitime de l’évolution du mouvement ouvrier et du mouvement de libération nationale en Corée.

    Ce parti diffusa les idées socialistes parmi les masses, notamment les ouvriers et les paysans, et se mit à la tête du mouvement ouvrier. Ainsi, une page nouvelle de l’histoire était tournée: les communistes dirigeaient maintenant la lutte de libération nationale dans notre pays. Au travers de l’existence de ce parti, les communistes dirigèrent de grandes actions, telles que la Manifestation des vivats du 10 Juin, qui démontrèrent le génie de notre nation, et ils contribuèrent au regroupement des forces patriotiques antijaponaises en créant des organisations de masse, telle l’Association Singan en coopération avec les nationalistes.

    La fondation du Parti communiste coréen, puis l’activation, sous sa direction, des mouvements de masse, notamment du mouvement ouvrier et du mouvement paysan, furent un événement historique inaugurant le mouvement communiste dans notre pays. Le mouvement de libération nationale s’en vit impulsé.

    Malheureusement, le Parti communiste coréen, du fait des luttes fractionnelles entre ses leaders et de la cruelle répression impérialiste japonaise, cessa d’être en 1928.

    A son VIe congrès, qui avait eu lieu en été 1928, l’Internationale communiste avait annulé son approbation du Parti communiste coréen, ce qui équivalait à l’élimination pure et simple dudit parti de cette organisation.

    Certes, nous étions mécontents des leaders de ce parti qui s’adon-naient à des luttes fractionnelles. Toutefois, la nouvelle de cette sentence de l’Internationale communiste nous attrista et nous insuffla de la honte. Nous éprouvions une grande déception à l’égard de l’Internationale. Dès lors, malgré ma jeunesse et mon manque d’expérience, je compris la nécessité de combattre, nous-mêmes, de toutes nos forces, pour créer un parti de type nouveau.

    Fonder un parti de type nouveau, pur et authentique, impliquait toutes sortes de difficultés.

    La plus grande venait de la subsistance du fractionnisme dans les rangs des communistes. Le fractionnisme entravait l’unité d’action dans leur mouvement pour rétablir le parti, divisés qu’ils étaient entre plusieurs groupes qui menaient cette action séparément.

    Après l’élimination du Parti communiste coréen de l’Inter-nationale communiste, les communistes coréens lancèrent un mouvement énergique à l’intérieur et à l’extérieur du pays pour reconstituer le parti. Cependant, étant donné la répression effrénée et les actes hostiles des impérialistes japonais, aucun groupe ne put réussir dans cette tâche. Le groupe Hwayo et le groupe M-L8 choisirent de renoncer au mouvement pour rétablir le parti et proclamèrent la dissolution de la direction générale siégeant en Mandchourie. Le groupe Sosang lança alors une campagne en faveur de cette cause à l’intérieur du pays, mais l’entreprise, ayant percé, finit par l’arrestation de nombreux militants.

    Nous en conclûmes qu’un parti révolutionnaire ne pourrait pas naître de l’ancien parti ni des efforts de la vieille génération accoutumée au fractionnisme.

    L’autre difficulté à résoudre pour fonder un parti était liée au principe: un seul parti par pays, énoncé par l’Internationale communiste; en effet, toute adhésion à un tel principe empêchait les communistes coréens de créer un parti indépendant en Mandchourie.

    Dans le règlement général de ses Statuts adoptés à son VIe congrès, l’Internationale communiste avait établi un principe selon lequel chaque parti se déclarant affilié à elle serait appelé parti communiste (section de l’Internationale communiste) du pays concerné, et qu’un seul parti, dit communiste ou section de ladite Internationale, pouvait exister dans un pays donné.

    En mai 1930, à Khabarovsk, le service de propagande de l’Internationale communiste pour l’Orient convoqua une réunion de représentants communistes coréens et chinois pendant laquelle il communiqua la décision de l’Internationale communiste concernant le problème organisationnel du Parti communiste coréen. Dans ce document, l’Internationale proposait aux communistes coréens en Mandchourie d’adhérer au Parti communiste chinois et de militer en qualité de membres dudit parti.

    Le résultat fut que certains communistes qui s’enfiévraient pour rétablir leur parti changèrent d’opinion, proclamèrent la dissolution de leur organisation et s’inscrivirent au Parti communiste chinois. Finalement, ce différend déboucha sur la Révolte du 30 Mai qui embrasa toute la Mandchourie de l’Est.

    La proposition faite aux communistes coréens d’adhérer au Parti communiste chinois pour pouvoir militer offensa particulièrement la fierté nationale de la jeune génération de communistes. Mes camarades engagèrent une vive controverse à ce sujet. Certains jugeaient la décision de l’Internationale communiste irresponsable et incompréhensible, d’autres la trouvaient équitable, tandis que d’autres encore étaient soucieux et furieux en constatant que cette décision excluait à jamais, à leur avis, la possibilité pour les Coréens de fonder un nouveau parti.

    Mes camarades me demandèrent mon avis sur ce problème.

    Je leur déclarai que l’Internationale communiste ne se rendait pas digne d’un blâme en demandant, selon le principe: un seul parti par pays, aux communistes coréens d’adhérer au Parti communiste chinois et que cela n’excluait pas la possibilité, pour nous, d’avoir un nouveau parti.

    «Dans la situation qui prévaut actuellement, dis-je, il est inévitable, dans une certaine mesure, que l’Internationale communiste fasse cette exigence. Si les communistes coréens avaient déjà un parti indépendant, elle ne leur demanderait pas de vivre sous le toit d’autrui. Il faut donc respecter sa décision. C’est conforme à la ligne internationaliste que nous défendons tous. Cela ne nous fera pas de mal d’être membres du Parti communiste chinois autant que nous n’oublierons pas la Corée et combattrons pour la révolution coréenne. Respecter la décision de l’Internationale communiste ne doit cependant pas être prétexte à renoncer à créer un parti indépendant en Corée ni à vivre indéfiniment sous le toit d’autrui. Les Coréens doivent avoir leur propre parti.»

    Telle était mon attitude concernant le greffage des communistes coréens sur un parti étranger.

    Je ne pouvais cependant pas être certain que cette vue coïncidât vraiment avec l’interprétation que donnait l’Internationale communiste du principe: un seul parti par pays.

    Vers la fin du mois de juin 1930, afin d’approfondir notre compréhension dudit principe et d’établir au plus tôt une orientation pour l’édification d’un parti propre, j’eus un rendez-vous à Jiajiatun avec Kim Kwang Ryol (Kim Ryol), agent de liaison de l’Internationale communiste. Il avait fait ses études à l’université Waseda, au Japon, puis avait résidé en Union soviétique. Il venait fréquemment séjourner dans les régions où nous opérions, comme Guyushu, Wujiazi et Kalun. En qualité d’agent de liaison de l’Internationale, il s’efforçait d’assurer la liaison entre cette organisation et nous. Comme Jang So Bong et Ri Jong Rak faisaient ses éloges, le trouvant fortement influencé par le socialisme soviétique, j’avais fondé un espoir sur lui, et je le rencontrai. Je remarquai qu’il était très érudit, comme on me l’avait dit. Il parlait couramment le russe et le japonais, dansait des danses russes aussi bien que les Russes eux-mêmes et était très éloquent. Il me conseilla de me rendre au poste de liaison de l’Internationale communiste de Haerbin, auquel il me recommanderait, pour discuter du principe: un seul parti par pays, car ce serait préférable que d’écouter son avis personnel.

    Après cette entrevue, nos camarades et moi-même ne cessâmes de discuter de ce principe.

    Nous comprenions ainsi ce principe: un pays ne pouvait être représenté auprès de l’Internationale communiste par deux ou plusieurs partis communistes, mais par un seul ; il ne pouvait y avoir deux ou plusieurs comités centraux de partis communistes, mais un seul comité central. L’essence de ce principe résidait dans la nécessité d’exclure l’existence, dans un pays donné, de plusieurs partis ayant des intérêts et des objectifs identiques.

    Le respect de ce principe qu’exigeait inconditionnellement l’Internationale communiste avait pour but fondamental d’éliminer le fractionnisme et toutes les formes d’opportunisme du mouvement communiste international et d’assurer l’unité et la cohésion de ses rangs. Elle se guidait en cela sur la leçon historique du mouvement communiste international qui la mettait en garde contre l’infiltration de tous les éléments hétérogènes au sein de ce mouvement.

    L’établissement dudit principe était dû également aux agissements scélérats de l’adversaire pour diviser et désagréger, de l’intérieur, les rangs des communistes.

    Toutefois, l’Internationale communiste s’était contentée de proposer ce principe et n’avait pas stipulé la façon dont les militants communistes opérant dans un pays étranger devaient se joindre au parti local ni celle dont seraient établies leurs tâches révolutionnaires après ce transfert. C’était la raison pour laquelle l’adhésion au Parti communiste chinois des communistes coréens militant dans la région mandchoue suscitait de vives discussions. Il s’ensuivit que certains considérèrent comme allant à l’encontre de ce principe la constitution d’un parti par les communistes coréens militant en territoire chinois.

    Le principe: un seul parti par pays pouvant être interprété différemment, l’activité des communistes coréens pour la libération nationale était effroyablement désorganisée et hésitante, et le droit même des révolutionnaires coréens à la lutte patriotique était contesté. Je n’en continuai pas moins à chercher les moyens de créer un parti.

    N’y aurait-il pas une solution qui réponde aux directives de l’Internationale communiste et qui permette en même temps de promouvoir la révolution coréenne?

    Je trouvai une solution: tenir compte des leçons du mouvement communiste initial pour poser solidement les bases organisationnelles et idéologiques du parti à fonder au lieu de nous hâter de proclamer un comité central et mettre ainsi sur pied un parti réellement capable de jouer le rôle d’état-major de notre révolution. Pas question de créer un parti sans qu’une ossature organisationnelle pénétrée de la conscience de classe et de haute formation soit prête, sans que l’unité de pensée et de volonté règne dans les rangs de ses futurs membres et que sa base de masse soit assurée.

    Commencer par mettre sur pied une organisation de base ayant pour ossature la nouvelle génération de communistes tout à fait étrangers au fractionnisme, puis l’étendre et la renforcer jusqu’à fonder le parti, voilà qui était à mes yeux le moyen le plus approprié et le plus réaliste pour nous. Par ailleurs, j’étais certain que l’Internationale communiste approuverait cette manière d’opérer pour fonder notre parti.

    Si nous étendions notre organisation de base, accroissions sans cesse son rôle, mettions sur pied d’autres organisations semblables et les renforcions partout où nous opérions, j’espérais que nous serions en état de diriger le mouvement communiste et la lutte de libération nationale tout en remplissant notre devoir d’internationalistes.

    Nous ne créerions pas à part, en territoire chinois, un comité central qui coexisterait avec celui du Parti communiste chinois. Le principe énoncé par l’Internationale communiste serait donc respecté.

    Après avoir mis ces idées en ordre, je proposai, à la Conférence de Kalun, l’orientation à suivre pour créer un parti, et je mis sur pied la première organisation de notre futur parti.

    Créer l’organisation du futur parti révolutionnaire répondait, d’ailleurs, à un impératif légitime du développement de notre révolution.

    Les chefs de la Révolte des paysans de Tanchon étaient même allés consulter l’Internationale communiste sur les problèmes tactiques de leur action. S’il y avait eu, en Corée, un parti révolutionnaire représentant les intérêts des ouvriers et des paysans, ainsi que des dirigeants habiles, ces militants n’auraient pas eu besoin de payer les frais d’un aussi long voyage pour aller chercher conseil auprès de l’Internationale communiste.

    Au début des années 1930, le mouvement de libération nationale en Corée, quant à son étendue et à sa profondeur, avait atteint un stade incomparable avec ce qu’il avait été auparavant.

    Notre action, elle aussi, avait fait des progrès sans pareils par rapport au début. Notre champ d’action débordait maintenant le cadre de Jilin et s’étendait loin, en Mandchourie de l’Est et jusqu’à la région nord de la Corée. Notre lutte révolutionnaire, jusque-là à un stade de mouvement de la jeunesse étudiante, avait pris la forme d’activité clandestine et avait pénétré les larges masses ouvrières et paysannes. Avec de l’expérience et grâce à une préparation militaire et politique achevée, nous allions organiser une armée révolutionnaire permanente qui engagerait une guerre de guérilla mobilisant de grandes unités, ce que l’Union de la jeunesse communiste n’était pas en mesure d’assumer. Il est vrai qu’elle a dirigé les différentes organisations de masse, mais c’était un phénomène transitoire qui ne pouvait durer.

    Il fallait maintenant un parti qui puisse contrôler et superviser les différentes organisations de masse, à commencer par l’U.J.C., diriger l’ensemble du mouvement de libération nationale, se lier avec le Parti communiste chinois et nouer des rapports avec l’Internationale communiste. En effet, l’U.J.C. n’avait pas assez d’autorité pour avoir des relations satisfaisantes avec l’Internationale communiste.

    Comme les différents groupes de communistes de la première heure l’avaient sollicitée, se réclamant chacun de l’«orthodoxie» pour en être cautionnés, l’Internationale communiste elle-même était désorientée. Petit à petit, celle-ci avait compris que la Corée ne pourrait voir apparaître une avant-garde véritable de la classe ouvrière avant d’avoir éliminé le fractionnisme et qu’il incombait à la nouvelle génération de communistes, étrangers aux méthodes des fractionnistes et dépourvus de toute ambition d’hégémonie, d’assumer la tâche consistant à créer un nouveau parti. C’est pourquoi, l’Internationale communiste observait notre lutte et avait tenté, par différentes voies, d’entrer en contact avec nous.

    D’autre part, nous avions, au cours de plusieurs années d’activité révolutionnaire, posé les fondations d’organisation du parti révolutionnaire de type nouveau que nous voulions voir se créer.

    La fondation de l’Union pour abattre l’impérialisme avait été, dans le cadre du mouvement communiste coréen, le premier pas vers la création d’un parti révolutionnaire de type nouveau, différent de son précurseur. Tout a commencé avec l’Union pour abattre l’impérialisme. Celle-ci, en évoluant, est devenue l’Union de la jeunesse anti-impérialiste, puis l’Union de la jeunesse communiste.

    L’élite de notre révolution formée par l’Union de la jeunesse communiste et la base de masse jetée par l’Union de la jeunesse anti-impérialiste assuraient déjà une base à la création d’un parti. Pendant que l’U.J.C. était créée et qu’elle guidait, en puissante avant-garde, le mouvement révolutionnaire, la nouvelle vague de communistes avait vaincu les erreurs commises par l’ancienne génération et découvert de nouvelles possibilités en matière de conquête des masses et d’art du commandement. L’héroïsme et l’esprit révolutionnaire qu’ils ont manifestés allaient être la force motrice de notre victoire sur l’impé-rialisme japonais et, plus tard, le génie et l’esprit de notre Parti.

    Les activités de la nouvelle génération de communistes marquèrent une étape importante lorsqu’elle eut défini l’idéologie directrice de la révolution coréenne à la Conférence de Kalun. La décision de la conférence spécifiait la stratégie ayant valeur de principe d’action pour les communistes, dans leur lutte pour réaliser le programme de l’Union pour abattre l’impérialisme ainsi que celui de l’Union de la jeunesse communiste. Cette stratégie était la base idéologique de la fondation du futur parti, ainsi que le guide d’action des communistes qui avaient pendant longtemps tâtonné dans le noir à la recherche de leur voie, en butte à des échecs.

    L’idéologie directrice, le noyau dirigeant et la base de masse, telles sont, peut-on dire, les conditions indispensables de la création d’un parti. En ce qui nous concerne, ces conditions étaient réunies.

    Le 3 juillet 1930, dans une salle de classe de l’Ecole Jinmyong, à Kalun, nous mîmes sur pied la première organisation de parti, composée des camarades Cha Kwang Su, Kim Hyok, Choe Chang Gol, Kye Yong Chun, Kim Won U et Choe Hyo Il. Absents de la réunion ce jour-là, les camarades Kim Ri Gap, Kim Hyong Gwon, Pak Kun Won et Ri Je U en devinrent aussi membres. Il en était de même pour Ri Jong Rak qui avait été désigné comme chef de l’Armée révolutionnaire coréenne ainsi que de Pak Cha Sok.

    L’Ecole Jinmyong était située dans la plaine de Jiajiatun, à 500 m du village envrion. A l’est et au sud de l’école s’étendait, sur cinq ou six hectares, un champ d’osiers traversé par un grand ruisseau, appelé Wukaihe, qui contournait l’école pour suivre son parcours vers le sud-est. De l’école, du côté est, un lac et un marais s’étalaient jusqu’au village. On ne pouvait atteindre l’école que par le chemin situé sur son côté ouest. Une fois que l’on avait placé une garde au bord de ce chemin, on pouvait être sûr que rien de ce qui se passait à l’école ne percerait. Si un danger se présentait, on pouvait s’engouffrer dans le champ d’osiers sans craindre d’être dépisté.

    Cette fameuse nuit, nous redoublâmes le nombre de sentinelles sur le chemin, à l’ouest de l’école, et convoquâmes la réunion. Dans les rizières, les grenouilles coassaient bruyamment. Cela me résonne encore dans les oreilles. Le chant des grenouilles créait une ambiance féerique.

    En pensant à la façon dont les choses se sont passées lorsque nous avons créé notre première organisation de parti, je revois Kim Won U s’évertuant à planter un drapeau rouge à côté de la tribune. Le rouge de ce drapeau symbolisait si bien notre détermination de combattre jusqu’à notre dernière goutte de sang pour la révolution.

    La pensée de cette première organisation de parti évoque toujours en moi le souvenir de l’Ecole Jinmyong et de ce drapeau planté un peu obliquement à côté de la tribune.

    Ce jour-là, je ne fis pas un long discours. Nous avions mené à la Conférence de Kalun des discussions réitérées sur le problème de la création de notre première organisation de parti. Il était donc superflu de revenir sur sa signification.

    Je me bornai à proposer les tâches à réaliser par les membres de cette nouvelle organisation: multiplier les organisations de base du parti, établir un système de direction unifié pour ces organisations, assurer l’unité organisationnelle et idéologique de nos rangs et la cohésion entre tous les camarades, et raffermir la base de masse de la révolution. Enfin, pour spécifier les moyens à employer en l’occurrence, j’insistai pour que l’organisation du parti maintienne toujours son indépendance et que les efforts consentis pour son édification soient étroitement liés à la lutte antijaponaise.

    Nous n’adoptâmes pas de programme ni de Statuts séparés pour le futur parti. Le programme-statuts de l’U.A.I. spécifiait déjà l’objectif final et les tâches immédiates des communistes coréens, de même que la ligne révolutionnaire et les orientations stratégiques adoptées à la Conférence de Kalun précisaient la voie et les normes auxquelles nous aurions à nous conformer.

    Plus tard, nous donnâmes à la première organisation du futur parti l’appellation modeste de Société Konsol de camarades. Ce nom reflétait notre volonté, à nous qui avions déjà fait nos premiers pas dans la révolution, en regroupant des camarades, de nous en faire de nouveaux, sans arrêt, qui partageraient le même sort que nous et que nous regrouperions pour mener la révolution jusqu’à sa victoire finale.

    Debout, tous les adhérents de la société dirent à tour de rôle des paroles enflammées. Kim Hyok déclama un poème improvisé qui disait: «L’ancre est levée. Notre bateau a quitté le port. Nous ramons vers le large, contre les vagues furieuses.»

    Suivait Choe Hyo Il qui prononça un véritable discours à la fin duquel il cria:

    «Song Ju, si nous étions en montagne, et non dans une école, nous pourrions tirer une salve.»

    Je lui répondis qu’il pourrait le faire bientôt car le jour approchait où nous entreprendrions le véritable combat contre les Japonais. En effet, nous avions envie de tirer une salve avec un canon plutôt qu’un pistolet pour célébrer cet événement. Aucun mot ne pouvait exprimer notre joie et notre fierté d’avoir juré solennellement, sur l’époque et l’histoire, de nous sacrifier à la révolution en tant que membres d’une organisation du parti de Corée.

    Quinze ans plus tard, dans ma patrie libérée, j’aurai fondé notre Parti et j’aurai enfin le temps d’aller passer une nuit dans la chambre chauffée par le sol, sous le toit paternel, où je sentirais la même odeur que dans mon enfance. Couché sur la natte, je me sentirai débarrassé de tous mes soucis et je me souviendrai avec émotion du temps où nous avons mis sur pied la première organisation de notre Parti à Kalun.

    La Société Konsol de camarades a été l’embryon de notre Parti, elle a été l’organisation-mère de toutes les organisations de base du Parti. Depuis sa création, notre révolution n’a fait que poursuivre une voie victorieuse sous la direction de la nouvelle génération de communistes, purs et exempts de toute tendance fractionnelle. Depuis ce temps-là, la lutte des communistes coréens pour créer un parti indépendant n’a pas cessé tout au long de la guerre antijaponaise.

    Par la suite, nous envoyâmes dans toutes les directions les membres de la Société Konsol de camarades, qui mirent sur pied des organisations du parti dans le bassin du fleuve Tuman – région nord de la Corée – et en différents endroits de la Mandchourie.

    J’avais pris en charge la création d’organisations du parti à l’intérieur du pays. En automne 1930, je fondai une organisation du parti à l’intérieur du pays, dans l’arrondissement d’Onsong, province du Hamgyong du Nord, où nous avions une assez grande influence.

    Nos jeunes organisations du parti ont toujours été à la tête des masses populaires dont elles partagèrent le sort pour frayer la voie à la guerre antijaponaise. Cela les endurcit, en fit une avant-garde de fer et leur acquit l’affection et la confiance des masses, les rendant invincibles.

    Tout en opérant avec notre organisation indépendante, nous entretînmes des rapports étroits avec le Parti communiste chinois. Etant donné les relations historiques de bon voisinage entre les nations coréenne et chinoise, la similitude des situations des deux pays et l’identité des missions historiques de leurs révolution-naires, nous soutînmes invariablement la révolution chinoise, défendant les intérêts du parti et du peuple chinois. Nous nous félicitions de chacune de leurs victoires au combat pour la libération nationale comme si c’eût été la nôtre, et nous partagions leur détresse quand ils subissaient des défaites momentanées.

    Dans la mesure où ils opéraient en territoire chinois, les communistes coréens n’auraient pu jouir de l’aide du peuple chinois ni maintenir le front commun anti-impérialiste s’ils n’avaient pas été liés au Parti communiste chinois.

    L’importance que nous attachions à nos liens avec le Parti communiste chinois tenait également au nombre des Coréens qui militaient dans les organisations mandchoues du Parti communiste chinois. Le comité spécial du Parti communiste chinois de la Mandchourie de l’Est comprenait de nombreux Coréens; les comités du parti de district et de secteur de cette région étaient constitués en majeure partie de Coréens, et plus de 90 pour cent des effectifs du parti étaient des Coréens. Ces Coréens jouaient un rôle dirigeant et moteur dans les organisations locales du Parti communiste chinois.

    Le nombre des militants coréens en Mandchourie s’expliquait par le fait que, pour la plupart, il s’agissait de ceux qui avaient pris l’initiative du mouvement communiste à Jiandao.

    Mes premiers contacts avec le Parti communiste chinois datent de l’époque qui suivit l’occupation de la Mandchourie par le Japon.

    Auparavant, lorsque j’étais à l’Ecole Hwasong où j’ai fondé l’Union pour abattre l’impérialisme, ou que je militais à Jilin et à Wujiazi, etc., je n’avais eu aucune relation avec ce parti.

    Si l’on fait la révolution, ce n’est pas sur l’ordre de quelqu’un, mais c’est selon ses propres convictions et en toute indépendance, en se proposant des objectifs déterminés. C’est partant de ce point de vue que nous avions nous-mêmes mis au point l’idéologie directrice de notre révolution et fondé, sans nous référer à personne, l’Union pour abattre l’impérialisme, organisation initiale de notre Parti.

    Or, l’évolution de la situation après l’occupation japonaise de la Mandchourie à la suite de l’Evénement du 18 Septembre avait mis à l’ordre du jour le problème des relations entre nous et le Parti communiste chinois parce que, dès lors, l’impérialisme japonais se présentait comme l’ennemi commun des peuples coréen et chinois.

    C’est en hiver 1931, aux alentours de la Conférence de Mingyuegou, alors que je logeais chez Cao Yafan, que j’ai eu mon premier contact avec une organisation du Parti communiste chinois.

    Cao Yafan avait milité à mes côtés à l’époque de nos études à Jilin dans le cadre d’une organisation de la jeunesse communiste, et puis, étant lié à une organisation du Parti communiste chinois, il a œuvré à Helong, où il était instituteur dans une école. Plus tard, lorsque j’opérais à Wangqing et dans les régions environnantes, après avoir mis sur pied une armée de guérilla, je pris contact avec Wang Runcheng qui occupait alors un poste important dans le comité du parti du district de Ningan, ayant, de plus, la charge de superviser toute la Mandchourie de l’Est, et puis, quand Tong Changrong avait été muté de Dalian au comité spécial du parti de Mandchourie de l’Est, je me mis en rapport avec lui. C’est ainsi que j’ai noué des relations avec le Parti communiste chinois et que j’ai œuvré même en qualité de cadre dans une de ses organisations.

    Après la mort de Tong Changrong, j’ai eu des rapports avec Wei Zhengmin. En outre, j’étais lié aussi au camarade Pan, inspecteur itinérant de l’Internationale communiste.

    J’ai eu des liens avec ce parti tout au long de la Lutte armée antijaponaise, ce qui était favorable à l’extension du front commun et au développement de la lutte commune contre l’impérialisme japonais.

    Promouvoir l’action commune avec le Parti communiste chinois, au travers de relations étroites, c’était faire preuve d’initiative et de souplesse, face à la situation complexe de l’époque, alors que les communistes coréens étaient obligés de mener leur lutte révolutionnaire en terre chinoise, c’était aussi se conformer au principe: un seul parti par pays proclamé par l’Internationale communiste. Nous avions fait tout ce qui était en notre pouvoir pour développer la lutte commune avec le Parti communiste chinois, tout en portant bien haut le drapeau de la libération nationale et en restant fidèles à la ligne indépendante que nous avions adoptée pour la révolution coréenne, ligne que nous avons appliquée avec succès.

    Cette prise de position de principe et cet effort loyal et sincère touchèrent profondément les camarades chinois qui voyaient dans notre action un éminent exemple de fidélité au devoir national autant qu’au devoir international.

    Par milliers et dizaines de milliers, les meilleurs fils et filles du peuple coréen hissèrent la bannière de l’internationalisme prolétarien et participèrent, aux côtés des communistes chinois, à une guerre antijaponaise pleine de difficultés et d’embûches.

    En 1963, lorsque le camarade Choe Yong Gon sera en visite en Chine, le Premier ministre Zhou Enlai offrira un banquet pour son anniversaire et prononcera une allocution émouvante, disant que les Coréens ont rempli un rôle essentiel dans l’implantation de la révolution en Chine du Nord-Est, que l’amitié entre la Chine et la Corée est indéfectible et sera éternelle, que les Armées antijaponaises unifiées ont été une force armée révolutionnaire des meilleurs fils et filles des peuples chinois et coréen unis.

    Les camarades Yang Jingyu, Zhou Baozhong et Wei Zhengmin parleront eux aussi souvent du mérite des Coréens dans cette entreprise.

    Comme nous avions accordé une aide désintéressée à la révolution chinoise, les Chinois nous aidèrent en retour avec toute leur bonne volonté et en risquant même leur vie.

    Après la réorganisation de l’Armée de guérilla populaire antijaponaise en Armée révolutionnaire populaire coréenne, nous avons établi le comité du parti au sein de cette dernière. C’était l’aboutissement de l’extension et du développement de la première organisation de parti créée à Kalun. Par la suite, notre organisation indépendante de parti s’implanta aussi au sein de l’Union coréenne pour la libération nationale, filiale de l’Association pour la restauration de la patrie opérant en territoire coréen, au sein des syndicats paysans et ouvriers.

    Après la Libération, nous retournerons triomphalement dans notre patrie, et, en moins d’un mois, nous fonderons notre Parti, exploit rendu possible par les réalisations et les expériences faites pendant les longues années de révolution antijaponaise.

    

    

    

    5. L’Armée révolutionnaire coréenne

    

    

    La fondation de la Société Konsol de camarades, première organisation de parti, était le premier pas dans l’édification d’un parti, une des tâches majeures proposées à la Conférence de Kalun.

    Nous ne pouvions cependant pas nous en tenir là. Hâter la préparation de la lutte armée était une autre tâche, non moins difficile, qui nous incombait.

    La première étape dans notre préparation de la lutte armée fut la création, à Guyushu, de l’Armée révolutionnaire coréenne (A.R.C.  NDLR), organisation politique et semi-militaire transitoire.

    Nous la créions tout en ayant en perspective la fondation d’une force armée révolutionnaire permanente un ou deux ans plus tard. En effet, nous envisagions d’utiliser cette armée pour préparer la formation ultérieure de grandes troupes de guérilla. Les activités politiques et militaires de cette armée temporaire devaient donc nous permettre simplement de jeter la base de masse de la lutte armée et d’accumuler les expériences nécessaires en matière d’opérations militaires.

    En effet, nous ne savions guère comment mener la lutte armée, surtout en territoire étranger. Nous avions donc besoin de connaissances spécifiques. Nous ne trouvions nulle part l’instruction ou les expériences militaires susceptibles de nous servir de référence.

    Notre capital, si l’on pouvait en parler, c’étaient les quelques camarades qui avaient servi dans l’armée indépendantiste, les quelques anciens élèves de l’Ecole Hwasong et un certain nombre de pistolets. Rien de plus. Nous devions nous-mêmes obtenir les armes dont nous avions besoin et accumuler les expériences militaires nécessaires.

    C’est pourquoi il nous fallait une organisation transitoire, et telle fut l’A.R.C.

    A Guyushu, ce furent d’abord Kim Won U et Ri Jong Rak qui préparèrent la fondation de l’armée révolutionnaire. Puis Cha Kwang Su, notre envoyé, acheva cette préparation.

    La préparation avait lieu en plusieurs endroits.

    L’essentiel dans cette tâche était de bien choisir les jeunes gens à enrôler dans l’armée révolutionnaire et d’obtenir, pour eux, les armes nécessaires.

    Un des moyens auxquels nous eûmes recours consistait à faire des démarches efficaces auprès des militaires de l’armée indépendantiste et à gagner à notre cause ses éléments de valeur, afin de subvenir à nos besoins à la fois en effectifs et en armes. Si les militaires de carrière étaient nombreux dans l’armée révolutionnaire, la formation des jeunes gens dépourvus de connaissances militaires ne poserait pas de problèmes. Cela étant, nos camarades firent de nombreuses démarches auprès des troupes indépendantistes contrôlées par le Kukmin-bu. Notre politique consistait à former les militaires progressistes de ces troupes, à les gagner à notre cause et, selon leur préparation idéologique, à les admettre dans l’armée révolutionnaire.

    A cette époque-là, le Kukmin-bu était à son tour divisé en groupe pro-kukmin-bu et en groupe anti-kukmin-bu, les deux se disputant l’hégémonie. Le premier groupe exerçait le contrôle sur les Coréens civils résidant en Mandchourie, et le second tenait le commandement de l’armée indépendantiste. Il en résulta une opposition entre la population et l’armée. En été 1930, l’antagonisme entre les deux groupes entraîna des attentats à la vie de cadres de l’un et de l’autre, terrorisme dont le paroxysme amena une scission complète.

    L’état de choses étant tel, les soldats, les chefs de section et même les capitaines en vinrent à se méfier de leurs supérieurs et à en décliner souvent les ordres. Ils obéissaient par contre à nos agents.

    Cha Kwang Su s’occupa des militaires des troupes indépendantistes dans les régions de Tonghua, de Huinan et de Kuanxi, alors qu’à Guyushu c’était Ri Jong Rak qui se chargeait de former les soldats sous ses ordres en préparation de leur enrôlement dans notre armée révolutionnaire.

    Auparavant, Ri Jong Rak avait servi, à Guyushu, dans la première compagnie de l’armée indépendantiste qui relevait du Jong-ui-bu, puis il était entré à l’Ecole Hwasong, où il avait adhéré à l’Union pour abattre l’impérialisme. Cette première compagnie avait recommandé plusieurs autres jeunes gens comme lui à cette école, tels que Pak Cha Sok, Pak Kun Won, Pak Pyong Hwa et Ri Sun Ho.

    Après la fermeture de l’école, Ri Jong Rak avait rejoint sa compagnie, dont il devint d’abord le chef en second, puis le chef. A l’époque, une compagnie était une force importante. Le Kukmin-bu qui se considérait comme le plus influent en Mandchourie disposait à peine de neuf compagnies. Un capitaine était donc quelqu’un dans l’armée indépendantiste, et Ri Jong Rak jouissait d’un grand prestige à Guyushu.

    De même que Kim Hyok, Cha Kwang Su et Pak So Sim avaient pu militer efficacement en 1928 et 1929, à Liuhe, grâce à la protection des hommes de la troupe indépendantiste sous l’influence de Choe Chang Gol, de même nos camarades envoyés à Guyushu avaient pu le faire parce qu’ils étaient protégés par la troupe indépendantiste sous les ordres de Ri Jong Rak.

    Celui-ci faisait preuve d’une grande détermination et d’une ardeur sans bornes quand il s’agissait de se joindre à la révolution. Après que l’enseignement à l’Ecole Hwasong fut suspendu et qu’il eut regagné sa compagnie, il forma de bons soldats, comme nous le lui avions enjoint à Huadian. Courage, résolution, rapidité de jugement, capacité de commandement, toutes ces qualités étaient siennes.

    Par contre, il manquait de lucidité, il était capricieux, violent et présomptueux. Ce sont sans doute ces défauts qui lui feront plus tard trahir la révolution.

    Certains camarades parlaient de l’incohérence du système hiérarchique de l’armée indépendantiste et de la désorganisation qui y régnait et proposaient de désarmer ses compagnies disséminées pour ensuite liquider les réactionnaires du Kukmin-bu. Ou bien, ils préconisaient de jeter le masque, de jouer cartes sur table pour obtenir des armes et affronter le Kukmin-bu.

    Je mis mes camarades strictement en garde contre ces tendances pour que des erreurs de gauche ne fussent pas commises dans nos rapports avec l’armée indépendantiste.

    Mon oncle Hyong Gwon organisa deux groupes d’action à la tête desquels il déboucha sur la région de Changbai. Il établit une base sur un mont de Zhiyangjie, organisa dans différents secteurs de Changbai une section locale de l’Union Paeksan de la jeunesse, une Union des paysans, une Association antijaponaise des femmes, une Troupe d’enfants éclaireurs, qu’il mobilisa toutes pour obtenir des armes et conscientiser la population. Il organisa la jeunesse locale pour lui donner une formation militaire. Grâce à ses efforts, nous parvînmes à contrôler les troupes indépendantistes stationnant à Changbai.

    Parallèlement à nos efforts pour recruter les soldats de notre armée et constituer la réserve de celle-ci, nous menâmes d’énergiques démarches pour obtenir des armes.

    Choe Hyo Il acquit le plus de mérite en ce domaine. Il était vendeur dans le magasin d’armes d’un Japonais, à Tieling. A l’époque, en Mandchourie, les Japonais pratiquaient très souvent le commerce des armes. Ils vendaient leurs armes aux brigands, ainsi qu’aux propriétaires fonciers chinois. Choe Hyo Il n’avait fini que l’école primaire, mais il parlait si bien le japonais qu’on aurait dit un Japonais quand il parlait cette langue. Le trouvant trop intelligent et parlant trop bien le japonais pour être vendeur, le marchand japonais lui témoignait beaucoup de considération.

    Jang So Bong fut le premier à entrer en contact avec lui. Il passait fréquemment par Changchun, Tieling et Gongzhuling à l’époque où nous explorions Kalun, et c’est ainsi qu’il fit, par hasard, la connaissance de Choe Hyo Il. Après quelques rencontres, il découvrit en Choe de la sincérité et de la fermeté. Il l’admit dans l’U.J.A. et le présenta à Ri Jong Rak. Ainsi commencèrent, à Tieling, les activités clandestines de Choe Hyo Il. Restant toujours en liaison avec Ri Jong Rak, il vendait des armes aux compagnies de l’armée indépendantiste. Bien qu’au courant de cette vente d’armes aux Coréens, le marchand japonais n’en tint pas compte. Peu lui importait, du moment qu’il faisait des bénéfices.

    Choe Hyo Il vendit des armes d’abord aux Chinois, ensuite aux troupes indépendantistes. Finalement, il fit du magasin japonais une sorte de fournisseur d’armes pour les communistes. En même temps, sa conception du monde changea complètement.

    Ri Jong Rak et Jang So Bong me firent plusieurs fois les éloges de Choe Hyo Il qu’ils considéraient comme une conquête de valeur, et pour ma part, je plaçai beaucoup d’espoir en lui.

    En 1928 ou en 1929, il vint spécialement me voir à Jilin. C’est alors que je fis sa connaissance: un joli visage au teint clair, rappelant celui des jeunes filles restant tout le temps dans leur boudoir. Par contraste avec la féminité de sa figure, il buvait beaucoup, ce qui était en fait un défaut pour un révolutionnaire. Nous mangeâmes ensemble et discutâmes de longues heures à l’hôtel. Par moments, il empruntait la voix séduisante d’une «dame» japonaise pour injurier de manière amusante à l’adresse de l’empereur japonais et des personnages militaires et politiques japonais de haut rang, ainsi que des Cinq ministres traîtres coréens. Cela me fit rire aux éclats plusieurs fois pendant notre entretien.

    Sa femme était belle à faire envie aux autres hommes, mais il était si peu passionné de sa famille qu’il en était flegmatique. Pourtant, il faisait preuve d’une audace et d’une fermeté de caractère étonnantes dans la lutte révolutionnaire.

    Peu avant la Conférence de Kalun, il vint à Guyushu avec sa femme, apportant quelques armes du magasin japonais qu’il venait de déserter. Nous l’accueillîmes avec enthousiasme d’autant plus que nous étions en train de mettre la main à la création d’une organisation militaire et politique qui, bien que peu importante, devait néanmoins marquer une étape transitoire précédant la naissance d’une force armée révolutionnaire permanente.

    Un rapport de mes camarades me mettait au courant de la fin des préparatifs nécessaires pour organiser cette armée révolutionnaire. J’allai à Guyushu, où je m’assurai que la liste des soldats et les armes étaient bien prêtes, que le lieu du rassemblement avait été fixé, et les assistants, désignés.

    La cérémonie de constitution de l’Armée révolutionnaire coréenne se déroula le 6 juillet 1930, dans la cour de l’Ecole Samgwang.

    Avant de procéder à la distribution solennelle des armes, je fis une petite allocution. Je définis alors l’A.R.C. comme l’organisation politique et semi-militaire des communistes coréens pour préparer la lutte armée antijaponaise, et je proclamai qu’une force armée révolutionnaire permanente prendrait naissance ultérieurement à partir de cette armée-là.

    La mission principale de l’A.R.C. était d’accumuler des expériences en matière de lutte armée et de préparer l’organisation de troupes au sens propre du terme, tout en formant les masses populaires dans les villes et les campagnes pour les rassembler sous la bannière de la résistance contre le Japon.

    Comme tâches immédiates de cette armée, je proposai de former l’ossature de l’armée antijaponaise ultérieure, de jeter sa base de masse et de procéder à une préparation militaire suffisante pour la lutte armée.

    Nous divisâmes l’A.R.C. en plusieurs formations, à savoir la lère unité, la 2e unité, la 3e unité, etc.

    Sur ma proposition, Ri Jong Rak fut élu commandant de l’A.R.C. pour son expérience militaire et son art du commandement.

    Certains historiens confondent l’Armée révolutionnaire coréenne créée par le Kukmin-bu et celle, du même nom, que nous avons organisée à Guyushu, les considérant comme une seule et même organisation militaire. C’est compréhensible, car beaucoup de membres de l’armée révolutionnaire du Kukmin-bu appartenaient également à la nôtre.

    Il faut dire, cependant, que ces deux organisations militaires, quoique répondant au même nom, différaient par leurs idéologies directrices et leurs missions.

    Reflet des frictions internes, l’armée du Kukmin-bu était en butte à des antagonismes et à des litiges incessants au cours de ses activités, ce qui engendrait des changements continuels de son appellation et de son personnel d’encadrement. Il était donc difficile de discerner sa forme réelle.

    Notre Armée révolutionnaire coréenne était par contre une organisation politique et semi-militaire s’inspirant des idées communistes et opérant à la fois dans le cadre politique, parmi les masses, et dans le domaine militaire.

    En créant cette armée, nous débattîmes longtemps du problème du nom à lui donner. Tout le monde prit part avec ferveur aux discussions, préconisant un nom nouveau, motivé par le caractère inédit de cette armée communiste coréenne. Différents projets furent donc mis en avant.

    Pour ma part, je proposai pour notre armée la même appellation que le Kukmin-bu avait donnée à son armée. Je m’expliquai: en fondant l’Union pour abattre l’impérialisme, nous avions pris soin de ne pas choquer les nationalistes et n’avions donc pas adopté alors de dénomination pouvant trahir notre arrière-pensée communiste; si nous appelions notre armée Armée révolutionnaire coréenne, les nationalistes ne seraient pas contrariés et nous serions favorisés dans nos activités.

    En effet, par la suite, cette appellation fut d’une aide considérable pour notre armée.

    Une fois organisée, l’A.R.C. fut divisée en plusieurs groupes, qui furent envoyés dans différentes régions, quelques-uns même en Corée.

    L’envoi de ces groupes en Corée avait pour but d’y jeter la base de masse de la lutte armée et d’y stimuler le combat révolutionnaire, mais aussi d’apprécier la possibilité d’y entreprendre la lutte armée.

    Parmi les absents à la cérémonie, je choisis Ri Je U, Kong Yong, Pak Jin Yong et d’autres pour constituer un groupe devant opérer en territoire coréen. Je pensais lui assigner la tâche de se rendre dans les parages de la province du Phyong-an du Nord via Singalpha et la chaîne de montagnes Rangrim pour implanter une organisation révolutionnaire parmi les masses. Comme chef du groupe, je nommai Ri Je U.

    Dès 1928, alors que ces hommes militaient dans les environs de Fusong et dans la région du mont Naedo, je leur avais enjoint de se déplacer dans la zone de Changbai, habitée par de nombreux Coréens. Sur cet ordre, Ri Je U avait milité pour organiser les masses à Changbai et pour conscientiser le peuple en faisant la navette entre cette zone et la zone intérieure de la Corée.

    Nous décidâmes aussi d’envoyer en Corée un autre groupe d’action comprenant Choe Hyo Il, Pak Cha Sok et d’autres et conduit par mon oncle Hyong Gwon. J’enjoignis à ce groupe de franchir l’Amnok à partir de Changbai et de pousser jusqu’à Pyongyang via Phungsan, Tanchon et Hamhung.

    Si Pak Cha Sok faisait partie de ce groupe, c’était à cause de son amitié avec mon oncle. Il avait milité dans la clandestinité tout en occupant la fonction d’instituteur, pour la forme, dans un village des environs de Jilin. L’hiver 1928, il participa à la constitution d’une organisation révolutionnaire dans la région de Fusong avec Kye Yong Chun et Ko Il Bong. Pak Cha Sok se lia alors, je ne sais pourquoi, d’une grande amitié avec mon oncle. Je comprenais donc qu’il veuille l’accompagner dans cette mission, et j’y consentis volontiers.

    Une fois sur le terrain, les membres de l’A.R.C. engagèrent des actions courageuses.

    Parmi les membres de cette armée qui opéraient dans les régions de Sipingjie et de Gongzhuling, figurait un certain Hyon Tae Hong. Il militait parmi les masses, à Sipingjie, quand il fut arrêté et transféré à Changchun. Au moment de son arrestation, il parvint à passer furtivement son pistolet à ses camarades.

    La police le soumit à des tortures atroces pour savoir où il avait caché son arme.

    Notre combattant donna le nom d’une gare de chemin de fer et «avoua» avoir enterré son arme au pied d’un peuplier près de la gare. En fait, il guettait une occasion favorable pour s’échapper des mains de l’ennemi. Intrigués, les agents de police le firent monter dans le train pour aller examiner l’endroit désigné.

    Le train filait à toute vapeur, lorsque Hyon Tae Hong abattit avec ses menottes les deux policiers qui l’escortaient. Il sauta du train et grimpa à la force de ses bras et de ses jambes, jusqu’à Kalun, s’efforçant de rejoindre l’organisation révolutionnaire. Une fois qu’ils l’eurent retrouvé, nos camarades le débarrassèrent avec peine de ses fers en les coupant à la lime.

    Cette épreuve ne le découragea pas: une fois rétabli, il repartit en mission, cette fois pour Gongzhuling, région contrôlée par les Japonais, parce que c’était un territoire pris à bail par le Japon. Là, arrêté par la police japonaise, Hyon Tae Hong combattit avec courage devant le tribunal, qui le condamna à la réclusion à vie. Il languit longtemps dans la prison de Sodaemun, à Séoul, avant de trouver la mort des suites des tortures subies.

    Le groupe conduit par Ri Je U grossissait ses effectifs, atteignant un nombre de plusieurs dizaines de militants au début des années 1930. Grâce à ses activités, des organisations antijaponaises virent successivement le jour dans la région de Changbai, chaque village fut doté d’une école et d’une école du soir, et de fréquentes manifestations y avaient lieu, telles que joutes oratoires, représentations artistiques, fêtes sportives, qui excitaient la ferveur révolutionnaire des habitants.

    Un jour, les Japonais lancèrent un corps armé déguisé en bande de brigands à l’attaque d’un village coréen pour induire en erreur le groupe conduit par Ri Je U. Préalablement mis au courant par notre intermédiaire, les camarades de ce groupe ne mordirent pas à l’hameçon. Un petit accrochage fit quelques blessés, sans dégénérer en combat général.

    Plus tard, ils furent attaqués à l’improviste par une véritable soldatesque de seigneurs de la guerre réactionnaires qui opérait de complicité avec le corps de brigands à la solde des Japonais et subirent de cruels revers: Pak Jin Yong tomba héroïquement, tandis que Ri Je U eut le malheur d’être capturé.

    Pour se laver de la honte par la mort, Ri s’enfonça, ligoté qu’il était, un couteau dans le cou mais sans parvenir à son but. Il fut remis à la police japonaise, sur place, puis escorté à Séoul, où il fut condamné à la peine capitale. Il mourut aussitôt en prison.

    Quant à Kong Yong, il fut tué alors qu’il tentait de former un front uni avec un groupe de faux communistes organisé par les impérialistes japonais pour prendre au piège les militants antijaponais opérant en Mandchourie.

    Nous apprîmes la fin tragique des camarades Kong Yong, Ri Je U et Pak Jin Yong peu après la Révolte des paysans de Tanchon.

    La nouvelle apportée par un agent de liaison me précipita dans une désolation telle que j’eus de la peine à en revenir. Je me sentis surtout fautif envers mon défunt père.

    Ces trois militants, anciens membres de l’armée indépendantiste, avaient fait l’objet de l’affection particulière de mon père, et, par la suite, ils avaient été les tout premiers à passer du nationalisme au communisme.

    Leur fin tragique me navrait parce qu’il s’agissait plus de la perte de pionniers de la conversion du nationalisme au communisme, changement désiré par mon père, que de la disparition d’un efficace groupe devant opérer en Corée pour réaliser les décisions de la Conférence de Kalun.

    Lors des funérailles de mon père, Kong Yong et Pak Jin Yong avaient été en tête pour porter le cercueil. Et ils avaient demandé à ma mère de ne pas m’habiller pour le deuil, car ils voulaient porter l’habit de deuil à ma place. Cela leur aurait fait sans doute pitié de me voir, un jeune de 14 ans, en habit de deuil. En effet, ils avaient porté le deuil pendant trois ans.

    Le centre d’entraînement de l’armée indépendantiste était alors à Wanlihe, à quelque distance du centre de la ville de Fusong, et une ou deux fois par semaine, Kong Yong venait en visite chez nous, portant un fagot sur son dos, et s’enquérait de la santé de ma mère. Sa femme, pour sa part, nous rendait souvent visite et apportait des herbes comestibles comme aralie ou tinppinella. Parfois, Kong Yong nous apportait un sac de grain, et ce genre de témoignage d’amitié fut d’une grande aide pour notre famille.

    Ma mère les traitait comme on traite des frères cadets. Parfois, elle les sermonnait d’un ton grave comme l’aurait fait leur propre sœur.

    Kong Yong étant allé en Mandchourie militer pour l’indépen-dance nationale, sa femme était restée à Pyoktong. Quelque temps après, elle vint le rejoindre à Fusong. Lorsqu’il la revit, il découvrit qu’elle avait le visage brûlé en préparant de la soupe à la pâte hachée menu et long. La trouvant laide, il parlait de divorcer.

    La chose ne pouvait passer inaperçue, et ma mère, furieuse, l’invectiva:

    «Etes-vous sensé pour dire ça? Votre femme est venue de si loin vous voir. Vous devriez l’accueillir comme une reine, et vous parlez de divorcer! Idée digne d’un radoteur!»

    Habitué à obéir à ma mère, Kong Yong lui fit ses excuses et s’inclina.

    Un jour, j’eus, par la voie d’un journal, les premières nouvelles des activités du groupe armé dirigé par mon oncle en Corée. J’étais à Haerbin ou ailleurs, je ne sais plus, quand mes camarades, exaltés, m’apportèrent le journal. Un article parlait d’un groupe armé de quatre personnes qui avait fait son apparition à Phungsan, avait tué le chef d’un poste de police, puis, ayant arrêté une voiture venant de Pukchong, s’était enfui vers le col Huchi.

    Mes camarades exultaient, satisfaits de ces coups de feu tirés en Corée, mais j’étais plutôt inquiet. Pourquoi ces coups de feu à Phungsan quand leur mouvement faisait à peine ses premiers pas dans le pays?

    Le tempérament fougueux de mon oncle me revint alors à la mémoire. Je pressentis qu’il n’avait pas réussi à garder son sang-froid.

    Tout petit déjà, mon oncle avait révélé une nature virile.

    L’anecdote du bol de bouillie de sorgho moulu est la première chose qui me revient à l’esprit lorsque je pense à lui. J’étais alors à Mangyongdae, et il devait donc avoir onze ou douze ans. Tous les soirs, chez nous, on mangeait de la bouillie de sorgho moulu. Le met était fade, mais, le plus grave, c’était que l’écorce de sorgho piquait la paroi de la gorge en passant. Comme tout le monde, j’avais horreur de cette nourriture.

    Un jour, mon oncle était à table, lorsque ma grand-mère lui servit un bol de bouillie de sorgho moulu très chaude. Soudain, il donna un coup de tête au bol, qui se renversa et roula par terre. Son front, blessé, saigna. Encore jeune, c’est ainsi qu’il avait voulu se révolter contre les privations dont il souffrait.

    «Tu ne promets pas d’être un homme en te plaignant de ta nourriture», fit ma grand-mère, qui le gronda sévèrement. Puis, tournant la tête, elle pleura.

    Mon oncle qui gardait une cicatrice au front portait une mèche longue devant pour cacher cette marque quand il vivait chez nous, en Chine.

    Il était venu nous rejoindre en Chine alors que nous vivions à Linjiang. Mon père l’avait fait venir pour l’instruire. Enseignant, il pouvait lui donner une instruction secondaire si mon oncle ne pouvait aller à l’école. Le but final était de faire de lui un révolutionnaire.

    L’influence et l’action de mon père aidèrent à son éducation.

    Mais, après la mort de mon père, mon oncle commença à en faire à sa tête. Sa nature impétueuse qui s’était si bien manifestée dans son enfance dans la scène du bol de bouillie de sorgho moulu émergeait maintenant du fond de son être. Son comportement nous consternait. Après la mort de mon père, il ne tenait plus en place à la maison; il commença à se mouvoir dans tous les sens, allant à Linjiang, à Shenyang, à Dalian, etc.

    Ceux qui connaissaient un peu notre famille parlaient de son manque d’attrait pour la jeune fille avec qui il s’était fiancé dans son village natal pour obéir à ses parents.

    Cela y jouait, évidemment. Mais la raison majeure de son comportement résidait dans le désespoir et la tristesse irrépressibles que lui causait la mort de mon père.

    Ayant abandonné mes études à Ecole Hwasong et étant rentré chez moi, je vis mon oncle toujours agité comme sous l’effet de l’alcool. Pourtant, la famille avait du mal à joindre les deux bouts, n’ayant d’autres ressources que ce que rapportaient la lessive et la couture de ma mère. La fameuse Ri Kwan Rin avait dû avoir pitié de notre famille; elle était venue aider ma mère, apportant un peu d’argent et de céréales. Mon oncle aurait dû remplacer mon défunt père dans son rôle de chef de famille. Il aurait eu d’ailleurs quoi faire chez nous. Nous gardions la pharmacie laissée par mon père. Il y avait peu de médicaments, il est vrai, mais si l’on en avait tiré parti, elle aurait pu servir en quelque sorte à entretenir notre famille. Mais mon oncle ne s’en occupait jamais.

    A dire vrai, le comportement de mon oncle m’embarrassait. Aussi, le jour de mon départ pour Jilin, lui écrivis-je une longue lettre. Je n’avais aucune envie de tolérer ce qui était déraisonnable, fût-ce chez une grande personne! J’avais l’âge d’un collégien, âge auquel on tient plus à la justice qu’à autre chose.

    Cela déplut cruellement à ma mère de me voir écrire une lettre où je blâmais mon oncle.

    «Ton oncle n’a le cœur à rien et traîne partout, c’est vrai, fit-elle. Mais l’heure sonnera et il trouvera sa voie. Non, il n’oubliera pas son sang. Il traînera, traînera jusqu’à en avoir marre. Pas la peine donc de le blâmer. Comment un neveu se permettrait-il de sermonner son oncle? »

    Ces paroles, dites pour me persuader, dénotaient une façon de penser bien caractéristique de ma mère.

    Je m’obstinai toutefois à écrire ma lettre, que je laissai sous l’oreiller de mon oncle.

    Après une année passée au Lycée Yuwen à Jilin, je rentrai aux vacances chez moi, à Fusong. Grand fut mon étonnement quand je vis le changement produit chez mon oncle qui menait dorénavant une vie ordonnée. Ma mère avait eu raison. Et, sans que mon oncle me dise un seul mot au sujet de la lettre que je lui avais adressée, je compris l’effet qu’elle avait eu sur lui. L’hiver suivant, il adhéra à l’Union Paeksan de la jeunesse.

    Après notre départ de Fusong, il se consacra entièrement à l’extension de cette organisation. L’année suivante, il fut admis dans l’Union de la jeunesse communiste avec la caution de ses camarades. Il entra ainsi dans les rangs des révolutionnaires. A partir de 1928, il dirigea le fonctionnement de l’Union Paeksan de la jeunesse de Fusong, de Changbai, de Linjiang et d’Antu.

    A Mangyongdae, mes grands-parents apprirent l’arrestation de mon oncle Hyong Gwon. Des voisins en parlaient, mis au courant par un journal qui relatait qu’un agent de police japonais avait été tué à Phungsan.

    «Après l’aîné, c’est au tour du cadet de tuer les Japonais, remarqua alors mon grand-père. Ça peut le compromettre, mais il a du mérite.»

    Je dus attendre quelque temps avant d’apprendre exactement ce qu’avait fait le fameux groupe d’opération à Phungsan.

    Le 14 août 1930, après son passage de l’Amnok pour aller à Tanchon, le groupe s’était attardé un moment dans un champ de cassis de Hwangsuwon, près de la commune de Phabal, à Phungsan. Il éveilla alors les soupçons du chef du poste de police, Opasi (Matsuyama de son vrai nom), qui y passait à vélo. Celui-ci était un fieffé ennemi des Coréens de Phungsan qu’il opprimait depuis son arrivée dans cette région en 1919. Opasi était le surnom que lui avait donné la population qui lui en voulait.

    Les membres du groupe passaient devant le poste de police, quand Opasi leur ordonna d’entrer.

    Une fois à l’intérieur, mon oncle abattit le policier à coups de pistolet, puis il prononça ouvertement un discours hostile au Japon devant un attroupement de plusieurs dizaines de personnes qui s’était formé. Ri In Mo, ancien correspondant de guerre de l’Armée populaire de Corée, réputé pour avoir gardé sa foi en dépit de la longueur de sa détention (en Corée du SudNDLR), déclare avoir assisté alors à ce discours.

    Poursuivi, le groupe tenta d’atteindre les régions qu’une révolte de paysans venait de balayer.

    En effet, nous attachions une haute importance à la Révolte des paysans de Tanchon. Il était normal de trouver, aux endroits où une révolte avait eu lieu, des leaders des mouvements de masse et une bonne organisation des masses, celles-ci étant politiquement conscientisées et mobilisées pour la révolution. Tandis que l’ennemi recherchait éperdument les meneurs de la révolte, nous nous efforcions de découvrir, parmi les révoltés, des éléments d’élite comme O Jung Hwa à Wangqing, Kim Jun à Longjing et Jon Jang Won à Onsong. Si l’on formait bien ces hommes, ils pourraient déblayer le terrain pour l’essor de la lutte révolutionnaire dans le pays. De plus, si nous réussissions notre action à Tanchon, cette région deviendrait pour nous un lieu de passage pour progresser vers Songjin, Kilju, Chongjin, Hamhung, Hungnam, Wonsan, puis vers Pyongyang.

    Voilà pourquoi j’avais enjoint au groupe de mon oncle de rechercher les chefs de la Révolte des paysans de Tanchon.

    Après avoir quitté la commune de Phabal, le groupe armé arrêta, à l’orée de la vallée Pong-o, une voiture où était monté le chef de la section judiciaire du commissariat de police de Phungsan. Les militants le désarmèrent et lui firent ainsi qu’aux autres passagers du véhicule de la propagande antijaponaise. Ensuite, ils débouchèrent dans les parages de la commune de Munang, dans l’arrondissement de Riwon: en plusieurs endroits, notamment dans les vallées Paedok et Taebawi, ils œuvrèrent auprès des ouvriers de charbonnières. Malgré les difficultés rencontrées, ils étaient actifs.

    Puis, le groupe partit en direction de Pukchong et, en cours de route, se divisa en deux: mon oncle et Jong Ung, d’un côté, et, Choe Hyo Il et Pak Cha Sok, de l’autre. Les deux petits groupes se donnèrent rendez-vous au chef-lieu de Hongwon, puis se séparèrent.

    Début septembre, mon oncle et Jong Ung attaquèrent le temple Kwangje où se nichait une patrouille ennemie, au mont Taedok, arrondissement de Pukchong, puis firent mouvement vers Hongwon et Kyongpho, eurent un accrochage avec l’ennemi aux environs de Jolbuam, où ils tuèrent le chef du poste de police de Jonjin.

    Le jour même, mon oncle arriva au chef-lieu de l’arrondissement de Hongwon et alla à la maison de Choe Jin Yong, lieu du rendez-vous.

    Je connaissais moi-même très bien Choe Jin Yong qui avait eu des liens avec l’armée indépendantiste. Quand il était chef du bureau général d’Ansong, à Fusong, il était fréquemment venu chez nous. Auparavant, il avait occupé le poste de maire dans un canton, en Corée, et c’est alors qu’il fut accusé, justement, de détournement de fonds. Cette mauvaise réputation parmi la population l’obligea à s’exiler en Chine du Nord-Est, où il entra au service du Jong-ui-bu. Pendant quelques mois, il resta même chez nous, prenant les repas préparés par ma mère. Pressentant l’invasion de la Mandchourie par le Japon, il quitta Fusong: étant donné son âge, c’était maintenant, selon lui, au-dessus de ses forces de travailler pour l’armée indépendantiste. Il parla de se procurer un petit verger pour passer le restant de ses jours et alla s’établir à Hongwon. Or, une fois là, il devint espion pour le compte des impérialistes japonais.

    Mon oncle Hyong Gwon ne pouvait pas être au courant. Invoquant la surveillance ennemie, Choe Jin Yong le cacha dans un coin de sa cour, puis se dépêcha d’aller le dénoncer à la police en dévoilant la présence, chez lui, d’un groupe armé venu de Mandchourie.

    Lorsque mon oncle fut escorté à la police, Choe Hyo Il y avait déjà été amené, Choe Jin Yong l’ayant dénoncé, lui aussi.

    Mon oncle se rendit alors compte de la trahison de Choe Jin Yong. Il en fut bouleversé d’autant plus qu’il ne s’y était pas attendu. Qui aurait songé à une perfidie pareille de la part d’un homme qui n’en finissait pas d’assurer qu’il n’oublierait jamais la bonté de ma mère qui l’avait nourri de ses mains pendant si longtemps? Lorsque j’appris cette nouvelle, j’eus du mal à en croire mes oreilles.

    C’est la raison pour laquelle je ne cesse d’affirmer qu’il faut croire en l’homme, mais sans se faire d’illusions. Par définition, les illusions vont à l’encontre de la raison. Aussi, si l’on se laisse guider par elles, on risque de faire des fautes irrémédiables, aussi intelligent fût-on.

    Jong Ung fut le seul à s’échapper de l’encerclement ennemi. Mon oncle l’avait intégré dans son groupe comme guide, car, natif de Riwon, il connaissait parfaitement la géographie de la côte est. Par la suite, il fut lui aussi arrêté, victime d’un agent secret, à Chunchon.

    Arrêté, mon oncle resta incarcéré pendant quelque temps au commissariat de police de Hongwon. Ensuite, transféré à la prison de Hamhung, il subit des supplices dignes du Moyen-Age.

    De bouche à oreille, des nouvelles du combat qu’il mena devant le tribunal local de Hamhung parvinrent jusqu’à moi.

    Pendant le procès, mon oncle condamna sévèrement les crimes des impérialistes japonais et appela à haute voix à la lutte armée contre ces brigands en armes.

    D’où lui venait cette force qui lui permettait de se conduire avec autant de dignité? Je pense à sa foi et à sa fidélité à l’égard de la révolution. Plus que la mort, il redoutait le reniement de la foi qui donne à l’homme le sentiment de la justice, du courage et la plus grande force du monde.

    Choe Hyo Il fut condamné à la peine de mort, et mon oncle à 15 ans de réclusion, à ce que j’ai appris alors. Mon oncle et ses compagnons d’armes chantèrent à haute voix des chants révolutionnaires et crièrent des slogans.

    Pour prolonger leur lutte devant la justice, les militants recoururent à la cour d’appel de Séoul.

    Les Japonais, désenchantés par le procès de Hamhung, organisèrent cette fois-ci un procès à huis clos et approuvèrent les sentences rendues par le tribunal local de Hamhung.

    La sentence de pendaison prononcée contre Choe Hyo Il fut exécutée aussitôt. Celui-ci continua d’exhorter ses compagnons d’armes et se dirigea, l’air serein, vers le gibet.

    Mon oncle fut enfermé dans la prison de Mapho, à Séoul, où l’on gardait principalement les prisonniers condamnés à plus de dix ans de réclusion. Il y continua son combat. De nombreuses informations ont déjà été publiées concernant la force qu’il insuffla à la foule des détenus en prononçant un discours enflammé contre les manœuvres de «conversion» de l’ennemi. On sait aussi qu’il fut à la tête du combat des prisonniers pour l’amélioration de leurs conditions de détention.

    Pour hâter leurs préparatifs de guerre, les ennemis avaient forcé les prisonniers à travailler à la fabrication de caisses de munitions, travail meurtrier qu’ils devaient effectuer en se contentant d’une nourriture de dernière catégorie.

    A l’occasion de l’anniversaire de la Révolution d’Octobre, mon oncle dirigea la grève des détenus de l’usine contre les travaux forcés. La grève mobilisa de nombreux prisonniers.

    Pour entraver l’influence de mon oncle, l’ennemi ne se borna pas à l’enfermer dans une cellule: il lui mit aux poignets et aux chevilles des fers qui, à chaque mouvement du corps, serraient et coupaient toujours davantage sa chair. Une petite poignée de mélange de soja cuit et d’autres constituait toute la nourriture de la journée.

    Mon oncle ne cessant de combattre malgré les rigueurs auxquelles il était soumis, les autorités de la prison se plaignaient qu’il convertissait tout le pénitencier.

    Un jour, Pak Cha Sok, étant allé à l’usine de la prison, eut des nouvelles de notre lutte armée dans différentes parties de la Mandchourie. Il les transmit aussitôt à mon oncle. Celui-ci pleura pour la première fois depuis son emprisonnement.

    «Certainement, je ne tiendrai pas longtemps, fit-il d’une voix étranglée, la main sur celle de Pak Cha Sok. Vous tous, je vous prie de combattre jusqu’à la fin. Lorsqu’à l’expiration de votre peine vous serez libre, vous prendrez la peine d’aller voir ma mère à Mangyongdae et de lui parler de moi… Si vous voyez Song Ju, donnez-lui de mes nouvelles et assurez-le que j’ai lutté avec courage jusqu’au dernier moment de ma vie. Voilà mes dernières volontés.»

    Voici ce qui arriva alors que mon oncle, épuisé à l’extrême, devait rester tout le temps couché.

    Les autorités du pénitencier annoncèrent à sa famille à Mangyongdae que les visites étaient autorisées.

    Mon autre oncle, Hyong Rok, emprunta 40 won et alla à Séoul, en compagnie de son parent, Pong Ju, voir une dernière fois mon oncle Hyong Gwon.

    «A la prison, un geôlier nous a conduits à l’infirmerie. Les autres détenus étaient assis, mais notre Hyong Gwon, seul, devenu infirme, d’un aspect squelettique, était couché. Quand j’y pense… ça me fendait le cœur… A ma vue, il a remué ses lèvres sans pourtant parvenir à émettre un son. Il était dans un état si affreux que j’avais du mal à le reconnaître. Il m’a souri cependant et m’a dit: “Frère, je m’en vais sans avoir eu le temps d’atteindre mon but, mais sache que la fin des Japonais viendra. C’est certain.” Je me suis dit alors que c’était bien digne de lui.»

    C’est ce que me dira mon oncle Hyong Rok quand je viendrai revoir le toit paternel à mon retour au pays. J’écouterai cette évocation en pleurant à la pensée de mon oncle Hyong Gwon. Et je regretterai même de l’avoir blâmé dans une lettre.

    A la prison, mon oncle Hyong Rok, revenant à lui, jeta au geôlier:

    «Permettez-moi d’emmener mon frère cadet à la maison pour le soigner.

    Non, ce n’est pas permis, répondit l’autre. Il doit vivre en prison et mourir en prison… Pas permis de l’emmener à la maison.

    Alors, je le remplacerai ici. Lorsqu’il sera rétabli, il reviendra ici pour reprendre sa place.

    Quelle loi permet-elle qu’on subisse le châtiment d’un autre, misérable?

    C’est vous qui faites la loi. Je vous le demande donc encore une fois.

    Ta gueule, vaurien! Ton frère est une canaille et tu en es une autre. Race de vauriens que la vôtre! Va-t-en!»

    Et mon oncle Hyong Rok fut chassé de la prison. Faute de mieux, il tendit 16 won au geôlier, auquel il demanda: «Ayez soin de mon Hyong Gwon, je vous prie.»

    Il s’en fallait de beaucoup qu’une somme aussi maigre puisse attendrir ces bourreaux, mais c’était tout ce qu’avait mon oncle Hyong Rok.

    De retour à Mangyongdae, mon oncle ne put dormir de la nuit pendant un mois, tellement l’image de son frère lui revenait à l’esprit.

    Trois mois plus tard, mon oncle Hyong Gwon expira en prison. C’était au début de 1936, alors que, après notre deuxième expédition en Mandchourie du Nord, je me rendais dans la région de Nanhutou à la tête de mes troupes. Mon oncle avait alors 30 ans.

    Mon père s’en était allé, ma mère aussi, mon frère cadet et maintenant, mon oncle. C’est dire que tous les miens qui s’étaient donnés corps et âme à la révolution n’étaient plus de ce monde. A la nouvelle de la mort de mon oncle, que j’appris en montagne, je résolus de survivre pour le venger, lui qui gisait quelque part sur une colline sans nom de la patrie, sans que quelqu’un fasse une offrande pour lui, avec la rancune d’un peuple asservi; je décidai de libérer mon pays à tout prix.

    Personne n’ayant pu aller récupérer le corps de mon oncle, faute d’argent pour le voyage, après avoir reçu l’avis de son décès, il fut enterré dans le cimetière de la prison de Mapho. Une douloureuse histoire déjà racontée.

    Avant de rendre son dernier souffle, il avait confié à ses compagnons de souffrance:

    «Kim Il Sung est mon neveu. A l’heure actuelle, il harcèle les Japonais en Mandchourie à la tête de grosses troupes révolutionnaires. Le temps n’est pas loin où ces troupes marcheront vers le pays. Pour les accueillir, il faut lutter, les armes à la main. Il faut combattre les armes à la main pour nous débarrasser des Japonais et libérer notre pays.»

    Le souvenir de mon oncle Hyong Gwon évoque chaque fois, en moi, mes compagnons d’armes sans nombre qui ont sacrifié sans hésitation leur jeunesse pour réaliser les décisions de la Conférence de Kalun.

    Mon oncle avait une fille qui répondait au nom de Yong Sil. Après la Libération, elle est entrée à l’Ecole révolutionnaire de Mangyongdae. J’avais l’intention de bien l’éduquer pour qu’elle suive les traces de son père. Hélas! cet unique reste de son sang a été victime d’un bombardement pendant la guerre de Corée.

    En frayant la voie à la révolution coréenne, tachée de leur sang, les membres de l’A.R.C. ont accompli un exploit gigantesque et sublime.

    C’est à partir des expériences et des enseignements de leur lutte héroïque et au prix de leur sang noble qu’allait naître l’Armée révolutionnaire populaire coréenne, force armée permanente.

    

    

    

    6. Kim Hyok, poète révolutionnaire

    

    

    Une révolution commence par le regroupement de camarades.

    Ce qu’est l’argent au capitaliste, l’homme l’est au révolutionnaire. Moyennant l’argent, le capitaliste agrandit sa fortune, alors que le révolutionnaire aidé par ses camarades rénove et transforme la société.

    Quand j’étais jeune, j’avais de nombreux camarades autour de moi, certains liés d’amitié par pure humanité, d’autres attirés mutuellement par le même idéal de lutte. Les uns comme les autres ont tous été, pour moi, précieux.

    Kim Hyok, apprécié comme poète révolutionnaire par la génération montante, est du nombre. Il a fait sur moi une impression ineffaçable. Jusqu’à aujourd’hui, un demi-siècle après sa mort, je me souviens de lui avec regret.

    C’est le jour où je le rencontrai pour la première fois.

    Après le cours de langue chinoise, je conversais avec le professeur Shang Yue dans le couloir de l’école quand Gwon Thae Sok vint en courant m’annoncer qu’un homme voulait me voir. Un inconnu, ajouta-t-il, avec votre copain aux lunettes qu’on appelle Cha Kwang Su, à la porte d’entrée.

    C’était vrai, un jeune homme était là, à l’entrée de l’école, un inconnu au visage efféminé, une valise à la main, à côté de Cha Kwang Su. C’était Kim Hyok, un grand talent d’après Cha. «Moi, c’est Kim Hyok!» fit-il sans façon en me tendant sa main avant même que Cha eût le temps de nous présenter.

    Je la pris et me présentai.

    Tout d’un coup je ressentis de l’amitié pour Kim Hyok, peut-être parce que Cha m’avait fait un «véritable bourrage de crâne» à son sujet, mais plutôt parce que Kim Hyok ressemblait à Kim Won U.

    «Ne voulez-vous pas m’attendre ensemble au dortoir jusqu’à la fin de la classe? Une heure seulement. Une autre fois, j’aurais sauté le cours, mais une coïncidence fâcheuse veut que c’est justement le cours de littérature de M. Shang Yue qui commence», dis-je à Cha Kwang Su, en m’excusant auprès de Kim Hyok.

    «Oh! là là! voilà qu’on s’affole pour le cours de littérature de M. Shang Yue. Tu rêves peut-être aussi d’être un homme de lettres comme Kim Hyok? plaisanta Cha Kwang Su, en arrangeant ses lunettes.

    Ne serais-je pas digne de l’être? fis-je. Il me semble qu’on doit connaître la littérature pour faire la révolution, que pensez-vous, Kim? N’est-ce pas vrai? »

    Kim Hyok poussa un cri d’enthousiasme:

    «Voilà maintenant un bon mot que j’entends à Jilin. Sans littérature, pas question de parler de révolution. Car la révolution elle-même est à la fois l’objet et le sujet de la littérature. Si votre maître a un tel renom, je voudrais bien le voir une fois.

    On verra plus tard. Je vous le présenterai.»

    Ceci dit, je rentrai en classe.

    En sortant de classe, je les retrouvai toujours à l’entrée de l’école, pris dans une discussion sur le capital constant et le capital variable.

    La passion qu’exhalait la voix de ces deux amis me ranima. Je me souvins alors des éloges que faisait Cha de Kim Hyok qu’il considérait comme une nature pleine de ferveur. Intérieurement, je me réjouis d’avoir trouvé un nouvel ami.

    «Je vous ai dit de m’attendre au pensionnat, et vous êtes toujours ici? »

    Kim Hyok leva la tête et, regardant d’un œil le firmament inondé de soleil, dit:

    «Par un temps pareil, si magnifique, ce n’est pas la peine de se fourrer chez soi comme des cafards. Tant qu’à marcher, flânons dans les rues de Jilin et passons toute la journée à causer.

    On dit que l’ascension des monts Kumgang n’est agréable qu’après un bon repas. Le repas de midi d’abord, une flânerie à la colline Beishan ou au parc Jiangnan ensuite. Vous êtes venu de si loin, de Shanghai jusqu’ici. Ce serait très négligent de notre part d’accueillir un hôte sans lui offrir un repas.

    Le fait de vous rencontrer me fait oublier toutes les faims du monde.»

    Kim Hyok était expansif.

    Par malheur, je n’avais pas d’argent sur moi. Je les conduisis donc à l’Hôtel Sanfeng où l’on pouvait manger à crédit. L’hôtelier était un homme de bon cœur, et les vermicelles qu’on y servait étaient excellents. Je demandai à l’hôtelière de nous servir, et elle nous fit six bols de vermicelle, deux pour chacun.

    Kim Hyok coucha chez moi trois jours de suite, et nous causions jusque tard dans la nuit. Le quatrième jour, il partit rejoindre Cha Kwang Su, à Xinantun. Il voulait connaître la situation de la banlieue de Jilin.

    De prime abord, je vis en lui une fougue brûlante. Si Cha Kwang Su était un «fou-fou», lui était un fougueux. En temps ordinaire, il était tranquille et calme comme une femme, mais une fois parti, il bouillait comme une marmite de fer et exhalait de la chaleur. C’était, comme Cha Kwang Su, un enfant vagabond qui en avait connu de dures en parcourant trois pays de l’Orient. Mais c’était pourtant un homme bien. En parlant avec lui, je remarquai son érudition et la qualité de sa formation théorique. Il était particulièrement versé en littérature et dans les arts.

    Nous bavardâmes beaucoup au sujet de la mission de la littérature et des arts. Chaque fois, il insistait pour dire que la littérature et les arts devaient être destinés à glorifier l’être humain. Après un certain temps passé dans le «vent de Jilin», il développa ce point de vue et leur attribua le rôle d’un hymne dédié à la révolution. Sa conception de la littérature était innovatrice. Cette qualité fit que pendant un certain temps nous lui donnions des tâches en rapport avec l’éducation culturelle des masses. C’est pour cette raison qu’il était souvent chargé de la troupe artistique de propagande.

    Comme il excellait en poésie, mes camarades l’appelaient «Eugène Pottier»9 ou «Heine». A vrai dire, il aimait ces deux poètes étrangers plus que les autres. Ri Sang Hwa10 était le poète coréen qu’il préférait.

    Quant à ses poèmes préférés, la plupart portaient l’esprit révolutionnaire dans un style pathétique. Mais, chose étrange, en ce qui concerne les romans, il préférait les œuvres de Ra To Hyang11, très sentimentales, aux œuvres pathétiques de Choe So Hae12.

    En constatant les goûts de Kim Hyok, nous pensions que les choses sont parfois bien bizarres. En effet, dans la vie, on voit souvent que des choses contradictoires s’assemblent pour former une harmonie. Selon Cha Kwang Su, c’était l’«union du négatif et du positif», et chez Kim Hyok le positif et le négatif se trouvaient réunis de façon harmonieuse pour former une originalité littéraire.

    Bien que pressé par des tâches révolutionnaires complexes, Kim Hyok trouvait le temps d’écrire de bons poèmes, que les étudiantes de Jilin appartenant à notre organisation avaient hâte de noter et de déclamer.

    Quand il écrivait, il ne s’y prenait pas de la même façon que les autres qui notaient d’abord et corrigeaient ensuite sur du papier. Il faisait le tout dans la tête, de la première ligne à la dernière, et le raffinait. Une fois qu’il n’y avait plus rien à changer, il frappait du poing sur la table et écrivait d’un trait tout le poème sur une feuille.

    Mes camarades qui savaient ce que signifiait le coup de poing de Kim Hyok se réjouissaient à chaque fois: «Kim Hyok en a pondu encore un!» La rédaction de chaque poème était pour nous une réjouissance commune.

    Kim Hyok s’était épris d’une jolie fille, membre de l’Union de la jeunesse communiste, qui s’appelait Sung So Ok. Svelte et élancée, mais brave fille, décidée à monter même à l’échafaud sans hésitation, s’il s’agissait de défendre une juste cause.

    C’était une militante loyale de l’Union de la jeunesse communiste.

    J’eus l’occasion d’écouter un de ses discours de propagande dans la rue, en automne de l’année où la lutte de masse eut lieu contre la pose de la voie ferrée JilinHoeryong. Elle était éloquente.

    C’était elle qui aimait le plus les vers de Kim Hyok; son carnet de notes en était rempli et ne la quittait jamais. Presque tous les jeunes gens de la ville de Jilin la connaissaient parce qu’elle récitait bien, chantait bien et faisait d’excellents discours et que, de plus, elle portait en toute saison une veste blanche et une robe noire traditionnelles.

    Kim Hyok, homme passionné et poète à tous les moments de sa vie, en était tombé follement amoureux. Les jeunes communistes s’aimaient tout en faisant la révolution. Certains disent que les communistes manquent de chaleur humaine, n’ont pas une vraie vie et ne partagent pas d’amour humain, mais c’est parce qu’ils ne connaissent rien de la personnalité des communistes. Nombre d’entre nous sont tombés amoureux pendant la révolution et ont fondé un ménage sous une pluie de balles.

    Quand venait la saison des vacances, je confiais à Kim Hyok et à Sung So Ok quelques missions auprès des masses et les détachais à Guyushu où habitaient les parents de Sung So Ok.

    Les deux amoureux, profitant des moments de loisir, allaient en promenade ou à la pêche au bord de la rivière Yitonghe où poussaient, touffus, les saules pleureurs. Quand Kim Hyok se mettait à la pêche, Sung l’aidait à décrocher le poisson ou à armer l’hameçon. Tout comme la révolution, leur amour grandissait avec le temps, sur la colline Beishan et au bord du fleuve Songhuajiang et de la rivière Yitonghe.

    Or, le père de la jeune fille, Sung Chun Hak, semblait mécontent de cette union.

    Sung Chun Hak était le fondateur et le directeur de l’Ecole Changsin, qui était devenue l’Ecole Samgwang. C’était un homme assez éclairé pour l’époque car il avait fait ses études pendant quelques années dans la région maritime extrême-orientale de l’Union soviétique, région qu’il a parcourue. Quand nous étions occupés, à Guyushu, à transformer son établissement en Ecole Samgwang et à convertir les organisations de masse des nationalistes en organisations communistes et révolutionnaires, il fut le premier à nous comprendre et à nous soutenir activement. Et maintenant il était indifférent à l’amour de son enfant! Kim Hyok ne comprenait pas cette attitude.

    Mais la mère de la jeune fille le trouvait excellent parti pour gendre et fermait les yeux sur ses relations avec sa fille et le défendait même discrètement devant son mari. Le père observa longtemps Kim Hyok, avec minutie, comprit que c’était un bon révolutionnaire et finit par céder à la volonté de sa fille. Le jour où il avait approuvé leur union, les deux amoureux se firent photographier en souvenir. Il y avait alors chez elle un appareil photographique.

    Quand Kim Hyok fut tué, le désespoir faillit conduire sa fiancée au suicide: elle voulait se noyer dans l’eau de la rivière Yitonghe. Mes camarades eurent le temps de la sauver de justesse et la calmèrent.

    Elle resta fidèle à la révolution. Elle épousa Choe Il Chon, l’auteur de la Courte Histoire du mouvement révolutionnaire coréen à l’étranger, qui était veuf. Son idéal était de s’unir à un révolutionnaire comme Kim Hyok, quitte à élever les enfants d’une autre femme.

    La passion de Kim Hyok se manifestait par sa fidélité à la révolution. Il avait un profond sens des responsabilités et était très loyal. De 5 ans mon aîné, il avait fait ses études au Japon. Mais il ne s’en vantait jamais. En tout temps, il acceptait sincèrement les tâches que je lui assignais. C’est pour cette raison que je l’aimais beaucoup.

    A partir de l’été 1928, il milita, avec Cha Kwang Su, dans la région de Liuhe. Grâce à eux, une association de recherche sociologique (cours spécial) fut créée à l’Ecole Tongsong à Gushanzi, et une section de l’Union de la jeunesse anti-impérialiste fut formée.

    Kim Hyok était chargé des cours d’histoire de l’évolution de l’humanité, de géopolitique mondiale, de littérature et de musique. Il était très apprécié par ses élèves.

    Lorsque je me dirigeais vers la Mandchourie de l’Est en sortant de prison, il était affairé aux tâches assignées par l’organisation et faisait la navette entre Guyushu et Jilin. En chemin vers Dunhua, je le chargeai, par écrit, d’une nouvelle tâche: préparer l’édition d’une publication tout en s’occupant des organisations révolutionnaires de Jiangdong, de Jilin et de Xinantun.

    Après un séjour à Dunhua, je repartis pour Kalun, et en chemin je m’arrêtai chez Kim Hyok. Il était fidèle à la tâche. Je lui racontai ce que j’avais pensé en prison et ce que j’entendais faire à Kalun. Emu, il se déclara prêt à me suivre. Je lui dis de me rejoindre après avoir fini son travail, ce qu’il fit. Il hâta à Xinantun les préparatifs pour la fondation d’une publication et me rejoignit après.

    Après la Conférence de Kalun, nous nous adonnâmes entièrement à l’édition de la publication en projet. On ne pouvait différer la tâche d’un seul moment, car un porte-parole idéologique était indispensable dans la mesure où la nouvelle ligne révolutionnaire avait été tracée et que la première organisation du futur parti avait été formée, pour diriger les masses suivant cette nouvelle ligne.

    Kim Hyok comprenait tout cela, et il oubliait le sommeil pour rédiger des articles. Sur sa proposition, la nouvelle publication fut intitulée le Bolchevik.

    Notre plan était de donner au Bolchevik la forme d’une revue appelée à inculquer aux masses des idées révolutionnaires, puis, après une préparation matérielle suffisante, de le transformer en journal à grand tirage. Le 10 juillet 1930, le numéro inaugural vit le jour.

    La revue fut distribuée aux sections de l’Union de la jeunesse communiste, de l’Union de la jeunesse anti-impérialiste, aux organisations révolutionnaires antijaponaises, aux groupes de l’Armée révolutionnaire coréenne ainsi qu’aux écoles dont nous avions le contrôle pour servir de manuel. Un article fut consacré à commenter le rapport que j’avais présenté à Kalun. La revue a joué un rôle incontesté dans la diffusion de l’orientation adoptée à la Conférence de Kalun. Pendant quelque temps, le Bolchevik fut édité sous forme de revue mensuelle, pour devenir ensuite un journal hebdomadaire mieux adapté à la situation révolutionnaire et au goût des lecteurs.

    Kim Hyok, premier rédacteur en chef du Bolchevik, a consacré presque toutes ses nuits à la rédaction des articles jusqu’à son départ de Kalun. Dans le feu de la passion, il oubliait tout repos.

    Plus tard, il fut muté à Haerbin à la tête d’un groupe de l’Armée révolutionnaire coréenne. C’était au début du mois d’août 1930. Haerbin était une ville qu’il connaissait mal car jusque-là il avait milité surtout dans les régions de Jilin, Changchun, Liuhe, Xingjing, Huaide et Yitong. Il en était de même pour moi.

    Depuis que nous militions à Jilin, nous attribuions de l’impor-tance à la ville de Haerbin.

    La ville grouillait d’ouvriers, lesquels représentaient une grande partie de la population. Pour pénétrer la classe ouvrière, il fallait que nous nous implantions audacieusement dans de grandes villes comme Changchun et Haerbin pour y regrouper les forces favorables à notre cause. Et la classe ouvrière et la jeunesse étudiante de Haerbin étaient très révolutionnaires, ainsi que l’on avait pu le constater lors de la lutte menée contre la pose de la ligne de chemin de fer Jilin–Hoeryong puis, contre l’action antisoviétique perfide de la caste militaire qui avait attaqué les chemins de fer de Zhongdong. Une fois un bon réseau installé, nous pouvions y regrouper les masses.

    Une autre raison qui nous faisait nous intéresser à la ville de Haerbin était qu’il y siégeait le bureau de liaison de l’Internationale communiste. Une organisation de la jeunesse communiste contrôlée par cette Internationale communiste et qui communiquait avec l’Union de la jeunesse communiste que j’avais fondée au Lycée Yuwen opérait dans cette ville. Pour établir des liens avec l’Internationale communiste, nous étions forcés de nous aménager une piste dans la ville puis de la transformer en un terrain où nous aurions libre accès pour œuvrer.

    En envoyant Kim Hyok à Haerbin, nous entendions avant tout étendre notre organisation révolutionnaire dans cette région et, d’autre part, établir une liaison avec l’Internationale communiste.

    Je revois en esprit Kim Hyok acceptant de bon gré et avec une émotion visible la mission que je lui donnais.

    Kim Kwang Ryol (alias Kim Ryol) avait écrit pour lui une lettre de recommandation adressée à l’Internationale communiste.

    Au moment des adieux, Kim Hyok tardait longuement à lâcher ma main qu’il avait prise. Il était tel que, quand il s’agissait d’une tâche assignée par moi, il s’y attelait avec passion et l’exécutait d’un trait, sans regarder à l’importance qu’elle présentait. Mais quand il partait seul pour une mission particulière, il avait mine triste. Il préférait travailler en équipe. La solitude était sa bête noire.

    Une fois, je lui demandai pourquoi il détestait tant la solitude, alors qu’elle n’est pas, selon moi, mauvaise pour un poète qui devrait s’y complaire pour sa propre formation littéraire. Il répondait en toute franchise qu’elle lui était autrefois bonne compagne alors qu’il errait à travers le monde, le cœur plein de rancune, mais cette vie vagabonde passée, il n’aimait plus être solitaire. Il regrettait fort d’avoir été seul pendant quelques mois à Jiangdong et de devoir se séparer de nouveau de ses amis maintenant qu’il avait goûté au plaisir d’être avec eux en travaillant nuit et jour.

    Ses mains dans les miennes, je le consolai comme un enfant.

    «Kim Hyok, une séparation est parfois inévitable pour la révolution. A votre retour de Haerbin, nous irons ensemble en Mandchourie de l’Est.»

    Il sourit tristement, puis il m’assura:

    «Ne vous inquiétez pas pour ma mission à Haerbin. Coûte que coûte, je remplirai la mission de l’organisation. Je retournerai en souriant auprès de mes camarades. Si vous allez vers la Mandchourie de l’Est, vous me rappellerez avant les autres.»

    Ce fut mon adieu éternel à Kim Hyok. Après son départ, je me sentis vide.

    La présence de notre réseau à Haerbin remonte à la fin de 1927. Il y avait là quelques anciens élèves coréens du Lycée Nº 1 de Jilin. Ils avaient poursuivi leurs études à cette école tout en gagnant eux-mêmes leur vie. Mais après une vive altercation avec un professeur réactionnaire chargé de l’histoire qui avait insulté la nation coréenne, ils s’étaient réfugiés à Haerbin. Parmi ceux-ci figuraient des adhérents de l’Association Ryugil des étudiants coréens, qui était sous notre contrôle. Nous les chargeâmes de créer des organisations à Haerbin. Ils organisèrent une amicale des étudiants coréens et un cercle de lecture, constitués d’étudiants coréens de l’Ecole de Haerbin, de l’Ecole polytechnique de Haerbin, de l’Ecole de médecine de Haerbin. Les éléments d’élite de ces organisations constituèrent, en automne 1928, la section de Haerbin de l’Union de la jeunesse anti-impérialiste et, au début de 1930, une section de l’Union de la jeunesse communiste coréenne. Les vacances venues, nous y envoyions Han Yong Ae pour qu’elle s’occupât de ces groupes. C’est grâce à ces organisations que la jeunesse étudiante de Haerbin put entreprendre une manifestation monstre alors que la Mandchourie était prise dans la lutte contre la pose de la ligne de chemin de fer JilinHoeryong.

    Les organisations révolutionnaires de Haerbin comptaient nombre de jeunes admirables. Le camarade So Chol, actuellement membre du Bureau politique du CC de notre Parti, travaillait alors à la section de Haerbin de l’Union de la jeunesse communiste. Quand le groupe de l’Armée révolutionnaire coréenne, conduit par Kim Hyok, fut arrivé à Haerbin, l’atmosphère de la ville était très tendue. Au point que les organisations légales, telles que l’amicale des étudiants et le cercle de lecture, furent obligées d’entrer dans la clandestinité. L’Union de la jeunesse communiste et les autres organisations clandestines devaient se camoufler parfaitement.

    Kim Hyok discuta sur place avec les militants des moyens de protéger les organisations et leurs adhérents. Sur son initiative, toutes les organisations révolutionnaires de la ville furent divisées en plusieurs groupes, qui disparurent dans les masses.

    Avec ses hommes armés, Kim Hyok se mêla aux dockers, à la jeunesse des écoles et aux autres couches de la population. Il leur expliqua avec énergie la ligne de conduite définie à la Conférence de Kalun. Il fit preuve d’un grand talent d’organisateur et d’une audace inouïe dans l’éducation et le ralliement des jeunes gens, tout en poussant les préparatifs pour l’implantation d’une organisation de base du futur parti et l’acquisition d’armes. Malgré la surveillance serrée de l’ennemi, il rétablit le contact avec le service de liaison de l’Internationale communiste.

    Kim Hyok contribua beaucoup à la relance de nos activités à Haerbin. Chargé d’un secteur de la révolution, il milita comme quatre, et dans cette lancée, il tomba un jour sur l’ennemi alors qu’il s’attardait au rendez-vous secret de Daoli. Après un échange de coups de feu, il décida de se tuer en sautant du deuxième étage du bâtiment. Mais sa constitution de fer trahit sa volonté. Il ne réussit pas à se tuer et fut pris et jeté en prison à Lüshun, où il succomba à un supplice cruel.

    Kim Hyok, comme Paek Sin Han, est un des représentants de la première génération de nos révolutionnaires qui ont sacrifié leur vie, leur jeunesse pour la patrie et la nation.

    La perte d’un homme talentueux comme Kim Hyok en ce temps où chaque compagnon de lutte révolutionnaire valait son pesant d’or nous affligea énormément. A la nouvelle de son arrestation, je n’arrivai pas à m’endormir des jours de suite. Plus tard, arrivé à Haerbin, je marchai dans les rues et sur les quais marqués des traces de ses pas, en murmurant les chants qu’il avait composés.

    Comme Cha Kwang Su et Pak Hun, il avait été obligé d’errer longtemps hors de son pays à la recherche de la voie de la Corée, avant de me rencontrer finalement. C’était, dans la concession française de Shanghai, alors qu’il était acculé à vivre aux crochets d’un logeur et passait son temps à se lamenter, qu’il avait reçu une lettre de Cha Kwang Su le mettant au courant de nos activités: «Ne consume pas ta vie inutilement à Shanghai, viens à Jilin! A Jilin, tu trouveras le dirigeant que tu cherchais, des théories et des mouvements. Jilin est une contrée idéale pour toi!» Ce n’était pas une, mais trois et quatre lettres pareilles qui lui furent envoyées. Enfin, il nous rejoignit. Après un échange de salut et un tour dans la ville de Jilin, il me prit brusquement la main: «Song Ju, je jette l’ancre ici, c’est maintenant que commence ma vie!»

    Il me dit qu’il était devenu l’ami intime de Cha Kwang Su alors qu’ils étudiaient à Tokyo.

    Je le revois encore aujourd’hui qui chantait le premier l’Inter-nationale à la séance de fondation de notre Union de la jeunesse communiste.

    Ce jour-là, il me dit, ses mains dans les miennes:

    «Une fois, à Shanghai, j’ai participé à une manifestation d’étudiants chinois. Ils criaient des mots d’ordre antijaponais. Excité, je me jetai dans leurs rangs. La manifestation réprimée, une fois rentré à la maison, je me débattais. Que faire maintenant? Que faire demain? Comme je ne relevais d’aucun parti ni d’aucune organisation, personne ne m’appelait à un point de rassemblement, personne ne m’indiquait ni ne me conseillait la manière d’agir…

    «Tout en marchant au milieu des manifestants, j’avais pensé: Quelle chance pour moi si quelqu’un criait et me poussait par mon dos quand je me sens épuisé! Quel courage pour moi si une organisation ou un dirigeant étaient là à m’indiquer, à mon retour de la manifestation, ce que j’ai à faire demain! Quel bonheur ce serait d’avoir des camarades pour pleurer ma mort, en criant “Kim Hyok!” si je tombe sous un coup de feu! Que ce serait bon s’ils étaient Coréens et si cette organisation-là était coréenne! Cette pensée me tenait toujours à cœur quand même je courais, bravant les armes de l’ennemi. Mais à Jilin, heureusement, j’ai trouvé de bons camarades, et aujourd’hui, me voilà admis à l’Union de la jeunesse communiste, je ne sais que dire de ma dignité et de mon orgueil.»

    Ses paroles étaient franches.

    Souvent il répétait: le plus grand bonheur de ma vie est d’avoir trouvé de bons camarades. Cette expérience de la vie l’a poussé à composer l’Etoile de la Corée, qu’il diffusa parmi les organisations révolutionnaires.

    Au début, je ne savais rien de tout cela. A Xinantun, j’entendis des jeunes fredonner ce chant.

    A mon insu, en ayant discuté avec Cha Kwang Su et Choe Chang Gol, Kim Hyok l’avait composé et diffusé à Jilin et dans la banlieue de la ville. Je le réprimandai vertement de s’être permis de me comparer à une étoile et de m’honorer par un chant.

    A la même époque, à cause du chant l’Etoile de la Corée, mes camarades commencèrent à m’appeler «Hanbyol». Ils m’avaient donné ce nom, ne tenant pas compte de ma volonté, et ils m’appelaient «Hanbyol!». En lettres chinoises, cela signifie «Il Sung», voulant dire une «étoile».

    C’étaient Pyon Tae U et d’autres anciens de Wujiazi, Choe Il Chon et d’autres jeunes communistes qui avaient pris l’initiative de changer ce nom par un homonyme signifiant le soleil. Avec mes camarades, ils avaient décidé de m’appeler Kim Il Sung.

    C’est ainsi que je portais trois noms: «Song Ju», «Hanbyol»,

    «Il Sung».

    Kim Song Ju, c’est le nom que m’avait donné mon père.

    Dans mon enfance, on m’appelait Jungson. Mon arrière-grand-mère m’avait appelé ainsi de son vivant, et cela m’était resté.

    Je tenais beaucoup au nom que mon père m’avait donné, et je n’aimais pas cet autre nom d’autant plus qu’on voulait me porter au pinacle, moi qui étais jeune, en me comparant à une étoile ou au soleil.

    Toutes mes réprimandes, tous mes efforts de dissuasion furent vains. Mes camarades connaissaient mon opinion là-dessus, mais ils usaient de cet autre nom avec plaisir: Kim Il Sung.

    Mon nouveau nom entra dans la presse, au printemps 1931, lorsque je fus écroué à Guyushu par la caste militaire pendant une vingtaine de jours.

    Cependant, la plupart de mes anciennes connaissances continuaient de m’appeler comme autrefois Song Ju.

    On m’appela communément Kim Il Sung depuis le temps de la lutte armée que j’avais engagée en Mandchourie de l’Est.

    En m’honorant d’un nouveau nom et d’un hymne, mes camarades voulaient me hisser sur le pavois. Leur volonté de me prendre pour dirigeant était très sincère.

    S’ils tenaient tant à me placer à leur tête malgré mon jeune âge et mon manque d’expérience au combat, c’est parce qu’ils avaient tiré une sérieuse leçon des mouvements de leurs prédécesseurs qui, sans centre d’unité et sans cohésion aucune, divisés en force partis et groupes, et prétendant chacun être un héros ou un grand homme, se livraient à des querelles fractionnelles pour mener, finalement, le mouvement révolutionnaire à un désastre; c’est parce qu’ils étaient profondément persuadés de la vérité selon laquelle la libération du pays n’était possible que par l’union des 20 millions de compatriotes dans une seule volonté et que cette union présupposait un centre de direction, un centre d’unité et de cohésion.

    Si j’ai infiniment aimé et regrette encore des camarades comme Kim Hyok, Cha Kwang Su et Choe Chang Gol, ce n’est pas parce qu’ils ont fait un chant en mon honneur et qu’ils m’ont hissé à la place de leur dirigeant, non, pas du tout! Mais c’est parce qu’ils ont été les pionniers qui ont inauguré le début de l’unité et de la cohésion autrefois tant espérées, mais en vain, par notre nation, de cette unité et de cette cohésion véritables qui sont aujourd’hui l’orgueil et l’honneur de notre peuple et constituent la source d’une force inépuisable; c’est parce qu’ils ont versé leur sang à créer l’histoire jamais vue de l’unité et de la cohésion en réalisant une union indestructible entre le dirigeant et les masses au sein du mouvement communiste de notre pays.

    Jamais les communistes de ma génération n’ont créé de discorde dans leurs rangs par simple querelle de préséance; jamais leur divergence d’opinion n’a mis en cause l’unité et la cohésion que nous avions établies et que nous trouvions vitales. L’unité et la cohésion, c’était la pierre de touche qui distinguait le vrai révolutionnaire du faux dans nos rangs. Voilà pourquoi ils y ont tenu jusqu’à la fin de leur vie, même en prison et sur la potence, et qu’ils les ont léguées comme trésor à la génération suivante.

    C’est là, avant tout, leur mérite historique. L’âme noble et admirable qu’ils ont gardée, unis autour du dirigeant qu’ils s’étaient choisi, a constitué une précieuse tradition qui donna naissance à ce que notre Parti appelle aujourd’hui l’unité dans une seule volonté.

    Avec leur engagement dans la lutte révolutionnaire, un point final était posé à l’histoire souillée d’horreurs fractionnelles et de troubles, dans la lutte de libération nationale en Corée, et une nouvelle page était tournée.

    Un peu plus d’un demi-siècle s’est écoulé depuis la mort de Kim Hyok. Je le revois nettement, aujourd’hui encore, lui, pétri par des nuits sans sommeil, affamé et grelottant dans la dureté de l’hiver de la Mandchourie, occupé aux affaires révolutionnaires.

    S’il était encore en vie, quel grand abatteur de travail ce serait auprès de moi! A chaque moment de dures épreuves dans notre révolution, je pense à lui, mon ancien camarade intime, qui a fait briller sa jeunesse dans la lutte passionnée pour l’œuvre patriotique. Et je pense avec grand regret qu’il a quitté le monde trop tôt.

    Pour montrer son image éternellement à la postérité, j’ai fait ériger son buste au premier rang au Cimetière des martyrs révolutionnaires du mont Taesong.

    Comme il n’a pas laissé de portrait photographique et que ses compagnons d’armes étaient morts, il était difficile de restituer sa physionomie, ce qui a donné beaucoup de mal à nos sculpteurs. Je les ai aidés en leur décrivant de mémoire l’aspect de Kim Hyok, et l’œuvre qu’ils ont exécutée est parfaite à mes yeux.

    

    

    

    7. L’été 1930

    

    

    Les fractionnistes du groupe M-L, au lieu de tirer la leçon de l’échec de la Révolte du 30 Mai, eurent la témérité de déclencher un nouveau soulèvement insensé dans des régions où passait la ligne de chemin de fer Jilin–Dunhua, aux alentours du premier août 1930, journée internationale contre la guerre.

    Difficultés et obstacles se dressèrent, redoutables, devant la révolution. Les rares organisations révolutionnaires, rescapées, passées dans la clandestinité, furent de nouveau mises à découvert devant l’ennemi; les organisations que nous avions restaurées à grand-peine, après ma sortie de prison, en parcourant de vastes régions, furent de nouveau exposées aux coups de l’ennemi et détruites. Partout en Mandchourie, les meilleurs dirigeants étaient arrêtés et emprisonnés ou exécutés en masse. L’ennemi avait mis sur le tapis une nouvelle carte, un nouvel argument, pour attaquer le communisme et réprimer son mouvement.

    Inutile de dire quel service inestimable ce soulèvement rendait à l’impérialisme japonais qui complotait de semer discorde et mésentente entre nations. Les deux révoltes allaient finir par compromettre tout à fait les Coréens aux yeux des Chinois, et ce ne fut que plus tard, au prix de pénibles efforts, à travers nos combats de guérilla, que nous rétablirions notre réputation.

    La Révolte du Premier Août permit aux Coréens de la Mandchourie de l’Est de se rendre compte, encore que vaguement, du danger du gauchisme aventuriste et de considérer avec circonspection et méfiance les fractionnistes serviles envers les puissances étrangères, et qui poussaient les masses à des soulèvements absurdes.

    Sans perdre de temps, nous dépêchâmes nos militants dans les régions du récent soulèvement pour prévenir les masses, favorables à la révolution, contre l’agitation des fractionnistes.

    Quant à moi, je décidai de me rendre à Dunhua, via Jilin, pour remettre sur pied les organisations atteintes.

    La situation à Jilin était aussi critique qu’elle avait été au lendemain de la Révolte du 30 Mai. Je devais changer de tenue plusieurs fois par jour pour parcourir la ville à la recherche des camarades de nos réseaux.

    Partout dans la ville, à la gare, devant les portes de la ville, aux carrefours, des postes de contrôle épiaient les passants, des agents du consulat japonais battaient le pavé à la recherche des révolutionnaires coréens. Le mouvement nationaliste étant entré en agonie, l’ennemi ne s’acharnait plus à traquer les vétérans de l’armée indépendantiste comme du temps de l’affaire An Chang Ho et se contentait de tendre des filets un peu partout pour capturer les jeunes combattants du mouvement communiste.

    Fallait-il me résigner et repartir sans avoir retrouvé les camarades, dans cette ville naguère si débordante de l’ardeur de notre lutte contre la pose de la voie ferrée JilinHoeryong? Cette idée m’emplissait de colère et de tristesse.

    Quand je partais, mes camarades m’avaient conseillé de ne pas traîner à Jilin et de me rendre immédiatement à Hailong ou à Qingyuan. Je ne pouvais pourtant pas abandonner Jilin si vite. Pendant trois ans, nous avions œuvré là, jour et nuit, bravant tous les dangers, décidés à frayer un chemin à la révolution. Si je n’y avais pas tant combattu pour la révolution, en supportant tant de maux, y compris l’emprisonnement, je n’aurais probablement pas éprouvé un si profond attachement pour cette ville. L’homme s’attache à un pays dans la mesure de l’effort qu’il a consenti pour son bien.

    J’eus la chance de rencontrer un militant de l’Union de la jeunesse communiste qui me donna quelques adresses. Je convoquai immédiatement les camarades concernés et les mis en garde pour qu’ils ne s’exposent pas et se tiennent soigneusement dans la clandestinité. Même les organisations légales, telles que l’Association des enfants de Jilin, l’Association Ryugil des étudiants, doivent passer un temps dans la clandestinité, leur dis-je.

    Nous discutâmes aussi des moyens d’exécuter les décisions de la Conférence de Kalun. Puis j’expédiai des camarades dignes de confiance dans les régions environnantes avec pour mission de rétablir les organisations révolutionnaires éprouvées. Je devais à mon tour quitter Jilin. Pour y rester, trop de tâches m’attendaient ailleurs. Une fois un peu d’ordre mis dans nos affaires à Jilin, l’envie me prit d’aller du côté de la Mandchourie de l’Est et de restaurer les organisations démantelées.

    Je me proposai de me rendre à Qingyuan ou à Hailong, de me cacher un temps chez mes camarades chinois, puis d’entreprendre des travaux pour remédier aux conséquences du soulèvement dans les régions les plus éprouvées. Je comptais aussi rejoindre Choe Chang Gol, introuvable depuis la Conférence de Kalun, et frayer, avec lui, une route vers la Mandchourie du Sud. Hailong et Qingyuan étaient dans le rayon de son activité, ainsi que Liuhe.

    Se déplaçant d’une région à l’autre, il créait des organisations de base du parti et étendait les diverses organisations de masse, l’Union de la jeunesse communiste et l’Union de la jeunesse anti-impérialiste en priorité. A l’époque, le mouvement révolutionnaire de la région était en mauvaise passe, du fait de querelles entre partisans et non-partisans du Kukmin-bu. Là-dessus, vint s’abattre la Révolte du Premier Août avec toutes ses conséquences désastreuses; il s’ensuivit l’écroulement général des organisations révolutionnaires locales.

    J’avais spécialement en vue un camarade de classe du temps de Jilin, un Chinois, qui habitait à mi-chemin entre Hailong et Qingyuan; il sera dans mon unité aux premiers temps de notre guérilla. Puis, après l’expédition en Mandchourie du Sud, il rentrera chez lui. Je me cacherais chez lui le temps pour la furie de la terreur blanche de s’apaiser, afin de passer ce moment difficile sans accroc.

    Le jour de mon départ, des jeunes filles vinrent m’accompagner à la gare; en toilette élégante, elles avaient toutes l’air de demoiselles de famille riche. Grâce à leur présence, je pus monter dans le train sans éveiller les soupçons des policiers. Les autorités militaires chinoises croyaient que les personnes bien habillées n’avaient rien à voir avec le mouvement communiste.

    J’avais, par précaution, pris le train, non à la gare de Jilin, mais à une gare de faubourg, moins surveillée. Dans le train, je tombai sur Zhang Weihua qui allait à Shenyang pour ses études. Avant d’aller à Shenyang, il était venu à Jilin pour me chercher et discuter des moyens de lancer la lutte révolutionnaire, et il s’en retournait, triste et déçu.

    «Tous les Coréens que je connaissais ont quitté la ville. Les rues grouillent de flics, de soldats et de limiers au service des Japonais. Je t’ai cherché mais en vain. Je n’ai rencontré personne. Aussi vais-je à présent à Shenyang.» Ceci dit, il m’entraîna de force dans son wagon de première, ayant deviné que je voyageais en catimini.

    Ce jour-là, les policiers contrôlaient les passagers plus sévèrement que d’habitude. Toutes les sorties étaient gardées et ils examinaient les papiers de tous et même fouillaient les poches et les malles de certains, tandis que les contrôleurs étaient tout yeux pour vérifier les billets.

    Telles étaient les répercussions de la Révolte du Premier Août, touchant jusqu’au réseau ferroviaire.

    Je voyageai pourtant sans ennui jusqu’à Hailong grâce à la compagnie de Zhang Weihua. Les policiers qui vérifiaient à fond les passagers n’osèrent pas le contrarier, lui qui était en grande tenue chinoise, en lui demandant ses papiers et, me voyant en sa compagnie, passèrent outre. Les contrôleurs, eux aussi, passèrent sans nous demander de montrer nos billets pour la même raison sans doute.

    J’avais alors sur moi des documents confidentiels, et si des policiers m’avaient fouillé, ma situation aurait été grave.

    Au moment de l’entrée du train en gare de Hailong, j’aperçus cependant des policiers du consulat japonais postés sur le quai et près de la sortie. Du coup, je sentis de toutes mes fibres le danger imminent.

    Des policiers japonais à la gare de Hailong? Ce n’était pas du tout rassurant. Policiers chinois et policiers japonais, ils avaient en commun d’être policiers, mais les seconds étaient de beaucoup plus féroces et durs. S’ils prenaient un communiste coréen, ils le transféraient sur-le-champ en Corée ou le jetaient dans une prison de Lüshun, de Dalian ou de Jilin après jugement au tribunal du gouvernement local de Guandong.

    Je restai indécis, les regards vagues fixés au dehors, à travers la vitre, lorsque Zhang Weihua me proposa de l’accompagner chez lui si rien ne me pressait. Il voulait que je voie son père et discute ensemble de son avenir.

    J’aurais dû descendre à la gare de Caoshi, la 5e ou la 6e station après Hailong, pour me rendre à ma destination. Or, sans lui, sans cette couverture, je risquais de m’exposer à de nouveaux ennuis. Force m’était d’accepter son invitation. Son père l’attendait à la gare. Ayant appris la nouvelle de l’arrivée de son fils, sur son chemin du retour de son voyage à Yingkou où il faisait la vente de son insam, il était venu à sa rencontre. Une voiture de luxe, brillante, sous une escorte imposante de dizaines de mercenaires, mauser au côté, nous attendait à la gare. Les policiers japonais, ébahis, n’eurent même pas l’idée d’intervenir.

    Nous montâmes dans la voiture et partîmes, l’air solennel, sous une escorte massive, par la rue de la gare. Ce jour-là, les Zhang et moi passâmes un moment de détente agréable dans un hôtel de luxe.

    Les Zhang mettaient leurs mercenaires en faction pour leur sécurité, et je vis l’hôtel où nous étions descendus, entouré d’un double ou d’un triple cordon de gardes privés.

    Le vieux Zhang, heureux de me voir après si longtemps, fit réserver une chambre à part pour moi et commanda un repas copieux. Il était gentil avec moi depuis Fusong. Si des visiteurs lui demandaient qui j’étais, il répondait: «Mon fils adoptif.» Au début, cela l’amusait, mais au fur et à mesure que le temps passait, c’était dit comme de fait, par amitié.

    Je m’étais lié d’amitié avec Zhang Weihua à Fusong, bien que ce fût un fils de riches. Dès ma plus tendre enfance, j’étais conscient qu’un propriétaire foncier était de la classe exploiteuse, mais mes rapports avec lui n’en avaient pas souffert. J’aimais en lui la candeur, la loyauté et les sentiments antijaponais ardents. Le fait qu’il m’avait tiré maintenant d’un mauvais pas m’émouvait. Si je l’avais tenu à l’écart pour la simple raison qu’il était fils de propriétaire foncier, il est évident qu’il n’en aurait pas fait autant.

    S’il m’avait aidé à sortir d’une situation si délicate, de concert avec son père, lui, un fils à papa qui avait tout pour vivre dans l’opulence et pouvait ne pas s’intéresser à la révolution, c’est qu’il accordait plus de prix à son devoir envers moi.

    Depuis nos jours d’écoliers passés à Fusong, il n’y avait eu aucune distance entre nous deux, un riche et un pauvre, un Chinois et un Coréen. Nous étions de bons amis. Il compatissait à nos chagrins, ceux d’un peuple asservi, il approuvait notre volonté d’indépendance car il aimait, lui aussi, son pays et son peuple, et il reconnaissait dans la détresse de notre peuple celle qui menaçait le sien.

    Son père, patriote ardent, plaidait pour l’indépendance de la Chine et condamnait l’intervention étrangère. Son amour pour le pays s’exprimait de façon impressionnante dans les noms qu’il avait donnés à ses fils. Il nomma son premier fils Zhang Weizhong, empruntant la première lettre à l’appellation de la République de Chine (Zhong-hua min-guoNDLR); son deuxième fils était Zhang Weihua, et son troisième Zhang Weimin. La famille attendait un quatrième, qui ne devait pas venir au monde, enfant qu’ils voulaient appeler Zhang Weiguo. Les dernières lettres des noms de ces quatre enfants réunies auraient composé ainsi le sigle de son pays.

    Zhang Weihua me demanda ce que je comptais faire désormais puisque les Japonais allaient envahir la Chine le printemps ou l’automne prochains au plus tard.

    «S’ils viennent, je me battrai contre eux. La lutte armée, c’est sur quoi je compte», dis-je. Il dit qu’il voudrait lui aussi combattre, mais qu’il ne savait pas si sa famille y consentirait.

    «Que signifie la famille quand le pays est en détresse? Si tu es prêt à combattre une société rétrograde, tu dois te joindre à la révolution. Il n’y a pas d’autre voie. Autrement, tu devras te contenter de déplorer la ruine du pays, de parler communisme et de rester chez toi à lire. Voilà l’alternative qui se présente. Il faut te lancer dans la révolution sans plus t’inquiéter de l’attitude de tes parents. C’est la seule voie pour servir la Chine, pour sauver le peuple chinois. Tu ne peux en suivre une autre. Il est de ton devoir de faire la révolution dans l’union avec tes compatriotes. Si les impérialistes japonais viennent, non seulement les Coréens, mais les Chinois aussi se dresseront contre les envahisseurs.»

    Pendant les deux ou trois jours que je passai à l’hôtel avec lui, je m’efforçai ainsi à lui insuffler des sentiments antijaponais. Il me promit de participer à la révolution sitôt ses études terminées.

    Pour finir, j’ajoutai:

    «Qui sait? Il peut m’arriver d’avoir recours à toi en cas de besoin, laisse-moi donc ton adresse à Shenyang.»

    Il me la donna et je lui demandai de m’aider, si possible, à atteindre ma destination sans accroc. Il me promit de faire l’impossible pour ma sécurité et mit à ma disposition la voiture de sa maison, qui me déposa aux confins des districts de Hailong et de Qingyuan, chez un camarade chinois, une famille tout aussi riche que les Zhang.

    Nombreuses étaient les personnes issues de familles riches parmi les précurseurs de la révolution chinoise. Je pense toujours que ce qu’il y avait de particulier dans la révolution chinoise, c’est qu’un grand nombre d’intellectuels et de riches combattirent dans les rangs du mouvement révolutionnaire et communiste, aux côtés des ouvriers et des paysans.

    Les hommes riches peuvent se décider à se joindre à la révolution pour abolir les iniquités sociales dès lors qu’ils ont pris conscience que ces iniquités étouffent la liberté de l’homme et entravent le progrès social. Voilà pourquoi les rangs des combattants et des pionniers luttant pour les intérêts des masses laborieuses se voyaient grossis d’un contingent important de personnes issues des classes possédantes.

    L’important, ce ne sont pas les origines, mais la mentalité, la conception du monde. Celui qui considère la vie comme une source de jouissance ne peut faire la révolution et doit se contenter de jouir des biens matériels; mais pour vivre la vie d’une manière digne d’un homme, même le riche est amené à renoncer aux jouissances matérielles et à se rallier à la révolution. Si l’on refuse d’intégrer dans la révolution de telles personnes, de sérieux préjudices seront portés à la cause.

    Je passai quelques jours chez ce camarade chinois, qui m’offrit une hospitalité empressée comme Zhang Weihua. Je ne me rappelle pas bien son nom; c’était Wang ou Wei. Je lui demandai de me trouver Choe Chang Gol, et il mit des jours à le chercher, mais en vain. Choe Chang Gol était introuvable depuis la Révolte du Premier Août.

    Je priai, faute de mieux, un membre de l’Union de la jeunesse communiste que j’avais rencontré à Caoshi de lui remettre une lettre de ma part lui enjoignant de rétablir rapidement les réseaux révolutionnaires atteints dans les régions de Hailong et de Qingyuan et de pousser les préparatifs pour la lutte armée.

    Les quelques jours passés en cachette chez mon camarade chinois m’étaient bien pénibles. L’inaction me pesait. J’avais besoin d’agir, de combattre, en dépit des dangers. Or, la situation m’ordonnait de m’abstenir de toute action irréfléchie, d’agir avec circonspection, et même de me déguiser souvent. Retourner à Jilin? Impossible. Prendre le chemin de fer de Mandchourie du Sud sous le contrôle des Japonais? C’était également insensé. Aller en Jiandao ? Mais la vague d’arrestation des communistes y était toujours violente, et j’avais peu de chance d’y réchapper. Or, en tout état de cause, il fallait agir, partir pour la Mandchourie de l’Est, entreprendre des préparatifs et lancer la lutte armée.

    Je partis enfin. En compagnie de mon camarade chinois, je pris le train de Hailong à Jilin. De Jilin, je gagnai, par le train, Jiaohe où opéraient de nombreux réseaux sous notre égide. Y habitaient aussi mes anciens amis de Jilin, Han Yong Ae et Han Kwang, son oncle.

    Ils m’aideraient à trouver un abri contre les seigneurs réactionnaires à ma poursuite, et là, je pourrais entreprendre de relever les organisations. De là, je pourrais aussi faire rétablir la liaison avec l’organisation de la jeunesse communiste internationale qui siégeait à Haerbin.

    Han Yong Ae avait abandonné ses études à Jilin pour des raisons de famille au début de 1929 et était retournée chez elle à Jiaohe, sans pourtant rompre ses relations avec nous.

    Je restai un moment incapable de décider chez qui me rendre en premier; je finis par choisir Jang Chol Ho, ancien chef de compagnie de l’armée indépendantiste.

    Il s’était brouillé avec la direction de l’armée indépendantiste au lendemain de la constitution du Kukmin-bu, avait abandonné son unité et était venu s’établir à Jiaohe, où il avait ouvert une rizerie. Il avait été ami de mon père. Il était très gentil avec moi, et plus que tout cela, c’était un combattant chevronné, un ardent patriote. Voilà les raisons pour lesquelles je me dirigeai chez lui. J’avais besoin d’un abri le temps de retrouver des militants de nos réseaux.

    Il m’accueillit avec joie mais ne me proposa pas de loger chez lui. Il était évident qu’il s’inquiétait pour sa sécurité. Aussi m’abstins-je de lui dire le motif de ma visite. Je repartis pour aller chez un certain Ri Jae Sun qui, du vivant de mon père, avait fait beaucoup pour le mouvement indépendantiste, en tenant une auberge. Il me reçut gentiment, m’emmena dans un petit restaurant chinois où il m’offrit une assiette de ravioli, puis, à la hâte, me pria de prendre congé.

    J’avais besoin d’une cachette, et non de pitance. Il aurait pu deviner le motif de ma visite. Cependant, il ne m’avait pas invité à passer chez lui, ne fût-ce qu’une nuit, et s’était dépêché de me dire adieu. Craignant pour sa personne, il avait préféré ignorer les lois de l’amitié. Ce fut une leçon amère pour moi. Des amis de mon père, sans la communion d’idées et d’opinions, ne valaient rien pour moi. Ce n’est pas seulement par amitié ou par sentiment du devoir que l’on fait la révolution. Non. Voilà l’enseignement douloureux que je tirai de cette expérience.

    Ce sont la mentalité et la foi de l’homme qui président à l’amitié et au sens du devoir envers les autres. Même une grande amitié s’altère s’il y a mésentente idéologique. Une amitié ou une camaraderie, prétendument à toute épreuve, succombent à un désaccord idéologique. Sans constance idéologique, l’amitié ne dure pas. Voilà une des leçons que m’ont données mes longues années de combat révolutionnaire.

    Après avoir fait mes adieux à Ri Jae Sun, je partis rejoindre Han Kwang. Il se pouvait que ce dernier ait disparu, fuyant la persécution, mais Han Yong Ae, sa nièce, devait rester chez elle puisque c’était une fille. Dès qu’elle me saurait en difficulté, elle se mettrait en quatre pour m’aider.

    Or, je ne trouvai chez eux ni l’un ni l’autre. Une voisine, une jeune femme, à laquelle je m’adressai me dit ne rien savoir à leur sujet. Ainsi, tous les jeunes Coréens, plus ou moins engagés, avaient levé le camp; pas moyen d’en trouver un.

    Maintenant, des policiers étaient à mes trousses: quelqu’un avait dû me dénoncer. Etait-ce la fin? La situation était critique. Aux abois, je me croyais perdu, lorsque la voisine de Han Kwang vint à mon secours. Elle me dit: «Je ne vous connais pas, mais qu’importe. Vous êtes traqué. Entrez dans ma cuisine.» Puis, d’un geste leste, elle me passa au dos le bébé qu’elle portait jusque-là sur le sien. «Je m’occuperai d’eux, fit-elle, et vous, restez devant l’âtre à garder le feu.»

    Je devais paraître à l’époque assez âgé pour me faire passer pour un père de famille. Force m’était de jouer le rôle désigné, un bébé au dos, un tisonnier à la main, accroupi devant l’âtre. Dans ma vie, j’avais connu bien des situations périlleuses et affronté bien des dangers, mais jamais je n’avais fait pareille expérience.

    Les policiers arrivèrent, rabattirent la porte et interpellèrent la maîtresse de maison. «Où est passé le jeune homme de tout à l’heure?» jetèrent-ils. «Quel jeune homme? Personne n’est venu chez moi», répondit-elle d’un air calme, puis, câline, elle les invita, en bon chinois, à entrer chez elle et à s’asseoir à table.

    Entre-temps, le bébé pleurait de plus belle, se voyant sur le dos d’un inconnu. Il fallait que je le dorlote, que je le fasse cesser de pleurer. Mais à y aller de façon maladroite, je ne ferais que me trahir. Ne pouvant rien décider, je continuai à tisonner le feu.

    Les policiers, déroutés, discutaient et se consultaient à grands cris: « Où diable ce vaurien a-t-il pu passer? Ne nous sommes-nous pas trompés? » Puis ils s’en allèrent pour continuer leur poursuite.

    Eux partis, la jeune femme me sourit et me dit: « Le temps qu’ils battent encore la rue, vous devez continuer à jouer le maître. Mon mari travaille dans les champs. J’irai le chercher tout à l’heure. Ne soyez pas inquiet. Quand il sera de retour, on verra ce qu’il faut faire.»

    Elle m’offrit un repas, sortit puis revint.

    Entre-temps, les policiers revinrent sur leurs pas et demandèrent à voir le maître du logis pour le charger d’une commission.

    La jeune femme leur répondit posément: «Mon homme est malade, il n’est pas en mesure de vous donner satisfaction. Si c’est urgent, tant pis, je m’en charge à sa place.» Et elle fit leur commission.

    Ainsi, elle m’avait aidé à esquiver un danger imminent, presque inévitable. C’était une campagnarde simple, mais pleine d’esprit et de courage, ayant une haute conscience révolutionnaire.

    Elle m’a laissé un souvenir inoubliable. Des amis de mon père sur lesquels j’avais tant compté avaient préféré ne pas prendre de risque en m’offrant un abri, tandis qu’elle n’avait pas hésité à risquer sa vie pour me tirer du danger, moi, un parfait inconnu. Elle l’avait fait, désireuse d’aider un révolutionnaire. L’homme se reconnaît dans l’épreuve.

    Les vertus les plus belles et les plus sûres auxquelles un révolutionnaire peut s’en remettre sont celles que l’on trouve chez les gens du peuple. C’est la raison pour laquelle je disais souvent à mes compagnons d’armes: «Adressez-vous aux gens du peuple chaque fois que vous vous trouvez en difficulté au cours de votre combat révolutionnaire. Allez frapper à leur porte si vous avez faim ou si vous avez soif. Allez leur demander consolation s’il vous est arrivé malheur.»

    Oh, cette brave jeune femme! Si elle était encore en vie, je lui tirerais mon chapeau.

    J’ai raconté l’incident à mes camarades lors d’une réunion des commandants d’unités de l’Armée révolutionnaire coréenne et des responsables des réseaux en Mandchourie qui s’est tenue à Wujiazi l’hiver de cette année-là. Ils m’ont dit: «Song Ju, quel veinard tu es, tu es né sous une bonne étoile. C’est Dieu qui est descendu t’aider.

    – Mais non, si j’ai échappé au danger, ce n’est pas grâce à Dieu, ai-je répondu. J’ai échappé aux mains des seigneurs réactionnaires grâce au soutien d’une brave femme du peuple. Le peuple, c’est mon dieu. Sa volonté, c’est la volonté divine.» Depuis, la «jeune femme de Jiaohe» est devenue pour nous une expression qui symbolisait notre peuple, plein de sagesse et d’abnégation, les femmes coréennes prêtes à tout sacrifier pour sauver les révolutionnaires en danger.

    Aujourd’hui encore, quand je repense à l’été 1930, un été torride, riche en événements sanglants, mes pensées vont à Jiaohe et à cette jeune femme inoubliable. Pendant plusieurs dizaines d’années, j’ai tout fait pour avoir de ses nouvelles, mais hélas! en vain; pris de remords, je me reproche de n’avoir pas pris la peine de lui demander son nom dans ma hâte de quitter Jiaohe. Si j’avais connu au moins son nom, j’aurais fait publier des annonces dans le monde entier pour la retrouver.

    Depuis la Libération, beaucoup de personnes dont je suis l’obligé sont venues me voir par différentes routes. Il y en a qui sont allées s’établir outre-mer et sont venues me saluer, les cheveux blancs au bout d’environ un demi-siècle. J’ai retrouvé nombre de mes anciens bienfaiteurs et les ai remerciés lorsqu’ils ont regagné le pays après sa libération. Mais je n’ai jamais réussi à retrouver cette femme de Jiaohe. Il se peut qu’elle ait même oublié ce qui s’est passé cet été 1930: cet incident, si pathétique pour moi, fut peut-être des plus banals pour elle.

    Cette femme à qui je suis redevable de ma survie il y a 60 ans a disparu sans laisser de trace, engloutie dans les profondeurs de ce monde. Plus un jade est pur, plus il est enfoui profondément sous terre.

    Ce n’est qu’après que son mari fut rentré qu’elle me reprit le bébé. Ce qui s’est passé alors tient littéralement d’un roman policier. Je me présentai à son mari sous un faux nom, sous l’étiquette générale de révolutionnaire, ne pouvant lui révéler ma vraie identité.

    Celui-ci dit qu’il était aussi du mouvement, mais tout contact étant coupé avec son réseau, il en restait là sans savoir quoi faire. Il me recommanda de prendre mes précautions car un limier habitait la maison d’en face. D’après lui, Han Kwang avait fiché le camp pour aller en Mandchourie du Nord, Han Yong Ae, qui s’était cachée quelque part, était introuvable pour le moment.

    Ses informations étaient accablantes. De plus, si un agent de l’ennemi habitait en face, il ne fallait pas que je reste plus longtemps là. J’aurai bien voulu y rester un temps pour guetter l’évolution de la situation, avant de partir pour la région de Dunhua. Comme Dunhua était un point d’appui des Japonais et que le groupe Hwayo du Parti communiste coréen y avait installé son quartier général, la surveillance y était très rigoureuse. Presque tous les Coréens avaient été arrêtés, sauf les femmes, après la Révolte du 30 Mai. Pourrais-je y prendre pied?

    A la tombée de la nuit, le mari de la jeune femme me conduisit à une cabane solitaire située à environ six kilomètres de Jiaohe. Les vieux époux du logis me reçurent avec prévenance. Cette nuit encore, je compris qu’un révolutionnaire ne trouverait appui sûr qu’auprès du peuple.

    Je me couchai, mais le sommeil me fuyait, mille pensées m’as-saillaient et m’accablaient. J’avais échoué à retrouver des camarades. Je battais la région depuis des jours sans succès. J’étais dans de beaux draps. Mais il ne fallait pas se laisser aller, il fallait se reprendre, écarter les obstacles, aller de l’avant. Il en serait fait de moi si je restais sur la défensive. Il fallait réagir et, ce, énergiquement, au lieu de rester caché. Ne rien faire que fuir le danger ne m’avançait à rien? Il fallait sortir de cette impasse à tout prix, aller en Mandchourie de l’Est et reprendre le combat révolutionnaire. Voilà ce que je me disais.

    Le lendemain, au petit jour, apparut dans la cabane Han Yong Ae à ma grande joie. Ayant appris que je me rendais en Mandchourie de l’Est, elle avait demandé à sa mère, avant de partir se cacher dans un abri, de l’informer dès qu’un jeune homme avec une fossette sur la joue droite viendrait la chercher. Ainsi, elle et moi, nous nous rencontrâmes au bout d’un an environ. Exultant de nous revoir au plus fort du malheur, nous restâmes un moment muets à nous dévisager l’un l’autre. La jeune fille, si rieuse, si gaie, avait tant changé qu’elle était devenue méconnaissable, avec son visage amaigri.

    A ses dires, la situation à Jiandao était aussi désolante qu’ailleurs.

    «Rester caché, c’est digne d’un froussard, dis-je. Il faut agir à tout prix. Les impérialistes japonais vont s’amener et nous devons nous préparer à nous battre, au lieu de nous tourner les pouces. Il faut rétablir les réseaux, éveiller la conscience de la population. Ça n’avance à rien de trembler en cachette en se plaignant que la situation est critique.»

    Han Yong Ae m’approuva et dit qu’un tel conseil à un moment aussi sombre lui faisait du bien.

    «Inutile de traîner plus longtemps ici sans camarades. Partons pour Haerbin. Là, je te mettrai en contact avec une organisation.»

    Elle applaudit à ma proposition. «J’ai commencé à désespérer, dit-elle, sans savoir quoi faire, sans contact avec mon réseau.»

    J’avais expédié Kim Hyok à Haerbin pour nouer le contact avec l’Internationale communiste, mais à présent, j’avais besoin d’aller voir moi-même des représentants de l’Internationale communiste, au lieu d’attendre Kim Hyok.

    Les réseaux durement éprouvés ou démantelés, les villes et les villages écrasés par la terreur, dans l’épouvante, comme sous une loi martiale, me firent comprendre d’une façon douloureusement évidente la gravité des revers qu’avaient causés à la révolution les gauchistes aventuristes; à moins d’en finir avec ce courant maléfique, notre révolution, dès ses débuts, en ces années 1930, ne pourrait éviter de subir de lourds sacrifices.

    L’expérience avait prouvé qu’avec les seuls débats théoriques on ne pouvait venir à bout des agissements insensés des fractionnistes serviles envers les grandes puissances et des gauchistes aventuristes. Ils rechignaient à entendre raison en faisant la sourde oreille à nos observations pertinentes et bénéfiques pour la révolution. Ils se refusaient à faire preuve du moindre entendement à notre égard.

    Si, comme prolongement de la Révolte du 30 Mai, la Révolte du Premier Août avait éclaté, tant contestée et redoutée par nous, c’est qu’ils avaient passé outre à nos propositions émises à la réunion de l’organisation du parti de Jidong.

    Ainsi, pour arrêter le char du gauchisme aventuriste qui traversait en toute liberté la vaste Mandchourie, nous avions besoin de l’intervention de l’Internationale communiste.

    Je tenais à avoir l’opinion de l’Internationale communiste sur la révolte, à savoir si cela s’était fait sur ses directives ou si c’était le produit d’un caprice de certaines gens. Si telles avaient été les directives de l’Internationale communiste, je devrais, en discutant, l’amener à arrêter ce char néfaste.

    Compte tenu de la surveillance serrée de l’ennemi, nous décidâmes de nous déguiser en Chinois pour prendre le train. Han Yong Ae passa toute la journée à parcourir Jiaohe pour trouver des habits, des souliers de gens de la haute société et la somme d’argent nécessaire au voyage. Pour tromper la vigilance des gendarmes et des policiers, elle prit la précaution d’insérer dans sa malle des produits de beauté. En sa compagnie, j’arrivai à Haerbin sans embarras.

    A Haerbin, je me rendis au bureau de liaison de l’Internationale communiste, siégeant à l’entrée de la rue Shangbujie au port, établis le contact et présentai Han Yong Ae. Je leur fis part de la situation créée en Mandchourie de l’Est à la suite des révoltes du 30 Mai et du Premier Août, ainsi que des décisions de la Conférence de Kalun.

    Le bureau de liaison de l’Internationale communiste trouvait que les deux insurrections avaient été de l’aventurisme pur et simple. L’employé auquel je parlai me dit que, personnellement, il considérait les décisions de la Conférence de Kalun comme conformes à la réalité coréenne et aux principes de la révolution et que notre prise de position tendant à appliquer le marxisme-léninisme de manière créative était encourageante. Il ne jugeait pas, non plus, dérogatoires au principe: «un seul parti par pays» notre projet de fondation d’un parti nouveau, adopté à la Conférence de Kalun, ni la constitution de la Société Konsol de camarades comme organisation de base et ossature du futur parti.

    De la sorte, l’Internationale communiste apportait son soutien sans réserve à l’indépendance et à la créativité, principes vitaux de notre révolution, ainsi qu’à toutes nos autres orientations.

    Au bureau de l’Internationale communiste, on me demanda si je n’aimerais pas aller étudier à Moscou, à leur université communiste. Je savais qu’il existait une telle école à Moscou et que de jeunes communistes coréens y allaient sur la recommandation du Parti communiste coréen. Jo Pong Am, Pak Hon Yong, Kim Yong Bom et d’autres y ont fait leurs études. Le désir d’aller étudier à Moscou était si ardent et si général parmi la jeunesse coréenne en Mandchourie qu’une chanson intitulée Chant du séjour d’études à Moscou avait même été composée et diffusée à l’époque.

    Cependant, je n’avais pas envie de m’éloigner de la pratique révolutionnaire, et je répondis: «Si, j’aimerais bien, mais la situation actuelle ne me le permet pas.»

    En 1989, en m’entretenant avec le pasteur Mun Ik Hwan, j’évoquerai Haerbin en passant, et c’est alors qu’il m’apprendra que son père s’est occupé à Haerbin, vers cette époque-là, des étudiants sélectionnés par l’Internationale communiste qui devaient passer en Union soviétique.

    L’Internationale communiste me nomma secrétaire en chef des Jeunesses communistes de la région de Jidong.

    Au bureau de liaison de l’Internationale communiste, nous apprîmes que Kim Hyok s’était jeté du deuxième étage d’un bâtiment et avait été fait prisonnier.

    Cette nouvelle nous causa tant d’afflictions, à Han Yong Ae et à moi-même, que, tout au long de notre séjour à Haerbin, nous sommes restés inconsolables. J’étais si peiné que j’étais allé voir, sur les lieux, la maison du haut de laquelle il s’était laissé tomber, rue Daoli. Les magasins, les boutiques et les restaurants de l’endroit regorgeaient de victuailles, mais elles n’étaient pas pour nous.

    L’Internationale communiste nous versait une allocation d’aide journalière de 15 jiao, somme dérisoire eu égard au coût de la vie à Haerbin. Descendre dans une auberge bon marché était hors de question pour les révolutionnaires, car le contrôle de la police y était très rigoureux. Seuls les hôtels tenus par des émigrés russes étaient exempts de fouilles et d’enregistrement du séjour, mais en revanche le prix du repas et des chambres était si exorbitant que seuls les riches ou les capitalistes pouvaient y loger. Les gens démunis comme nous ne pouvaient même oser s’en rapprocher. Ayant pesé le pour et le contre, je décidai quand même de m’arrêter dans un hôtel de luxe, quitte à manger une fois par jour, et de loger Han Yong Ae dans un hôtel ordinaire où la surveillance était relativement moins sévère à l’égard des femmes.

    L’hôtel où j’étais descendu était somptueux, pourvu de tout le confort: magasin, restaurant, salle de loisirs, piste de danse, cinéma, etc.

    Ayant choisi un aussi luxueux hôtel sans moyens de payer les services, je me trouvai par des fois dans des situations délicates. Dès le premier jour de mon arrivée, une hôtesse de l’hôtel, une Russe, vint me proposer son service de manucure, et je déclinai l’offre en disant que j’avais déjà fait faire mes ongles. A peine celle-ci partie, un garçon de restaurant parut et me demanda ce que je voudrais avoir pour mon repas. M’efforçant de ne pas laisser percer mon indigence, je lui dis avoir déjà mangé chez un ami.

    Harcelé journellement de cette façon, je ne pris jamais de repas à l’hôtel faute d’argent. Je n’y fis que coucher. Mon repas du jour consistait en une ou deux galettes de maïs à vil prix, que je partageais avec Han Yong Ae dans la rue, le soir, après avoir accompli nos tâches.

    De longues années après, en m’entretenant avec Liu Shaoqi, en visite dans notre pays, j’évoquerai ma vie et mes travaux à Haerbin, et il me dira qu’il avait été, lui aussi, à Haerbin cette année-là, qu’il n’y avait trouvé, comme membres du parti communiste, que quelques Coréens, et me demandera si je n’étais pas en contact avec l’Internationale communiste. En calculant les dates, il s’avéra que j’étais arrivé à Haerbin et que j’y avais rencontré des collaborateurs de l’Internationale communiste juste après le départ de Liu Shaoqi de la ville à la fin de son travail.

    A Haerbin, j’assignai à Han Yong Ae la tâche de regrouper les membres du réseau dispersés.

    Aidée d’un certain Han, de la section des Jeunesses communistes de Haerbin, une de ses anciennes connaissances du temps de Jilin, elle retrouva un à un les militants cachés et leur fit part des décisions de la Conférence de Kalun.

    Quant à moi, je me rendis chez les cheminots et au débarcadère, ancien secteur d’action de Kim Hyok pour parler avec des ouvriers sous l’influence des organisations révolutionnaires. Je remis en état les réseaux de Haerbin, rétablis la liaison entre les camarades et repartis seul pour Dunhua, laissant Han Yong Ae à Haerbin. Le temps pressant, je me séparai de Han Yong Ae sans même pouvoir la remercier. Elle voulait m’accompagner, mais les camarades de Haerbin avaient insisté pour que je la laisse. Par conséquent, je ne pouvais accéder à son souhait. Ensuite, quand j’opérais en Mandchourie de l’Est, son souvenir me hantait. Il était hors de question de nous écrire  les règles du travail clandestin l’interdisaient  si bien que nous restâmes ainsi sans avoir de nouvelles l’un de l’autre.

    Ce n’est que beaucoup plus tard, grâce aux efforts du personnel de l’Institut d’histoire de notre Parti, que j’ai appris ce qu’elle était devenue.

    Avant de partir pour Dunhua, j’avais assigné une série de tâches par lettre aux réseaux de Haerbin, et elle travaillait avec passion pour les exécuter, quand, en automne 1930, elle fut arrêtée par la police. D’autres à sa place seraient rentrées depuis longtemps à Jiaohe en regrettant la chaleur du foyer familial, mais elle avait préféré rester à Haerbin et militer en passant des nuits blanches pour exécuter mes consignes. Discrète et douce dans la vie, elle était passionnée et intrépide dans la lutte.

    A peine arrêtée, elle fut transférée dans la prison de Sinuiju, où elle fut détenue. C’est alors que des personnes ayant eu des rapports, jadis, avec l’Union pour abattre l’impérialisme, dont Ri Jong Rak et Pak Cha Sok, furent aussi arrêtées et incarcérées. Ainsi, il se trouva que Han Yong Ae était dans la même prison que Ri Jong Rak.

    Plus tard, celui-ci dit, dans une entrevue, à la jeune fille:

    «Kim Song Ju est mon ami et ton ancien chef. Donc nous pouvons unir nos efforts et le persuader de se rendre. Si tu veux, tu seras de notre “groupe de persuasion de reddition”.»

    Han Yong Ae lui répliqua: «Comment peux-tu être aussi lâche? Comment penser à le trahir, alors qu’il nous faudrait le soutenir? Je renoncerais tout simplement à la lutte, mais je serais incapable d’une telle vilenie.»

    Tout ceci, je l’ai su en hiver 1938, par l’aveu de Ri Jong Rak qui était venu m’engager à «me rendre» alors que nous étions réunis en conférence à Nanpaizi.

    C’est ainsi que j’ai pu obtenir des nouvelles de Han Yong Ae, savoir qu’elle avait tenu ferme, fidèle à sa dignité et à sa foi de révolutionnaire sans succomber au dur régime de la prison ni aux tortures.

    Des hommes comme Ri Jong Rak et Pak Cha Sok avaient eu hâte de changer de camp, à peine jetés en prison, mais elle, du sexe faible, avait eu le courage de faire face à l’épreuve.

    Cette nouvelle m’émut et m’encouragea, car alors de nombreux révolutionnaires étaient arrêtés un peu partout à la suite de l’affaire de Hyesan13, et des renégats apparaissaient parmi les combattants, autant de coups sévères portés à la révolution.

    Plus tard, elle travailla, un temps, dans une fabrique de caoutchouc à Dandong, en Chine. Elle apprendra aux Coréens des chansons révolutionnaires que nous avions chantées à Jilin, incitera les ouvriers à lutter pour défendre leurs intérêts et leurs droits et pour faire aboutir leurs revendications.

    Par la suite, elle ira à Séoul et passera quelques années chez le fils de M. Hong Myong Hui.

    Elle s’efforcera pendant des années de regagner la Mandchourie pour rejoindre son organisation, puis, finalement, se mariera. Devenue femme au foyer, les cheveux tressés en chignon, elle n’en gardera pas moins jalousement son credo et sa foi du temps où elle militait avec entrain à nos côtés, pour la révolution. Lorsque nous combattrons l’ennemi, les armes à la main, aux environs du mont Paektu, elle aura appris cette nouvelle à Séoul et souhaitera en son for intérieur notre victoire, se rappelant les noms de tous les camarades de Jilin.

    Après la Libération, son mari adhérera au Parti du travail de Corée du Sud, militera dans la clandestinité avant d’être assassiné par l’ennemi au moment du repli stratégique de notre armée. Quand la guerre aura éclaté, Han Yong Ae dirigera une organisation de l’Union des femmes à proximité de Séoul et aidera beaucoup notre armée.

    Après la mort de son mari, elle viendra à Pyongyang avec ses enfants pour me voir. Mais avant d’avoir le temps de me rencontrer, elle trouvera la mort avec ses enfants, à mon grand regret, lors d’un raid aérien ennemi, dans la nuit du 14 août 1951.

    Je peux dire qu’elle a vécu une vie sans tache. Toute sa vie, elle a gardé le souffle et l’allure de Jilin. Quand elle chantait, c’étaient les chants du temps de Jilin.

    Un révolutionnaire doit savoir, tout comme elle, garder sa foi et son credo, même s’il se trouve seul sur une île déserte au milieu d’un océan.

    Han Yong Ae est une personne inoubliable pour moi. Elle m’a aidé à des moments difficiles, en bravant les pires dangers.

    De retour au pays, après la Libération, je l’ai fait rechercher un peu partout. Il fut établi qu’elle ne vivait pas dans les frontières de notre République.

    Avant la Libération, je n’avais pu la revoir car j’étais trop occupé par la guerre antijaponaise. Mais je n’ai jamais oublié ce qu’elle avait fait pour moi: je la revoyais parcourant tout en sueur, par une journée torride, pour me trouver un costume chinois pour mon déguisement, éludant adroitement les dangers par sa présence d’esprit et me protégeant dans le train, chaque fois que des policiers venaient nous contrôler, et, enfin, partageant une galette en deux pour m’en tendre discrètement la moitié.

    Tout ce qu’elle a fait pour moi provenait d’un sentiment de camaraderie des plus nobles, des plus désintéressés, bien au-dessus de tout sentiment d’affection ou d’amour.

    Je ne peux m’empêcher de ressentir de vifs regrets à l’idée qu’elle est venue à Pyongyang pour me rencontrer mais qu’elle a trouvé la mort sous un bombardement avant de pouvoir me revoir.

    Par bonheur, une de ses photos de jeunesse qui a été conservée par je ne sais quel miracle m’est parvenue. Quand je sens un profond regret m’envahir au souvenir de mes bienfaiteurs disparus, je regarde cette photo, j’admire la noblesse d’âme de Han Yong Ae qui a marqué tant ma jeunesse, et je la remercie du fond de mon cœur.

    

    

    

    8. De l’autre côté du fleuve Tuman

    

    

    Mon père m’avait souvent parlé de la combativité des gens de Jiandao. Moi aussi, témoin des révoltes du 30 Mai et du Premier Août, j’étais parvenu à voir que les Coréens de cette région étaient doués d’un grand esprit révolutionnaire.

    Jiandao et le nord de la Corée avaient été depuis longtemps le théâtre de la lutte des francs-tireurs et des troupes indépendantistes. La Révolution socialiste d’Octobre en Russie avait entraîné la diffusion des idées marxistes-léninistes dans ces régions plus tôt qu’ailleurs. L’impatience de petits-bourgeois qu’avaient manifestée ses dirigeants avait causé de nombreuses péripéties au mouvement communiste de Jiandao, mais cela n’avait pas empêché la poussée révolutionnaire des masses populaires.

    C’est pourquoi, depuis mon séjour en prison, j’avais projeté de faire de la région septentrionale de la Corée, centrée sur le mont Paektu, et de la région de Jiandao les principales bases stratégiques de la future lutte armée.

    Les impérialistes japonais, eux aussi, attachaient depuis longtemps de l’importance à ces régions, car ils entendaient en faire leurs points d’appui stratégiques pour envahir la Mandchourie et la Mongolie. S’ils avaient monté différents incidents dès le début du XXe siècle en Mandchourie de l’Est, c’était pour mettre en place un pont leur permettant d’atteindre leurs visées agressives.

    En août 1907, sous prétexte de «protéger les Coréens», ils avaient envoyé des troupes à Longjing, dans le district de Yanji, où ils avaient installé une «agence de la résidence générale de Corée»; en 1909, ils avaient forcé le gouvernement réactionnaire chinois à signer la convention de Jiandao et étaient arrivés jusqu’à s’arroger le droit de poser la ligne de chemin de fer JilinHoeryong. Plus tard, cette agence fut élevée au rang de consulat général du Japon. Si les impérialistes japonais avaient établi leur consulat général à Longjing avec cinq annexes sous son contrôle, cela n’était pas pour plaire aux Coréens de Jiandao; en plus de ce consulat et de ses annexes, ils avaient installé, dans différentes régions, des commissariats de police et d’innombrables organisations à leur service, telles que l’Association des ressortissants coréens, afin de surveiller de près les mouvements des Coréens résidant à Jiandao. La filiale de la Société anonyme de colonisation de l’Orient et les organes financiers voulaient s’imposer dans ces régions. La Mandchourie de l’Est était complètement contôlée par le Japon, tant sur le plan politique que sur le plan économique.

    La Mandchourie de l’Est devenait peu à peu le théâtre des hostilités entre la révolution et la contre-révolution.

    Comme la forêt du mont Paektu, elle commença à s’ancrer dans mon esprit: j’en ferais un point d’appui de notre future lutte armée. Tant de faits survenus après la Révolte du Premier Août annonçaient l’imminence de l’invasion japonaise de la Mandchourie. J’en prenais conscience et je me raffermis dans ma détermination d’organiser la population révolutionnaire de la Mandchourie de l’Est pour entreprendre le plus tôt possible la lutte armée. Je partis donc pour la Mandchourie de l’Est.

    Mes camarades m’avaient d’abord déconseillé de m’y rendre. Aller là où le réseau de répression et le réseau des services de renseignements japonais étaient aussi serrés qu’une toile d’araignée, c’était se jeter avec des brindilles dans le feu, disaient-ils. Mais je tins bon dans ma résolution d’aller faire la révolution en me mêlant aux ouvriers et aux paysans.

    Jusqu’alors, j’agissais principalement avec les jeunes et les étudiants dans des centres urbains.

    Pour porter notre lutte à un stade supérieur, conformément à la ligne révolutionnaire établie au cours de la Conférence de Kalun, il fallait que nous nous mêlions plus intimement encore aux différentes couches de la société, notamment aux ouvriers et aux paysans, et que nous les préparions rapidement à la résistance contre l’impérialisme japonais.

    L’Internationale communiste soutint ma résolution.

    Je me rendis d’abord à Dunhua, car cette région avait le plus souffert de la Révolte du Premier Août, dont elle avait été le foyer et le centre.

    On y trouvait le quartier général d’une garnison japonaise, l’annexe du consulat général japonais de Jilin et le commandement du 677e régiment de l’ancienne armée de Chine du Nord-Est. Si une révolte aventureuse, comme celle du Premier Août, avait éclaté dans cette région couverte d’un réseau aussi serré de répression, c’était parce que nombre de gauchistes aventuristes y opéraient. Dunhua, de même que Panshi, était le centre d’activité du groupe M-L et en même temps le centre du mouvement pour réorganiser le Parti communiste coréen. C’était justement la base d’activité de Pak Yun Se, de Ma Kon et des autres dirigeants de la Révolte du Premier Août.

    A Dunhua, on trouvait différentes organisations révolutionnaires que nous avions mises sur pied, notamment l’organisation du parti, l’Union de la jeunesse communiste et l’Union de la jeunesse anti-impérialiste, ainsi que des camarades dignes de confiance comme Chen Hanzhang, Ko Jae Bong et Ko Il Bong.

    Je logeai chez Chen Hanzhang. En vêtement chinois, je me mis à remédier aux fâcheux résultats de la révolte. Quand j’avais formé des organisations de la jeunesse communiste partout à Jilin, Chen Hanzhang, alors lycéen, avait milité en tant que membre de notre organisation à Dunhua. Après l’occupation de la Mandchourie par le Japon, il sera successivement chef du secrétariat au quartier général de la troupe de Wu Yicheng, chef d’état-major de division, chef de division, commandant d’une armée de route dans les Armées antijaponaises unifiées du Nord-Est, puis secrétaire du comité du parti de la Mandchourie du Sud. Mais il n’était alors qu’un membre simple de l’Union de la jeunesse communiste. C’était un élève calme.

    Chen Hanzhang était, comme Zhang Weihua, un fils de famille riche, mais il était plus passionné que personne pour la révolution et militait loyalement comme membre de l’Union de la jeunesse communiste. Son père était un paysan riche. Il avait des centaines de chevaux et plusieurs fusils. Sa superbe maison était entourée d’une muraille en terre. Il m’avait dit en plaisantant qu’il serait déshérité, mais qu’en attendant il ne mettait jamais les pieds sur la terre d’autrui, toutes les terres qui entouraient sa maison lui appartenant. Je ne savais pas au juste quelle était la superficie de ses terres, mais le moins que je puisse en dire, c’est qu’il était très riche.

    Chen Hanzhang me faisait bon accueil, prétendant que j’étais son frère aîné auquel il devait son introduction au communisme. Sa vie étant aisée, la famille ne me reprochait pas mon séjour non payé chez elle.

    Avec l’aide de Chen Hanzhang et de Ko Jae Bong, je me mis à rechercher les organisations éparpillées. Pendant la journée, habillé en Chinois et parlant le chinois, je faisais un tour dans la ville pour rechercher des camarades, et la nuit, en habit coréen et parlant le coréen, je cherchais le moyen de remettre sur pied les organisations en désordre. Après avoir remédié, pour l’essentiel, aux fâcheuses conséquences de la révolte, j’organisai, sur mandat de l’Inter-nationale communiste, à Dunhua, le comité de la région de Jidong des Jeunesses communistes.

    Plus tard, j’envoyai Ko Jae Bong et quelques autres dans les villes et villages des parages du fleuve Tuman, où ils devraient s’occuper de la formation révolutionnaire des masses et de la création d’organisations du parti.

    Quant à moi, après avoir chargé Chen Hanzhang d’entrer à un lycée de Dunhua pour s’occuper des Jeunesses communistes, je quittai cette région.

    Helong fut la première ville de la Mandchourie de l’Est dans laquelle je passai.

    A Helong habitait un de mes camarades chinois, Cao Yafan, qui avait milité dans notre organisation de la jeunesse communiste en fréquentant l’Ecole normale de Jilin. Il y avait là aussi un camarade coréen qui se nommait Chae Su Hang. Je comptais sur ces camarades pour porter remède aux conséquences des révoltes et étendre les organisations.

    Je me rendis tout d’abord à Dalazi, où je rencontrai Cao Yafan.

    Celui-ci m’apprit que l’endroit se ressentait beaucoup de la Révolte du Premier Août et que tous les camarades coréens avaient disparu après cette révolte. Il me conseilla de rencontrer quelques camarades qui allaient juste sortir de prison.

    Quelques jours plus tard, Chae Su Hang, informé de mon arrivée, vint me voir. Il avait fait ses études au Lycée Tonghung, à Longjing. Il était arrivé à Jilin quand j’étais au Lycée Yuwen et poursuivait ses études à l’école normale. Depuis, il avait subi notre influence et avait finalement rejoint notre cause. Il était aimé des élèves de Jilin comme footballeur de talent. A cette époque, de nombreux jeunes gens de Helong étaient venus faire leurs études à Jilin. Kim Jun avait beaucoup parlé de moi dans les régions de Longjing et d’Onsong, tandis que Chae Su Hang diffusait mes idées révolutionnaires en faisant la navette entre Helong et Jongsong. Avec Kim Il Hwan, qui sera plus tard arrêté, puis condamné à mort et exécuté sous la fausse inculpation d’avoir collaboré au Minsaengdan, alors qu’il exerçait la fonction de secrétaire de district du parti, il avait mis sur pied des organisations de l’U.J.C., de l’U.J.A., de l’Association des paysans, de l’Association antijaponaise des femmes et d’autres encore, dans lesquelles ils avaient pu rassembler de larges masses. Pak Yong Sun, célèbre pour ses «bombes Yongil», a milité dans l’organisation de l’U.J.A. d’une mine de Badaogou, dans le district de Yanji.

    Or, ces organisations dont la formation avait coûté tant d’efforts de notre part étaient détruites par suite des deux révoltes. De nombreux éléments d’avant-garde avaient été arrêtés ou étaient passés dans la clandestinité. Peu de militants avaient pu échapper à l’arrestation, mais, peu aguerris, ils ne savaient que faire et tremblaient de peur.

    J’en vins à réfléchir à la foi que doit avoir un révolutionnaire. En venant de Kalun à Helong, en passant par Jilin, Hailong, Qingyuan, Jiaohe, Haerbin et Dunhua, j’avais vu beaucoup de gens hésiter, n’ayant pas confiance en la victoire de la révolution, effrayés de l’offensive contre-révolutionnaire. Une foi inébranlable en la victoire de la révolution ne vient que lorsqu’on est certain de suivre une ligne révolutionnaire, une stratégie et une tactique assez pertinentes pour jouir de l’approbation de toute la nation et pour la mobiliser et qu’on est convaincu d’avoir la force d’accomplir soi-même cette révolution.

    Or, les organisateurs de la révolte n’avaient pas su proposer de programme, de stratégie ou de tactique qui puissent servir de drapeau aux insurgés. Le peuple n’était pas encore au courant de la ligne révolutionnaire que nous avions adoptée à Kalun. Je convoquai en réunion consultative Chae Su Hang et d’autres cadres de l’U.J.C. et de l’U.J.A., auxquels j’expliquai dans le détail la ligne révolutionnaire de Kalun. J’insistai sur la nécessité, pour eux, de former une force dirigeante avec des camarades aguerris et dignes de confiance, de rétablir rapidement les organisations de masse démantelées et de grossir sans cesse leurs rangs. Je leur enjoignis également de créer un secteur d’organisations révolutionnaires dans chacun des districts riverains du fleuve Tuman.

    Je soulignai qu’il nous fallait remédier, au plus tôt, aux fâcheuses conséquences des révoltes, bien que leurs fomentateurs eussent pris la fuite, effrayés par la prison et l’échafaud, laissant les insurgés face à la baïonnette de l’ennemi. Les camarades de Helong m’appelaient le «jeune homme de Shandong» parce que je portais le costume local de Shandong.

    Après Helong, je passai à Wangqing pour rencontrer O Jung Hwa.

    Kim Jun et Chae Su Hang m’avaient parlé de lui. Quand ils m’avaient rencontré à Jilin, ils m’avaient parlé de beaucoup de personnes. Ils disaient que je pourrais rencontrer telle personne à tel endroit, quelle profession elle exerçait et quelles étaient ses qualités. Tout en étant à Jilin, j’étais donc bien informé de ce qui se passait dans la région de Jiandao.

    Je les avais alors écoutés avec attention, et j’avais retenu les noms de toutes les personnes qu’ils avaient trouvées intelligentes.

    Dès qu’on lui avait parlé d’une personne digne de foi, mon père ne manquait pas d’aller la rencontrer, aussi loin qu’elle habitât, de se lier d’amitié avec elle et d’en faire un camarade. C’est mon père qui m’avait appris que l’homme de valeur décide de tout et qu’avoir de vrais camarades plus ou moins nombreux déterminerait l’issue de l’œuvre révolutionnaire.

    Je pensais alors qu’on pouvait jeûner trois jours et même dix jours pour gagner un camarade. Cette idée m’avait fait venir à Wangqing. Chae Su Hang m’avait accompagné de Helong à Shixian, un coin de Wangqing.

    A Shixian, je rencontrai O Jung Hwa, O Jung Hup et le vieillard O Thae Hui.

    La famille d’O Thae Hui était très nombreuse. Ses trois frères et lui avaient vécu, à l’origine, dans le village de Kojakkol dans l’arrondissement d’Onsong, province du Hamgyong du Nord, en Corée, et, en 1914, ils étaient passés à Wangqing. Les descendants de ces quatre frères se comptaient par dizaines. Ils s’occupaient du travail révolutionnaire à Onsong et à Wangqing, de part et d’autre du fleuve Tuman. A cette époque, O Jung Hwa était le secrétaire du parti du 5e secteur de Wangqing, tandis qu’O Jung Hup s’occupait des Jeunesses communistes à Yuanjiadian de Chunhuaxiang, dans le district de Wangqing. O Jung Song, frère cadet d’O Jung Hwa, qui avait milité comme membre de l’Union de la jeunesse communiste à Shixian dans le district de Wangqing, était allé s’installer, au début de 1929, dans la commune de Phungri de l’arrondissement d’Onsong, où, tout en enseignant à l’Ecole Pomun, il militait pour la révolution.

    O Jung Hwa, diplômé d’une école secondaire, enseignait à l’Ecole Huasheng privée, à Helong.

    Une fois à Shixian, je déclarai alors à O Jung Hwa, pesant bien chacun de mes mots, que pour transformer les masses il fallait que l’on devienne d’abord soi-même un révolutionnaire, puis que l’on commence par transformer sa propre famille et son village.

    Plus tard, O Jung Hwa réussira à transformer les siens en révolutionnaires. Plus de dix de ses proches parents deviendront d’excellents révolutionnaires et seront tués par l’ennemi. Ce n’est pas un hasard si cette famille a donné d’aussi fervents communistes qu’O Jung Hwa, O Jung Song et O Jung Hup.

    Après avoir terminé ma mission à Shixian, je m’apprêtais à passer, le jour même, dans la région d’Onsong. Je suis né dans l’ouest de la Corée, et j’ai quitté le pays dans mon enfance, je n’avais donc guère de renseignements sur la région de Ryuk-up, au sud du fleuve Tuman.

    Pendant la dynastie des Ri, c’est là que les nobles destitués de leurs fonctions étaient envoyés en exil. Le manque de vivres, les rigueurs de l’hiver et l’arbitraire des chefs avaient obligé les soldats, à peine mobilisés pour la défense de la région, à déserter pour se rendre dans d’autres régions. Même les dignitaires répugnaient à venir dans cette région. S’ils étaient nommés fonctionnaires dans cette région, ils invoquaient mille prétextes pour ne pas quitter Séoul. On disait que depuis 500 ans cela n’avait pas arrêté d’être un problème pour les gouvernants féodaux.

    Quand Kim Jun m’en parlait, je lui disais que nos ancêtres avaient délaissé cette région, parce qu’elle était infertile, mais qu’il nous fallait suer sang et eau pour la transformer en base de la révolution. C’est dans cette perspective que nous avions commencé à y envoyer des hommes.

    Onsong avait subi notre influence dès la fin des années 1920, et Kim Jun, Chae Su Hang et O Jung Song avaient fait de grands efforts pour transformer la région. Dès cette époque, prenant conscience de l’importance que revêtaient la région du mont Paektu et celle de Ryuk-up, au sud du Tuman, notamment Onsong, pour le développement de la révolution coréenne, nous avions projeté de faire de ces régions des bases stratégiques pour la guerre révolutionnaire antijaponaise. Nous avions prévu également d’utiliser ces régions pour imprimer un nouvel essor à la révolution en Corée. En ce temps-là, 100 ou 150 jeunes hommes d’Onsong faisaient leurs études à Longjing, et, pendant les vacances, ils regagnaient leurs villages, où ils répandaient le «vent de Jilin» sous la direction de Kim Jun, d’O Jung Song et d’autres personnes aux idées avancées, en étroite relation avec nous. L’Union de la jeunesse communiste et l’Union de la jeunesse anti-impérialiste avaient à Onsong leurs sections qui pouvaient nous servir de pont pour étendre notre influence à l’intérieur du pays. En effet, nos idées étaient très répandues dans la région d’Onsong.

    Si je m’étais décidé à aller dans la région d’Onsong, c’était pour créer des organisations du parti dans le pays et prendre des dispositions pour appliquer les orientations définies par la Conférence de Kalun, ce afin de développer l’ensemble de la révolution coréenne.

    Le cousin cadet d’O Jung Hwa qui m’avait accompagné depuis Shixian passa dans la commune de Phungri au-delà du fleuve Tuman pour prévenir O Jung Song de mon arrivée.

    Je rencontrai O Jung Song et d’autres militants à l’entrée d’une vallée de Huimudong, du côté opposé à Namyang de l’arrondissement d’Onsong. C’est la première fois que je rencontrais O Jung Song. Il était plus grand que son frère aîné, O Jung Hwa, et paraissait franc. Celui-ci m’avait dit que son frère cadet dansait, chantait et récitait très bien.

    La nuit venue, nous nous embarquâmes ensemble et traversâmes silencieusement le fleuve Tuman. O Jung Song savait très bien ramer. En regardant les montagnes plongées dans l’obscurité, je sentis mon cœur palpiter. Après cinq ans d’absence, j’allais fouler de nouveau le sol de la patrie! Nous débarquâmes, à Sangthan de Namyang. Je dis à O Jung Hwa que ce serait un grand jour lorsque nous traverserions le fleuve après avoir libéré le pays.

    Il répondit affirmativement, disant qu’il éprouvait le même sentiment à chaque traversée du fleuve.

    Après avoir passé le village de Sangthan, nous abordâmes le sentier menant au mont Namyang. Nous voilà maintenant dans une hutte couverte de chaume préalablement aménagée par O Jung Song. Là, je m’enquis du fonctionnement des organisations révolutionnaires et de la mentalité des masses de la région d’Onsong.

    Je pus constater que les gens de l’endroit avaient remporté de grands succès dans la formation des organisations de masse.

    Pendant une semaine, je dirigeai le travail des organisations révolutionnaires clandestines fonctionnant dans la région. Cela me permit d’apprendre que les révolutionnaires d’Onsong avaient mis sur pied un grand nombre d’organisations dans différentes régions du pays, mais qu’ils se montraient trop pusillanimes pour les développer.

    Généralement, après avoir formé une organisation avec un petit nombre de personnes sélectionnées et dignes de confiance, on cessait le recrutement, ce qui empêchait cette organisation de s’enfoncer dans de larges masses.

    Il en était de même de la filiale d’Onsong de l’Union de la jeunesse communiste coréenne fondée au printemps 1929. On se contentait de maintenir le statu quo et de préserver l’organisation d’une dangereuse influence, car des associations aux noms les plus divers, telles que Jibang, Jinhung, Singan et le Groupe pour la réorganisation du parti, cherchaient à s’attirer la jeunesse.

    Un cadre des Jeunesses communistes que j’avais rencontré à la commune de Phungri déplora que, l’ennemi intensifiant ses intrigues, les gens tenaient les communistes à l’écart, tandis qu’un autre se plaignait qu’il ne savait pas ce qu’il devait faire des jeunes gens qui avaient fait partie de la Ligue de la jeunesse ou de l’Association Singan. Jon Jang Won, responsable de l’Association des paysans de Phungindong, s’inquiétait de ce qu’il y avait parmi ses proches parents beaucoup de chefs de village, de maires de canton et d’agents de police et craignait que l’ennemi ne les utilise pour s’infiltrer dans les rangs des révolutionnaires. Et il ne se fiait pas à ceux, parmi ses proches parents, qui travaillaient dans des organismes administratifs japonais.

    Tout cela témoignait d’un manque de confiance en la force des masses.

    Si cette situation subsistait, il ne pourrait être question de développer la révolution dans cette région conformément à l’évolution des événements.

    La vie d’un révolutionnaire commence dans les masses auxquelles il doit toujours se mêler, et refuser de se fier à leur force et de s’associer à elles entraîne l’échec de la révolution.

    Je conseillai avec insistance:

    «On ne peut pas mener à bien la révolution avec un petit nombre de personnes d’origine irréprochable. Il faut oser se fier aux masses et leur ouvrir largement la porte des organisations révolutionnaires. Puisque diverses associations de la jeunesse cherchent à attirer les jeunes gens, les Jeunesses communistes doivent prendre l’offensive au lieu de se tenir sur la défensive, afin de gagner à notre cause de nombreux jeunes gens. Quant à ceux qui ont été membres de la Ligue de la jeunesse ou de l’Association Singan et à ceux qui ont été subornés ou qui sont utilisés, malgré eux, par les gens du Groupe pour la réorganisation du parti, il faut les conseiller avec délicatesse et les conduire sur la bonne voie pour les gagner un à un à notre cause »

    Je parlai à Jon Jang Won des principes tactiques à observer quand il s’agissait de former ceux qui servaient dans les organismes japonais:

    «Un révolutionnaire ne doit pas s’étonner ou se plaindre de voir parmi ses proches parents des chefs de village, des maires de canton ou des agents de police. Au contraire, vous devrez en tirer profit pour vous joindre à un organisme gouvernemental de base de l’ennemi et y jeter le trouble. Vous devrez viser plus haut. Pour faire d’Onsong et d’autres arrondissements une base stratégique de la lutte armée, il faut, tout en veillant à la transformation révolutionnaire des masses, agir efficacement sur les personnes qui servent dans les organismes gouvernementaux japonais pour les gagner à notre cause. Vous feriez bien d’acquérir de l’expérience dans ce domaine.»

    Je me souviens encore clairement de la rencontre que nous avons eue, Kim Jun, O Jung Hwa, O Jung Song et moi-même, avec des ouvriers sur le chantier de construction du chemin de fer de la commune de Wolpha, canton de Mipho.

    Dès le début de 1929, les impérialistes japonais avaient entrepris les travaux de construction de la voie ferrée dans la région du Tuman. Plus d’un millier d’ouvriers venus des trois provinces du Sud provinces du Chungchong, du Jolla et du Kyongsang–NDLR, de différentes autres régions de la Corée ainsi que de Jiandao avaient formé un quartier bruyant dans le village de Wolpha. Ce quartier s’appelait «rue Kaephung». Même ceux qui avaient déjà travaillé sur le chantier de la ligne de chemin de fer Jilin–Hoeryong étaient venus s’astreindre à la corvée pour gagner de quoi vivre.

    Lorsque je demeurais à Jilin, je m’étais informé de ces travaux de construction dans la commune de Wolpha, et j’avais demandé à Kim Jun de se mêler aux ouvriers et de former une organisation chez eux.

    Kim Jun n’avait pas caché son émotion en disant que c’était une tâche qui méritait qu’on la tentât. Plus tard, comme il m’avait promis, il était passé à Onsong et avait organisé, dans la commune de Wolpha, une association de la jeunesse ouvrière et une filiale de l’Union de la jeunesse anti-impérialiste.

    Lorsque je demandai à aller sur le chantier de construction de chemin de fer, les camarades d’Onsong me le déconseillèrent, car la surveillance y était rigoureuse.

    Ils faisaient alors tout ce qu’ils pouvaient faire pour veiller à ma sécurité et faisaient même circuler le bruit qu’un «envoyé de l’Internationale communiste» était arrivé.

    S’ils le faisaient, c’est parce qu’ils savaient que la surveillance des communistes par la police japonaise était très sévère en Corée.

    Je savais certes que, une fois passé en Corée, il me fallait me méfier de tout et redoubler de vigilance. Mais j’avais ressenti une grande envie d’aller voir les ouvriers, sinon pour les lancer dans une grande action, du moins pour leur tendre la main et leur adresser quelques paroles encourageantes. Si j’avais dirigé jusqu’alors le mouvement de la jeunesse étudiante, c’était pour établir un pont me permettant de me mêler à la classe ouvrière. Notre objectif final était d’inciter la classe ouvrière à développer et à achever la révolution coréenne. Après nous être proposé comme programme d’émanciper la classe ouvrière et après avoir prêté le serment de lutter jusqu’à la mort pour y parvenir, combien ne nous tardait-il pas de prendre contact avec la classe ouvrière!

    Pendant un jour et demi, je travaillai avec les ouvriers à décharger du gravier ou à transporter du sable, et je mangeai avec eux dans leur hamba chambrée – NDLR.

    Kim Jun fit les présentations, disant que je faisais mes études à Yanji et que j’étais venu travailler sur le chantier pour gagner de quoi payer mes études.

    Je pense que j’ai bien fait alors de me mêler aux ouvriers. Ce que j’ai vu au hamba et sur le chantier, ce n’était pas seulement la vie pauvre et misérable des ouvriers qui peinaient pour gagner quelques sous, mais j’y ai constaté aussi, et surtout, leur volonté de lutter, leur désir de trouver une voie juste leur permettant de façonner eux-mêmes leur destin.

    Tout ce que j’y ai vu éveilla en moi une ardente envie de me consacrer entièrement au bonheur de la classe ouvrière.

    C’est là que je fis la connaissance de Choe Chun Guk et de Choe Pong Song, tous deux originaires d’Onsong, qui combattront plus tard dans l’armée de guérilla antijaponaise.

    Choe Chun Guk, en me conduisant à la chambrée, me fit savoir qu’il avait amassé secrètement de l’explosif depuis qu’il était ouvrier chargé du dynamitage et que le jour d’achèvement des travaux, il projetait de l’utiliser pour faire sauter le tunnel du chemin de fer.

    «Non, lui dis-je alors. Plutôt que de se lancer dans des actions aventureuses comme le dynamitage d’un tunnel, il est plus urgent de consolider l’organisation, de conscientiser et d’organiser les ouvriers. Quant à l’explosif amassé, on ferait bien de l’utiliser plus efficacement dans la future lutte armée. »

    Je racontai alors beaucoup de choses aux ouvriers.

    Je leur parlai franchement de la question de la lutte armée, de la fondation du parti et de la formation du front uni national antijaponais. C’était déjà beaucoup d’arriver à imprégner les ouvriers des orientations définies à la Conférence de Kalun. Si chacun de nous partageait avec une personne nos idées, elles seraient transmises de bouche à oreille jusqu’à être portées à la connaissance de tous les ouvriers, de toute la population. Il était indubitable que le peuple coréen tout entier en ferait sa foi et son drapeau.

    A peine informés de notre plan, les ouvriers du chantier de construction le soutinrent.

    Notre ligne d’action les encouragea, tandis que leur enthousiasme m’inspirait du courage.

    Le succès le plus important que nous remportâmes là fut la formation d’une organisation du parti, sur la colline Turu, le premier octobre 1930.

    Mon inspection des organisations révolutionnaires m’avait permis de comprendre que les révolutionnaires de cette région, bien qu’ils eussent commis des erreurs en ce qui concernait quelques problèmes stratégiques et fait preuve de pusillanimité lorsqu’il s’agissait de former les masses, avaient pourtant une détermination plus ferme de lutter et un niveau de formation plus élevé que je ne l’avais cru, et je décidai qu’une organisation du parti devait y être formée.

    Les révolutionnaires invités à la réunion constitutive d’une organisation du parti, déguisés en bûcherons, se réunirent sur la colline Turu. Jon Jang Won avait chargé le chef de l’organisation de la commune de Wolpha d’amener un traîneau à bœuf non loin du lieu de la réunion.

    La réunion se tint sur un terrain à couvert au sommet de la colline Turu baignée par la rivière Wolpha.

    Après avoir fait part aux participants de la ligne adoptée à la Conférence de Kalun, je déclarai que la première tâche pour appliquer cette ligne était de former un parti révolutionnaire, et j’expliquai pourquoi il fallait fonder une organisation d’un parti de type nouveau à Onsong. Je proposai ensuite à cette organisation qui allait être fondée ses tâches: grossir et renforcer sans cesse ses rangs avec des éléments d’élite aguerris par l’activité militante, organiser les masses et les associer à la lutte antijaponaise.

    Sur ma proposition, O Jung Song, Jon Jang Won, Jon Chang Ryong, Choe Chun Guk, Choe Pong Song et Choe Kun Ju furent admis dans l’organisation du parti de la région d’Onsong. O Jung Song en fut élu responsable.

    Ils se levèrent à tour de rôle pour donner leur origine et leurs antécédents, puis exprimèrent brièvement leur résolution.

    J’ai oublié ce qu’ils ont dit alors sauf le discours de Jon Jang Won. Après avoir fait remarquer l’honneur qu’on lui avait fait de l’admettre dans les rangs du parti malgré son origine douteuse, il s’engageait à ne jamais oublier cet honneur et à consacrer à la révolution tout ce qu’il avait. Il ajouta que, s’il était un jour réduit à trahir son serment, il mériterait la peine d’écartèlement. Son discours violent mais simple révélait ses sentiments.

    Il fera plus tard honneur à son serment et contribuera grandement à transformer Onsong en zone de semi-guérilla et à soutenir l’Armée révolutionnaire populaire coréenne.

    Pour garder le secret au sujet de cette réunion, nous eûmes soin de ne pas en dresser le procès-verbal. La réunion n’adopta même pas de manifeste de fondation ni de prospectus.

    Il est dommage, affirmaient les participants, de n’avoir pas donné sa gravité et sa solennité à cette réunion historique destinée à former une organisation du parti. Même la société Hyongphyong, l’organisation des bouchers, avait publié, d’après eux, son prospectus à la face du monde, alors que notre réunion s’était terminée par l’affirmation de serments.

    Je leur répondis: «Les serments que vous venez de prêter valent beaucoup mieux qu’un manifeste ou un prospectus comprenant plusieurs centaines de pages. A quoi bon rédiger des documents! Il ne faut pas penser à obtenir une bonne réputation en fondant une organisation du parti. Un membre du parti fait beaucoup sans faire de bruit. Il vous faut faire preuve de patriotisme et de dévouement au parti au cours de votre lutte.»

    L’organisation du parti fondée dans la région d’Onsong servit de base à l’édification des organisations du parti dans toute la Corée et contribua largement à associer la population du pays à la lutte antijaponaise. L’activité de l’organisation du parti dans la région d’Onsong accéléra la conscientisation et l’organisation des masses et entraîna l’essor de la lutte antijaponaise dans la région de Ryuk-up.

    Les masses commençaient à se joindre à nous, et la révolution prenait un nouvel essor en revêtant un caractère nouveau. C’est à ce moment que Choe Chang Ik qui se consacrait à augmenter l’influence de son groupe M-L dans cette région, son pays natal, partit pour Séoul. Après la Libération, il m’avoua en se souvenant de cette époque: «Onsong est mon pays natal. Je croyais qu’il était sous l’influence du groupe M-L, et je m’y suis rendu. J’ai constaté qu’il n’était pas sous notre influence, mais que le vent de Jilin y soufflait. Ce vent était si fort que le camarade Kim Il Sung y faisait la pluie et le beau temps. J’avais cru que vous étiez âgé, mais les gens m’ont dit que vous étiez un jeune homme d’un peu plus de vingt ans, mais que vous exerciez un puissant empire. J’ai eu envie d’aller vous voir, mais je me suis ravisé.»

    Si Choe Chang Ik est parti pour Séoul, c’est parce qu’il savait que nous détestions le fractionnisme et que nous ne nous accommodions pas avec des fractionnistes.

    Après la formation de l’organisation du parti, je dirigeai sur place, avant de repartir, une réunion des agents clandestins et des responsables des organisations révolutionnaires clandestines de la région de Ryuk-up. Je pris le bac à l’embarcadère Ojong pour traverser le fleuve. Je me sentis beaucoup mieux que lorsque je l’avais traversé pour entrer sur le territoire du pays. Tout s’était déroulé comme je l’avais voulu. J’avais l’impression de voler dans les airs. Mon dangereux voyage au pays avait porté ses fruits.

    La semaine passée dans ma patrie me convainquit que la ligne révolutionnaire que nous avions définie à la Conférence de Kalun était juste et acceptable pour le peuple tout entier. Notre ligne avait donc obtenu l’approbation de la population de l’intérieur du pays.

    Depuis, la population d’Onsong a partagé un même sort avec nous.

    Je traversai le fleuve sans incident. O Jung Hwa me conduisit à Liangshuiquanzi, à Changdong, puis à Chaoyangchuan, district de Yanji. Chaoyangchuan et Longjing étaient plus sous notre influence que les autres endroits de la région de Yanji.

    Ma Tuk Han et Ra Il, membres du secrétariat du parti et de l’Union de la jeunesse communiste de la région de Jiandao, opéraient à Chaoyangchuan. Rim Chun Chu, futur membre du comité du parti de l’Armée révolutionnaire populaire coréenne, y poursuivait ses activités révolutionnaires sous le pseudonyme de «Rim Chun Bong, médecin de la pharmacie Pongchundang». Avant d’arriver à Yanji, il fut impliqué dans une affaire d’étudiants et arrêté, puis emprisonné. Tout en exerçant sa profession de spécialiste en médecine traditionnelle coréenne, il accomplissait sa mission de liaison entre le secrétariat du parti et de l’Union de la jeunesse communiste de la région de Jiandao et les divers districts.

    Je le rencontrai pour la première fois à Chaoyangchuan. Ce jeune homme qui avait acquis la science et la technique de la médecine traditionnelle coréenne me faisait envie. Tout au long de la lutte armée antijaponaise, nos partisans bénéficièrent de ses capacités.

    Les révoltes du 30 Mai et du Premier Août avaient ravagé de nombreuses organisations révolutionnaires de Yanji. L’ennemi y faisait régner une terreur plus violente qu’à Dunhua. Les révolutionnaires avaient perdu courage et espoir, tandis que les esprits peu éveillés se plaignaient que «le parti communiste avait causé leur perte».

    Je rencontrai les dirigeants de l’organisation du parti et de l’Union de la jeunesse communiste, y compris Ma Tuk Han, Ra Il et Rim Chun Chu afin de discuter avec eux des moyens de remédier, au plus tôt, aux conséquences néfastes des actes des gauchistes aventuristes et de développer et de renforcer encore la lutte révolutionnaire.

    Si, après avoir quitté Onsong, je ne m’étais pas dirigé directement vers Wujiazi, mais j’étais passé par Liangshuiquanzi pour aller à Chaoyangchuan, c’est parce que j’avais prévu que ces régions allaient devenir les théâtres de notre future lutte armée. Pour préparer cette lutte armée, j’avais ainsi fait les premiers pas vers la création d’une base de masse à Onsong, à Wangqing et à Yanji.

    Plus tard, ainsi que nous l’avions prévu, ces régions deviendront les bases les plus fiables de la guerre antijaponaise.

    

    

    

    9. Un «Eldorado» au service de la révolution

    

    

    Les militants indépendantistes avaient nourri un temps l’idée d’édifier un «Eldorado» et s’étaient évertués à en faire une réalité.

    L’Eldorado, comme on le sait, est un pays (ou un village) exempt d’exploitation et d’oppression, où tout le monde est libre et heureux. Les Coréens avaient rêvé d’un tel pays dès la plus haute antiquité, et l’idée d’Eldorado des nationalistes traduisait ce rêve: bien-être universel, paix, fraternité.

    Le protagoniste de cette idée était An Chang Ho. Au lendemain de la proclamation de l’annexion de la Corée par le Japon, An Chang Ho, Ri Tong Hui, Sin Chae Ho, Ryu Tong Yol, etc., s’étaient réunis à Qingdao en Chine, et An Chang Ho avait proposé d’édifier un «Eldorado». Après une longue discussion, ces leaders du mouvement indépendantiste avaient décidé d’acquérir le domaine de la compagnie industrielle Taedong (au district de Mishan) administrée par des Américains, de le mettre en culture et d’y ouvrir une école militaire, pour former des cadres de l’armée indépendantiste. Ils comptaient ainsi édifier un «Eldorado» qui devait permettre de préparer des ressources humaines, matérielles et financières pour le mouvement indépendantiste, avec les recettes qu’ils en tireraient et les cadres qui en sortiraient.

    Dans les années qui suivirent l’échec de son plan, An Chang Ho, sans se résigner, avait soutenu un effort pénible, surmontant de multiples épreuves, pour acquérir les fonds nécessaires et trouver un site convenable pour son «Eldorado».

    Il y mettait tant d’énergie parce qu’il estimait nécessaire de créer des bases pour le mouvement indépendantiste, un support matériel à sa théorie de «construction de la force nationale.»

    La tentation était si grande pour tous que son projet devint, paraît-il, un courant du mouvement pour l’indépendance. Défricher des landes, fonder des sociétés agricoles, ouvrir une école militaire, reconstruire ainsi la force de la nation, tel était le rêve naïf mais très alléchant de nombreux nationalistes.

    C’est à ce courant que l’on devait la création du village de Liaohe.

    Ceux qui y plantèrent les premiers piquets de tente étaient des nationalistes coréens opérant en Mandchourie du Sud. Un groupe de nationalistes, tels que Song Sok Dam, Pyon Tae U (alias Pyon Chang Gun), Kim Hae San, Kwak Sang Ha et Mun Sang Mok, dans son errance vers l’ouest, était arrivé sur les bords de la rivière Liaohe; ils y pendirent la crémaillère en se disant qu’il serait bon d’y aménager un «Eldorado» pour les Coréens, et ils y firent venir quelque 300 foyers de Coréens. Ayant soin de s’isoler du reste du monde, ils se mirent à édifier un monde à leur fantaisie. Le village naissant fut baptisé Wujiazi (hameau de cinq foyersNDLR) en souvenir des cinq foyers pionniers mentionnés plus haut.

    Certains de ceux qui étudiaient au Lycée Wenguang, à Jilin, étaient venus de Wujiazi et de Guyushu, et ils parlaient de Wujiazi en termes élogieux.

    Leurs propos éveillèrent mon intérêt pour ce village et finirent par me déterminer à transformer ce village au profit de la révolution.

    En octobre 1930, je quittai la Mandchourie de l’Est pour arriver à Wujiazi. Au début, j’avais eu l’intention de convoquer, en Mandchourie de l’Est, une importante réunion au sujet de la lutte armée à préparer, mais j’avais changé d’avis. Vu la situation, la Mandchourie de l’Est ne convenait plus comme lieu de rencontre, et j’avais choisi Wujiazi à sa place. Je comptais y passer quelques mois à préparer la réunion et, parallèlement, à entreprendre la formation des habitants. Une fois là, je constatai que la rumeur n’était pas fausse, les mœurs y étaient bonnes, la population généreuse.

    Des vents violents soufflaient sur la région, et les toits des maisons étaient couverts, non de tuiles, mais d’un enduit d’argile. Un toit revêtu d’enduit d’argile salée ne laissait pas suinter l’eau de pluie. On bâtissait aussi avec de l’argile des murs d’enceinte de formes géométriques. On extrayait de l’argile, la pétrissait, la battait avec de gros maillets en bois jusqu’à ce qu’elle ait une consistance de pierre, puis on la coupait en blocs de dimensions régulières pour en bâtir des clôtures. Selon les paysans de l’endroit, même les balles ne pourraient percer ces murs de terre battue.

    Les notables du village gardaient un œil vigilant sur l’entrée de toute idée étrangère aux leurs.

    Ils avaient aménagé, de concert avec les paysans, des rizières sur des terrains marécageux, ouvert une école, créé des organisations de masseAssociation des amis paysans, Association de la jeunesse, Amicale des écoliers, fondé un organisme d’autonomie: Assemblée de la communauté villageoise. Il était de coutume que le 29 août, jour de la proclamation de l’annexion de la Corée par le Japon, tout le village se rassemble et entonne Chant du jour de la honte nationale. Rien d’étonnant à ce que les gens du village considérassent leur contrée comme un «royaume céleste», hors d’atteinte des Japonais et de la caste militaire réactionnaire chinoise.

    Ils étaient, dans la majorité, originaires des provinces du Phyong-an et du Kyongsang. Ceux qui provenaient du Kyongsang étaient pour le groupe M-L de l’Union générale de la jeunesse de Mandchourie du Sud, tandis que les anciens habitants du Phyong-an préféraient le Jong-ui-bu.

    Comme j’étais moi-même originaire du Phyong-an, j’avais eu la délicatesse de loger le plus souvent chez des gens du Kyongsang comme à Kalun pour ne pas donner lieu à un malentendu.

    Quand nous étions à Kalun, nous avions envoyé dans ce village quelques hommes de l’Armée révolutionnaire coréenne comme agents politiques, mais ceux-ci n’obtinrent pas de résultat notable; ils n’arrivèrent pas à entrer dans l’estime des notables du village, têtus et solidement implantés en milieu rural.

    Ce fut alors que je me fis introduire dans le village, par l’intermédiaire de nos camarades, et j’y passai l’hiver. Si j’ai vécu dans ce village des mois entiers, au lieu d’une ou deux semaines, c’est que nous accordions beaucoup d’importance à ce village.

    Il était, à nos yeux, le dernier bastion du nationalisme en Mandchourie centrale. Si nous réussissions à le gagner à la cause de la révolution, nous aurions un modèle de transformation révolutionnaire pour toutes les campagnes, et cette expérience nous permettrait de mettre sous notre influence toute la Mandchourie et les régions frontalières septentrionales de la Corée.

    Si nous considérions les ouvriers, les paysans et les travailleurs intellectuels comme les principales forces de la révolution et que nous consentions de grands efforts pour la formation révolutionnaire de la paysannerie, cela s’expliquait par la part importante que cette dernière représentait dans la population du pays, soit plus de 80%. Il en était de même en Jiandao. Plus de 80 % de la population était coréenne, et 90 % des Coréens, des paysans. Ceux-ci vivaient dans une misère noire et sans aucun droit, en butte aux persécutions des seigneurs de la guerre chinois, à l’exploitation cruelle des propriétaires fonciers et des usuriers; ils étaient spoliés par le biais du fermage, surmenés par d’autres formes d’exploitation non économique comme les redevances que l’on exigerait de serfs ou d’esclaves.

    La situation des paysans était identique en Corée. C’est pourquoi la paysannerie prenait un intérêt vital à la révolution, au même titre que la classe ouvrière, et constituait, avec celle-ci, le gros des forces révolutionnaires.

    La transformation révolutionnaire des campagnes était primordiale pour poser la base de masse de la lutte armée antijaponaise.

    Sous l’action de nos agents politiques, les jeunes du village se mirent à sympathiser de plus en plus avec nous. Les notables, indignés, les blâmaient, brandissant leur longue pipe à tabac: «Ah, les jeunes, ils sont contaminés par une idéologie néfaste.» Et de menacer: «Les vauriens qui osent introduire le socialisme sur les plaines de Liaohe ne partiront pas comme ils sont venus. Tenez-vous-le pour dit! Jiandao a été mis à feu et à sang à cause de la démence des communistes. Si le vent de ces folies arrivait à Wujiazi, on ne survivrait pas!»

    Ainsi, à tenter d’y aller à la légère, il était certain que l’on n’allait récolter qu’une bordée de coups de pipe à tabac de ces notables. Or, les jeunes s’agitaient, ils désiraient marcher au rythme de la «marche» du communisme, sans pourtant oser le faire, de peur de se faire mal voir par les anciens. Les plus hardis se révoltaient et voulaient leur résister de front.

    Le rapport de mes hommes ne fit que confirmer mon opinion: pour transformer le village, il fallait commencer par persuader les anciens du village. Sans une révolution dans leur manière de penser, il serait impossible de les sortir de leur utopie d’édifier un «Eldorado» à Wujiazi et de faire marcher notre plan d’y créer un modèle pour toute la Mandchourie centrale. Une fois les notables ramenés à la raison, le reste de la population ne se fera pas tirer l’oreille.

    Cependant, durant trois mois, nos agents politiques ne firent que tourner autour du pot sans trouver de moyen pour les approcher: les anciens étaient d’un abord difficile. Anciens combattants indépendantistes, instruits, batailleurs en matière théorique, c’étaient des durs à cuire. A moins d’y aller avec assez d’habileté, on se ferait bouter de prime abord. Ils faisaient la loi dans leur village.

    Un vieux, nommé Pyon Tae U, tirait les ficelles derrière l’Assemblée de la communauté villageoise et arbitrait toutes les affaires du village. Tenant la queue de la poêle dans le village, c’était le leader des notables. On le surnommait le «vieux Pyon Trotski» pour la raison qu’il évoquait ce Russe à tout bout de champ.

    Il s’était lancé très tôt dans le mouvement indépendantiste, avait parcouru de vastes régions en Corée et en Mandchourie. Au début, il s’était occupé d’éducation dans sa région natale, Hanchon (province du Phyong-an du Sud), à Jasong, Daoqinggou (district de Linjiang) et avait enseigné dans les écoles qu’il y avait lui-même fondées. Puis en 1918, il s’enrôla dans une troupe indépendantiste cantonnée au mont Maoershan, à Linjiang. Dès lors, il se lança dans l’action militaire. A cette époque, il venait souvent chez nous à Linjiang voir mon père. Quand il ne pouvait pas venir à cause de ses occupations, c’était mon oncle maternel, Kang Jin Sok, qui assurait la liaison entre mon père et lui.

    Il avait été tour à tour chef de propagande du Corps indépendantiste de la Corée, vice-président de l’Armée indépendantiste nationale, chef du conseil de guerre et chef du premier bataillon de l’Armée de restauration nationale, chef du département des affaires du Thong-ui-bu14. Il avait couru de tous côtés, désireux de relever le mouvement indépendantiste, puis il avait quitté l’armée en 1926 et se consacrait dorénavant à l’édification de l’«Eldorado».

    La lubie l’avait pris un temps de s’intéresser au mouvement communiste, et il avait fait des voyages jusque dans la région extrême-orientale de l’Union soviétique. Il conservait chez lui une carte bleue de membre du Parti communiste du Koryo qu’il avait reçue lorsqu’il fréquentait des hommes de ce parti.

    A moins de convaincre cet homme, il était hors de question de faire changer d’avis les autres notables et de gagner le village.

    A la nouvelle de mon arrivée à Wujiazi, le responsable de l’Association des amis paysans, Pyon Tal Hwan, fils du vieux Pyon, vint lui-même me voir. Il s’écria: «Nous voulions détrôner les nationalistes et mettre l’“Eldorado” de Wujiazi au service de la révolution, mais nous avons les mains liées à cause des anciens, mon père en premier lieu. Or, maintenant que vous êtes là, monsieur Kim, il faut régler nos comptes à ces vieilles carcasses à l’esprit étriqué et dépassé.»

    Surpris de ces propos extravagants, je lui demandai:

    «Comment cela, les détrôner? Que voulez-vous dire? »

    Sa réponse dépassait tout.

    «Quoi qu’ils en disent, nous fonderons nos organisations à nous et édifierons le socialisme quitte à faire ménage à part.

    Le village se partagera alors, c’est contraire à notre ligne.

    Il n’y a pas d’autre moyen, et la contrée serait laissée au bon vouloir des vieux rétrogrades.

    Nous devons les persuader et les gagner à notre cause. Je voudrais parler à votre père. Qu’en pensez-vous? »

    Selon lui, personne ne gagnerait son père à la cause. Il était venu des gens du Kukmin-bu, du gouvernement provisoire de Shanghai, du comité pour la reconstruction du parti communiste du groupe M-L, etc., chacun tentant sa chance à Wujiazi, mais en vain: ils étaient tous éconduits sans ménagement par son père. Il n’avait même pas daigné leur parler, il avait renvoyé à coups de sermon même des leaders du mouvement nationaliste, des hommes aguerris.

    «Il a connu mon père, et vous et moi, nous sommes de vieilles connaissances. La chose ira donc mieux qu’entre étrangers.» Pyon Tal Hwan avait l’air désemparé: l’amitié n’avait pas de prise sur son père: il était dur, têtu comme un bouc. Pyon Tal Hwan avait été une fois à Linjiang, chez nous, il y avait dix ans, transmettre une lettre de son père au mien.

    Les notables du village se rassemblaient souvent chez lui pour causer, et ce fut là que je parlai avec le «vieux Pyon Trotski» pendant plusieurs jours.

    Le premier jour, c’est lui qui tenait le haut du pavé. Assis en tailleur, le dos droit, l’air austère, il parlait en frappant de temps en temps le sol de sa pipe. Il disait qu’il était enchanté de voir le fils du défunt monsieur Kim, mais dès le début, il me sermonnait comme un enfant, en nous appelant, d’un ton de mépris, «vous autres, les jeunes». De belle prestance, orgueilleux et instruit, il en imposait en effet dès le premier abord.

    Aussi, quand il me demanda mon âge, je lui dis avoir 23 ans, soit 5 ans de plus que mon vrai âge à l’époque, de crainte qu’il ne me prît pour un morveux en apprenant que je n’avais que 18 ans. J’étais mûr et on me donnait facilement 23 ans. J’avais l’habitude de me donner 23 ou 24 ans, car cela m’arrangeait quand je parlais avec des vieux ou avec des jeunes.

    Lancé, le vieux Pyon parlait et se fourvoyait parfois, mais je me retins de l’interrompre ou de le lui prouver. Je l’écoutai patiemment, en observant la bienséance.

    Le vieux s’écria enfin: «Les jeunes, de nos jours, ne savent même pas écouter les bonnes gens leur parler. Ils n’aiment qu’à chicaner en nous étiquetant de féodaux. Mais avec toi, Song Ju, on a plutôt envie de causer.»

    Un soir, il m’invita à dîner chez lui. Il dit: «De son vivant, M. Kim Hyong Jik m’a invité souvent à sa table à Linjiang; aujourd’hui, j’ai fait préparer un dîner pour toi, encore que modeste.»

    Au milieu de la conversation, il m’interrogea à brûle-pourpoint:

    «Dis donc, est-ce vrai que tu es ici pour détruire notre “Eldorado”?» Comme l’avait dit son fils, il était évident qu’il abhorrait le communisme.

    « Détruire votre “Eldorado”? Il se peut que nous ne parvenions pas à vous aider, mais pourquoi voudrions-nous détruire ce que vous avez édifié avec tant de peine? Nous n’en sommes d’ailleurs pas capables.

    –Est-ce vrai? Mais mon vaurien de fils, Tal Hwan, et d’autres jeunes turcs du village n’en finissent pas d’ergoter sur nous et n’ont en tête que de se débarrasser de nous pour faire flotter au-dessus du village un drapeau rouge. Song Ju, tu es le chef de la jeunesse de Wujiazi, que je sache. Dis-moi, est-ce que les jeunes de Jilin considèrent, eux aussi, notre “Eldorado” d’un mauvais œil, comme les jeunots d’ici? Dis-moi franchement ce que tu en penses.

    –Je n’ai rien à redire à votre “Eldorado”. Qu’y a-t-il de mal à construire un “Eldorado” à l’intention des Coréens errant sur le sol étranger, pour leur donner un coin de vie paisible, en bonne intelligence? C’est déjà bien d’avoir élevé un village de Coréens à ce bord de la rivière Liaohe, là où il n’y avait avant que des marécages. Comme vous devez avoir peiné pour y parvenir!»

    Le vieux, aux anges, tira sur sa moustache. Sur le coup, il cessa de me tutoyer pour désormais me dire «vous».

    «Vous l’avez dit. Vous verrez vous-même, chez nous on n’a pas de police, ni de prison, ni de bureau de l’administration. Rien qu’un organisme d’autonomie: Assemblée de la communauté villageoise. Les villageois, les Coréens, sont eux-mêmes l’arbitre de leurs affaires; ils les règlent selon des principes démocratiques. Aucun pays n’est meilleur, dirais-je.»

    Le moment était venu: il fallait aller au fond du problème, lui dire entre quatre yeux notre opinion.

    «Monsieur, c’est très bien, c’est méritoire et patriotique d’avoir constitué un organisme d’autonomie et de s’efforcer d’améliorer les conditions de vie des Coréens selon des principes démocratiques. Pourtant, en édifiant des villages de ce genre, croyez-vous réellement pouvoir accéder à l’indépendance nationale?»

    Le vieux qui parlait jusque-là avec verve, le dos droit, frappant de temps en temps le sol de sa pipe, fut à court de réponse. Il resta muet un moment, les lèvres fortement serrées, les sourcils pris d’un tiraillement nerveux. Enfin, après un gros soupir, il dit:

    «Non, nous ne pourrons pas. Vous me touchez au point le plus sensible. Nous avons édifié un “ Eldorado”, mais cela n’apporte pas grand-chose au mouvement indépendantiste, c’est ce qui me tourmente. Que ce serait bien si notre “ Eldorado” pouvait amener l’indépendance du pays!»

    Je saisis l’occasion pour lui révéler le caractère utopique de l’«Eldorado»: «Dire qu’un peuple privé de son pays tente d’édifier son “Eldorado” sur un sol étranger, c’est pure chimère. A Wujiazi, on vit un peu mieux que dans d’autres villages de Coréens, il faut en convenir, c’est votre mérite. Mais de là à réaliser l’idéal des Coréens, il y a loin. Ils aspirent à vivre dans une patrie indépendante, sans Japonais, ni propriétaires fonciers, ni capitalistes, dans un monde sans exploitation ni oppression. Grevés de dettes envers les propriétaires fonciers, comment peuvent-ils être libres? Les Japonais envahiront la Mandchourie tôt ou tard  ce n’est qu’une question de temps et Wujiazia ne sera pas épargné. Les Japonais ne veulent pas que les Coréens vivent dans la liberté.

    Vous voulez dire qu’il faut tout jeter par-dessus bord, notre “Eldorado” y compris?»

    Le vieux attendait, anxieux, ma réponse.

    «Au lieu d’édifier, dis-je, un village fait pour se contenter du statu quo et vivoter au jour le jour, il faut construire un village de nature à servir la restauration de la patrie et la révolution.

    C’est le socialisme que vous voulez introduire chez nous? Non merci, je n’en veux pas, de votre socialisme. L’été de l’an Kimi, votre père nous a dit à Kuandian de nous orienter vers le communisme, et nous avions opiné du bonnet. Mais par la suite, en côtoyant les gens du Parti communiste du Koryo, je me suis rendu compte que c’étaient tous des détraqués, des fous que ces communistes. Leur seule occupation était leurs querelles fractionnelles. Ah, j’en ai la nausée. Rien qu’à entendre parler de communisme, j’ai envie de vomir.»

    Ceci dit, le vieux tira sa carte de membre du Parti communiste à couverture bleue et me la tendit.

    «Vous êtes un actif dans la révolution, mais vous n’avez pas de carte comme celle-là, je parie», fit-il en me lorgnant subrepticement.

    Je pris la carte, la tournai, la retournai, puis la fourrai dans ma poche. Le vieux, pris au dépourvu, resta muet de stupeur, les yeux ronds.

    «Permettez, je voudrais l’examiner à loisir. N’est-ce pas la carte de membre d’un parti ruiné par suite de ses querelles intestines?»

    Je m’attendais à ce qu’il me demandât de la lui rendre, mais il n’en fit rien.

    Il me dit: «Faites-nous connaître le moyen d’édifier un village au service de la révolution à Wujiazi, si vous en avez un.»

    Je lui parlai alors pendant des heures de notre expérience de transformation de Jiangdong, de Xinantun, de Naedosan, de Kalun, de Guyushu, etc.

    Il m’écouta attentivement. A la fin, il murmura: «A vous entendre parler, on pourrait croire que vous êtes partisan de Staline. Soit, je ne le conteste pas. Seulement il ne faut pas croire qu’il dit toujours vrai. Trotski aussi a raison souvent.»

    Et il se mit à développer la doctrine de Trotski.

    Il ne semblait pas répugner au marxisme-léninisme. De toute façon, une chose était claire: il avait une haute idée de Trotski. Parmi tant de personnes réputées être de bons théoriciens du communisme, c’était le premier homme que je voyais prendre si véhémentement la défense de Trotski.

    Intrigué, je lui demandai:

    «Qu’est-ce qui fait que vous le tenez en si haute estime?

    Mais non, je n’ai aucune estime pour lui. Je simule de le faire parce que je veux donner une leçon à ces jeunes qui idolâtrent des personnages étrangers sans même les connaître. Qu’importe que ce soit Trotski ou Staline. Nos jeunes ont la manie de se faire prévaloir en citant des personnages étrangers à raison ou à tort. C’est aux Russes de commenter les thèses de Staline ou de Trotski, mais un Coréen doit avoir l’âme coréenne et dire, tant qu’à parler, ce qui peut aider à la révolution coréenne.»

    C’était juste. La discussion que j’avais eue avec lui pendant des jours me révéla que c’était un homme remarquable.

    Au début, nous lui soupçonnions un relent de trotskisme, mais nous finîmes par comprendre que, écœuré des querelles des fractionnistes, il faisait semblant d’être partisan de Trotski, pour contredire, mettre en garde les jeunes.

    «Il ne faut pas idolâtrer aveuglément des choses ou des personnes étrangères. A quoi cela nous avance-t-il de parler des pays étrangers, de la Russie, de Staline? Pourquoi chercher à imiter la Russie point par point? Il faut œuvrer de son propre chef.» C’était ce qu’il voulait leur dire.

    Il reprit:

    «Moi, je ne me mêle pas de ce que font les jeunes. Je ne foure pas le nez dans le travail de mon fils, Tal Hwan. Ça le regarde. Mais gare, je ne laisserai pas d’en faire voir à ces jeunots, qui se pavanent, la tête farcie de citations d’auteurs étrangers mal digérées, au lieu de faire valoir leur âme de Coréen. »

    Ses paroles me convainquirent encore davantage que nous avions raison de nous opposer au fractionnisme, à la servilité envers les puissances étrangères et au dogmatisme, que nous avions raison de vouloir compter sur nos propres forces, de recourir au peuple pour promouvoir la lutte révolutionnaire.

    Le lendemain, je parlai plus que lui. Je lui expliquai les décisions de notre Conférence de Kalun: créer un parti de type nouveau et une armée, fonder un front uni national antijaponais embrassant les différents groupes de la population sans tenir compte des différences d’idéologie, de croyance, de fortune ou de sexe et d’âge et lancer une résistance nationale par la mobilisation des 20 millions de Coréens pour libérer le pays. Le vieux en resta saisi. Il admira en particulier notre idée de constitution d’un front uni national antijaponais.

    Les Pyon, père et fils, étaient veufs. C’était la sœur de Pyon Tal Hwan qui tenait le ménage, et la maison sentait la mélancolie et la pauvreté.

    Je discutai avec mes camarades du moyen de leur venir en aide et recherchai un parti convenable pour Pyon Tal Hwan. Nous finîmes par trouver une nommée Sim, dans la campagne des environs de Wujiazi, que nous mariâmes à Pyon Tal Hwan. Avec nos camarades, nous organisâmes leurs noces. Jeune garçon, je trouvai un peu délicat de me faire l’entremetteur de grandes personnes, mais une fois leur mariage fait, les villageois qui s’en réjouissaient comme de leur propre affaire nous félicitèrent.

    En résultat, nous avions beaucoup gagné dans l’estime des notables du village.

    Un jour, Pyon Tal Hwan vint m’informer que son père avait déclaré, en présence des notables du village: «Il y a des hommes capables de se charger de notre “Eldorado”, à notre place, les Song Ju. Si c’est à leur manière, le socialisme est le bienvenu dans notre village. Song Ju n’est pas comme les autres. Nous sommes vieux et dépassés. Wujiazi doit être confié aux soins des jeunes, et nous devons leur céder la place et les aider de notre mieux.» Et les anciens du village l’avaient approuvé.

    Sur cette nouvelle, j’allai le voir.

    «Je suis venu vous rendre la carte de membre du Parti communiste du Koryo», lui dis-je, mais il ne daigna pas jeter un coup d’œil sur la carte, disant qu’il n’avait plus quoi en faire.

    Je fus un instant perplexe, ne pouvant la lui remettre ni la jeter à la poubelle. La carte passa ainsi pendant des jours de main en main parmi mes camarades.

    Après la Libération, en 1946, Pyon Tae U viendra à Pyongyang me voir, et je lui évoquerai l’incident. Le vieillard esquissera un sourire triste, l’air songeur. Il se souviendra de notre rencontre à Wujiazi et dira qu’il mourrait l’âme en paix puisque la Corée du Nord était devenue un Eldorado, un Eden. Il avait alors 67 ans. Il mourra la même année, à Yitong, province de Jilin. J’apprendrai cette triste nouvelle beaucoup plus tard.

    Son fils, Pyon Tal Hwan, fut à Wujiazi responsable de l’organi-sation de l’Union des paysans. Arrêté en 1931 pour les activités antijaponaises qu’il menait sous notre direction, il passa plusieurs années dans la prison de Sinuiju.

    Une brèche avait ainsi été faite dans la muraille de Wujiazi.

    Depuis, les hommes forts du village changèrent d’attitude à l’égard des agents politiques de l’Armée révolutionnaire coréenne. Ils nous invitaient même à leurs fêtes familiales.

    En travaillant à transformer Wujiazi, je m’étais non moins efforcé de gagner les Chinois à notre cause.

    Si nous ne disposions pas bien à notre égard les notables chinois, il nous était difficile, sinon impossible, de nous implanter en Mandchourie centrale. Donc, nous n’hésitions pas à faire appel même à des propriétaires fonciers s’il y en avait à gagner.

    A l’époque, au village voisin vivait un propriétaire foncier nommé Zhao Jiafeng. Un jour, un litige l’ayant opposé à un propriétaire foncier d’un autre village, il décida d’intenter un procès à ce dernier. Cependant, ne sachant pas comment rédiger sa plainte, il se rongeait les ongles. Son fils avait fait des études secondaires en ville, mais ne s’y connaissait pas assez non plus. Il avait négligé ses études et préféré mener une vie oisive.

    Zhao Jiafeng pria Kim Hae San, praticien en médecine traditionnelle coréenne à Wujiazi, de lui choisir un homme lettré capable de rédiger sa plainte. Celui-ci vint me chercher et me demanda si j’étais capable de rédiger cette sorte de lettre.

    Du temps où nous militions dans la clandestinité, un grand nombre de livres de référence sur l’art de rédiger des lettres, des prières d’offrande, des plaintes, etc. étaient édités et publiés en Chine à l’intention de la population, surtout des étudiants.

    Je suivis Kim Hae San chez le propriétaire chinois, qui me reçut avec prévenance, m’offrit un dîner chinois, puis me relata pendant de longues heures son affaire.

    J’écrivis alors, en son nom, une plainte en due forme en chinois, puis je l’accompagnai au district pour l’aider à obtenir gain de cause. Cet homme gagna son procès. Dans le cas contraire, il aurait perdu des dizaines d’hectares de terre.

    Depuis, il me défendait toujours en disant: «Pur mensonge que M. Kim soit du parti communiste! C’est un homme excellent. Sans son aide, j’aurais perdu gain de cause.» A toutes les fêtes, il m’invitait chez lui et m’offrait à manger.

    Chez lui, je fis la connaissance de nombreux notables chinois, auxquels j’insufflai des sentiments anti-impérialistes.

    Après cela, mes activités révolutionnaires à Wujiazi se faisaient ouvertement, de même que celles que nous menions à l’école coréenne, et les bases de notre lutte révolutionnaire furent consolidées encore davantage.

    Une fois les anciens notables du village convertis à nos idées, nous nous mîmes à restructurer les organisations de masse.

    L’Association de la jeunesse, d’obédience nationaliste, devint l’Union de la jeunesse anti-impérialiste. Au fur et à mesure que le groupe des agents de l’Armée révolutionnaire coréenne gagnait de l’emprise, les éléments d’élite de l’association avaient fait des progrès, mais l’organisation conservait beaucoup de séquelles du nationalisme. Elle ne se proposait pas de but ni de tâche précis, disposait d’un très faible effectif et manquait de méthode de travail. Elle n’existait que de nom, ne faisant rien de sérieux et aucune tâche n’étant entreprise pour regrouper les jeunes. La région de Wujiazi comprenait un certain nombre de villages à quatre, à huit et à vingt quatre km à la ronde, mais l’Association de la jeunesse n’y était représentée par aucune section. Il était évident qu’elle ne pouvait pénétrer la masse des jeunes ni, moins encore, les mobiliser.

    Certains brûlaient de la transformer du jour au lendemain. Or, un nombre considérable de jeunes étaient encore sous l’ascendant des nationalistes et en bons termes avec cette organisation. Il ne fallait pas forcer les choses en procédant trop hâtivement, sans tenir compte du niveau de préparation politique et idéologique de la jeunesse.

    Les militants de l’Armée révolutionnaire coréenne et les cadres de l’Association de la jeunesse entreprirent, dans plusieurs villages, une campagne d’instruction pour la constitution d’une Union de la jeunesse anti-impérialiste. Nos orientations révolutionnaires étaient exposées à cette occasion. Je parlais moi-même quotidiennement aux jeunes.

    Les préparatifs faits, nous constituâmes l’organisation de Wujiazi de l’Union de la jeunesse anti-impérialiste dans une salle de classe de l’Ecole Samsong. L’union disposait de sections dans les villages environnants. Choe Il Chon fut élu président, et Mun Jo Yang, chef du service d’organisation.

    Par la suite, l’Association des amis paysans se transforma en Union des paysans, l’Amicale des écoliers en Troupe d’enfants éclaireurs, la section de Wujiazi de la Fédération pour l’éducation des femmes de Mandchourie du Sud en Association des femmes. Le travail des organisations de masse de Wujiazi aborda ainsi un tournant.

    Suite à cette conversion, un nouveau contingent, important, fut admis dans nos rangs. Presque toute la population fut affiliée à une organisation ou à une autre et commença une vie politique.

    L’Assemblée de la communauté villageoise fut remplacée par un comité d’autonomie de type révolutionnaire. Constituée par les pionniers de Wujiazi dans la première moitié des années 1920, elle s’occupait des affaires économiques et de l’éducation et veillait aux conditions de vie des paysans; elle avait ouvert, à Gongzhuling, une agence de vente en gros et entretenait un contact permanent avec les autorités chinoises.

    La population ne se cachait pas pour blâmer les attitudes de caste et l’improbité du personnel.

    On se plaignait qu’il détournait, à son profit, des denrées alimentaires et des articles de première nécessité obtenus par l’agence de vente en gros de Gongzhuling, au lieu de les répartir équitablement entre les paysans. Pour vérifier ces accusations, nous envoyâmes un homme à Gongzhuling. A son retour, celui-ci déclara que le personnel de cette assemblée était corrompu, qu’il détournait des fonds collectés auprès des paysans.

    Le chef de village réglait, presque à lui seul, les affaires de l’as-semblée, et son volontarisme étouffait l’opinion des masses. Celles-ci étant tenues à l’écart, il était impossible de savoir ce qui s’y passait réellement. Alors que l’homme, le mode de vie, le style de travail avaient changé de fond en comble, l’Assemblée de la communauté villageoise était restée telle quelle. Son système d’organisation et ses méthodes de travail périmées ne pouvaient plus satisfaire les exigences des masses.

    Nous invitâmes les cadres de l’assemblée, les chefs de village, les présidents des organisations de l’Union des paysans à une réunion consultative, dressâmes le bilan du travail de l’assemblée et la remplaçâmes par un comité d’autonomie.

    Ce comité se mit à œuvrer avec succès; il bannit de son travail le subjectivisme et l’arbitraire et appliqua la démocratie comme nous l’entendions.

    Nous prêtâmes attention aussi à l’agence de vente en gros de Gongzhuling, placée dorénavant sous le contrôle de ce comité. Pour vendre leur riz, les paysans de Wujiazi devaient se rendre à Gongzhuling, à 40 km de leur village, avec un chariot à bœuf ou à cheval. Il était rentable de stocker le riz quand les prix baissaient, de le vendre quand ils montaient. Or, n’ayant pas de local où stocker leur riz, ils devaient s’en débarrasser sans tenir compte des fluctuations de prix. Pour y remédier, les paysans de Wujiazi avaient ouvert en automne 1927 à Gongzhuling une agence de vente en gros.

    Nous choisîmes parmi les membres des organisations de masse des personnes réputées honnêtes et les nommâmes à l’agence. De plus, des hommes de l’Armée révolutionnaire coréenne, dont Kye Yong Chun, Pak Kun Won, Kim Won U, furent envoyés à Gongzhuling pour les aider. L’agence était une entreprise commerciale légale qui veillait au bien-être des paysans, en même temps qu’elle accomplissait des tâches secrètes pour assurer la liaison entre les organisations révolutionnaires et fournir des renseignements à l’Armée révolutionnaire coréenne.

    En remplaçant cette assemblée par un comité d’autonomie et en plaçant sous son contrôle une entreprise commerciale légale, telle que l’agence de vente en gros de Gongzhuling, au service de la révolution, nous faisions une expérience de valeur dans la lutte révolutionnaire au début des années 1930.

    Pendant notre séjour à Wujiazi, nous envoyâmes dans diverses régions de la Mandchourie des agents politiques pour y étendre le réseau de nos organisations ainsi que notre champ d’action. Des agents, dont Pak Kun Won, ancien adhérent de l’Union pour abattre l’impérialisme et diplômé de l’Ecole Hwasong, furent aussi expédiés dans la région de Kailu.

    La population là-bas était en grande partie mongole.

    Tenus à l’écart de la civilisation moderne, en cas de maladie, les habitants priaient Dieu, sans prendre de mesures thérapeutiques. Nos camarades apportaient des médicaments et les offraient aux malades, ce qui produisit de bons effets. Depuis, la population réservait aux Coréens une chaleureuse hospitalité.

    Nous organisâmes des cours de formation rapide à l’intention des responsables et des éléments d’élite des différentes organisations, pour améliorer leur niveau politique et technique.

    Cha Kwang Su, Kye Yong Chun et moi-même donnions, le soir, deux ou trois cours par jour, à tour de rôle, sur les thèmes: la ligne révolutionnaire, la stratégie et la tactique conformes à la réalité coréenne, adoptées à la Conférence de Kalun, les méthodes de travail politique auprès des masses, les moyens d’étendre les organisations et de les consolider, les procédés d’éducation des membres des organisations et de direction du militantisme, etc.

    Les cours terminés, nous les prîmes avec nous dans diverses régions pour leur apprendre, faits à l’appui, les méthodes pour constituer des organisations, former des éléments d’élite, distribuer les tâches et dresser le bilan de leur exécution, diriger des réunions et conduire des conversations, etc.

    Les cadres de Wujiazi, inspirés, sûrs d’eux-mêmes, pénétrèrent les masses avec conviction.

    Nous consentîmes aussi de grands efforts pour éclairer et éduquer la population de cette région. L’attention primordiale fut portée à l’enseignement.

    Nous choisîmes les meilleurs parmi les membres de l’Armée révolutionnaire coréenne et des organisations clandestines et les nommâmes instituteurs à l’Ecole Samsong avec, pour tâche, de révolutionner le contenu de l’enseignement. Depuis que l’école était passée sous notre contrôle, les matières caduques professant le nationalisme et le confucianisme avaient été remplacées par des disciplines de politique nouvelles. Les frais de scolarité furent supprimés puisque le comité d’autonomie finançait l’école. Dès l’hiver, tous les enfants d’âge scolaire à Wujiazi furent admis gratuitement à l’école.

    Plus tard, nous introduirons un article stipulant un enseignement obligatoire gratuit dans le Programme en dix points de l’Association pour la restauration de la patrie, mais déjà à Guyushu, à Kalun et à Wujiazi les communistes coréens avaient appliqué cette politique d’enseignement gratuit. L’Ecole Samsong de Wujiazi fut une des premières écoles à donner un enseignement gratuit dans l’histoire de l’enseignement de notre pays, avec l’Ecole Jinmyong de Kalun et l’Ecole Samgwang de Guyushu.

    L’attention fut accordée aussi aux cours du soir pour les adultes, y compris les femmes.

    Des cours du soir furent ouverts au village central et dans ceux des environs, et tous les jeunes s’y inscrivirent.

    La revue Nong-u fut éditée, partant de l’expérience acquise avec la revue le Bolchevik, à Kalun. C’était l’organe de l’Union des paysans. D’un style concis et simple, elle était accessible à tous les paysans, tandis que le Bolchevik était un peu ardu. Le réseau de distribution de Nong-u de même que du Bolchevik atteignait Jiandao.

    Des chansons révolutionnaires furent propagées parmi la population par l’intermédiaire des élèves. Le Chant du drapeau rouge et le Chant révolutionnaire furent connus au village dès le jour où ils eurent été chantés à l’école.

    Une troupe artistique fut organisée, qui, sous la direction de Kye Yong Chun, donnait de bonnes représentations à l’Ecole Samsong et ailleurs.

    Je fis les dernières retouches à mon opéra la Jeune Bouquetière, écrite et mise en scène plusieurs fois à titre d’essai dès l’époque de Jilin. Une fois le texte remanié, Kye Yong Chun s’attaqua à sa mise en scène avec le cercle de théâtre de l’Ecole Samsong.

    Le spectacle fut donné à l’occasion du 13e anniversaire de la Révolution d’Octobre, dans une salle de réunion de l’Ecole Samsong.

    Cette œuvre dormira longtemps dans les cartons après la Libération. Elle a dû refaire surface au début des années 1970. Sous la direction de Kim Jong Il, les écrivains et les artistes coréens l’ont parachevée, l’ont adaptée pour l’écran et l’opéra et en ont tiré un roman. Il y a été pour beaucoup.

    Ainsi, des bases d’action de l’Armée révolutionnaire coréenne furent posées en peu de temps dans les campagnes de Liaohe avec le soutien total de la population de Wujiazi. Nous avions œuvré parmi les paysans aux environs de Jilin et aux environs de Changchun, et nulle part nous n’avions mieux réussi à les révolutionner qu’à Wujiazi.

    L’agent de liaison de l’Internationale communiste, Kim Kwang Ryol, n’avait pas dissimulé son admiration pour notre œuvre à Wujiazi.

    L’Internationale communiste suivait de près notre activité puisque notre ligne était originale, et nos méthodes d’action, indépendantes. Au département de l’Orient de l’Internationale communiste, on parlait beaucoup de nous. «En Corée, disait-on, une nouvelle génération de révolutionnaires a fait son apparition, entièrement différente de l’ancienne. A l’écart de toute faction, sans faire de publicité, ils accomplissent leur œuvre sans dépendre de personne, en bons termes avec les masses. Qui sont-ils?» La curiosité de l’Internationale communiste était si vive qu’elle finit par nous envoyer son agent de liaison.

    Kim Kwang Ryol passa au bureau de liaison de Haerbin, puis, vint à Wujiazi, bavarda avec nos camarades, responsables des organisations révolutionnaires et les anciens notables. Après s’être entretenu avec bon nombre de personnes, il vint me voir et tint des propos encourageants au sujet de notre travail. D’après lui, les jeunes communistes coréens frayaient un chemin original au mouvement communiste et à la lutte de libération nationale dans les pays colonisés, et ils avaient fait des expériences de valeur. Il se dit adhérer totalement à notre ligne.

    Il admirait particulièrement notre ligne concernant un front uni national antijaponais. «Au sein du mouvement communiste international, la question de savoir comment déterminer les adhérents et les sympathisants est vivement controversée, disait-il, et voilà que vous collaborez avec des nationalistes à l’esprit étriqué et têtus, des croyants, voire des classes possédantes. Comment l’expliquer?»

    Je lui dis: «La révolution ne peut triompher avec le seul appui d’une minorité de communistes ou d’ouvriers et de paysans pauvres. Pour abattre l’impérialisme japonais, il faut mobiliser jusqu’à la classe moyenne. Ce n’est peut-être pas le cas pour les autres pays, mais chez nous, même les capitalistes nationalistes, les religieux, pour la plupart, exècrent les forces extérieures. Ceux qui sont hostiles à la révolution ne représentent qu’une poignée de propriétaires fonciers, de capitalistes compradores, de fonctionnaires projaponais et de traîtres à la patrie. Nous devons engager une résistance pan-nationale et mobiliser tous les groupes de la population. Le secret pour conquérir l’indépendance nationale par la force nationale réside dans l’union de toutes les forces antijaponaises.»

    Il s’exclama: «Vous décidez tout selon vos propres convictions sans dépendre des classiques, c’est ce qui me plaît le plus.» Sur ce, il me conseilla d’aller étudier à Moscou.

    «Vous avez de l’avenir, dit-il. Certes, la pratique compte, mais il faut que vous étudiiez.»

    Il ouvrit une valise qui contenait des habits, une chemise, une cravate, une paire de chaussures, etc. et me dit que l’Internationale communiste mettait beaucoup d’espoir en moi, qu’elle m’invitait de nouveau à aller étudier à Moscou et que je ferais bien d’accepter cette invitation. Il était évident que l’Internationale communiste l’avait chargé de me persuader d’acquiescer à sa proposition.

    Je répondis néanmoins: «Je vous suis très reconnaissant. Pourtant, je préfère aller en Mandchourie de l’Est et me joindre au peuple. En étudiant en Union soviétique, en me nourrissant de pain russe, je deviendrai sans doute prorusse. C’est ce que je ne veux pas. Les factions foisonnent en Corée à notre grande désolation: le groupe M-L, le groupe Hwayo, le groupe de Séoul15, etc., et moi, dois-je répéter leurs erreurs? Non, merci. J’étudierai le marxisme-léninisme moi-même avec les livres.»

    Auparavant, à Taolaizhao, Cha Kwang Su, Pak So Sim et d’autres camarades m’avaient conseillé d’aller étudier à Moscou, en m’offrant les articles d’usage courant qu’ils avaient préparés exprès pour mon séjour dans cette capitale.

    Cette année-là, vers la fin de décembre, je convoquai à Wujiazi une réunion des commandants des unités de l’Armée révolutionnaire coréenne et des responsables des organisations révolutionnaires dans le but de tirer au clair les expériences et les enseignements qu’ils avaient tirés de la lutte pour l’exécution des décisions de la Conférence de Kalun et afin d’étendre et de développer le mouvement révolutionnaire en fonction de l’évolution de la situation.

    Le Japon mettait en œuvre tous ses potentiels en brandissant la massue du militarisme et accélérait ses préparatifs de guerre d’agression afin d’obtenir le plus de colonies possible et d’étendre sa sphère d’influence. Il supprimait sans merci tout ce qu’il considérait comme un obstacle sur ce chemin.

    Il fallait nous rendre en Mandchourie de l’Est avant l’invasion japonaise de la Mandchourie, y prendre nos positions et nous préparer à tenir tête à l’agresseur, c’était notre plan. Il fallait, avant de partir pour la Mandchourie de l’Est, dresser le bilan de notre action en Mandchourie centrale et prendre les dispositions qui s’imposaient pour lancer la lutte armée. Tel était le but de la réunion de Wujiazi.

    La réunion réunit le noyau de l’Armée révolutionnaire coréenne et les responsables des organisations révolutionnaires. Depuis Jiandao, Onsong et Jongsong, des chefs de réseaux, dont Chae Su Hang, arrivèrent à Wujiazi, par un froid de moins 30 degrés. A la réunion, les jeunes combattants firent la connaissance les uns des autres, se lièrent d’amitié et discutèrent des perspectives de la révolution coréenne.

    Le sujet principal de la réunion fut l’intensification décisive de notre action en Mandchourie de l’Est, conformément à notre plan de déplacer notre arène dans cette partie de la Chine. La situation exigeait de ne pas remettre ce projet à plus tard. C’est aussi pour cette raison que, durant mon séjour à Wujiazi, j’avais toujours pensé à la Mandchourie de l’Est, attendant le jour de notre départ pour cette région de la Chine.

    A la réunion, j’avais avancé les tâches qui s’imposaient pour préparer avec plus d’énergie la lutte armée antijaponaise et pour renforcer notre solidarité avec les forces révolutionnaires internationales.

    La réunion avait été une manifestation de notre volonté de passer du mouvement étudiant et paysan clandestin à la lutte armée et d’engager des offensives décisives contre l’ennemi. Comme la Conférence de Kalun s’était faite l’écho de la volonté du peuple coréen de combattre l’impérialisme japonais, les armes à la main, pour la restauration de la patrie, la réunion de Wujiazi avait ouvert, tout en réaffirmant cette volonté, un raccourci vers la guerre antijaponaise.

    C’était un pont pour les jeunes communistes qui se lançaient à outrance sur le champ de bataille contre l’impérialisme japonais, sur le chemin partant de la Conférence de Kalun pour arriver à celles de Printemps et d’Hiver de Mingyuegou en 1931 ainsi qu’à celle de Songgang de la même année.

    Le mouvement de la jeunesse et des étudiants sous notre égide passa ainsi, dans les années 1930, à la lutte armée, ce pour quoi Wujiazi avait servi de tremplin.

    Quand je quittai Wujiazi, Mun Jo Yang me raccompagna pendant quatre kilomètres et me fit ses adieux en pleurant.

    

    

    

    10. Des personnes inoubliables

    

    

    Une fois, à Pyongyang, j’ai eu l’occasion de m’entretenir longuement avec le camarade Fidel Castro au sujet des expériences du temps de la Lutte révolutionnaire antijaponaise. Il m’avait alors posé de nombreuses questions, et l’une était de savoir comment j’ai résolu le problème des provisions de nourriture au cours de cette lutte armée.

    «Les prendre à l’ennemi était un des moyens utilisés, lui ai-je dit, mais c’est le peuple qui nous en a fourni en tout temps.»

    Au cours du mouvement de la jeunesse et des étudiants comme dans la clandestinité, c’était le peuple qui nous assurait le manger et le logement.

    Le gouvernement provisoire de Shanghai et les organisations indépendantistes, comme Jong-ui-bu, Sinmin-bu, Chamui-bu, etc., avaient tous des lois qu’ils avaient promulguées en vertu desquelles ils organisaient la collecte de contributions et de fonds de guerre auprès des compatriotes. Mais nous n’avons pas agi de la sorte. L’argent était parfois nécessaire à nos activités révolutionnaires, mais nous ne pouvions pas imposer cette charge à la population. Enchaîner le peuple par des lois ou des règlements et aller collecter de maison en maison, un livre de comptes sous le bras, cela n’avait jamais fait partie de nos idées. Si le peuple nous donnait des vivres, nous les acceptions, mais dans le cas contraire, on ne pouvait pas se plaindre! Telle était notre opinion.

    Cependant, en toutes circonstances, le peuple était prêt à nous aider sans se soucier de sa propre sécurité. Les gens du peuple, éveillés et éduqués, étaient comme des parents pour les révolutionnaires. C’est pourquoi nous nous sommes toujours fiés à eux. Jamais nous n’avons eu à jeûner chez eux.

    Nous avons commencé notre lutte, les mains vides, à partir du néant, mais nous avons remporté victoire sur victoire. Comment? Le peuple était là pour nous soutenir, pour nous aider. Jamais je ne peux oublier ceux qui nous ont aidés sincèrement en Mandchourie du Sud et du Centre, parmi lesquels figurent: Hyon Jong Gyong, Kim Po An, Sung Chun Hak du village de Guyushu, Ryu Yong Son, Ryu Chun Gyong, Hwang Sun Sin, Jong Haeng Jong du village de Kalun, Pyon Tae U, Kwak Sang Ha, Pyon Tal Hwan, Mun Si Jun, Mun Jo Yang, Kim Hae San, Ri Mong Rin, Choe Il Chon du village de Wujiazi, et d’autres.

    Même s’il devait se contenter d’une maigre bouillie à manger, le peuple s’efforçait de nous servir de bons plats.

    Confus d’être trop à la charge de mon logeur, je prétextais parfois une nuit blanche à passer et allais coucher dans la salle de vigile d’une école. Comme à Kalun une salle de classe de l’Ecole Jinmyong nous avait servi de dortoir, ainsi l’Ecole Samgwang et l’Ecole Samsong nous offraient un gîte à Guyushu et à Wujiazi.

    Quand, à l’Ecole Samgwang, je me couchais sans oreiller dans une salle de classe, Hyon Kyun venait me chercher d’un air furieux pour m’emmener chez lui.

    Hyon Kyun était membre de l’Union pour abattre l’impérialisme et de l’Armée révolutionnaire coréenne. Il avait un esprit sage et judicieux, et il était très humain.

    Son frère aîné, Hyon Hwa Gyun, qui s’occupait de l’Union des paysans à Guyushu, nous a rendu de grands services.

    Comme tous les deux étaient de notre organisation et que leur père était un indépendantiste, la famille m’offrait une hospitalité particulière.

    Le père, Hyon Ha Juk, avait été une figure influente parmi les indépendantistes. Il occupait une place en vue. Répondant au vrai nom de Jong Gyong, Ha Juk était son pseudonyme. Les habitants de Guyushu l’appelaient «M. Ha Juk». Il était bien connu de tous ses compatriotes en Mandchourie.

    Mon père aussi, de son vivant, m’avait beaucoup parlé de lui car ils avaient été des amis de longue date, pas de simples amis, mais des camarades au même idéal, attachés à l’indépendance de leur pays. Ils se voyaient souvent, ils se respectaient et ils s’entraidaient sincèrement.

    Au sein du Thong-ui -bu, Hyon Ha Juk occupait la présidence du comité central de la justice, et au temps du Jong-ui-bu, il était membre de son comité central. Quand le Kukmin-bu fut formé, il était chef du département politique du Parti révolutionnaire de Corée, parti unique de la nation selon les nationalistes. En ce qui concernait le communisme, il en avait une compréhension profonde. Il sympathisait avec les jeunes gens aspirant au communisme et aimait se mêler à eux.

    Quand Kim Hyok, Cha Kwang Su et Pak So Sim étaient, à Liaohe, occupés à établir des organisations de base de l’Union de la jeunesse anti-impérialiste après y avoir créé l’Association de recherche sociologique, il donna souvent des cours pour éduquer les jeunes gens. On se souvint longtemps de ses cours donnés à l’Ecole de Wangqingmen et au Lycée Hwahung.

    Quand j’arrivais à Guyushu, il me faisait coucher chez lui. «Sois tranquille, comme chez ton oncle», disait-il. Il avait une dizaine d’années de plus que mon père.

    J’y logeais dix jours, vingt jours, voire tout un mois pour mes affaires auprès des masses. Une année, je fêtai même le Tano, jour férié de mai, en famille avec eux.

    Il n’était pas facile, dans les conditions d’alors, de loger et de nourrir un hôte chez soi pendant plusieurs semaines. Une fois les fermages payés au propriétaire foncier, il restait peu de la récolte. Après avoir prélevé, sur ce peu de céréales restant, la part des révolutionnaires de passage, la famille manquait parfois de quoi faire même de la bouillie claire.

    Mais la famille de M. Ha Juk faisait de son mieux pour moi. Parfois, elle tuait une poule ou moulait du soja pour me faire du formage de soja ou du biji (mets traditionnel coréenNDLR), ou encore, elle me préparait de la soupe à la bette.

    Quand les femmes de la famille s’acharnaient à la meule pour préparer le fromage de soja, je me jetais au moulin, les manches retroussées, et je tournais la meule. Je me souviens comme la jeune femme de Hyon Hwa Gyun, Kim Sun Ok, âgée alors de 22 ou 23 ans, très timide, était gênée en ma présence quand je l’aidais dans cette préparation.

    Appartenant au Kukmin-bu, M. Hyon Ha Juk ne cachait pourtant pas qu’il était radical, et il déclarait en public qu’il comptait passer au communisme.

    J’appris plus tard qu’il s’était retiré à Xian, dégoûté par les querelles au sein du Kukmin-bu. Je croyais qu’il avait suivi l’armée de Zhang Xueliang qui s’y était installée. Comme Zhang Xueliang était très antijaponais, de nombreux hommes voulaient résister au Japon sous le parapluie de Zhang. Avant puis après l’attaque japonaise de la Mandchourie, nombre de Coréens indépendantistes dans trois provinces orientales de la Chine (Heilongjiang, Liaoning et JilinNDLR) s’étaient déplacés à Shanghai, à Xian, à Changsha ou ailleurs.

    Après la libération de la patrie, quand je traversais la Chine du Nord-Est en train ou en avion, pour me rendre à l’étranger, en regardant les monts et les rivières de cette Mandchourie qui me sont si familiers, je pensais à Guyushu, à M. Hyon Ha Juk et à ses descendants. Il est certainement mort, mais ses descendants, une ou deux personnes au moins, doivent bien vivre. Pourquoi ne me donnent-ils pas de leurs nouvelles? Comme je ne connais pas leurs adresses, je ne peux rien faire, mais eux, ils pourraient bien m’écrire un mot! Jouir d’un bienfait est facile, mais c’est difficile de le récompenser, me disais-je.

    Or, au printemps 1990, contrairement à toute attente, j’eus le bonheur émouvant de rencontrer les descendants de M. Hyon Ha Juk.

    Sa première bru, Kim Sun Ok, a envoyé à notre Musée de la révolution le bol de laiton dont je m’étais servi chez eux autrefois et la meule qu’on avait utilisée pour me faire du fromage de soja, ustensiles de cuisine qu’elle avait conservés pendant 60 ans. L’histoire de ces ustensiles a été insérée dans la Toraji, revue des Coréens à Jilin. L’article a été reproduit par notre Rodong Sinmun.

    La nouvelle que mes bienfaiteurs d’il y a 60 ans sont encore en vie me bouleversa. Quand que ce soit, quand le pays sera restauré, je leur revaudrai généreusement ce que je leur ai pris à Guyushu, pensais-je autrefois. Maintenant que j’avais de leurs nouvelles, je voulais faire moi-même un repas en leur honneur et bavarder avec eux des choses d’antan.

    Kim Sun Ok exprima, elle aussi, son envie de me revoir avant sa mort.

    Je l’invitai en mars 1990 à titre personnel. Elle vint mais, hélas, à mon grand regret, elle était octogénaire et malade, et elle marchait difficilement. Ses six descendants qui l’accompagnaient m’étaient inconnus. Je les rencontrais pour la première fois.

    A l’entrevue, était présent un fils de Hyon Kyun. Sa bouche me rappelait les traits de son père. En le voyant, je croyais revoir Hyon Kyun disparu.

    Ils furent logés dans une résidence destinée aux hôtes étrangers de marque. Ils visitèrent leur pays ancestral pendant un mois.

    Ce qui était regrettable, c’est que l’ouïe de Kim Sun Ok s’était affaiblie. Elle comprenait mal ce qu’on lui disait. Sa langue pataugeait dans l’articulation des sons. Sa mémoire était assez faible. Les retrouvailles tenaient du miracle: après 60 ans, je retrouvais un de mes bienfaiteurs dont j’avais tant désiré avoir des nouvelles. Mais nous étions dans l’impossibilité de nous comprendre! J’avais espéré qu’elle pourrait évoquer ce dont je n’arrivais pas à me souvenir et que je ferais de même pour elle. De cette façon, nous nous rappellerions notre temps à Guyushu, pensais-je. Hélas! mon attente fut déçue et j’en eus un terrible regret.

    Quant à la vie et aux activités de M. Hyon Ha Juk, ils n’en savaient pas grand-chose. Je m’étendis longuement sur ce qu’avait fait cet ancien indépendantiste disparu et tout ce qu’il avait fait pour nous. C’était mon devoir de le leur dire, moi qui connaissais si bien la vie de ce vieux militant.

    Etre du même sang ne signifie pas que la cause des aînés se transmet spontanément, par succession, à leurs descendants. C’est lorsque ceux-ci connaissent bien les exploits de leurs aînés et qu’ils en font sincèrement cas que la cause révolutionnaire entamée par les pères, les grands-pères se transmet à leurs descendants et se poursuit.

    A cette entrevue, je retrouvai aussi Kong Kuk Ok, Mun Jo Yang et Mun Suk Gon qui nous avaient rendu de grands services à Wuijiazi.

    Kong Kuk Ok est la fille de Kong Yong. Quand mon père était mort, ce dernier avait porté la toque et l’habit de deuil pendant trois ans, à ma place. Je me rappelle que sa femme, un enfant sur le dos, s’était réfugiée chez nous pendant quelques jours. Je rentrais du Lycée Yuwen, de Jilin à Fusong, pour les vacances. On disait que son mari l’avait maltraitée à cause d’une cicatrice sur le front. L’enfant, c’était Kong Kuk Ok.

    Au lendemain de la Libération, à une réunion de l’Union des paysans convoquée à Pyongyang, je trouvai parmi les délégués un homme de Pyoktong et voulus apprendre s’il savait ce qu’était devenue la famille de Kong Yong. Je supposais que, Kong Yong étant natif de Pyoktong, la veuve et l’enfant pouvaient très bien vivre dans leur contrée. Mais l’homme, interrogé par moi, avouant que sa contrée était peuplée de Kong, se dit ignorant au sujet de la famille de l’homme en question. J’étais déçu.

    Les familles des autres se retrouvaient, mais les survivants de Kong Yong ne se faisaient pas remarquer. J’éprouvai un sentiment de vide s’emparer de moi.

    A l’époque, nous étions en train d’établir une école des enfants des martyrs révolutionnaires à Mangyongdae.

    Auparavant, après avoir salué publiquement la population à un meeting organisé au Stade Kongsol à Pyongyang à l’occasion de mon retour au pays, j’étais allé à ma maison natale, à Mangyongdae, où m’attendaient mes grands-parents. J’y arrivais après 20 ans d’absence. Mes camarades de l’école primaire étaient venus me voir. Ils me proposèrent de fonder un lycée portant mon nom à la place de l’Ecole Sunhwa où mon père avait enseigné un certain temps: «Mangyongdae est le lieu natal du Général Kim. Si l’on y érigeait une école portant son nom, le Lycée Kim Il Sung, que ce serait bien!» disaient-ils.

    Ma région natale n’avait pas encore d’école secondaire.

    Je les dissuadai: «Autrefois, nombre de patriotes qui se sont battus dans la montagne avec moi, l’arme à la main, sont morts. Ils m’ont prié, avant de fermer les yeux, d’éduquer leurs enfants après l’indépendance, pour en faire d’excellents révolutionnaires. J’ai juré alors de respecter leurs dernières volontés. J’ai toujours pensé à leurs enfants, à les instruire après l’indépendance, à les faire marcher dans la voie de leurs pères. Une fois rentré dans la patrie libérée, je me sens encore plus obligé de le faire. A Mangyongdae, ce n’est pas une école secondaire dont nous avons besoin, mais une école destinée à éduquer les enfants des martyrs révolutionnaires.»

    Mais mes collègues répondaient: «Combien y en a-t-il? Sont-ils si nombreux, ces enfants des révolutionnaires martyrs, pour songer à leur donner une école spéciale?» Certains cadres tenant des postes importants dans le Parti et l’administration étaient, hélas! aussi de cet avis. Ils n’arrivaient pas à s’imaginer combien ces martyrs avaient été nombreux à se sacrifier au combat pour le pays.

    A voir ces gens sceptiques, j’étais ahuri. Moi, qui avais inhumé tant de compagnons d’armes dans le sol étranger, dans les montagnes et les plaines, et au bord des rivières!

    Après la réforme agraire, les paysans firent un don patriotique de leurs récoltes. Moyennant ces grains, nous établîmes une école à Mangyongdae à l’intention des enfants des révolutionnaires morts pour la patrie.

    Nombre d’hommes sont partis à la recherche de ces enfants partout dans le pays et en Chine du Nord-Est. Plusieurs centaines furent rapatriés de Chine. Certains camarades, maintenant membres du Bureau politique du C.C. de notre Parti, figuraient parmi ces enfants ramenés par le camarade Rim Chun Chu.

    Certains enfants de martyrs, qui étaient vendeurs de colorants ou de tabac, nous rejoignirent d’eux-mêmes à la nouvelle de la fondation de l’Ecole révolutionnaire de Mangyongdae. Les uns descendaient de combattants de l’armée indépendantiste, d’autres de patriotes morts dans l’action antijaponaise, membres d’un syndicat ouvrier ou paysan.

    Or, Kong Kuk Ok n’arrivait toujours pas.

    A chaque occasion que j’avais de passer par la province du Phyong-an du Nord, je cherchai les traces des Kong et priais les cadres locaux de poursuivre la recherche.

    J’allais souvent à l’Ecole de Mangyongdae célébrer un jour de fête nationale. A voir les élèves gais, dansant et chantant, je revoyais en esprit la femme de Kong Yong, laquelle venait souvent chez nous, dans la rue Xiaonanmen, un ballot de légumes sauvages sur la tête, traînant ses sandales de paille, je revoyais aussi son enfant qui suçait son poing, attachée au dos de sa maman. Mon cœur palpitait.

    C’est en 1967 que je retrouvai Kong Kuk Ok. Sa mère était déjà morte. Si elle avait su que Kim Il Sung était l’ancien Kim Song Ju, elle m’aurait tout de suite rejoint. Elle ne savait pas qui était Kim Il Sung. D’ailleurs, elle avait des scrupules: «Le pouvoir est dans les mains des communistes; mon mari faisait partie de l’armée indépendantiste; on me verra d’un mauvais œil.» Et elle a dû se refuser même à raconter à son enfant ce qu’avait fait son mari.

    Kong Kuk Ok retrouvée, je fis en sorte qu’elle puisse étudier à l’Ecole supérieure du Parti. Après son diplôme, elle a travaillé au comité du Parti de la ville de Pyongyang, puis au Musée du ministère des Chemins de fer. A l’heure actuelle, âgée, elle est à la retraite.

    Kim Po An, qui habitait à Guyushu, fut comme M. Hyon Ha Juk un des amis de mon père. Il avait servi comme capitaine dans l’armée indépendantiste.

    Il se plaignait que je ne passais jamais chez lui alors que je m’arrêtais souvent chez M. Hyon. Il disait à mes camarades qui s’arrêtaient chez lui: «Kim Hyong Jik et moi étions intimes, et je considère hautement Song Ju, mais lui, il n’aime pas venir chez moi!»

    Après cela, je m’arrêtai sans faute chez lui s’il m’arrivait de passer par Guyushu.

    Kim Po An avait une pharmacie. Le peu d’argent qu’il en tirait, il le consacrait à l’entretien de notre Ecole Samgwang. Passionné pour l’éducation des enfants, il s’intéressait beaucoup à l’instruction des adolescents et des enfants. Il acceptait volontiers, si on le lui demandait, de donner une conférence à l’Ecole Samgwang.

    Il se lamentait: nos villageois ne savent même pas compter leur argent; ces malheureux illettrés sont-ils capables de contribuer à l’indépendance?

    A présent, on a du mal à croire que les adultes d’alors ne savaient pas compter leur argent. Mais nombre de Chinois et de Coréens émigrés dans la province de Jilin se trompaient en comptant leur argent. En effet, les billets émis par les autorités provinciales étaient différents de ceux qui étaient en cours dans les divers districts. Les monnaies variaient: les guanties de Jilin, les dayangs de Fengtian, les xiaodayangs de Jilin, les yindayangs, etc. Toutes n’avaient pas la même valeur. Les illettrés n’arrivaient donc pas à compter correctement leur argent.

    Nous réunîmes les paysans à des cours du soir et leur donnâmes des leçons de calculs.

    Les villageois analphabètes, ces «aveugles» autrefois méprisés, furent dessillés: ils apprirent à faire des additions, des soustractions, des multiplications et des divisions. Kim Po An était impressionné: «Ah! c’est ça, les Coréens sont réputés intelligents», s’exclamait-il. Il venait souvent assister au cours du soir ou à une leçon à l’Ecole Samgwang, disant: «Que c’est intéressant de voir les gens illettrés devenir lettrés!»

    A l’Ecole Samgwang, les élèves des classes supérieures étaient tous intelligents et sages. Les jeunes filles Ryu Chun Gyong et Hwang Sun Sin étaient les meilleures élèves. Je me souviens encore d’elles.

    Toutes les deux étaient entrées à l’école sur la recommandation de l’organisation révolutionnaire de Kalun. Le père de Ryu Chun Gyong, Ryu Yong Son, enseignait à l’Ecole Jinmyong. Il nous rendait de grands services à nous autres. A l’époque, Ryu Chun Gyong et Hwang Sun Sin n’avaient que 14 ou 15 ans.

    Quand nous voyagions de Guyushu à Kalun ou à Jilin, nous les chargions de cacher sur elles nos armes, car le contrôle était moins sévère sur les femmes.

    Ryu et Hwang étaient loyales. Les armes cachées sous leurs jupons, elles nous suivaient à 50 m. Les soldats de garde étaient très vigilants à notre égard mais moins attentifs en ce qui les concernait. Ils les laissaient passer sans faire attention.

    Après la Libération, Hwang se rapatriera et cultivera la terre dans sa région natale. Elle était aussi laborieuse qu’à l’Ecole Samgwang où elle avait fait partie de la Troupe d’enfants éclaireurs. Elle se fit ainsi le renom de bonne paysanne. Respectée et aimée de tous, elle a vécu une vie digne d’être vécue. Après la guerre, elle fut un temps députée à l’Assemblée populaire suprême.

    Ryu Chun Gyong passa sa vie en Mandchourie, se déplaçant d’un village à l’autre. Au crépuscule de sa vie, elle voulut, comme Ri Kwan Rin, finir ses jours en Corée. Elle se rapatriera en 1979.

    Si elle était rentrée au pays quand elle était encore jeune comme l’avait fait Hwang Sun Sin, elle serait devenue une militante active et aurait passé la moitié de sa vie plus utilement pour la société et le peuple. A l’Ecole Samgwang, c’était l’élève qui promettait le plus: elle écrivait bien, avait l’art du discours et était très intelligente.

    Alors que nous étions occupés, à Antu, à fonder l’armée de guérilla, elle m’avait envoyé une lettre dans laquelle elle déclarait vouloir continuer à militer auprès de moi. Je ne pouvais pas lui écrire de venir à Antu. Nous allions engager la lutte armée. Le combat commencé, les femmes auraient du mal à suivre les hommes, pensais-je.

    Tout en préconisant l’égalité des sexes en droits, nous considérions pourtant la femme comme inapte pour la lutte armée.

    Si elle s’était rapatriée à 50 ans, nous l’aurions instruite et engagée dans les activités publiques.

    Nous avions un principe: toute personne même un peu âgée, qui a autrefois participé ou contribué à la lutte révolutionnaire, a droit à l’instruction, puis à un poste adéquat dans les organes politiques. Il est naturel que, si on laisse un homme ou une femme longtemps à l’écart des affaires sociales ou cloîtrés au foyer, ses facultés intellectuelles baissent, sa compréhension des réalités du monde se détériore et sa conception de la vie humaine dégénère.

    Au lendemain de la Libération, pas mal de militants ou de personnes ayant participé d’une manière ou d’une autre à la lutte révolutionnaire sont restés à l’écart sans occuper de postes appropriés ou sans se faire reconnaître par ce qu’ils étaient. Les fractionnistes blaguaient: les anciens combattants antijaponais ont un bon passé, mais ignares, ils ne sont d’aucune utilité. Et pendant longtemps, ceux-ci furent exclus du personnel d’encadrement. Ils les repoussaient et leur tournaient le dos au lieu de les former avec persévérance, s’ils étaient ignorants, pour qu’ils soient à la hauteur.

    Nous prîmes donc des mesures pour chercher les enfants des révolutionnaires morts ou des personnes ayant contribué à la lutte révolutionnaire et les éduquer à l’Ecole supérieure du Parti ou à l’Université de l’économie nationale, puis les désigner comme cadres selon leur niveau de formation.

    Ceux qui ont une longue carrière de révolutionnaire peuvent, eux aussi, être en retard sur le temps s’ils cessent de s’instruire et de militer.

    Nombre d’anciens combattants et leurs enfants ainsi que ceux qui avaient contribué à la lutte révolutionnaire antijaponaise ont été formés de cette façon pour devenir des cadres compétents du Parti et de l’Etat ou des employés de renom des services sociaux.

    Mun Jo Yang qui habitait à Wujiazi a été un de ces hommes-là. Il était chef du service d’organisation à l’Union de la jeunesse anti-impérialiste. Avec Pyon Tal Hwan, Choe Il Chon, Ri Mong Rin et Kim Hae San, il nous rendit de grands services. Avec nous, il rédigea beaucoup d’articles, prononça beaucoup de discours. Il participa avec énergie à la création des organisations de masse. On a tenu de nombreuses réunions chez lui, me semble-t-il.

    Quand je demeurais à Wujiazi, je mangeais et couchais la plupart du temps chez Mun Si Jun, frère de Mun Jo Yang, et chez Choe Il Chon.

    Mun Si Jun était généreux. Pendant quelques mois, il nous nourrit gratuitement. Un jour, il a même tué un porc pour nous. Je me souviens comme si c’était d’hier de ce qu’il disait: «Coûte que coûte, vous apporterez l’indépendance au pays!» J’ai mangé et couché chez lui bien des fois.

    A chaque repas, sa famille me servait de l’ail salé. C’était d’une saveur exceptionnelle, si originale qu’après la Libération son souvenir fut le premier à venir dans ma tête lorsque je retrouvai Mun Suk Gon, sa fille. Je l’ai invitée chez moi pour qu’elle donne la recette aux miens.

    Quand je me rends en province, les cuisinières du lieu me font un mets d’ail salé, mais le goût n’est pas comparable à ce que j’ai mangé à Wujiazi, avec du millet cuit dans un bol d’eau.

    Il y a quelque temps, Mun Jo Yang a fêté son 80e anniversaire. En souvenir du temps de Wujiazi, je lui ai envoyé une corbeille de fleurs, et j’ai offert un festin en son honneur.

    Chez Choe Il Chon aussi, j’ai mangé et couché pendant plusieurs semaines. A Wujiazi, il était président de l’Union de la jeunesse anti-impérialiste et rédacteur en chef de la revue Nong-u. A l’époque, on l’appelait Choe Chon ou Choe Chan Son. Choe Hyong U, nom qu’il a mis sur la page de garde de son ouvrage: Courte Histoire du mouvement révolutionnaire coréen à l’étranger était son nom de plume, employé au lendemain de la Libération à Séoul.

    C’était l’homme le plus cultivé de Wujiazi. Il n’était pas poète comme Kim Hyok, mais il avait une plume d’écrivain pour la prose. Aussi, sur notre demande, il a été envoyé travailler à Changchun, où il milita pendant plusieurs années dans la clandestinité et en tant que chef du bureau local du journal Tong-a Ilbo. Pendant ce temps, il recueillit beaucoup de renseignements nous concernant et écrivit souvent des articles pour le journal.

    Choe Il Chon figurait sur la liste noire du service de renseignements japonais. Tous les jours, les gendarmes japonais et les indicateurs se relayaient à l’entrée du bureau local du journal Tong-a Ilbo dont il s’occupait, parce qu’il a travaillé sans cesse auprès des jeunes gens de la ville et faisait activement de la propagande pour nous, en relation étroite avec les patriotes opérant en Corée. Quand la lutte armée fut entamée en Mandchourie de l’Est, il envoya à notre armée de guérilla des éléments actifs qu’il avait formés lui-même au sein de l’Union de la jeunesse anti-impérialiste. Ces activités pratiques révolutionnaires lui ont permis, dans son ouvrage Courte Histoire du mouvement révolutionnaire coréen à l’étranger, de présenter la vraie image de la lutte de libération nationale des Coréens en Mandchourie et de raffiner son style, vif et pathétique, dans lequel il a écrit son ouvrage de façon impeccable.

    Quand il demeurait à Shenyang et à Beijing, il passait souvent à Séoul pour faire part de la Lutte armée antijaponaise aux personnalités importantes et à la population coréennes. Quand l’Association pour la restauration de la patrie avait été fondée, il y allait expliquer son programme. Persuadés par lui, la Société de la langue coréenne et le Mouvement folklorique, dirigés par M. Ri Kuk Ro, exprimèrent leur approbation totale de ce programme et luttèrent, à la lumière de celui-ci, pour la sauvegarde de la culture et de l’âme nationales.

    Lorsqu’il travaillait au bureau local du journal Tong-a Ilbo, il recueillit lui-même, en parcourant toute la Mandchourie, des renseignements concernant nos activités et le mouvement indépendantiste. Il y avait, parmi ceux-ci, une liasse de la Nong-u, revue que nous avons éditée. La persécution et la surveillance de l’administration et de la police japonaises s’étant renforcées, il transporta tous ces documents à Séoul et les remit à M. Ri Kuk Ro.

    «Ce sont des documents qui doivent être conservés comme un trésor national. Surveillé et traqué par l’ennemi, je ne peux pas garder tout cela. Après l’indépendance, je compte en tirer un ouvrage historique. Veuillez garder cela jusqu’à ce jour», dit-il, puis il retourna en Mandchourie.

    M. Ri Kuk Ro garda les documents soigneusement. Après la Libération, Choe Il Chon écrivit d’un trait une Courte Histoire du mouvement révolutionnaire coréen à l’étranger sur la base de ces documents récupérés. Le livre a été imprimé sur du papier recyclé, contenant même des grains de sable. Mais il devint vite un best-seller. Il était si demandé que les jeunes intellectuels étudiant l’histoire et la littérature ont été obligés d’en faire des copies manuscrites pour leur usage

    Au lendemain de la Libération, la situation était menaçante en Corée du Sud. L’administration militaire américaine préconisait et soutenait, par la force des armes, l’anticommunisme et l’opposition au Nord comme la «politique nationale» sud-coréenne. En dépit de ces circonstances, Choe Il Chon fit imprimer une bande dessinée en vue d’inculquer l’esprit anti-impérialiste et antijaponais aux adolescents et aux enfants.

    Qu’il ait réussi à écrire un livre d’importance comme Courte Histoire du mouvement révolutionnaire coréen à l’étranger, mettant en œuvre toute son énergie, dans la ville de Séoul où régnaient les troubles et la désorganisation politique au lendemain de la Libération, c’est vraiment un exploit.

    Entré dans le monde politique en Corée du Sud, il fut successivement chef du département politique du Parti révolutionnaire de Corée, chef de département du C.C. du Parti néo-progressiste, membre du Comité d’accueil du Général Kim Il Sung, membre de l’exécutif de la Fédération pour la souveraineté nationale. Avec Ryo Un Hyong, Hong Myong Hui, Kim Kyu Sik et d’autres, il travailla avec abnégation au ralliement des forces démocratiques et à la réunification du Nord et du Sud. Pendant la guerre de Libération de la patrie, il fut assassiné par les réactionnaires à Séoul.

    La Courte Histoire du mouvement révolutionnaire coréen à l’étranger est un ouvrage inachevé. Après la rédaction du deuxième volume, il comptait passer tout de suite au volume suivant. Mais la scène politique sud-coréenne complexe où il s’était jeté absorbait tout son temps et l’empêcha de réaliser son projet. On dit qu’il pensait décrire, dans son livre suivant, nos activités révolutionnaires d’autrefois sur tous les plans.

    Si Choe Il Chon avait survécu, le livre serait certainement paru. On y aurait découvert davantage de données intéressantes concernant nos activités révolutionnaires.

    Beaucoup de temps s’est écoulé et rares sont les survivants qui peuvent se souvenir du temps de la Lutte révolutionnaire antijaponaise. Plus rares encore sont ceux qui peuvent évoquer nos premières activités révolutionnaires. Ma mémoire a elle aussi ses bornes. Tant de choses ont été oubliées. Certaines autres sont si floues que je ne peux plus les situer exactement dans le temps, et les noms et les visages manquent pour elles.

    Parmi ceux qui m’ont aidé en Mandchourie du Sud et du Centre, la jeune Jon Kyong Suk, fiancée de Kim Ri Gap, m’a laissé une impression particulièrement forte.

    Kim Ri Gap fut l’auteur de l’incident du Kumganggwan (Taesonggwan), raconté dans la Courte Histoire du mouvement révolutionnaire coréen à l’étranger.

    Au printemps 1930, les policiers du consulat japonais, déguisés en Chinois, attrapèrent Kim Ri Gap chez O Sang Hun (alias O Chun Ya) demeurant rue Fuxingjie à Jilin. Bâillonné et ligoté, il fut emmené à Changchun, condamné à 9 ans de réclusion, puis jeté dans la prison de Dalian.

    Les parents de Jon Kyong Suk n’approuvaient pas le mariage de leur fille avec un révolutionnaire tel Kim Ri Gap. Mais elle repoussa résolument la volonté de ses parents et fit une fugue. Elle se rendit à Dalian à la suite de son amant. Elle était âgée alors de 18 ou 19 ans. Elle se fit embaucher dans une usine textile, où elle se chargea d’une organisation des Jeunesses communistes. Elle s’occupa du mieux qu’elle pouvait de son fiancé prisonnier.

    C’est Tong Changrong qui m’a raconté son histoire. Il était secrétaire du comité spécial du Parti communiste chinois de la Mandchourie de l’Est. Il l’avait rencontrée une fois quand il travaillait dans la clandestinité à Dalian. Emu par l’amour ardent et sincère de la jeune fille, il me dit: «A la voir, j’ai compris la profondeur de la fidélité et la détermination des femmes coréennes.»

    Moi aussi, j’étais émerveillé par cette histoire. Je me souvins alors d’elle avec une nouvelle émotion. Lorsque je séjournais à Wangqingmen pour le congrès de l’Union générale de la jeunesse de Mandchourie du Sud, elle m’avait servi le repas du soir. Elle m’avait même informé du complot terroriste que mijotait le Kukmin-bu. «Kim Ri Gap est un garçon chanceux», me dis-je.

    L’histoire de mes bienfaiteurs et de ce qu’ils ont fait n’a pas de fin. Ils sont si nombreux, ceux qui m’ont nourri et qui se sont cotisés généreusement, sou par sou, pour payer mes frais scolaires ou mon viatique, alors que je courais à droite et à gauche avec d’autres communistes de la nouvelle génération, dans tout le territoire de la Mandchourie pour sauver notre nation.

    Il y en a beaucoup dont je ne sais pas s’ils sont encore en vie ou morts, ni où ils vivent. Qu’ils réapparaissent ne serait-ce que maintenant! Je n’aurais plus rien à me reprocher. Je leur préparerais au moins un repas. Ah, si j’avais un échange de souvenirs avec eux? Quel bonheur alors!

    Mais, comment pourrais-je jamais récompenser toutes les peines qu’ils ont supportées pour moi, tous les services sincères qu’ils m’ont rendus? C’est impossible.

    La meilleure récompense que je puisse leur donner, le plus grand cadeau, consiste, à mon avis, à améliorer le bien-être du peuple et à parfaire notre révolution commencée avec le soutien et l’encouragement de celui-ci. Sans cela, nul communiste ne peut prétendre avoir fait son devoir.

    

    

    

    

    

    CHAPITRE V. UN PEUPLE EN ARMES

    (Janvier 1931 avril 1932)

    

    

    1. Une terre souffrante

    

    

    La tempête de la terreur blanche qui s’était levée depuis les révoltes du 30 Mai et du Premier Août redoubla de violence sur la terre de Mandchourie au début de 1931. L’ennemi se livrait partout à des répressions sanglantes visant à anéantir les forces révolutionnaires que les communistes et les patriotes coréens avaient mis de nombreuses années à former.

    La situation était plus inquiétante dans l’Est que dans le Sud ou le Centre de la Mandchourie. Les conséquences des révoltes y étaient plus terribles et catastrophiques. La tête d’un insurgé suspendue à une perche à la Porte sud de Dunhua me faisait deviner où en était l’offensive de l’ennemi contre les forces révolutionnaires.

    Même après l’échec des révoltes du 30 Mai et du Premier Août, les fractionnistes flagorneurs, imprégnés de dogmatisme et de présomption petite-bourgeoise, avaient organisé successivement des centaines de révoltes, à l’occasion de l’anniversaire du jour de la honte nationale, de l’anniversaire de la Révolution d’Octobre, de l’anniversaire de la Révolte de Kwangju et en diverses autres occasions ainsi que l’insurrection de la Moisson d’automne et celle de la Terreur, etc.

    C’était précisément pour les réprimer que l’ennemi continuait à déchaîner ces vagues de terreur.

    La terreur blanche avait détruit presque toutes les organisations révolutionnaires de Jiandao. Ceux qui avaient combattu dans les premiers

    rangs ainsi que ceux qui les avaient soutenus en leur apportant des vivres avaient été arrêtés ou tués. Les organisations que nous avions remises en état lorsque nous nous étions rendus, un an plus tôt, dans la région du Tuman, avaient subi des dommages importants.

    Certains insurgés s’étaient rendus à l’ennemi ou avaient déserté l’organisation révolutionnaire.

    Quand je me rendis dans un village pour retrouver le réseau de l’organisation qui avait rejoint la clandestinité, j’aperçus des personnes qui me jetaient un regard furtif et méfiant. Certains se méfiaient de tous les communistes ou même les méprisaient, quels que fussent les groupes et les fractions dont ceux-ci faisaient partie, se disant: «Le parti communiste a ruiné Jiandao—L’action aventureuse du parti communiste a transformé toute la terre de Jiandao en une mer de sang, une mer de flammes—Dès qu’on rejoint le communisme, la famille est perdue.»

    Quand je me rendis à Mingyuegou, Ri Chong San, membre du comité du parti du secteur de Wong, me parla des difficultés qu’il avait endurées depuis les révoltes. Il me disait:

    «Mes supérieurs m’enjoignent de me mêler aux masses, de rétablir et d’étendre les organisations, mais, franchement parlant, je n’ai plus envie de rencontrer les gens du peuple, et je n’en ai même pas le courage. Ceux qui m’estimaient en voyant en moi un révolutionnaire, même ceux dont je me suis porté garant lorsqu’ils adhéraient à l’organisation, s’éloignent de moi depuis plusieurs mois. Quel crève-cœur! Comme c’est dur de faire la révolution! A la suite de ces vagues de révoltes qui ont affecté plusieurs fois Jiandao, le sentiment populaire a complètement changé. Il m’arrive de temps en temps de penser qu’il vaudrait mieux renoncer à la révolution et aller gagner ma vie ailleurs, tranquillement, l’âme en paix, que de poursuivre la lutte en supportant le mépris général. Mais un révolutionnaire peut-il s’y résoudre facilement? Il ne faut pas qu’il abandonne à mi-chemin l’objectif qu’il a juré d’atteindre. Il faut en tout cas trouver un moyen de se débrouiller, mais je n’arrive pas à en trouver un, et je ne fais que me plaindre de la confusion qui règne autour de moi.»

    

    Le chagrin de Ri Chong San était le mien. En 1930-1931, tous les révolutionnaires de Jiandao le partageaient. L’aveu de ce révolutionnaire éprouvé, honnête et peu loquace, permettait de comprendre la gravité de la situation qui régnait dans cette région.

    Certes, Ri Chong San n’abandonnera pas la révolution à mi-chemin.

    Je le rencontrai plus tard à Antu. Lorsque je me rendais dans différents districts riverains du fleuve Tuman, il avait été transféré au comité du parti du secteur d’Antu. Il avait l’air d’aller beaucoup mieux que lorsqu’il habitait à Wengshenglazi.

    Il était très satisfait de la bonne marche des affaires à son nouveau poste. Il dit:

    «Les temps durs sont passés.»

    Ce mot révélait le changement produit dans sa vie. Je ne trouvai pas sur son visage les tourments d’autrefois.

    En effet, lorsque je l’avais rencontré à Wengshenglazi, les révolutionnaires de la région mandchoue se ressentaient encore de la terreur blanche et n’avaient pas retrouvé la confiance de la population, ce qui les tourmentait.

    La même douleur me tenaillait à cette époque. Je me nourrissais alors d’une bouillie maigre de maïs avec des moutardins salés. La nuit, chez des étrangers, dans une pièce où pénétrait le vent froid, la tête sur un oreiller de bois, je mettais très longtemps à m’endormir, en proie à la faim et au froid. La faim et le froid étaient un de nos plus gros problèmes et plus terribles tourments.

    En hiver, comme je n’avais pas de vêtement ouaté, je souffrais du froid plus que personne. La nuit, sans couverture, je devais dormir tout habillé. Chez Ri Chong San, il n’y avait pas non plus de couverture ni d’oreiller, et je dus me coucher tout habillé. J’eus tellement froid que je passai la nuit blanche.

    J’ai tant souffert cette nuit-là que, plus tard, à Antu, je le racontai à ma mère. Celle-ci me confectionna en quelques jours une pelisse traditionnelle en coton, pareille à celle que portaient les charretiers à cette époque. Cette pelisse devait me servir plus tard de couverture la nuit lorsque je logeais chez des étrangers. La tête sur un oreiller de bois enveloppé dans ma serviette, me couvrant de ma pelisse, je ne faisais alors que somnoler.

    Mais cette douleur physique m’était supportable. Au printemps de la même année, à Jiandao, je ne pus dormir tranquillement un seul jour. Lorsque je me couchais, le froid et la faim me tenaient éveillé, et, de plus, la pensée de mes camarades tombés et de nos organisations détruites m’agitait.

    De plus, le fait que le peuple pourrait s’éloigner de nous éveillait en moi le désespoir et la solitude. Quand, rentré dans mon logis, je m’étendais sur le plancher, la tête appuyée sur mon bras, je voyais en imagination une foule qui me tournait le dos, et je ne pouvais pas fermer l’œil de la nuit.

    A vrai dire, nous avions fondé depuis longtemps de grands espoirs sur la région de Jiandao. Hormis Yanji où il y avait beaucoup de fractionnistes, il n’y en avait pas tant ailleurs à Jiandao, ce qui avait permis que de jeunes communistes s’y soient formés rapidement et qu’ils se soient mis à développer la révolution d’une façon nouvelle. A force de travailler, pendant plusieurs années, nos camarades avaient réussi à préparer le terrain pour porter la révolution antijaponaise à un stade supérieur.

    Malheureusement, les deux révoltes avaient tout gâté. Les gauchistes peuvent fasciner momentanément les masses par leurs paroles et leurs mots d’ordre ultra-révolutionnaires, mais les conséquences de leurs actes sont néfastes et fatales. Je pensais qu’il n’était pas déraisonnable d’affirmer que le gauchisme est une version de la tendance de droite.

    Si, ayant tout remis à plus tard, nous nous étions dépêchés de partir pour Jiandao, c’était pour réparer les dommages causés par les actes des gauchistes et accélérer les préparatifs de la lutte armée.

    Ce que j’avais constaté à Jiandao était au-delà de tout entendement, et cela m’avait plongé dans la désolation.

    Pouvait-il y avoir, pour un révolutionnaire luttant pour le peuple dont il est issu, une douleur plus grande que celle d’être réprouvé par ce peuple? Un révolutionnaire ne serait pas digne de ce nom s’il perdait la confiance du peuple et n’avait plus son soutien, ne serait-ce qu’un seul jour.

    Quand les masses méprisaient l’ensemble des révolutionnaires, sans distinction des groupes dont ils faisaient partie, je m’affligeais de voir les communistes perdre leur prestige à la suite des révoltes, de voir les masses se méfier de leurs dirigeants et quitter leurs organisations et, enfin, de voir la méfiance et les malentendus commencer à creuser un fossé entre les peuples coréen et chinois.

    C’était bien ce qui me tourmentait le plus à l’époque.

    Mais nous ne nous y résignâmes pas, il s’en fallait de beaucoup. La vie d’un révolutionnaire implique des difficultés. Plus il est en difficulté, plus il lui faut faire preuve de courage et d’opiniâtreté.

    En 1931 aussi, nous persévérâmes dans l’effort pour remédier aux néfastes conséquences de la Révolte du 30 Mai dans la région de Jiandao, car elles représentaient l’obstacle majeur à l’application des orientations définies à la Conférence de Kalun. Si l’on n’éliminait pas rapidement cet obstacle et si l’on ne remettait pas les rangs des révolutionnaires en ordre, il était impossible de sauver la révolution en danger et de la développer.

    Avant de partir pour la Mandchourie de l’Est, après la Conférence de Wujiazi, je proposai à mes camarades et à moi-même les deux tâches suivantes:

    La première était de dresser le bilan des résultats de la Révolte du 30 Mai. Ce n’étaient certes pas nous qui avions organisé et dirigé cette révolte, mais je croyais nécessaire de l’analyser correctement et de la passer en revue sous ses divers aspects et de manière scientifique.

    Malgré les échecs réitérés de la révolte, on trouvait toujours, en Mandchourie de l’Est, des terroristes fanatiques et des adeptes de la ligne définie par Li Lisan, qui incitaient les masses à des actions aventureuses. Cette ligne selon laquelle «la révolution pouvait triompher d’abord dans une seule ou plusieurs provinces» était due à l’application dogmatique de la thèse de Lénine sur la possibilité du triomphe de la révolution dans un pays pris séparément et avait joué le rôle de stimulant pour inciter les masses aux révoltes.

    Comme cette ligne avait été avancée par l’homme fort du Parti communiste chinois et imposée par l’organisation, les gens y adhérèrent pendant longtemps, avant que cet homme ne soit destitué de ses fonctions au parti et que sa ligne ne soit taxée de gauchisme aventuriste. Malgré les amers échecs et les revers successifs, les gens ne se débarrassaient cependant pas de la chimère de Li Lisan.

    Mais le bilan de la Révolte du 30 Mai leur permettrait de revenir de leurs illusions.

    Nous avions décidé de tirer parti de ce bilan pour critiquer l’ar-rivisme, le désir de renommée et la présomption petite-bourgeoise dont étaient atteints les fractionnistes serviles envers les grandes puissances.

    Je pensai également que ce bilan serait un événement historique, car il permettrait aux révolutionnaires de la région mandchoue d’acquérir une stratégie, une tactique scientifiques et des méthodes efficaces de direction des masses.

    L’autre tâche consistait à définir une ligne organisationnelle pertinente susceptible de regrouper les larges masses en une force politique et à en imprégner les jeunes communistes.

    Les communistes de la région de Jiandao n’avaient pas de ligne organisationnelle correcte à suivre pour rétablir et remettre en ordre les organisations dévastées, pour les étendre et les développer.

    Les fractionnistes serviles envers les grandes puissances qui opéraient en Mandchourie de l’Est commettaient de graves erreurs de «gauche» quand il s’agissait d’organiser les masses. En exhortant à une «révolution de classe», ils n’acceptaient dans leur organisation que des paysans pauvres, des valets de ferme et des ouvriers. Ils considéraient les autres couches sociales comme n’ayant aucun intérêt à la révolution. Aussi les gens qui n’avaient pas droit de cité dans l’organisation éprouvaient-ils de l’indignation contre les communistes et dénigraient le communisme: «Voilà ce qu’est le communisme! Un petit nombre de pauvres qui se réunissent pour discuter entre eux et les autres sont mis à l’index, c’est ça le communisme!»

    Pour éliminer la tendance au huis clos et unir monolithiquement toutes les forces patriotiques appartenant aux différentes couches de la société, il fallait combattre la servilité envers les grandes puissances et le dogmatisme tendant à ne s’en tenir qu’aux thèses classiques et aux expériences vécues à l’étranger, découvrir une ligne organisationnelle susceptible de rallier et de former toutes les forces patriotiques pour l’appliquer le plus vite possible.

    Après avoir proposé ces deux tâches comme objectif de la première étape de notre mission à Jiandao, je hâtai mon départ pour la Mandchourie de l’Est. Après avoir animé les organisations de masse à Guyushu, je me dirigeais vers Changchun, en compagnie de Ryu Pong Hwa et de Choe Tuk Yong, quand, chose inattendue, nous fûmes arrêtés par les seigneurs de la guerre chinois réactionnaires. Un mouchard nous avait dénoncés. A cette époque, ils suivaient de près nos activités. Ils avaient le nez aussi fin que la police japonaise. Ils avaient été prévenus que nous nous dirigions vers la Mandchourie de l’Est pour préparer la lutte armée.

    Ayant deviné que Guyushu était un des principaux centres d’activité des communistes coréens de la Mandchourie du Centre, ils demandèrent à la mairie du district de Yitong d’envoyer un agent de surveillance dans ce village pour épier nos activités.

    A Guyushu, un propriétaire foncier chinois nommé Li Chuliu, en liaison avec cet agent, espionnait nos activités.

    C’était lui qui avait prévenu l’agent de surveillance de notre départ pour Changchun. A Danantun, nous fûmes arrêtés par des membres du corps de garde envoyés d’urgence. Nous fûmes interrogés pendant plusieurs jours dans le dépôt de la mairie du district avant d’être transférés à Changchun, où nous fûmes détenus pendant à peu près 20 jours. C’était la troisième fois de ma vie que j’étais en prison.

    Li Guanghan, directeur du Lycée Yuwen de Jilin, et le professeur He séjournaient alors à Changchun. Informés de mon arrestation, ils exigèrent énergiquement des autorités militaires ma libération, en déclarant: «La prison de Jilin a acquitté Kim Song Ju, alors pourquoi l’avez-vous emprisonné de nouveau? Nous nous portons garants de lui.» Par bonheur, grâce à leur aide, je fus libéré.

    Ces deux bienfaiteurs qui sympathisaient avec le communisme n’avaient pas hésité à me sauver dans ces moments difficiles.

    J’étais en proie à une grande émotion: comme d’habitude, ils éprouvaient de la compassion pour moi, ils me protégeaient et sympathisaient avec notre cause. Pourrais-je jamais les oublier?

    La première chose que nous fîmes en Mandchourie de l’Est fut d’organiser à Dunhua des cours spéciaux à l’intention des combattants de l’Armée révolutionnaire coréenne et des éléments d’élite des organisations révolutionnaires.

    Les cours traitaient des tâches à accomplir et des moyens à utiliser pour préparer rapidement la lutte armée, des principes à suivre pour assurer la direction unifiée des organisations de base du parti, et de la question de l’organisation des masses révolutionnaires dispersées. Il s’agissait, pour ainsi dire, des travaux préparatoires pour la Conférence de Mingyuegou qui aurait lieu en décembre, la même année.

    Après les cours, je devais orienter le travail des organisations révolutionnaires des régions d’Antu, de Yanji, de Helong, de Wangqing, de Jongsong et d’Onsong.

    Après nous être suffisamment informés de la situation prévalant à Jiandao et dans la région de Ryuk-up en bordure du fleuve Tuman, nous convoquâmes, à la mi-mai 1931, chez Ri Chong San, à Wengshenglazi, une réunion des cadres du parti et de l’Union de la jeunesse communiste que les historiens appellent aussi Conférence de Printemps de Mingyuegou.

    Le mot «Wengshenglazi» signifie un rocher produisant le son de la porcelaine. Avant l’occupation de la Mandchourie par le Japon, Mingyuegou s’appelait Wengshenglazi. Après leur arrivée dans cette région, les Japonais donnèrent à la gare de chemin de fer qu’ils y avaient installée le nom de Mingyuegou qui se consacrera plus tard. Mingyuegou appartenait alors au district de Yanji, bien que ce soit aujourd’hui le chef-lieu du district d’Antu.

    A la Conférence de Printemps de Mingyuegou participèrent des dizaines de personnes, dont les cadres du parti et de l’Union de la jeunesse communiste, des combattants de l’Armée révolutionnaire coréenne et des agents clandestins. Je pense que presque tous les jeunes communistes d’élite de la région de Jiandao, y compris Paek Chang Hon, y avaient été invités.

    Le texte Rejetons la ligne gauchiste aventuriste et appliquons la ligne organisationnelle révolutionnaire est la reproduction de mon discours prononcé au cours de cette conférence. Ce discours fait état des deux tâches que j’avais définies en venant en Mandchourie de l’Est.

    Comme prévu, cette conférence servait à analyser correctement et à passer en revue les défauts essentiels de la Révolte du 30 Mai et à proposer une ligne d’organisation révolutionnaire: unir étroitement les masses laborieuses, rallier fermement autour de celles-ci toutes les forces antijaponaises des différentes couches sociales afin de transformer toute la nation en une seule gigantesque force politique.

    La conférence présenta, pour appliquer cette ligne, les tâches suivantes: renforcer le noyau dirigeant et accroître le rôle de ceux qui en faisaient partie pour qu’ils puissent s’acquitter de leurs devoirs en toute indépendance; rétablir et remettre en ordre les organisations de masse atteintes et y admettre des gens de toutes les classes sociales, former les masses à travers la lutte; enfin, renforcer la lutte commune des peuples coréen et chinois et raffermir l’amitié et la solidarité entre eux. En définissant les principes tactiques consistant à passer progressivement d’une lutte limitée à une lutte tous azimuts, de la lutte économique à la lutte politique, et à combiner habilement la lutte légale avec la lutte clandestine, la conférence insista sur la nécessité de résorber le gauchisme aventuriste.

    On peut affirmer, en résumé, que l’objectif de cette conférence était de gagner les masses à notre cause. La ligne du gauchisme aventuriste était le principal obstacle à la réalisation de cet objectif. Nous avions donc pris le parti de la rejeter.

    Lorsque nous eûmes critiqué la ligne gauchiste et proposé une ligne organisationnelle tendant à unir les larges masses, tous les participants l’approuvèrent sans réserve. De nombreux camarades prononcèrent des discours révolutionnaires. Tous les orateurs affirmaient que l’agression de la Mandchourie par le Japon n’était plus qu’une question de temps, qu’il fallait donc se préparer soigneusement à l’éventualité d’un combat décisif. Comme la réunion regroupait de nombreux vétérans de la révolution, nous entendîmes nombre de propositions intéressantes, auxquelles nous crûmes pouvoir nous référer.

    J’appris beaucoup de choses utiles à cette conférence.

    Après la conférence, les agents clandestins partirent les uns après les autres pour différentes régions de Jiandao et pour la Corée.

    Je demeurai quelques jours à Mingyuegou, où j’orientai le fonctionnement des organisations du parti et des organisations de masse, avant de partir pour Antu. En demeurant un certain temps à Antu, je voulais remettre à flot le travail révolutionnaire à Jiandao et à l’intérieur de la Corée.

    Antu est situé dans une région montagneuse. Eloigné de la voie ferrée, des grandes routes et des villes, ce bourg était à l’abri des brutalités des impérialistes japonais. Entouré de montagnes abruptes et de forêts épaisses, il offrait des conditions favorables pour établir des liens avec les organisations fonctionnant à Yanji, Helong, Wangqing, Hunchun, Fusong, Dunhua, Huadian, ainsi qu’avec celles qui existaient dans différentes régions de la Corée, notamment dans la région de Ryuk-up. Il fournissait également un milieu très favorable tant pour l’organisation et la formation de troupes de partisans que pour le développement du travail de création des organisations du parti. La composition de la population était excellente.

    A noter surtout que, puisque de là nous pouvions voir le mont Paektu, ce mont ancestral de la Corée, nous, à qui il tardait tant de revoir la patrie, nous délections et nous réconfortions à regarder son sublime et majestueux aspect. Quand il faisait beau, nous admirions, dans le ciel du côté sud-ouest, les sommets argentés des pics du Paektu, dont la vue éveillait en nous la détermination de prendre les armes pour libérer la patrie le plus tôt possible. Bien que nous fûmes obligés d’entreprendre la lutte armée sur une terre étrangère, notre commun désir était de faire retentir les coups de feu annonçant le commencement de la guerre contre le Japon justement là d’où nous pourrions contempler le Paektu.

    Auparavant, en avril, après les cours spéciaux de Dunhua, j’étais déjà allé à Antu superviser le travail des organisations de masse.

    Ma mère souffrait d’une maladie qu’on n’arrivait pas à diagnostiquer à l’époque. Elle disait simplement ressentir l’action du «mal» en elle et se contentait de prendre la tisane qu’elle se préparait elle-même.

    Malgré la gravité de sa maladie, elle s’en voulait de me voir sans le sou, loin de chez elle, tout en se dévouant, elle, à développer le travail de l’Association des femmes.

    Deux mois plus tard, je revenais à Antu. L’inquiétude pour ma mère ne me quittait pas.

    Mais, une fois arrivé à Antu, je fus soulagé car ma mère avait l’air plus rayonnant que je ne l’avais imaginé. Elle m’avait toujours conseillé de ne pas m’inquiéter pour la maisonnée et de me consacrer à la cause de la libération du pays. Mais, dès mon arrivée, elle ne cacha pas sa joie de me revoir et tâcha de ne pas me montrer son air malade.

    A la nouvelle de mon arrivée, ma grand-mère de Mangyongdae accourut me voir, les pieds nus, et m’étreignit. L’année où mon père était mort, elle était venue vivre un temps en Mandchourie, à Fusong, sans rentrer à Mangyongdae, partageant la vie besogneuse et misérable de sa belle-fille. Lorsque notre famille avait déménagé de Fusong à Antu, elle l’avait suivie. Une fois à Antu, elle s’installa chez les grands-parents maternels de Yong Sil, dans le village de Xinglongcun. Elle allait et venait entre notre maison et la maison des grands-parents maternels de Yong Sil pour manger et dormir.

    Yong Sil était l’unique fille de mon oncle Hyong Gwon.

    Après l’arrestation de mon oncle, ma tante (Chae Yon Ok) fut atteinte de grave mélancolie. C’était compréhensible, car, jeune mère d’un enfant, elle commençait à peine une vie heureuse que son mari fut arrêté et incarcéré.

    Après que mon oncle eut reçu sa peine de 15 années de réclusion et que sa vie de prison eut commencé, j’écrivis à ma tante pour lui recommander de se remarier après avoir confié son enfant à quelqu’un. Elle refusa. Elle disait: «Ma belle-sœur aînée qui a survécu à son mari ne s’est pas remariée et connaît toutes les peines du monde pour élever ses trois fils. Comment pourrais-je alors épouser un autre homme d’autant plus que mon mari est en vie? Quel dépit cela serait pour lui, père de Yong Sil, détenu en prison, d’apprendre que je me suis remariée? Si je me mettais en ménage avec un autre homme après avoir confié Yong Sil à quelqu’un, pourrais-je dormir tranquille et aurais-je envie de manger? N’en parlons plus.» C’était une femme vertueuse, au caractère droit.

    Arrivée à Antu, ma mère avait envoyé ma tante chez ses parents qui habitaient le village de Xinglongcun, dans l’espoir de la voir guérir de sa mélancolie.

    Ma grand-mère, logée chez les grands-parents maternels de Yong Sil, s’occupait à aider sa belle-fille. Mais quand la maladie de sa première belle-fille l’inquiétait, elle se dépêchait de venir chez nous préparer de la tisane ou faire la cuisine. En effet, elle se tourmentait beaucoup pour ses deux belles-filles malades.

    Si ma grand-mère n’a pas pu rentrer plus tôt dans sa région natale et a dû passer plusieurs années à l’étranger, je pense que c’est parce qu’elle a eu pitié de ses deux belles-filles solitaires et qu’elle voulait partager leur douleur.

    La nuit même où je fus arrivé à Antu, ma grand-mère se coucha à côté de moi.

    En pleine nuit, je me réveillai et je me trouvai la tête sur son bras. A peine m’étais-je endormi qu’elle avait tiré doucement l’oreiller de dessous ma tête pour pouvoir m’enlacer. J’étais si ému que je n’osai retirer ma tête de son bras pour la replacer sur l’oreiller.

    Elle me demanda alors d’une voix douce:

    «N’as-tu pas oublié ta contrée natale?

     Pas du tout, grand-mère. Je n’ai pas oublié un seul instant Mangyongdae. Comme mes parents et les autres de Mangyongdae me manquent!

     A vrai dire, je suis venue ici pour emmener avec moi tous les membres de ma famille: sinon toi, du moins ta mère et tes jeunes frères. Mais ta mère n’y consent pas. D’après elle, du moment qu’on a pris la détermination de ne retraverser le fleuve Amnok qu’après avoir libéré le pays, il n’y a pas à y revenir sous prétexte que ton père est mort. Sa détermination est telle qu’elle ne s’est même pas retournée une seule fois lorsqu’elle a quitté Fusong. Je ne lui ai donc plus demandé de rentrer au pays. Si cela est plus utile à l’indépendance nationale de vivre ici, je ne vous inviterai plus à partir, et je partirai seule pour Mangyongdae. Si toi et les tiens avez le mal du pays et que vos grands-parents vous manquent, je vous prie de nous écrire de temps en temps, je verrai alors vos visages dans vos lettres. Je ne peux pas revenir ici souvent.»

    Or, je n’ai pu jamais accéder à la demande de ma grand-mère.

    Je n’ai pas jugé nécessaire de lui écrire, car les journaux de la Corée parlaient souvent de moi et des résultats des combats des troupes de guérilla antijaponaises.

    Ma grand-mère reprit: «Si tu veux faire de grandes choses, il faut que ta mère se porte bien, mais sa maladie va empirer si elle persévère à travailler, c’est un problème.» Et elle soupira doucement.

    A la pensée de ma mère malade, je ne pus plus m’endormir. En fils aîné je devais réfléchir à bien des choses, car il me fallait me charger de l’entretien de ma famille.

    A cette époque, les jeunes gens qui faisaient la révolution avec nous pensaient que les hommes qui s’étaient engagés dans la voie de la lutte devaient oublier la famille. Ils étaient d’avis qu’il ne fallait pas s’occuper de la famille si l’on voulait faire de grandes choses.

    Je leur reprochai de bonne heure cette attitude erronée et leur fis remarquer que ceux qui n’aiment pas leur famille ne peuvent pas priser vraiment leur patrie et la révolution.

    Or, est-ce que moi-même, je prenais soin de la famille? Est-ce que je m’occupais d’elle? Ma conception de la piété filiale à l’époque était que se consacrer entièrement à la révolution était l’expression suprême de l’amour de la famille. Je n’avais jamais songé à une affection filiale indépendante de la révolution, car le destin d’une famille est inséparablement lié à celui de la patrie. Chacun sait que la sécurité de la première dépend de celle de la dernière. Le malheur qui est arrivé à la nation entraîne forcément celui des millions de familles qui la forment. Par conséquent, la défense de la sécurité et du bonheur de chaque famille implique la défense du pays, qui exige que chacun s’acquitte loyalement de ses devoirs civiques.

    Pourtant, faire la révolution ne peut pas être un prétexte pour négliger la famille. L’amour de la famille est un stimulant qui incite les révolutionnaires à la lutte. Le manque d’amour du révolutionnaire pour sa famille entraîne un manque de zèle pour la lutte.

    Je connaissais, en principe, la relation existant entre la famille et la révolution, tandis que je ne savais pas au juste ce que devait faire, pour sa famille, un révolutionnaire prêt à se sacrifier pour la révolution.

    Le matin, je me levai et fis le tour de la cour de la maison. Il y avait plusieurs coins à réparer qui attendaient des mains d’homme. La provision de bois de chauffage allait s’épuiser.

    Je me résolus à profiter de ma visite pour aider ma mère dans son ménage. Ce jour-là, toutes les affaires cessantes, Chol Ju et moi, nous allâmes dans la montagne, à l’insu de notre mère, pour ramasser du bois.

    Ma mère qui était allée puiser de l’eau au puits nous rejoignit, munie d’un coussinet de paille et d’une faucille. Je ne sais comment elle avait su où nous étions allés. Nous eûmes beau la prier de rentrer à la maison, elle s’obstina à nous suivre. Elle dit:

    «Je ne suis pas venue vous aider. Je veux seulement m’entretenir avec vous. Song Ju, la nuit passée, tu as beaucoup parlé avec ta grand-mère.»

    Elle ébaucha un doux sourire.

    Alors seulement, je devinai le sentiment de ma mère. Dans ma famille, ma grand-mère était toujours à s’occuper de moi. Quand elle m’avait quitté, mes jeunes frères venaient s’accrocher à moi.

    En ramassant du bois, ma mère ne me quitta pas et causa sans cesse avec moi. Elle me demanda:

    «Song Ju, connais-tu un certain monsieur Choe Tong Hwa?

    Oui, je le connais. C’est un homme qui prétend militer pour le communisme.

    Il est passé chez moi il y a quelques jours. Il m’a demandé quand tu viendrais à Antu, et il m’a priée de le lui faire savoir si tu venais. Il m’a dit qu’il voulait avoir une discussion avec toi.

    Une discussion? Pourquoi a-t-il envie d’avoir une discussion avec moi?

    Il s’est fâché contre toi parce que tu as parlé partout de l’inopportunité de la Révolte du 30 Mai. Il a dit que ses supérieurs avaient approuvé et soutenu l’idée de ce mouvement et qu’il ne comprenait pas pourquoi un homme aussi sensé que Song Ju réprouvait cette action, et il a hoché la tête. Est-ce que tu ne t’attires pas la haine des gens?

    C’est possible. Il semble que certains sont mécontents de mon opinion. Qu’en penses-tu, mère?

    Oh, moi, je ne sais pas ce qui se passe dans le monde. Je me suis contentée de m’affliger de voir des gens arrêtés ou tués en masse. Si l’élite disparaît, qui fera la révolution?»

    Je trouvai raisonnable l’opinion simple et claire de ma mère. Le peuple est toujours bon juge. Il comprend tout phénomène social.

    «Mère, tu as raison. Tu es plus juste et plus équitable que ce Choe Tong Hwa. Tu vois que notre révolution continue de se ressentir de cette révolte-là. Je suis venu à Antu remédier aux fâcheux résultats de cette action irréfléchie.

    Tu as donc beaucoup de choses à faire comme au printemps dernier. Ne t’inquiète plus pour la famille comme tu l’as fait aujourd’hui et applique-toi à ton travail.»

    C’était bien ce qu’elle voulait me dire. C’était probablement pour me dire cela qu’elle avait mis Choe sur le tapis.

    Depuis, comme elle le voulait, je me consacrai à la formation des organisations.

    Antu était une des régions qui avaient beaucoup souffert de la Révolte du 30 Mai. Par-dessus le marché, l’effort d’organisation des masses y laissait à désirer. Pour transformer Antu, il fallait tout d’abord y étendre les organisations du parti, grossir leurs effectifs et établir un système cohérent de direction pour elles.

    A la mi-juin 1931, nous organisâmes le comité du parti du secteur de Xiaoshahe, district d’Antu, avec des éléments d’élite, dont Kim Jong Ryong et Kim Il Ryong, et chargeâmes ce comité d’envoyer des agents clandestins dans les régions d’Erdaobaihe, de Sandaobaihe, de Sidaobaihe, de Dadianzi, de Fuerhe et de Chechangzi afin d’y former des organisations de base du parti.

    Après la formation du comité du parti de ce secteur, nous nous mîmes à étendre les organisations de la jeunesse communiste et à créer des organisations antijaponaises, telles que l’Association des paysans, l’Union anti-impérialiste, l’Association révolutionnaire de secours mutuel et la Troupe d’enfants éclaireurs, dans les régions de Liushuhe, de Xiaoshahe, de Dashahe et d’Antu.

    Ainsi, l’été de la même année, le travail élémentaire pour l’organisation des masses dans la région d’Antu était terminé. Tous les villages, sans exception, avaient leurs organisations.

    La division des rangs des révolutionnaires était le principal obstacle à la transformation révolutionnaire d’Antu.

    Antu était divisé, de part et d’autre d’une rivière, en deux villages: le Sud et le Nord, qui avaient leurs propres organisations de la jeunesse. L’organisation de la jeunesse du Nord était dirigée par les descendants des leaders du Jong-ui-bu, tandis que celle de la jeunesse du Sud était patronnée par Sim Ryong Jun et d’autres personnalités du Chamui-bu. Ces deux organisations se méfiaient l’une de l’autre et se chamaillaient. Le mouvement de la jeunesse était d’autant plus compliqué que l’organisation de la jeunesse, sous le contrôle du groupe M-L dirigé Choe Tong Hwa, s’était enracinée.

    Dans ces conditions, nous veillâmes à ce que les organisations de la jeunesse soient unifiées, au lieu d’être restaurées telles qu’elles avaient été. Comme nous avions mis les jeunes en garde contre les moindres tentatives de division de leur mouvement et que nous avions combattu sans merci ce genre d’action, les fractionnistes aussi entêtés que Choe Tong Hwa devaient prendre sérieusement en compte notre attitude consistant à unifier les organisations de la jeunesse de la région d’Antu.

    La transformation révolutionnaire d’Antu se heurta, en outre, aux machinations de sabotage de nos adversaires.

    Les chefs de village à Kalun et à Wujiazi étaient tous sous notre influence, tandis que le chef du village de Xinglongcun était l’espion d’un propriétaire foncier récalcitrant qui se nommait Mu Hanzhang. Après s’être secrètement informé de la mentalité des villageois et de l’activité des organisations de masse, il se rendait directement au chef-lieu de district. Nous réunîmes tous les villageois, hommes et femmes, jeunes et vieux, en un meeting de protestation, qui décida de bannir le chef de village.

    Quelques jours après, Mu Hanzhang vint lui-même me voir. Il me dit:

    «J’ai senti dès le début que vous étiez un communiste.

    «Je demeure toujours à Jiuantu, et je n’ai ici que des membres du corps de garde, ce qui m’inquiète. Si ces blancs-becs en viennent à vous démasquer et à vous nuire, tous les communistes verront en moi un ennemi. Mais nous ne pouvons pas continuer à vivre comme nous le faisons maintenant. On dirait que nous sommes dans une situation délicate. Si les Japonais vous reconnaissent, ils me décapiteront, moi en premier lieu. Je vous propose donc un modus vivendi: vous vous en irez une fois pour toutes d’ici. Si vous avez besoin d’argent pour le voyage, je vous en donnerai autant que vous voudrez.»

    Je l’écoutai jusqu’au bout, puis répondis:

    «Vous n’avez pas à vous faire de la bile. Vous êtes un propriétaire foncier, mais je crois que vous gardez votre conscience de Chinois et que vous détestez les impérialistes japonais qui se ruent sur la Chine qu’ils veulent avaler.

    «A mon avis, vous n’avez pas de motif de vous opposer à nous ou de nous nuire. Je ne vous soupçonne de rien, ni vous-même ni les membres de votre corps de garde qui sont de jeunes Chinois.

    «Je ne vous parlerais pas aussi franchement si vous étiez une canaille. Plutôt que de vous inquiéter pour nous, vous feriez mieux de veiller à ne pas être tenu pour un “chien” des Japonais.»

    Sur ce, Mu Hanzhang se contenta de m’écouter; il quitta aussitôt Xinglongcun.

    Plus tard, Mu Hanzhang et ses gardes gardèrent le plus souvent la neutralité envers nous et nous traitèrent avec prudence. Le nouveau chef de village ne faisait que temporiser quand il avait affaire avec nous et ne nous demandait, avec prudence, que le strict nécessaire.

    Si nous n’avions pas appliqué à temps à Antu l’orientation consistant à organiser les masses, nous n’aurions pas pu soumettre un gros propriétaire foncier comme Mu Hanzhang, dans la région de Jiandao, dévastée, qui venait d’être affectée par la terreur blanche, ni le «neutraliser» pour en faire un vrai robot.

    Les masses organisées ont une force vraiment inépuisable, et rien n’est impossible pour elles. Les organisations révolutionnaires de Xinglongcun et de ses environs gagnèrent en vigueur et en force.

    

    

    

    2. L’Evénement du 18 Septembre

    

    

    Les organisations d’Antu retrouvèrent leur voie et commencèrent à fonctionner. Aussi, pour obtenir de nouveaux succès de ce genre, j’allai, l’été et au début de l’automne 1931, auprès des organisations locales de Helong, de Yanji et de Wangqing réorganiser les masses dispersées à la suite de la Révolte du 30 Mai.

    J’entreprenais pour de bon mon travail à Dunhua en maintenant mes liens avec Antu, Longjing, Helong, Liushuhe, Dadianzi, Mingyuegou, etc., lorsque l’Evénement du 18 Septembre se produisit. Je travaillais alors avec des militants des Jeunesses communistes dans un village des alentours de Dunhua.

    Le 19 septembre, au petit matin, Chen Hanzhang vint en courant dans le village et m’annonça la nouvelle de l’attaque de Fengtian par l’armée japonaise du Guandong:

    «La guerre! Les Japonais ont finalement déclenché la guerre!»

    Poussant des gémissements essoufflés comme un homme chargé d’un gros fardeau, il se laissa tomber sur son séant sur la terrasse, sous l’auvent. La «guerre» qu’il prononçait avait une résonance sinistre.

    Evénement que j’avais prévu depuis longtemps et dont la date coïncidait presque avec mes prévisions. Et toutefois, le choc n’en était pas moins fort dans mon cœur qui battait la chamade: je pressentais les calamités qui s’abattraient sur la nation coréenne et sur des centaines de millions de Chinois, ainsi que les changements imprévisibles que subirait ma destinée.

    Plus tard, par différentes voies, nous apprîmes la vérité sur l’évolution des événements.

    Dans la nuit du 18 septembre 1931, à Liutiaogou à l’ouest de Beidaying de Shenyang, une explosion eut lieu sur une voie ferrée appartenant à la compagnie japonaise des chemins de fer de Mandchourie. Alléguant cyniquement que les troupes de Zhang Xueliang avaient perpétré cet acte et attaqué la garnison japonaise, les impérialistes japonais lancèrent une attaque surprise, occupant d’emblée Beidaying. Le 19 au matin, ils prirent d’assaut l’aéroport de Fengtian.

    Après Shenyang, les grandes villes de la Chine du Nord-Est, comme Dandong, Yingkou, Changchun, Fengcheng, Jilin, Dunhua, furent occupées successivement par l’armée japonaise du Guandong et les troupes d’occupation japonaises de la Corée qui avaient franchi l’Amnok. En moins de cinq jours, elles occupèrent presque entièrement le vaste territoire des provinces du Liaoning et du Jilin et, étendant leur secteur, foncèrent sur Jinzhou.

    Elles opéraient avec la rapidité de l’éclair.

    Bien que les impérialistes japonais eussent falsifié les faits et rejeté la responsabilité de l’incident sur la Chine, nul ne crut aux rumeurs qu’ils faisaient courir. Leur nature perfide était connue. Comme le reconnaîtront plus tard ceux-là mêmes qui ont provoqué l’incident, c’était le service secret de l’armée japonaise du Guandong qui avait fait sauter les rails de la Compagnie japonaise des chemins de fer de Mandchourie et allumé la mèche de l’Evénement du 18 Septembre. Nous dénonçâmes dans la presse le complot et la ruse des impérialistes japonais pour s’emparer de la Mandchourie, en rejetant sur eux la responsabilité de l’incident de Liutiaogou.

    Le 18 septembre 1931 au matin, alors que l’armée japonaise du Guandong se préparait à intervenir en Mandchourie, le colonel Dohihara Kenji (chef du service secret de Shenyang), un des organisateurs de l’incident, fit brusquement son apparition à Séoul. Il alla voir Kanda Masatane, officier d’état-major supérieur au Q.G. des troupes d’occupation japonaises de la Corée et lui expliqua le mobile de sa visite en Corée, disant qu’il voulait se débarrasser des journalistes. Dès que l’événement aurait lieu, une foule de journalistes viendrait l’assaillir pour l’importuner, et il était venu d’avance en Corée pour leur échapper.

    A la même heure, le général Watanabe Jotaro, chef du Q.G. de l’aviation du Japon, arrivait à Séoul, où il se détendait avec le général Hayashi Senjuro, commandant des troupes d’occupation japonaises de la Corée, à l’occasion d’un banquet organisé au grand restaurant Paekunjang. Ce comportement était trop pacifique et tranquille de la part de ceux qui allaient provoquer un événement grave comme celui de la Mandchourie.

    Lorsque je lis ces documents historiques, il me vient à l’esprit le fait que Truman était chez lui, dans sa villa, lorsque la guerre de Corée a éclaté. Si nous cherchons à faire un parallèle entre l’Evénement du 18 Septembre et la guerre de Corée, ce n’est pas seulement parce que ces deux guerres ont éclaté à l’improviste, sans déclaration de guerre. C’est plutôt parce qu’on découvre chez ceux qui ont déclenché les deux guerres la perfidie, le cynisme, l’agressivité et l’arrogance de dominateur propres aux impérialistes.

    Certains considèrent l’histoire comme une accumulation d’événe-ments toujours nouveaux, mais il n’en faut pas moins tenir compte des traits analogues ou communs qui caractérisent de tels événements.

    Nous étions certains que le Japon s’emparerait de la Mandchourie en provoquant un incident comme celui du 18 Septembre. C’était, à nos yeux, un fait établi. Nous l’avions pressenti lorsque les impérialistes japonais avaient organisé l’assassinat de Zhang Zuolin dans une explosion, lorsque l’incident de Wanbaoshan s’était produit, mettant en opposition les peuples coréen et chinois, et lorsque le capitaine Nakamura, de l’état-major de l’armée japonaise du Guandong, espion déguisé en agronome, avait «disparu».

    L’incident de Wanbaoshan me troubla tout particulièrement.

    Wanbaoshan était un petit village situé à environ 30 km au nord-ouest de Changchun. L’incident de Wanbaoshan est l’histoire du litige qui a opposé les immigrés coréens et les habitants chinois de ce village autour du problème d’une conduite d’eau. Pour aménager des rizières, les immigrés coréens avaient creusé un canal devant amener les eaux de la rivière Yitonghe. Ce faisant, ils avaient outrepassé les champs des Chinois. Par ailleurs, la construction d’un barrage que supposaient ces travaux risquait de provoquer le débordement de la rivière pendant la saison des grandes pluies. Aussi les Chinois s’opposèrent-ils au projet.

    Les Japonais intervinrent alors, incitant les paysans coréens à pousser leurs travaux. Le litige s’étendit ainsi, se propageant jusqu’en Corée et donnant lieu à des rixes violents causant des pertes en vies humaines et des pertes matérielles. Un litige local qu’on pouvait constater souvent à la campagne fut habilement exploité dans le but de diviser nos deux nations.

    Si les Japonais n’avaient pas semé la discorde et si certains paysans coréens et chinois avaient fait valoir la raison, le litige se serait limité à une simple querelle, loin de dégénérer en un rixe accompagné de destructions. Cet incident alimenta les malentendus et la méfiance et créa de l’hostilité entre les peuples coréen et chinois.

    Je n’avais pu alors fermer l’œil de la nuit, et je réfléchis. Les deux peuples enduraient des malheurs similaires de la part des impérialistes japonais. Pourquoi devraient-ils alors se battre à coups de poing jusqu’au sang? Il était honteux qu’ils se haïssent et se battent à cause d’une conduite d’eau, alors qu’ils auraient dû se donner la main pour combattre en commun le Japon. Pourquoi et à cause de qui ce désastre s’était-il produit? A qui profitait-il et à qui nuisait-il?

    Soudain, l’incident me parut une mascarade, le prélude organisé à un événement immense. J’avais surtout de la suspicion à l’égard des membres du consulat japonais de Changchun qui s’étaient mêlés du conflit entre paysans et qui «avaient pris parti» pour les Coréens. Ceux qui avaient accaparé des terres cultivables en Corée au moyen de lois de nature pilleuse, comme la «loi sur le recensement des terres», et avaient pratiqué une politique agricole meurtrière s’étaient brusquement transformés en «protecteurs» et «défenseurs» des paysans coréens! Rien d’autre qu’une caricature politique aux yeux du monde entier. Je pensai aussi avec suspicion à la hâte qu’avait eue la filiale de Changchun du journal Kyongsong Ilbo de communiquer le litige de Wanbaoshan à sa rédaction, ainsi que d’imprimer et de diffuser dans le pays une édition spéciale consacrée à cet incident.

    S’agissait-il de la réussite d’un énorme complot tramé par les cerveaux de l’impérialisme japonais en profitant habilement d’un litige local pour semer la discorde entre les peuples coréen et chinois? Pourquoi avaient-ils eu alors besoin de ce genre d’intrigues?

    Pendant que nous remettions de l’ordre dans les organisations révolutionnaires dans des régions montagneuses de Jiandao, les impérialistes japonais se hâtaient certainement de préparer quelque coup.

    L’incident de Wanbaoshan n’avait pas encore cessé d’avoir des échos qu’en été de la même année un autre incident se produisit, celui de la «disparition» du capitaine Nakamura qui poussait les relations sino-japonaises au bord de la guerre. A cette occasion, au Japon, on assistait à des événements suspects. Les jeunes officiers de Tokyo se rassemblèrent au sanctuaire Yasukuni pour célébrer une cérémonie pour le repos de l’âme de Nakamura et dessinèrent avec leur sang le drapeau du Japon qu’ils arborèrent au-dessus de ce sanctuaire pour exciter la psychose de la guerre parmi la population. Toutes sortes d’organisations intéressées par la Mandchourie ouvrirent un congrès conjoint sur le problème mandchou-mongol, où, elles crièrent à tue-tête que l’emploi de la force était la seule solution possible.

    Je jugeai que l’agression des impérialistes japonais contre la Mandchourie était une question de temps. Plus d’un argument étayait cette conjecture.

    S’emparer d’abord de la Corée, ensuite de la Mandchourie et de la Mongolie, puis de la Chine et puis dominer l’Asie étaient le fondement de la politique extérieure du Japon, comme il était défini dans le «mémoire Tanaka». Le char du Japon militariste, animé de l’ambition de devenir le patron de l’Asie orientale, roulait suivant la voie tracée par cette politique.

    Prétextant la «disparition» du capitaine Nakamura, les impérialistes japonais rassemblèrent les effectifs de leur armée du Guandong à Shenyang et les mirent en état d’attaque.

    Chen Hanzhang avait été très malheureux de constater que lui et ses camarades n’avaient presque rien d’autre que les mains vides alors que les troupes japonaises allaient envahir la Mandchourie, et il s’inquiétait de ne pas savoir quoi faire. Il fondait quelque espoir sur le clan militaire de Zhang Xueliang qui appartenait au Guomindang. D’après lui, ces seigneurs de la guerre étaient certes indécis, mais dès que la souveraineté nationale serait atteinte, ils se verraient obligés de résister pour leur prestige et à cause des pressions de centaines de millions de Chinois.

    Je lui répondis qu’il était chimérique de s’attendre à ce que les seigneurs de la guerre du Guomindang résistent à l’agresseur. Je lui expliquai:

    «Rappelons-nous l’attentat à la bombe contre Zhang Zuolin16. Il y avait des preuves irréfutables pour croire à un attentat monté par l’armée japonaise du Guandong, mais le clan militaire de la Chine du Nord-Est s’est gardé de tirer l’affaire au clair et de demander des comptes à l’armée japonaise du Guandong. Il a même accueilli les Japonais prétendument venus présenter leurs condoléances. Faut-il n’y voir que de la prudence, de la faiblesse ou de l’indécision? Soucieux d’éliminer le Parti communiste chinois et de “punir” l’Armée rouge des ouvriers et des paysans, le Guomindang rassemble des centaines de milliers d’effectifs dans le secteur du soviet central de la province de Jiangxi. Son intention est de détruire le Parti communiste chinois et l’Armée rouge des ouvriers et des paysans, quitte à céder une partie du territoire aux Japonais. Sa ligne est de balayer les forces communistes et de pacifier le pays avant de combattre l’ennemi extérieur. Zhang Xueliang qui a pris entièrement parti pour le Guomindang après la mort de son père suit à l’aveuglette cette ligne-là. Par conséquent, il ne résistera pas, et il est absurde d’espérer qu’il le fasse.»

    Chen Hanzhang m’avait alors écouté avec sérieux sans pourtant m’approuver. «Disons que le clan de Zhang Xueliang soit porté à suivre la ligne du Guomindang. S’abstiendrait-il de résister à l’agresseur s’il risquait de perdre la Chine du Nord-Est, son fief politique, militaire et économique?» disait-il, comptant toujours sur Zhang Xueliang.

    L’Evénement du 18 Septembre s’était enfin produit. Les troupes de Zhang Xueliang, comptant pourtant des centaines de milliers d’hommes, avaient cédé Shenyang sans opposer la moindre résistance. Chen Hanzhang n’avait trouvé mieux à faire que de venir me voir en courant.

    «Camarade Song Ju, j’ai été rêveur et naïf», dit-il en frémissant de tout son corps. N’en revenant pas de son trouble, il continuait à se maudire:

    «Quelle stupidité que de croire qu’un individu comme Zhang Xueliang défendrait la Chine du Nord-Est! C’est un lâche, un chef vaincu qui a trompé la confiance de la nation chinoise et renoncé à résister au Japon. L’autre jour, à Shenyang, j’ai vu ses soldats grouiller dans toute la ville. Ils portaient des fusils du dernier modèle. Et pourtant, malgré leur nombre, ils ont battu en retraite, sans tirer un seul coup de fusil. Quoi de plus triste! Comment doit-on l’interpréter?»

    Calme et doux par nature, il ne parvenait cependant pas à se maîtriser, il ne cessait de crier.

    Il est vrai que Zhang Xueliang préconisera plus tard la résistance au Japon et contribuera à établir la collaboration entre le Guomindang et le Parti communiste chinois, mais il eut mauvaise presse lors de l’Evénement du 18 Septembre.

    Je conduisis Chen Hanzhang à l’intérieur et le raisonnai:

    «Camarade Chen, calmez-vous. Comme vous le savez, nous avions prévu que les troupes japonaises attaqueraient la Mandchourie. Pourquoi en parler alors bruyamment comme si c’était quelque chose de nouveau? Ce qu’il nous faut maintenant, c’est suivre avec lucidité l’évolution des événements et nous préparer à y faire face.

    C’est vrai. Mais c’est trop injuste et révoltant, ce qui s’est passé. J’ai mis trop d’espoirs en Zhang Xueliang, ce me semble. Je n’ai pas pu dormir de la nuit. J’ai souffert toute la nuit, et je me suis hâté de venir ici. Camarade Song Ju, savez-vous quels sont les effectifs militaires de la Chine du Nord-Est sous le commandement de Zhang Xueliang? 300 000 hommes! Est-ce peu? Et ces hommes ont cédé Shenyang en une seule nuit, sans tirer un seul coup de fusil! Ah, faut-il croire que la nation chinoise est aussi lâche et aussi faible? Faut-il y voir la fin de la patrie de Confucius, de Zhu Geliang, de Du Fu et de Sun Yatsen?»

    Se frappant la poitrine, Chen Hanzhang se lamentait. De grosses larmes comme des gouttes de sang ne cessaient de tomber de ses yeux.

    Il était normal qu’il déplorât le drame qui s’abattait sur sa nation et s’en attristât. C’était l’expression d’un sentiment noble que seuls peuvent éprouver ceux qui aiment leur patrie. Il est de leur droit inaliénable de se plaindre de la sorte.

    J’avais fait, moi aussi, une expérience de ce genre. Dans mon village natal, j’avais pleuré à part, dans une pinède, en songeant à mon pays foulé aux pieds par les Japonais. C’était un dimanche, alors que je venais de voir en ville un vieillard se rouler par terre, couvert de blessures causées par les coups de botte d’un agent de police japonais. Ecœuré, j’avais passé tout le reste de la journée, jusqu’au crépuscule, sur la colline Mangyong.

    Je m’étais alors demandé: «Comment notre pays, pourtant fier de son histoire cinq fois millénaire, a-t-il pu se laisser asservir en quelques jours? Comment faut-il laver cette honte?»

    Tous deux, Chen Hanzhang et moi-même, nous avions donc subi la même honte. Alors que l’identité de nos idéaux nous avait rapprochés, c’était maintenant l’identité de nos situations qui renforçait notre amitié. Le malheur rapproche les gens, approfondit l’amitié et l’amour. Si les peuples et les communistes coréens et chinois ont pu se rapprocher et fraterniser, c’est que leurs situations, leurs objectifs et leurs causes étaient identiques. Si les impérialistes s’allient momentanément pour obtenir des profits, les communistes sont unis par une ferme solidarité internationaliste pour l’affranchissement et le bien-être de l’homme, leur objectif commun. Je partageai la tristesse de Chen Hanzhang, et je me dis que le peuple coréen voyait sa propre détresse dans celle du peuple chinois.

    Si Jiang Jieshi, Zhang Xueliang et d’autres chefs politiques et militaires qui commandaient des armées fortes de dizaines de milliers, voire de millions d’hommes, avaient connu le patriotisme et avaient eu la sensibilité de ce simple jeune homme de Dunhua, les choses auraient pris une autre tournure. S’ils avaient pensé au destin de leur nation avant de penser aux intérêts de leurs groupes, s’ils avaient coopéré avec les communistes au lieu de s’opposer à eux, s’ils avaient incité tout le peuple et toutes les forces armées à résister au Japon, l’agression aurait été stoppée à temps, le territoire et la population auraient été défendus avec honneur.

    Mais ils n’aimaient pas assez leur pays ni leur peuple.

    Quelques jours avant l’attaque japonaise sur la Mandchourie, Jiang Jieshi avait déjà donné aux troupes de la Chine du Nord-Est placées sous le commandement de Zhang Xueliang l’ordre de «se tenir sur la réserve en cas de défi de la part des troupes japonaises et de faire l’impossible pour éviter tout conflit». Cela avait prévenu toute résistance militaire. Plus tard, la révélation de ce fait scandalisera des centaines de millions de Chinois. Le destin de la Mandchourie avait été décidé avant même l’Evénement du 18 Septembre.

    Même après cet événement, le gouvernement de Jiang Jieshi établi à Nanjing publia une déclaration capitulationniste invitant les troupes chinoises à ne pas résister aux troupes japonaises mais à faire preuve de sang-froid et de patience. Le moral des troupes et de la population s’en trouva entamé. Ledit gouvernement alla jusqu’à envoyer des délégués à Tokyo pour négocier secrètement avec le gouvernement japonais, et Jiang Jieshi n’hésita pas alors à commettre le crime de céder aux impérialistes japonais la zone frontière sino-soviétique sous réserve que le Japon n’occupe pas d’autres régions de la Chine.

    Si Jiang Jieshi avait fait fi de son amour-propre de président d’un pays d’une population de plusieurs centaines de millions d’habitants et d’une superficie de quelques millions de kilomètres carrés en acceptant de céder aux Japonais une importante partie du territoire national, c’est qu’il craignait les fusils du peuple chinois braqués sur les propriétaires fonciers, les capitalistes compradores et les bureaucrates du Guomindang plus que les canons du Japon.

    De la sorte, 300 000 hommes des troupes frontalières de la Chine du Nord-Est reculèrent devant l’armée japonaise du Guandong qui n’était même pas un 25e de cet effectif, abandonnant tout le territoire de la vaste Mandchourie avec ses extraordinaires richesses naturelles.

    Chen Hanzhang se lamentait, attristé par le sort de son pays, lorsque je lui dis:

    «Il n’est plus question de compter sur aucun parti, ni aucun clan, ni aucune force politique. Nous devons compter sur nous-mêmes et sur nos propres forces. La situation exige que nous armions nous-mêmes le peuple pour l’appeler au combat contre le Japon. Notre issue, c’est de prendre les armes.»

    Sans dire mot, Chen Hanzhang empoigna fortement mes mains.

    Pour le faire changer d’humeur, je passai toute la journée avec lui. J’étais pourtant plus attristé par le sort de mon pays qu’il ne l’était par celui du sien. Une partie de son pays avait été accaparée par l’agresseur, tandis que mon pays l’avait été entièrement.

    Le lendemain, sur son invitation, j’allai chez lui, à Dunhua.

    L’Evénement du 18 Septembre bouleversa la Chine, la Corée, voire le monde entier. Le monde avait été frappé de stupeur lorsque le Japon avait avalé la Corée. Et maintenant il poussait de nouveaux cris de détresse devant la canonnade du 18 Septembre qui était la prémisse d’une nouvelle guerre mondiale aux yeux de l’humanité entière.

    Le Japon présentait cet événement comme un incident local inattendu pouvant être réglé par voie de négociations avec la Chine, mais le monde n’y croyait pas. L’opinion mondiale, équitable, qualifiait l’attaque japonaise de la Mandchourie de flagrante agression contre un Etat souverain et exigeait le retrait des troupes japonaises des territoires qu’elles avaient occupés.

    Au contraire, les impérialistes, notamment les Etats-Unis, désireux de voir le Japon braquer la pointe de sa lance sur l’Union soviétique, se réjouissaient de cette agression. La Société des Nations expédia en Mandchourie une commission d’enquête conduite par Lytton, qui ne défendit pourtant pas la cause de la justice: prenant une attitude ambiguë, il ne tira pas l’affaire au clair et ne qualifia pas le Japon d’agresseur.

    Le déclenchement de la guerre et la débandade, la retraite générale des forces, pourtant puissantes, du clan de Zhang Xueliang devant l’offensive des troupes japonaises découragèrent des centaines de millions de personnes. Le mythe de l’«armée impériale invincible» engendré par la victoire nipponne dans la guerre sino-japonaise et la guerre russo-japonaise était devenu réalité. En même temps que l’indignation, la terreur balayait la Corée, la Mandchourie et tout le continent asiatique. Elle mit au grand jour la nature de l’ensemble des forces armées, des forces politiques, des organisations révolution-naires, des patriotes et personnalités de tout acabit.

    L’Evénement du 18 Septembre accula la majeure partie des troupes indépendantistes déjà en effondrement dans les contrées montagneuses et jeta droit dans les bras de l’impérialisme japonais les personnes qui préconisaient à grands cris l’accroissement de la force nationale. Les soldats des troupes indépendantistes enterraient leurs fusils et, les épaules rentrées, s’en retournaient vers leurs foyers, les partisans de l’«amélioration de la nation» criaient des slogans projaponais. Les patriotes qui avaient publié successivement des déclarations pour l’indépendance et appelé à la résistance pour le salut national s’exilaient à l’étranger, chantant le Chant du mal du pays. Certains militants indépendantistes abandonnaient leur ancien théâtre d’opérations et fuyaient, à la suite des troupes de Zhang Xueliang, vers Jinzhou, Changsha, Xian.

    Après la canonnade du 18 Septembre, la décomposition des forces au sein de notre nation s’accéléra, celles-ci se divisant en patriotes et traîtres, antijaponais et projaponais, éléments prêts à se sacrifier et éléments soucieux de se protéger. Chacun, selon sa conception de la vie, prenait parti pour l’un ou l’autre camp. L’Evénement du 18 Septembre fut une véritable pierre de touche pour tous les compatriotes dont les convictions étaient testées.

    Pendant plusieurs jours de suite, à Dunhua, je discutai avec Chen Hanzhang de l’Evénement du 18 Septembre. Il est vrai que nous étions au début décontenancés. Nous avions jugé sans peine que le moment était venu de prendre les armes, mais, vu le flot des troupes japonaises, nous ne savions par quoi commencer. Mais nous ne tardâmes pas à retrouver notre aplomb et suivîmes l’évolution des événements avec lucidité.

    Je réfléchis surtout sur l’influence que pouvait avoir l’agression japonaise contre la Mandchourie sur la révolution coréenne.

    L’arrivée des troupes japonaises en Mandchourie étant devenue réalité, et l’invasion de cette région, un fait accompli, nous voyions l’ennemi à côté de nous. Aux termes de la «Convention Mitsuya», les autorités japonaises bénéficiant de l’aide du clan militaire chinois renforcèrent pendant quelques années leur répression contre les indépendantistes et les communistes coréens. Mais, comme il était entendu entre le Japon et la Chine que les militaires et les policiers japonais en poste en Corée ne franchiraient pas la frontière pour passer en Mandchourie, on relevait peu de cas de passages de ce genre.

    D’une manière générale, découvrir et arrêter les révolutionnaires coréens en Mandchourie incombait à la police du consulat japonais et ne concernait pas les troupes d’occupation japonaises de la Corée. Deux compagnies qui avaient participé à l’attaque de la Sibérie pendant la guerre civile en Russie puis s’étaient retirées étaient restées à Hunchun avec le consentement des autorités chinoises. C’étaient les seuls effectifs japonais qui stationnaient alors en Chine du Nord-Est.

    Mais avec l’Evénement du 18 Septembre, la Mandchourie devint un champ libre pour les troupes japonaises. Des dizaines de milliers de soldats japonais affluaient en Mandchourie de Corée, de Shanghai et du Japon. Le front passait maintenant par la Mandchourie, et la frontière avec la Corée n’existait pas de fait.

    La présence militaire japonaise en Mandchourie était sans aucun doute un sérieux obstacle à notre lutte, cette région étant le principal théâtre de notre action. Comme un des objectifs de l’agression japonaise contre la Mandchourie était d’étrangler la lutte de libération nationale du peuple coréen dans cette région et de faciliter le maintien de l’ordre en Corée, il nous fallait nous prémunir contre la menace que constitueraient, pour nous l’armée et la police japonaises.

    Il était facile pour moi, dans ces conditions, de prévoir que le gros bâton de la «nouvelle loi sur le maintien de l’ordre» en vigueur en Corée viserait également les Coréens vivant en Mandchourie.

    Si le Japon établissait un Etat fantoche en Mandchourie, ce serait un autre obstacle sérieux à notre action. Et c’est exactement ce qui allait se passer avec le Mandchoukouo fabriqué de toutes pièces par le Japon.

    Nul doute, non plus, que l’occupation de la Mandchourie par le Japon précipiterait dans une détresse extrême les centaines de milliers de Coréens y vivant. La liberté relative des Coréens jusque-là hors du joug du gouvernement général s’évanouirait comme un rêve, et leur exil dans cette contrée perdrait son sens.

    Nous ne songeâmes cependant pas aux seuls désavantages que comportait la situation créée par l’Evénement du 18 Septembre. Dans le cas contraire, nous n’aurions été que des pessimistes, et le désespoir nous aurait conduits à renoncer à toute action.

    Il me vint à l’esprit le proverbe coréen: «Pour chasser le tigre, il faut aller à son repaire.» Cette philosophie de la vie conçue et définie pendant des millénaires par nos ancêtres m’apprenait une vérité profonde.

    La Mandchourie était devenue un repaire de tigre. Dans ce repaire, il fallait chasser le tigre qu’était l’impérialisme japonais. Le moment était venu de prendre les armes. Si nous laissions passer cette occasion et n’atteignions pas notre objectif par la lutte, nous ne vaudrions rien en tant qu’hommes.

    Je me décidai alors à saisir l’occasion et à me lever.

    Pour gagner la guerre, les impérialistes japonais resserreraient leur domination coloniale dans notre pays et s’acharneraient de plus belle à piller nos ressources économiques, en vue de ravitailler leurs armées. Les contradictions nationales et de classe atteindraient leur paroxysme, le sentiment antijaponais du peuple coréen se renforcerait. Si nous organisions des troupes armées et entreprenions alors la guerre antijaponaise, les masses populaires nous accorderaient un soutien matériel et moral puissant.

    Plusieurs centaines de millions de Chinois s’engageraient aussi dans une résistance nationale contre le Japon.

    L’attaque d’aujourd’hui de la Mandchourie serait suivie demain d’une agression contre la Chine tout entière qu’embraseraient les flammes d’une guerre totale. Inutile de dire que le peuple chinois qui tient à son indépendance ne resterait pas indifférent au danger où serait plongée sa patrie. A nos côtés, se trouvaient les nombreux communistes et patriotes chinois qui ne toléraient pas l’agression impérialiste et étaient prêts à sauvegarder la souveraineté nationale, les centaines de millions de frères chinois épris de liberté et d’indépendance. Ils avaient sympathisé jusque-là avec nous, peuple asservi, ils s’uniraient désormais avec nous et combattraient dans la même tranchée contre l’ennemi commun.

    Nous aurions toujours à côté de nous notre grand allié, le peuple chinois.

    Si le Japon étendait sa guerre au reste de la Chine, il entrerait directement en conflit d’intérêt avec les puissances occidentales. Cela mènerait à une nouvelle guerre mondiale. Si la guerre sino-japonaise se prolongeait et si le Japon se laissait entraîner dans une guerre mondiale, il se verrait assailli par les difficultés dues à l’épuisement de ses ressources humaines et matérielles.

    En envahissant la Mandchourie, le Japon étendait sa sphère de domination. Cette expansion entraînerait l’affaiblissement de son pouvoir dans chaque unité territoriale.

    Le monde entier qualifierait d’agresseur l’impérialisme japonais, qui n’échapperait pas, en fin de compte, à l’isolement international.

    J’espérais que tout cela créerait une situation stratégiquement favorable à notre révolution.

    En même temps que les troupes de Zhang Xueliang avaient commencé leur retraite générale et que celles d’agression japonaise affluaient, nous fûmes témoins de choses surprenantes. Fonctionnaires de bureaux administratifs et agents de police, interrompant leur travail, s’enfuyaient de tous côtés. En quelques jours, les organes locaux du pouvoir des seigneurs de la guerre étaient tous fermés.

    La débâcle des troupes de Zhang Xueliang avait conduit à la paralysie du système de domination du clan militaire.

    Tout occupées à avancer toujours et encore, les troupes d’agression n’avaient pas le temps de maintenir l’ordre public. C’était anarchie. Je conjecturai que celle-ci se prolongerait pendant quelque temps. C’était l’occasion ou jamais pour nous de mettre sur pied des troupes armées.

    La révolution était au tournant de l’histoire. C’était le moment pour chacun de nous de déterminer ce qu’il avait à faire pour mener à bien les tâches de la révolution coréenne et de s’y tenir.

    L’Evénement du 18 Septembre était une attaque contre les communistes et les autres Coréens habitant en Mandchourie autant qu’une agression contre le peuple chinois. A nous, donc, les communistes coréens, de riposter.

    Je ressentais la nécessité de hâter la création de troupes armées.

    

    

    

    3. Les armes contre les armes

    

    

    L’Evénement du 18 Septembre nous imposait la tâche d’entre-prendre au plus vite la guerre antijaponaise. La poire était mûre pour répondre par une guerre juste à la guerre injuste annonçant un nouveau conflit mondial.

    A la nouvelle de l’invasion de la Mandchourie par les Japonais, tous les révolutionnaires sortirent de la clandestinité pour reprendre leurs positions. On eût dit que la canonnade secouant le continent avait réveillé la population de la Mandchourie, au lieu de la déprimer. Un nouvel élan gagnait donc cette région, jadis balayée par la répression ennemie.

    Occasion favorable, d’après moi, pour aguerrir les masses dans le creuset de la lutte.

    A vrai dire, découragés par l’échec des révoltes, tous les gens en Mandchourie se tourmentaient. Pour hisser à une étape nouvelle la révolution, il fallait leur insuffler confiance. Or, il ne suffisait pas de distribuer des tracts ou de prononcer des discours en l’air. Ce qu’il fallait, c’était mobiliser les masses pour une lutte nouvelle et conduire leur action à la victoire. Seule une lutte victorieuse pouvait dépêtrer les masses d’une inactivité cauchemardesque. Si quelques éléments d’élite entreprenaient la lutte armée sans que les masses soient aguerries, cette lutte ne produirait pas l’effet escompté.

    Si l’Evénement du 18 Septembre créa une conjoncture qui permettait aux habitants de la Mandchourie de l’Est de se lever de nouveau, les révoltes de la population de l’intérieur de la Corée n’en exercèrent pas moins d’influence sur eux.

    En effet, en Corée, les paysans engagèrent successivement conflits de fermage et révoltes antijaponaises. On pouvait citer, en exemple, les conflits ayant éclaté respectivement dans la Ferme de Kowon de la Société anonyme de colonisation de l’Orient, la Ferme Fuji à Ryongchon et la Ferme Oki à Kimje.

    Après 1929, les paysans de la région de Ryongchon poursuivirent leur lutte sous la direction pertinente des organisations locales qui entretenaient des liens avec nous. Nous y avions envoyé de nombreux agents clandestins.

    Plus de trois mille paysans de Yonghung et plus de deux mille paysans de Samchok se révoltèrent contre les impérialistes japonais qui intensifiaient, sous couvert de la «situation critique» créée après l’Evénement du 18 Septembre, leur répression et leur pillage fascistes.

    C’est à cette époque que nous organisâmes la lutte Chusu dans la région de Jiandao.

    Les comités de lutte de divers endroits prirent des dispositions suffisantes, mettant sur pied des groupes de propagande et des piquets, imprimant des tracts et des appels et définissant les mots d’ordre à lancer, après quoi les organisations révolutionnaires s’engagèrent dans la lutte par zones. Au début, c’était une lutte économique légale ayant pour but la baisse du fermage.

    Pendant un temps, certains historiens ont appelé cette lutte la «Révolte Chusu», mais à mon avis ce n’est pas un terme adéquat. La lutte Chusu ne fut pas une imitation ou une réédition de la Révolte du 30 Mai. Elle fut une lutte de masse victorieuse, entreprise sur la base d’un nouveau principe tactique, après l’élimination complète des séquelles idéologiques du gauchisme de Li Lisan. Les fractionnistes avaient joué le rôle principal dans la Révolte du 30 Mai, mais, lors de la lutte Chusu, ce furent les communistes de la nouvelle génération qui prirent le gouvernail et orientèrent les masses.

    La violence n’était pas le moyen fondamental utilisé dans la lutte Chusu. Alors que, pendant la Révolte du 30 Mai, les participants s’étaient permis de provoquer des incendies et de perpétrer des massacres en mettant le feu à des sous-stations et à des établissements d’enseignement et en cherchant à liquider les propriétaires fonciers et les riches en général, ceux de la lutte Chusu présentèrent des revendications légitimes telles que le fermage à 30 ou à 40 % et opérèrent en bon ordre, sous la direction unifiée du comité de lutte, en coordonnant leur action avec celle de leurs voisins.

    Etant donné la misère des paysans qui souffraient de la faim, la baisse du fermage n’était pas une revendication exagérée. La pertinence de cette revendication obligea le gouvernement provincial de Jilin à proclamer un fermage à 30 ou à 40 %.

    La force n’intervenait absolument pas lorsque les propriétaires fonciers acceptaient cette revendication. Mais le contraire se passait lorsque les propriétaires fonciers s’obstinaient dans leur refus ou si l’armée et la police cherchaient à recourir à la force pour réprimer l’action des paysans. Quand les propriétaires fonciers faisaient fi de la revendication des paysans, ceux-ci emportaient de leurs champs ou de leurs granges 60 à 70 % de la moisson de céréales comme quote-part des fermiers.

    La lutte visait aussi le bureau des finances de la Société anonyme de colonisation de l’Orient, établissement spoliateur, les usuriers et les organisations réactionnaires telles que l’Association des ressortissants coréens qui collaborait avec les impérialistes japonais.

    Un jour, alors que je revenais à Antu après avoir dirigé la lutte Chusu dans la région de Yanji, Choe Tong Hwa vint me voir. Depuis la Révolte du 30 Mai, il vivait dans la clandestinité.

    Il s’inquiéta du caractère toujours plus violent de la lutte Chusu.

    Il avait été l’instigateur de la Révolte du 30 Mai dans la région d’Antu, et par la suite, il avait critiqué la définition que nous avions donnée de cette révolte: action suiviste gauchiste. Comme, maintenant, il changeait son fusil d’épaule en alléguant la nocivité de la violence, je tombais des nues.

    «Camarade Song Ju, dit-il. Je n’y comprends rien. Vous avez accusé la Révolte du 30 Mai d’action suiviste gauchiste, et vous acceptez le recours à la violence dans une pure lutte économique. Comment faut-il interpréter cela?»

    Ce disant, les bras croisés, il se mit à tourner autour de moi, visiblement satisfait de m’avoir piqué au vif.

    «Il me semble que vous vous trompez. Pensez-vous que la “violence rouge” que vous aviez clamée le 30 Mai est identique à la violence que nous employons dans notre lutte?» rétorquai-je sans prendre le temps de penser que répondre par une autre question était impoli.

    «Certes, il peut y avoir une petite différence. Mais la violence est toujours la violence.

    Nous n’avons employé la force que lorsque c’était pertinent. Par exemple, si un propriétaire foncier n’acquiesçait pas à la revendication des paysans, nous forcions la porte de sa grange. Quand l’armée et la police arrêtaient nos camarades, nous avons recouru à l’action directe pour les défendre. Devrions-nous faire preuve de clémence alors qu’elles se portent à des voies de fait pour réprimer notre juste lutte?

    Je ne le conteste pas parce que j’ignore le principe universel du marxisme qui exige qu’on oppose la violence à la violence. Je veux vous dire que le temps est révolu où l’on recourait à la force pour vaincre la force. La Révolte du 30 Mai, c’est du passé. Malheureusement, notre révolution est en reflux.

    En reflux?

    Oui, en reflux. Il est temps de faire deux pas en arrière. L’époque réactionnaire de Stolypine n’aurait pas été plus sombre que la nôtre. Ne voyez-vous pas que l’armée japonaise du Guandong s’est emparée d’une seule traite de toute la Mandchourie? L’armée de Zhang Xueliang forte de 300 000 hommes a battu en retraite. Dans ce contexte, au lieu de mettre à découvert les forces révolutionnaires, il faut chercher à les préserver. Si vous provoquez l’ennemi, un désastre tel que la grande expédition punitive de l’an Kyongsin peut se reproduire en Mandchourie de l’Est.»

    Choe Tong Hwa préconisait des mesures pour empêcher qu’on recoure à la force dans la lutte Chusu et qu’on prenne les armes. Il s’opposait à notre projet de lutte armée en le qualifiant de prématuré, de château en Espagne.

    En fait, discuter avec lui n’était pas facile. Intellectuel ayant un cerveau clair et une haute conscience communiste, il ne se laissait pas facilement contredire. Il invoquait les thèses des classiques pour prouver le bien-fondé de chacune de ses opinions, et tout paraissait logique dans ce qu’il disait. Il n’était pas facile de le persuader.

    Le reflux de la révolution était la prémisse de son raisonnement. Il constatait des facteurs défavorables tels que l’offensive armée d’envergure des impérialistes japonais, la débâcle de l’armée de Zhang Xueliang et la désagrégation des troupes indépendantistes coréennes, mais il ne voyait pas du tout la poussée violente de la population en Corée et en Mandchourie de l’Est. J’étais en présence d’un myope.

    L’offensive de la contre-révolution et le sauve-qui-peut des poltrons ne pouvaient déterminer le reflux de la révolution. L’essentiel dépendait de la tendance des masses populaires, force motrice de la révolution.

    Comme c’était le cas pour toute la génération précédente de communistes, Choe Tong Hwa sous-estimait la force du peuple. Il ne considérait pas les masses populaires comme le facteur essentiel de la révolution, pas plus qu’il ne se fiait à leur force.

    L’exemple de Choe Tong Hwa qui parlait d’un reflux de la révolution me fit remarquer la différence fondamentale existant entre la génération précédente de communistes et nous. Toutes les différences qui nous divisaient provenaient de notre divergence dans la manière de voir les masses populaires. C’était elle qui, malgré l’identité de nos idéaux et de nos objectifs, nous empêchait de nous unir et nous divisait.

    Je repris:

    «Je ne sais pas si vous trouverez cela paradoxal, mais je pense qu’en ce moment la révolution est en flux parce que le peuple n’accepte pas l’agression des impérialistes japonais, mais s’engage dans une lutte violente. Nous nous sommes résolus à profiter de ce flux et, après la lutte Chusu, à approfondir l’éveil des masses et à les organiser afin de hisser à une étape plus élevée la lutte antijaponaise. Quelle que soit la situation qui prévaudra, cette résolution restera immuable.»

    Réduit au silence, Choe Tong Hwa s’en alla, visiblement déçu.

    En dépit des obstacles que lui et d’autres, pareils à lui-même, avaient cherché à dresser devant nous, avec leur thèse rejetant la violence dans la révolution, nous ne nous écartâmes pas d’un seul pas de la voie que nous avions choisie, et nous poursuivîmes, avec confiance, la lutte Chusu.

    Entre septembre 1931 et la fin de l’année, plus de 100 000 paysans de Jiandao menèrent une lutte sanglante en bravant la répression barbare de l’armée et de la police japonaises et de la coterie militaire réactionnaire.

    Cette lutte engendra de nombreuses anecdotes témoignant de l’héroïsme de la nation coréenne. Dans la région de Kaigu, les manifestants combattirent corps à corps avec l’armée et la police japonaises et mandchoues sur la glace du fleuve Tuman; cette histoire circula parmi les habitants de la Mandchourie et l’exalta.

    Au cours des luttes Chusu et Chunhwang, on constata aussi la fin tragique de la combattante Kim Sun Hui, membre de la garde rouge et du comité de lutte Chusu de Yaoshuidong.

    Elle était alors presque à la fin de sa grossesse. Les soldats des troupes «punitives» l’arrêtèrent. Touchant avec leur baïonnette son gros ventre, ils lui demandèrent, pour se moquer d’elle, ce qu’elle y cachait.

    Fusillant du regard ces hommes de la garnison japonaise et les policiers du consulat qui l’entouraient, elle jeta:

    «Ce sera un roi si j’ai de la chance, mais, si je suis malheureuse, ce sera un sale type comme vous, plus misérables que les mendiants.» Cette réponse, qui deviendra célèbre, démonta ceux qui l’écoutaient. A la fin, elle se coupa la langue pour garder le secret de l’organisation avant d’être brûlée. Elle avait alors 22 ans.

    La lutte Chusu menée par les paysans fut couronnée de victoire. Elle raffermit la confiance de la population de la Mandchourie de l’Est. Pour la première fois, le peuple savait que l’issue de sa lutte dépendait entièrement de sa fermeté et de la façon dont il était dirigé. Admirant les jeunes communistes qui avaient conduit à la victoire sa lutte, il se rassembla fermement autour d’eux.

    La victoire de la lutte Chusu permit aux masses de découvrir elles-mêmes la cause de l’échec de la Révolte du 30 Mai. Elles comprirent que ce n’était pas l’intensité de la violence qui décidait de la victoire. Car, autant qu’il était vrai que l’échec de la Révolte du 30 Mai n’était pas imputable à un emploi insuffisant de la violence, autant il était évident que la victoire dans la lutte Chusu n’était pas due à son usage systématique. La violence n’arrangeait pas tout; ce n’était qu’un moyen pour atteindre le but proposé.

    La violence ne promet la victoire que lorsqu’on l’emploie de façon pertinente, avec discernement et au bon moment, pour réaliser un objectif juste. Ce n’est qu’alors qu’elle peut servir à transformer la société et à stimuler l’évolution de l’histoire. Nous n’approuvons que cet usage de la violence.

    La question était de savoir comment mobiliser, organiser et orienter les masses. Dans ce domaine, la nouvelle génération de communistes avait établi un modèle, pour ainsi dire. La lutte Chusu était originale: elle avait associé judicieusement la lutte économique à la lutte politique, les méthodes pacifiques aux méthodes violentes et gardé en permanence l’initiative de l’action, réduisant ainsi l’ennemi à la défensive. Il en était de même pour la lutte Chunhwang qui eut lieu au printemps de l’année suivante.

    La lutte Chusu raffermit la solidarité des peuples coréen et chinois et resserra les liens révolutionnaires entre communistes coréens et chinois.

    Elle fut une belle occasion pour conscientiser et aguerrir les masses populaires. Dans le creuset de cette lutte, des gens du commun devinrent des combattants, des révolutionnaires. Les organisations révolutionnaires en Mandchourie de l’Est intégrèrent un grand nombre d’éléments d’élite formés dans cette lutte pour se consolider. La formation de ces éléments d’avant-garde était opportune pour la lutte armée que nous allions entreprendre sous peu.

    De nombreux jeunes révolutionnaires formés pendant la lutte Chusu deviendront plus tard l’ossature des troupes de partisans qui naîtront dans différents districts de la Mandchourie de l’Est.

    Tout en dirigeant la lutte Chusu, je ne cessai d’approfondir mon dessein de lutte armée. L’héroïsme collectif et la fermeté dont la population de la Mandchourie de l’Est faisait preuve m’encouragèrent énormément dans ma recherche de la ligne révolutionnaire à suivre au cours de la nouvelle étape. J’acquis la certitude que, si nous entreprenions la lutte armée contre les impérialistes japonais, les masses ne manqueraient pas de nous soutenir et de nous encourager.

    En octobre 1931, alors que les flammes de la lutte Chusu gagnaient toute la Mandchourie de l’Est, je passai un moment dans la région de Jongsong, province du Hamgyong du Nord. Mon but était de rencontrer les camarades opérant à l’intérieur de la Corée pour discuter du problème de la lutte armée et de rappeler les agents politiques militant dans la région de Ryuk-up pour leur assigner des tâches importantes touchant la lutte armée. Chae Su Hang et O Pin me guidèrent jusqu’à Jongsong.

    Jongsong était la région natale de Chae Su Hang. Les parents de sa femme y habitaient. Jusqu’à la fin de la dynastie des Ri, ses parents à lui y avaient habité aussi. Son arrière-grand-père avait été conseiller en chef de Jongsong. C’est immédiatement après l’annexion de la Corée par le Japon que les Chae avaient quitté le pays pour s’exiler à Jingu, dans le district de Helong. Chae avait passé le plus clair de son adolescence à Jiandao, mais son lieu natal avec ses rêves d’enfance lui manquait cruellement. Chaque fois qu’il m’avait accompagné à Jongsong, il avait manifesté un enthousiasme irrésistible. Mais cette fois-ci, il n’en était pas ainsi.

    Je conjecturai que la lutte Chusu avait emporté les meules de grain des Chae. Je lui demandai d’un ton discret:

    «Votre famille a-t-elle par hasard été expropriée?»

    Les Chae étaient une famille de propriétaire foncier riche. Son père occupait la présidence de la Société Toksin, poste mal vu des pauvres.

    «Aucune expropriation. Avant que les paysans ne nous le demandent, nous leur avons distribué encore dans les champs 70 % de la récolte.

    Bravo, c’est tout à l’honneur de la famille du secrétaire du parti du district. Mais pourquoi faites-vous triste mine?

    Certains me demandent de persuader mon père de renoncer à la présidence de cette société. Or, mon père fait la sourde oreille.»

    Chae Su Hang ignorait que son père exerçait cette fonction sur l’ordre de l’organisation révolutionnaire. Puisqu’il devait observer la discipline, son père avait gardé le secret. Il était naturel que Chae Su Hang en voulût à son père.

    Il se cassait donc la tête. Surtout qu’à cette époque-là certains des cadres supérieurs du parti étaient si gauchistes qu’ils donnaient du fil à retordre aux instances inférieures en leur donnant des directives extrémistes, allant à l’encontre des intérêts de la révolution. L’accusant de n’avoir pas mis la «ligne de démarcation des classes» entre lui et son père, ils étaient allés jusqu’à le destituer de son poste de secrétaire du comité du parti du district, qu’il réintégra par la suite.

    Pour le distraire, je changeai de sujet, et je parlai de la lutte armée.

    En riant, il se dit alors prêt à s’enrôler le premier dans l’armée que nous mettrions sur pied et où il deviendrait mitrailleur.

    «Il ne vous sied pas de porter l’épée. Vous êtes né pour manier la plume», dis-je en riant.

    Je disais pourtant vrai, plaisanterie mise à part. A mes yeux, c’était un cadre politique inné. S’il avait survécu et s’il s’était engagé dans l’armée révolutionnaire, il serait devenu sans aucun doute cadre politique chargé d’un régiment ou d’une division.

    Malheureusement, il fut tué par une troupe «punitive» japonaise aux environs de Dalazi, alors que nous étions en pleine lutte armée après avoir créé l’armée de guérilla.

    Quant à O Pin, il était réputé bon sportif depuis ses études au Lycée Tonghung, à Longjing. Lors d’une compétition sportive qui eut lieu dans le district de Hunchun, il s’était classé premier au sirum (lutte coréenneNDLR) et avait reçu, en prix, un bœuf. L’air ouvert, il était gaillard et leste.

    Je le considérais comme un homme à vocation militaire, comme un commandant de la future armée révolutionnaire. Depuis ce temps-là, je m’habituai, lorsque je faisais la connaissance d’une personne, à réfléchir à la fonction qu’elle pourrait assumer au sein de l’armée révolutionnaire. C’est que notre guerre antijaponaise était imminente.

    Nous traversâmes le Tuman à bord d’une barque depuis le débarcadère de Shijianping, puis nous nous rendîmes au chantier de triage de soja de la coopérative Turyang, à Tonggwanjin. On y sélectionnait, par catégorie, le soja que les impérialistes japonais apportaient de Mandchourie, le mesurait et le mettait en sacs pour l’expédier au Japon.

    Déguisés en manœuvres venus de Jiandao pour travailler, nous nous entretînmes avec les ouvriers tout en leur donnant un coup de main.

    Nous sachant venus de Jiandao, ils mirent sur le tapis la lutte Chusu. La plupart d’entre eux la voyaient mal. Ils étaient unanimes à dire: «Même avant l’occupation de la Mandchourie par les Japonais, les nombreuses révoltes qui y ont éclaté ont fait chou blanc; a fortiori, comment une action comme la lutte Chusu peut-elle triompher maintenant qu’ils ont envahi la Mandchourie? En fin de compte, cette lutte avortera comme la Révolte du 30 Mai. A l’heure qu’il est, on a beau combattre, de quelque manière que ce soit, ça ne sert à rien. Voyez, l’armée japonaise remporte victoire sur victoire, et, de plus, les organisations internationales qui regroupent les grandes puissances prennent parti pour les Japonais. Les petites nations n’ont donc rien à espérer.»

    Les propos des ouvriers me firent ressentir trois choses: premièrement, pour être bien au courant de l’opinion publique, un révolutionnaire doit se mêler souvent aux masses; deuxièmement, en vue d’entreprendre la lutte armée, il faut les éveiller sur le plan politique et les organiser; troisièmement, toute action ne peut triompher que lorsque les masses se pénètrent de son importance et y participent activement.

    Le nihilisme et la renonciation à soi des ouvriers m’incitèrent à penser que les communistes coréens devaient entreprendre au plus vite la lutte armée et insuffler ainsi l’espoir de l’indépendance à notre nation.

    Ce jour-là, chez Choe Song Hun, président de l’Association de la jeunesse du village de Kwangmyong, je convoquai la réunion des agents politiques et des responsables des organisations clandestines à l’intérieur du pays pour discuter des tâches qui incombaient aux organisations révolutionnaires à l’intérieur du pays en ce qui concernait la lutte armée.

    Je fis remarquer alors que l’évolution brusque de la situation après l’Evénement du 18 Septembre et la leçon historique du mouvement antijaponais de libération nationale de notre pays imposaient une lutte armée organisée qui répondait d’ailleurs à une exigence légitime de notre lutte révolutionnaire et marquait, pour celle-ci, un changement qualitatif. Puis, je proposai deux tâches importantes: parfaire les préparatifs militaires et implanter la base de masse de la lutte armée.

    La perspective du commencement d’une lutte armée organisée exaltait les participants: ils parlèrent avec feu en faisant des suggestions créatrices en vue de concourir à la mise sur pied des troupes armées.

    Le problème de la préparation des forces révolutionnaires nécessaires à la lutte armée avait été discuté, et les décisions nécessaires prises dès la Conférence de Kongsudok, en mai 1931. Cela étant, la conférence, tenue au village de Kwangmyong, délibéra des tâches pratiques qui incombaient aux organisations révolutionnaires à l’intérieur de la Corée à la veille de la lutte armée. Cette conférence annonçait donc la lutte armée à la population et aux révolutionnaires à l’intérieur du pays. Le soutien enthousiaste qu’ils avaient exprimé à l’idée de la lutte armée m’insuffla une immense force.

    Ayant passé une nuit à Jongsong, je revins à Jiandao et me séparai de Chae Su Hang et d’O Pin. Nous nous promîmes de nous réunir de nouveau vers la mi-décembre, à Mingyuegou, pour dresser le bilan de la préparation de la lutte armée et discuter des moyens précis à employer et des problèmes stratégiques et tactiques que celle-ci impliquait.

    Par la suite, je me consacrai entièrement à préparer la Conférence de Mingyuegou.

    En parlant d’une réunion, on entend par préparation habituellement les documents à y présenter tels que le rapport ou la résolution. Mais, à l’époque, c’était pour moi l’occasion de concevoir notre ligne de conduite et de définir la stratégie et la tactique à adopter. Consigner les idées par écrit était d’une importance secondaire.

    J’occupai le plus clair de mon temps à méditer sur la forme de la lutte armée à définir.

    Il est vrai que la théorie marxiste-léniniste insistait sur l’importance de la lutte armée. Mais elle n’indiquait pas la forme que devait prendre cette lutte. En effet, il ne peut y avoir de recette valable en tout temps et pour tous les pays. En recherchant la forme de lutte armée qui nous convenait le mieux, je me gardai de tout dogmatisme.

    Je pris le parti d’approfondir la discussion sur ce sujet et de délibérer des tâches qui s’imposaient pour faire face à la nouvelle situation: je me rendis au comité spécial du Parti communiste chinois de la Mandchourie de l’Est pour voir Tong Changrong. Puisque nous allions créer une force armée et déclencher la guerre antijaponaise sur le territoire de la Mandchourie, nous ne pouvions pas négliger de coopérer avec les communistes chinois.

    La lutte armée était également à l’ordre du jour chez les communistes chinois de la Mandchourie. Après l’Evénement du 18 Septembre, le Parti communiste chinois et l’Armée rouge des ouvriers et des paysans de Chine avaient lancé un appel pour qu’on organise les masses à la résistance contre l’agression des impérialistes japonais et qu’on assène de rudes coups à ceux-ci par la lutte armée.

    Les communistes coréens et chinois qui devaient braquer leurs fusils sur la même cible avaient pour tâche impérieuse de former un front commun indéfectible, de coopérer et de se soutenir étroitement.

    Nommé secrétaire du comité spécial du parti, Tong Changrong l’avait échappé belle lors de l’opération «punitive» des troupes japonaises. Venu à Longjing, il cherchait lui aussi à me voir. Comme Longjing grouillait de mouchards, il était dangereux d’y entrer. Aussi l’invitai-je à venir à Mingyuegou.

    Or, le comité spécial du parti de la Mandchourie de l’Est m’informa que des mouchards l’avaient fait arrêter et incarcérer lorsque, mal informé de la situation de Jiandao et ignorant au sujet du déplacement du siège de son comité, il battait le pavé à sa recherche. La nouvelle me surprit et me déçut. Après l’Evénement du 18 Septembre, Luo Dengxian, secrétaire du comité provincial du parti de la Mandchourie, et Yang Lin, secrétaire du comité militaire du comité provincial du parti, avaient quitté Shenyang sans laisser de trace, et Yang Jingyu était encore en prison. Il n’y avait donc personne que je puisse consulter.

    Résolu à sauver coûte que coûte Tong Changrong, je discutai avec mes camarades des moyens d’y parvenir.

    Un certain Ko Po Bae (Po Bae était un surnom) se proposa de se charger de cette tâche. Ayant des mains aussi lestes qu’un prestidigitateur, il était habile au «vol». Il parvenait à escamoter le stylo de son interlocuteur. Parce qu’il s’amusait à tout «piquer» aux autres, on déplorait la «disparition» d’un objet à chaque fois qu’on était en sa présence.

    Il entra dans Longjing, se livra à dessein au vol et se fit arrêter par la police. Au cachot, il rencontra Tong Changrong. Il amadoua les policiers tellement que le secrétaire du comité spécial fut mis aussitôt en liberté et eut le temps de venir participer à la Conférence de Mingyuegou.

    La Conférence des cadres du parti et de l’Union de la jeunesse communiste fut convoquée à Mingyuegou vers la mi-décembre 1931. Par commodité, nous l’appelons Conférence d’Hiver de Mingyuegou.

    Y participèrent plus de 40 jeunes combattants qui, pour leur dévouement, jouissaient de l’affection et du respect des masses. Il s’agissait notamment de Cha Kwang Su, Ri Kwang, Chae Su Hang, Kim Il Hwan, Ryang Song Ryong, O Pin, O Jung Hwa, O Jung Song, Ku Pong Un, Kim Chol, Kim Jung Gwon, Ri Chong San, Kim Il Ryong, Kim Jong Ryong, Hak Il Gwang et Kim Hae San.

    C’est à Mingyuegou que j’ai goûté pour la première fois la salade yongchae. Le jour de mon arrivée à l’entrée d’une vallée à Mingyuegou, Ri Chong San m’a servi au dîner un bol de bouillie de maïs et de haricots, accompagné d’une assiette de salade yongchae, et j’ai trouvé ces deux plats délicieux. La salade yongchae est une spécialité de Kilju et de Myongchon, province du Hamgyong du Nord. Elle figure aujourd’hui au menu du banquet d’Etat.

    Lors de la Conférence de Mingyuegou, Ri Kwang avait apporté cinq faisans tués. Il était allé chasser des faisans avec quelques membres actifs des Jeunesses communistes, navré sans doute du fait qu’il n’y avait rien de meilleur à servir aux délégués à la conférence que de la bouillie de maïs et du millet cuit.

    Le soir, Ri Chong San, ravi de voir ce trophée inopiné, décida de faire des nouilles, disant que le faisan irait très bien avec. Le riz était alors rare à Mingyuegou, mais on pouvait se procurer de la farine de pommes de terre.

    Cha Kwang Su, friand de nouilles, bien connu pour son caractère exubérant, taquina Ri Kwang:

    «Dis donc, mon vieux de Wangqing, avec tes cinq petits faisans, tu ne pourras pas contenter même une personne!» Malade de l’estomac, il touchait à peine à la nourriture, mais, en présence des autres, il se piquait d’avoir un estomac d’autruche et se plaignait des rations ridicules qui étaient servies.

    «Voilà bien un homme de Jilin! Il est incapable de vider même un bol de bouillie de maïs et se vante d’avoir un appétit d’ogre. Ecoute, mon drôle de bonhomme, je me suis complètement épuisé à transporter ces faisans en plus de mon sac de riz», répliqua Ri Kwang d’un ton jovial, en riant.

    Cha Kwang Su insistait, disant: « Cinq faisans, c’est quand même trop peu, et cela obligerait à partager les délégués en deux groupes, un qui recevrait des nouilles avec du faisan et un autre avec du poulet.»

    Les autres ne furent pas d’accord. Nous fîmes mélanger le faisan et le poulet pour faire un seul plat d’accompagnement et prîmes des nouilles tous ensemble, joyeusement. Pak Hun qui avait un solide appétit consomma trois bols de nouilles d’affilée, ce qui lui valut le surnom de «glouton de nouilles.»

    Pour que la conférence soit une réussite, nous tînmes une réunion préliminaire chez Ri Chong San pour définir l’ordre du jour, dresser la liste des participants et le programme de la conférence, etc.

    La conférence dura dix jours. On y délibéra de la lutte armée, et principalement de la forme qu’elle devait revêtir. En effet, la forme d’une organisation armée, celle de sa base et la solution d’autres problèmes en dépendaient.

    Faute d’un Etat, on ne pouvait compter sur la résistance d’une armée régulière. D’autre part, les conditions n’étaient pas réunies pour que le peuple tout entier s’insurge, les armes à la main. De ce fait, je m’intéressai spontanément à la guerre de partisans.

    Lénine considérait la guérilla comme une forme de lutte auxiliaire qu’on devait mener inévitablement lorsque le mouvement de masse prenait réellement la forme de révolte ou bien, lors d’une guerre civile, pendant les périodes plus ou moins longues entre deux batailles d’envergure. Il n’avait donc pas considéré la guérilla comme une des formes principales de combat. J’en étais déçu car je m’intéressais vivement, non pas à la guerre régulière, mais à la guérilla.

    Je réfléchis et réfléchis encore pour savoir si une guérilla menée par une force armée révolutionnaire permanente, comme forme principale de lutte armée, conviendrait à la réalité de notre pays. Dans cette optique, je relus l’Histoire des Trois Royaumes17, je lus l’Art de la guerre de Sun Zi18 et, parmi les livres militaires d’auteurs coréens, Tonggukbyonggam19 et Pyonghakjinam20.

    Certains situaient l’origine de la guérilla au Ve siècle, mais nous ne savions pas exactement dans quel pays ni comment elle a commencé.

    En ce qui concerne la guerre de guérilla, c’est avec le plus grand intérêt que Marx et Engels avaient étudié les actions déployées par les troupes de paysans russes lors de la guerre franco-russe de 1812. Les faits d’armes de Denis Davidov, héros partisan de cette guerre, et du général Koutouzov qui avait commandé avec habileté la coopération de l’armée régulière et des troupes de partisans excitèrent particulièrement ma curiosité au sujet de la guerre de guérilla.

    La Guerre patriotique de l’an Imjin21 me donna de nombreuses suggestions pour mes recherches sur les possibilités d’utiliser la guerre de partisans comme forme essentielle de la guerre à mener ultérieurement. Je trouvais que la lutte des francs-tireurs qui avait amené la victoire de la guerre en question était un exemple remarquable de la guérilla. Le courage dont avaient fait preuve Kwak Jae U, Sin Tol Sok, Kim Ung So, Jong Mun Bu, le grand moine Sosan, ainsi que des chefs illustres des francs-tireurs, dont Choe Ik Hyon et Ryu Rin Sok, de même que les méthodes de combat variées qu’ils avaient employées m’émerveillaient. L’idée de guérilla s’emparait de toute mon âme, à la veille d’une grande guerre contre les impérialistes japonais armés jusqu’aux dents.

    Or, une chose me tracassait: selon les classiques du marxisme-léninisme, pour mener la guerre de partisans, il faudrait avoir un Etat comme arrière et bénéficier du soutien d’une armée régulière. Ces conditions ne pouvant être réunies en Corée, cela compliquait mes recherches sur la forme de lutte armée à adopter. La question restant pendante provoqua une vive controverse parmi nous.

    Des événements dramatiques se succédaient alors, favorables à la révolution. Il y eut successivement plusieurs mutineries de soldats et officiers patriotes de l’ancienne armée chinoise du Nord-Est mécontents du capitulationnisme de Jiang Jieshi et de Zhang Xueliang. Wang Delin, Tang Juwu et Li Du se révoltèrent contre ce dernier et rompirent avec l’armée en question. Le général Ma Zhanshan aussi fit sédition et proclama une résistance armée contre le Japon. Autour de ces personnalités et d’autres se constituèrent des troupes antijaponaises dans différentes régions de la Mandchourie, déclenchant ainsi un mouvement pour le salut national.

    Ces circonstances étaient très favorables à notre lutte armée en perspective.

    Je fis remarquer alors: «Historiquement parlant, les hommes ont utilisé deux formes de lutte armée, la guerre régulière et la guerre de guérilla, la première étant la principale forme de lutte et la dernière, une forme auxiliaire. Il faut choisir l’une ou l’autre. D’après moi, la dernière semble la mieux adaptée à la réalité de notre pays où toute guerre régulière est impossible. La guerre de partisans doit donc être notre principale forme de lutte, quel que soit l’usage dans ce domaine.

    «La guerre de partisans caractérisée par la diversité de ses possibilités, dis-je, est la principale forme de lutte armée que nous devrons adopter. Dépourvus d’Etat, il nous est impossible de tenir front à l’impérialisme japonais par une guerre régulière. Car nous sommes techniquement et numériquement inférieurs à l’armée d’agression impérialiste japonaise. La guerre de partisans est la seule solution qui nous convienne.»

    Les jeunes n’avaient pas la moindre idée de ce qu’était une armée de guérilla: ils n’avaient vu jusqu’alors que l’armée de la caste militaire de Zhang Xueliang, les troupes indépendantistes ou les troupes japonaises.

    Je leur expliquai ce qui distinguait une armée de guérilla d’une armée régulière, et la raison pour laquelle il nous fallait, pour vaincre les agresseurs japonais, en organiser une: nous devions pouvoir entreprendre à la fois des activités militaires, politiques et économiques, notamment coopération de grandes et petites formations, attaques-surprises, embuscades, activités politiques, activités productives, ce qui n’était possible qu’avec des troupes ayant toute latitude de se disperser et de se concentrer pour combattre.

    Quelques camarades émirent alors des doutes. Avec cette forme de lutte armée pourrait-on vaincre l’ennemi? Est-ce que des troupes de guérilla pourraient vaincre une armée forte de millions d’hommes, équipée de chars, de pièces d’artillerie, d’avions et d’autres armements modernes, et ce, sans avoir un Etat pour arrière ni jouir du soutien d’une armée régulière et, pis encore, sur un sol étranger?

    Ces doutes n’étaient pas gratuits.

    En effet, j’avais dû moi-même peser et repeser le réalisme du projet.

    Si nous osions affronter, rien qu’avec quelques fusils, une puissance militaire comme le Japon, le monde ne rirait-il pas de nous? Les troupes de francs-tireurs, l’armée indépendantiste ainsi que les troupes de Zhang Xueliang fortes de 300 000 hommes ont été, devant l’armée japonaise, comme une chandelle vacillante dans le vent. Sur quoi comptons-nous donc pour gagner, alors que nous n’avons ni droit souverain, ni territoire, ni autres biens à nous?

    Et je leur répliquai:

    «Nous sommes les enfants d’une nation colonisée, privée de sa souveraineté, de son territoire et de ses richesses. Nous sommes des jeunes aux mains vides, vivant dans un pays étranger. Mais nous avons osé lancer un défi aux impérialistes japonais. En comptant sur quoi? C’est en comptant sur le peuple que nous avons résolu d’entreprendre une guerre contre le Japon. C’est le peuple qui représente pour nous un Etat, c’est lui nos arrières, notre armée régulière. Une fois la guerre commencée, tous les gens deviendront des soldats. Aussi peut-on dire que la guérilla que nous allons lancer sera une guerre populaire.»

    Au terme d’un long débat, on tomba unanimement d’accord pour entreprendre une lutte armée axée sur la guérilla.

    La guérilla est une lutte armée qui permet d’assener de rudes coups politiques et militaires à l’ennemi, tout en conservant ses propres forces, et de défaire un ennemi supérieur en nombre et en technique. Donc, nous étions convaincus que, si nous lancions une lutte armée sous forme de guérilla avec l’appui agissant des masses populaires et en tirant profit des conditions géographiques favorables, nous finirions par vaincre.

    Avoir défini que la guérilla serait notre forme principale de lutte et l’avoir adoptée comme ligne de conduite, alors que les autres la considéraient comme un moyen auxiliaire de la guerre régulière, était une décision à la fois scientifique et créatrice, conforme à la situation.

    Puis vinrent les discussions pour mettre en œuvre cette décision.

    En premier lieu, il s’agissait de créer une force armée révolutionnaire. Il fut alors convenu de ceci: organiser d’abord une petite formation de guérilla dans chaque région, puis grossir ses rangs en s’efforçant de l’équiper en armes au fur et à mesure afin d’en faire une importante force armée révolutionnaire. A la première étape, ces formations constitueraient un bataillon, qui se développerait progressivement pour devenir une armée révolutionnaire populaire. Ensuite, nous discutâmes des moyens d’obtenir nos armes.

    La discussion passa ensuite au sujet de la base de guérilla. Où établir les centres d’action de la future armée de guérilla antijaponaise? Dans les montagnes, dans les villes ou dans les villages? Du moment que la Corée et la Mandchourie étaient l’une comme l’autre sous l’occupation japonaise, où placer la base de guérilla, ici ou là? Voilà les points sur lesquels nous échangeâmes nos vues.

    Qu’une armée doive posséder son point d’appui est une connaissance élémentaire, évidente même pour un profane.

    Puisque notre force armée n’aurait pas d’Etat pour arrière ni ne serait soutenue par une armée régulière, elle devait, afin de mener une guerre de partisans de longue haleine, avoir une base qui lui permettrait, au retour des batailles, de prendre du repos en sûreté, de remettre en ordre ses rangs, de se ravitailler en armes ou en munitions, d’effectuer des exercices militaires et de soigner les blessés. Donc, ils nous fallait à la fois former des troupes et aménager des bases de guérilla.

    Au bout d’une vive discussion, nous décidâmes de créer des bases de guérilla dans les régions montagneuses de Jiandao où nous avions une bonne base de masse, où les conditions étaient favorables à notre ravitaillement, et la topographie propice. Le contrôle de l’ennemi sur la vaste étendue de la Mandchourie étant moins serré qu’en Corée, il fut décidé encore que des bases seraient établies pour le moment à Jiandao et que, le moment venu, nous déboucherions sur l’intérieur de la Corée, où nous nous emparerions des grandes forêts du mont Paektu et de la chaîne des Rangrim.

    Les bases de guérilla devaient revêtir principalement la forme de zones libérées, loin de la portée de l’ennemi, et être implantées dans les régions montagneuses baignées par le fleuve Tuman, régions propices tant pour effectuer des opérations dans l’intérieur de la Corée que pour jouir du soutien de la population du pays. En effet, on y trouvait un grand nombre d’agglomérations montagnardes où nous pouvions être bien ravitaillés, et leur topographie était défavorable à l’attaque ennemie, mais favorable à notre défense.

    Dès que nous eûmes à fixer l’emplacement précis des bases, de nombreux camarades, dont Ri Kwang, O Pin et Kim Il Hwan, firent à qui mieux mieux de bonnes suggestions. Ainsi fut-il décidé que des bases de guérilla seraient créées dans les forteresses naturelles telles que Yulancun, Niufudong, Wangyugou, Hailangou, Shirengou, Sandaowan, Xiaowangqing, Gayahe, Yaoyinggou, Dahuanggou, Yantonglazi. Une forte proportion de la population de ces contrées était favorable à la révolution, de nombreuses gens y étant venus échapper à l’expédition «punitive» lancée par les impérialistes japonais à la suite de la lutte Chusu, et des Gardes rouges, déjà mises sur pied, y défendaient les organisations révolutionnaires et les habitants.

    Les discussions s’approfondissant, des questions techniques compliquées se présentèrent à n’en plus finir, portant notamment sur l’entretien à long terme des bases de guérilla, la production agricole et la gestion économique, l’aménagement des centres de réparation d’armes et des hôpitaux, l’administration civile, etc.

    Nous délibérâmes également sur l’établissement de la base de masse de la lutte armée, la formation d’un front commun antijaponais des peuples coréen et chinois et le renforcement du travail d’organisation du parti et du travail de l’Union de la jeunesse communiste.

    Ceux-ci étaient des problèmes de première importance auxquels une solution devait être trouvée avant d’entreprendre la lutte armée axée sur la guérilla. Les décisions prises sur tous ces points avaient valeur d’orientation pour nous.

    Il s’agissait là d’une œuvre créatrice gigantesque. Comme nous ne trouvions à aucune époque et dans aucun pays d’exemple de guérilla à suivre dans notre pratique révolutionnaire, nous étions obligés de réfléchir à tout de notre propre chef et d’établir les bases par nos propres moyens. C’était le devoir inéluctable des communistes coréens obligés d’entreprendre la guérilla dans des conditions d’une difficulté sans précédent, sans le soutien d'aucun Etat ni d’une armée régulière.

    Si nous avions imité les expériences d’autres pays qui avaient mené la guérilla de concert avec une armée régulière dont ils avaient le soutien, nous aurions essuyé un échec irréparable.

    Je ne me rappelle plus en quelle année un des dirigeants du mouvement de la résistance en Amérique latine est venu pour me prier de lui raconter mon expérience de guerre de partisans.

    Après lui en avoir relaté quelques détails de ma guerre antijaponaise, je lui ai dit: «Il n’y a pas de formule applicable partout quand il s’agit de la guérilla. C’est une lutte gigantesque, supposant la mise en œuvre au plus haut degré de l’intelligence créatrice de l’homme. Nos expériences pourraient vous aider quelque peu. Mais il ne faut pas les considérer comme absolues ni les adopter mécaniquement. Puisque chaque pays a ses réalités spécifiques, je vous recommande de créer et d’employer, vous aussi, des méthodes et des formes de combat appropriées à vos réalités. C’est là que réside le secret de la victoire.»

    A ces mots, l’homme a réfléchi un long moment avant de me dire: «Mon pays est montagneux. Mais, sans en tenir compte, nous avons mis l’accent sur la guérilla urbaine. C’est peut-être pour cette raison que nous avons obtenu peu de succès par rapport à nos pertes. Dorénavant, nous tiendrons compte de nos réalités, et nous tirerons parti des montagnes pour centrer notre mouvement de résistance sur la guérilla rurale.»

    Nous terminâmes notre réunion après avoir décidé que, dès son retour à son secteur d’activité, chacun se mettrait à organiser une formation de guérilla. Les jeunes étaient ravis de la naissance toute proche d’une armée qu’ils avaient tant attendue, dont ils avaient déploré l’absence avec tant de douleur, se frappant la poitrine, lorsqu’ils avaient perdu leurs parents ou leurs camarades dans les répressions et les expéditions «punitives» sanglantes perpétrées par les agresseurs japonais; ils se levèrent et entonnèrent le Chant révolutionnaire et l’Internationale, prêtant ainsi à la patrie bien-aimée et à la révolution un serment solennel au travers des mélodies solennelles et énergiques de ces chants.

    La Conférence de Mingyuegou notait également la présence de nombreux communistes chinois, dont Tong Changrong. C’étaient des révolutionnaires doués de sagacité qui, compte tenu des particularités de la Mandchourie de l’Est habitée en majeure partie par des Coréens, dont des communistes, avaient attaché, dès le début, une importance majeure à l’amitié des populations coréenne et chinoise et à la collaboration des communistes coréens et chinois dans ce secteur.

    Tong Changrong demanda avec insistance que les communistes coréens prononcent un discours puisqu’ils avaient milité longtemps en Mandchourie de l’Est et acquis beaucoup d’expérience.

    Je prononçai un discours ardent, alternativement en coréen et en chinois, sur notre projet concernant la formation des troupes de guérilla et la lutte armée, en me centrant sur les points délibérés à la réunion.

    Les camarades chinois aussi donnèrent leur approbation unanime à ce projet: ils partageaient notre avis sur toutes les questions discutées, notamment la forme de la guérilla, l’organisation des troupes et ses bases.

    Depuis, la lutte armée des peuples coréen et chinois contre leur ennemi commun, l’impérialisme japonais, ébranlera le continent, et la tradition de l’amitié coréo-chinoise prendra racine dans des combats sanglants.

    La Conférence de Mingyuegou, organisée en hiver 1931, a eu une portée historique, car elle a marqué le début de la lutte armée antijaponaise et un jalon dans le développement du mouvement antijaponais de libération nationale et du mouvement communiste dans notre pays. Elle a développé la ligne de la lutte armée formulée à la Conférence de Kalun. Si, à Kalun, s’était affirmée la volonté de la nation coréenne de porter le mouvement antijaponais de libération nationale à son stade suprême, à savoir la lutte armée, à Mingyuegou, cette volonté s’est réaffirmée et la guerre a été proclamée formellement contre l’impérialisme japonais, sous le mot d’ordre: «Les armes contre les armes! La violence révolutionnaire contre la violence contre-révolutionnaire!» C’est à la Conférence d’Hiver de Mingyuegou qu’a pris forme la charpente de la stratégie et des principes tactiques, déterminant l’orientation de notre guérilla, sur la base desquels verra le jour une tactique extrêmement riche et variée.

    A l’issue de cette réunion, je m’entretins longuement avec Tong Changrong au pied du roc Paekbawi. Si je ne m’abuse, c’est alors qu’il me parla de Kim Ri Gap qui était en prison à Dalian, ainsi que de Jon Kyong Suk qui, ayant un emploi dans une usine textile, s’occupait de lui et militait dans le cadre de l’Union de la jeunesse communiste.

    Faisant remarquer que la plupart des membres du parti de la Mandchourie de l’Est étaient Coréens, sans parler de la population, Tong Changrong me pria de l’aider dans son travail en ma qualité de représentant de la nation coréenne.

    «En Mandchourie de l’Est, disait-il, les Coréens constituent le gros des forces révolutionnaires. La guerre de partisans ne sera victorieuse qu’en s’appuyant sur eux. Quelques perfides que soient les machinations de discorde tramées par les Japonais, les communistes des deux pays pourront bel et bien passer par-dessus les préjugés. Le comité spécial envisage de prêter une attention particulière aux camarades coréens. Et j’espère que vous nous aiderez au mieux. Je compte sur vous, camarade Kim Il Sung

    J’acceptai de bon gré et l’assurai: «Puisque nous attachons nous aussi un grand prix à la solidarité de nos deux nations, vous pouvez vous rassurer. Les coups de feu de notre guerre de guérilla dissiperont la méfiance survenue temporairement entre les deux peuples.»

    Souriant, nous nous serrâmes fortement la main.

    Depuis, nous nous sommes souvent souvenus de ce jour.

    Toutes les fois que j’étais en visite en Chine, le Premier ministre Zhou Enlai a parlé en termes émouvants, soit dans ses allocutions aux banquets, soit dans nos entretiens, de l’ancienneté de l’amitié coréo-chinoise, affirmant que celle-ci avait été portée à une étape élevée par la fondation de notre armée de guérilla antijaponaise au début des années 1930 et la lutte armée commune coréenne et chinoise.

    Je revoyais alors la salle de la Conférence de Mingyuegou, dans l’effervescence de l’amitié coréo-chinoise, et le souvenir de mes amis communistes chinois, dont Wei Zhengmin, Tong Changrong, Chen Hanzhang, Wang Detai, Zhang Weihua, Yang Jingyu, Zhou Baozhong, Hu Zemin, qui s’étaient frayé passage avec nous, sous une pluie de balles, m’attendrissait. Puisque l’amitié est un sentiment humain, c’est seulement en la scellant dans des relations personnelles concrètes, je pense, qu’elle peut devenir à jamais indissoluble.

    

    

    

    4. La préparation au combat sanglant

    

    

    La Conférence de Mingyuegou, après avoir décidé d’organiser la lutte armée, me demanda de jouer dans cette entreprise un rôle de pionnier et de promoteur.

    «C’est à Kim Il Sung de commencer le premier! Un modèle ou un exemple s’impose dans toute entreprise, pas vrai? » me dirent mes camarades en guise d’adieux.

    Jusqu’au départ du dernier après la clôture de la réunion, je restai à Mingyuegou. Tong Changrong parti en dernier, je me mis moi aussi en route vers Antu. Cette région me semblait meilleure que d’autres, sous divers aspects, pour la guerre de guérilla.

    Comme la conférence l’avait affirmé, la tâche primordiale dans la création de troupes armées était de travailler en direction de l’armée du salut national, force armée antijaponaise des Chinois organisée un peu partout en Mandchourie à la suite de l’Evénement du 18 Septembre, et nous décidâmes de placer le gros de l’effectif de notre organisation à Antu et à Wangqing où les troupes de cette armée se trouvaient concentrées.

    De retour à Xinglongcun, après avoir logé un certain temps chez Ma Chun Uk avec ma famille, je la déplaçai au hameau des Roseaux à Tuqidian du village de Xiaoshahe, et me mis, les manches retroussées, à la préparation de la fondation d’une armée de guérilla populaire antijaponaise. Xiaoshahe, un village bien organisé, nous assurait un milieu d’activités meilleur que Xinglongcun. L’organisation clandestine bien implantée empêchait l’introduction d’espions. La police et l’armée ennemies, à moins d’être renseignées par leurs laquais, n’y venaient presque pas en mission «punitive».

    Mais dès le début, nous nous heurtâmes à bien des obstacles. Nombre de problèmes difficiles, militaires et politiques, attendaient de nous une solution: effectif, armement, exercice militaire, ravitaillement en provisions, base de masse, relations avec l’armée chinoise du salut national, etc.

    L’effectif et l’armement nous parurent primordiaux: nous les considérâmes comme les éléments de première nécessité pour une armée. Or, l’homme et l’arme nous faisaient défaut l’un comme l’autre.

    Ce que nous entendions par homme, c’était l’homme préparé sur les plans militaire et politique. Il nous fallait des hommes qui s’y connussent aussi bien en politique qu’en art militaire, des jeunes gens décidés à se battre longtemps, l’arme à la main, pour la patrie et le peuple.

    En un an et demi, nous avions perdu presque tous les éléments d’élite de l’Armée révolutionnaire coréenne: Kim Hyok, Kim Hyong Gwon, Choe Hyo Il, Kong Yong, Ri Je U, Pak Cha Sok avaient tous été tués ou mis en prison en moins d’une année; et puis, en janvier 1931, le capitaine Ri Jong Rak, en chemin pour l’acquisition d’armes, avec sur lui quelques pamphlets concernant l’Armée révolutionnaire coréenne, fut pris par des policiers du consulat japonais, de même que Kim Kwang Ryol, Jang So Bong et Pak Pyong Hwa. Kim Ri Gap, expert en affaires militaires, fut aussi écroué, tandis que Paek Sin Han fut tué. On n’avait pas de nouvelles de Choe Chang Gol ni de Kim Won U.

    Les hommes expérimentés en affaires militaires se comptaient sur les doigts parmi le reste de l’effectif de l’Armée révolutionnaire coréenne. Et eux-mêmes se trouvaient affectés aux activités politiques auprès des masses. On ne pouvait les rappeler pour les remettre sous les drapeaux. Quand je m’étais mis à l’œuvre à Antu, de tout l’effectif de l’Armée révolutionnaire coréenne il ne restait qu’un seul jeune avec moi, Cha Kwang Su.

    Il aurait été facile de recruter le personnel nécessaire si nous avions détenu le pouvoir d’Etat, nous permettant d’opérer en vertu d’un décret de mobilisation ou d’un service militaire obligatoire. Mais même si nous l’avions détenu, nous n’aurions pu nous permettre d’agir ainsi. Ni le dispositif juridique ni la force physique ne peuvent mobiliser les masses pour la révolution. On sait qu’auparavant le gouvernement provisoire de Shanghai avait inscrit dans sa Charte un article stipulant que tous les citoyens avaient l’obligation de payer des impôts et de servir dans l’armée. Mais le peuple n’était pas au courant de cette loi. Il va de soi qu’aucun effet n’est à attendre des lois ou des ordonnances d’un gouvernement exilé qui prétend exercer le pouvoir d’Etat dans un coin d’une concession étrangère, sans pourtant le détenir de facto.

    En cas de révolution de libération nationale dans les colonies, on ne peut appeler les gens sous les drapeaux par des mesures juridiques telles qu’un ordre de mobilisation ou un service militaire obligatoire. L’appel du leader de la révolution et des premiers combattants y remplace les lois, et la conscience politique et morale de chaque individu ainsi que sa volonté de se battre le poussent à s’enrôler. Sans qu’on le lui demande, le peuple prend les armes de son gré, pour sa propre émancipation. C’est un acte naturel de celui qui considère sa souveraineté comme vitale pour lui et qui est décidé à se sacrifier pour la sauvegarder.

    Selon ce raisonnement, je me mis à chercher des hommes à Antu et dans ses alentours pour les regrouper dans la future armée de guérilla. Il y en avait beaucoup qui demandaient à s’enrôler, notamment des jeunes gens admirables des organisations semi-militaires telles que la Garde rouge, l’Avant-garde des enfants, le Piquet d’ouvriers, la Troupe de choc régionale, etc. Les tourbillons des luttes Chusu et Chunhwang avaient élargi d’un coup ces organisations, et les jeunes gens s’en étaient sortis bien trempés à en devenir méconnaissables.

    Cependant, je ne pouvais pour autant les prendre au hasard, sur leur demande, sans tenir compte de leur degré de préparation. En Mandchourie de l’Est, les jeunes et les adultes laissaient encore à désirer sur le plan de la formation politique et militaire. Cette formation devait être promue dans les organisations semi-militaires, surtout dans la Garde rouge et dans l’Avant-garde des enfants, pour fournir les effectifs à la future armée de guérilla.

    Or, je n’avais pas d’hommes, pas un seul qui fût capable de s’occuper de l’exercice militaire. Moi seul, je ne pouvais assurer une formation militaire à tous les jeunes de la région d’Antu. Malgré mes études à l’Ecole Hwasong, j’étais encore un profane en matière de pratique militaire, indispensable pour la conduite d’une armée de guérilla de type nouveau. Cha Kwang Su, un frais émoulu de l’école, était encore plus novice que moi sur ce point. Ri Jong Rak étant écroué, il n’y avait maintenant personne sur qui je puisse compter. S’il y en avait eu un qui aurait pu le remplacer, je lui aurais confié toutes les affaires militaires, et j’aurais pu m’occuper entièrement du travail politique. Mais ce n’était pas le cas, et cela m’impatientait.

    Chaque fois que je me trouvais dans une impasse, je ressentais le manque de camarades.

    A ce moment critique, un homme prometteur nous arriva, Pak Hun, diplômé de l’Ecole militaire de Huangpu. Jiang Jieshi fut directeur de cette école, tandis que Zhou Enlai en fut directeur politique. Les jeunes Coréens y étaient nombreux. Au cours de la révolte de Guangzhou que les Chinois appellent le «Soviet des trois jours», ce furent les élèves de cette école qui avaient joué le rôle moteur.

    Pak Hun, comme An Pung, s’était engagé dans la révolte de Guangzhou, et à la défaite de l’insurrection, il se retira de Chine du Centre en Mandchourie. Il était robuste et vif en paroles et en actes, digne d’un militaire. Il se servait du chinois plus que du coréen, s’habillait plus souvent à la chinoise qu’à la coréenne. Il devint mon «conseiller militaire».

    Après que la première guerre civile révolutionnaire, déclenchée à la suite de la rupture de la coopération entre le Guomindang et le Parti communiste chinois par Jiang Jieshi qui avait trahi la révolution (Incident du 12 Avril), se fut soldée par une défaite, nombre de Coréens qui se battaient pour la révolution chinoise après leurs études dans les écoles militaires, notamment celle de Huangpu à Guangdong et celle de Jiangwutang à Yunnan, s’étaient rendus en Mandchourie pour échapper au terrorisme de Jiang Jieshi. Parmi ceux-ci figuraient Yang Rim, Choe Yong Gon, O Song Ryun (Jon Gwang), Jang Ji Rak, Pak Hun.

    Franchement parlant, j’attendais beaucoup de Pak Hun, satisfait qu’il fût venu de l’Ecole militaire de Huangpu.

    Pak Hun était bon tireur. Il possédait cette capacité exceptionnelle de faire des prouesses, un revolver dans chaque main. C’était un vrai sorcier quand il tirait.

    Un autre trait caractéristique qu’il avait, c’étaient ses commandements. Il avait une voix si forte qu’il pourrait bien remuer, sans micro, les rangs d’environ dix ou vingt mille hommes. S’il poussait un cri sur le tertre à Tuqidian, tout le village l’entendait.

    Les jeunes gens d’Antu, enchantés par ses cris de commandement, n’en finissaient pas de l’admirer.

    «Avec cette voix, il se fera entendre par l’empereur du Japon en plein milieu de Tokyo! D’où est venu ce trésor-là?» s’exclamait Cha Kwang Su à le voir commander les hommes de la Garde rouge en exercice. C’était en fait Cha qui était le plus charmé par Pak. Tous les deux se querellaient souvent sur le plan théorique, mais ils étaient très intimes.

    Grâce à la bonne formation donnée par Pak Hun à Antu, nos troupes, déplacées plus tard à Wangqing, y jouirent d’une bonne réputation: voilà la «troupe d’étudiants», disait-on. Les partisans que nous avions formés alors ont été respectés pendant toute la durée de la guerre antijaponaise, car ils étaient en tout temps méthodiques, disciplinés, nobles en paroles et décents en tenue. Yang Jingyu lui aussi dissimulait mal son admiration pour notre armée de guérilla.

    Chaque fois qu’on nous admirait, je me rappelais Pak Hun et ses commandements qui retentissaient sur le tertre de Tuqidian.

    Un autre trait distinct de cet instructeur était son intransigeance envers ses recrues dans l’entraînement. Le fait est que, grâce à ses exigences, les soldats ont été vite initiés aux connaissances militaires.

    Or, de temps en temps, Pak Hun appliquait des punitions corporelles. Il roulait des yeux, invectivait, donnait des coups de pied ou mettait au piquet ceux qui faisaient mal les exercices d’ordre serré ou ne se conformaient pas à la discipline. Je lui disais souvent que la punition est absolument inadmissible dans une armée révolution-naire, mais c’était peine perdue.

    Un jour, en rentrant ensemble de l’exercice à la suite duquel il eut la voix enrouée, je lui demandai:

    «Il me semble, je ne sais pourquoi, que vous sentez le militariste. Où est-ce que vous avez pris cet air de militariste?»

    Il me regarda en souriant à ce mot de militariste:

    «L’instructeur qui m’a formé était très sévère et cruel. Un Allemand. Je ne sais s’il ne me l’a pas légué. Après tout, si on veut être un bon soldat, il faut goûter au fouet.»

    Les traces de l’instruction allemande perçaient chez lui sous diverses formes. Dans ses cours de théorie, il s’étendait le plus longuement sur l’armée prussienne. Il parlait beaucoup de la bravoure du soldat britannique, de la promptitude du soldat français, de la ponctualité du soldat allemand et de l’opiniâtreté du soldat russe. L’histoire finie, il exhortait les élèves à devenir des soldats parfaits munis de toutes ces qualités.

    L’exercice qu’il commandait ne convenait pas en majeure partie aux particularités de la guérilla que nous nous imaginions. Je m’aperçus qu’il s’efforçait d’enseigner à une vingtaine d’hommes à peine la manière napoléonienne de se mettre en colonnes et la manière anglaise de se ranger.

    Entre deux séances, je lui dis doucement:

    «Camarade Pak Hun, cet exercice-là que vous venez de donner sur la manière anglaise, si l’on se contentait d’en donner un bref aperçu? Qu’en pensez-vous? Si nous prévoyions ici une guerre comme la bataille de Waterloo, ce serait différent. Mais nous entendons livrer une guerre de guérilla, des combats en montagne, contre un ennemi armé de canons et de mitrailleuses. Alors ces façons de combat de l’ancien temps, je doute qu’elles puissent servir à quelque chose.

    Mais si on veut faire la guerre, il faut qu’on les connaisse au moins, je pense.

    Les connaissances militaires établies à l’étranger sont, bien sûr, appréciables, mais ce qu’il faut enseigner aux nôtres, c’est ce qu’il nous faut pour le moment. Vous ferez mieux de ne pas penser leur faire ingurgiter ce que vous avez appris à l’école militaire.»

    J’entendais par là lui signifier de se mettre en garde contre le dogmatisme dans l’entraînement.

    Un jour, je lui confiai la tâche d’entraîner au tir une dizaine d’hommes de la Garde rouge. Or, il les conduisit sur un terrain plat, y planta quelques piquets et, à longueur de journée, leur fit viser la cible à sa partie inférieure.

    Je le rappelai et lui dis: «La chose n’ira pas tant que l’on continuera de la sorte; il faut abandonner ce qui ne convient pas à nos réalités et enseigner ce qui est nécessaire pour la guerre de guérilla, mettant au premier plan l’exercice qu’il faut pour les combats en montagne; nous devons réformer avec audace ce qui ne nous convient pas, et, si nous ne trouvons pas de valable dans les manuels existants, nous devons créer nous-mêmes nos propres méthodes de combat une à une, en faisant travailler notre intelligence. »

    Il accepta, l’air sérieux. Depuis, l’exercice fut axé sur ce qu’il fallait dans l’immédiat: rudiments d’exercice d’ordre et de maniement des armes, camouflage, signalisation, emploi des lances, reconnaissance en camp ennemi, marche en montagne, emploi des bâtons, acquisition des armes, reconnaissance de l’ami et de l’ennemi pendant le combat de nuit et autres connaissances de première nécessité.

    Au départ, Pak s’y était pris sans méthode, mais, avec le temps, il finit par apprendre à travailler avec un plan.

    Plus tard, il s’en souviendra en ces termes francs: «Ce que j’ai appris à l’Ecole militaire de Huangpu était repris aux cinq puissances militaires: soit une collection de connaissances militaires passées pour les meilleures depuis l’antiquité jusqu’à présent en Orient comme en Occident. J’étais fier de ces connaissances apprises dans une école célèbre comme l’Ecole militaire de Huangpu, digne d’être appelée le temple de la formation militaire en Chine actuelle. Je pensais qu’on m’applaudirait en Mandchourie de l’Est.

    «Mais, quelle erreur! J’ai reçu une réaction froide au lieu d’une ovation. Ce que je disais en classe, les jeunes gens le considéraient comme de simples connaissances générales, appréciables mais pas vitales et indispensables, et dont ils pouvaient se passer. Ces quelques années, j’ai compris que mes connaissances militaires, quoique d’importance mondiale, ne sont d’aucune utilité pour les combats de guérilla. Désenchanté de moi-même qui les considérais comme un code passe-partout, j’ai trouvé absolument nécessaire de créer une théorie nouvelle conforme à la guérilla. Depuis lors, je me suis mis en garde contre le dogmatisme, et j’ai adopté une nouvelle manière de penser, notre manière à nous autres Coréens, qui convient à la révolution coréenne.»

    Kim Il Ryong, après Pak Hun, fut un des instructeurs dans la région d’Antu. Comparé à Pak, il n’en savait pas plus long sur la guerre moderne. Mais, fort des expériences acquises alors qu’il se battait dans l’armée indépendantiste, il était inlassable à entraîner les combattants.

    L’entraînement fut intensifié, et le recrutement poursuivi dans toutes les organisations semi-militaires: la Garde rouge, l’Avant-garde des enfants, la Troupe d’enfants éclaireurs. Des jeunes gens fiables, préparés sur les plans politique et militaire, se mirent à se réunir autour de nous, par dizaines. Je rappelai mes camarades envoyés dans les districts de la région riveraine du Tuman et choisis les jeunes trempés et testés à travers les luttes Chusu et Chunhwang. Nombre de jeunes nous arrivèrent ainsi d’Antu, de Dunhua et d’autres endroits de la Mandchourie de l’Est.

    Je choisis, parmi eux, Cha Kwang Su, Kim Il Ryong, Pak Hun, Kim Chol (alias Kim Chol Hui), Ri Yong Bae et autres, 18 personnes en tout, pour en faire un premier groupe de guérilla. J’en fis faire autant dans les districts de Yanji, de Wangqing, de Helong et de Hunchun. Ainsi, successivement dans tous les districts, apparurent des groupes de partisans, chacun au nombre de 10 à 20 hommes. Organiser de petits groupes d’hommes armés et opérer discrètement tout en se procurant des armes, en accumulant des expériences et en recrutant d’autres jeunes, puis, une fois les conditions réunies, se réunir par unité de district pour former une troupe d’importance, telle était notre ligne de conduite adoptée à la Conférence de Mingyuegou.

    La formation des troupes de partisans fut accompagnée d’une lutte sanglante pour l’acquisition des armes. Trouver des armes était le plus difficile dans tout cela.

    Tandis que les forces d’agression japonaises s’équipaient sans cesse du matériel de guerre moderne que produisait en série l’industrie de guerre du Japon pour ses armées de terre, de mer et de l’air, nous n’avions ni un Etat qui pût nous fournir des armes ni d’argent pour acheter des fusils. Ce n’était pas de canons ni de chars dont nous avions besoin. Pour le moment, il nous suffisait d’avoir seulement des armes légères: fusils, revolvers, grenades à main. On pourrait se faire aider par les ouvriers s’il y avait au moins une usine de guerre en Corée. Mais pas une seule n’existait sur le territoire de la Corée. Nous ne pouvions donc pas profiter d’une quelconque industrie nationale.

    D’où résulta ce cri pathétique: «Arrachons des armes à l’ennemi pour nous armer!»

    De retour à Antu, je déterrai les deux revolvers que mon père avait confiés à ma mère. Je les pris dans les mains et dis à mes camarades:

    «Voilà le legs de mon père. Il n’était pas franc-tireur ni combattant de l’armée indépendantiste. Mais il a gardé ces armes jusqu’à sa mort. Pourquoi? Parce qu’il voyait dans la lutte armée la forme suprême de la lutte pour l’indépendance du pays. Somme toute, il pensait à la lutte armée. En recevant ces armes, j’ai juré de réaliser sa volonté à sa place. Maintenant, c’est le moment. Prenons ces revolvers pour capital et commençons notre combat pour l’indépendance! Voilà tout ce que nous avons en fait d’armes pour le moment, mais imaginez-vous ce que feront ces armes. Elles se multiplieront sans cesse pour devenir deux cents, deux mille et vingt mille. Deux mille fusils suffiront pour libérer notre pays. Maintenant que nous avons un capital, nous le ferons rouler sans cesse jusqu’à ce qu’il soit porté à deux mille, à vingt mille!»

    Je ne pus plus poursuivre, la gorge serrée à la pensée de mon père, mort trop tôt pour réaliser son dessein.

    Un jour que nous étions aux prises avec le problème de l’acquisition des armes, Pak Hun m’avait demandé ce que j’avais fait des armes qu’un homme de famille riche m’avait données à Fusong, ce qu’il savait par ouï-dire. L’homme dont il parlait était Zhang Weihua. En effet, quand je militais à Wujiazi, celui-ci m’avait donné 40 armes à feu qu’il gardait chez lui pour le compte des gardiens de la maison. Je les avais distribuées aux militants de l’Armée révolutionnaire coréenne.

    Pak Hun l’avait fort regretté, disant qu’il ne voyait la solution que dans l’argent. Et il avait proposé de procéder à une collecte auprès des paysans dans les villages que nous avions gagnés à notre cause.

    Je ne partageai pas son avis. Appeler les riches à faire une contribution, cela était plausible, mais retourner la bourse des ouvriers et des paysans pauvres ne pouvait pas être une solution acceptable. Collecter de l’argent pourrait être plus facile que de prendre des armes par la force, au risque de sa vie.

    Mais je préférai le difficile au facile. Je ne tenais pas tant à l’achat des armes, bien que je le considère comme une solution éventuelle. Tendre la main à la population était la manière d’agir de l’armée indépendantiste, mais non la nôtre.

    La collecte ne servirait d’ailleurs pas à grand-chose. Une fois, le camarade Choe Hyon avait acheté une mitrailleuse au prix de 1 500 yuans à une troupe de l’armée Sanrim (une des troupes de l’armée du salut nationalNDLR). Un bœuf se vendait à 50 yuans au marché. Il faudrait donc vendre 30 bœufs pour acheter une mitrailleuse. Ces chiffres étaient dissuasifs à cet égard.

    Au bout d’une discussion, nous passâmes au mont Naedo, où nous récupérâmes des armes enterrées par d’anciens combattants de l’armée indépendantiste.

    Dans les autres districts aussi, nous récupérâmes des armes de ce genre.

    Les troupes indépendantistes, conduites par Hong Pom Do, avaient enterré, à la suite de la bataille de Qingshanli, quantité d’armes et de munitions dans le secteur de Dakanzi avant de se retirer dans la zone des frontières soviéto-mandchoues.

    La garnison japonaise, mise au fait par un mouchard, avait fait une fouille et avait emmené des dizaines de camions d’armes et de munitions. Après la Conférence de Mingyuegou, nos camarades de Wangqing y retrouvèrent 50 000 cartouches, oubliées par les Japonais.

    Avec les quelques armes ainsi obtenues, nous passâmes à l’action, en les prenant pour moyen de départ, en vue d’en arracher d’autres à l’ennemi.

    La première cible d’attaque fut la maison d’un propriétaire foncier du nom de Shuang Pingjun. Il disposait d’un corps de garde privé, fort d’environ 40 hommes, dont le chef était un individu du nom de Ri To Son. Celui-ci commandera plus tard une troupe de traîtres tristement célèbre, «Sinsondae», qui fut anéantie finalement par la troupe de partisans de Choe Hyon.

    Les casernements des gardes se trouvaient les uns dans l’enclos, les autres à l’extérieur de la palissade de la résidence de Shuang, située dans le village central de Xiaoshahe. La reconnaissance faite, nous formâmes un groupe d’assaut avec des partisans et des combattants de la Garde rouge, attaquâmes la maison et obtînmes une dizaine de fusils.

    Les attaques de ce genre se succédèrent à vive allure dans toutes les régions riveraines du Tuman, comme une campagne de masse. On criait: «Les armes sont vitales pour nous! Opposons les armes aux armes!» Tous, sans distinction d’âge ni de sexe, se levaient sous ce mot d’ordre. Venaient à leur tête les membres de la Garde rouge, de l’Avant-garde des enfants, de la Troupe de choc régionale. C’était une bataille à outrance livrée contre l’armée d’agression impérialiste japonaise, la police japonaise, la police mandchoue, les propriétaires fonciers projaponais, les fonctionnaires réactionnaires.

    «Yao qiang, bu yao ming!», ces mots chinois de sommation datent de cette époque. Cela se traduit: «Donne ton arme et tu auras la vie sauve!» On pénétrait dans un bureau de douane ou dans la caserne d’une garde, dans un organisme de sécurité ou dans une maison de propriétaire foncier, et on criait, l’arme au poing: «Yao qiang, bu yao ming!» Et froussards qu’ils étaient, fonctionnaires, propriétaires fonciers, policiers donnaient tout ce qu’ils avaient comme armement.

    Ces mots de sommation étaient en vogue dans toutes les zones de la Mandchourie de l’Est, contrôlées par les organisations révolutionnaires.

    O Thae Hui, père d’O Jung Hwa, et son oncle étaient exemplaires: ils avaient pris un pied de table coréenne en guise de revolver et menacé des policiers et des gardes avec, en leur criant cette sommation-là. Les armes qu’ils avaient prises furent transmises à la Garde rouge. La nouvelle arriva jusqu’à nous, à Antu. Nous étions émerveillés.

    Quand je rencontrai O Thae Hui à Wangqing, je lui demandai: «Comment avez-vous eu une si bonne idée?» Le vieil homme répondit en souriant: «Dans la pénombre de la nuit, un pied de table ressemble à un revolver. Armes ou grenades, nous n’avions rien et j’ai pris un pied de table. J’étais pressé, alors… Qui a soif creuse un puits, dit un proverbe, n’est-ce pas?»

    Il avait raison, il était vrai que nous nous livrions alors avec folie à l’acquisition des armes, comme un homme assoiffé qui s’affole pour creuser un puits. Ce fut un combat dur demandant le maximum de créativité et d’intelligence.

    En Mandchourie de l’Est, certains se déguisaient en gendarme ou en soldat de l’armée chinoise du salut national, d’autres en employé du consulat japonais ou en seigneur millionnaire, parfois en commerçant, selon les cas et les circonstances, pour attaquer l’ennemi et lui arracher ses armes. Les femmes de certains villages se servaient de leur battoir pour terrasser un soldat ou un policier et lui dérober son arme.

    Cette lutte pour l’acquisition des armes était un prélude et l’avant-première de la résistance de toute la nation. Y étaient engagées toutes les organisations révolutionnaires et toute la population. Les masses n’hésitèrent pas à s’offrir à ce dur combat quand la révolution demandait des armes. Elles furent éveillées par ce combat, elles furent convaincues de leur pouvoir.

    Que chacun s’arme par ses propres moyens!, ce mot d’ordre, lancé par nous, s’avéra efficace un peu partout.

    Certes, il y eut des pertes. Nombre de camarades tombèrent au cours de cette action. Chaque arme que nous portions alors était imprégnée du sang de nos camarades morts, de leur ardent patriotisme.

    En même temps, nous nous efforcions de fabriquer des armes par nous-mêmes. Un autre cri de confiance en soi que nous lancions.

    Au début, dans les forges, on battait du fer pour faire des couteaux ou des lances. Puis on passa à la fabrication de pistolets et de bombes.

    Le meilleur et le plus pratique des revolvers a été fait par les membres de l’Union de la jeunesse antijaponaise de Nangu à Wangqing: c’était le «revolver Pijikae». Dans la province du Hamgyong du Nord, on appelait les allumettes Pijikae, mot emprunté à la langue russe. Mais pourquoi «revolver Pijikae»? Le produit inflammable des allumettes devenait la poudre des cartouches.

    Le canon du revolver était en fer-blanc.

    Nos plus célèbres arsenaux en Mandchourie de l’Est étaient dans la caverne Suribawi au mont Xincheng de Jingu, district de Helong, à Nangu, district de Wangqing et à Zhujiagou du village de Nanyang à Yilangou, district de Yanji.

    Dans l’arsenal Suribawi, on fabriquait même des bombes avec la poudre que nous fournissait une organisation révolutionnaire opérant dans la mine de Badaogou, district de Yanji.

    Au début, ce fut une bombe sonique. Elle éclatait avec un grand bruit, mais ne blessait personne. Pour éliminer ce point faible, on fit une bombe à piment. Celle-ci était assez efficace, mais non plus blessante, malgré la forte odeur accablante qu’elle exhalait.

    Nos camarades de Helong remplacèrent ensuite le piment par des débris de fer. La bombe devint mortelle. C’était la célèbre bombe Yongil. Avec l’entrée de la bombe en usage, nous fîmes venir son fabriquant, Pak Yong Sun, de Helong pour donner un cours de deux jours à Dafengzi, Xiaowangqing. Nous entendions vulgariser la technique dans toutes les régions de la Mandchourie de l’Est. Y prirent part les hommes venus des arsenaux de plusieurs districts de Jiandao et des commandants de guérilla.

    Le premier jour, je fis un cours sur la fabrication de la poudre. Car, alors, celle-ci ne pouvait s’obtenir que dans les mines. Le contrôle étant rigoureux, cette manière d’acquisition faisait toujours courir un risque. Nous avions réussi à fabriquer de la poudre avec des substances chimiques qu’on obtenait sans grand-peine dans les foyers. Je voulais enseigner cette méthode à l’assistance pour la généraliser dans les différents districts.

    Pak Yong Sun donna un cours sur la bombe: la fabrication, le mode d’emploi et les précautions de stockage. Quand il dit comment à Helong, en faisant travailler son esprit et en faisant preuve de confiance en soi, il avait réussi à la fabriquer, l’assistance s’émerveilla. Pak Yong Sun et Son Won Gum de cet arsenal Suribawi étaient des hommes très doués. Leur atelier fut dès lors très utile à notre guerre antijaponaise, servant efficacement de base de fabrication et de réparation d’armes pour l’Armée révolutionnaire populaire coréenne.

    Au cours de la lutte pour l’armement, notre peuple a fait preuve d’une abnégation et d’une vaillance inégalées, d’une aptitude d’adaptation aux circonstances et d’une créativité inouïes. Si un écrivain pouvait réunir les anecdotes concernant cette lutte et en faire un bon tableau, ce serait sans aucun doute toute une épopée. Depuis des millénaires, les masses populaires étaient condamnées à vivre dans l’ignorance et l’obscurantisme, refoulées en dehors de l’Histoire, parce qu’elles ne représentaient qu’une simple force de travail sans valeur. Tout en se lamentant sur leur sort d’esclaves qui les faisait serrer les dents et verser des larmes de sang, elles s’étaient résignées: c’était écrit, à leurs yeux. Mais ces gens simples s’étaient dressés finalement pour reforger leur destin par leurs propres forces dans la lutte sacrée pour leur émancipation!

    Chaque fois que je voyais des armes capturées ou fabriquées par les organisations locales, je me rappelais, avec un orgueil renouvelé, comme nous avions été justes quand nous décidâmes de mener la révolution coréenne en comptant et en nous appuyant sur la force de notre peuple.

    Tout en veillant sur les préparatifs de fondation d’une force armée révolutionnaire permanente, nous nous intéressions avec la même attention à créer la base de masse de notre lutte armée. Eveiller et entraîner sans cesse les masses populaires par des actions pratiques pour bien les préparer à la guerre contre le Japon était un impératif du développement de notre révolution. Le gage de notre victoire finale résidait dans la mobilisation générale et consciente des larges masses.

    La mauvaise récolte sans précédent de 1930, suivie de la disette, nous permettait de déclencher une autre action de masse dans la Mandchourie de l’Est à la suite de la lutte Chusu. Sans donner de relâche au moral des masses rehaussé par la lutte Chusu, nous décidâmes de les mener à une autre lutte, celle Chunhwang, contre l’impérialisme japonais et les propriétaires fonciers projaponais. L’action, commencée par la requête de prêts de vivres chez les propriétaires fonciers, passa à la confiscation, par la force, des provisions des Japonais et des propriétaires fonciers projaponais et se convertit vite en actes de violence, avec la liquidation des acolytes de l’impérialisme japonais.

    Au cours de cette lutte, la population fut gagnée plus encore à la cause de la révolution dans cette partie de la Mandchourie. Malgré l’offensive réactionnaire croissante, les communistes coréens pénétraient les masses, les éveillaient et les éduquaient. Les organisations de masse, abandonnant la pratique de la porte close, ouvrirent leurs portes toutes grandes et aguerrirent les gens sans cesse par des luttes pratiques.

    Toutefois, les choses n’allaient tout de même pas comme un voilier ayant le vent en poupe. La transformation d’un village coûtait parfois la vie à plusieurs militants. Quelques fois, il arrivait qu’un militant se voyait obligé de subir le mépris et la méfiance des villageois, sans pouvoir faire reconnaître qu’il était un révolutionnaire.

    Ce que j’ai éprouvé au village de Fuerhe doit être classé comme un tel cas.

    Fuerhe était un village d’une certaine importance. Car il était situé sur le chemin menant d’Antu à Dunhua. Sans y passer, il était impossible de voyager librement vers Dunhua et la Mandchourie du Sud. Sans le mettre sous l’influence des révolutionnaires, on ne pouvait s’assurer la sécurité dans les villages voisins: Xiaoshahe, Dashahe, Liushuhe et autres.

    L’organisation y avait envoyé des agents clandestins compétents, mais tous échouèrent. Une organisation y était d’une nécessité immédiate. Que faire alors que tout le monde, une fois là-bas, perd la vie? On n’arrivait pas à trouver de solution. Un village de réactionnaires!, se révoltait Kim Jong Ryong, ajoutant que le village semblait noyauté par des espions ou un réseau d’organisation réactionnaire qu’on ne pouvait découvrir. Le récit du village me donnait également des soupçons.

    Un homme de notre organisation y habitait, un dénommé Song. Mais à lui seul, il n’était pas en mesure de découvrir les éléments réactionnaires et de gagner le village à la cause de la révolution. Il fallait de toute façon qu’un clandestin y soit implanté pour éliminer ce qui était à enlever, regrouper ce qu’il fallait regrouper, en vue de transformer ce village réactionnaire en village révolutionnaire.

    Je me portai volontaire pour y pénétrer. Je convoquai le camarade Song à Xiaoshahe et lui dis: «De retour à votre village, faites courir le bruit que votre famille a engagé un domestique, comme les bras manquaient chez vous. Je jouerai le rôle de domestique chez vous.»

    Song écarquilla les yeux et secoua la tête: «La réaction est prépondérante dans mon village. C’est dangereux. D’ailleurs, un rôle de domestique? Inadmissible! »

    L’organisation, elle aussi, s’opposait à mon projet.

    Malgré l’opposition, je montai sur le traîneau à bœuf à côté de Song, et nous partîmes pour Fuerhe. Le visage pas lavé, les cheveux longs, hirsute, j’avais l’air d’un vrai idiot, lorsque j’arrivai à cette «tanière des réactionnaires».

    Quelques heures après, j’étais à la table de repas du soir, quand un peloton de la police montée apparut à l’orée du village, en soulevant un nuage de poussière. On ne savait comment elle avait été informée, au chef-lieu du district d’Antu.

    Aux cris des enfants qui annonçaient l’arrivée des policiers, je sortis dans la cour, pris une hache et me mis à fendre du bois. J’étais dans les mêmes circonstances que l’autre fois, chez une femme inconnue à Jiaohe.

    Un policier demanda qui j’étais. «Notre domestique», répondit Song. Le cavalier grommela: «On dit qu’un cadre communiste est apparu ici pour l’inspection…» Il se montrait incrédule. Il croyait tomber sur un homme correctement vêtu, avec un costume bien taillé. Mais le nouveau venu au village avait une veste sale, le visage barbouillé de suie. Le policier semblait déçu.

    A ce moment-là, je soupçonnai même qu’un individu malsain ayant des intelligences avec l’ennemi se cachait parmi les nôtres. Car le projet de mon installation à ce village n’était connu que de quelques camarades responsables.

    Après le départ de la police, je vis Song, le visage pâle, le front en sueur.

    Dès le lendemain, je me levais de bonne heure, allais puiser de l’eau, fendais du bois, balayais la cour et allumais le feu sous la marmite de fourrage pour bœuf. Après quoi, je prenais le traîneau et partais pour la montagne en compagnie du camarade Song. Là, je ramassais du bois ou examinais des documents. Je discutais avec Song du travail à faire et lui assignais des tâches.

    Je commençais à me faire remarquer comme «bon domestique» dans le village. Les villageois me prenaient pour un garçon doux. Quand des glaces se formaient sur la margelle du puits, les femmes me hélaient sans façon pour que je casse les glaces. J’acceptais volontiers. Moins les villageois se gênaient à mon égard, plus j’aurais l’air d’un domestique. Plus j’étais obéissant à leurs ordres, plus les mouchards ne soupçonneraient en moi un révolutionnaire.

    Un jour, il y eut un festin de mariage chez le voisin de Song. Les femmes de la cuisine me demandèrent un coup de main pour faire du tok (gâteau de riz glutineuxNDLR). Elles croyaient que moi, domestique de métier, j’excellerais dans cette besogne.

    Mon grand-père qui a passé toute sa vie à travailler la terre, disait souvent: «Un vrai paysan doit savoir manier ces trois choses: la charrue, la hache-paille et le maillet à tok.» Mais jamais je n’eus l’occasion de prendre le manche du maillet. Notre famille n’était pas assez aisée pour manger du tok. Accepter la demande des villageoises? Je risquais de me trahir. Refuser? Ce n’était pas une conduite de «domestique». J’hésitais. Au début, je prétextai que j’étais trop occupé.

    Or, la demande fut réitérée. On me pressa. Je ne pouvais plus refuser.

    Quand je parus dans la cour de la maison en fête, les femmes de la cuisine poussèrent des cris de joie: «Maintenant, on ne manquera pas de bras!» Un homme entre deux âges, décharné, était à la besogne. L’une des femmes lui arracha le maillet et le remit dans mes mains, disant: «Voyons, le goût du tok d’aujourd’hui dépend de ta main. Fais de ton mieux!» La maîtresse me flattait, en apportant dans une bassine du riz glutineux qu’on venait de cuire à la vapeur. A la voir bavarder, loin de se douter de ce que je pensais, j’avais envie à la fois de rire et de pleurer. Bientôt, ce fut un demi-cercle de badauds autour de moi: on désirait voir l’adresse du «domestique». Dans les campagnes, c’était un plaisir, une partie de la vie, que d’assister au martelage de riz.

    Je pris le maillet, mouillant de salive mes paumes, je me dis dans mon for intérieur: «Zut, advienne que pourra! On frappe à toute volée. Cette besogne, c’est aussi à remplir par l’homme. Mais, est-ce qu’un domestique sait tout faire? Tout au plus, on me blâmera d’être gauche.»

    Song me comprit à ce moment et vint me tirer d’affaire. «Ta, ta, ta, tu oses marteler, avec ton bras meurtri? Je te répète tout le temps de bien soigner ton bras!», me réprimanda-t-il, avec un air sciemment sévère. Et de s’adresser aux femmes: «Il s’est blessé au bras hier, dans la montagne. Il ne peut pas. Le mariage chez mon voisin n’est-il pas un gala chez moi? Je frappe à sa place», plaisanta-t-il.

    Quand on distribua du tok aux convives, les femmes me traitèrent comme un vrai domestique. On en servit aux autres sur une assiette, mais à moi, sans assiette, dans les mains. Je n’étais pas mécontent de ce mauvais traitement. Je le trouvais plutôt utile pour mes activités clandestines.

    La conquête du village de Fuerhe n’était pas facile. L’entreprise à Wujiazi avait été dure. Mais, comparée à Fuerhe, elle avait été de tout repos. J’y suis resté un mois et demi. J’y créai une organisation et mobilisai les éléments actifs de la jeunesse pour découvrir et liquider les mouchards.

    De retour à Xiaoshahe, je racontai mon aventure. Tous mes camarades se tordirent de rire. Je leur affirmai: «Où que ce soit, pas un lieu où les révolutionnaires ne puissent s’implanter. Si on n’a pu y réussir jusqu’ici, c’est qu’on ne s’est pas mêlé aux masses et qu’on a agi en gentilhomme, tout comme une goutte d’huile sur l’eau.»

    Après la fondation de l’Armée de guérilla populaire antijaponaise, j’eus l’occasion de passer par Fuerhe à la tête d’une troupe. J’étais alors monté à cheval. Nous y tînmes un rassemblement de masse, et je fis un discours. La foule était très étonnée de me voir chef des partisans.

    La jeune femme qui autrefois, l’air impertinent, m’avait demandé de briser les glaces sur la margelle du puits ne savait à quels saints se vouer, en me voyant enfourcher mon cheval après mon discours: «Mon Dieu, le garçon qui s’était loué comme domestique dans le village! Il est chef des partisans!»

    Un obstacle fut surmonté de cette façon. Mais le problème le plus sérieux restait à résoudre: le travail auprès des troupes de l’armée du salut national qui avaient fait verser beaucoup de sang aux communistes coréens.

    

    

    

    5. La naissance d’une force armée nouvelle

    

    

    Le printemps 1932 fut un printemps agité, riche en événements graves qui bouleversèrent le monde. Les impérialistes japonais, maîtres de la Mandchourie, avaient mis en place le Mandchoukouo, Etat fantoche, avec pour chef Fu Yi, dernier empereur de la dynastie des Qing, détrôné par la révolution démocratique de Sun Yatsen. Les mass media japonais à la solde des autorités officielles et la presse projaponaise de Chine et de Mandchourie chantaient ses louanges et professaient «paix et concorde entre les cinq nations» et l’édification d’un «régime de justice et d’un pays de bonheur», alors que l’opinion progressiste de l’Asie et du reste du monde le stigmatisait véhémentement.

    Le monde entier suivait attentivement la démarche de la commission d’enquête de la Société des Nations qui venait d’arriver au Japon avec pour mission de tirer au clair l’Evénement du 18 Septembre, ses causes et les responsabilités qui en découlaient.

    Avec à sa tête lord Lytton, conseiller du Conseil privé britannique, et composée de délégués des Etats-Unis, d’Allemagne, de France, d’Italie, etc., la commission fut reçue en audience par l’empereur du Japon, rencontra le premier ministre, le ministre de l’Armée de terre et le ministre des Affaires étrangères.

    En Chine, elle eut des entretiens avec Jiang Jieshi et Zhang Xueliang, et, en Mandchourie, une entrevue fut orchestrée avec le commandant de l’armée japonaise du Guandong, le lieutenant général Honjo; la commission inspecta les lieux de l’incident. Japonais et Chinois rivalisaient d’hospitalité pour gagner sa faveur. Si elle tirait l’affaire au clair, si la Société des Nations usait de son pouvoir d’influence sur le Japon, celui-ci retirerait probablement ses troupes de Mandchourie. La présomption était partagée non seulement par les milieux politiques et sociaux et la presse, mais même par les écoliers sensibles désormais au cours des événements politiques, par les vieillards qui, le soir, se réunissaient pour tuer le temps en bavardant.

    Cependant, sans prêter l’oreille à ces rumeurs, à ces conjectures, nous nous appliquâmes, à Antu, à l’entraînement militaire en préparation de la lutte armée, et chaque jour, des femmes, membres de l’Association des femmes de Xiaoshahe, nous apportaient à manger dans des paniers, sur la colline de Tuqidian.

    Vers la mi-mars, nous organisâmes un cours de formation rapide à l’intention des commandants de troupes de l’armée de guérilla, de modeste envergure, nées dans différents districts de la Mandchourie de l’Est, et environ 20 hommes se réunirent à Tuqidian de Xiaoshahe.

    Le cours dura deux jours. Le premier jour, nous donnâmes des cours théoriques, et le second, un entraînement. Je me chargeai du cours politique sur le thème: les orientations de la révolution coréenne, ainsi que du cours sur les règles de la vie en caserne et les principes d’action des troupes de l’armée de guérilla. L’entraînement militaire était dirigé par Pak Hun et comprenait des rudiments de l’art militaire, tels que les mouvements d’ordre serré, le démontage et le remontage des armes, et des manœuvres: attaque, embuscade, etc.

    Antu était la principale arène d’action des communistes coréens, le centre des efforts de création de l’Armée de guérilla populaire antijaponaise. Des différents districts des régions riveraines du Tuman arrivaient sans cesse, à Xiaoshahe, des agents politiques et des agents de liaison dans le but de nouer le contact avec nous. La nouvelle que nous organisions, à Antu, une armée de guérilla se répandit rapidement de bouche à oreille, jusqu’en Corée. Et de Corée et des différentes régions de la Mandchourie, des jeunes d’une vingtaine d’années venaient à Antu, à leurs risques et périls, pour s’enrôler.

    C’est à cette époque que Pyon Tal Hwan partit pour Antu, à la tête de huit jeunes volontaires de son village, Wujiazi, et fut arrêté à mi-chemin par la police japonaise et jeté en prison. Pyon Tae U qui était venu me voir après la Libération avait vivement regretté que son fils ait passé des années en prison sans pouvoir rejoindre l’armée de guérilla.

    Plus de jeunes encore étaient venus de Yanji, que des autres districts. A Yanji se trouvaient concentrés des appareils de domination et de répression de l’ennemi et un réseau développé d’espionnage. Au début d’avril 1932, une expédition provisoire de Jiandao fut constituée sous le commandement du colonel Ikeda, avec le 75e régiment de la 38e brigade de la 19e division de Ranam, renforcée par l’artillerie, le corps du génie, le service des transmissions; elle passa le fleuve Tuman et vint se cantonner en Jiandao, dont Yanji, avec en vue une expédition «punitive» en Mandchourie de l’Est.

    Face à cette situation, les organisations clandestines de la région envoyèrent à Antu un grand nombre de leurs membres. Il nous venait aussi d’autres jeunes, qui, sans liaison avec aucun réseau, partaient de leur propre initiative, ayant appris la nouvelle.

    Chen Hanzhang aussi vint de Dunhua nous rejoindre avec un jeune Chinois nommé Hu Zemin, professeur à l’Ecole normale de Helong.

    Des fois, il nous arrivait une dizaine de volontaires en une journée. Or, les troupes de l’armée du salut national les persécutaient, les arrêtaient et les assassinaient sans ménagement.

    A l’époque, en Chine du Nord-Est pullulaient des troupes antijaponaises de diverses couleurs: armée d’autodéfense du Nord-Est, armée rebelle de Jilin, armée antijaponaise du salut national, armée des volontaires antijaponais, troupes Sanrim, Dadaohui (société des grands couteauxNDLR) et Hongqinghui (société des piques à franges rougesNDLR). Il s’agissait de troupes d’obédience nationaliste, constituées de fonctionnaires, de paysans et de soldats à l’esprit patriotique, qui, après l’invasion japonaise de la Mandchourie, avaient abandonné l’ancienne armée du Nord-Est, en arborant le drapeau antijaponais pour le salut national. Ces troupes étaient appelées dans leur ensemble l’armée du salut national.

    Les plus célèbres en étaient les troupes de Wang Delin, de Tang Juwu, de Wang Fengge, de Su Pingwen, de Ma Zhanshan, de Ding Chao, de Li Du, dont la plus importante était celle de Wang Delin en Mandchourie de l’Est. Celui-ci, sans but ni programme, avait passé sa jeunesse dans les forêts de Muling et de Suifenhe, à la tête de brigands, en tant que «héros de la verdure», puis était venu se joindre à l’armée de Jilin sous les ordres de Zhang Zuoxiang et devenu officier de l’armée régulière. Il avait commandé le 3e bataillon du 7e régiment de la 3e brigade de l’armée de Jilin avant l’Evénement du 18 Septembre. Son bataillon était appelé l’«ex-3e bataillon» par la population.

    Après l’invasion japonaise de la Mandchourie, son chef, commandant de brigade, Ji Xing, déposa les armes, alla voir le commandant de l’armée japonaise du Guandong. Il prêta serment d’allégeance à l’empire japonais et obtint, en récompense, le poste de commandant de place de Jilin.

    Indigné de la trahison de ses supérieurs, Wang Delin se révolta et proclama la résistance contre le Japon pour le salut national de Chine. A la tête de 500 hommes, il prit le maquis et forma une troupe d’armée chinoise pour le salut national: il nomma Wu Yicheng commandant du front et déclara la guerre contre les forces d’agression impérialistes japonaises.

    Wu Yicheng, Shi Zhongheng, Chai Shirong, Kong Xianyong, qui opéraient dans la région de Luozigou, tenant en respect les forces ennemies stationnées en Jiandao, et qui, plus tard, nouèrent des liens de sang avec nous, étaient tous sous les ordres de Wang Delin et lui étaient dévoués.

    Les régions montagneuses de la Mandchourie du Sud étaient sous le contrôle de l’armée d’autodéfense de Tang Juwu, tandis que, dans la province de Heilongjiang, l’armée de Ma Zhanshan tenait la tête aux forces japonaises qui avançaient vers le nord. La troupe du commandant Yu sous les ordres de Wu Yicheng pénétra dans les profondeurs de la région montagneuse d’Antu. Brutale et féroce, elle prenait les communistes coréens pour des laquais de l’impérialisme japonais et leur attribuait l’entrée des forces d’agression du Japon en Mandchourie. Les impérialistes japonais complotaient pour semer la zizanie entre les peuples coréen et chinois. Or, la Révolte du 30 Mai et l’incident de Wanbaoshan compromirent les Coréens à tel point que les Chinois leur en voulaient encore.

    Les milieux hiérarchiques supérieurs de l’armée du salut national, entêtés et à l’esprit borné, manquaient de jugement et de pénétration pour comprendre que le peuple coréen endurait autant de souffrances et de malheurs que le peuple chinois à cause des agresseurs japonais impérialistes, que les Coréens ne pouvaient pas être des acolytes des Japonais, pas plus que les Chinois ne l’étaient, et que les Coréens ne pouvaient être ennemis des Chinois, de même que les Chinois ne pouvaient être contre les Coréens. Ils abhorraient le communisme sans rime ni raison, et cette animosité non fondée s’expliquait par le fait qu’ils étaient, pour la plupart, issus des classes possédantes. Ils raisonnaient stupidement: les Coréens sont des communistes; les communistes sont des fractionnistes; les fractionnistes, des acolytes de l’impérialisme japonais. Et en vertu de cette formule absurde, ils persécutaient, massacraient au hasard les Coréens.

    Les forces japonaises s’étaient rendues maîtres des villes et des régions de plaines, tandis que les campagnes et les régions montagneuses, hors de leur atteinte, étaient le domaine sans contrepartie de l’armée du salut national, laquelle comptait des dizaines de milliers d’hommes.

    Ses hommes guettaient les nôtres au passage, leur donnaient la chasse et les forçaient à l’immobilité. L’animosité de l’armée du salut national mettait en cause l’existence même de notre jeune armée de guérilla.

    Outre les impérialistes japonais, les troupes Sanrim et certaines troupes indépendantistes coréennes prenaient à partie les communistes coréens. Ainsi, nous nous trouvions encerclés de tous côtés par des forces hostiles.

    Sans améliorer nos rapports avec les troupes chinoises antijaponaises, notre armée de guérilla ne pouvait exister à titre légal, moins encore accroître son effectif et opérer librement.

    Bien que nous ayons constitué des troupes, nous étions obligés, n’ayant pas la possibilité de les faire reconnaître, de nous tenir enfermés en des endroits reculés. Il fallait faire surface au grand jour si nous voulions nous faire admettre, mais il n’y avait pas moyen. Nos jeunes se plaignaient: «Sans uniforme, en tenue civile, en ne faisant que tripoter un mauser dans une arrière-salle, comment pourrons-nous combattre les Japonais?» Or, même cette existence clandestine n’était possible que dans les villages habités par des Coréens. Nous ne pouvions nous aventurer plus loin, sauf la nuit et par groupes.

    C’est pour cette raison qu’au début nous nous appelions armée de guérilla secrète.

    Non seulement les forces japonaises, mais l’armée du salut national et les restes de l’armée du Mandchoukouo nous persécutaient, et nous devions nous méfier de certains nationalistes et des réactionnaires coréens qui haïssaient les communistes. Si nous nous présentions sous notre vraie identité, ils nous attaquaient et tiraient sur nous. Il en était de même à Yanji, à Helong, à Wangqing, à Hunchun.

    D’autre part, nous ne pouvions continuer de loger en catimini chez des communistes, dont les moyens de vie maigres s’épuisaient vite à nourrir des dizaines d’hommes.

    Il fallait à tout prix faire admettre nos troupes de partisans; elles devaient circuler librement, au vu et au su de tous, sous les acclamations de la population, faire de la propagande. Comme cela aurait été bien et que de tâches nous aurions expédiées alors! Mais non, tout cela n’était qu’un rêve. Nous en étions accablés de tristesse et grillions d’impatience.

    Nous n’en finissions pas de discuter des moyens de faire admettre nos troupes, d’améliorer nos rapports avec les troupes chinoises antijaponaises.

    La plus vive polémique concernait la question de savoir s’il était juste ou non que les communistes collaborent avec les nationalistes chinois. L’armée du salut national dont la direction est composée d’hommes issus des classes possédantes représente les intérêts des propriétaires fonciers, des capitalistes et des hauts fonctionnaires. Que les communistes s’allient avec elle, n’est-ce pas abandonner les principes de classe, faire un compromis? Plus d’un camarade se demandaient ainsi et hésitaient. Entretenir de bons rapports avec elle, pour un temps, oui, mais jamais des rapports d’alliés. Il faut rendre le mal pour le mal.

    Vraiment, c’était un argument erroné et dangereux.

    Nous leur dîmes: «L’armée du salut national a ses limites, mais, du fait de l’identité de buts et de situations, elle peut être une alliée dans notre guerre contre le Japon. Nous devons améliorer nos relations avec elle et, plus encore, former un front uni avec elle.» L’idée de front uni de deux armées qui poursuivaient des idéaux et des idéologies différents, avancée pour la première fois à l’époque, provoqua une véhémente controverse.

    Le Parti communiste chinois aussi était profondément préoccupé par cette option. Le comité spécial du Parti communiste chinois de la Mandchourie de l’Est avait accordé son attention aux troupes de Wang Delin et y avait envoyé sept ou huit communistes aguerris. Nous aussi avions envoyé des communistes coréens, dont Ri Kwang, au sein des troupes chinoises antijaponaises.

    J’avais reçu des rapports d’agents de liaison sur la mission pénible de Ri Kwang dans la troupe de Tong Shanhao.

    Face à la férocité toujours croissante des troupes de l’armée du salut national, mes camarades criaient: « Quel rêve que le front uni! Nous devons user de la violence, nous aussi, exercer des représailles, venger les victimes—Non, leur dis-je, considérer l’armée du salut national comme notre ennemi et tenter de rendre le mal pour le mal, ce n’est pas au profit de notre cause antijaponaise. C’est une action insensée, suicidaire pour notre jeune armée.»

    Cependant, non seulement en Jiandao, mais dans toute la Mandchourie, les communistes et les partisans se torturaient l’esprit à cause de l’armée du salut national.

    Les troupes de partisans, nées dans les divers districts, étaient peu importantes, comprenant chacune à peine quelques dizaines d’hommes. Or, si l’armée du salut national en découvrait une, elle l’anéantissait sans merci, sans laisser un seul rescapé. Aussi n’osions-nous pas accroître notre effectif bien que nous brûlions de le faire.

    Une idée me vint à l’esprit, celle de rejoindre la troupe de Yu et d’y former un détachement. En nous joignant à sa troupe, nous pourrions opérer sous son nom et en toute liberté et, qui sait, obtenir une certaine quantité d’armes. Mettant les choses au mieux, nous pourrions, moyennant un bon travail d’éducation, faire d’elle un allié, sympathisant avec le communisme: idée séduisante que je soumis à la discussion de mes camarades.

    Nous discutâmes toute une journée chez Kim Jong Ryong, à Xiaoshahe, où siégeait le bureau de l’organisation du parti. Cette réunion est connue aujourd’hui sous le nom de Conférence de Xiaoshahe. Le problème était vivement controversé: devenir un détachement de l’armée du salut national, est-ce bien possible, est-ce raisonnable et rationnel? Du matin à la nuit, nous discutâmes à en avoir du mal à la gorge. Sans parler des fumeurs, même ceux qui ne fumaient pas d’ordinaire roulaient des cigarettes, tiraient dessus coup sur coup lâchant des volutes de fumée si bien que dans la pièce la fumée de tabac piquait les yeux et coupait la respiration. Comme j’avais du mal à supporter cette épaisse et âcre fumée de tabac! Je m’en souviens aujourd’hui encore. Je ne fumais pas encore à l’époque.

    Mon idée fut enfin soutenue. Il fut décidé d’envoyer une délégation chez Yu pour ouvrir des négociations, et je fus désigné. Non que mes camarades me l’aient confiée, mais j’avais postulé la mission.

    Personne d’entre nous n’avait alors l’expérience de la diplomatie en affaires militaires. Qui envoyer? Nous nous creusions la tête. D’ailleurs, Yu daignerait-il nous recevoir? Si, une fois les pourparlers ouverts, il nous posait des conditions inacceptables et nous mettait dans une impasse? Pire encore, si les négociations n’allaient pas à sa guise, ne s’aviserait-il pas de massacrer notre délégation? Autant d’éventualités étaient à craindre. Il fallait choisir un homme capable de faire face à toutes ces éventualités. Ce fut l’opinion générale.

    Cependant, personne n’était à même de satisfaire à cette exigence.

    Pour parler avec Yu, il fallait quelqu’un d’assez âgé, et les doyens étaient Pak Hun, Kim Il Ryong, Hu Zemin. Kim Il Ryong était mon aîné de 10 ans, mais ne parlait pas bien le chinois. Les autres étaient tous des jeunes de 18 à 20 ans, frais diplômés d’écoles, comme Cao Yafan.

    Je me proposai à cette mission. Mes camarades firent des objections: «Camarade Song Ju est notre chef. Si Yu lui fait du mal en l’accusant d’être communiste, rien ne serait pire que ce qu’il en résulterait. Non, il faut choisir quelqu’un d’autre qui soit assez diplomate parmi les camarades chinois, Chen Hanzhang, Cao Yafan, Hu Zemin.

    – Quel intérêt aurait Yu de me liquider? leur dis-je.

     Qui sait ce qu’il peut avoir en tête? Une fois dans leur camp, s’ils se jettent sur toi au cri: “Voilà un coquin de Coréen!” et te zigouillent? Ils massacrent des gens, et pourquoi hésiteraient-ils à lever la main sur toi? Depuis l’incident de la troupe de Guan de Wangqing, les troupes chinoises antijaponaises s’acharnent plus particulièrement à donner la chasse aux jeunes Coréens. Il faut que tu restes», me disaient les camarades.

    Une troupe de guérilla secrète, celle de Ri Kwang, cantonnée à Wangqing, avait désarmé une troupe chinoise antijaponaise, celle de Guan. L’incident avait aggravé du coup la situation. Les rapports entre les troupes de guérilla et l’armée du salut national se dégradèrent brusquement, et nos troupes s’en trouvèrent gravement entravées dans leur action. Aux dires d’un agent de liaison venu de Wangqing, consécutivement à cet incident, plusieurs hommes de sa troupe avaient été capturés et tués par des hommes de l’armée du salut national. C’est aussi vers cette époque que le camarade Kim Chaek fut arrêté par une troupe Sanrim et faillit périr en Mandchourie du Nord.

    Je ne m’en désistai pas cependant. Non que j’eusse la prétention d’être un bon diplomate ou que je fusse détenteur d’un secret pour avoir le dessus aux négociations. Mais l’existence de la jeune armée de guérilla dépendait de l’issue de ces négociations, son sort dépendait du tour qui serait donné à l’évolution ultérieure de nos rapports avec l’armée du salut national. Rien ne serait possible, sans parler de la guerre de guérilla, nous ne pourrions même pas circuler librement, à moins de conclure une alliance avec l’armée du salut national. La situation était urgente. D’autre part, fils que j’étais de la Corée, ma vie vaudrait-elle la peine d’être vécue? Et quelle raison d’être pourrais-je avoir si j’échouais à écarter le danger et à lancer la lutte armée?

    Je déclarai à mes camarades: «Si on tremble pour sa vie, on ne peut pas faire la révolution. Moi, je parle couramment le chinois. Je suis passé par d’innombrables péripéties pendant que j’étais dans le mouvement de la jeunesse. Je saurais me faire introduire auprès de Yu et m’imposer.»

    J’obtins gain de cause. Je partis en compagnie de Pak Hun, de Chen Hanzhang, de Hu Zemin et d’un autre camarade chinois pour un chemin plein de périls sans garantie de sécurité.

    Le Q.G. de la troupe de Yu siégeait à Liangjiangkou.

    Mes compagnons et moi, nous convînmes de dire que nous venions de Jilin, au lieu d’Antu, car il était imprudent de révéler à l’armée du salut national le lieu de cantonnement de notre troupe.

    Nous tombâmes sur la troupe de Yu sur la route de Dashahe. Une colonne importante, formée de centaines d’hommes, précédée d’un étendard portant l’inscription «commandant Yu», s’avançait à notre rencontre, l’air effrayant, tels des guerriers du temps de l’Histoire des trois royaumes. La troupe avait anéanti, il y avait peu de temps, à Nanhutou un détachement japonais, avait même saisi une mitrailleuse, ce qui avait porté son moral et sa renommée à leur apogée.

    «Ne vaudra-t-il pas mieux nous esquiver? fit Hu Zemin, en se tournant vers moi, l’air inquiet.

    Non, allons au-devant d’eux!» répliquai-je. Et je m’avançai, et mes camarades se mirent en rang à mes côtés. Nous marchâmes à leur rencontre à pas cadencés.

    De leur côté, ils nous aperçurent et nous interpellaient:

    «Hé, les Coréens, approchez!» Et ils tentèrent de nous arrêter sur place sans rime ni raison.

    «Pourquoi voulez-vous nous arrêter? Nous combattons les Japonais autant que vous, leur dis-je en chinois.

    Tu n’es pas Coréen?

    Si, je le suis, répondis-je sans hésiter. Mes compagnons sont des Chinois. C’est pour une affaire urgente que nous venions voir votre chef. Conduisez-nous immédiatement chez lui», leur dis-je d’un ton péremptoire, en désignant Chen Hanzhang et Hu Zemin. Les soldats de Yu, un peu déroutés, nous dirent de les suivre.

    Nous les suivions un bout de chemin, lorsqu’un officier en uniforme de l’ancienne armée du Nord-Est intervint; il ordonna une halte pour déjeuner et nous fit enfermer dans une ferme.

    Sur ces entrefaites, nous vîmes, à notre grande surprise, pénétrer dans la ferme mon ancien professeur du Lycée Yuwen, Liu Bencao. Il avait enseigné un temps le chinois au Lycée Yuwen, avant d’être muté au Lycée Wenguang, puis au Lycée Dunhua. Ami du professeur Shang Yue, il connaissait aussi Chen Hanzhang. Indulgent, érudit, il prêtait ou indiquait des livres utiles aux étudiants et se délectait à nous lire ses vers que nous trouvions remarquables. Nous éprouvions pour lui une profonde estime et une sincère amitié.

    L’ayant reconnu, Chen Hanzhang et moi-même nous précipitâmes au-devant de lui en poussant des cris de joie. Nous étions transportés de joie à retrouver notre ancien maître à un moment aussi critique.

    Lui aussi, surpris et enchanté, nous mitraillait de questions:

    «C’est toi, Kim Song Ju, comment se fait-il que tu sois là? Qu’est-ce qui t’amène ici? Où allais-tu et pourquoi as-tu été fait prisonnier?»

    Je lui racontai l’histoire. Il ordonna alors à ses hommes d’une voix tonnante: «Tâchez d’être gentils avec mes hôtes. Moi, je déjeunerai ici. Apportez-nous de bonnes choses.»

    Il avait abandonné l’école après l’invasion japonaise de la Mandchourie et servait depuis dans la troupe de Yu comme chef d’état-major.

    En prenant le déjeuner avec nous, il poursuivait: «Je n’ai pu rester un témoin timoré de la ruine du pays, aussi ai-je endossé l’uniforme. Mais à commander des hommes incultes et brutaux, plus d’une fois, je me suis senti malheureux.» Puis il nous demanda si nous ne voudrions pas rester et combattre avec lui. Nous lui dîmes oui et demandâmes à voir le chef. Il nous apprit qu’il demeurait à Liangjiangkou, qu’il devait se rendre en ce moment au chef-lieu d’Antu et que nous le verrions là.

    «Monsieur le professeur, lui dis-je, nous aimerions constituer une troupe de Coréens. Les Coréens haïssent les Japonais peut-être plus que les Chinois. Et pourquoi les troupes chinoises antijaponaises font-elles du mal aux Coréens et les tuent, en les empêchant de se battre contre les Japonais?

    Tu dis vrai. Je leur ai dit bien des fois de ne pas le faire, mais en vain. Ce sont des brutes qui n’ont pas la moindre idée des communistes. Quel mal y a-t-il à ce qu’ils combattent les Japonais?» dit le professeur avec indignation.

    En l’écoutant, je poussai un hourra à part moi; j’entrevoyais une issue favorable. Je renvoyai immédiatement Pak Hun à Xiaoshahe, dire à nos camarades: nous sommes tous sains et saufs, le chef d’état-major de la troupe de Yu nous protège et nous soutient, nous entrevoyons des possibilités de faire reconnaître notre troupe.

    Après le déjeuner, nous partîmes avec M. Liu Bencao pour Antu.

    Il avait un cheval de cavalerie à sa disposition, mais il refusa de le monter.

    «Moi, chevaucher seul alors que vous autres, vous allez à pied? Non, je préfère marcher et causer avec vous chemin faisant.» Il marcha jusqu’à Antu.

    La plupart des hommes de la troupe chinoise antijaponaise portaient un brassard avec l’inscription Bu pa si, bu yao min, ce qui veut dire: ne pas craindre la mort, ne pas faire de mal à la population. Devise salutaire et militante, à la différence de leur aspect féroce et lugubre. Cette devise semblait projeter un rayon d’espérance pour une issue favorable de nos négociations avec Yu.

    Ce jour-là, nous rencontrâmes sans difficulté le commandant Yu grâce à l’intervention de M. Liu Bencao. Lui et son entourage nous reçurent de façon assez respectueuse et nous réservèrent une excellente hospitalité, assez chaleureuse même. Peut-être pensaient-ils aider leur chef d’état-major à sauver la face ou nous convoitaient-ils et voulaient-ils nous retenir chez eux, ayant appris que nous étions tous des diplômés d’écoles secondaires, à la fleur de l’âge, et savions parler en public, écrire des appels, nous servir d’armes.

    Comme je m’en doutais, Yu nous proposa de nous joindre à sa troupe et, en ce qui me concerne personnellement, de diriger l’équipe de propagande de son quartier général.

    Mon plan étant de constituer une troupe à nous et de la faire reconnaître, sa proposition inattendue me déconcerta. Or, en la refusant, je froisserais Yu et, par là même, mettrais M. Liu Bencao dans une situation délicate.

    L’affaire prenait une allure ennuyeuse. Mais je me consolai: l’essentiel est de gagner la confiance du commandant Yu, on verra le reste après, de nouvelles possibilités se présenteront. Et je lui dis oui.

    Satisfait, il fit rédiger séance tenante l’ordre de ma nomination.

    Ainsi, je fus nommé chef de la propagande du Q.G., Hu Zemin, chef adjoint de l’état-major, Chen Hanzhang, secrétaire. Ce n’était pas ce que nous souhaitions, mais nous fûmes obligés de passer par cette étape dans l’intérêt de notre cause. En effet, ces nominations non désirées profitèrent par la suite à l’admission de l’armée de guérilla.

    Nous jubilions: naguère cachés dans des arrière-salles, nous voilà installés dans la troupe de Yu, grâce à l’intervention de M. Liu Bencao.

    Cependant, le soir même, il nous arriva un grave incident. Les hommes de Yu avaient amené au bourg 70 à 80 prisonniers, tous, jeunes Coréens. Ils avaient été arrêtés en se rendant de Yanji à Fuerhe.

    Je les regardai un moment de loin, frémissant de surprise et de colère, puis je courus auprès de M. Liu Bencao.

    «Monsieur le professeur, un malheur est arrivé. Vos hommes ont arrêté un grand nombre de Coréens. Il ne peut y avoir de projaponais parmi eux, je vous assure. Non, il n’y en a pas. Avant de décider de leur sort, il faut au moins vous enquérir s’ils sont ou non des acolytes des Japonais.»

    Il m’écouta, puis me dit: «Song Ju, va voir toi-même. Nous avons confiance en toi.

    –Merci, mais à moi seul, je ne pourrai rien faire. Vous devez intervenir. Avec votre éloquence, vous pourriez faire pleurer même un acolyte. Il faut les édifier et les engager à lutter contre les Japonais, au lieu de les tuer, d’autant plus qu’ils ne sont pas des laquais.

    Song Ju, tu es éloquent, je le sais. Inutile que j’intervienne. Vas-y.»

    Il s’obstina en agitant les mains.

    A vrai dire, j’avais souvent parlé en public du temps où j’étais étudiant. En parcourant Jilin, Dunhua, Antu, Fusong, Changchun et d’autres régions, je parlais, je condamnais l’impérialisme japonais en mettant à nu son ambition d’agression contre la Mandchourie, j’appelais les peuples coréen et chinois à s’unir. Il le savait.

    «Monsieur le professeur, lui dis-je, si je parle en coréen, les dirigeants de la troupe ne sauront pas de quoi je parle à ces gens-là. Ils peuvent se méfier de moi en soupçonnant que je fais une propagande néfaste.»

    Il fit signe de la main pour me congédier: «Bah, tout ce que tu pourras faire de personnel sera une propagande communiste. Je me porte garant de toi, rassure-toi. Vas-y et parle-leur.»

    Il savait donc que j’étais du parti communiste et m’occupais du mouvement communiste.

    «Il faut, au besoin, faire de la propagande communiste. Quel mal y a-t-il à cela!» lui dis-je.

    Si je n’avais pas sa confiance, je n’aurais pas osé lui parler ainsi. Car, si ses hommes m’accusaient d’être communiste et un laquais des Japonais et s’ils voulaient me liquider, personne ne pourrait les contredire ni les arrêter. Or, ce malheur me fut épargné grâce à la grande amitié que le professeur avait pour moi.

    Une amitié sans nuage m’avait lié à lui du temps que j’étais au Lycée Yuwen. Lui, de son côté, s’était montré plein d’attention pour moi.

    Lorsque je parlementais ainsi avec mon professeur, le chef Yu pénétra dans la pièce de l’état-major. Il jeta un coup d’œil sur les prisonniers au dehors et grogna en hochant la tête: «Mes gars ont cueilli encore des communistes. Quand ces salauds de communistes ont-ils pris le temps de proliférer à couvrir toute la Mandchourie?»

    M. Liu Bencao plaça ses mots: «Chef de la propagande, va voir. Il n’est pas possible que tous les Coréens soient des communistes ou que tous les communistes soient des laquais.» Il me fit un clin d’œil.

    A l’instant même, Yu, hors de lui, tempêta:

    «Que sont-ils donc, sinon des laquais des Japonais? N’ont-ils pas provoqué des révoltes en vue de s’approprier nos terres? N’ont-ils pas entraîné les Japonais chez nous?»

    Son antipathie, son parti pris à l’égard des Coréens étaient beaucoup plus profonds que je ne l’avais soupçonné. Ses préjugés envers les communistes étaient quasi maladifs.

    Il fallait coûte que coûte le ramener à la raison. Je pris mon parti, je lui dis fermement:

    «Monsieur le commandant, est-ce par la lecture ou par ouï-dire que vous avez appris que les communistes sont de mauvais sujets?

    Par la lecture? Je m’en fiche. J’en ai entendu parler. Tout le monde le dit, aussi, je le crois.»

    Sa réponse m’étonna mais en même temps me rassura. Je m’écriai à part moi: «A la bonne heure!» Un malentendu fondé sur des rumeurs, non sur le vécu, j’étais sûr d’en venir à bout sans grande peine.

    «Monsieur le commandant, à suivre aveuglément les autres, sans se guider sur ses propres jugements, on ne peut rien faire d’important», lui dis-je.

    Chen Hanzhang et Hu Zemin se trouvaient là, tous deux communistes, et le chef d’état-major était bien disposé à notre égard. Yu se trouvait donc seul, sans appui.

    Je trouvai le moment on ne peut plus propice. Je poursuivis:

    «Monsieur le commandant, à quoi cela sert-il de tuer ces jeunes dans la fleur de l’âge? Ne vaudrait-il pas mieux les armer de lances au moins, si ce n’est de fusils, et en faire un détachement de choc? On les vérifiera dans le combat. S’ils frappent dur les Japonais, quelle aubaine? Inutile de vous hâter de les liquider.»

    Enfin, Yu approuva et dit:

    «Bien, c’est raisonnable. Chef de la propagande, vas-y, je t’en charge.»

    J’écris un billet et le fis circuler en catimini parmi les prisonniers. Le billet indiquait ceci: s’abstenir de se déclarer communiste, tant qu’on n’aura pas de preuves; dire avoir ramassé dans un tel ou tel endroit les tracts saisis sur eux: «Appel aux soldats antijaponais». Ils ne savaient pas d’où leur parvenait ce circulaire.

    Je me présentai devant eux qui me toisaient d’un regard chargé de haine. Ils devaient me prendre pour un homme de main de Yu, un être mesquin.

    Sentant leur regard brûlant vriller mon corps, je leur dis:

    «Y en a-t-il parmi vous qui connaissent le nom de Kim Song Ju?»

    Le silence, jusque-là froid et hostile, se rompit du coup: une rumeur monta de la salle. Les uns disaient oui, les autres non.

    Je repris alors:

    «C’est moi-même, Kim Song Ju, chef de la propagande de la troupe du commandant Yu.

    «Le commandant Yu m’a chargé de vous sonder pour savoir si vous voudriez ou non entrer dans sa troupe pour combattre ensemble. Si c’est oui, dites-le-moi.»

    Toute l’assemblée cria en chœur: «C’est oui, nous voulons combattre!»

    Je fis part de leur désir à Yu et lui proposa de les mettre à notre disposition pour organiser un combat contre les Japonais.

    Yu ne se fit pas prier. Ainsi, leur vie et leur sort furent décidés comme nous l’entendions.

    De vastes perspectives furent ouvertes vers la constitution du front commun antijaponais.

    Nous arrivions à notre but qui était de faire reconnaître l’armée de guérilla, lorsque le conseiller de Yu, un Coréen, qui le manipulait y fit obstacle. Nationaliste de souche, appartenant à la faction de Kim Jwa Jin22, il s’était consacré à la culture de la terre à Nanhutou avant de venir servir dans l’armée du salut national, après l’Evénement du 19 Septembre.

    Pour sa culture et sa lucidité d’esprit, le commandant Yu l’estimait et lui faisait confiance. Or, celui-ci l’incitait en coulisse à persécuter les communistes. Il déclarait: «Ce serait se mettre les doigts dans les yeux que d’accepter d’emblée, sans même un examen préalable, 70 à 80 nouvelles recrues. Une belle occasion pour les éléments projaponais de se glisser dans nos rangs.» Il fallait le tenir en respect. Il pouvait sérieusement entraver notre action.

    Un jour, je dis à Yu, en feignant l’indifférence:

    «J’ai entendu dire qu’il y a un Coréen dans la troupe, et vous nous le cachez.»

    Yu s’étonna et envoya immédiatement le chercher. C’était un homme de haute taille, de constitution solide.

    Je le saluai: «Très heureux de faire votre connaissance. Vous êtes notre aîné en âge, et vous devez avoir de l’expérience. Nous ne sommes que de jeunes ignorants, nous comptons beaucoup sur votre soutien.»

    Il me présenta à son tour ses civilités. Il dit qu’il avait entendu dire qu’un jeune Coréen parlant couramment le chinois avait été dernièrement nommé chef de la propagande du Q.G. Il s’en était réjoui en tant que Coréen lui aussi, etc.

    Comme il osait se dire Coréen et parler de ses compatriotes, je saisis l’occasion pour lancer:

    «Il faut s’efforcer de rassembler le plus de gens possible disposés à combattre les Japonais, mais pourquoi les faites-vous massacrer? Est-ce une raison de faire liquider les gens d’avoir des opinions différentes? Il est injuste que les Coréens soient chassés de leur pays, mais il l’est plus encore qu’ils trouvent la mort entre les mains de l’armée du salut national sur le sol étranger de Mandchourie. Que ce soient des communistes, que ce soient des nationalistes, il faut les unir sans égard aux opinions politiques pour combattre les Japonais. A quoi cela sert-il de tenir à l’écart et de tuer les gens?»

    Laissant entendre que le chef de la propagande avait raison, il me scruta longuement. Un deuxième obstacle fut ainsi écarté.

    Le commandant Yu eut un sourire heureux en voyant notre conversation s’achever par une entente amicale.

    Je lui demandai alors: «Si vous avez confiance en moi, vous pouvez me nommer commandant d’une troupe que vous me permettrez de constituer avec des Coréens, la tâche du chef de la propagande pouvant être cumulée par quelqu’un d’autre, Hu Zemin, par exemple.»

    Liu Bencao me soutint.

    «Mais comment les armer? s’inquiéta Yu.

    Ne vous inquiétez pas en fait d’armes, lui dis-je, nous ne vous tendrons pas la main. Nous nous équiperons nous-mêmes avec les fusils que nous arracherons à l’ennemi.

    D’accord. Allez-y, fit-il, très satisfait, mais une fois armés, vous ne braquerez pas votre fusil sur nous?

    Ne vous en faites pas, monsieur le commandant. Nous ne sommes pas capables d’une pareille lâcheté. D’ailleurs, même si nous tournions le fusil sur vous, une troupe aussi puissante que la vôtre aura vite écrasé notre petite troupe de blancs-becs.»

    Il partit d’un gros éclat de rire en agitant la main, et dit que le commandant de la nouvelle troupe semblait prendre au sérieux sa plaisanterie.

    Je tins compte que, si je demandais dès le début une indépendance d’action totale, Yu en serait mécontent, et je lui confiai le soin de baptiser ma troupe.

    Liu Bencao intervint: «Le détachement, détachement de Coréens. Voilà comment il faut l’appeler.»

    Yu consentit et j’acceptai.

    La naissance de ce détachement de Coréens marqua l’achèvement, pour l’essentiel, de l’effort engagé pour faire admettre notre troupe de guérilla, jusqu’alors clandestine. Le détachement comprenait la troupe de guérilla secrète d’Antu et les 70 à 80 prisonniers de la troupe de Yu.

    Je sortis du bureau du commandant Yu, la main dans la main avec Chen Hanzhang, Hu Zemin. «Victoire, grande victoire!» nous nous écriâmes et nous nous promenâmes, comme des grisés, toute la nuit, autour de la ville.

    Hu Zemin m’offrit une cigarette en m’exhortant à avaler la fumée. Un jour heureux comme aujourd’hui, il fallait boire du vin et se griser, mais faute de quoi, on se griserait de fumée de tabac, fit-il.

    Pour la première fois de ma vie, j’allumai une cigarette, tirai et avalai la fumée, mais de travers, et je toussai longuement. En me voyant, Hu Zemin riait, Chen Hanzhang riait et moi de même.

    « Oh! là! là! quel beau chef de l’armée de guérilla qui ne sait même pas avaler de la fumée de cigarette! » plaisanta Hu Zemin.

    De retour à Xiaoshahe, nous apprîmes la nouvelle aux camarades. Ceux-ci, jusque-là enfermés dans leur coin isolé, se précipitèrent dehors, me portèrent en triomphe et poussèrent des hourras à faire trembler ciel et terre.

    Kim Il Ryong, réputé bon chanteur, entonna l’Arirang. En ce jour de la grande fête, il modulait, à l’étonnement général, ce mélancolique air, au lieu d’une chanson de danse ou d’une marche pleine de brio, lui, un luron, un géant.

    Kim Chol (alias Kim Chol Hui) lui prit le bras et le secoua:

    «Pourquoi une aussi morne chanson en un jour si heureux?

    Le sais-je, cela vient malgré moi. Qu’est-ce que nous n’avons pas vu?»

    Et Kim Il Ryong s’interrompit et se retourna vers Kim Chol, les yeux brillants de larmes.

    Ses paroles me firent réfléchir. Comme il avait dit, que d’épreuves n’avons-nous pas surmontées avant d’arriver à cette victoire! La vie passée de Kim Il Ryong représentait en miniature l’histoire tourmentée du peuple coréen. Issu de l’armée indépendantiste, il avait pris part au mouvement nationaliste, puis au mouvement communiste. Il avait combattu en Corée, en Mandchourie, dans la région maritime extrême-orientale de l’Union soviétique. Des soupirs, des larmes, des malheurs, il en avait connus.

    L’Arirang résumait sa vie passée. Au tournant de l’histoire, à la charnière de la période de soupirs et d’échecs et de celle de rires et de victoires, Kim Il Ryong faisait un retour en arrière, disait adieu par son Arirang à un passé plein de vicissitudes et exprimait, à sa manière, sa joie d’un nouveau départ.

    Si nous n’avions pas rencontré le professeur Liu Bencao, sait-on jamais ce que nous serions devenus, nous et notre armée de guérilla? Aujourd’hui encore, je me souviens souvent de mon professeur qui n’est plus et le remercie dans mon for intérieur.

    Personne n’était plus heureux que lui du succès de nos pourparlers avec Yu. Quand nous quittâmes la ville, il nous reconduisit loin de sa caserne et, excité, dit que d’adversaires nous étions devenus frères et amis et qu’il fallait nous battre, coude à coude, contre les agresseurs impérialistes japonais.

    Quand j’ai appris la nouvelle de sa mort, j’ai pleuré amèrement, le cœur brisé de douleur, en évoquant les jours inoubliables de ces pourparlers et les années passées au Lycée Yuwen.

    Le succès de nos pourparlers avec Yu avait permis aux troupes de partisans d’opérer en toute légalité, nous avait donné un allié dans la résistance contre les impérialistes japonais. Ce succès nous avait convaincus qu’il était possible de constituer un front uni même avec des nationalistes étrangers, malgré la différence d’idéaux et d’opinions et d’engager des actions communes si l’on mettait au premier plan la grande cause de l’indépendance du pays et de la nation.

    Cette conviction aura un grand impact sur ma vie politique de plus d’un demi-siècle. En effet, chaque fois que je voyais mes hommes hésiter ou témoigner des préjugés lorsqu’il s’agissait d’associer des nationalistes avec des opinions et des idéaux différents des nôtres ou d’admettre des personnes issues de la classe possédante, aux antécédents inavouables, je me rappelais l’expérience de nos pourparlers avec le commandant Yu, et je leur conseillais de faire preuve de largeur d’esprit.

    De retour à Xiaoshahe, je fis part à Ri Kwang en détail de nos pourparlers avec Yu et de la constitution d’un détachement de Coréens et lui assignai la tâche d’organiser sans retard, en tirant profit de notre expérience, un détachement de ce type à Wangqing où il opérait péniblement au sein d’une troupe de l’armée du salut national.

    Jusque-là, il opérait secrètement. Je lui envoyai une compagnie pour lui permettre d’organiser un détachement et d’opérer en toute légalité.

    Ce que nous appelions alors détachement était une troupe spéciale constituée uniquement de Coréens. A l’époque, le nôtre et le détachement de Ri Kwang furent les seuls, parmi les troupes de Coréens, à opérer à titre légal, à côté des troupes de l’armée du salut national.

    Si nous avions emprunté alors le nom de détachement, c’était pour des considérations d’ordre tactique, visant à assurer la légalité des activités de notre armée de guérilla et à constituer un front uni antijaponais avec l’armée chinoise du salut national en resserrant nos rapports avec elle.

    Les préparatifs furent poussés énergiquement pour fonder l’Armée de guérilla populaire antijaponaise par l’accroissement et la réorganisation de notre détachement.

    L’organisation de l’armée s’accompagna de vives discussions.

    Certains camarades se souciaient du faible pourcentage des éléments ouvriers dans l’effectif de l’armée. L’examen d’une centaine de volontaires avait révélé que la plupart étaient des étudiants ou des paysans. Inquiets, certains craignaient que cela ne fût contraire aux principes du marxisme-léninisme régissant l’édification d’une armée révolutionnaire, que cela ne provoquât plus tard la dégradation de cette armée.

    Je tâchai de les persuader:

    «La classe ouvrière doit être la principale composante de l’armée révolutionnaire, c’est un principe général de la théorie militaire marxiste-léniniste. Cependant, il ne s’agit pas de l’appliquer de façon mécanique.

    «Dans notre pays, la paysannerie occupe la majorité écrasante de la population; la classe ouvrière lui est de beaucoup inférieure en nombre. On ne peut pourtant remettre à plus tard la fondation de l’armée de guérilla en attendant que les ouvriers deviennent plus nombreux. Nos paysans, nos étudiants font preuve d’esprit révolutionnaire et de conscience nationale autant que les ouvriers. Qu’importe les origines, l’important, c’est de les armer de l’idéologie de la classe ouvrière et de les envoyer combattre. La prépondérance numérique des paysans et des étudiants ne sera pas une source de dégradation de l’armée révolutionnaire.»

    Pour établir notre système d’organisation, nous ne suivîmes pas non plus mécaniquement les concepts et les règles existants, mais nous organisâmes les unités et le commandement de façon à avoir le moins de commandants et le plus d’hommes de troupe possible en accord avec les spécificités de la guerre de guérilla. Autrement dit, nous avons simplifié au plus haut degré le commandement. Nous n’avons pas prévu d’intendance à part. Tout combattant devait, au besoin, cuire les repas, faire la lessive, mener le combat, exécuter une tâche politique.

    Si nous avions pu consulter des livres tels que De la guerre23 de Carl von Clausewitz, la tâche aurait été beaucoup plus facile. Mais tout ce que nous savions alors de l’organisation de l’armée se limitait au système 3:3 de Napoléon. Nous connaissions Clausewitz à peine de nom.

    Ce n’est que plus tard, lors de la Seconde Guerre mondiale que j’ai pu lire son ouvrage De la guerre. Il insistait sur la nécessité de simplifier l’appareil de commandement de façon à garder le plus de combattants possible, et cette idée me plaisait.

    L’Armée de guérilla populaire antijaponaise était articulée autour de compagnies. J’en fus élu commandant en chef et commissaire politique.

    Les uniformes furent confectionnés en cotonnade teinte en kaki dans de la décoction de chêne. Une étoile pentagonale découpée dans une étoffe rouge cousue sur le devant, du côté gauche, au niveau du cœur, avec le numéro de la compagnie. Il fut décidé de fixer sur la casquette une étoile rouge et d’enrouler autour des jambes une bande molletière blanche.

    Quel travail réjouissant c’était d’élaborer un uniforme d’armée, d’en définir les détails! C’était un travail accessoire, relégué au dernier stade de la fondation de l’armée de guérilla.

    Après discussion, nous adoptâmes un modèle d’uniforme, et les membres de l’Association des femmes s’attaquèrent à la confection du nombre voulu.

    Ma mère, souvent malade à l’époque, travailla avec les autres: elle taillait ou cousait à la machine.

    Vers la fin du mois d’avril 1932, une dernière réunion fut convoquée à Antu, pour examiner les préparatifs de fondation de l’Armée de guérilla populaire antijaponaise. La réunion procéda à un examen final des postulants, fixa la date et le lieu de la cérémonie de proclamation de la fondation de l’armée de guérilla, définit les secteurs d’action dans l’immédiat et adopta une série de mesures relatives à son action.

    Consécutivement à la réunion, les candidats se réunirent à Liujiafenfang à l’embouchure de la rivière Sandaobaihe, pour venir à Xiaoshahe. Il y en avait une centaine, et ceux qui me restent encore à la mémoire sont: Cha Kwang Su, Pak Hun, Kim Il Ryong (de Xiaoshahe), Jo Tok Hwa (de Xiaoshahe), Kombo (surnom, de Xiaoshahe), Jo Myong Hwa (de Xiaoshahe), Ri Myong Su (de Xiaoshahe), Kim Chol (Kim Chol Hui, de Xinglongcun), Kim Pong Gu (de Xinglongcun), Ri Yong Bae (de Xinglongcun), Kwak X X (de Xinglongcun), Ri Pong Gu (de Sanrenfang), Pang In Hyon (de Sanrenfang), Kim Jong Hwan, Ri Hak Yong (de Corée), Kim Tong Jin (de Corée), Pak Myong Son (de Yanji), An Thae Bom (de Yanji) et Han Chang Hun (de Mandchourie du Sud).

    Le matin du 25 avril 1932.

    La cérémonie de fondation de l’Armée de guérilla populaire antijaponaise (A.G.P.ANDLR) eut lieu sur la colline de Tuqidian.

    Dans une clairière au milieu d’un bois de mélèzes, les hommes de l’armée de guérilla, en uniformes flambant neufs, en armes, se tenaient en rangs par unités; des rumeurs confuses montaient de la masse humaine formée au bord de la clairière, des gens venus de Xiaoshahe et de Xinglongcun.

    Je regardais avec amour mes hommes alignés, beaux, énergiques, frais, et mille souvenirs m’assaillaient. Que de chemin parcouru! Que de monts escarpés franchis! Que de réunions, que de discours n’avons-nous pas faits! Que de sacrifices douloureux soutenus!

    L’A.G.P.A. fut enfantée à la suite des efforts pénibles, des combats sanglants et des sacrifices lourds soutenus par de nombreux camarades. C’était un précieux acquis de notre révolution. Comme je voulais appeler sur cette colline les camarades et les autres combattants tombés trop tôt pour voir ce jour! Plein de souvenirs accablants, en proie à une forte émotion, je commençai mon discours.

    Je proclamai la fondation de l’A.G.P.A. au milieu des hourras des partisans, des applaudissements chaleureux de la population.

    Le Premier Mai, journée internationale de la classe ouvrière, l’A.G.P.A. entra au bourg d’Antu, précédée d’un drapeau rouge, au son du tambour et des trompettes, et défila à pas cadencés.

    Kim Il Ryong, nommé commandant d’unité de l’A.G.P.A., présida au chant en chœur de la colonne en marche.

    Des habitants, voire des officiers et des soldats de troupes antijaponaises, massés le long de la route, nous applaudissaient, nous félicitaient, levant le pouce en signe d’admiration.

    Après la revue, nous étions rentrés à Tuqidian, lorsque Cha Kwang Su et Kim Il Ryong amenèrent ma mère qui, malade, gardait le lit.

    La mine souffreteuse, les rides creusées entre les deux sourcils, les cheveux grisonnants, mais les yeux nous riaient sereinement. Elle s’approcha de Ri Yong Bae et caressa longuement son fusil, sa cartouchière et son étoile rouge. Elle passa à Kim Chol, Jo Tok Hwa, Kim Il Ryong, Pang In Hyon, Cha Kwang Su et d’autres, admira leurs armes, tapota leurs épaules.

    Elle avait les yeux mouillés.

    «Bravo! fit-elle. A la fin, nous avons notre armée à nous! Il faut écraser les Japonais et relever le pays!»

    Elle avait des larmes dans la voix. Elle devait penser à ce moment à l’effort pénible consenti par mon père et les autres patriotes qui avaient donné leur vie à la cause de la restauration de la patrie, sans songer à l’effort qu’elle avait consenti, elle, pour nous soutenir.

    Des troupes de partisans furent organisées dans d’autres régions de la Mandchourie de l’Est, dont Yanji, Wangqing, Hunchun, Helong. En Mandchourie du Nord et du Sud, des troupes de partisans virent le jour grâce à la lutte de communistes coréens convaincus dont Kim Chaek, Choe Yong Gon, Ri Hong Gwang, Ri Tong Gwang, et déclarèrent la guerre à l’ennemi.

    Le printemps 1932 passait dans la fusillade de la grande guerre antijaponaise.

    

    

    

    

    

    CHAPITRE VI. UNE ANNEE D’EPREUVES

    (Mai 1932 février 1933)

    

    

    1. Vers la Mandchourie du Sud

    

    

    Une fois la légitimité des activités des troupes de partisans reconnue et l’Armée de guérilla antijaponaise fondée, une chaude discussion s’engagea entre nos camarades pour savoir quel serait le commencement de ses activités.

    Après avoir participé à la revue organisée au chef-lieu de district, nous regagnâmes Xiaoshahe. Je fis héberger les partisans dans des maisons paysannes, dans les pièces les plus éloignées du foyer, trois ou quatre hommes par pièce, pour qu’ils prennent quelques jours de repos. Puis, nous discutâmes des orientations que les troupes de partisans auraient à suivre. Les discussions furent ardentes comme lors des conférences de Kalun et de Mingyuegou.

    Autant de têtes, autant d’avis.

    Chacun exprimait son avis sur la guerre de guérilla et sur ses tactiques. Cela était possible car c’était là une réunion d’une centaine de jeunes dont le niveau de culture, les antécédents et l’appartenance politique variaient.

    En résumé, il y eut trois avis exprimés.

    Le premier réclamait l’opération par petits groupes. Il s’agissait d’organiser et de faire opérer de nombreux groupes armés, peu importants et mobileset non pas des compagnies, des bataillons, des régiments ou des divisions, selon les méthodes traditionnelles de formation des unités, pour l’emporter sur l’ennemi par une guerre d’usure. Selon cette opinion, des dizaines ou même des centaines de

    groupes opéreraient sous le commandement unique d’un état-major, ce qui amènerait la ruine des impérialistes japonais.

    Les tenants de cette idée prétendaient que cette sorte de guerre de partisans pouvait être une nouvelle forme de lutte de libération nationale dans les pays colonisés.

    La plupart de ces tenants étaient originaires de Dunhua et de Yanji. Les jeunes de ces deux régions avaient subi plus que les autres l’influence de la ligne gauchiste aventuriste de Li Lisan. Ils ne s’étaient pas encore débarrassés de cette influence.

    Cha Kwang Su critiqua sévèrement cette opinion en la taxant de «variante contemporaine de la théorie de Francis Marion». J’étais de son avis.

    Cette opinion prétendait qu’il fallait, du fait d’une nette supériorité des forces armées japonaises, éviter la confrontation armée générale de grandes unités, organiser et faire opérer de petits groupes de quelques hommes pour lancer des bombes sur des chefs de l’ennemi comme l’avaient fait Ra Sok Ju et Kang U Gyu, mettre le feu aux bâtiments gouvernementaux japonais ou assassiner les éléments projaponais et les traîtres à la patrie.

    C’était une nouvelle version du terrorisme sous la forme d’une guerre de partisans.

    Suivre cette opinion, c’était en effet refuser la guérilla menée par de grandes unités. Cela signifiait un recul en ce qui concernait les méthodes de lutte. Nous ne pouvions l’admettre.

    Avant et après la fondation de l’Armée de guérilla populaire antijaponaise, au Japon et en Chine, des patriotes coréens avaient provoqué deux incidents bouleversants. L’un était l’action patriotique du martyr Ri Pong Chang, qui, à l’extérieur de la Porte Sakurata du palais royal de Tokyo, avait lancé une bombe sur une voiture tirée par deux chevaux dans laquelle se trouvait l’empereur japonais; l’autre était celle du martyr Yun Pong Gil qui avait eu lieu le 29 avril de la même année au parc Hongkou de Shanghai. Ri Pong Chang avait échoué dans sa tentative d’assassiner l’empereur japonais car la bombe avait manqué son but, alors que Yun Pong Gil avait réussi

    son entreprise: la bombe qu’il avait lancée avait tué sur place le général Sirakawa, commandant des troupes japonaises à Shanghai, Murai, consul général japonais à Shanghai, Kawahashi, chef de la colonie japonaise, et avait grièvement blessé le ministre japonais en Chine, le chef de la 9e division, un amiral et plusieurs autres personnages politiques et militaires de haut rang venus fêter l’anniversaire de l’empereur au parc Hongkou, ce qui avait fait événement à l’intérieur comme à l’extérieur du pays.

    Ri Pong Chang avait été arrêté. Le jour suivant, le 9 janvier 1932, le Guomin Ribao, organe du Guomindang, avait rapporté cet événement avec le gros titre: «Le Coréen Ri Pong Chang tire sur l’empereur japonais, qui l’a malheureusement échappé belle», et de nombreux autres journaux en avaient fait autant. L’article du Guomin Ribao avait eu un si grand retentissement que l’armée et la police japonaises du lieu avaient attaqué et détruit les bureaux du journal. Tous les journaux qui avaient employé dans ce cas l’expression «malheureusement» avaient été interdits pour avoir loué le «criminel».

    Les peuples coréen et chinois avaient fait l’éloge de Yun Pong Gil. Après l’incident du parc Hongkou, beaucoup de hautes personnalités politiques de Chine ont demandé une interview à Kim Ku qui avait tiré les ficelles dans cette affaire. Même les dirigeants du gouvernement réactionnaire du Guomindang qui se soumettaient à l’agression japonaise furent tellement touchés par l’esprit de résistance et l’héroïsme de la nation coréenne qu’ils promirent une coopération économique aux Coréens résidant en Chine.

    Ri Pong Chang et Yun Pong Gil étaient l’un et l’autre sous les ordres de Kim Ku et faisaient partie du Corps de patriotes coréens patronné par lui, dont le terrorisme était le principal moyen de lutter contre le Japon.

    Ces deux événements avaient été suivis, à Dalian, par l’arrestation de quelques membres de ce corps envoyés par Kim Ku, sous l’inculpation d’une tentative d’assassinat manquée contre le commandant de l’armée japonaise du Guandong. Ils avaient tenté d’assassiner le commandant de l’armée japonaise du Guandong, le directeur général de la Compagnie des chemins de fer de la Mandchourie et le nouveau chef des affaires étrangères, en se mêlant aux hauts personnages politiques et militaires du Japon qui devaient paraître à la gare de Dalian pour accueillir la commission d’enquête de Lytton de la Société des Nations, arrivant de Fengtian. Kim Ku avait même projeté d’envoyer ses hommes assassiner le gouverneur général de Corée.

    Notre peuple faisait l’éloge d’An Jung Gun qui avait abattu Hirobumi Ito et l’érigeait en héros national; les actions patriotiques de Ri Pong Chang et de Yun Pong Gil émouvaient tous les Coréens, dans la patrie, en Amérique, dans la région maritime extrême-orientale de l’Union soviétique ou en Mandchourie. Dans ce contexte, le terrorisme fascinait de nombreux jeunes Coréens qui brûlaient de haine contre les Japonais. Il n’y avait donc rien d’étonnant à ce qu’on préconise l’activité de petits groupes armés, s’agissant de définir l’orientation des opérations de l’Armée de guérilla populaire antijaponaise. Les partisans de cette «théorie» prétendaient que, si des actions patriotiques telles que celles de Yun Pong Gil se produisaient successivement partout en Corée, au Japon et en Chine, il s’ensui-vrait que la domination impérialiste japonaise s’ébranlerait.

    La deuxième «théorie» voulait qu’on entreprît immédiatement une attaque armée générale. Alors que Kim Il Ryong et d’autres s’intéressaient à l’activité de petits groupes armés, Pak Hun et Kim Chol (Kim Chol Hui) soutenaient une confrontation armée immédiate. Si Pak Hun qui avait souvent vu des milliers et des dizaines de milliers de soldats et de révoltés affluer dans les rues de grandes villes en poussant des cris négligeait l’activité de petits groupes armés et insistait sur la nécessité de déclencher immédiatement une attaque armée générale, cela pouvait bien se comprendre, mais l’on s’étonnait de voir Kim Chol qui avait vécu chez ses beaux-parents parler avec véhémence, malgré son caractère docile, en soulignant qu’il fallait entreprendre dès le début des opérations mobilisant de grandes unités.

    Ceux qui soutenaient l’attaque armée générale avaient leurs raisons. Après avoir monté l’Evénement du 18 Septembre, le Japon avait pu occuper facilement la Mandchourie et, ensuite, s’était emparé de plusieurs points stratégiques de la Chine du Centre, dont Shanghai. Un Etat fantoche dit «Mandchoukouo» était apparu dans la région des trois provinces est24 et arborait son drapeau. Qu’est-ce qui viendrait après? C’étaient toute la Chine et l’Union soviétique. Les troupes japonaises temporisaient alors et ralentissaient leur rythme de progression, mais il était clair qu’elles trouveraient un jour un prétexte quelconque pour attaquer la Chine, puis l’Union soviétique. Voilà pourquoi, disaient-ils, commencer des opérations militaires générales avec les unités déjà organisées, c’était attaquer, sur ses arrières, le Japon impérialiste qui s’enfonçait profondément dans le gouffre de la guerre. Il fallait que notre armée de guérilla déclenche une attaque de grande envergure, car c’était là l’impératif de l’Histoire… Telle était leur « théorie».

    Kim Il Ryong rejeta cette «théorie» radicale en citant ce proverbe: «Mesure ta couverture avant de t’allonger dessous.» C’était en effet une opinion subjective et aventureuse, car elle ne tenait aucun compte de l’état de formation de l’Armée de guérilla populaire antijaponaise.

    Il est certes vrai que la ligne en matière de lutte armée que nous avions définie à Kalun prévoyait une confrontation armée générale avec les impérialistes japonais. Il était sûr que la lutte armée antijaponaise déboucherait finalement sur une confrontation armée générale et organisée. Mais, pour notre armée de guérilla qui venait d’être fondée, tenter une telle confrontation sans y être suffisamment préparée, c’était se suicider.

    La troisième opinion consistait à ne pas prendre de risques. Ses tenants soutenaient: «Celui qui connaît son adversaire et soi-même gagnera; celui qui ignore son ennemi et soi-même perdra.»

    Les partisans de cette « théorie de prudence» disaient: «Notre ennemi est puissant. Que sommes-nous? Nous ne sommes qu’un microbe, tant du point de vue quantitatif que du point de vue qualitatif. Il n’y a certes aucun doute que nous deviendrons puissants un jour, mais, maintenant, il nous faut opérer sans nous faire remarquer et accroître notre force sur les plans quantitatif et qualitatif. Notre lutte sera prolongée. Il nous faut donc persévérer à accroître notre force pour que nous puissions abattre d’un seul coup notre ennemi lorsqu’il deviendra faible.»

    Ce point de vue fut critiqué pour sa tiédeur et son ambiguïté.

    Ce n’était pas la première fois à Xiaoshahe que nous discutions de ce problème. Nous en avions déjà discuté lorsqu’il s’agissait d’organiser l’Armée révolutionnaire coréenne à Guyushu, lorsque nous avions à établir la ligne de lutte armée à Kalun, et quand nous allions décider de mener une guerre de partisans méthodique, à la Conférence de Mingyuegou. C’est pourquoi ceux qui avaient participé à la même activité militante pouvaient bien comprendre nos idées, tandis que les autres ne le pouvaient pas.

    Je pensais que cette divergence de vues surgissant dans nos rangs autour d’une question politique importante suffisait pour montrer le défaut de la jeune Armée de guérilla populaire antijaponaise. Notre armée était composée d’éléments dont la profession, le niveau de culture, le lieu d’origine étaient les plus divers et qui avaient fait partie d’organisations diverses. Certains d’entre eux avaient étudié tout seuls, en lisant des journaux tels que Tong-a-Ilbo et Joson Ilbo ainsi que les cours polycopiés d’une école secondaire; certains autres, après avoir lu des romans comme le Jeune Vagabond de Jiang Guangci ou Histoire de mon escapade de Choe So Hae, avaient recherché la voie de la transformation de la société avant de s’enrôler dans l’armée de partisans, tandis que d’autres encore, se voyant interdire les portes des écoles, avaient reçu pendant plusieurs années une formation politique dans des organisations révolutionnaires comme la Garde rouge ou l’Avant-garde des enfants avant de rejoindre notre armée, munis chacun du fusil qu’ils s’étaient procuré eux-mêmes. D’où leurs différences de jugement.

    Force nous fut donc d’accorder notre plus grande attention au travail politique et d’organisation visant à assurer l’unité de pensée et d’action et l’identité de conduite dans nos troupes. Nous avions reconnu, dans cette perspective, qu’il fallait, avant tout, faire en sorte que tous les partisans aient la même compréhension des principes tactiques et des questions politiques importantes. Nous avions reconnu aussi que, sans y parvenir, la jeune Armée de guérilla populaire antijaponaise courrait, dès les premiers temps, le risque d’être disloquée.

    Accompagné par Cha Kwang Su, je faisais un tour dans le village, et j’expliquai nos principes tactiques à ceux qui ne parvenaient pas à les comprendre:

    «Vouloir recourir à l’activité de petits groupes armés, c’est vouloir suivre l’exemple d’An Jung Gun. C’est un rêve que de vouloir soumettre l’impérialisme japonais à l’aide du terrorisme. Hirobumi Ito a disparu, mais la domination japonaise subsiste toujours. Pire encore, le Japon a créé le Mandchoukouo et étend maintenant ses tentacules sur toute la Chine. L’Armée de guérilla populaire antijaponaise pourra, s’il en est besoin, opérer par petits groupes, mais il ne faut pas que ces groupes soient ses principales unités de combat.

    «L’idée de passer immédiatement à une attaque armée générale n’est pas réaliste. Il est absurde d’espérer qu’une petite troupe d’une centaine d’hommes affronte la grande armée japonaise composée de millions d’hommes. Rien n’est plus imprudent que de penser qu’une troupe de choc de cent hommes puisse l’emporter sur une armée de centaines de milliers d’hommes! Camarades, ne sous-estimez pas, je vous en prie, notre adversaire!

    «Comment faire alors? La compagnie sera, pendant un certain temps, l’unité de combat fondamentale dans notre guerre de partisans. Un petit groupe ne fera pas grand-chose. Quand notre armée sera plus grande, nous pourrons opérer par formations plus grandes, mais, maintenant, il est idéal de faire de la compagnie l’unité d’activité. Vous savez vous-mêmes qu’il est impossible d’organiser, dès le début, de grandes unités. La guerre antijaponaise ne sera pas de courte durée car quelques batailles ne suffiront pas. Nous devons donc commencer par de petites unités et, pendant la guerre, les accroître et les étendre sans cesse, et, quand le moment propice sera venu, nous engagerons une bataille décisive en même temps qu’une révolte armée de tout le peuple pour remporter la victoire finale. Nous nous armerons d’armes légères et nous opérerons adroitement pour disperser les forces ennemies concentrées afin de les détruire les unes après les autres; nous éviterons les grandes unités ennemies et anéantirons les petites pour nous assurer, ainsi, toujours la supériorité stratégique et tactique sur l’ennemi. Nous triompherons en fin de compte de l’impérialisme japonais par une guerre d’usure constante. Voilà la guerre de partisans, et c’est là précisément que résident les avantages de cette guerre. Vous, partisans de la “prudence”, vous croyez pouvoir abattre du premier coup, au moment propice, notre adversaire en accroissant, à son insu, nos forces, sans organiser de combats. Est-ce que vous croyez que ce moment propice viendra tout seul, sans combat, ni sacrifice, ni effusion de sang? N’oubliez pas que personne ne nous fera don de la chance de reconquérir notre indépendance nationale! Cette chance, nous devons la saisir nous-mêmes par notre lutte.»

    Ainsi, j’essayai de persuader nos hommes de mes idées.

    Certes, ce n’étaient pas tous les partisans qui me comprirent dès le premier moment. Certains d’entre eux s’obstinèrent dans leurs opinions.

    Seule la pratique allait pouvoir juger de la supériorité des miennes sur les leurs, et je m’appliquai à définir les orientations à suivre par nos troupes.

    Notre armée de guérilla qui s’engageait dans la guerre antijaponaise se proposa d’accomplir les tâches suivantes: premièrement, aguerrir ses unités dans les combats; deuxièmement, augmenter rapidement ses effectifs et améliorer le plus tôt possible leur formation; troisièmement, fonder une solide base de masse et rassembler autour d’elle des gens de tous les milieux.

    Nous décidâmes d’accomplir ces trois tâches au cours d’une expédition en Mandchourie du Sud, ce qui serait notre principale stratégie pour 1932.

    Les troupes de partisans que nous avions formées à Antu étaient différentes de celles que nous avions organisées dans d’autres districts ou secteurs en ceci qu’elles regroupaient des éléments d’avant-garde sélectionnés dans différents districts de la Mandchourie de l’Est et du Sud, ainsi que des hommes aux idées avancées venus de Corée. Les autres troupes, composées de jeunes de l’endroit, opéraient en principe dans leurs districts respectifs, tandis que les nôtres avaient comme théâtre d’activités, non pas un ou deux districts, mais la région du mont Paektu et toutes les vallées des fleuves Amnok et Tuman.

    Antu avait une topographie favorable à la guerre de partisans, mais nous ne pouvions pas nous contenter d’opérer seulement dans cette région. Il fallait que notre armée de guérilla, toute neuve, débouche sur de vastes régions pour s’aguerrir et s’agrandir dans de durs combats et pour s’enraciner dans les masses populaires. Autant il nous fallait prendre garde de trop nous empresser de livrer des combats, autant il nous était interdit de passer notre temps à ne rien faire, piétinant et ne pensant qu’à nous conserver.

    C’était une des raisons principales pour lesquelles nous avions décidé d’entreprendre cette campagne comme première opération de notre armée de guérilla.

    Le principal objectif de l’expédition en Mandchourie du Sud était de prendre contact avec les troupes indépendantistes qui opéraient dans les environs du fleuve Amnok. Nous voulions former un front commun avec l’armée indépendantiste commandée par Ryang Se Bong qui stationnait à Tonghua, en Mandchourie du Sud.

    Cette armée, qui s’appelait Armée révolutionnaire coréenne, comptait des centaines d’hommes.

    Lorsque nous fondâmes, à Antu, l’Armée de guérilla populaire antijaponaise, Ryang Se Bong, agissant conjointement avec l’armée d’autodéfense de Tang Juwu, combattait avec succès les troupes du Japon et du Mandchoukouo. Les nouvelles de ces combats victorieux parvenaient jusqu’à nous, à Xiaoshahe, et nous réjouissaient.

    Pak Hun secoua la tête en signe de mécontentement: «Ryang Se Bong, nationaliste entêté du Kukmin-bu, imprégné d’idées anticommunistes, n’accepterait pas de s’allier avec des communistes.» Mais, moi, j’étais d’un autre avis: «Puisque nous avons pu former un front commun avec les troupes chinoises du salut national, il nous faut absolument réaliser un front uni avec les troupes indépendantistes de Corée, car rien ne peut empêcher de s’unir des compatriotes qui ont pour objectif commun de lutter contre les Japonais.»

    J’étais optimiste, parce que je tenais compte du fait que Ryang Se Bong s’était pris intimement d’amitié avec mon père et qu’il m’aimait. J’avais appris, dès mon enfance, qu’à Huadian Kim Si U, Ryang Se Bong et mon père avaient juré de se considérer comme frères pour la vie et s’étaient fait photographier ensemble. L’amitié entre Ryang Se Bong et mon père avait été si profonde qu’il m’avait donné une lettre de recommandation pour l’Ecole Hwasong et que, lorsque je fréquentais le Lycée Yuwen, il venait me voir et me donnait de l’argent à chaque fois qu’il venait à Jilin. Lorsque je souffrais tant du manque d’argent pendant mes études que je ne pouvais même pas m’acheter le pain chinois qui ne valait rien pour le cas des autres, la somme qu’il m’avait donnée alors avait été d’un précieux secours pour moi.

    Les désillusions que nous éprouvions à l’égard de l’ensemble du Kukmin-bu après l’incident de Wangqingmen avaient entraîné un éloignement de nos deux groupes, mais je n’en avais pas moins de gratitude envers lui.

    Ce n’était pas par hasard qu’après la fondation de l’armée de guérilla, lorsque j’avais du mal à trouver la voie à suivre, la première idée qui m’était venue était d’aller consulter Ryang Se Bong. Ce que je voulais, c’était, bien sûr, former un front uni avec lui, mais je désirais également lui demander conseil et m’inspirer de ses expériences, car il avait de nombreuses années de combat à son actif.

    Si nous n’étions que des novices enthousiastes à la pensée d’aller effectuer une campagne, Ryang Se Bong était un vétéran, pour ainsi dire. Si nous avions exprimé à plusieurs reprises aux nationalistes notre détermination de ne pas imiter, dans notre lutte, les méthodes employées par les troupes indépendantistes, c’était par souci d’éviter leur mauvaise habitude de mépriser la force du peuple, mais nous n’avions pas l’intention de négliger leur expérience ni leur technique de combat.

    Lorsque nous avions été témoins de la terreur blanche causée par le Kukmin-bu à Wangqingmen, nous nous étions résolus à rompre avec les anciens des troupes indépendantistes, mais nous nous ravisâmes: nous décidâmes de ne pas tenir compte de leur passé, car il fallait placer au-dessus de tout l’intérêt commun national. Penser à leur faute passée ne mènerait pas à la coopération.

    En Mandchourie du Sud opéraient, outre les troupes de Ryang Se Bong, les troupes antijaponaises commandées par les communistes coréens comme Ri Hong Gwang et Ri Tong Gwang. L’armée de guérilla organisée par Ri Hong Gwang en mai 1932 s’appelait Armée volontaire d’ouvriers et de paysans de Panshi. Plus tard, elle sera réorganisée en armée de guérilla de Mandchourie du Sud de la 32e armée de l’Armée rouge des ouvriers et des paysans de Chine, puis en première armée de l’Armée révolutionnaire populaire du Nord-Est.

    Ri Hong Gwang devait sa réputation non seulement à son intelligence remarquable et à son art de commander, mais également aux fausses informations données par la presse ennemie, notamment les journaux de l’armée japonaise du Guandong et du Mandchoukouo, qui l’avaient traité en «femme générale.»

    Cette fausse information était liée à une histoire drôle. Après l’attaque de Dongxing, Ri Hong Gwang regagna sa base et chargea une des partisanes d’interroger les prisonniers. Avant de commencer les interrogatoires, elle leur dit pour se présenter: «Je m’appelle Ri Hong Gwang.» Puis elle exigea d’eux qu’ils révèlent la disposition de la police et le plan d’expédition «punitive»

    De retour, ces prisonniers firent courir le bruit: «Ri Hong Gwang est une belle femme d’environ 20 ans.» Le bruit ne tarda pas à se répandre parmi les militaires japonais.

    Si Ri Hong Gwang avait fait preuve de talent et de courage militaires au cours de la lutte armée, Ri Tong Gwang avait démontré ses remarquables aptitudes de cadre politique dans l’édification du parti ainsi que dans le travail de sensibilisation et d’organisation des masses. Son nom devint célèbre dès la seconde moitié des années 1920 dans la région de la Mandchourie de l’Est.

    Kim Jun, So Chol et Song Mu Son m’avaient parlé de Ri Tong Gwang. Dès le temps où il faisait ses études au Lycée Tonghung à Longjing, Ri Tong Gwang avait commencé à se faire connaître comme dirigeant du mouvement des élèves. La nouvelle de son arrestation lors de la première affaire du parti communiste de Jiandao, puis l’histoire de son évasion étaient parvenues jusqu’à Jilin.

    En été 1930, à Haerbin, j’avais rencontré So Chol, qui, en passant rapidement, m’avait dit à l’oreille que Ri Tong Gwang me connaissait. Selon lui, lors de la conférence donnée par An Chang Ho à Jilin et, ensuite, lors de la conférence des représentants paysans de la région de Panshi tenue à Wulihezi, Ri Tong Gwang m’avait reconnu. J’avais demandé à So Chol de faire part à Ri Tong Gwang de notre stratégie et de mon espoir de le rencontrer et de combattre épaule contre épaule dans une même tranchée.

    A l’époque où nous nous préparions à l’expédition en Mandchourie du Sud, il était secrétaire d’un comité sectoriel dans le district de Panshi. Plus tard, il cumulera les fonctions de secrétaire du comité spécial du parti de la Mandchourie du Sud et de chef du service de l’organisation du comité provincial du parti de la Mandchourie de l’Est et du Sud.

    Dans la région de Mandchourie du Sud comme en Mandchourie de l’Est, les communistes coréens constituaient l’ossature des forces armées antijaponaises.

    Nous voulions les rencontrer lors de notre expédition en Mandchourie du Sud. Je considérais comme très utile au développement de l’Armée de guérilla populaire antijaponaise de faire en sorte que les troupes qui venaient d’être fondées se rencontrent pour échanger leurs expériences et rechercher, en commun, les orientations à définir pour combattre. En effet, tout au long de la Lutte armée antijaponaise, nous avions entretenu des liens étroits avec les troupes de partisans de la région de Mandchourie du Sud. C’est au cours de cette lutte commune que Ri Hong Gwang, Ri Tong Gwang, Yang Jingyu et moi-même avons noué des liens inséparables.

    Nos organisations fourmillaient dans de nombreuses régions de Mandchourie du Sud, notamment à Liuhe, Xingjing et Panshi. Lorsque nous opérions dans la région de Mandchourie centrale, nous y avions envoyé un grand nombre de cadres de valeur de l’Union de la jeunesse communiste et de l’Union de la jeunesse anti-impérialiste pour y fonder des organisations. Choe Chang Gol et Kim Won U étaient du nombre. Mais ces organisations nées de leurs efforts furent terriblement ravagées par suite de l’Evénement du 18 Septembre.

    Notre expédition en Mandchourie du Sud allait autant favoriser le rétablissement de ces organisations que stimuler les révolutionnaires découragés.

    Certains historiens prétendent que toutes nos activités depuis la fondation de l’Armée de guérilla populaire antijaponaise ont marché comme sur des roulettes, sans aucune anicroche, mais il faut retenir que la révolution ne se fait pas aussi facilement.

    En effet, nous dûmes endurer une grande douleur morale et connaître de nombreuses péripéties pour mettre à exécution notre projet d’expédition en Mandchourie du Sud.

    En mai 1932, dans la résidence de Kim Jong Ryong où siégeait le bureau du comité sectoriel du parti, nous tînmes une réunion des dirigeants du parti et de l’Union de la jeunesse communiste opérant dans différents districts de la Mandchourie de l’Est afin de discuter des questions de l’expédition en Mandchourie du Sud et de la mise en place des bases de guérilla. Notre projet de cette expédition fut approuvé à l’unanimité par l’assistance. Les jeunes partisans qui avaient été divisés lors de la discussion finirent par l’accepter aussi.

    Un jour, lorsque nous nous empressions de préparer l’expédition, Cha Gwang Su, nommé chef d’état-major, se présenta devant moi, l’air grave.

    «Camarade chef, me dit-il, puisque nous devons partir en expédition, je pense qu’il est utile de quitter Xiaoshahe le plus tôt possible. Des convois ennemis circulent très souvent sur la grande route qui passe non loin d’ici, ce qui m’inquiète. D’ailleurs, la situation alimentaire est très difficile. Plus de 100 hommes sont logés dans 40 foyers paysans. Quelque bons que soient les habitants, comment pourraient-ils supporter une telle charge?»

    Je pouvais très bien comprendre ses lamentations au sujet de la nourriture, car j’avais appris que la famine qui avait commencé au printemps avait été à l’origine de la lutte Chunhwang.

    Mais je n’étais pas d’accord avec lui quand il arguait du passage fréquent de convois ennemis.

    Cha Gwang Su me proposait de quitter incognito la terre d’Antu. Je lui répliquai:

    «Camarade chef d’état-major, nous avons pris les armes pour combattre, et je vous propose d’organiser un combat.

    – Voulez-vous que nous engagions un combat?

    – Oui, c’est cela. Il est temps de combattre puisque nous avons formé des troupes. Quand l’ennemi va et vient devant nos yeux, pouvons-nous rester de simples spectateurs? Si nous devons partir, nous partirons. Mais, faisons retentir des coups de feu sur la terre d’Antu avant de la quitter! On ne peut entraîner des partisans sans combattre. Et, qui mieux est, on pourra se procurer le matériel nécessaire à la prochaine expédition.»

    Cha Gwang Su accepta volontiers ma proposition. Le jour même, accompagné de Pak Hun, il alla reconnaître le terrain pour rechercher un endroit propice à une embuscade. Ils me proposèrent de faire un guet-apens au col Xiaoyingziling pour surprendre et attaquer le convoi ennemi. J’étais d’accord. L’embuscade est la meilleure forme de combat de la guérilla. C’est celle qui fut le plus souvent utilisée par les partisans.

    Le col Xiaoyingziling est situé entre Antu et Mingyuegou. C’était un raccourci pour aller de Dadianzi à Dashahe. Il se trouve à environ 16 km de Xiaoshahe. Il n’était pas abrupt, mais avec le chemin sinueux qui le longeait, c’était un endroit idéal pour une embuscade. L’ennemi utilisait cette route pour transporter le matériel et les munitions nécessaires vers ses unités localisées à Antu.

    Une de nos organisations locales nous informa du départ de Mingyuegou, pour Antu, d’un convoi de voitures à cheval chargées d’armes et d’approvisionnements de l’armée mandchoue. A la faveur de la nuit, nous arrivâmes rapidement au col. Je postai des partisans des deux côtés de la route.

    Une embuscade nocturne ne peut être considérée comme efficace. La nuit, comme il est difficile de distinguer nos hommes des ennemis, il vaut mieux livrer des assauts que d’organiser des embuscades. Je ne me souviens que d’un petit nombre d’embuscades organisées la nuit au long de la Lutte armée antijaponaise.

    Novices que nous étions, nous ne pouvions en tenir compte. Par bonheur, le clair de lune nous permit d’éviter de nous entretuer.

    Les voitures apparurent à une heure avancée de la nuit. Le premier groupe posté à cent mètres devant moi me fit parvenir le signal annonçant l’apparition de l’ennemi. Le convoi était composé de 12 voitures tirées par des chevaux.

    J’étais si tendu que je pouvais entendre les battements de mon cœur. Je compris alors que toute première entreprise donne émotion, inquiétude et crainte. Je jetai un coup d’œil à Pak Hun qui était à plat ventre à côté de moi. Lui aussi était visiblement tendu. Diplômé de l’Ecole militaire de Huangpu, il avait déjà vécu ses premières épreuves. On peut donc imaginer le sentiment qu’éprouvaient alors les autres partisans.

    Le premier groupe d’embuscade laissa passer le convoi. Lorsque ce dernier fut complètement entré dans notre piège, sa première moitié étant arrivée devant notre deuxième groupe d’embuscade, je me hissai sur un rocher et tirai un coup de revolver. Au même instant, éclatèrent des coups de fusil et des cris de triomphe qui ébranlèrent toute la vallée.

    Une serviette blanche enroulée autour du bras, nous pouvions facilement distinguer les nôtres, mais les soldats ennemis, attaqués à l’improviste, ne faisaient que tirer dans le bleu. Plus d’une dizaine de soldats, s’appuyant sur leurs voitures, tentèrent une résistance désespérée. Si le combat se prolongeait, la situation risquerait de tourner à notre désavantage.

    Après dix minutes de tir, nous montâmes à l’assaut. Le combat se termina en un rien de temps. Plus de dix soldats ennemis furent tués ou blessés et autant de rescapés déposèrent leurs armes. Il y avait parmi eux un sous-officier japonais.

    Je prononçai devant les prisonniers un bref discours les incitant à la lutte antijaponaise.

    Cette nuit-là, nous regagnâmes le village de Mutiaotun, en transportant sur dix voitures notre butin: 17 fusils, un revolver, une quantité suffisante de farine de blé pour nourrir cent hommes pendant un mois, des tissus, des bottes de soldats, etc. C’était notre premier butin, et c’était beaucoup.

    Minuit passé, assis autour d’un feu de camp, nous dégustâmes de la soupe aux morceaux de pâte de farine. Ce fut, pour ainsi dire, un petit banquet célébrant notre première victoire.

    Tout en mangeant, je ne pouvais calmer mon émotion. Le repas était agréable, et j’étais surtout de bonne humeur. Aujourd’hui encore, 60 ans après, je ne puis oublier l’exultation et la grande émotion que j’ai éprouvées cette nuit-là.

    Cha Gwang Su qui regardait le feu, en laissant couler des larmes par-dessous ses verres de myope, me prit brusquement la main et me dit d’une voix étranglée:

    «Song Ju, un combat, ce n’est rien!»

    C’était l’impression que mon chef d’état-major avait tirée de la première bataille.

    Je partageais l’impression de Cha Gwang Su. Elle pouvait se résumer ainsi: un combat, ce n’est rien; le fusil et le courage suffisent à tous pour combattre; notre ennemi n’est pas aussi puissant que nous le croyions; il s’est rendu en levant haut les bras; en gardant confiance en nous-mêmes, nous préparerons de plus grandes batailles; nous pouvons triompher, nous pouvons l’emporter sur notre adversaire.

    «Comme nous serions heureux si Kim Hyok était ici maintenant! s’écria Cha Gwang Su. S’il était là, il aurait déjà déclamé un poème improvisé. Quelle désolation de l’avoir perdu si tôt! Kim Hyok, Sin Han, Ri Gap, Je U, Kong Yong… tous, ils nous ont quittés, ils ne sont plus là…»

    Cha maugréa comme s’il se parlait à lui-même, en essuyant les larmes qui coulaient sur ses joues. Il regrettait la mort de ses camarades qui nous avaient quittés avant de voir la naissance de l’Armée de guérilla populaire antijaponaise.

    Je pensais, moi aussi, aux camarades qui avaient sacrifié leur vie à la fondation de notre armée de guérilla. Leurs images passaient devant mes yeux comme dans un film, et je ne pouvais calmer la douleur à laquelle j’étais en proie. S’ils étaient encore tous vivants, comme nos troupes seraient puissantes!

    Cha Gwang Su se leva, enleva ses lunettes et commença à parler en gesticulant:

    «Camarades, nous venons de faire nos premiers pas et nous nous félicitons de notre première victoire. Qui l’a remportée? C’est nous, nous tous qui sommes ici.»

    En ouvrant les deux bras, il fit un geste significatif comme s’il voulait embrasser tous les hommes.

    «Une fois qu’on a pris les armes, fit-il, il faut qu’on combatte, et une fois le combat commencé, on doit le gagner, n’est-ce pas? Ce soir, nous avons anéanti un convoi de voitures. Ce n’est qu’un incident peu important. Mais pourtant c’est le commencement de notre œuvre. Un petit ruisseau a quitté sa vallée profonde et a commencé à couler vers l’immensité de la mer.»

    Je n’avais jamais vu Cha Gwang Su si ému.

    Cette nuit-là, il prononça un discours vraiment remarquable. Ce discours était beaucoup plus touchant et mobilisateur que je ne puis le rendre. Quel dommage de ne pouvoir le reproduire ici tel quel.

    «Quelle bonne chose que le combat! poursuivit-il. Il nous profite, il nous donne des fusils, des provisions de vivres, des vêtements et des chaussures… Ce soir, j’ai appris une grande et profonde dialectique. Partageons maintenant les fusils que nous avons enlevés à l’ennemi! Ces fusils nous permettront d’abattre une autre troupe ennemie. Nous aurons alors davantage d’armes et de vivres. Nous aurons aussi des mitrailleuses et des canons. Remplissons nos sacs des vivres que nous avons enlevés et allons vigoureusement de l’avant en les consommant ! Avant que les impérialistes japonais ne soient détruits jusqu’au dernier, nous devons nous approvisionner chez eux en armes et en vivres. C’est là le moyen de notre existence et la méthode de nos combats.»

    Son discours terminé, je fus le premier à applaudir. Toute l’assistance l’ovationna.

    Ensuite, quelqu’un, je ne me souviens pas si c’était Jo Tok Hwa ou Pak Hun, se leva et entonna un chant émouvant.

    Ainsi encouragés, nous faisions nos premiers pas.

    

    

    

    2. La dernière image de ma mère

    

    

    Un jour, alors que notre troupe s’empressait de préparer son expédition, mon frère cadet, Chol Ju, vint me voir à Xiaoshahe. La nouvelle que l’Armée de guérilla populaire antijaponaise avait intercepté, dans le col Xiaoyingziling, un convoi de l’armée mandchoue conduit par un instructeur japonais s’était propagée comme une traînée de poudre, au-delà d’Antu, jusqu’aux régions de Dunhua et de Yanji. Ces hauts faits faisaient partout les frais de la conversation. Les organisations révolutionnaires de Songjiang, de Dadianzi et de Liushuhezi détachèrent même à Xiaoshahe leurs hommes pour s’informer en détail de la bataille.

    Je pensai d’abord que mon cadet était venu chargé lui aussi d’une telle mission, et je le traitai comme d’ordinaire.

    Mais, contre toute attente, Chol Ju ne souffla pas mot au sujet de notre combat au col Xiaoyingziling. Taciturne, il passa la journée à regarder les combattants faire l’exercice d’ordre serré ou bien à tresser, dans la pièce contiguë au commandement, des sandales de paille se mêlant aux soldats du corps expéditionnaire. Ces sandales figuraient sur la liste des articles de l’expédition dressée par le commandement.

    Je conclus alors que Chol Ju était venu donner un coup de main au corps expéditionnaire dans ses préparatifs pour la campagne. A l’heure du repas du soir, je revins au commandement après avoir rencontré le responsable de l’organisation des paysans du village. Chol Ju m’attendait et me dit qu’il allait partir. «Puisque tu es venu ici, partageons le dîner avant de partir», lui dis-je, mais il déclina mon invitation. Il me semblait qu’il voulait me dire quelque chose, mais il s’en abstint. Il avait la mine un peu bizarre, et il me dévisageait, l’air inquiet.

    Je compris d’instinct que mon frère cadet n’était pas venu pour prêter concours aux préparatifs d’expédition, mais pour me faire part d’un problème grave. S’il avait quelque chose de sérieux à me dire, cela signifiait, je m’en doutais, qu’un malheur était arrivé à ma mère ou à mon frère cadet lui-même.

    Sans aller au commandement, je le raccompagnai jusqu’à l’orée du village. Je lui demandai tout de go:

    «Est-il arrivé quelque chose à Tuqidian?»

    En disant Tuqidian, je voulais dire la maison, mais j’avais peur de prononcer le mot «maison».

    «Non, rien n’est arrivé», répondit-il en se forçant à sourire. Il jouait bien la comédie et avait beaucoup d’humour. Il pouvait bel et bien esquisser un sourire qui pouvait tromper mon œil. Mais ce jour-là, son sourire me parut un peu triste et crispa son front. S’efforçant de ne pas me regarder en face, il fixait ses yeux au loin, par dessus mon épaule.

    «S’il y a quelque chose, tu dois me le dire. Si tu t’en vas sans rien dire, je ne pourrais pas être tranquille, n’est-ce pas? N’hésite pas et dis-moi la vérité.»

    Poussant un soupir profond, il balbutia à contrecœur:

    «Il me semble que la maladie de la mère a empiré. Elle n’a rien mangé depuis deux jours.»

    Les paroles de mon frère frappèrent mes tympans comme une foudre. Ce qui m’étonnait le plus, c’était qu’elle ne pouvait plus manger. J’étais déjà au courant de la gravité de sa maladie.

    Lorsque nous demeurions à Badaogou, elle n’avait guère gardé le lit. Mais après la mort de mon père à Fusong et mon départ pour mes études secondaires à Jilin, elle s’alitait souvent. Chol Ju me l’avait écrit de temps à autre.

    Au début, en recevant ces lettres, je crus à une maladie due au milieu insalubre. Bon nombre d’habitants de la région de Fusong souffraient d’une maladie endémique. Une personne atteinte de cette maladie a les mains contractées, les articulations des doigts tuméfiées, et elle a mal à la gorge. Elle perd ensuite la capacité de travailler, puis la vie avant l’âge de 30 ans. Si, après la mort de mon père, O Tong Jin était venu à Fusong et avait recommandé à ma mère de déménager à Jilin, c’était pour lui permettre de prévenir cette maladie.

    Les vacances commencées, j’étais rentré chez moi. Ma mère était alors atteinte d’une grande fatigue, mais pas de cette maladie endémique. L’excès de fatigue avait fini par l’aliter. En effet, elle avait vécu toute sa vie sans prendre de repos. Je m’étais fâché, mais j’avais été un peu soulagé car il ne s’agissait pas de cette terrible maladie.

    Mais depuis qu’elle s’était installée à Antu, elle souffrait d’une maladie d’estomac. A l’époque, on appelait cette sorte de maladie jok. Ma mère se plaignait de ressentir comme une boule qui bloquait sa poitrine et l’opprimait. Aujourd’hui, je pense qu’il s’agissait d’un cancer de l’estomac.

    Les médecins avaient diagnostiqué un jok, censé incurable. Tous les remèdes étaient inefficaces. Quand elle avait mal à l’estomac, elle gardait le lit, sautait les repas ou prenait quelques cuillerées de bouillie légère. La maladie était incurable.

    Mes camarades n’avaient rien épargné pour soulager ma mère. Mes amis qui militaient dans les Jeunesses communistes avaient envoyé des médicaments. S’ils lisaient dans les journaux l’annonce d’un médicament qui paraissait efficace pour traiter la maladie de ma mère, ils l’achetaient sans regarder au prix et me le faisaient parvenir. Les colis arrivaient de Jilin, de Shenyang, de Haerbin et de Longjing.

    Les spécialistes en médecine traditionnelle de la région d’Antu faisaient bon marché de leurs efforts pour rétablir la santé de ma mère. Ceux de Dashahe lui avaient donné des soins gratuits.

    Les yeux injectés de sang et la mine triste de Chol Ju me firent deviner que la maladie de la mère était bien grave. Lorsque je lui demandai s’il y avait des provisions à la maison, il me répondit qu’elles allaient s’épuiser.

    Le lendemain, j’achetai à Xiaoshahe un mal (environ 15 kg–NDLR) de millet avec l’argent que mes camarades m’avaient donné et me mis en route vers Tuqidian. Je pensais que les trois membres de la famille (ma mère, Chol Ju et Yong Ju) pourraient vivre un mois avec cette quantité et que je rentrerais entre-temps de Mandchourie du Sud.

    A l’époque, 15 kg de céréales étaient une quantité assez importante pour une famille comme la mienne qui ne pouvait même pas se nourrir convenablement de bouillie. Avec cette quantité de céréales, nous pouvions célébrer même des noces.

    Mais je n’étais pas satisfait d’un mal de millet. Les bretelles me serraient les épaules, mais je ne sentais pas que ma charge était assez lourde. Comparée à l’affection dont ma mère m’avait entouré, elle me paraissait légère comme du duvet.

    Jadis, mon père m’avait raconté l’histoire de Ri Rin Yong, commandant en chef des troupes de francs-tireurs des treize provinces.

    L’anecdote de sa nomination au poste de commandant en chef de ces troupes est bien dramatique et instructive. Désireux de le choisir comme commandant de leurs troupes, les chefs des troupes de francs-tireurs de Kwandong se rendirent chez Ri Rin Yong, alors que celui-ci était en train de s’occuper de son vieux père qui agonisait. Il déclina alors leur demande en disant: «Un autre homme peut commander les francs-tireurs. Si mon père meurt, je ne pourrai jamais le revoir. Comment pourrais-je quitter mon vieux père qui agonise? Je ne veux pas être un fils ingrat.» Mais, le quatrième jour, il accepta.

    Les francs-tireurs du pays tout entier se joignirent à Ri Rin Yong. Ils étaient huit mille. Quelque temps après, les troupes de Ho Wi et de Ri Kang Nyon s’y joignirent aussi. Le nombre passa de huit mille à dix mille. Y fut également incorporée l’ancienne armée coréenne forte de trois mille hommes munis de fusils.

    Les chefs des francs-tireurs de tout le pays élirent Ri Rin Yong commandant en chef des troupes de francs-tireurs des treize provinces et marchèrent sous ses ordres vers Séoul. Surprendre Séoul, détruire d’un coup la résidence générale japonaise et abroger le traité de protectorat, c’était l’objectif des francs-tireurs. Selon leur plan d’opérations, les troupes serraient de près Séoul, lorsque Ri Rin Yong reçut la nouvelle du décès de son père. Il confia le commandement des troupes à une autre personne et rentra chez lui. La nouvelle de son départ, de même que celle de la défaite de la troupe d’avant-garde de Ho Wi, démoralisa les francs-tireurs et hâta la désagrégation des troupes, avec toutes les conséquences néfastes que cela entraînait.

    Lorsque je dirigeais à Jilin le mouvement des étudiants, j’eus une discussion avec des membres de l’Association Ryugil des étudiants sur la question de Ri Rin Yong.

    De nombreux camarades le blâmaient d’avoir été un commandant imbécile. Ils le condamnaient avec véhémence: «Un commandant en chef qui avait sous ses ordres dix mille hommes, justement la veille de l’attaque de Séoul, est rentré chez lui à la nouvelle de la mort de son père. Est-ce une conduite digne d’un homme, d’un patriote?»

    Mais pourtant, tout le monde n’était pas de cet avis-là. Certains le soutinrent: «N’est-il pas naturel qu’un homme ayant perdu son père remplisse ses obligations filiales?» Ils allèrent jusqu’à exalter son dévouement à ses parents.

    Aujourd’hui, on appelle un bon fils celui qui est fidèle à la fois au pays et à ses parents. Mais, à cette époque-là, un bon fils était un homme dévoué avant tout à ses parents.

    Je répliquai que la conduite de Ri Rin Yong n’était pas digne d’un homme authentiquement dévoué à ses parents.

    «Un bon fils aime aussi bien son pays que sa famille. Comment peut-on appeler un bon fils un homme qui ne pense qu’à sa famille et qui reste indifférent au malheur du pays? Le temps est venu où nous devons corriger le point de vue confucianiste sur la valeur de la piété filiale. Si Ri Rin Yong était allé sur la tombe de son père, avait versé un verre d’alcool et brûlé de l’encens devant son âme, après s’être acquitté de ses responsabilités civiques et avoir réalisé son objectif, l’histoire se souviendrait de lui.»

    Cette déclaration eut l’effet d’une bombe larguée sur les gens imprégnés d’idées rétrogrades, imbus jusqu’à la moelle des os de la morale féodale et d’une conception confucianiste de la piété filiale.

    Les membres de l’Association Ryugil des étudiants engagèrent une vive discussion, certains me donnant raison et d’autres contestant mon raisonnement.

    De nos jours, pour les membres de l’Union de la jeunesse travailleuse socialiste et de l’Organisation des enfants, il s’agit là d’un problème simple et clair qui ne donne rien à discuter. Mais à l’époque, c’était un sujet qui soulevait un débat assez compliqué et difficile à résoudre. Il a fallu des dizaines d’années d’expérience amère pour que le peuple tout entier se rende compte que la véritable piété filiale consiste à aimer son pays et sa famille et qu’il en fasse son credo.

    En me rendant à Tuqidian, mon sac de millet sur le dos, je me remémorais cette anecdote de Ri Rin Yong. Etrangement, il me semblait cette fois que la conduite de ce chef des francs-tireurs avait été juste. J’avais trouvé quelque chose de bon dans la conduite de cet homme, jadis réprouvé par tout le monde, et j’avais éprouvé en mon for intérieur de la compassion pour lui.

    Ce n’est pas chose facile d’abandonner sa famille sous prétexte de faire la révolution, et c’est ailleurs impossible. On fait la révolution pour servir l’homme. Comment alors les révolutionnaires pourraient-ils abandonner leur famille et rester indifférents au sort de leurs parents, de leur femme et de leurs enfants? Nous avons toujours lié le bonheur de la famille au sort du pays. Mon avis est que, si le pays est en détresse, les familles ne peuvent pas rester tranquilles et que, si les familles sont malheureuses, le pays l’est aussi. Considérant ainsi le pays et la famille comme indissolublement liés l’un à l’autre, il nous est arrivé, lors de la dernière guerre, de prendre des mesures, jamais vues jusque-là dans l’histoire des guerres, pour envoyer dans une région contrôlée par l’ennemi un régiment entier pour sauver la famille d’un seul soldat. Seuls les communistes coréens pouvaient en faire autant, faisant honneur à leurs obligations morales.

    Moi aussi, au début, je m’étais efforcé d’observer cette morale. Après la prison, lorsque j’avais transféré le théâtre de mes activités en Mandchourie de l’Est, j’avais dû me déplacer souvent aux alentours de Dunhua et d’Antu, et cela m’avait permis de passer de temps à autre chez moi et d’acheter des médicaments à ma mère.

    Or, cela avait fâché ma mère de me voir venir souvent à la maison. Un jour, elle me fit asseoir devant elle et m’admonesta:

    «Si tu veux faire la révolution, tu dois t’y vouer corps et âme, mais si tu veux t’occuper de la maison, tu dois t’y appliquer. Il faut choisir. A mon avis, tu ferais mieux de te consacrer entièrement à la révolution au lieu de t’inquiéter pour la maisonnée, parce que Chol Ju est là et que nous pouvons nous-mêmes gagner de quoi vivre.»

    Depuis, je m’étais abstenu d’aller la voir. Après la création de l’Armée de guérilla populaire antijaponaise, je n’y étais guère allé.

    J’en éprouvais du remords. Est-ce que je n’aurais pas dû observer mes obligations morales en tant que fils malgré les mises en garde de ma mère? A cette pensée, j’avais le cœur gros. En effet, ce n’est pas chose facile d’être fidèle à la fois à la famille et au pays.

    Plus j’approchai de Tuqidian, plus je hâtai le pas. Et je ne pouvais empêcher mon cœur de palpiter à la pensée que j’allais voir ma mère gravement malade.

    Les roseaux déjà hauts s’agitaient au gré du vent dans la mare. Comme la roselière occupait une grande superficie dans cette contrée on avait dénommé le hameau qui s’y trouvait hameau des Roseaux, mais, depuis quelques années, Kim Pyong Il qui habitait le village voisin faisait de la poterie, et un grand changement s’était produit dans cette contrée reculée et peu fréquentée. On lui avait donc donné le nom Tuqidian (lieu de fabrication des poteries–NDLR).

    Après avoir traversé le ruisseau sur un tronc d’arbre jeté en guise de pont, je m’approchai de mon village. J’aperçus bientôt la chaumière qui m’était si chère. La haie de lespedeza à demi écroulée, le chaume qui n’avait pas été renouvelé depuis longtemps… La maison semblait inhabitée, n’ayant pas été réparée par des mains d’homme depuis plusieurs années.

    J’ouvris la porte en branchage de l’enclos et entrai dans la cour, quand la porte de la maison s’ouvrit.

    «Mère!» criai-je en me précipitant vers elle. S’adossant au montant de la porte, elle m’accueillit en souriant.

    «Te voilà! je m’en doutais, les bruits de pas m’étaient bien familiers.»

    Tâtant la bretelle du sac de millet que j’avais déposé sur la terrasse sous l’auvent, elle cachait mal sa joie. Je craignais qu’elle ne me reprochât ma visite. Mais elle n’en fit rien.

    Pendant un bon moment, nous parlâmes de sa santé et de ma vie. Tout en causant, j’examinai attentivement sa mine, sa voix, ses gestes pour savoir comment elle allait. A première vue, il n’y avait guère de changement par rapport à l’hiver dernier. Mais je m’aperçus qu’elle manquait de force. Sa poitrine s’était creusée, son cou était émacié. Des cheveux grisonnants recouvraient ses tempes. Le temps avait laissé si tôt ses empreintes sur le visage de ma mère. A cette pensée, j’avais le cœur gros.

    Ce soir-là, je causai jusqu’à minuit passé avec ma mère. Jusqu’où était arrivée l’armée japonaise? Quel était le plan d’opérations ultérieur de l’armée de guérilla? Comment faire pour réaliser les opérations communes avec Ryang Se Bong? Quel était le travail à effectuer dans les bases de guérilla? Notre conversation n’en finissait pas. Elle voulait toujours parler politique.

    Si la conversation tombait sur les problèmes familiaux ou sa santé, elle évitait de parler et abordait d’autres questions dans lesquelles elle m’entraînait.

    Si ma mère évitait de parler de sa santé, il était évident que sa maladie avait empiré. A l’idée que les jours de ma mère étaient comptés, un frisson d’angoisse m’envahissait et j’avais envie de pleurer.

    Le lendemain matin, après le petit déjeuner, je montai avec Chol Ju sur la montagne pour ramasser du bois. En faisant le tour de la maison, je n’avais trouvé qu’une ou deux bûches. Il me semblait que j’aurais le cœur un peu plus léger si je faisais une provision de bois pour quelques mois.

    Mais les choses n’allèrent pas comme je le voulais. Comme la montagne était peu profonde, il n’y avait pas de troncs d’arbre secs à abattre. Faute de mieux, nous nous attaquâmes aux arbrisseaux.

    «Chol Ju, n’y a-t-il pas d’arbrisseaux plus gros?» demandai-je.

    Mon cadet répliqua en retroussant son pantalon de cotonnade:

    «Non, il n’y en a pas. Faisons un fagot et descendons. Si mère s’en aperçoit, elle nous réprimandera.»

    Il avait l’air d’un morveux, mais il était déjà devenu sage.

    Tout en maniant sa faucille, Chol Ju jetait sans cesse son regard du côté du village, l’air impatient.

    Il craignait que ma mère ne s’aperçoive de ce que nous faisions. Il savait, lui aussi, qu’elle se fâchait si je m’inquiétais trop des affaires du ménage.

    Ployant des branches d’arbrisseaux, je fauchai en coup de vent.

    C’est entre chien et loup que nous rentrâmes au village en portant sur le dos le jige (assemblage de bois en forme de A qui sert au transport des fardeaux–NDLR) plein de fagot. Quand nous arrivâmes au virage d’où l’on voit, en contrebas, la roselière, j’aperçus ma mère qui se tenait debout dans la cour.

    Descendant la montagne, en m’appuyant sur un bâton, j’étais absorbé dans mes pensées. Je devais quitter ma mère gravement malade et partir pour une expédition. A cette pensée, je sentis mon cœur se serrer douloureusement, je voyais tout en noir. Nous avions prévu un ou deux mois d’expédition, mais qu’est-ce qui m’arriverait pendant ce temps? Quel serait le sort de nos troupes? Personne ne pouvait le prévoir.

    Je me disais: «Ne vaudrait-il pas mieux continuer quelques années de plus la lutte clandestine? Car cela me permettrait de passer chez moi tous les quelques mois pour m’occuper de ma mère; ne serait-ce pas là un moyen de me dévouer à ma mère qui a connu tant de peines toute sa vie et qui a souffert plus de maux que les autres? Déjà chétive et malade, pourra-t-elle tenir si elle reste seule, sans soutien, après mon départ d’Antu, quand ma grand-mère est déjà rentrée dans son pays natal? Mais est-il possible de prétexter mes problèmes familiaux pour annuler l’expédition en Mandchourie du Sud et remettre en question le plan d’activité annuel de l’armée de guérilla?

    «Et bien, tu t’inquiètes pour le bois de chauffage alors que nous vivons dans une contrée montagneuse», dit d’un ton mécontent ma mère qui nous attendait près de la porte de l’enclos.

    En guise de réponse, je souris et me mis à m’éponger tout en la regardant.

    «Tu as changé. A Fusong, tu n’agissais pas ainsi. Et à Xinglongcun, non plus. Mais maintenant, tu te préoccupes trop de la famille», dit-elle d’une voix étranglée.

    –Il y a longtemps que je n’avais pas senti l’odeur de l’herbe. Ça m’a rafraîchi.»

    Feignant de ne pas l’avoir entendue, j’entrai tranquillement dans la cour.

    Ce soir-là, après ma longue absence, toute la maisonnée s’assit autour de la table. Nous mangeâmes une assiette de mocoro oxycephalus grillé, qui était d’un goût exquis. Je demandai à ma mère comment elle s’était procuré ces poissons. Elle répondit que mon plus jeune frère les avait attrapés. S’inquiétant du manque de plats d’accompagnement qu’il aurait voulu me servir quand je serais de passage à la maison, il était allé les pêcher à la ligne. Il les avait attachés à une ficelle et suspendus à l’avant-toit. Les poissons étaient petits comme un doigt. J’eus du mal à les avaler, en proie à l’émotion, et j’en laissai quelques-uns.

    Quand mon jeune frère fut endormi, ma mère qui s’était adossée au mur se redressa et me dit d’un ton sérieux:

    «Il me semble que tu as un peu changé. Je n’ai jamais imaginé que tu t’occuperais de ta mère au point de porter sur le dos un sac de céréales. Tu te soucies de moi parce que je suis malade. Je sais que tu es un fils dévoué, et je te suis reconnaissante, mais je ne trouve pas là une consolation. Est-ce pour recevoir aujourd’hui une telle consolation que j’ai monté et descendu les cols abrupts à Fusong, la main dans la main avec toi, pour multiplier les organisations de l’Association des femmes? Une plus grande œuvre t’attend. Tu dois réaliser les dernières volontés de ton père, n’est-ce pas? Combien de Coréennes se trouvent dans une situation plus difficile que moi? Ne t’inquiètes pas pour moi et pars vite.»

    Chacune de ses paroles tremblait d’une émotion croissante.

    Quand je relevai la tête, elle se mordait les lèvres sans pouvoir reprendre. Chaque mot qu’elle prononçait était une manière concentrée d’exprimer sa philosophie de la vie. Comme une tempête, elle ébranla mon âme. C’était un moment merveilleux.

    Après s’être tue un moment pour reprendre haleine, elle poursuivit:

    «Quant à ramasser du bois, tu pourras t’en occuper si tu es désœuvré. Mais non, fais comme si tu n’avais ni mère ni frères et ne te préoccupes plus de la famille. Pars et finis l’œuvre révolutionnaire, à ton retour, je serai guérie. Tu dois partir tout de suite à la tête de tes troupes. C’est ce que je désire.»

    Je lui répondis séance tenante:

    «Je ferai ce que tu veux. Je passerai cette nuit ici, chez moi, et demain je me rendrai à Xiaoshahe, d’où, à la tête de mes troupes, je ne tarderai pas à partir pour la Mandchourie du Sud pour voir Ryang Se Bong.»

    Je faillis fondre en larmes et tournai la tête vers le mur.

    Elle aussi semblait émue, car elle prit son panier à ouvrage et se mit à coudre un bouton sur ma veste.

    Soudain, je me souvins de ce qui s’était passé aux funérailles de mon père.

    Ma mère n’avait pas porté le deuil, pas plus qu’elle n’était allée assister à l’enterrement. Elle y avait envoyé seulement nos trois frères habillés de noir. Des dizaines d’hommes des troupes indépendantistes comme O Tong Jin, Jang Chol Ho et Ryang Se Bong, de même que mon oncle, s’étaient joints au cortège funèbre.

    Peu après les obsèques, on allait célébrer la fête du printemps (le 5 du 5e mois lunaire–NDLR). Nous avions demandé à notre mère d’aller avec nous sur la tombe de notre père.

    «Qu’est-ce que j’ai à y faire? disait-elle. Allez-y seuls.» Elle avait refusé de s’y rendre. En revanche, elle nous avait préparé l’offrande et nous avait appris en détail comment brûler l’encens, comment verser le vin et comment faire la révérence. Je pense qu’elle avait refusé de venir avec nous au cimetière pour ne pas nous montrer ses larmes.

    Elle était habituée à se rendre seule sur la tombe de son mari. Mais elle avait fait une entorse à cette habitude lorsque Ri Kwan Rin était venue à Fusong, après les funérailles. Ma mère l’avait conduite sur la tombe, mais celle-ci avait alors sangloté avec une telle frénésie qu’elle faillit s’évanouir. Ma mère avait dû la consoler.

    Notre mère était douée d’une générosité exceptionnelle, mais on ne l’avait jamais vue pleurer. C’était une de ces rares femmes qui ont un caractère ferme. Ses admirables dispositions naturelles que j’ai connues dans mon enfance restent toujours dans ma mémoire.

    C’est bien ma mère. Bien que malade, elle pouvait inciter son fils à suivre son chemin et lui faire des remontrances sévères qui devaient lui servir d’enseignement toute sa vie.

    Je pense que ma mère n’était pas une femme ordinaire. A ce compte-là, je pense que Mme Jang Kil Bu, mère de Ma Tong Hui, n’avait pas été non plus une mère ordinaire. Après la Libération, elle était venue me voir. Mais, contrairement aux autres femmes, elle n’avait pas pleuré en me rencontrant. Je lui avais dit de venir s’installer à Pyongyang car il y avait de nombreux compagnons d’armes de son fils, mais, disant qu’elle devait chercher ceux qui avaient dénoncé son fils, elle était rentrée incognito dans son village natal.

    N’arrivant pas à trouver le sommeil, je sortis dans la cour. Je faisais les cent pas devant la haie sèche de lespedeza en respirant l’air frais, quand Chol Ju ouvrit doucement la porte et sortit.

    Assis sur le fagot, nous commençâmes à converser. Chol Ju me dit: «Absorbé par le travail des Jeunesses communistes, je n’ai pas pu aider mère comme il convient. Désormais, je ferai de mon mieux pour que tu n’aies pas à t’inquiéter pour la famille.» A vrai dire, j’avais voulu lui faire cette prière, mais voilà qu’il avait parlé le premier.

    Le matin, nous mangeâmes avec appétit du piji. Après le repas, je me rendis chez Kim Jong Ryong qui habitait derrière chez nous. Je voulais lui parler de mes frères.

    Je lui avouai: «Je dois partir tout de suite pour la Mandchourie du Sud. Mais puisque je m’inquiète pour ma famille, je ne peux pas quitter Tuqidian le cœur léger.» Il me dit: «Partez sans vous soucier de votre famille et comptez sur moi. Je me chargerai de tout. Je m’occuperai de vos frères, je soignerai votre mère malade. Ne vous en faites pas.»

    Je revins chez moi et fis mes préparatifs de départ.

    Alors que je nouais le lacet de mes souliers, ma mère retira du fond de la malle en osier quatre billets de 5 yuans et me les tendit.

    «Si tu pars pour d’autres régions, il t’arrivera souvent d’avoir besoin d’argent. Prend-les. Un homme doit avoir dans sa poche l’argent nécessaire pour un cas urgent. Ton père m’a souvent raconté qu’à la fin de la dynastie des Qing, quand Sun Yatsen avait été jeté dans la prison d’une ambassade étrangère, il a donné quelques pièces d’argent au balayeur pour s’évader. Tu t’en souviens, peut-être.»

    Je pris l’argent, mais ma main tremblait. Je ne pouvais le fourrer dans ma poche et hésitais, ne sachant que faire. Je savais bien quelle peine elle avait dû se donner pour se procurer ces 20 yuans. Elle les avait gagnés, en faisant de la lessive et de la couture. Un bœuf coûtait alors 50 yuans. Avec cette somme d’argent, on pouvait acheter un bœuf moyen et une quantité suffisante de céréales pour nourrir trois personnes pendant une année.

    Comme si j’avais perdu l’équilibre, écrasé sous le poids de cet argent, je descendis dans la cour en chancelant. «Mère, laisse-moi partir. Au revoir», dis-je en baissant la tête. A cet instant, j’eus grand soin de dissimuler mon émotion et tâchai de me comporter comme d’habitude pour qu’elle ne pleure pas. Aussi, je pris congé d’elle comme si de rien n’était.

    «Pars vite. Il faut que tu partes…»

    Ma mère hocha la tête, s’efforçant d’esquisser un sourire.

    J’avais fait quelques pas, quand la porte se referma derrière moi. Je me mis à marcher. Mais au lieu de quitter la maison, je commençai à tourner autour d’elle, les 20 yuans à la main. Je tournai deux fois, trois fois…

    Les souvenirs ineffaçables qui m’avaient tourmenté toute la nuit me revinrent comme de petits nuages dans l’esprit. «Quand pourrais-je rentrer à la maison? Est-ce que nous aurons la victoire? Qu’est-ce qui m’attend? Mère pourra-t-elle recouvrer la santé?»

    Obsédé par ces pensées, je faisais le tour de la maison, quand ma mère rouvrit la porte et me reprocha:

    «De quoi t’inquiètes-tu encore? Pourquoi ne pars-tu pas? Comment peux-tu réaliser une grande œuvre, toi qui te montres si indécis et te préoccupes tant de la famille? N’as-tu pas pris la résolution de recouvrer l’indépendance du pays? Avant de te soucier de nous ici, il te faut penser à ton oncle et à ton oncle maternel qui sont enfermés en prison. Tu dois penser au pays et au peuple martyrisés. Voici bientôt vingt deux ans que notre pays est occupé par les Japonais. Puisque tu es Coréen, il faut que tu te fixes un objectif ambitieux et fasses un grand pas en avant, n’est-ce pas? Si tu veux revenir à la maison en pensant à ta mère, ce n’est pas la peine de te présenter devant moi. Je ne voudrais jamais revoir un fils pareil.»

    Les paroles de ma mère me frappèrent comme une foudre.

    Comme si elle s’était épuisée à force de parler, elle appuya sa tête sur le montant de la porte, me fixant avec des yeux pleins d’affection, de tendresse et de fureur. Je revoyais en esprit la même mère qui, la nuit où j’étais arrivé à Badaogou après avoir fait 400 km, m’avait enjoint de repartir sur-le-champ, la nuit même, pour Linjiang.

    Je voyais pour la première fois ma mère aussi ferme, aussi sublime, pleine de volonté et d’ardeur. Ce sentiment chaleureux et cette ardeur brûlante allaient, me semblait-il, la consumer totalement.

    Jusque-là, j’avais cru bien connaître celle qui m’avait mis au monde et m’avait élevé. Mais je ne lui aurais jamais supposé une telle grandeur d’âme, une telle profondeur d’esprit.

    Cette image n’était pas celle d’une mère, mais plutôt d’un maître. J’éprouvai un bonheur indicible d’avoir une mère aussi bonne, aussi généreuse.

    «Au revoir, maman.»

    Je me découvris et fis une révérence profonde, puis me mis en route.

    Après avoir traversé le pont de bois enjambant le cours d’eau, je me retournai et je la vis en tenue blanche, debout, les yeux tournés vers moi, les mains sur les montants de la porte. Ce fut la dernière image que captèrent mes yeux d’elle. Dans quel coin de son corps chétif gardait-elle un si noble et si ferme esprit, faisant vibrer mes cordes sensibles? Comme j’aurais été heureux si elle n’avait pas été malade, ma chère maman! Je suivrais alors le cœur léger mon chemin. Pour retenir mes larmes, je me mordis les lèvres.

    Ce n’était pas une séparation ordinaire, mais un adieu éternel qui m’a laissé un souvenir poignant: je n’ai jamais revu ma mère après.

    Quelques mois plus tard, lorsque j’appris la nouvelle de sa mort, la pensée qui m’était venue d’abord à l’esprit, c’était le regret de n’avoir pas pu lui adresser des paroles tendres au moment de notre séparation. Or, elle n’avait pas voulu ce genre d’adieux. Je n’aurais pas pu agir autrement. C’est vrai.

    Aujourd’hui encore, malgré mon grand âge, je n’oublie pas ce qui s’est passé alors. L’homme connaît dans sa vie de nombreux aléas. L’attitude, bonne ou mauvaise, qu’il adopte alors décide de son destin. Si ma mère s’était alors mis martel en tête pour le ménage ou m’avait soufflé quelques mots décourageants, quel changement se serait produit dans mon cœur, alors que je m’apprêtais à prendre mon vol libre, les ailes toutes déployées?

    Depuis que j’avais quitté, à la tête de la jeune Armée de guérilla populaire antijaponaise, la terrasse de Xiaoshahe, j’ai parcouru, pendant des dizaines d’années, avec mes compagnons d’armes, un chemin parsemé d’épreuves inimaginables: combats sanglants, froid, famine. Par la suite, j’ai vécu un demi-siècle de création et de développement socialistes.

    Et sur le chemin hérissé d’épreuves et d’embûches, chaque fois que je me vois confronté à des difficultés que je dois surmonter au nom de la patrie et de la nation, difficultés de nature à vérifier la foi des révolutionnaires, je me rappelle, avant de penser à une doctrine ou à une thèse philosophique, les paroles que ma mère m’a adressées quand je partais pour la Mandchourie du Sud et cette dernière image d’elle en blanc, me souhaitant bon voyage, que je conserve encore dans mon esprit, et je me sens fortifié.

    

    

    

    3. La joie et la tristesse

    

    

    Concurremment avec notre expédition en Mandchourie du Sud, le commandant Yu détachait une de ses troupes, forte de 200 hommes, vers la région de Tonghua, sous la conduite de M. Liu Bencao. Celui-ci, chef d’état-major, était le bras droit du commandant Yu. Yu espérait une collaboration avec l’armée d’autodéfense de Tang Juwu et un approvisionnement en armes auprès des troupes de l’armée d’autodéfense. Il manquait en effet d’armes. Cette armée d’auto-défense qui opérait principalement dans la province du Liaoning était mieux équipée que l’armée du salut national.

    A la nouvelle de notre expédition, Liu Bencao vint me voir à Xiaoshahe. Il me dit qu’il avait l’ordre de conduire une troupe expéditionnaire en Mandchourie du Sud. Il proposa une marche conjointe, puisque la destination était la même. Il disait qu’il pourrait me présenter à Tang Juwu et qu’une relation avec ce commandant me permettrait aussi d’obtenir des armes.

    J’acceptai volontiers. Les armes nous faisaient défaut à nous aussi. Par ailleurs, en compagnie d’une troupe de l’armée du salut national, nous risquerions moins la collision, et nous serions en sécurité en cas de rencontre imprévue avec d’autres troupes chinoises antijaponaises.

    Auparavant, Tang Juwu avait été commandant du premier régiment de l’armée de défense de la province du Dongbiandao. Après l’Evénement du 18 Septembre, il avait levé une armée, Armée d’autodéfense populaire de Liaoning, sous le mot d’ordre du salut national antijaponais. Une dizaine de milliers d’hommes étaient sous ses ordres. La région de Tonghua de la Mandchourie du Sud étant le centre de ses opérations, son armée se battait dans des conditions difficiles contre l’armée japonaise du Guandong cantonnée dans la région de Shenyang. Elle engageait souvent des opérations conjointes avec les troupes de l’Armée révolutionnaire coréenne contrôlée par le Kukmin-bu.

    Au départ, cette armée avait eu bon moral. Les succès de ses combats n’étaient pas négligeables. Mais la situation générale tournant de plus en plus en faveur des Japonais, les difficultés se multipliaient et Tang commençait à hésiter.

    La Société des Nations avait envoyé en Mandchourie sa commission d’enquête conduite par Lytton pour tirer au clair l’Evénement du 18 Septembre. Mais indifférente, l’armée japonaise continuait à progresser. Au début de janvier 1932, les impérialistes japonais se rendirent maîtres de Jinzhou. Le 28 du mois, ils provoquèrent l’incident de Shanghai, laissant voir leur nature de comploteurs et de bandits. Sous prétexte que cinq moines japonais furent battus dans le quartier Hongkou de Shanghai, ils démolirent des usines et des magasins de Chinois et tuèrent des policiers chinois. L’infanterie de marine japonaise entra en action. Elle entreprit une attaque d’envergure contre la ville. Le Japon voulait faire de cette ville une tête de pont pour pénétrer en Chine du Centre. Les chefs militaires japonais envisageaient une guerre-éclair. Une fois Shanghai pris, s’emparer d’un coup de tout le territoire chinois, telle était leur ambition.

    Or, la résistance fut immédiate et héroïque. Les soldats et les citadins de la ville se soulevèrent. De durs coups furent assenés à l’agresseur. Cependant, la politique de trahison du gouvernement réactionnaire du Guomindang conduit par Jiang Jieshi et Wang Jingwei bouleversa la résistance et engendra la «Convention de Songhu» de nature humiliante et contre-révolutionnaire.

    La chute de la résistance à Shanghai démoralisa les troupes de l’armée du salut national et de celle d’autodéfense. Tous les soldats et la population patriotes, engagés dans la lutte antijaponaise, étaient déçus.

    L’événement de Shanghai, ainsi que la conclusion de la «Convention de Songhu», montra que la politique réactionnaire et traîtresse du gouvernement du Guomindang constituait le plus grand obstacle pour les forces antijaponaises pour le salut national. Les réactionnaires du Guomindang n’avaient pas soutenu les insurgés de Shanghai. Tout au contraire, ils les avaient empêchés et incriminés. Jiang Jieshi et Wang Jingwei firent suspendre le ravitaillement à la 19e armée de route et intercepter les fonds de secours affluant à la ville de tous les coins du pays. En même temps, ils firent livrer, par une directive secrète qu’ils avaient donnée à la marine chinoise, des vivres et des légumes aux Japonais. Quelle honte! Quelle traîtrise!

    Les réactionnaires du Guomindang, renonçant à s’opposer au Japon, empêchaient par tous les moyens la résistance populaire. Leurs fusils étaient braqués sur les résistants antijaponais. Tous ceux qui préconisaient la résistance antijaponaise faisaient l’objet de leurs actes terroristes ou étaient condamnés à la potence.

    Jiang Jieshi eut le cynisme de crier: si la Chine tombe entre les mains de l’impérialisme, nous sauverons au moins notre vie, quitte à devenir des esclaves; mais sous le communisme nous serions dans un état pire que l’esclavage. Les réactionnaires conduits par Jiang redoutaient la révolution populaire plus que l’agression impérialiste venant de l’extérieur. Ils étaient des acolytes des impérialistes.

    La traîtrise de Jiang eut une influence néfaste sur les dirigeants de l’armée du salut national et de celle d’autodéfense, lesquels étaient liés d’une façon ou d’une autre au Guomindang et représentaient les intérêts des anciens clans militaires, des fonctionnaires et des politiciens.

    La puissance de l’armée japonaise en marche victorieuse fut un autre facteur de démoralisation de l’armée du salut national. La commission d’enquête de Lytton avait proposé, dans son rapport, de mettre la Mandchourie sous tutelle internationale. Mais le Japon y fit la sourde oreille et continuait ses actions militaires. Les forces japonaises déferlaient vers Shanhaiguan et la Mandchourie du Nord. Les vastes zones de celle-ci tombaient les unes après les autres, et l’agresseur concentrait maintenant ses forces vers Rehe.

    Antérieurement à son offensive contre la Mandchourie du Nord, l’impérialisme japonais avait mis en branle les services d’espionnage de son armée du Guandong. Il visait à une désagrégation politique de l’armée de Chine du Nord-Est. Des agents secrets furent envoyés pour semer la corruption et tramer des complots en son sein de sorte que les brigades de cette armée, isolées les unes des autres, se méfient et s’entre-déchirent. L’ennemi s’attirait Su Bingwen quand celui-ci frappait Ma Zhanshan. Ma renversé, il assaillait Su pour l’anéantir d’un coup. De cette façon, les troupes chinoises antijaponaises de la Mandchourie du Nord furent défaites sans difficultés par les Japonais.

    L’échec de la résistance en Mandchourie du Nord influa sur Wang Delin opérant en Mandchourie de l’Est et sur Tang Juwu opérant en Mandchourie du Sud.

    Tang Juwu devint prudent et se gardait d’entreprendre des opérations actives et audacieuses alors qu’il s’était engagé dans cette résistance, poussé par l’enthousiasme révolutionnaire du peuple.

    A l’époque, certains chefs de troupes chinoises antijaponaises, comme Ding Chao, Li Du, Xing Zhanqing pensaient: «A quoi bon agir énergiquement? La Société des Nations réglera tout.» Encore plus stupide était leur commentaire: «Si Zhang Xueliang ne voulait pas résister à l’armée japonaise, c’est pour liquider les bandits communistes. C’est en les détruisant d’abord qu’on pourra refouler les Japonais. Ce sont les communistes qui ont entraîné les Japonais chez nous!»

    Le printemps où nous effectuions notre expédition en Mandchourie du Sud, Zhou Baozhong avait une fois été détenu par l’armée d’autodéfense. Il demanda alors au commandant de la troupe qui l’avait arrêté: «D’où vient le nom d’armée d’autodéfense?»

    La réponse fut: « L’autodéfense signifie se défendre. Alors qu’il est difficile de conserver ses forces, comment frapper les Japonais? S’ils ne touchent pas à nous, nous ne les frappons pas, voilà l’auto-défense! »

    Telles étaient la manière de penser et l’opinion de l’armée d’autodéfense. Découragé et indécis, Tang Juwu ne contrôlait plus ses hommes et les laissait faire ce qu’ils voulaient. Donc, il était très opportun que le commandant Yu lui envoyât Liu Bencao.

    Comptant faire une courte distance la première journée de marche, nous quittâmes Xiaoshahe dans l’après-midi du 3 juin. Nous traversâmes la rivière Erdaojiang, et nous nous dirigeâmes vers Liujiafenfang, guidé par le chef de l’Association des paysans de Shahe (Xiaxiaoshahe). Là, nous décidâmes de nous arrêter pour la nuit et de mener une action politique.

    On dit que ce village porte ce nom depuis qu’un nommé Liu y a installé une petite minoterie.

    Après le repas du soir, nous allumâmes un feu de camp dans la cour de la minoterie.

    A la nouvelle de notre arrivée, les gens des villages voisins vinrent nous voir. Les responsables des organisations du village, allant d’une maison à l’autre, ramassèrent des nattes de paille et des troncs d’arbre secs ou des chevrons de réserve pour que les villageois voisins aient sur quoi s’asseoir. Quelques centaines de personnes étaient réunies. Assis serrés autour du feu, nous bavardâmes avec eux jusqu’à minuit passé.

    Cette nuit-là, on nous avait posé beaucoup de questions. Toute ma vie, me mêlant au peuple, j’ai eu de nombreuses expériences de travail politique et d’organisation. Mais j’ai rarement eu à répondre à autant de questions que ce soir-là.

    J’étais obligé de parler au point que ma voix s’enroua, et je ne pus continuer.

    La première question était: « Qu’est-ce qu’une armée de guérilla et quelle est la différence entre cette armée-là et l’armée indépendantiste?» Ils savaient qu’un mois plus tôt l’Armée de guérilla populaire antijaponaise s’était formée à Xiaoshahe. La question semblait simple et banale, mais elle exprimait l’espoir qu’ils fondaient sur cette nouvelle armée, ainsi que leur scepticisme à l’égard de sa puissance. L’armée indépendantiste se bat pour l’indépendance de la Corée, et votre armée, l’Armée de guérilla populaire antijaponaise, prétend combattre elle aussi pour la même cause. Pourquoi alors faire tant de complications en la créant à part? Croyez-vous pouvoir, avec l’armée nouvelle, l’emporter sur l’armée japonaise que l’armée indépendantiste n’arrive pas à vaincre? Si vous le croyez, quelles sont vos garanties? Tel était par essence, à ce que je m’en souviens, ce que voulaient savoir les gens du village, car ils avaient longtemps été agacés par cette armée indépendantiste et profondément déçus par ses échecs.

    J’essayai de répondre de façon claire et concise. «L’Armée de guérilla populaire antijaponaise n’est pas une armée extraordinaire, disais-je. Au sens propre du terme, c’est une armée du peuple qui combat l’impérialisme japonais. Elle est constituée de fils d’ouvriers et de paysans comme vous, d’anciens élèves et de jeunes intellectuels. Sa mission est de renverser la domination coloniale de l’impérialisme japonais et de réaliser l’indépendance et la libération sociale de la nation coréenne.

    «C’est une armée de type nouveau. Elle est différente des troupes de francs-tireurs et de l’armée indépendantiste. Tandis que celle-ci se guide sur le nationalisme bourgeois, nous prenons le communisme pour idéologie directrice. Le communisme signifie, en un mot, édifier un monde où tous seront libres, égaux et heureux.

    «Si l’idéal de l’armée indépendantiste est de fonder une société où les possédants sont maîtres, celui de l’Armée de guérilla populaire antijaponaise (A.G.P.A.–NDLR) est de construire un monde où la masse des travailleurs sera maître. Alors que l’armée indépendantiste considère les gens du commun, dont vous et moi, comme des auxiliaires du mouvement pour l’indépendance, nous, nous estimons que les gens du peuple sont les promoteurs de la révolution antijaponaise. Si l’armée indépendantiste compte beaucoup sur les forces extérieures et entend libérer le pays grâce à leur aide, nous comptons sur nos propres forces et entendons restaurer le pays par nos propres moyens.

    «L’armée indépendantiste a beaucoup peiné. Elle a mené des combats sanglants contre l’agresseur japonais en Mandchourie et au nord de la Corée, pendant plus de dix ans, prenant la suite des francs-tireurs. Mais avec le temps, sa puissance s’est affaiblie, et actuellement, elle est en voie de disparition. Voilà pourquoi nous avons organisé une nouvelle armée. Nous sommes décidés à accomplir l’œuvre sacrée qu’elle n’a pas réussi à accomplir. C’est avec cette détermination que nous avons organisé l’A.G.P.A.»

    Alors un jeune me demanda combien de milliers d’hommes nous avions dans nos rangs.

    Je lui dis: «Nous ne sommes pas encore des milliers, mais quelques centaines. L’armée en est encore à ses premiers pas. Mais tôt ou tard, l’effectif s’élèvera à des milliers et à des dizaines de milliers.»

    Il reprit: «Quelles formalités faut-il remplir pour entrer dans l’armée de guérilla?

    –Pas de formalité à respecter, dis-je. On prend les volontaires s’ils sont bien décidés à se battre. Mais le physique est important, il faut être robuste. L’admission peut se faire sur la recommandation de l’organisation révolutionnaire ou sur la demande personnelle, directe, à une unité de l’armée de guérilla.»

    Sitôt après ces mots, plusieurs jeunes gens m’entourèrent et demandèrent si je les prendrais à l’instant même s’ils demandaient à s’enrôler.

    A franchement parler, c’était une aubaine pour nous. Je repris:

    «Volontiers. Mais dans les rangs vous serez un certain temps sans armes. Il faut en prendre sur le terrain, à l’ennemi. Si vous acceptez cela, nous vous prenons ici et maintenant!»

    –Qu’importe les armes! Nous vous suivrons», dirent-ils.

    Ainsi, plusieurs volontaires furent admis dans notre unité. Ce fut un cadeau inattendu que le village de Liujiafenfang avait fait à notre jeune armée de guérilla. Nous étions on ne peut plus heureux. En effet, à l’époque, il nous arrivait parfois de perdre deux ou trois camarades pour en gagner un. Qu’on juge de notre joie à ce moment-là! Nous en avions recruté d’emblée près d’une dizaine!

    Les révolutionnaires qui acceptent une vie dure, trompant la faim avec de la neige et couchant à la belle étoile, connaissent un bonheur indicible qui ne sera jamais goûté par les bourgeois ou les mercantis. C’est un sentiment de plénitude spirituelle qui s’empare d’eux chaque fois qu’ils se font un nouveau compagnon d’armes. Quand les jeunes gens qui nous étaient inconnus hier encore nous demandaient à s’enrôler dans l’armée, nous autres, en les aidant à mettre l’uniforme et à épauler le fusil, éprouvions une joie immense jamais goûtée par les profanes. Nous estimions cette joie sans prix et différente de toutes les autres.

    Ce soir-là, les partisans organisèrent une soirée de divertissement en l’honneur des nouvelles recrues. Cha Gwang Su et moi-même chantâmes.

    Si nous avions pu obtenir un si bon dividende, moyennant peu d’effort, c’est que l’opinion du peuple penchait en faveur de notre armée de guérilla antijaponaise depuis l’Evénement du 18 Septembre. La Mandchourie étant occupée par les Japonais, nous autres Coréens n’aurons plus la vie tranquille ici non plus ; mieux vaut risquer la mort pour en finir une fois pour toutes avec cette chienne de vie, tel était à cette époque le sentiment commun des jeunes Coréens vivant en Mandchourie.

    Nous causâmes jusqu’à minuit passé, puis nous étendîmes les nattes de paille ou de roseau autour du feu, et nous nous allongeâmes dessus pour dormir. C’était la première fois que notre armée allait passer la nuit à la belle étoile.

    Les villageois s’empressèrent de nous en dissuader. «Que dirait-on de nous si l’on savait que les partisans ont couché en plein air au village de Coréens? Vous allez nous faire perdre la face!» se plaignaient-ils. Les responsables des organisations nous promettaient de nous répartir dans des foyers. Mais nous refusâmes. Le fait est que nous nous en tenions à cette idée: ne jamais faire de tort au peuple. Au fond, nous étions pris par une sorte de sentiment romantique: les révolutionnaires considèrent comme plus méritoire de coucher sur la dure que dans une chambre, dans un bon lit.

    Au retour de l’expédition, nous nous arrêtâmes encore à ce village et passâmes une nuit devant la maison d’un vieux Chinois du nom de Liu Xiuwen. Il y avait là, près de la cour, une fosse que la famille employait pour le stockage des pommes de terre. Nous y allumâmes un feu et dressâmes une claie de paille en guise de clôture.

    A nous voir nous apprêter à passer la nuit dans la cour, après un repas en plein air, le vieux Liu vint m’inviter, disant qu’il pourrait loger, sinon toute la troupe, du moins le Commandant.

    «Vous n’êtes pas un inconnu pour moi. Nous nous connaissons depuis le temps où nous habitions à Jiuantu, pas vrai?» me dit le vieux.

    Longuement il regretta que je refuse, ajoutant qu’il n’avait pas prévu que je serais aussi strict.

    Lui et moi étions vraiment de vieilles connaissances. Quand ma famille logeait dans une pièce louée chez l’aubergiste Ma Chun Uk, j’avais fait sa connaissance. Il me paraissait alors jovial et énergique. Il m’avait laissé une impression ineffaçable.

    «Vous rentrez d’une longue expédition, me dit-il, et vous vous proposez de coucher en plein air. Alors comment pourrais-je me mettre sous la couverture, le cœur léger?» Il resta longtemps à causer avec nous.

    Comme tous les autres habitants du village, le vieux était sensible au cours des événements. Il savait qu’après l’Evénement du 18 Septembre l’armée japonaise avait établi un Etat fantoche, le Mandchoukouo, qu’elle avait fait de Changchun sa capitale sous le nom de Xinjing et y avait amené Fu Yi.

    De notre long dialogue, l’histoire d’An Jung Gun reste encore vivante dans ma mémoire. D’après lui, An Jung Gun était un grand homme, et de tous les martyrs de la Corée c’était lui qu’il respectait le plus.

    «Oui, disait-il, M. An Jung Gun est un grand homme de l’Orient. Si admirable que le président Yuan Shikai a fait un poème à son éloge!»

    Ces paroles me touchèrent profondément.

    Ayant abattu Hirobumi Ito, An Jung Gun était devenu un homme légendaire parmi les Chinois de la Mandchourie. Certains notables chinois gardaient son portrait chez eux comme une tablette ancestrale.

    «Vous n’êtes pas Coréen, mais vous le connaissez si bien!» dis-je doucement, en le voyant si attaché au martyr.

    «Qui ne le connaît pas en Mandchourie? On était si ému qu’on a proposé d’ériger une statue en son honneur à la gare de Haerbin. Je dis souvent à mes enfants: “Soyez comme Sun Yatsen si vous voulez être des révolutionnaires, soyez comme An Jung Gun si vous voulez être un brave homme.” Commandant Kim, vous avez levé une armée. Ne pourriez-vous pas tuer les mauvais manitous comme le commandant de l’armée japonaise du Guandong?»

    Je souris. Quelle naïveté!

    «A quoi bon le liquider? Hirobumi Ito tué, un nouvel Hirobumi Ito est apparu. Honjo tué, on verra un autre Honjo apparaître. Le terrorisme ne sert pas à grand-chose.

    –Comment comptez-vous combattre?

    –On dit que l’armée japonaise du Guandong compte cent mille hommes. Je combattrai contre cent mille.»

    A ces mots, il me prit les mains et, ému, les serra.

    «Excellent. Vous égalez bien An Jung Gun.»

    Je dis en riant:

    «C’est trop. Je ne suis pas à la hauteur d’An Jung Gun, mais je ne vivrai pas une vie d’esclave.»

    Le lendemain, à notre départ, il fit un bon bout de chemin avec nous, tant notre séparation le peinait.

    Quand je pense au village de Liujiafenfang, je revois en esprit le vieux Liu. Son souvenir me remet en émoi.

    Notre unité bivouaqua une autre nuit à proximité d’Erdaobaihe, puis se remit en marche, sur une route. Or, sur ce chemin, nous tombâmes sur la patrouille d’une troupe de l’armée japonaise qui se rendait de Fusong à Antu. En marche, nous envoyions toujours en avant trois ou quatre hommes pour éclairer notre mouvement. Notre avant-garde s’était déjà engagée dans une escarmouche avec la patrouille japonaise.

    A vrai dire, nous étions alors un peu décontenancés. C’était notre première rencontre surprise depuis la fondation de notre armée, le premier combat que nous ayons à livrer de front contre une troupe de l’armée japonaise qui se vantait d’être invincible. Lors de notre combat à Xiaoyingziling, c’étaient nous qui avions tenu l’initiative de l’action. Nous avions alors, suivant un plan détaillé, tendu une embuscade, et nous étions les premiers à frapper. Or, cette fois-là, la chose était différente. De plus, l’adversaire n’était pas une troupe mandchoue, peu disciplinée, mais japonaise, forte d’expériences, tenace et prompte, alors que nous autres étions des novices ayant combattu une seule fois.

    Quant au combat de rencontre, nous n’en savions rien jusque-là.

    Vu l’objectif de notre expédition et les principes de la guérilla, il était préférable, au cours de cette longue marche, d’éviter, autant que possible, les accrochages inutiles et défavorables pour notre déplacement. Un livre militaire de l’ancien temps notait: éviter l’ennemi fort et frapper le faible.

    Comment faire? Toute la troupe me fixait des yeux, l’air tendu. On attendait ma décision. Je compris: occuper un terrain favorable avant l’arrivée du gros de l’ennemi était la seule solution pour détenir l’initiative au combat. Je fis vite gagner à mes hommes la crête nord de la colline au pied de laquelle la fusillade crépitait, puis disposai une partie de l’effectif du côté sud de la route. Nous soumîmes l’avant-garde ennemie à des feux croisés et l’anéantîmes.

    L’instant d’après, la colonne ennemie apparut sur la route. Tous étaient chargés d’un lourd barda. L’effectif d’une compagnie. L’ennemi comprit que son avant-garde avait été anéantie et s’apprêtait à nous encercler.

    J’ordonnai de ne pas tirer avant mon signal. J’attendis que l’adversaire entre dans notre angle de tir, en suivant de près tous ses mouvements. Nous avions peu de cartouches.

    A mon signal, toute la troupe partit d’une rafale. Prêtant l’oreille aux crépitements de la fusillade, j’essayai de mesurer la mentalité de mes hommes. Chaque coup de feu reflétait le sentiment de chaque soldat, ému, transporté et un peu éperdu.

    L’ennemi perdit beaucoup d’hommes, mais, comptant sur sa supériorité numérique, il se remit vite en ordre de combat et vint nous frapper sur nos flancs.

    Je rappelai quelques hommes du gros de notre troupe du sud et du nord de la route et les dépêchai vite sur les flancs. Sitôt retranchés, ils tirèrent un feu nourri et anéantirent les adversaires venant de ce côté-là.

    Cependant, le gros de l’ennemi ne reculait pas. Tenaces et entêtés, les soldats gravissaient vers nous. Nous roulâmes vers le bas de grosses pierres, mais ils montaient toujours à l’assaut, au risque de leur vie.

    Profitant d’un moment de relâche de l’attaque ennemie, j’ordonnai à mes hommes de passer à l’assaut. Le clairon sonna, ils dégringolèrent comme un éclair et mirent les Japonais en débandade. Toute la compagnie ennemie fut anéantie, sauf quelques fuyards. «Encore un!» criait Kim Il Ryong, en plein corps à corps, chaque fois qu’il avait culbuté un Japonais.

    Nous perdîmes nous aussi plusieurs hommes.

    Après les avoir inhumés sur cette colline sans nom, nous tînmes leurs funérailles. Je prononçai une oraison funèbre, la casquette en main, d’une voix tremblante, les yeux sur mes hommes qui n’arrivaient pas à se contenir. Ce que je dis alors, je ne me le rappelle plus maintenant. Je me souviens seulement que, lorsque j’eus fini mon discours et levé les yeux, les épaules de mes hommes tremblaient vivement; je me rappelle qu’en remarquant notre colonne devenue plus courte qu’à notre départ du village de Liujiafenfang, j’eus un frisson dans le dos.

    Quelque temps après, j’ordonnai le départ. Tous se remirent en rang sur le chemin. Cha Gwang Su, seul, restait prostré devant une tombe. A devoir laisser les tombes où les nôtres étaient couchés sans planches, il était trop affligé pour partir.

    J’arrivai d’un bond près de lui et le secouai par les épaules en criant:

    «Gwang Su, et quoi? Lève-toi!»

    Mon cri fut si fort et si rude qu’il sursauta d’un bond. Je baissai le ton et dis à son oreille:

    «Ils nous regardent, nos camarades. Où est passé ton esprit de phénix?»

    Il essuya ses larmes et marcha en silence à la tête de la colonne.

    Plus tard, je m’en voulus longtemps de ma rudesse de ce moment. Cha Gwang Su tomba quatre mois après ce combat. A cette triste nouvelle, la première chose qui m’était venue à l’esprit, était le souvenir de cet instant-là. Pourquoi ai-je été si rude? N’avais-je pas d’autres mots pour le remettre sur pied?

    Moi non plus, après la perte de ces camarades, je n’arrivai ni à manger ni à m’endormir pendant des jours.

    Les hommes morts à ce combat-là étaient tous des éléments d’élite avec qui nous avions partagé joies et souffrances depuis le temps de l’Union pour abattre l’impérialisme

    Qui dit combat dit sacrifice. La révolution s’accompagne de sacrifices. La transformation de la nature, ce travail pacifique entraîne parfois quelques pertes en vies humaines. Comment n’y en aurait-il pas alors dans un combat à outrance où sont engagés toutes les armes et tous les moyens meurtriers? Pourtant, nos pertes dans ce combat-là, sur la route de Fusong à Antu, nous semblaient trop cruelles et inacceptables. La révolution implique des pertes, mais aussi rude qu’elle soit, elle ne doit pas nous infliger des pertes si impitoyables, à nous qui venons de faire nos premiers pas! Tel était mon sentiment à ce moment-là.

    Selon un calcul arithmétique, la perte de moins de dix hommes pouvait être peu importante. La guerre moderne fait parfois un millier ou une dizaine de milliers de morts en une fois. La perte d’une dizaine d’hommes n’est rien. Toutefois, quand nous avons perdu nos compagnons, nous ne les comptions pas d’après une notion arithmétique. L’arithmétique ne peut apprécier la valeur de l’homme.

    Chaque militant nous était on ne peut plus précieux. On ne pouvait pas faire un parallèle entre un partisan et cent soldats ennemis! Tel était notre credo. L’ennemi pouvait, au moyen de lois d’Etat et d’une mobilisation générale, réunir des milliers et des dizaines de milliers d’hommes en un seul jour et les jeter au combat. Mais nous n’avions ni de moyens légaux de ce genre ni de pouvoir pour un tel recrutement. Même si nous les avions, chaque camarade ne nous en serait pas moins précieux. Un effort vraiment immense était à fournir pour trouver un camarade prêt à partager notre idéal ou un compagnon d’armes pour la vie et pour former des rangs de tels hommes.

    Voilà pourquoi, tout le long de la révolution antijaponaise, jamais je ne me suis vanté d’un combat gagné avec 100 adversaires tués, s’il y avait eu un seul camarade tombé dans notre camp.

    Les historiens trouvent que notre combat sur la route Antu-Fusong a été une réussite, parce que nous avons détruit toute une compagnie ennemie en passant subitement d’une rencontre à la contre-attaque. Certes, c’était une victoire incontestable. Or, la portée de ce combat ne réside pas seulement dans le fait qu’une toute jeune troupe de l’A.G.P.A. a détruit une compagnie entière d’une armée régulière; elle réside aussi dans le fait que nos partisans, pour la première fois, ont brisé le mythe de la puissance de l’armée japonaise. Le combat nous a convaincus que l’armée japonaise, puissante en réalité, n’était pourtant pas invincible et que nous pouvions bien l’emporter sur elle, même avec un effectif faible, si nous nous y prenions avec des tactiques pertinentes propres à la guérilla.

    Mais le combat nous a coûté trop cher, car nous avons perdu près d’une dizaine d’hommes, premiers nés de l’Union pour abattre l’impérialisme.

    «Perdre une dizaine de mes hommes pour liquider une compagnie ennemie! Quels seront nos sacrifices ultérieurs, avant d’arriver à la destruction de toute l’armée d’agression japonaise, forte de plus d’une centaine de milliers d’hommes en Corée et en Mandchourie?» pensais-je en quittant ce champ d’honneur, les yeux portés au sommet de la colline où avaient été enterrés mes camarades. Nous comprîmes alors que nous connaîtrions une infinité de peines et de sacrifices au cours de notre guerre de guérilla.

    En effet, cette guerre qui a duré plus de dix ans a été une succession de souffrances, de difficultés et de sacrifices, incalculables d’après la conception qu’on avait eue de la guerre jusque-là.

    

    

    

    4. La collaboration était-elle à jamais perdue?

    

    

    L’A.G.P.A. qui se rendait d’Antu à Tonghua devait passer par des montagnes et des vallées abruptes, presque inaccessibles, comme celles des régions frontières septentrionales de la Corée. D’Antu à Fusong s’étalait le massif Changbai, de Fusong à Tonghua s’étirait la chaîne de Longgangshan avec ses nombreux monts escarpés, dont le Sanchaziling et le Sandaolaoyeling.

    La troupe marchait dur depuis bientôt un mois. Le jour, nous marchions à travers les montagnes en évitant les grandes routes, souvent surveillées par l’ennemi; la nuit, nous campions dans des hameaux de Coréens, où nous menions une action politique et faisions des exercices militaires.

    Nous fîmes halte quelques jours à Fusong, où nous aidâmes les organisations révolutionnaires locales dans leurs tâches et où je rencontrai Zhang Weihua.

    Regrettant que notre séjour prévu fût si bref, il me pria de rester deux ou trois jours de plus au nom de notre ancienne amitié d’étudiants. Mon cœur disait oui: Fusong m’était cher avec tous ses souvenirs inoubliables.

    Je donnai pourtant le signal du départ au bout de trois ou cinq jours comme prévu. Les souvenirs et l’amitié me retenaient, mais je me fis violence pour dire adieu à Zhang Weihua, afin de ne pas retarder notre rencontre avec le commandant Ryang Se Bong.

    Tonghua devait être à quelque 200 km de Fusong, aux dires des gens. Et plus nous avancions, plus nous nous enfoncions dans les profondeurs des montagnes et plus la marche devenait difficile. D’avoir marché une centaine de Kilomètres à une allure forcée à travers des montagnes et des vallées escarpées, nos hommes étaient fourbus, exténués, certains étaient tombés malades. Moi aussi, j’étais à bout de force.

    La troupe arrivait aux environs de Tonghua, lorsque Cha Gwang Su accourut et me proposa une halte pour un ou deux jours à Erdaojiang avant d’entrer à Tonghua.

    «Pourquoi faire halte à deux pas de Tonghua alors que nous avons quitté Fusong avec regret et couvert d’un élan 200 km? L’idée n’est pas digne de toi», lui dis-je feignant l’ignorance bien que je me doutais assez bien de son intention.

    Sans réplique, il ôta ses lunettes et se mit à en essuyer les verres avec son mouchoir, geste coutumier qu’il faisait chaque fois qu’il se préparait à une riposte pour défendre son idée.

    «Les hommes tombent de fatigue. Et toi aussi, chef, n’essaye pas de le nier, tu ne peux pas me réfuter. On marche à peine, avec des malades qu’il faut soutenir. Une belle allure que nous aurons en nous présentant à Ryang Se Bong.

    –M. Ryang Se Bong n’est pas un homme léger qui se laisse impressionner par les apparences.

    –Admettons qu’il soit un homme noble, mais qu’en diraient ses hommes qui se comptent par centaines? Ne nous montreraient-ils pas du doigt en s’écriant: “voilà une horde de gueules grimaçantes”. J’ai peur que n’en soit perdue la peine de notre expédition couvrant 400 km.»

    Quand il s’arc-boutait ainsi sur ses arguments, d’ailleurs logiques, personne ne pouvait venir à bout de son entêtement.

    Du reste, il avait raison en partie. Si nous apparaissions à Tonghua dans un piètre état, les hommes de l’armée indépendantiste pourraient nous regarder de haut en bas. S’ils nous méprisaient, cela risquait d’affecter l’issue de notre effort de collaboration avec eux. Il n’y avait pas de mal à suivre la suggestion de Cha Gwang Su, à faire halte pour un ou deux jours à Erdaojiang pour reprendre haleine et se présenter à Tonghua, frais et dispos.

    Je donnai l’ordre de bivouaquer à Erdaojiang et fis envoyer une estafette au Q.G. de l’armée de Ryang pour l’informer que l’A.G. P.A. d’Antu qui venait pour discuter d’une collaboration éventuelle avec lui était en bivouac aux environs de Tonghua.

    Puis, en attendant le retour de l’estafette, nous nous reposâmes au village d’Erdaojiang.

    Le commandement s’installait dans une ferme au moulin à eau, dont les propriétaires, un vieux couple, m’entouraient de sollicitude.

    J’avais fait venir quelques hommes et leur donnais des instructions relatives à la conduite à tenir vis-à-vis des hommes des troupes indépendantistes, lorsque le vieux maître du logis intervint en me reprochant d’ignorer le désir de la population:

    «Les sages de l’antiquité disaient: en parlant trop, vous perdez de l’énergie vitale; en vous réjouissant outre mesure, vous vous fatiguez le cœur; en vous fâchant souvent, vous affectez votre force de volonté.

    «Le moins de réflexion, le moins de préoccupation, le moins de labeur, le moins de paroles, voire le moins de rires, voilà les règles de la bonne santé consacrées depuis l’antiquité. Et vous, chef, vous parlez sans cesse, vous vous préoccupez de tout et du reste, vous vous creusez la tête, nuit et jour. De cette façon, comment voulez-vous ménager votre santé et vous rétablir? D’autant plus que vous êtes des combattants appelés à apporter l’indépendance à la Corée.»

    Il tâcha de m’apprendre des dizaines de règles et de recettes censées efficaces pour avoir bonne santé, difficiles à retenir toutes, en me conseillant de prendre soin de ma santé parce qu’une œuvre aussi vaste que la nôtre ne s’achevait pas du jour au lendemain. Il me priait si instamment que je finis par confier le cours de formation politique à Cha Gwang Su. Il était évident que le vieil homme tenait M. Ho Jun25 en haute estime, que les conseils qu’il m’avait donnés pendant des heures venaient de son Tonguibogam. Comment les avait-il appris? C’était un mystère. De toute façon, il s’y connaissait fort bien dans cet art délicat.

    Quand nous nous apprêtions à repartir, il remit à Cha Gwang Su quelques sachets de graines de lotus qu’il avait conservées soigneusement enveloppées dans du papier huilé, et des pilules à base de fruits d’épine-vinette, macérés dans du miel puis séchés; il le pria de m’en faire prendre comme tonique, bien qu’il y en eût très peu.

    Le vieil homme les avait préparés pour son propre usage, aussi ne pouvais-je pas les recevoir de gaieté de cœur. Je refusai d’un ton prudent:

    «Père, je vous en remercie, mais je ne peux les accepter. Nous sommes dans la fleur de notre jeunesse et pleins d’énergie et de santé. Mais vous avez peiné toute votre vie sans connaître de joie, vous devez prendre ces remèdes et vivre longtemps pour voir le jour de l’indépendance de la Corée.»

    Le vieil homme se fâcha et nous les remit presque de force:

    «Pour moi, c’est inutile. Mes jours sont comptés. Mais, vous êtes des combattants d’avant-garde, chargés d’apporter l’indépendance à la Corée. Si nous sommes de vieux pins vermoulus, vous êtes des pins verts, pleins de sève.»

    A peine l’estafette rentrée pour nous informer que le commandant Ryang, ayant reçu mon message, nous avait souhaité la bienvenue à Tonghua et qu’il avait donné à ses hommes l’ordre de bien préparer notre accueil, nous quittâmes à la hâte Erdaojiang. Pendant la halte, mes hommes avaient pris soin de leur personne, ils s’étaient rasés, avaient repassé leur pantalon, et maintenant, frais et d’allure correcte, ils marchaient en rangs, à pas cadencés, sous des cris de commande-ment énergiques, chantant en chœur des chansons révolutionnaires.

    A peine la colonne de marche se fut-elle engagée sur la grande route que je remis le commandement à Kim Il Ryong et me mis à discuter en détail, avec Cha Gwang Su, du plan des négociations avec Ryang Se Bong. Je réfléchissais intensément pour décider la démarche à entreprendre auprès de la troupe indépendantiste. Le vieillard du moulin à eau m’avait conseillé de me dispenser de toute préoccupation, d’être avare de paroles, voire de rires pour ménager ma santé. Mais j’étais incapable de suivre pareils conseils. Notre œuvre était une œuvre originale, destinée à créer des valeurs nouvelles à partir de zéro, une œuvre innovatrice consistant à frayer un chemin à travers un terrain vierge, jamais exploré. Par conséquent, elle exigeait de nous de réfléchir, d’explorer et d’œuvrer plus que quiconque.

    Ce qui me préoccupait le plus, c’était l’attitude que prendrait Ryang Se Bong aux négociations. Autant j’étais optimiste, autant Cha Gwang Su se montrait sceptique quant à l’issue des négociations.

    Nous approchions de Tonghua, et la vue de la ville me rappela soudain un épisode amusant concernant Ryang Se Bong. Une fois, mon père, malade, cloué au lit, nous l’avait raconté, à ma mère et à moi, en évoquant ses camarades de combat.

    A la veille du Soulèvement populaire du Premier Mars, dans le village natal de Ryang Se Bong, une association de paysans pauvres avait monté une petite exploitation et entrepris de transformer des champs à cultures sèches en rizières. Les Ryang étaient dans le coup. Ryang Se Bong qui savait que la riziculture était plus rentable que la culture non rizicole avait approuvé le projet. Cependant, les leaders de l’association, les vieux, s’y opposaient avec entêtement sous prétexte que l’on ne s’y connaissait pas en riziculture. La saison des semailles approchait et une polémique orageuse partageait quotidiennement l’association en deux camps: les vieux et les jeunes.

    Les jeunes ne purent avoir raison des vieux qui étaient têtus comme des mules. L’association décida de semer, à la saison des semailles, du millet et de l’orge dans les champs que les jeunes brûlaient de transformer en rizières. Les vieux, rassurés, lâchèrent un soupir de soulagement: tout irait bien comme auparavant sans faire les frais de la lubie des jeunes.

    Cependant, le chef des jeunes, Ryang Se Bong, n’en démordait pas. Il guettait le moment opportun. A la saison du repiquage du riz, une nuit, au milieu du coassement fiévreux des grenouilles, il sortit avec son bœuf et laboura les champs verdoyants, couverts de jeunes pousses de millet et d’orge.

    Le lendemain matin, les vieux furent pétrifiés de stupeur en voyant, à la place des champs hier encore si verdoyants de millet et d’orge, des mares pleines d’eau, des rizières. «Ah, maudite engeance! Il a détruit toute la culture de l’association. Si la récolte tombe, il sera le premier à devenir gueux.»

    A l’automne, on rentra 24 som (un som équivaut à 150 kg– NDLR) de riz au lieu des 9 som de millet et d’orge habituels.

    Les vieux, surpris, claquaient la langue malgré eux:

    «En voilà un original, ce Se Bong!» Depuis, un nombre croissant de foyers pratiquaient la riziculture au village et dans les environs. Les vieux aux longs cheveux tressés en chignon sur le crâne, qui naguère encore faisaient la loi à l’exploitation, furent obligés désormais de tenir compte de ce que disait Ryang Se Bong.

    Qu’est-ce qui faisait que cet épisode me revenait à l’esprit quand je me trouvais à deux pas de Tonghua? Sans doute, c’était que j’étais tenté de croire à une issue favorable de mes négociations avec le commandant Ryang.

    Il avait quitté son village natal (Cholsan) à la veille du Soulèvement populaire du Premier Mars pour aller s’installer en Mandchourie du Sud, dans le district de Xingjing, où mon père l’avait rencontré pour la première fois.

    Il était alors inspecteur des armes du Thong-ui-bu. Une fois mis sur pied le Jong-ui-bu, il fut nommé chef de compagnie de l’armée indépendantiste, puis il gagna la faveur du commandant en chef, O Tong Jin, et devint un personnage important. Sa compagnie cantonnait à Fusong, et c’est là que je le vis.

    Peu de temps après que nous avons déménagé de Badaogou à Fusong, il fut rappelé au district de Xingjing et remplacé par Jang Chol Ho. Lors de la formation du Kukmin-bu, à la suite de la fusion des trois bus, la direction de l’armée indépendantiste lui confia le commandement de l’armée, admirant sa droiture, son dynamisme et sa popularité. Il avait de l’ascendant sur les milieux militaires et aussi sur le Parti révolutionnaire de Corée qui réunissait les leaders des trois bus.

    Il disait souvent que Kim Hyong Jik et lui se considéraient comme des frères, et il était gentil avec moi, le fils de son ami. A Jilin, il m’avait aidé financièrement plus que personne, de même qu’O Tong Jin, Son Jong Do, Jang Chol Ho, Ri Ung, Kim Sa Hon et Hyon Muk Gwan.

    Depuis l’incident de Wangqingmen, nous avions changé d’avis à l’égard des leaders du Kukmin-bu, et, pendant de longues années, je n’avais pas eu l’occasion de voir ce chef de la force armée de cette organisation, dégradée et devenue réactionnaire. Cependant, j’étais sûr qu’il serait gentil avec moi et qu’il me ferait confiance comme jadis.

    Tous ces souvenirs ne faisaient que ressortir, à mes yeux, sa personnalité d’homme droit et de patriote. Je me refusais à me rappeler ce qui y était fâcheux, susceptible de jeter de l’ombre sur nos perspectives de collaboration; je m’efforçais de n’évoquer que ce qu’il y avait de favorable, pouvant projeter une lumière joyeuse sur ces perspectives. Peut-être que, psychologiquement, je refusais de me faire de la peine en évoquant des souvenirs désagréables pouvant obscurcir l’horizon des négociations.

    Les 20 districts de Dongbiandao, dont Tonghua, étaient sous le contrôle de Yu Zhishan, commandant de la garnison de Dongbiandao. Général, nommé commandant de la 30e armée par Zhang Zuolin, il avait perdu la faveur de Zhang Xueliang par sa maladresse lors de la répression de la mutinerie de la société Dadaohui, en juin 1930. Yu Zhishan qui, pour la défense de la province de Dongbiandao, avait disposé une brigade de l’armée de défense à ses points stratégiques régnait en souverain absolu dans la région. Après l’Evénement du 18 Septembre, il avait constitué le comité de sécurité de Dongbiandao, dont il devint le commandant en chef, et, tout en entretenant des relations avec les généraux de l’armée japonaise du Guandong, il collaborait activement avec le gouvernement local fantoche de Fengtian.

    L’armée japonaise du Guandong, comptant sur la collaboration de Yu Zhishan, avait disposé peu de forces dans cette région et avait remis le maintien de l’ordre au soin de la garnison japonaise, de l’armée et de la police du Mandchoukouo. Le gros de ses forces était engagé en Mandchourie du Nord.

    A la faveur de cette situation, l’armée d’autodéfense populaire de Liaoning, sous les ordres de Tang Juwu, de concert avec les troupes de l’Armée révolutionnaire coréenne sous le commandement de Ryang Se Bong, avait investi Tonghua. Le personnel du bureau de Tonghua du consulat japonais, dont le chef Okitsu Yoshiro, et les familles avaient été enfermés dans la ville assiégée et ne pouvaient rien faire qu’attendre du secours.

    Pourtant, le Q.G. de l’armée japonaise du Guandong, à la nouvelle de la ville assiégée et de ses concitoyens en danger, ne put envoyer à leur rescousse qu’un détachement d’une centaine de policiers, toutes ses forces étant engagées en Mandchourie du Nord. Il ne pouvait que s’en remettre à l’intervention des troupes de Yu Zhishan qui, réparties en deux groupes, pressaient du nord et du côté de Fengcheng les forces alliées de Ryang et de Tang.

    Le chef d’état-major de l’armée japonaise du Guandong, Idakaki, parla à la radio: «Japonais de Tonghua, tenez ferme encore un moment. Le renfort arrivera de Fengtian sur les lieux demain matin.»

    Ainsi, depuis l’Evénement du 18 Septembre, alors que la Société des Nations avait envoyé en Mandchourie sa commission d’enquête, l’armée antijaponaise et antimandchoue pressait de tous côtés les forces d’agression japonaises et l’armée fantoche mandchoue dans la région de Fengtian. Dans cette conjoncture, le moral de l’Armée révolutionnaire coréenne et de l’armée d’autodéfense qui contrôlaient Tonghua était bon.

    Nous entrâmes à Tonghua le 29 juin au soir.

    L’armée indépendantiste nous fit bon accueil, ayant affiché çà et là des pancartes: «Bienvenue à l’Armée de guérilla populaire antijaponaise!– A bas l’impérialisme japonais!–Pour l’indépendance de la Corée!» Des centaines de combattants de l’armée indépendantiste et des habitants de la ville, massés le long de la rue, nous saluaient en agitant les mains et en applaudissant. On aurait dit que Ryang Se Bong avait décidé de faire de notre arrivée à Tonghua un moment marquant pour le développement du mouvement pour l’indépendance.

    Notre troupe se répartit aussitôt en deux groupes. Celui qui était sous le commandement de Liu Bencao, la troupe de l’armée du salut national, alla, guidée par un délégué du Q.G. de l’armée d’auto-défense, loger chez des Chinois; l’autre, la troupe de partisans, sous mes ordres, se dispersa pour loger dans des foyers coréens.

    Longtemps après que les nôtres eurent gagné leurs abris, les hommes de l’armée indépendantiste nous tinrent compagnie. L’idée qu’ils avaient de nous était meilleure que nous ne l’espérions. Ils se pâmaient d’admiration, s’exclamaient: «Quelle troupe brillante que celle-là! Nous croyions avoir affaire à une horde de campagnards armés de lances ou d’arquebuses, à la nouvelle qu’une troupe de guérilla venait d’Antu.»

    Le soir même, je rendis visite à Ryang Se Bong, qui me reçut avec joie. Je présentai mes salutations à lui et à sa femme et leur transmis celles de ma mère.

    «A Antu, dis-je, ma mère nous parlait souvent de vous. Elle disait qu’à la mort de mon père vous et d’autres collègues étaient venus et avaient veillé à son enterrement, que vous avez fait de votre mieux pour me faire admettre à l’Ecole Hwasong. Elle m’a demandé de ne pas oublier vos bienfaits.»

    Confus, il fit un geste de la main:

    «Vous parlez de bienfaits. Votre père et moi, nous nous considérions comme des frères. Votre père a tant fait pour moi que je ne pourrai l’oublier même dans la tombe. A propos, comment va-t-elle, votre mère? On m’a dit qu’elle souffre souvent d’un mal d’estomac depuis qu’elle est à Antu.

    –Il semble que sa maladie progresse. Elle est plus souvent couchée que debout.»

    Ainsi, la conversation se déroula un moment dans les civilités mondaines.

    Je lui donnai mon impression de ce que j’avais vu en arrivant à la ville:

    «Des centaines d’hommes de votre troupe sont sortis nous accueillir en battant des mains, nous en étions touchés jusqu’aux larmes. Nous étions heureux de constater la bonne mine qu’ils nous faisaient.

    –Mes hommes, s’ils n’excellent pas tant dans le combat, ne manquent pas d’hospitalité.

    –C’est de la modestie. Nous avons appris à Antu, avant notre départ, que vous avez investi Tonghua, de concert avec l’armée d’autodéfense populaire de Liaoning sous les ordres de Tang Juwu et que vous l’avez prise d’assaut haut la main.

    –Pas fameux. L’armée d’autodéfense comptait des dizaines de milliers d’hommes. Si l’on échouait à prendre d’assaut une petite ville comme celle-ci, il faudrait renoncer à porter l’uniforme.»

    Ce qui ne l’empêchait pas de me relater en détail la bataille de siège de Tonghua.

    La conversation du premier jour en resta là, et je passai une nuit chez lui. Je m’étais abstenu de lui révéler le but de notre expédition, et lui non plus ne me l’avait pas demandé. Cette indifférence affectée m’inquiétait un peu, mais l’accueil chaleureux qu’il me faisait raffermit ma conviction première que les négociations déboucheraient sur d’heureux résultats.

    Le lendemain, dès le petit déjeuner pris, nous allâmes droit au fait. Ce fut lui qui aborda le premier le sujet.

    Il me disait:

    «Comme vous le savez, toute la Mandchourie fait penser à présent à une ruche d’abeilles secouée. Des essaims d’abeilles tournoient furieux, prêts à piquer cet intrus de Japon. Tang Juwu, Ri Chun Yun, Xu Yuanyuan, Sun Xinyan, Wang Fengge, Deng Tiemei, Wang Tongxuan… autant d’essaims d’abeilles en Dongbiandao, et combien d’autres en Mandchourie de l’Est et du Nord? Dans cette situation, si nous réunissons nos forces pour combattre, nous gagnerons. Qu’en pensez-vous, chef de la guérilla?»

    Son idée concordait avec le but de notre expédition. Que le commandant Ryang recherche l’union et nous la propose, c’était ce à quoi je pouvais m’attendre au plus. J’étais heureux et reconnaissant.

    Admirant ses grandes vues, lui qui voyait de haut le mouvement indépendantiste dans son ensemble dans l’intérêt général du pays, j’exprimai ma totale adhésion à son idée.

    «Je suis de votre avis. Il faut unir nos forces dans le combat. En vérité, nous sommes ici pour en discuter avec vous. Si les groupes des forces armées coréennes s’unissent, si les troupes chinoises en font autant et que les patriotes et les peuples des deux pays s’unissent dans le combat, nous pourrons bel et bien l’emporter sur l’impérialisme japonais.»

    Ryang Se Bong eut un rire d’aise:

    «Si vous êtes d’accord, nous allons en discuter à loisir.

    –Monsieur le commandant, alors que la situation exige l’union, les Coréens manquent de cohésion à notre grand regret. La cohésion fait défaut chez les communistes et les nationalistes. Aucune entente entre les premiers et les seconds. Divisés ainsi, comment pourrions-nous vaincre un ennemi puissant comme le Japon?

    –Tout cela tient à la politique erronée de la gauche. Vous aussi, vous êtes de la gauche, autant que je sache, et vous en savez long. La gauche pousse les choses à l’extrême et gâche tout. En les incitant à la lutte pour la réduction du fermage, elle a fait de nos paysans des rebelles; en leur parlant du Mai “rouge” et d’autres choses comme celle-là, elle les a amenés à liquider des propriétaires terriens… A cause de ces démences, les Chinois font grise mine aux Coréens. Tout ceci est de la faute des soi-disant communistes.»

    Il avait dit cela parce qu’il était las, écœuré de tous ces faits violents organisés par certains communistes. Non qu’il détestât les ouvriers et les paysans ou qu’il prît la défense des propriétaires fonciers et des capitalistes, pensais-je. Lui-même avait été un paysan pauvre et avait mené une vie de misère noire avant de rejoindre le mouvement pour l’indépendance. Métayer criblé de dettes, il avait été harcelé chaque année, dès la fin de la moisson, par son créancier, le propriétaire foncier. Il avait vécu une vie proche de celle d’esclave. Il était descendant de paysans pauvres, qui avaient survécu par miracle à des années de grande famine, avec de la bouillie de millet sauvage et de feuilles de radis.

    Il avait blâmé les luttes violentes lancées par les communistes non qu’il s’opposât à l’idéal du communisme ou qu’il plaidât la cause du capitalisme, mais il réprouvait et critiquait les procédés de lutte employés par certains communistes, non pas l’idéal communiste lui-même. Or, son attitude sur les méthodes risquait d’affecter son attitude vis-à-vis de l’idéal. Les erreurs commises par les communistes de la première génération en dirigeant le mouvement des masses avaient eu pour résultat d’éteindre dans le cœur de nombreuses personnes l’amour du communisme. La conversation avec le commandant Ryang Se Bong m’avait fait reconnaître une fois de plus et de façon douloureuse l’étendue des conséquences des erreurs commises par la génération précédente de communistes en Mandchourie.

    Je convins des erreurs gauchistes aventuristes commises par certains communistes dans l’orientation de la lutte des masses. Mais je décidai dans le même temps de corriger les préjugés de Ryang Se Bong qui ne voyait dans la lutte des masses qu’une action nuisible à l’union de la nation.

    «Ainsi que vous l’avez dit, Monsieur le commandant, les leaders du Parti communiste de Corée ont dévié dans la lutte des classes. A vrai dire, nous aussi avons pâti de leurs excès gauchistes. Le pire, c’est qu’en conséquence les Coréens sont accusés d’être des acolytes des Japonais. Cependant, il est inévitable que les paysans se lèvent contre les propriétaires fonciers. Vous devez le savoir, pour avoir longtemps travaillé la terre. A l’automne, de quelle façon la récolte est-elle partagée entre le propriétaire foncier et le paysan? Toute la récolte s’en va chez le premier, et le paysan reste, au bout d’une année de dur labeur, sans rien à mettre sous la dent. Aussi, pour vivre, les paysans revendiquent la réduction du fermage. On ne peut ni ne doit les condamner en bloc.»

    Soit que ma plaidoirie pour la lutte des masses le contrariât, soit qu’il dût me donner raison, il se taisait.

    Ce jour-là, l’armée indépendantiste avait organisé une réunion d’accueil en l’honneur de l’Armée de guérilla populaire antijaponaise. Nombreux étaient dans l’armée indépendantiste ceux qui avaient subi l’influence des membres de l’Union pour abattre l’impérialisme et des agents politiques que nous avions envoyés du temps où nous étions à Liuhe et à Xingjing. Ces jeunes avaient joué un rôle de premier plan dans la préparation de cette réunion, aussi était-elle solennelle et chaleureuse. Un grand nombre de Coréens de Tonghua étaient aussi venus assister à la cérémonie.

    Des hommes de l’armée indépendantiste et de l’A.G.P.A. prononcèrent des allocutions et chantèrent à tour de rôle. Ces manifestations mirent plus en relief la personnalité des nôtres, distincte de celle des hommes de l’armée indépendantiste. La simplicité, la modestie, la gaieté des nôtres plaisaient aux hommes de l’armée indépendantiste. Leurs mouvements en rangs, disciplinés, dynamiques et ordonnés, forçaient l’admiration des autres, qui enviaient surtout nos chansons révolutionnaires et nos fusils modèle 38.

    Certains disaient, saisis d’admiration: «D’où nous tombe, sans même crier gare, une aussi brillante troupe?» D’autres nous interrogeaient: «Où en sont les négociations avec le commandant Ryang? Nous sommes pour la collaboration.»

    Ce jour-là, Ryang visita notre troupe. Il dit: «Montrez-moi la troupe que vous nous amenez.» Les nôtres lui firent un accueil enthousiaste en le saluant à la militaire et en l’applaudissant chaleureusement. Cependant, son discours, hostile, pénétré d’anticommunisme, gâcha l’atmosphère.

    Il disait:

    «Pour réaliser l’indépendance de la Corée, il est nécessaire de s’abstenir de tout acte pouvant profiter à l’ennemi. Or, les communistes se livrent à cœur joie à de tels actes. Dans les usines, ils dressent les ouvriers contre les patrons, dans les campagnes, les paysans contre les propriétaires terriens, voire dans la famille, les femmes contre les maris pour l’égalité des sexes. En réclamant à tout propos d’exproprier ou de renverser quelqu’un, ils sèment division et discorde au sein de la nation, et la zizanie entre nations.»

    Son discours indigna nos camarades. Cha Gwang Su, le visage pâle, le fixait d’un œil plein de rancune.

    Imprégné d’anticommunisme du début à la fin, son discours m’était aussi odieux. Pourquoi parlait-il ainsi? Mystère.

    «Monsieur le commandant, nous ne sommes pas de ceux qui cherchent à profiter à l’ennemi. Nous luttons pour libérer le peuple coréen et défendre les intérêts des masses laborieuses. Pour rendre la Corée indépendante, il faut associer à la lutte les masses laborieuses, dont les ouvriers et les paysans, comme principales forces, et renoncer à compter comme jadis sur quelques pionniers ou héros.»

    A ma réplique, mes hommes se mirent à critiquer à qui mieux mieux le Kukmin-bu. N’avait-il pas massacré six jeunes patriotes à Wangqinmen? N’était-ce pas là un acte profitant à l’ennemi? Coupable d’un si abominable crime envers la nation, comment osait-il parler des actes de quelqu’un soi-disant profitant à l’ennemi, et s’en prendre à nous?

    Le commandant Ryang s’offensa; il s’emporta et invectiva les nôtres sans ménagement. Son emportement, inopiné et déplacé, me stupéfia. C’était bizarre qu’il ait perdu contenance pour nous injurier si grossièrement. Nos paroles l’auraient-elles piqué au vif? Quelqu’un, hostile à notre coopération, lui aurait-il dit du mal de nous? D’une façon ou d’une autre, il devait avoir de bonnes raisons de s’emporter ainsi.

    Je m’armai de patience et lui dis:

    «Ne vous offensez pas, monsieur, le temps aidant, on pourra mieux se connaître.

    «Pour nous entendre bien, nous devons multiplier les rencontres entre nos deux armées.»

    Ryang ne dit ni oui ni non.

    Je rentrai à mon logis sans perdre l’espoir: je m’obstinai à croire qu’il serait possible de le gagner à notre cause par la persuasion, en dépit de son esprit anticommuniste. Ne pas faire confiance à l’homme relève du chauvinisme; c’est l’expression suprême d’humanité que de croire en l’homme. Pour les patriotes d’un pays sous occupation étrangère, la preuve suprême d’humanité est d’unir la nation et de libérer les compatriotes, les personnes chères dans la patrie, par les forces unies de la nation tout entière.

    C’était dans ce but que j’avais fait 400 km, à la tête d’une troupe d’à peine un mois, pour rencontrer le commandant Ryang Se Bong.

    Le jour même de la rupture de nos négociations, un agent du réseau local nous mit au courant d’un complot de l’armée indépendantiste en cours pour nous désarmer.

    Je ne pouvais y ajouter foi ni croire Ryang capable d’un forfait aussi aberrant. Pourtant, par mesure de sécurité, nous nous retirâmes subrepticement de la ville. C’est ainsi que je me séparai de M. Liu Bencao aussi.

    La troupe s’éloignait de Tonghua, l’air triste, pour éviter un heurt avec l’armée indépendantiste, sans aboutir à la collaboration si urgente et tant souhaitée. Cha Gwang Su, silencieux, fermait la marche, en regardant de temps en temps son carnet qui portait l’itinéraire de la troupe.

    «Camarade Kwang Su, pourquoi fais-tu une mine longue comme quelqu’un qui boude?» lui lançai-je, en me forçant à rire, bien que je comprisse son état d’âme.

    Comme s’il s’y fût attendu, il remit son carnet dans sa poche et me dit d’une voix pleine de courroux:

    «Tu veux que je rie? C’est vraiment révoltant. Avoir marché 400 km pour rien!

    –Camarade chef d’état-major, pourquoi n’y vois-tu qu’un échec?

    –Alors, est-ce un succès? Somme toute, le fait est que le commandant Ryang a voulu monter un coup pour nous désarmer.

    –Tu n’as en vue que les leaders, et tu oublies les soldats. Comme ils ont admiré sincèrement et envié les nôtres! Pour moi, cela compte beaucoup plus qu’un projet de désarmement Ce qui compte, ce n’est pas l’attitude des commandants, mais celle des soldats. C’est là que je vois les possibilités de la collaboration.»

    Cependant, je n’avais pas, moi non plus, de certitude concernant les perspectives de la collaboration, ce n’était là qu’un espoir.

    Au fond, j’étais tourmenté. Je l’étais surtout du fait que le commandant Ryang et Tang Juwu, des étrangers, étaient parvenus à collaborer, que Yu et nous, des étrangers aussi, avions réussi à coopérer, tandis que l’armée de guérilla et l’armée indépendantiste, toutes des Coréens, avaient tant de mal à s’entendre. La collaboration avec Ryang était-elle à jamais perdue?

    La vérité sur le complot de l’armée indépendantiste resta longtemps un mystère et ne put être établie. Je ne doutais pas de l’authenticité du renseignement qui venait de notre réseau, mais je souhaitais dans mon for intérieur qu’il ait été faux. Même s’il était vrai, je n’étais pas disposé à garder rancune contre le commandant Ryang, car chaque homme a ses limites et qu’il faut du temps et de l’expérience pour les reculer. Aussi, en quittant Tonghua, je me refusai à conclure que la collaboration avec l’armée indépendantiste fût à jamais perdue.

    J’étais convaincu que le commandant Ryang en viendrait tôt ou tard à comprendre notre volonté de collaboration, loyale et sincère, et l’accepterait. Car l’amour de la patrie est au communisme, croyais-je, ce qu’est un fleuve à la mer.

    Des années plus tard, lorsque le commandant Choe Yun Gu, à la tête d’une troupe de l’armée indépendantiste, passa à l’Armée révolutionnaire populaire coréenne, lui et moi évoquâmes avec émotion l’été 1932. Il m’apprit que ce n’était pas le commandant Ryang, mais un officier de son état-major qui avait monté le coup contre nous. Le commandant voulait la collaboration, mais celui-là nous avait calomniés auprès de lui, laissant aller son anticommunisme, et avait à la fin ourdi avec ses hommes de main un complot pour nous désarmer.

    Le récit de Choe Yun Gu avait mis fin à nos doutes. J’étais heureux d’apprendre que Ryang avait regretté la rupture de nos rapports et qu’il n’avait pas été dans le coup. Il n’était plus, mais j’étais heureux de me laisser convaincre, une fois de plus, preuve en main, de la pureté de son amour de la patrie et de la constance de ses sentiments de devoir. Rien n’est plus réjouissant et réconfortant que de constater qu’un homme continue de mériter l’admiration, que son souvenir reste lumineux, sans tache, même après des dizaines d’années.

    Son erreur était de ne pas s’être aperçu de l’artifice de l’ennemi. D’une droiture et d’une probité irréprochables, il était incapable cependant de s’apercevoir des menées auxquelles son officier d’état-major se livrait sous son nez pour torpiller notre collaboration. Il n’avait pas pénétré sa visée quand celui-ci attaquait haineusement les communistes. Il avait trouvé lui-même la mort dans un piège tendu par l’ennemi.

    Peu avant sa mort, il avait abandonné son anticommunisme et avait sympathisé avec les communistes. Tout périclitait alors dans l’armée indépendantiste. Des agents de l’ennemi et leurs hommes de main perpétraient des actes de subversion; des déserteurs se signalèrent, dont le nombre ne faisait que s’accroître. D’autre part, des voix s’élevaient exigeant la coopération avec les communistes.

    Il lui devenait difficile de tourner davantage le dos aux communistes. Ceux-ci s’étaient affirmés comme principales forces de la révolution en Corée et en Chine et, en tant que telles, s’étaient imposés dans le monde. C’était une ère nouvelle de grands changements. Ryang en convint, passa en revue son attitude et décida de collaborer avec les communistes.

    C’étaient l’ignorance et une méfiance imméritée à l’égard des communistes qui l’avaient empêché d’accepter la collaboration. Sa nouvelle décision marqua un tournant décisif dans sa vie et dans l’histoire de l’armée indépendantiste. Une autre preuve de cette volonté était l’action commune qu’il avait entreprise avec Yang Jingyu. Il envisageait aussi de collaborer avec nous.

    Les impérialistes japonais redoutaient le plus la coopération entre la troupe de Ryang et la nôtre. La coopération de l’Armée révolutionnaire populaire coréenne et de l’armée indépendantiste signifierait, dans le mouvement de libération nationale de notre pays, l’union politique et militaire du communisme et du nationalisme. Une union grosse de menace pour eux.

    La gendarmerie, la police et les services secrets japonais complotèrent systématiquement pour liquider Ryang Se Bong et désagréger, de l’intérieur, l’armée indépendantiste. La gendarmerie de Fengtian, les services secrets de Hukushima près le gouvernement général de Corée aussi, mirent la main à la pâte. Le «détachement de guérilla de Dongbiandao sous le contrôle des services secrets de l’armée japonaise du Guandong» surveillait et filait le commandant Ryang.

    Environ 100 000 yuans auraient été versés aux préparatifs secrets de son assassinat. Des agents de Xingjing, dont Pak Chang Hae, furent aussi impliqués.

    Selon un plan établi pour le conduire dans un guet-apens, l’ennemi lui envoya Wang qui le connaissait bien et l’avait aidé auparavant, mais, par la suite, avait tourné casaque. Un jour, celui-ci vint trouver Ryang et lui dit que l’armée chinoise antijaponaise tenait à le rencontrer pour venir en aide à son armée. Ryang, au comble de la joie, sans s’apercevoir de rien, suivit Wang à Dalazi où l’armée chinoise antijaponaise devait l’attendre.

    Or, à mi-chemin, celui-ci sortit un revolver et lui somma: «Je ne suis plus le Wang Mingfan d’hier. Si tu tiens à la vie, rends-toi à l’armée japonaise.»

    Fou de colère, le commandant Ryang le vitupéra et sortit son arme, lorsque, le devançant, les ennemis embusqués dans un champ de sorgho près de la route, le terrassèrent d’une salve de coups.

    Comme Choe Il Chon a écrit: l’amour de la patrie de Pak Je Sang, lequel aurait déclaré un jour que «j’accepterais volontiers la punition de Gyerim (la Corée), mais non les faveurs du roi du Japon», avait animé l’âme indomptable du commandant Ryang qui fit trembler l’ennemi de peur.

    Regrettant sa mort, il m’arrivait parfois de me demander s’il n’aurait pas connu un sort différent s’il avait décidé plus tôt de collaborer avec les communistes.

    «Je suis fini, je ne peux plus combattre les Japonais. Mais vous autres, ne vous laissez pas prendre et partez rejoindre le commandant Kim Il Sung. C’est la seule voie du salut.»

    Telles étaient les dernières volontés qu’il avait laissées à ses hommes avant de fermer les yeux pour l’éternité. C’était là la volonté d’union avec les communistes, exprimée au moment de la mort par un patriote qui avait fait la renaissance en brisant les murs de l’anticommunisme qui l’emprisonnaient.

    Suivant cette volonté, 300 hommes de l’armée indépendantiste qui nous avaient salués à Tonghua vinrent, quatre ans plus tard, sous la conduite du commandant Choe Yun Gu, se joindre à l’Armée révolutionnaire populaire coréenne au mont Paektu. Je les reçus à Huadian.

    Des Coréens du district de Huanren avaient enterré le corps de Ryang sur une colline derrière leur village et avaient fait une tombe à ras de sol sans élever de tumulus, pour ne pas attirer l’attention de l’ennemi.

    Nonobstant, les Japonais défirent sa tombe, arrachèrent son corps et pendirent sa tête en un endroit de la ville de Tonghua.

    Sa famille fut cruellement persécutée. Malmenée par la police et les autorités militaires japonaises et mandchoues, elle changea de nom pour prendre celui de Kim, alla se cacher dans un trou perdu du district de Huanren, à des centaines de kilomètres de la ligne de chemin de fer, où elle mena une vie de taupe.

    Après la Libération, j’envoyai chercher la famille de Ryang, en Mandchourie du Sud, et la fis ramener en Corée. Son épouse (Yun Jae Sun), son fils, sa fille et son gendre rentrèrent ainsi au pays.

    «Madame, comme vous devez avoir peiné après la mort du commandant, persécutés par des policiers et des militaires japonais, dis-je à la veuve de Ryang, qui fondit en larmes.

    –Mon Général, à vous voir, tous mes chagrins se dissipent. La persécution que nous avons subie n’était pas grand-chose, mais vous, vous vous êtes battu contre les Japonais. Votre peine a été plus grande que la nôtre.

    –Je m’excuse de n’avoir pas pris de vos nouvelles, j’étais occupé à faire la guerre.

    –C’est nous qui devrions vous présenter nos excuses. Même au plus profond de la montagne, nous avons suivi de près toutes vos campagnes. Chaque fois qu’une nouvelle nous arrivait, je regrettais mon défunt mari qui n’avait pas su, de son vivant, vous suivre.

    –Cependant, M. Ryang s’est battu de toutes ses forces sans fléchir, jusqu’au dernier moment.»

    Nous envoyâmes son fils Ryang Ui Jun à l’Ecole révolutionnaire de Mangyongdae.

    Kim Ku, en visitant cette école lors de la Conférence conjointe Nord-Sud d’Avril, ne revint pas un moment de son étonnement.

    «Je ne m’attendais pas à ce que les autorités du Nord prennent soin d’envoyer le fils d’un commandant de l’armée indépendantiste à cette école destinée à la formation des enfants de partisans.

    –Cette école abrite non seulement les enfants des partisans, lui expliquai-je, mais aussi ceux d’autres patriotes tombés dans le mouvement ouvrier et paysan. Nous ne faisons pas de différence à l’égard des patriotes tombés dans le combat pour le pays, qu’ils soient d’un groupe ou d’un autre.»

    A ces paroles, Kim Ku, ému, dit: «Cette école est le symbole de l’union de la nation.»

    Ryang Ui Jun termina ses études à cette école, travailla dans la section politique d’une unité de l’aviation militaire avant de périr dans un accident d’avion après l’armistice.

    La nouvelle de sa mort m’a beaucoup affligé. J’ai pensé que la lignée du commandant Ryang s’arrêtait là.

    Heureusement, il avait un fils, Ryang Chol Su, qui, atteint malheureusement de paralysie infantile, est devenu infirme.

    Notre Parti a pris soin de lui, réunissant toutes les conditions nécessaires à ses études à l’école primaire, à l’école secondaire et à l’Université Kim Il Sung, pendant 14 ans, à l’égal des enfants valides. Pendant ses quatre années d’études à l’université, ses camarades de classe le transportèrent tous les jours dans un cycle à leur salle de classe au 16e étage de leur école. La vénération que portaient nos deuxième et troisième générations aux martyrs patriotes s’est manifestée dans cette tendresse chaleureuse pour le descendant infirme d’un patriote.

    Aujourd’hui, écrivain de métier, bien que cloué au lit, il écrit des œuvres littéraires.

    Il est père de deux fils et d’une fille. Ceux-ci sont les arrière-petits-enfants de Ryang Se Bong. Chaque année, à la fête des récoltes, ils vont, avec leurs parents, s’incliner devant la tombe de leur arrière-grand-père, au Cimetière des martyrs patriotes. Certes, ils sont loin de se douter des tourments et des ennuis qu’a eus, de son vivant, leur arrière-grand-père.

    Je souhaite de tout cœur que les épaules fragiles de ces petits innocents ne portent jamais le pénible fardeau des querelles entre communistes et anticommunistes.

    

    

    

    5. Au nom de l’union

    

    

    Notre troupe hâta le pas vers Liuhe. Comme Xingjing, Tonghua, Huadian et Panshi, le district de Liuhe était largement connu comme l’une des importantes bases d’opérations du mouvement indépendantiste coréen en Mandchourie du Sud. Là, habitaient beaucoup d’anciens indépendantistes ainsi que de nombreux jeunes adeptes du communisme. C’est dans ce district, au village appelé Hanihe, que fonctionnait le centre de cours spéciaux Sinhung, connu comme première école militaire dans l’histoire du mouvement indépendantiste coréen.

    Si ce district avait été désigné comme un des points de passage de notre marche, c’était que nous y prévoyions un intense travail politique en vue d’étendre la base de masse de l’Armée de guérilla populaire antijaponaise (A.G.P.A–NDLR). Nous envisagions d’entreprendre, non seulement à Liuhe, mais aussi à Sanyuanpu, Gushanzi, Hailong et Mengjiang sur le chemin de notre retour jusqu’à Antu, d’énergiques actions en vue de gagner les masses à notre cause et de grossir nos rangs. C’était une partie de notre stratégie élaborée lorsque nous définissions l’itinéraire de notre expédition en Mandchourie du Sud.

    Notre troupe expéditionnaire s’arrêta d’abord à Sanyuanpu, puis à Gushanzi, à Liuhe et à Hailong, pour remettre en selle les organisations révolutionnaires.

    Celles-ci avaient coûté plusieurs années d’efforts soutenus aux jeunes communistes, mais après l’Evénement du 18 Septembre, elles avaient subi de graves atteintes sous le coup de la terreur blanche de l’ennemi, la plupart étant démantelées ou dissoutes. La restauration s’avérait tout à fait impossible pour certaines dont tous les adhérents avaient été soit arrêtés soit tués.

    Le contrecoup de l’Evénement du 18 Septembre avait été le plus fort dans la région de Hailong. Un consulat japonais siégeait à Hailong, et ses griffes étaient étendues à la ronde. Partout, on rencontrait des gens qui s’efforçaient de rétablir leur lien avec l’organisation.

    Dans tous les endroits que nous traversions, j’eus des entretiens avec les adhérents des organisations de base du parti, modelées sur notre première organisation de parti, je conversai avec les éléments d’élite de l’Union de la jeunesse communiste et de l’Union de la jeunesse anti-impérialiste et les responsables de l’Union des paysans, de l’Association antijaponaise des femmes et de la Troupe d’enfants éclaireurs. Je m’informai des activités de ces organisations et discutai des tâches révolutionnaires et des missions à accomplir dans l’immédiat. Je décelai alors dans la tendance et la mentalité des adhérents des organisations locales quelques choses qu’on ne pouvait laisser passer inaperçues.

    D’abord, il s’agissait du défaitisme qui se propageait rapidement depuis l’Evénement du 18 Septembre.

    Le défaitisme s’exprimait avant tout par l’idée qu’il n’y avait plus d’espoir, le Japon ayant envahi la Mandchourie. Bien des gens pensaient haut: le Japon a vaincu la Russie, le plus grand pays du monde; il l’a emporté aussi sur la dynastie des Qing; la Mandchourie occupée, il vise maintenant tout le territoire chinois; on ne connaît pas la puissance de l’armée américaine ni celle de l’armée anglaise, mais elles ne semblent pas capables de faire front à l’armée japonaise; on dirait que celle-ci va s’emparer du monde entier; vu ces circonstances, qui sait combien de temps nous devrons attendre avant de voir l’indépendance de la Corée?… L’appréhension de l’armée japonaise, apparue après les deux guerres gagnées par le Japon, l’une contre la dynastie des Qing et l’autre contre la Russie, grandissait et se propageait vite.

    Il n’y en avait pas moins qui pensaient que c’était un pur bavardage que de parler d’une possibilité du renversement de l’impérialisme japonais par la seule force des Coréens. Cette idée, en empirant, pouvait arriver à une résignation capitularde: à quoi bon faire la révolution si c’est pour perdre?

    Si ce défaitisme n’était pas éliminé, il me paraissait impossible de rallier le peuple ni de mobiliser les larges forces patriotiques pour la révolution.

    Parmi les combattants et les commandants de notre troupe, nous prîmes ceux qui avaient une certaine préparation politique et théorique et les chargeâmes de donner des conférences et des explications au sujet de l’Evénement du 18 Septembre et des perspectives de la révolution coréenne.

    Le plus grand intérêt de l’auditoire se portait sur les nouvelles de la lutte armée contre le Japon. Quel est l’effectif et quels sont les principes stratégiques et tactiques de l’armée de guérilla antijaponaise? C’était le sujet d’une vive curiosité. Je répétai le discours prononcé devant les habitants de Liujiafenfang, et ce fut une explosion d’ovations qui m’accueillit.

    Le récit de notre combat sur la route Antu-Fusong provoquait la plus grande animation. Le Japon avait occupé d’emblée tout le large territoire mandchou et y avait établi le Mandchoukouo. Comparé à cette victoire militaire, l’anéantissement de l’une de ses compagnies était en fait un détail qui ne valait même pas la peine qu’on en parle. Mais, l’assistance l’écoutait avec le plus grand intérêt, la plus grande attention, tant les gens étaient émerveillés par la nouvelle de notre combat. Car l’A.G.P.A. qui venait juste d’être créée avait détruit en plein jour, sur une route, une compagnie japonaise, au moment où le Japon régnait sur la Mandchourie.

    L’auditoire voulait connaître chaque phase du combat, jusqu’aux moindres détails du désarroi de l’ennemi au moment de la débâcle, quand notre armée passait à l’assaut. Pour s’assurer de la vérité de ces faits, on ne cessait de poser des questions. Nous étions obligés, parfois au même endroit, de répéter, à deux ou trois reprises, chaque moment du combat.

    L’examen de ces répercussions me persuada une fois de plus que l’action exemplaire était plus efficace que des paroles pour convaincre les masses de la capacité de notre nation d’accéder à l’indépendance, et qu’il est important de montrer la puissance de l’armée de guérilla par des combats.

    Un autre point problématique constaté dans la tendance des masses était que, depuis la fondation de l’A.G.P.A., un nombre assez considérable de jeunes gens commençaient à voir le combat armé comme forme absolue de lutte et à sous-estimer les activités clandestines. Ils se disaient: «A quoi bon se réunir tous les jours, discuter et lancer des tracts, alors que l’ennemi vient nous écraser avec des tanks, des canons et des avions? Ne vaut-il pas mieux prendre les armes et tuer des Japonais, ne fût-ce qu’un de plus? A se remuer dans la clandestinité, on n’arrive à rien!» Et ils négligeaient de militer.

    Ils ne se rendaient pas compte que la lutte armée était l’œuvre d’éléments formés par la vie militante et que, sans l’organisation qui en était la réserve même, une armée ne pouvait être constituée, pas plus que ses effectifs ne pouvaient augmenter. Une autre séquelle de la maladie infantile gauchiste consécutive à l’Evénement du 18 Septembre.

    Il fallait leur apprendre que l’organisation est la source de l’armée de guérilla antijaponaise, que la lutte révolutionnaire est inconcevable en dehors d’une organisation et que l’énorme organisme qu’est la révolution meurt si les organisations périssent. Faire entendre cette raison aux masses n’était pas difficile. Nous leur expliquâmes en termes persuasifs que, si les communistes coréens avaient pu former l’A.G.P.A. un peu partout en Mandchourie et avaient entrepris une résistance armée, c’était justement grâce aux activités intenses menées par les organisations parmi les masses.

    Un autre problème constaté parmi la population de la Mandchourie du Sud était la tendance à répondre par le terrorisme à la politique de terrorisme du Kukmin-bu. Les réactionnaires du Kukmin-bu recouraient au terrorisme pour réprimer les communistes et les nationalistes radicaux de tendance procommuniste.

    Les membres de l’U.J.C. et de l’U.J.A. de la région de Liuhe prétendaient s’y opposer par leur terrorisme. Nous argumentions pour leur montrer à quel point leur attitude était préjudiciable, mais ils ne voulaient rien comprendre. Selon eux, se laisser faire ne ferait qu’encourager le terrorisme.

    Je consacrai de longues minutes à expliquer la déraison d’une pareille réaction et les énormes conséquences qu’elle entraînerait à la défaveur de la révolution:

    «L’assassinat de patriotes est un grand crime. Le Kukmin-bu n’en sortira jamais indemne. La perte d’excellents patriotes par un fratricide est une profonde tragédie commune. Tous les Coréens et leurs descendants maudiront le Kukmin-bu. Vous avez stigmatisé ce Kukmin-bu en le traitant de bande d’assassins, et vous avez juré de vous venger. C’est compréhensible. Mais, avant de prendre le couteau, réfléchissez sérieusement pour savoir comment ces malheurs se sont produits. Le Kukmin-bu est devenu le foyer des nationalistes de droite, disons-le, mais ne pensez pas que tous ceux qui en font partie sont à condamner. L’important est de savoir comment les impérialistes japonais, pour faire déchoir cette organisation, y glissent leurs hommes, qui se livrent à des opérations de désagrégation. En suivant de près les radicaux qui représentent une force montante dans le Kukmin-bu, ils s’ingénient à y encourager la scission et l’antagonisme. Si nous anéantissons ce Kukmin-bu par le terrorisme, ce sont les Japonais qui se frotteront les mains, ce sont eux qui gagneront. C’est pourquoi notre tâche est d’isoler les leaders, devenus réactionnaires, du Kukmin-bu, de dépister les laquais des Japonais qui s’y sont faufilés et d’exposer au jour le complot de l’ennemi. Le gage de la renaissance de notre nation est dans l’union nationale. Que tout le monde n’oublie pas cela!»

    Sur ce, les jeunes gens m’approuvèrent de la tête.

    Tout en cherchant à corriger ces tendances, nous précisâmes aux militants locaux les tâches qu’ils avaient à accomplir: relever au plus tôt les organisations révolutionnaires démantelées et regrouper autour d’elles le plus de personnes possible; former des éléments d’avant-garde pour les envoyer à l’armée de guérilla; étendre l’organisation de parti en y incorporant de jeunes communistes d’origine ouvrière et paysanne testés par la pratique; intensifier le travail en direction des troupes chinoises antijaponaises.

    Au cours de notre séjour dans les régions de Sanyuanpu, de Gushanzi, de Liuhe et de Hailong, nombre de jeunes gens s’engagèrent dans notre troupe. C’était, pour ainsi dire, le bilan de nos activités politiques en Mandchourie du Sud.

    Pour aplanir les obstacles à la relance du mouvement révolutionnaire dans la région de Liuhe, il fallait que les membres de notre première organisation de parti et les militants de l’U.J.C. qui y avaient été envoyés jouent un rôle accru. C’était la raison pour laquelle nous recherchâmes par tous les moyens possibles Choe Chang Gol qui était du nombre et dont nous n’avions aucune nouvelle depuis un an, toute liaison ayant été rompue. Du moment que l’occupation de la Mandchourie par les impérialistes japonais était devenue réalité et que la lutte armée contre le Japon avait démarré, nous envisagions de voir avec lui, sérieusement, comment promouvoir le mouvement révolutionnaire en Mandchourie du Sud, face à la nouvelle situation. Et je pourrais lui préciser les orientations à suivre, car il était, pour ainsi dire, notre représentant dans cette région.

    Le district de Liuhe était le secteur d’activités dont il avait été chargé selon la décision de notre Union pour abattre l’impérialisme. Il était lié à cette contrée pour diverses raisons. C’est là qu’il avait commencé son service dans l’armée indépendantiste, et c’est de là qu’il était allé étudier à l’Ecole Hwasong sur la proposition de Ryang Se Bong

    Après la fermeture de cette école, il avait réintégré sa troupe, où il servit en tant que conseiller. Pendant son service, il fit l’impossible pour étendre le réseau de l’U.A.I. sur le vaste territoire de la Mandchourie du Sud à partir de Liuhe. C’est à Liuhe qu’il avait participé à l’attaque d’une annexe du consulat japonais au chef-lieu du district de Jinchuan.

    La rapide extension qu’avait connue l’U.A.I. à Liuhe, à Xingjing et ailleurs en Mandchourie du Sud était due, non seulement à Kim Hyok et à Cha Gwang Su, mais aussi et pour beaucoup à Choe Chang Gol, véritable maître de ce secteur, qui y avait mené de brillantes activités en faisant preuve d’une compétence peu commune dans le travail. Il travaillait dans l’armée indépendantiste où la diffusion des nouvelles idées était interdite, mais il ne cachait pas qu’il était communiste, et mieux, il travaillait activement pour éveiller la conscience des soldats progressistes. Nombre d’entre eux devinrent des sympathisants communistes. Choe était si audacieux que son supérieur fermait les yeux sur ses activités alors même qu’il s’absentait de l’unité pendant des mois, occupé à son travail politique à quatre kilomètres du cantonnement.

    Le district de Liuhe était sous une forte influence de la part des fractionnistes et des nationalistes conservateurs, accoutumés aux complots anticommunistes. Les éléments du groupe M-L avaient créé, au district de Panshi, une prétendue association des habitants pour tenir tête aux organisations nationalistes de la région, tandis qu’au sein de l’armée indépendantiste qui risquait d’être divisée en groupes radical et conservateur, certains éléments de gauche de tendance socialiste s’apprêtaient à mettre sur pied un front uni national avec le groupe Hwayo et le groupe Sosang.

    Hyon Muk Gwan, Ko I Ho et autres nationalistes conservateurs lançaient une violente offensive contre les personnes sensibles aux idées communistes.

    Malgré ces circonstances compliquées, Choe Chang Gol fonda à Liuhe une organisation de l’U.J.A. et l’étendit rapidement.

    Les fractionnistes lui cherchaient chicane: «Qu’est-ce que c’est, cette Union de la jeunesse anti-impérialiste? L’Union générale de la jeunesse coréenne en Chine est exclusive!» Les éléments du groupe M-L introduisirent leurs cafards au sein de l’U.J.A. de Liuhe pour saper cette union. Puis ils réunirent à Danigou plusieurs dizaines de jeunes gens de Panshi, avec lesquels ils constituèrent un groupe de terroristes, le Corps Mongchi. Ils firent qu’on leur fournit de faux renseignements selon lesquels des soldats de l’armée indépendantiste prépareraient une insurrection à Sanyuanpu. Ainsi, ces malfaiteurs commirent des actes de violence, en s’aidant même de la police locale, contre les cadres de l’U.J.A. de Liuhe.

    Choe Chang Gol vint alors au secours des victimes, qu’il sauva. Il n’utilisa pas ses armes contre les fractionnistes. Il était d’un naturel magnanime. Pourtant, il me dira plus tard, à Kalun, qu’il s’étonnait lui-même de s’être abstenu de tirer des coups de feu et d’avoir fait preuve de bon sens alors que nos gars, victimes de ces fractionnistes, étaient battus et déchirés et crachaient du sang.

    Quand notre troupe se dirigeait vers Liuhe, ce fut Cha Gwang Su qui fut le plus heureux. Il dissimulait mal son émotion comme un enfant à la pensée de le revoir. Lui aussi, comme Choe Chang Gol, était lié à ce Liuhe. Quand Choe, un pistolet au côté, servait sous le commandement de Ryang Se Bong, il y avait enseigné dans une école. C’est alors que les deux s’étaient fait camarades, par affinité de convictions.

    «Moi, Choe Chang Gol, je suis un garçon de nature réservée. Mais j’ai tout de suite aimé Cha. Folâtre en apparence, c’est pourtant un puits de science. Il y a dans sa tête plusieurs K. Marx!» plaisanta une fois Choe Chang Gol, en se souvenant de leur première rencontre.

    «Si j’étais une jeune fille, ajoutait Choe, je l’aurais pris pour mari, ce gars-là. J’ai peur que les jeunes filles de Jilin ne soient toutes aveugles!»

    Cha Gwang Su ne fit que sourire.

    A l’époque de Jilin, il était célibataire. Choe Chang Gol disait souvent pour rire qu’il se ferait entremetteur pour son camarade et conduirait le char nuptial de celui-ci.

    Quand ils se retrouvaient, ils aimaient plaisanter sans façon ni gêne, disant: «Je suis ton aîné, tu me dois donc le respect!» Leur amitié intime et ardente était à faire envie et jalousie aux voisins.

    On peut dire que cette amitié s’est approfondie lorsqu’ils étaient occupés à étendre l’U.J.C. et l’U.J.A. à Liuhe, à Xingjing et à Tieling. Ensemble, ils avaient créé une section de l’Union de la jeunesse communiste coréenne à Gushanzi et des organisations d’éducation dites associations de recherche sociologique dans les districts entourant Wangqingmen en Mandchourie du Sud: Xingjing, Liuhe, Panshi et autres.

    La mission de cette association était d’étudier et de diffuser le marxisme-léninisme et la théorie directrice de la révolution coréenne. Elle fonctionnait comme nos cours par correspondance actuels. A la saison morte, une fois par an, on y réunissait des jeunes gens de la campagne pour leur donner des cours pendant une quinzaine de jours. Le reste du temps, on organisait des cours itinérants tous les quelques mois, ou on envoyait aux élèves les livres nécessaires à leurs études à domicile.

    Les membres de l’association travaillaient chez eux à l’aide de livres de référence. Une fois par semaine, ils se réunissaient par groupes pour mener une discussion. S’il y avait quelque chose qu’ils ne comprenaient pas, ils pouvaient poser des questions par écrit.

    A l’automne de l’année où il fut question d’organiser le congrès de l’Union générale de la jeunesse de Mandchourie du Sud, j’eus, de passage à Liuhe, l’occasion d’écouter les explications de Cha Gwang Su sur le fonctionnement de cette organisation. J’étais émerveillé de la façon originale et particulière de la diriger, et je félicitai les trois camarades intéressés – Choe Chang Gol, Cha Gwang Su et Kim Hyok – de leur largeur d’esprit et de leur créativité. Leurs expériences montraient qu’il était bien possible, même dans la clandestinité, si l’on travaille méthodiquement, de donner une bonne éducation aux jeunes gens et de leur assigner le rôle de pionniers et d’artisans de l’histoire.

    En route vers Sanyuanpu à la tête de la colonne, je n’étais pas moins ému que Cha Gwang Su à l’idée de revoir Choe.

    Il y avait près de deux ans que je m’étais séparé de Choe Chang Gol, à Kalun, au sortir de la réunion où avait été constituée notre première organisation de parti. Pendant ce temps-là, parcourant diverses régions de la Mandchourie du Sud – Liuhe, Xingjing, Hailong, Qingyuan, Panshi, etc. –, il était occupé à constituer des organisations de parti et de masse. Conduisant une formation de l’Armée révolutionnaire coréenne, il courait à gauche et à droite pour assurer une préparation humaine et matérielle en vue de former une armée révolutionnaire permanente. Au printemps 1931, il transforma le commandement de Jijiang de l’Armée révolutionnaire coréenne en Armée révolutionnaire Dongbang, dont il devint le commandant. Un agent de liaison était venu me donner toutes ces nouvelles. Il m’avertit aussi qu’un malentendu avait surgi entre lui et les réactionnaires du Kukmin-bu.

    Depuis, je n’eus plus aucune communication avec la région de Liuhe. J’étais inquiet. Aventureux et optimiste, il se hasardait à tout, sans se ménager. Mais, plus que cela, c’était un communiste aux yeux des réactionnaires du Kukmin-bu, lequel commençait à utiliser le terrorisme comme moyen passe-partout. On pouvait dire qu’il était un de ceux que le Kukmin-bu surveillait de près.

    A la fin de l’année où eut lieu l’incident de Wangqingmen, les réactionnaires du Kukmin-bu complotèrent d’exécuter à Daniugou six jeunes communistes, dont Choe Chang Gol et Choe Tok Hyong. L’incident sera écrit dans l’Histoire sous le nom d’événement de Liuhe.

    L’incident déclencha une vague de blâmes parmi les forces radicales au sein du Kukmin-bu. Choe Chang Gol, victime rescapée, serrait les dents, prêt à se venger de la direction du Kukmin-bu.

    Une fois au courant, je lui envoyai un pli par l’intermédiaire de Pak Gun Won. J’écrivais:

    «Tout heurt avec le Kukmin-bu, quel qu’il soit, est compromettant. Il ne peut ni ne doit y avoir d’effusion de sang entre compatriotes combattant pour la même cause antijaponaise. Souviens-toi de notre patience après avoir perdu nos six hommes à Wangqingmen! Sois sérieux en toute chose, et pas téméraire!»

    Après l’événement de Liuhe, à l’occasion de la session du comité exécutif, suivie d’une conférence des représentants du Parti révolutionnaire de Corée, organisées en août 1930, le Kukmin-bu fut divisé en deux camps. Hyon Muk Gwan, Ryang Se Bong, Ko I Ho, Kim Mun Go, Ryang Ha San et autres s’obstinaient à maintenir la ligne établie, tandis que Ko Won Am, Kim Sok Ha, Ri Jin Thaek, Ri Ung, Hyon Ha Juk, Ri Kwan Rin et autres jeunes préconisaient un changement d’orientation radical: le Parti révolutionnaire de Corée était un parti fasciste, hostile à la volonté du peuple, un parti à dissoudre pour le remplacer par une avant-garde des prolétaires dans la révolution sociale, laquelle dirigera les paysans coréens en Mandchourie dans leur mouvement social.

    La différence d’idées donna lieu à des conflits sanglants entre les deux camps, chacun cherchant à renverser et à annihiler l’autre.

    Les immobilistes, autorisés par le gouvernement provincial de Fengtian, se firent aider par les autorités, l’armée et la police chinoises locales dans leurs actes de terrorisme contre leurs adversaires. Ri Jin Thak et quatre autres du camp radical furent assassinés. En retour, les radicaux attaquèrent le siège des conservateurs et tuèrent Kim Mun Go, capitaine de la 4e compagnie. Après quoi, ils publièrent une déclaration de démission et constituèrent un comité anti-kukmin-bu, dont le but était de renverser le Kukmin-bu conservateur.

    Mon inquiétude sur la sécurité de Choe Chang Gol provenait de ces circonstances politiques. A moins de deux ou trois kilomètres du village de Sanyuanpu, j’ordonnai à la colonne de hâter le pas. L’envie de revoir notre compagnon d’armes au plus tôt nous donnait des ailes.

    Mais, hélas! arrivés à destination, nous fûmes atterrés. Les militants du lieu affirmaient qu’il avait été tué. Selon eux, les éléments de droite du Kukmin-bu l’avaient arrêté alors qu’il supervisait le travail à la section de Gushanzi de l’U.J.C. Un certain Pak, de l’U.J.C. de Sanyuanpu, qui nous avait rejoints à notre arrivée, fit la même déclaration. Selon lui, les terroristes du Kukmin-bu, après avoir tué Choe Chang Gol à Jiangjiadian, dans le district de Jinchuan, avaient fait courir la rumeur qu’il était un mouchard au service des communistes. D’autres supposaient un meurtre sur la route de Hailong à Qingyuan.

    Tout portait à croire que Choe n’était plus de ce monde.

    J’étais trop indigné pour parler et pleurer.

    Choe Chang Gol était un fidèle militant de l’U.A.I., ardent et débordant d’affection. Pas possible qu’il nous quitte si inopinément! Sa mort était un autre profond chagrin qui venait nous fendre le cœur, après notre affliction sur la côte sans nom aux confins Antu-Fusong.

    En ces jours pathétiques où la lutte armée s’était engagée sous une forme nouvelle avec l’entrée de l’A.G.P.A. dans l’arène de l’histoire et où les premiers coups de feu des partisans préludaient l’avènement d’une ère nouvelle, la disparition d’un fidèle compagnon d’armes comme Choe Chang Gol était pour nous une perte d’une douleur sans borne.

    A côté de moi, Cha Gwang Su pleurait, et ses larmes tombaient sur les herbes flétries sous le soleil brûlant.

    Désireux de voir la famille du disparu, je me dirigeai avec mes hommes vers Gushanzi. La femme de Choe Chang Gol, avec son beau-frère et son jeune enfant qui ne marchait pas encore, étaient là pour nous accueillir. Une femme de volonté. Elle ne pleura pas devant nous. Au contraire, elle demanda à s’enrôler dans notre armée pour remplacer son mari qui, selon elle, avait tant désiré se battre, les armes à la main, contre les Japonais.

    Nous changeâmes nos plans et passâmes une nuit à côté de la famille en deuil.

    Le lendemain matin, nous quittâmes Gushanzi, reconduits un bon moment par la veuve de Choe.

    Je ne savais que dire pour la consoler. Je pris le bébé dans mes bras, et je lui tapotai la joue. Il était son père tout craché. Seules deux dents avaient poussé. «Papa, papa!» balbutiait-il en me caressant les joues. Sa mère pleura alors. Des larmes montaient à mes yeux. Les joues de l’enfant contre les miennes, je regardai en silence le village de Gushanzi.

    «Madame, élevons bien l’enfant pour qu’il succède à son père!»

    Je ne pus rien dire de plus, j’avais la gorge serrée.

    Nous fîmes environ deux kilomètres de Gushanzi, quand à me voir si affligé Kim Il Ryong proposa de tirer une salve à la mémoire du disparu. Il croyait que cela allait me remettre un tant soit peu. L’idée était digne de lui, un gars qui en avait vu de dures.

    «Je ne voudrais pas le croire mort, quoi qu’on dise. Pas possible de tirer la salve, avant d’avoir vu son corps.»

    Après Mengjiang, nous arrivâmes à Liangjiangkou. Nous reçûmes alors un renseignement étonnant: une vingtaine de soldats de l’armée indépendantiste qui se trouvaient cachés dans la région de Fusong entendaient, de concert avec 70 à 80 soldats d’une troupe armée chinoise, nous surprendre et nous désarmer. L’auteur du complot était des hommes du Kukmin-bu. Ces malfaiteurs avaient flairé l’itinéraire de notre marche et informé cette troupe que nous représentions la principale force de l’A.G.P.A. Les comploteurs nous attendaient dans un village que nous devions traverser.

    C’étaient des membres de l’U.J.C. qui nous en avaient fait part. J’avais, à Liangjiangkou, de nombreuses connaissances, membres de notre organisation, et d’autres jeunes gens.

    A la nouvelle, ce fut une explosion de colère parmi mes hommes. Quand les gars de Liuhe avaient demandé à liquider les terroristes du Kukmin-bu pour venger Choe Chang Gol et les six victimes de la vallée de Huaimao, lors du congrès avorté de l’Union générale de la jeunesse de Mandchourie du Sud, mes hommes s’étaient joints à moi pour les calmer. Mais cette fois-ci, ils étaient eux-mêmes furieux. Ils me proposèrent d’assener un coup dur aux malfaiteurs pour les «déshabituer». Or, la chose était plus facile à dire qu’à faire. Tout d’abord, l’adversaire était supérieur à nous en nombre.

    Mais cette comparaison ne posait pas de problème. Le hic, c’était que l’adversaire était un ennemi qui n’en était pas un. Echanger des coups de feu entre des troupes qui avaient le but commun de résister au Japon pour le salut national n’était en fait qu’une caricature de ce qu’on risquait de voir se produire dans la situation complexe du début des années 1930. Un combat fratricide entre l’Armée de guérilla populaire antijaponaise et l’armée indépendantiste était chose ridicule, mais il était tout aussi bizarre qu’une troupe chinoise antijaponaise, conjointement avec l’armée indépendantiste coréenne, attaque l’Armée de guérilla populaire antijaponaise.

    Après un combat de ce genre, le vainqueur comme le vaincu ne pourront échapper à une condamnation morale. Il n’y aurait pas de laurier pour le vainqueur ni de larmes de compassion pour le vaincu.

    Une escarmouche avec une troupe chinoise risquait de nous créer des ennuis irrémédiables. Le front commun réussi au bout de tant d’efforts se brisera, et nous devrons revenir à nos débuts, passant notre temps à nettoyer nos armes. L’attaque contre une troupe indépendantiste pouvait entraîner des conséquences non moins néfastes. Voyant l’armée communiste attaquer l’armée indépendantiste, le peuple se détournerait de nous. Les anticommunistes, ravis, dénigreraient les communistes.

    Nous ne souhaitions pas cela. Un combat sanglant entre l’A.G.P.A. et l’armée indépendantiste était inimaginable. Mais quelques hommes de cette armée-ci s’y préparaient, au-delà du fleuve Songhuajiang.

    Quand je pense à l’été 1932, les événements de cette journée-là sont les premiers à émerger dans ma mémoire. La nuit, je ne pus dormir. Le problème était tellement délicat. Je me tuai à arranger la chose dans l’intérêt de l’union nationale et de la résistance antijaponaise pour le salut national. J’ai perdu, pour ainsi dire, dix années de ma vie cette nuit-là.

    Moi aussi, j’éprouvais une profonde répugnance mêlée d’indignation pour ces hommes armés du Kukmin-bu qui n’hésitaient pas à perpétrer contre nous, des compatriotes, des actes féroces sans oser même affronter les Japonais, notre ennemi commun. J’en discutai avec mes hommes du commandement. Tous, déchaînés, étaient d’avis de donner la riposte méritée aux fascistes du Kukmin-bu.

    «On va leur apprendre à ne plus oser nous toucher! Il faut leur en faire voir, de façon qu’ils ne se souillent plus du sang de leurs compatriotes, même sous terre, après la mort!» hurlait Cha Gwang Su, les yeux fulminants, ajoutant qu’il était bien temps de venger les camarades victimes du Kukmin-bu.

    En définitive, nous nous trouvions entourés de troupes hostiles: l’armée indépendantiste, l’armée du salut national, les troupes de bandits, Hongqinghui et Dadaohui. Si nous devions faire face à ce mauvais pas, c’est que nous n’avions pas dans nos rangs un homme comme Liu Bencao qui pouvait se porter garant que nous étions un détachement de l’armée du salut national. Grâce à Liu Bencao, nous avions réussi à nous faire reconnaître légalement, mais n’ayant plus un garant influent comme lui dans notre troupe, nous risquions d’être attaqués à tout moment de toutes parts.

    Pendant notre expédition à Tonghua, les troupes du commandant Yu s’étaient retirées d’Antu, région désormais sans contrôle, et avaient disparu, avec les troupes de Wang Delin, dans la profondeur du district de Ningan. Les troupes de l’armée d’autodéfense, sans un combat digne de ce nom, se rendirent à l’ennemi l’une après l’autre. Dès lors, certaines d’entre elles jetèrent le mot d’ordre de la lutte contre le Mandchoukouo et le Japon et devinrent réactionnaires, se plaçant sous les ordres des conseillers militaires japonais. C’étaient ces troupes qui voulaient nous anéantir, en voyant en nous la principale force armée communiste: les Japonais avaient leur commandement.

    Dupes de la propagande anticommuniste du Kukmin-bu et sans même avoir la moindre idée de nos intentions, des débris de l’armée indépendantiste, en collusion avec une troupe chinoise antijaponaise devenue réactionnaire, complotaient de nous nuire. Cette situation me donnait beaucoup de matière à réflexion. Nous avions affaire à une troupe d’hommes armés, ayant glissé vers la droite et dégénéré en brigands. Mais, c’étaient tout de même des Coréens, et de surcroît, des Coréens cherchant à combattre pour la cause du salut national. Il était donc exclu de tenter de leur riposter ou de les punir manu militari. Le seul moyen possible à utiliser à leur égard était le moyen politique pour les persuader. Nous privilégiions tellement à l’époque le front uni antijaponais.

    Nous décidâmes donc d’envoyer un groupe à Erdaobaihe où stationnait l’armée indépendantiste.

    Je dis à Pak Hun, chef du groupe:

    «Camarade Pak Hun, l’arme dont tu dois te servir aujourd’hui, c’est la parole, et non pas le fusil. Il ne faut pas tirer de coup de feu, mais parler et persuader les hommes de cette troupe. Tu es éloquent, et tu es bien de ta personne avec ton air ouvert; j’espère que tu réussiras à les persuader et à prévenir tout conflit fratricide. Il ne faut pas oublier que tu ne dois jamais recourir à la force. Un coup de feu tiré ici par nous sonnera le glas de tout notre effort de formation d’un front uni avec les nationalistes. La mission que je te confie est d’autant plus délicate pour toi qu’elle ne convient pas à ton tempérament. Qu’en penses-tu? Peux-tu venir à bout de la tâche?»

    Pak Hun se gratta la nuque en esquissant un sourire confus. «Oui, tu me charges d’une mission très difficile. Mais je ferai de mon mieux», fit-il.

    Après son départ, je restai longtemps à faire les cent pas au bord du fleuve Songhuajiang, souhaitant qu’aucun coup de feu ne retentisse cette nuit-là. A vrai dire, j’étais nerveux, n’étant pas sûr que Pak Hun réussisse à faire entendre raison aux hommes de l’armée indépendantiste; certes, il était bon propagandiste, ayant de la verve et du savoir-faire, mais son tempérament chaud, pareil à une soupe au lait, m’inquiétait. Il s’emportait facilement et perdait son contrôle.

    Si pourtant je l’avais choisi malgré ce défaut, c’est qu’il était le seul à pouvoir mener à bien la tâche.

    Certes, il y avait Cha Gwang Su, homme indiqué pour ce genre de mission, mais, fortement traumatisé par la mort de Choe Chang Gol, il n’était plus maître de lui-même.

    «Pak Hun, je te souhaite le succès du fond du cœur», murmurai-je, à part moi, en scrutant les ténèbres du côté d’Erdaobaihe.

    Heureusement, il ne se produisit aucun fâcheux incident que j’avais tant redouté.

    Les paroles ardentes de mes camarades qui appelaient à l’union de toutes les forces patriotiques touchèrent le cœur des hommes de l’armée indépendantiste. Ils avouèrent aux nôtres qu’ils en voulaient à leurs chefs de leur façon d’agir, mais qu’ils étaient restés jusque-là, sans réagir, étant trop timorés et pusillanimes; ils jetèrent leurs armes et se dirent prêts à se rallier à l’Armée de guérilla populaire antijaponaise.

    La direction de l’armée indépendantiste ne voulait pas encore de la fusion, mais les soldats, ayant ressenti de toutes leurs fibres le besoin de coopération et d’union, se proposèrent de se joindre à nous. C’est ainsi que commença notre union avec l’armée indépendantiste.

    Une autre épreuve fut ainsi surmontée sans accroc. Heureusement que, malgré notre haine et notre rancune contre le Kukmin-bu, avivées à la suite de notre rupture avec Ryang Se Bong et à la triste nouvelle de la mort de Choe Chang Gol, nous avions su faire preuve, au nom d’une grande union nationale, d’une largeur d’esprit et d’une patience peu communes pour des jeunes de 20 à 30 ans. Si nous nous étions permis de perdre notre contrôle et de nous conduire selon notre désir de vengeance, attaquant ainsi le Kukmin-bu et nous battant contre des hommes de l’armée indépendantiste, nous n’aurions pu regarder nos enfants en face, sans remords, comme nous le faisons aujourd’hui, nous n’aurions pu voir 300 soldats sous les ordres du commandant Ryang Se Bong lever la bannière de la collaboration et venir, par un jour d’hiver, rejoindre notre Armée révolutionnaire populaire coréenne.

    Aucun sentiment n’est plus sublime, plus noble et plus sacré que l’amour pour la patrie.

    L’esprit d’union nationale en est la substance et l’expression suprême. Depuis le début de leur lutte pour la libération nationale, les communistes coréens adhèrent invariablement et strictement à cette idée et ne ménagent rien pour la réaliser.

    

    

    

    6. Opérations conjointes avec les troupes

    de l’armée du salut national

    

    

    Quand j’étais à Liuhe, j’avais envoyé à Panshi un agent de liaison pour établir des relations avec Ri Hong Gwang et Ri Tong Gwang. Ceux-ci se livraient à des activités de guérilla lorsque nous rentrions de notre expédition en Mandchourie du Sud. En septembre 1932, la Garde rouge (ou le corps pour abattre les mouchards) qu’ils avaient organisée au lendemain de l’Evénement du 18 Septembre pour abattre les agents secrets des associations projaponaises, notamment ceux de l’Association de la défense populaire, fut transformée en Armée d’ouvriers et de paysans volontaires de Panshi. L’armée était constituée par de jeunes Coréens expérimentés et rompus aux luttes de masse de toutes sortes, notamment aux combats livrés pour s’emparer des céréales, se débarrasser des mouchards et prendre des armes, ainsi qu’aux soulèvements antijaponais. Depuis l’été 1932, Ri Hong Gwang et Ri Tong Gwang avaient commencé à lutter pour créer des bases de guérilla antijaponaise.

    Ils étaient très habiles à liquider les agents secrets ennemis, et beaucoup d’épisodes l’attestent.

    Si je voulais les voir, ce n’était pas simplement pour me leur présenter, à ces maîtres de la Mandchourie du Sud, mais aussi pour les comprendre et me faire comprendre par eux, et surtout pour échanger nos expériences de combat.

    Une de mes intentions dans cette visite était de connaître leur point de vue et leur position eu égard aux perspectives de la révolution coréenne. Je voulais connaître leur opinion en ce qui concerne les tâches immédiates des communistes coréens et leur faire part de la mienne.

    Le plus important était d’échanger nos opinions sur les problèmes pratiques: quels étaient les moyens à employer par les communistes coréens qui avaient entrepris la lutte armée, éparpillés partout en Mandchourie, pour assurer les liens entre les secteurs, agir de concert avec les voisins, coopérer et s’entraider dans leurs activités? Je voulais m’entretenir aussi dans ce sens avec Kim Chaek, Choe Yong Gon, Ri Hak Man, Ri Ki Dong et Ho Hyong Sik qui opéraient en Mandchourie du Nord. Nous considérions la Mandchourie du Nord et la Mandchourie du Sud comme des voisines et des alliées. La question de savoir comment réaliser des opérations combinées était importante, car elle devait influer sur l’évolution de l’ensemble de la lutte armée.

    Ce n’est que lorsque nous séjournions à Mengjiang, après avoir quitté Hailong, que l’agent de liaison vint nous avertir que Ri Hong Gwang et Ri Tong Gwang étaient partis en mission en province et qu’il avait été obligé de rentrer sans les avoir vus en laissant ma lettre à l’organisation clandestine locale.

    Je remis à plus tard cette rencontre et me mis au travail politique et militaire à Mengjiang. Le but essentiel de mes activités était de résoudre le problème des armements et de grossir les rangs. Pour atteindre cet objectif, il était nécessaire de déployer une grande activité politique, militaire et diplomatique.

    Mengjiang nous offrait quelques avantages pour réaliser cet objectif: parmi les fonctionnaires, nombreux étaient mes camarades du Lycée Yuwen de Jilin. N’étant ni de la droite ni de la gauche, ils ne s’étaient pas intéressés à la politique, ne se livrant qu’à leurs études. Elèves studieux et sages de jadis, ils étaient devenus des personnalités à Mengjiang. Après leurs études au lycée, ils avaient travaillé dans des organes administratifs de district du Guomindang, et, après l’invasion de la Mandchourie par les Japonais, ils avaient adhéré à l’armée d’autodéfense, où ils occupaient des postes importants.

    Il y avait aussi, à Mengjiang, un délégué du Q.G. de l’armée d’autodéfense de Tang Juwu qui siégeait alors à Tonghua. La réussite des négociations avec lui, par l’intermédiaire de mes anciens camarades d’école, nous donnerait la possibilité de résoudre le problème de l’armement. Nous décidâmes donc d’agir dans ce sens auprès de l’armée d’autodéfense.

    En ce temps-là, les commandants de notre armée s’intéressaient peu à l’armée d’autodéfense. La plupart d’entre eux considéraient comme dangereux de prendre contact avec elle. Ils me disaient: «Vous savez que nous n’avons pas réussi dans les pourparlers avec Ryang Se Bong qui est pourtant du même sang que nous, car il ne partage pas nos idées. Comment acquérir des armes a fortiori avec l’aide de l’armée d’autodéfense qui est de surcroît sur le point de s’écrouler? On dit que des conseillers japonais se sont installés dans quelques-unes de ses troupes et complotent d’anéantir les communistes. Nous ne pouvons donc pas vous laisser prendre des risques.»

    Je leur répondis:

    «Quant aux conseillers japonais, vous n’avez pas à les craindre. S’ils ont des tentacules permettant de discerner les communistes, nous avons le courage de tromper leur surveillance pour pénétrer dans le Q.G. de cette armée et de persuader ses commandants. L’écroulement de l’armée favorisera plutôt notre entreprise, car les soldats croiront qu’il vaut mieux transmettre leurs armes à nous autres qui combattons les Japonais que de les céder aux Japonais ou aux brigands ou de les abandonner. Nous avons réussi à persuader le commandant Yu, si entêté, de collaborer avec nous. Pourquoi serait-il impossible de convaincre l’armée d’autodéfense?»

    Cependant, nos commandants s’obstinèrent dans leur opinion: «C’est à peine si vos entretiens avec le commandant Yu ont réussi. Vous auriez échoué si Liu Bencao n’avait pas été là. Vous devez réfléchir.

    – Un communiste n’est pas homme à parler sans agir. Il est vrai que, si nous avons réussi à obtenir la légitimation de notre armée de guérilla, nous le devons pour une bonne part à Liu Bencao. Toutefois, il n’est pas raisonnable de penser que cette réussite soit un pur hasard. Si nous n’étions pas actifs à améliorer nos relations avec les troupes de l’armée du salut national, Liu ne nous aurait pas aidés dans notre entreprise. L’important est qu’on se détermine à déployer une grande activité», leur expliquai-je une fois de plus, et, en compagnie d’un agent de liaison, je partis pour le commandement de la troupe de l’armée d’autodéfense stationnée à Mengjiang.

    Les casernes étaient pleines de soldats, et des charrettes chargées de munitions passaient sans cesse la porte principale.

    Devant la porte, la sentinelle nous arrêta, nous demandant avec l’accent de Shandong: «Qui êtes-vous?» Il parcourait d’un regard sombre, non pas nos visages, mais nos uniformes, nos casquettes à l’étoile à cinq branches, différente de la leur.

    Je lui répondis en chinois, avec presque le même accent que lui:

    «Nous venons d’Antu. Nous sommes un détachement de l’armée du salut national. Je suis Kim Il Sung, chef du détachement. Je veux voir votre chef et je vous demande de me présenter à lui.

    –Kim Il Sung? Vous n’êtes donc pas du parti communiste?» murmura une autre sentinelle au visage marqué par la variole. Il me regarda d’un air incrédule. Peut-être qu’il avait entendu dire quelque part que la troupe de Kim Il Sung était du parti communiste.

    «Nous sommes un détachement du commandant Yu. Est-ce que vous ne le connaissez pas?»

    A ma question imposante, la deuxième sentinelle répondit en montrant son pouce: «Oh, le commandant Yu! Je le connais bien. Sa troupe a enlevé une mitrailleuse aux Japonais à Nanhutou. C’est une grande célébrité.»

    En effet, le nom de «détachement du commandant Yu» nous tira d’affaire. A cette époque, ce nom servait de passe-partout dans les troupes chinoises antijaponaises. Nous portions toujours, en marchant, cette enseigne de «détachement coréen de l’armée du salut national» pour éviter toute collision éventuelle avec les troupes chinoises antijaponaises.

    Un moment après, la première sentinelle qui était entrée dans une caserne en sortit, suivie d’un homme d’une belle prestance. Les soldats de l’armée du salut national portaient alors l’uniforme de l’armée de Zhang Xueliang. Mais, étrangement, l’officier portait une chemise à manches courtes, une culotte qui ne couvrait même pas les genoux. Il avait des chaussures de toile. Ses cheveux, enduits d’huile, étaient luisants.

    «Ah! te voilà, le responsable Kim Song Ju!»

    C’était Jiang, mon camarade du Lycée Yuwen. On l’appelait alors «Grand Jiang». S’il m’appelait «responsable», c’était parce que j’avais été le responsable de la bibliothèque du lycée. Dès cette époque-là, il m’avait appelé «responsable Kim» ou «responsable Song Ju» et s’était montré bien amical avec moi.

    Nous tenant par les mains, nous passâmes un bon moment à faire un retour en arrière sur notre vie passée au lycée. Trois années étaient passées depuis notre séparation. Je regrettais d’avoir eu hâte, au sortir de la prison, de quitter Jilin sans même dire au revoir à mes camarades. Je pensais alors que c’était inévitable pour moi, résolu à tout sacrifier pour la révolution. Mais le remords d’avoir quitté mes maîtres et mes camarades de classe sans rien dire me harcelait toujours.

    A la vue de Jiang, je me rappelai les années passées au lycée, et je revécus le sentiment romantique d’élève, tout cela déjà disparu au-delà de l’horizon. J’eus l’impression que je me trouvais dans le jardin du Lycée Yuwen, sentant le parfum des girofliers, et non dans la cour d’une caserne remplie de bruits de bottes de soldats. Je croyais que, si je sortais de la caserne avec Jiang, je pourrais admirer la colline Beishan et sentir la brise du fleuve Songhuajiang.

    J’étais en proie à une profonde émotion.

    Jiang, me prenant par le bras sans façon comme à l’époque du lycée, me guida dans son bureau.

    «Il est vraiment regrettable, me dit-il, que tu ne sois pas sur la photo que nous avons prise en souvenir de la fin des études.»

    Me faisant signe de m’asseoir sur une chaise, il commença à raconter:

    «Nous avons parlé de toi, avant de nous faire photographier en souvenir, à la sortie du lycée. Si tu n’avais pas quitté l’école avant la fin des études, tu aurais reçu le premier prix. La révolution était-elle si séduisante pour toi que tu aies dû abandonner tes études au lycée?»

    En souriant, je lui répondis en plaisantant:

    «Oui, bien sûr, toi aussi, tu as été séduit par cette révolution pour devenir un officier de l’armée d’autodéfense avec un revolver.»

    Jiang, clignant des yeux, me frappa sur le dos de la main.

    «Tu as raison. Avant le 18 Septembre, nous n’étions que des béotiens. Mais l’attaque des Japonais contre la Mandchourie nous a désabusés.

    –Voilà ce que je t’avais déjà dit. Personne ne peut vivre en dehors de la politique.

    –A cette époque, je ne t’écoutais que d’une oreille. Ah, je ne sais pourquoi la situation change si brusquement. La Mandchourie est devenue comme une terre déserte où la tempête vient de se déchaîner.»

    Il avait raison.

    Tout le monde s’étonnait de voir intervenir successivement des changements bouleversants en Mandchourie. Et ces changements avaient causé bien des vicissitudes aux hommes. Il y avait quelques années encore, Jiang désirait étudier l’histoire à l’Université de Beijing. Avec la prise de la Mandchourie par l’armée japonaise, il avait abandonné ses rêves d’études et était entré dans l’armée d’autodéfense.

    Personne ne se serait imaginé que le professeur Liu Bencao deviendrait le chef d’état-major de l’armée du salut national pour combattre l’ennemi. C’était un lettré reconnu qui savait expliquer avec tant de tendresse aux élèves les poèmes pastoraux de Du Fu.

    «Je suis devenu un militaire, responsable Kim, après l’Evénement du 18 Septembre, dit Jiang en ébauchant un sourire triste.

    –Es-tu le seul qui aies endossé l’uniforme? Moi aussi, je me suis fait militaire, et je suis venu ici. Et assis face à face, nous discutons de la situation, non seulement en tant qu’anciens camarades d’école, mais aussi en notre qualité de militaires. Comme c’est une bonne chose!»

    D’après lui, tout cela était le «bienfait» des Japonais, et ce bienfait avait éclairé les gens.

    J’appris par la suite que, à part lui, plusieurs de mes camarades du Lycée Yuwen servaient dans les troupes de Mengjiang de l’armée d’autodéfense. Ce soir-là, je causai avec eux jusque tard dans la nuit. Ils condamnèrent avec véhémence les Japonais et se moquèrent de Jiang Jieshi en le considérant comme la plus grande honte de la nation chinoise. Jadis, indifférents à la politique, ils ne s’étaient préoccupés que de faire une belle carrière. J’étais très satisfait.

    Nous discutâmes jusqu’à une heure avancée de la nuit du problème de l’action commune entre l’Armée de guérilla populaire antijaponaise et l’armée d’autodéfense. Mes anciens camarades de classe qui occupaient des postes importants dans cette troupe de l’armée d’autodéfense applaudirent à l’idée de collaborer avec nos troupes.

    C’est ainsi que je parvins à pénétrer, sans peine, cette troupe et à rencontrer le délégué du Q.G. de l’armée d’autodéfense à Mengjiang.

    Un jour, sur l’invitation de Jiang, je prononçai un discours devant les officiers de l’armée d’autodéfense. Etait également présent le délégué en question.

    Je commençai mon discours par cet appel: «Messieurs, allons ensemble de l’avant!»

    Et de poursuivre:

    «L’armée d’autodéfense et l’Armée de guérilla populaire antijaponaise doivent réaliser l’action commune. Taxer l’Armée de guérilla populaire antijaponaise d’armée communiste et la considérer comme ennemie sont un acte faisant obstacle à la lutte antijaponaise et prêtant main-forte au Japon…

    «L’Armée de guérilla populaire antijaponaise et l’armée d’auto-défense doivent prêter concours aux troupes indépendantistes des Coréens et former un front commun avec elles. Il faut redoubler de vigilance contre les machinations perfides des impérialistes japonais qui, pour régner, s’ingénient à semer la discorde entre les peuples coréen et chinois et à affaiblir les deux en tirant profit de leur dissension…

    «L’armée d’autodéfense doit raisonner les milices populaires telles que la société Dadaohui et la société Hongqinghui et les troupes de brigands, pour qu’elles s’abstiennent de tuer et de piller les Coréens et les Chinois innocents et s’engagent activement dans la lutte antijaponaise. Il faut que toutes les milices, grandes ou petites, s’unissent pour former une force antijaponaise pour le salut national…

    «Certaines troupes chinoises antijaponaises, effrayées par la puissance de l’armée japonaise, se dirigent vers la Chine du Centre ou déposent les armes. N’oublions pas que capituler et cesser de lutter, c’est se suicider.»

    Voilà la substance de mon discours.

    Les commandants de cette troupe de l’armée d’autodéfense l’approuvèrent chaleureusement.

    Par la suite, le délégué du Q.G. nous donna des dizaines de fusils.

    Sous la protection de l’armée d’autodéfense, nous demeurâmes environ deux mois à Mengjiang à éclairer les masses, à faire l’exercice et à recruter des jeunes bien portants pour grossir nos rangs. Lors de notre départ d’Antu, notre unité ne comptait que 40 hommes, mais à Mengjiang ce nombre fut porté à environ 150. Ayant appris par ouï-dire la progression de la grande troupe de Kim Song Ju, des jeunes gens de Mengjiang et de ses environs vinrent sans cesse demander à s’enrôler dans notre armée. A Mengjiang, nous menâmes nos activités en toute liberté.

    D’après les renseignements fournis par l’agent de liaison que nous avions envoyé à Antu, la situation en Mandchourie de l’Est était tout aussi excellente. Il nous apporta une lettre de Kim Jong Ryong annonçant que l’effectif de nos troupes restées à Antu avait augmenté considérablement et que des troupes de partisans de plus de 100 hommes avaient été organisées respectivement à Wangqing, à Yanji et à Hunchun.

    Je me décidai à transférer le théâtre de nos activités au centre (Wangqing) de la Mandchourie de l’Est où la lutte de guérilla commençait à passer de l’étape germinale à celle du développement généralisé et à entreprendre une lutte armée de plus grande envergure en opérant conjointement avec les troupes de partisans d’autres districts. Une des leçons précieuses que nous avions dégagées de l’expédition en Mandchourie du Sud était qu’il serait efficace et avantageux pour une armée de guérilla de force encore faible d’occuper un point d’appui pour combattre.

    Nous décidâmes d’aller directement de Mengjiang à Antu sans passer par Fusong. En route, nous tombâmes à plusieurs reprises sur des bandes de brigands ou des soldats survivants de troupes antijaponaises en déroute. Convoitant nos fusils d’un nouveau modèle, ils tentèrent d’user de violence pour nous les enlever. Il nous fallut donc affronter plusieurs fois des dangers.

    Un vieil homme de bon cœur appartenant au Chamui-bu apparut soudain devant nous comme un génie dans un conte de fées et nous conduisit sans accroc jusqu’à Liangjiangkou en franchissant des montagnes. Ce fut un bon entraînement pour nous en préparation de la guerre de guérilla de longue haleine qui nous attendait désormais.

    Nous nous apprêtions à quitter Liangjiangkou, lorsque le gros d’un régiment sous les ordres de Yu arriva. On l’appelait la troupe du colonel Meng. Chen Hanzhang, son secrétaire, vint lui aussi.

    A ma vue, ouvrant les bras, il accourut à ma rencontre en poussant des cris de joie.

    «Song Ju, nous ne nous sommes pas vus depuis si longtemps!»

    Comme s’il me rencontrait après des dizaines d’années, il m’enlaça et me fit faire quelques tours.

    Depuis mes pourparlers avec le commandant Yu à Antu, je n’avais plus pu le revoir. Trois mois de séparation. Mais comme s’il ne m’avait pas vu depuis trois ou trente années, il me couvrait de ses yeux pleins de tendresse.

    Moi aussi, j’étais si heureux qu’il me semblait que c’était une rencontre miraculeuse après une longue séparation, et j’eus du mal à contenir mon émotion. Trois mois ne sont qu’un bref moment dans la vie d’un homme, mais il me semblait qu’un long laps de temps s’était écoulé depuis notre dernière rencontre.

    On dit que le temps paraît long quand la vie est pleine de péripéties et d’expériences. Je pense que c’est vrai.

    «Puisque nous ne savions pas où était votre troupe, nous vous avons fait chercher partout, dit-il après m’avoir présenté à Meng. On disait que vous étiez rentrés de Mandchourie du Sud, mais nous n’avions pas le moyen de vous dépister. Par bonheur, nous avons eu la nouvelle que l’armée communiste coréenne avait commencé sa fusion avec les troupes indépendantistes à Liangjiangkou.

    – Je vous remercie, camarade Chen. Je brûlais de vous revoir, moi aussi. Eh bien, comment êtes-vous venu ici à Liangjiangkou?

    – Parce que nous avons reçu de Wang Delin l’ordre d’opérer ici jusqu’au printemps prochain. Est-ce que vous ne voulez pas rester ici pendant un certain temps avec nous?»

    Meng qui se trouvait à côté de Chen Hanzhang fit la même suggestion.

    J’acceptai volontiers leur proposition, espérant que cette coopération consoliderait davantage le front commun formé avec tant de mal avec les troupes de l’armée du salut national.

    La troupe de Meng avait fait partie, avant sa sédition, de l’armée régulière de Zhang Xueliang. Aussi ses équipements étaient-ils modernes. Elle disposait de pièces d’artillerie et de mitrailleuses. Sa capacité de combat était incomparablement plus grande que celle des autres troupes de l’armée du salut national qui n’avaient pour équipement que quelques fusils et des armes blanches. Au cours de notre séjour à Liangjiangkou, la troupe de Meng veilla soigneusement à notre sécurité.

    A cette époque-là, la majorité des troupes chinoises antijaponaises organisées en Mandchourie, incapables de résister à la puissante offensive de l’armée japonaise, se disloquèrent ou se rendirent à cette dernière, se laissant ainsi conduire par elle. Des troupes de l’armée du salut national, celle de Wang Delin était la seule à ne pas avoir baissé pavillon et à rester une force importante. Or, même cette troupe battait en retraite à Dongning, extrémité est de la Mandchourie, et en Union soviétique qui étaient hors de la portée de l’armée japonaise. La dislocation des troupes chinoises antijaponaises éveilla la méfiance d’un certain nombre de nos cadres militaires et politiques. Certains d’entre eux affirmaient que le trouble et le désordre dans ces troupes chinoises antijaponaises étaient irrémédiables et qu’il était absurde de vouloir former avec elles un front commun, tandis que d’autres déclaraient qu’il fallait que l’A.G.P.A. rompe avec elles, qui n’avaient pas d’avenir et qu’elle devrait combattre toute seule. Ces prétentions, l’une comme l’autre, étaient inacceptables et même dangereuses.

    Abandonner le front commun antijaponais, c’était laisser passer du côté ennemi des forces armées de dizaines de milliers d’hommes et aider les impérialistes japonais à réaliser leurs desseins tactiques consistant à écraser les troupes chinoises antijaponaises les unes après les autres.

    Les limites de classe de leurs commandants étaient à l’origine de leur indécision et de leur inconstance, mais cette hésitation était due principalement à la terreur qu’elles éprouvaient à l’égard de l’ennemi. Afin de prévenir leur effondrement, il fallait agir plus efficacement encore sur elles et, en même temps, leur insuffler confiance en la victoire par les combats.

    Pour faire face à cet impératif de la réalité et discuter des moyens à employer dans le travail auprès des troupes chinoises antijaponaises à Liangjiangkou, nous convoquâmes à deux reprises le comité des soldats antijaponais à une réunion, à laquelle prirent part les agents politiques opérant au sein des troupes de l’armée du salut national, dont Chen Hanzhang, Ri Gwang et Hu Zemin, et les cadres militaires et politiques des divers districts de la Mandchourie de l’Est.

    Au cours de la réunion, on s’informa où en était le travail à l’égard de l’armée du salut national, on échangea les expériences accumulées dans ce travail et on analysa la tendance de ces troupes.

    La réunion adopta la décision d’attaquer, de concert avec les troupes de Wu Yicheng et de Meng, les chefs-lieux des districts de Dunhua et d’Emu, en vue d’infliger de rudes coups à l’armée japonaise qui élargissait sa zone d’occupation sans se heurter à aucune résistance,–car la plupart des troupes chinoises antijaponaises, ayant renoncé à la guerre de résistance, s’étaient retirées en lieu sûr ou avaient capitulé devant l’ennemi, dégénérant ainsi en une armée réactionnaire–, et de remonter le moral de l’armée et de la population patriotes.

    Meng approuva notre plan de combat.

    Les troupes de l’armée du salut national comptant 2 000 hommes, réparties en trois groupes, progressèrent dans trois directions: Jilin-Dunhua, Yanji et le chef-lieu du district de Dunhua. Notre troupe et celle de Meng suivirent un chemin de montagne à l’est de Fuerhe et de Dapuchaihe et arrivèrent dans une forêt près de Dahuanggou au sud de Dunhua. Là, nous envoyâmes un groupe d’éclaireurs au chef-lieu de Dunhua pour vérifier l’exactitude des renseignements fournis par Ko Jae Rim.

    A cette époque-là, y stationnaient des forces armées pléthoriques de l’ennemi: une garnison japonaise, le Q.G. de la 3e brigade de garde de Jilin, les 4e et 9e régiments de l’armée fantoche mandchoue, la garde de l’aérodrome, la police du consulat japonais et la police mandchoue. Un réseau de garde serré était en place devant la porte de la ville forte et à l’entrée de l’annexe du consulat japonais.

    Le 2 septembre, à trois heures du matin, nos troupes conjointes déclenchèrent l’attaque du chef-lieu du district de Dunhua. Notre troupe força la Porte sud et les troupes de l’armée du salut national de Hu Zemin firent irruption dans la ville forte en passant par les portes ouest et nord.

    Une fois dans la ville, nos troupes attaquèrent le poste de commandement ennemi, puis s’emparèrent d’emblée du commandement de la brigade, de l’annexe du consulat, du poste de police et assenèrent un coup foudroyant aux unités de la brigade. Nos troupes prirent l’initiative des opérations.

    Pantois, l’ennemi mobilisa deux avions qui nous mitraillèrent et larguèrent au hasard des bombes.

    Les soldats des troupes de l’armée du salut national tombèrent en désordre. Si le jour se faisait, la bataille pouvait tourner à notre désavantage, et nos troupes risquaient de subir beaucoup de pertes. J’expliquai à Chen Hanzhang et à Hu Zemin le changement brusque de la situation et leur proposai un nouveau plan tactique: retirer nos troupes des positions qu’elles occupaient et donner le change à l’ennemi pour l’anéantir.

    Selon ce plan, notre troupe occupa une côte au sud-ouest de la ville, et les troupes de l’armée du salut national, une autre, sans nom, au sud de Guantunzi; l’ennemi en poursuite tomba dans notre embuscade et fut anéanti. La situation évolua à notre avantage. Galvanisés, les soldats des troupes de l’armée du salut national se lancèrent à la poursuite de l’ennemi en débandade.

    La presse ne rapporta guère cette bataille. Je ne sais si c’était parce que les autorités japonaises exerçaient alors une censure rigoureuse. Les gens ignoraient tout de cette bataille qui avait eu lieu à Dunhua au début de l’automne de cette année-là qui marquait le 22e anniversaire de l’annexion de la Corée par le Japon.

    L’attaque du chef-lieu du district de Dunhua était semblable à celle du chef-lieu du district de Dongning qui aura lieu en septembre 1933. De même que la première fut une opération conjointe de notre unité avec des troupes de l’armée du salut national, de même la seconde sera conçue et menée en coopération avec le gros de l’armée du salut national. Les deux batailles furent de la même envergure. Mais la première eut ceci d’important qu’elle fut inscrite dans les annales de la lutte commune des peuples coréen et chinois comme une des premières opérations combinées de l’A.G.P.A. et des troupes chinoises antijaponaises contre l’armée japonaise.

    Chen Hanzhang s’écria, en m’étreignant:

    «Les Chinois étaient trop démoralisés devant la haute renommée militaire du Japon, car celui-ci avait écrasé d’un seul coup deux grandes puissances: les Qing et la Russie. Mais aujourd’hui, ils se sont dépêtrés de cet abattement.

    «Avant la libération territoriale, on a accédé à l’émancipation spirituelle.»

    Aujourd’hui encore, je me souviens de l’émotion qui semblait l’étrangler: ses yeux étaient gros de larmes.

    «Ne nous séparons jamais dans cette voie, Song Ju!» balbutia-t-il, tout ému, en me saisissant fermement la main.

    La voie dont il parlait était celle de la lutte commune. Il resta fidèle à sa promesse jusqu’au dernier moment de sa vie.

    Environ une semaine après la bataille de Dunhua, nous organisâmes une autre opération conjointe avec les troupes de l’armée du salut national au chef-lieu du district d’Emu. La bataille se termina aussi par la victoire de nos troupes. Peu connue du monde, elle eut pourtant des répercussions profondes chez la population.

    

    

    

    7. L’automne à Xiaoshahe

    

    

    De retour à Liangjiangkou, nous convoquâmes jusqu’à tous ceux qui étaient restés à Xiaoshahe sans prendre part à l’expédition en Mandchourie du Sud afin de dresser le bilan des activités de l’armée de guérilla dans les six mois qui avaient suivi sa fondation. Le bilan était centré évidemment sur l’expédition. Les camarades reconnurent unanimement que notre armée de guérilla s’était considérablement renforcée et qu’ils en avaient acquis la conviction qu’il était bien possible d’abattre l’impérialisme japonais par une guerre de guérilla.

    A cette réunion, nous exposâmes une série de tâches pour porter l’action de l’armée de guérilla à un stade nouveau.

    Primo, transférer la base de l’Armée de guérilla populaire antijaponaise dans le secteur de Wangqing,

    Secundo, renforcer le travail dirigé sur les troupes de l’armée du salut national,

    Tertio, orienter correctement l’action de l’armée de guérilla qui gagnait rapidement en ampleur en Mandchourie de l’Est, hâter la création de bases révolutionnaires et les défendre fermement.

    Des trois tâches posées, celle du transfert de l’arène d’action de l’A.G.P.A à Wangqing fut la plus controversée.

    Nous la discutâmes pendant des jours avec des cadres militaires et politiques d’Antu, de Yanji et de Helong.

    Les camarades d’Antu firent des objections: «L’A.G.P.A. est née à Antu, et elle doit y rester. Aucune raison pour elle de se déplacer à Wangqing. Une fois qu’elle sera partie, que deviendra Antu?» Argumentation dénotant une vue simpliste et l’esprit de clocher.

    Ceux de Yanji et de Helong la réfutèrent: «La troupe de partisans d’Antu, l’unité pilote et la pépinière de la guérilla, doit en bonne logique stationner au centre de Jiandao où vivent la plupart des Coréens. Cela s’impose aussi bien du point de vue stratégique que du point de vue topographique; le moment est d’ailleurs propice. D’autre part, la troupe de partisans d’Antu, en opérant à Wangqing, influera puissamment sur l’action des unités de l’armée de guérilla des districts avoisinants, dont Yanji, Hunchun et Helong.»

    Ceux d’Antu admirent eux aussi que Wangqing était un site avantageux du point de vue géographique. Avant tout, il est proche de la Corée. La région de Ryuk-up, sur l’autre rive, ayant subi le «vent de Jilin», pourrait servir à l’armée de guérilla de base de ravitaillement en ressources humaines et matérielles. En prenant cette région comme point d’appui, il serait aussi possible d’impulser la lutte révolutionnaire à l’intérieur du pays. La population de Wangqing et de ses alentours possédait un esprit de lutte et une conscience révolutionnaire remarquables. Elle en avait fait largement preuve en soutenant les troupes coréennes lors des batailles de Qingshanli et de Fengwudong, deux des plus glorieuses des annales des batailles de l’armée indépendantiste. Wangqing était aussi l’arène d’action de l’administration militaire du Nord. Des centaines de combattants de l’armée indépendantiste et les élèves de l’école militaire y étaient nourris des céréales fournies par la population de la contrée.

    Or, quelque avantageuse que puisse être cette région, nous n’avions pas le droit de décider à la légère du transfert de la base de la guérilla. Nous avançâmes deux possibilités, sur lesquelles nous concentrâmes le débat de la réunion: ou bien rester à Antu et développer l’action de guérilla par nous-mêmes, ou bien continuer à opérer à découvert aux côtés de l’armée chinoise du salut national et grossir, progressivement et en catimini, les unités de Coréens.

    Voici mon opinion: dussions-nous souffrir de quelques contraintes au profit de notre action commune avec les troupes chinoises antijaponaises, il faudra consolider la légitimité de l’A.G.P.A., acquise au prix du sang, et faire comprendre aux Chinois, nos frères, qui cependant considèrent les Coréens en Mandchourie comme des Japonais du second degré, que les Coréens ne sont pas des acolytes ni des agents des Japonais et que les forces armées des communistes coréens qu’ils considèrent comme des forces projaponaises combattent farouchement les Japonais.

    Il fut enfin décidé d’opérer ouvertement aux côtés des troupes de l’armée du salut national et d’accroître notre influence et les rangs de nos troupes à travers la lutte pratique, avant de pouvoir les fusionner.

    Une fois l’orientation à suivre adoptée, nous choisîmes les hommes à envoyer dans différentes régions de la Mandchourie de l’Est, dont Yanji, Helong, Hunchun. Nous expédiâmes aussi plusieurs agents politiques aguerris dans les troupes de l’armée du salut national cantonnées à Luozigou. Un détachement fut envoyé à Wangqing. Kim Il Ryong resta à Antu. Il en résulta que notre troupe, naguère forte de cent et plusieurs dizaines d’hommes, était réduite à une quarantaine.

    Le comité spécial du parti de la Mandchourie de l’Est était ravi de notre action, parce que nous ne cessions de fournir des hommes à d’autres districts. En fait, il nous avait priés plusieurs fois de donner à d’autres troupes, pour les renforcer, nos hommes aguerris, ceux de l’ «unité prototype» comme il disait.

    Quatre mois s’étaient écoulés depuis que nous avions quitté Xiaoshahe pour partir en expédition en Mandchourie du Sud. A Liangjiangkou, l’automne avançait à son allure inexorable, en donnant aux cours d’eau, aux montagnes, aux champs un aspect attristé. Chaque matin, le sol était jonché de feuilles d’arbres mortes et blanc de givre. L’hiver rigoureux continental s’annonçait.

    Le temps changeait et il faisait de plus en plus froid. Je m’inquiétais de l’état de ma mère malade, mais j’en restais là sans même pouvoir penser à aller la voir. Brûlant d’aller la voir au village de Tuqidian, je retardais toujours cette visite.

    Le jour de notre départ pour la Mandchourie du Nord approchait. Un jour, Cha Gwang Su m’apporta un paquet de médicaments – je ne savais où il les avait obtenus – et, en me le remettant, me dit d’aller faire un saut chez ma mère à Tuqidian. Comme j’hésitais, il déclara d’un ton qu’il voulait courroucé: «Si mon chef manque de cœur à tel point qu’il ignore même sa mère malade, je romps dès aujourd’hui avec lui.»

    Je partis donc, poussé par lui, pour Xiaoshahe.

    Chemin faisant, le paquet de remèdes à la main, je me demandais, non sans inquiétude, si ma mère ne me ferait pas de reproches à la vue des médicaments, disant que je me préoccupais de choses futiles. Or, si je la mettais au fait, si je lui disais que c’était Cha Gwang Su qui les lui envoyait, elle s’en réjouirait.

    Le sac de millet que j’avais acheté quand j’étais à Xiaoshahe devait être épuisé depuis longtemps. De quoi vivait-elle maintenant, ne pouvant plus travailler elle-même à cause de sa maladie? Elle m’avait conseillé de ne pas me faire de souci pour la famille, car, disait-elle, jamais les araignées ne tissent de toile sur la bouche d’une personne vivante, et mieux vaut oublier mère et frères comme s’ils n’eussent jamais existé. C’était facile à dire, mais difficile à faire. Comment pourrait-on oublier ses parents, ses frères et sœurs et son foyer?

    J’allongeai le pas, avec à la main le paquet de remèdes qui ne pesait guère, mais je sentais mes pas devenir de plus en plus lourds malgré moi à mesure que j’approchais de Xiaoshahe. Peut-être était-ce de l’inquiétude, de l’angoisse que j’avais de ne rien savoir de l’état de ma mère? C’était plutôt du fait que je revenais de Mandchourie du Sud, les mains vides, sans avoir réussi mon plan de collaboration avec le commandant Ryang. Mise au fait, ma mère le regretterait beaucoup. Si elle m’avait tant pressé de partir pour la Mandchourie du Sud alors qu’elle était si malade, c’était sans doute qu’elle était heureuse et fière que son fils aille collaborer avec un des proches amis de son défunt mari. Elle n’approuvait pas que les jeunes, s’alignant sur tel ou tel courant en vogue, tournent le dos aux aînés du mouvement pour l’indépendance.

    De toute façon, son état m’inquiétait plus que toute autre chose: son mal pouvait avoir empiré. Je l’avais quittée alors qu’elle était si malade, si faible qu’elle ne pouvait même pas prendre une bouillie claire comme de l’eau. S’il n’y avait pas eu d’amélioration, elle devait souffrir beaucoup. Je me perdais en mille conjectures, les unes plus inquiétantes que les autres.

    Le cœur serré d’angoisse, je pressai le pas. J’arrivais bientôt sur le petit pont – fait d’un tronc d’arbre – aux abords de notre maison.

    Je ne sais pas comment cela se faisait, mais, aussi singulier que cela puisse paraître, toutes les fois que j’enjambais le petit pont, il arrivait que ma mère ouvrait la porte de la maison et regardait de mon côté. Il faut dire qu’elle avait un sixième sens pour deviner les pas de ses fils et reconnaître lequel d’entre eux rentrait à la maison. Or, ce jour-là, cette porte si hospitalière resta obstinément close. De la cheminée, visiblement éteinte, aucun filet de fumée ne sortait, bien qu’il fût l’heure du repas du soir; je ne voyais aucun de mes jeunes frères qui, d’ordinaire, s’affairaient en apportant des fagots dans la cuisine, en en sortant la cuvette d’eau de vaisselle.

    Du coup, j’eus la sensation que le sang se glaçait dans mes veines, que mon cœur s’arrêtait de battre. Saisi d’un pressentiment, je pris d’une main tremblante la poignée de la porte et ouvris. Je faillis tomber sous le choc sur mon séant; au coin de la chambre où était placé d’ordinaire le lit de ma mère, je ne vis plus rien. Trop tard? Mais était-ce possible? Une douleur lancinante, mêlée d’un remords aigu, me transperça le cœur. A ce moment vint se jeter à mon cou Chol Ju, mon jeune frère, qui s’était approché en silence.

    «Pourquoi ne viens-tu que maintenant?»

    Il enfouit son visage barbouillé de larmes dans ma poitrine et, pris d’un tremblement convulsif, sanglota à grands cris, d’une voix brisée, comme un enfant.

    Yong Ju, notre plus jeune frère, qui avait accouru à son tour, en coup de vent, s’accrocha à mon flanc gauche.

    Je laissai tomber le paquet de remèdes et les étreignit tous les deux sur mon cœur. Leurs sanglots disaient tout. Inutile de demander des nouvelles de ma mère. Quel terrible malheur les avait frappés en mon absence! Ma mère avait fermé les yeux sans même avoir eu cette dernière petite consolation, qui était permise à tant d’autres mères, de voir se pencher sur son lit de mort le visage chéri de son fils aîné. Née pauvre, elle avait vécu toute sa vie pauvre. Devant le cercueil de mon père, elle s’était mordu les lèvres jusqu’au sang en ravalant les sanglots, car elle avait songé au sort tragique du pays martyrisé. Elle avait renoncé à elle-même, pour donner toute sa vie, toute son âme au bonheur des autres.

    Elle craignait toujours que moi, son fils, ne cédât à des soucis mondains pour la famille, au lieu de me vouer corps et âme à la grande cause. Avait-elle donc fermé si tôt les yeux pour l’éternité, de peur de me devenir une charge?

    Je caressai le jambage de la porte auquel s’était appuyée ma mère en me faisant des reproches lors de ma dernière visite. Ah, si je pouvais la revoir ne fût-ce qu’une seule fois, dusse-t-elle me gronder sévèrement!

    «Chol Ju, quelles ont été les dernières volontés de notre mère?» demandai-je, lorsque Mme Kim qui venait de pénétrer dans la cour répondit:

    «Votre mère m’a dit: “Si mon fils aîné arrive après ma mort, traitez-le comme je l’aurais fait. S’il revient alors que les Japonais continuent à dominer le pays et que la Corée n’a pas accédé à l’indépendance, ne lui permettez pas de toucher à ma tombe et ne le laissez pas entrer dans la maison. Mais je suis sûre – ce n’est pas pour faire son éloge parce qu’il est mon fils – qu’il ne reviendra pas en abandonnant la cause à mi-chemin.” Puis elle m’a priée d’ouvrir la porte de sa chambre et a regardé longtemps du côté du petit pont.»

    La voix de Mme Kim me semblait venir d’un lointain pays, à peine audible, mais en revanche, son récit, chacun de ses mots de sens si profond, si douloureux, m’allait droit au cœur.

    Serrant toujours mes jeunes frères contre ma poitrine, je contemplai longuement le petit pont et tentai un effort d’imagination pour deviner les sentiments de ma mère à ses derniers moments, forcée de fermer les yeux en regrettant son fils qu’elle désirait tant voir. Mais à peine avais-je essayé qu’un accès de sanglots violents me prit, et je m’y abandonnai.

    Un long moment après, je relevai la tête et vis Mme Kim me regarder de ses yeux pleins de larmes. Des yeux si doux, si pleins de compassion que je fus tenté un instant de me demander si ce n’étaient pas les yeux de ma mère.

    «Merci, vous devez avoir beaucoup peiné pour soigner ma mère.»

    Ecrasé, éperdu de malheur, je repris quand même mes esprits pour la remercier, elle qui avait tenu compagnie à ma mère jusqu’au dernier moment de sa vie.

    Elle répondit, des sanglots dans la voix:

    «Vous parlez de la peine, mais je n’étais pas à son chevet aussi souvent qu’il aurait fallu. Nous manquions de soin pour elle. Très souvent, elle n’avait personne à ses côtés pour l’aider, pour lui peigner les cheveux. Vos frères étaient absents de la maison, la plupart du temps, occupés par leurs activités révolutionnaires. Un jour, votre mère m’a priée de lui tondre le crâne comme un marmot, parce qu’elle avait des démangeaisons dans les cheveux. Cependant, je n’ai pas eu le courage de donner des coups de ciseaux à ses cheveux si abondants, si beaux. Je lui ai répondu que je ne pouvais pas. Alors, elle m’a implorée. Si le crâne ne lui démangeait plus, elle se sentirait heureuse comme un poisson dans l’eau, disait-elle. Finalement, ses cheveux si beaux ont été sacrifiés à mon grand regret…»

    Sans pouvoir achever ses mots, elle fondit en sanglots.

    J’aurais mieux aimé ignorer le fait. Son récit des derniers jours de ma mère délaissée dans la solitude et la misère acheva de m’écraser de douleur. Elle avait tout donné à ses enfants, mais nous n’avions rien fait en retour, et la voilà sur son lit de mort sans personne auprès d’elle pour l’aider à se peigner les cheveux.

    Lorsque nous habitions à Fusong, j’avais vu une fois un garçon de mon âge venir de Nadianzi à la rue Xiaonanmen, tout en nage, avec à son dos sa mère malade. Il recherchait un médecin. Nous admirions alors le garçon pour son dévouement filial. Le récit de Mme Kim me le rappelait.

    Comme je manquais de dévouement filial, comparé à ce garçon-là! J’allais sur ma vingtaine, mais je n’avais rien fait pour ma mère. Auparavant, quand j’étais petit, je l’avais souvent invitée à prendre place au coin chaud de la pièce, et j’avais soufflé sur ses doigts engourdis de froid quand elle revenait du puits avec de l’eau. Le matin, désireux de l’aider dans ses besognes, j’avais donné à manger aux volailles, lui avais apporté de l’eau dans un bidon.

    Mais plus tard, depuis que je m’étais engagé dans la révolution, je n’avais rien fait pour adoucir sa vie. Nos ancêtres disaient: l’amour va de haut en bas, jamais à l’inverse. Cette maxime était tout spécialement pour moi. Comme elle disait juste! En effet, je n’ai jamais vu ni entendu parler d’un amour filial surpassant l’affection des parents.

    «Chol Ju, elle vous a dit quelque chose?» demandai-je de nouveau, convaincu qu’elle l’avait fait.

    Celui-ci essuya ses larmes du dos de la main et dit d’une voix enrouée.

    «Mère nous a dit de t’aider de notre mieux. Elle reposerait en paix, disait-elle, si nous t’aidions bien et devenions des révolutionnaires comme toi…»

    Ainsi, même jusqu’à la dernière étincelle de son énergie, son âme était pour la révolution, pour elle seule.

    Je me rendis avec mes frères à sa tombe.

    La tombe était sur un tertre, au pied d’un orme solitaire, et elle était couverte de mottes de gazon, telle une pastèque à peau marbrée.

    J’ôtai ma casquette de campagne et m’inclinai devant la tombe avec mes frères.

    «Mère, ton fils, Song Ju, est venu te saluer. Je te demande pardon. Je suis bien ingrat. J’étais retenu en Mandchourie du Sud.»

    Prosterné devant la tombe, je monologuai ainsi à part moi, alors que Chol Ju, courbé sur le tumulus, en enlevait, de ses mains, des mottes de gazon.

    Le contemplant d’un œil vague, je lui demandai:

    «Que fais-tu là?»

    Sans répondre et ruisselant de larmes, il creusa le sol à un coin de la tombe et y enterra le paquet de médicaments que j’avais apporté de Liangjiangkou.

    La scène m’enleva toute maîtrise de moi. Les sanglots dont ma poitrine était pleine à craquer explosèrent. Je me jetai sur la tombe et pleurai longtemps, amèrement. De révolutionnaire, j’étais devenu un simple homme.

    Pour moi, tout l’univers se réduisait à cet instant sur cette tombe; tous les grands problèmes du monde se réduisaient au drame de la perte de ma mère. Or, sur ma tête, le ciel, un ciel d’automne, d’un bleu limpide et serein, regardait le sol de son œil gai et paisible comme si de rien n’était, et je lui en voulais de son bleu indifférent, de sa sérénité insensible à mes douleurs.

    Ainsi, j’avais perdu à jamais ma mère. C’était en été 1932, sombre été de la 22e année du grand martyre national. N’eût été la ruine du pays, elle eût vécu longtemps, car sa maladie venait du surmenage causé par le sort tragique du pays en détresse.

    Quelles peines ne s’était-elle pas données pour élever et soutenir ses enfants! La valeur de ce que j’avais fait pour elle ne pourrait jamais se comparer à ce qu’elle avait fait pour nous.

    Du temps que je luttais dans la clandestinité, j’étais tombé une fois, à Fusong, avec quatre ou cinq membres des Jeunesses communistes dans un encerclement de l’ennemi. Il nous fallait sortir à tout prix du bourg encerclé, même en livrant un combat. Mais nous n’avions pas d’armes sur nous. En désespoir de cause, nous nous adressâmes à ma mère; nous la priâmes de se rendre à Wanlihe, chez nos camarades, et de nous rapporter des armes.

    Elle acquiesça volontiers à notre demande:

    «Ne vous en faites pas. Je serai de retour dans peu de temps.»

    Elle partit et nous rapporta deux pistolets. Elle avait prié les camarades de Wanlihe de charger les armes, les avait cachées entre les côtelettes de bœuf mises dans une cuvette et, avec le tout, était sortie du bourg. A la porte du bourg, des policiers l’avaient arrêtée et interrogée en désignant la cuvette.

    «Qu’y a-t-il dedans?

    –Du bœuf», avait répondu ma mère d’une voix calme.

    Un policier avait même soulevé le papier qui recouvrait la cuvette et regardé à l’intérieur. Mais finalement, ils l’avaient laissée partir.

    En examinant les pistolets, j’avais remarqué qu’ils étaient chargés, le clan d’arrêt ouvert. Etonné, je lui dis:

    «Maman, tu as failli tomber victime d’un accident. Les armes sont chargées.

    – Non, j’ai demandé à tes collègues de les charger; j’ai pensé m’en servir si les flics tentaient de fouiller ma cuvette. J’allais avoir affaire à deux ou trois flics tout au plus, et je pouvais en descendre un ou deux avant de tomber.»

    Ces paroles révélaient une âme noble que nous n’aurions pu prétendre connaître avec nos manières de penser habituelles et notre expérience banale. Il s’agit d’un courage et d’un amour inconcevables sans une adhésion totale à l’œuvre au nom de laquelle ses fils combattaient.

    Lorsque nous habitions à Jiuantu, dans une pièce louée chez Ma Chun Uk, mes camarades, en maniant un revolver, avaient, par mégarde, laissé partir un coup. La balle, malheureusement, avait atteint ma mère à une jambe et l’avait grièvement blessée. La plaie, sans un bon traitement, pouvait menacer sa vie.

    Depuis, elle fut clouée au lit. Quand on lui demandait ce qui lui était arrivé, elle répondait qu’elle s’était cassé une jambe en tombant, alors qu’elle était sortie pour jeter de l’eau de vaisselle. Elle cachait sa blessure sous une couverture et se faisait soigner en secret par mon oncle Hyong Gwon. Pourtant, elle ne nous en voulait pas ni au fautif.

    Or, celui-ci, pris de remords et de désespoir, avait tenté de se donner la mort.

    Mise au courant, ma mère entra dans une colère furieuse et nous réprimanda:

    «La chose est arrivée parce que vous ne savez pas encore vous servir des armes comme il faut. Ce qui est fait est fait. Ce n’est pas grave. Et quoi de plus absurde qu’un jeune homme tente de se tuer pour une vétille? Au lieu de vous en préoccuper, tâchez bien de garder le secret. Si la chose se divulgue, vous le payerez cher, ainsi que notre maison, et votre œuvre en pâtira.»

    Ainsi, loin de se soucier de sa blessure, elle s’inquiétait que la police eût vent que nous cachions des armes.

    Les Ma Chun Uk aussi se gardèrent d’en parler à d’autres.

    Un autre trait que j’admirais chez ma mère était son affection constante pour mes camarades. Elle les traitait toujours comme les siens. Elle leur donnait de l’argent à employer pour leurs activités, l’argent qu’elle avait gagné en faisant la lessive ou le travail de couture. Souvent des ouvriers de la scierie et des saisonniers-cueilleurs d’insam venaient avec du tissu lui demander d’en faire des habits. Ce travail lui permettait de gagner 70 à 80 jiaos par jour et, parfois, un yuan.

    Vivant dans les privations, elle faisait preuve de largesse. Mise à part la somme nécessaire pour l’achat des denrées alimentaires, les frais de voyages et le loyer, elle nous donnait volontiers le reste. Quand mes camarades venaient me voir, elle mettait toute sa bourse à notre disposition: elle achetait de la farine et quelques kilos de porc pour nous régaler de raviolis chinois ou de soupe aux morceaux de pâte de farine, ou nous la donnait à employer pour notre activité.

    Confus, mes camarades disaient: «Vous êtes dans la gêne, et comment vivrez-vous si vous nous donnez tout l’argent que vous avez?» Ma mère leur répliquait: «On ne meurt pas faute d’argent, on meurt parce qu’on a la vie courte.»

    Parfois, mes camarades restaient chez moi des mois entiers, et ma mère, sans jamais s’en plaindre, les traitait toujours avec prévenance, comme les siens. C’est pourquoi les militants du mouvement de la jeunesse de Mandchourie, qui avaient passé quelques jours chez moi, l’appelaient «notre mère» au lieu de dire la «mère de Song Ju».

    Ce n’est pas trop dire qu’elle a passé le plus clair de sa vie à cuire les repas des révolutionnaires. Du vivant de mon père, elle était si occupée à servir des patriotes qu’elle n’avait pas de loisir de sortir. Quand nous étions à Linjiang, presque tous les soirs, elle avait cuit des repas pour leur compte. La nuit, lorsque nous allions dormir couchés sous une couverture, des camarades de mon père venaient et passaient la nuit dans l’autre chambre. Ils nous disaient en plaisantant: «Les temps ne permettent pas de dormir tranquillement.» Ma mère se levait et sortait dans la cuisine préparer leur repas.

    Si elle avait cuit des repas pour les révolutionnaires, elle n’en avait pas moins pris directement part à l’activité révolutionnaire. Elle engagea son activité à Fusong. Elle travaillait alors à éclairer les femmes et les enfants, ayant adhéré à la section de Paeksan de la Fédération pour l’éducation des femmes de Mandchourie du Sud. Après la mort de mon père, elle s’occupa de l’Association des femmes.

    Si ma mère était devenue, d’auxiliaire de la révolution, une combattante, non seulement l’influence de mon père et de moi-même, mais aussi celle de Ri Kwan Rin y étaient pour beaucoup. Ce fut elle qui l’avait fait admettre à la Fédération pour l’éducation des femmes de Mandchourie du Sud, pendant son séjour chez nous.

    Si ma mère m’avait prodigué un amour purement maternel, je ne pourrais l’évoquer aujourd’hui avec autant d’émotion et de tendresse. Son amour pour moi était plus qu’une tendresse maternelle. C’était l’amour d’une révolutionnaire authentique qui voyait en moi, plus que son propre fils, un fils de la patrie, qui m’avait appris que le dévouement à la patrie primait la piété filiale. Par toute sa vie, elle m’avait inculqué une conception de la vie et de la révolution authentiques. Sa vie était pour moi un manuel de vie.

    Si mon père a été, pour moi, un maître qui a semé dans mon âme une volonté révolutionnaire indomptable, celle de restaurer la patrie à tout prix, même s’il fallait poursuivre le combat pendant des générations, ma mère a été une tendre initiatrice, en moi, de la vérité selon laquelle, une fois engagé dans la révolution, l’homme doit œuvrer à la seule fin d’atteindre ce but, sans se laisser aller à des sentiments vulgaires, à des tentations mondaines.

    L’amour qui lie les parents aux enfants ne peut durer ni être à toute épreuve s’il est aveugle. Un noble idéal doit le soutenir pour qu’il soit sacré et éternel. Ce qui avait vivifié l’affection et le dévouement, unissant étroitement ma mère et moi, à une époque de grand martyre national, c’était l’idéal de grande cause de la patrie. C’est au profit de cette cause que ma mère avait renoncé à ses droits de mère lui permettant d’exiger de ses fils un dévouement filial total.

    J’ai quitté Tuqidian sans même avoir pu élever sur la tombe une stèle funèbre. C’est après la Libération qu’une stèle portant son nom y fut élevée par les gens d’Antu qui gardaient sa mémoire. Elle portait au verso les noms de ses trois fils.

    Après la libération du pays, sa tombe fut transférée, selon ses dernières volontés, de même que celle de mon père, à Mangyongdae.

    De retour au pays, je n’avais pu pendant longtemps me préoccuper des tombes de mes parents, laissées sur le sol étranger. C’est que la situation était alors difficile et compliquée. J’avais d’ailleurs beaucoup à faire. D’autre part, dans les montagnes et les plaines de la Mandchourie où nous avions passé notre jeunesse reposaient non seulement mes parents, mais aussi d’innombrables compagnons d’armes tombés au champ d’honneur pour la révolution. Y demeuraient aussi leurs enfants qu’ils nous avaient confiés dans leurs dernières volontés. J’avais décidé de ne pas transférer les tombes de mes parents avant de retrouver les dépouilles de mes compagnons d’armes disparus, avant de ramener leurs enfants dans le pays libéré.

    Sur ces entrefaites, Jang Chol Ho est venu et a insisté pour qu’on transporte les dépouilles de mes parents à Mangyongdae, pays natal. Il a dit: «Je me charge du transport, vous, Général, allez à Mangyongdae choisir un beau site.» Parmi mes connaissances en Mandchourie, seul lui savait où se trouvaient les tombes de mes parents. Il a beaucoup peiné, sans mot dire, pour les transporter au pays.

    Quand je dirigeais la lutte armée, l’ennemi avait tâché par tous les moyens de découvrir les tombes de mes parents. Mais la population de Fusong et d’Antu les avait soigneusement gardées jusqu’au jour de la Libération, en trompant la vigilance de l’ennemi. M. Kang Je Ha, mon professeur à l’Ecole Hwasong, visitait avec toute sa famille deux fois par an la tombe de mon père à Yangdicun; à la fête des eaux et à la fête des récoltes, il tondait le gazon et faisait l’offrande.

    A la mort de ma mère, j’étais devenu chef de famille, protecteur des deux jeunes frères. Cependant, occupé par la révolution, je ne pus accomplir les tâches qui me revenaient. Je partis pour la Mandchourie du Nord au sol aride, sans aucune garantie, le cœur meurtri, laissant derrière moi, dans la vallée de Xiaoshahe balayée par le vent, au milieu du bruissement triste des roseaux desséchés, mes jeunes frères éplorés sans appui.

    

    

    

    8. Sur le plateau de Luozigou

    

    

    L’entrée de l’armée japonaise à Antu était une question de temps. Les propriétaires fonciers projaponais s’empressaient déjà de préparer des drapeaux nippons. L’armée du salut national n’avait plus à s’attarder à Liangjiangkou. Le régiment de Meng avait reçu l’ordre de se retirer en direction de Luozigou et de Wangqing, régions de montagnes et de prairies.

    Pour faire face au changement brusque de la situation, nous décidâmes nous aussi de quitter Antu. Cette décision fut prise à une réunion du comité de travail auprès des soldats de l’armée du salut national tenue à Liangjiangkou. Dans l’ensemble, notre intention était de nous déplacer vers Wangqing, mais, pour le moment, nous choisîmes de nous installer à Luozigou où étaient concentrées les troupes de l’armée du salut national en retraite et d’y entreprendre des démarches auprès de ces troupes antijaponaises. La troupe du commandant Yu se retira d’Antu à Luozigou.

    J’étais en train de me préparer à partir pour la Mandchourie du Nord, quand mon frère Chol Ju vint me voir.

    «Frère, je veux te suivre dans ta troupe. Sans toi, je ne peux vivre dans ce Tuqidian», dit-il avant que j’eusse le temps de l’interroger.

    Je compris pourquoi il voulait me suivre. Depuis la mort de ma mère, il vivait aux crochets d’un voisin. Chaque jour de cette vie devait être insupportable pour un enfant de son âge, caractérisé par la sensibilité.

    «Que deviendra Yong Ju si tu quittes Tuqidian? Il s’ennuiera tout seul.

    –Vivre tous deux aux dépens d’autrui, c’est plus gênant. Mais celui qui nous nourrit, lui, aura moins de tracas quand notre cadet restera seul chez lui.»

    Il parlait raison, mais je ne pouvais accepter sa demande. Il avait 16 ans, il était capable de servir si on lui épaulait le fusil. Pour son âge, il était grand et robuste. Cependant, de constitution encore frêle, il pouvait être une charge pour ses compagnons. Par ailleurs, il avait une lourde tâche, celle de remettre à flot l’Union de la jeunesse communiste (U.J.C–NDLR) à Antu.

    «Si tu avais deux ou trois ans de plus, je t’accepterais. Mais maintenant, je ne peux pas. Tiens quelques années encore, je te supplie, aussi terribles que soient tes ennuis et ta solitude. Fais qu’on te prenne pour domestique ou journalier. Tout en gagnant ta vie, fais-toi briller dans l’U.J.C. Les activités clandestines ne sont pas moins importantes que la lutte armée, ce n’est pas à négliger. Occupe-toi de l’U.J.C., et après, quand il sera temps, tu entreras dans notre armée révolutionnaire.»

    Je voulais le dissuader par de belles paroles, pour qu’il ne s’entête plus. Au bout d’un moment, je le conduisis vers un estaminet. La salle était froide, et l’on y entendait les bruits lugubres du vent qui glissait par les calfeutrages.

    Je demandai une bouteille de vin et deux assiettes de fromage de soja, refroidi.

    A la vue de cette table, Chol Ju eut les yeux mouillés. Comme il savait que je ne buvais pas, il devinait déjà ce que cela voulait dire.

    «Ecoute, Chol Ju. Excuse-moi. Je suis obligé de te refuser. Est-ce que je ne veux pas t’avoir près de moi? A la pensée de la séparation, mon cœur se déchire. Mais écoute, Chol Ju, bien que ce soit à regret, il faut que nous nous séparions ici.»

    Enhardi par le vin, je dis cela d’un trait, ce qu’on ne peut lâcher l’esprit clair. Mais les larmes me montaient aux yeux, irrésistibles.

    Pour ne pas laisser voir mes larmes, je sortis au dehors. Il se leva, laissa son verre sur la table et me suivit.

    «Compris, frère!»

    Avec ce cri, par derrière, il me prit doucement les mains, qu’il relâcha aussitôt.

    C’est ainsi que je me séparai de mon frère. Depuis, je ne l’ai jamais plus revu.

    Chaque fois qu’il m’arrivait de penser à cet automne-là au bord du lac, maussade et lugubre, je m’en voulais du fond du cœur. Pourquoi n’ai-je pas tendrement serré ses mains qui glissaient légèrement entre les miennes? Maintenant encore, je pense que ce fut un adieu trop triste.

    Si, à ce moment-là, j’avais accepté sa demande, sans doute serait-il encore en vie, lui qui a quitté ce monde à moins de 20 ans. Il a vécu une vie trop courte, mais pleine de passions.

    Il a participé à la vie des organisations révolutionnaires dès l’âge de 10 ans. A Fusong, il était responsable de la propagande de l’Union Saenal des enfants. A Xiaoshahe, secrétaire du comité sectoriel de l’U.J.C.

    Après notre séparation à Liangjiangkou, il a envoyé à l’Armée révolutionnaire populaire coréenne nombre d’adhérents de l’U.J.C. qu’il avait formés. De son plein gré, il a participé au travail auprès d’une troupe chinoise antijaponaise, une tâche demandant un effort tenace. Avec les combattants chinois, il s’était engagé dans l’attaque de Dadianzi. On dit que la troupe de Du Yishun, à laquelle il avait affaire, était renommée pour sa bravoure aux combats contre les troupes «punitives» de Jiandao de l’armée japonaise.

    Plus tard, nommé chef du service du travail auprès des troupes chinoises antijaponaises, il travailla dans la troupe de Xu Kuiwu stationnée dans la vallée des Cerfs de Cangcaicun à Fuyandong, dans le district de Yanji.

    Xu Kuiwu était un commandant plein de manies et un entêté. Il prétendait résister au Japon, mais se montrait hostile aux communistes coréens sans rime ni raison. Avant, il s’entendait bien avec les Coréens. Depuis la désertion d’une beauté coréenne qu’il retenait chez lui pour en faire sa concubine, il était devenu froid envers les communistes coréens. C’était une adhérente de l’U.J.C. L’Associa-tion antijaponaise des femmes de Fuyandong l’avait sauvée. Elle avait été détenue par lui alors qu’elle était de passage à sa troupe pour un tour de propagande, avec la troupe artistique. Une fois dans les filets de Xu Kuiwu, les femmes n’arrivaient pas à lui échapper. De cette façon, Xu changeait souvent de femme.

    Depuis cette aventure, nul Coréen ne put prendre pied dans sa troupe. Même ceux qui étaient auparavant intimes avec lui ne pouvaient s’approcher de lui. Souffrant d’un amour non partagé, il faisait à ses hommes malmener et maltraiter les Coréens.

    Un jour, mon frère Chol Ju vint le voir à son cantonnement, accompagné de Rim Chun Chu, acupuncteur.

    «Mes respects, monsieur. J’ai entendu dire que vous souffrez beaucoup d’une maladie.»

    Chol Ju parlait le chinois couramment. La révérence était bien respectueuse. Mais, Xu Kuiwu ne leva pas les yeux. Il répugnait à regarder les Coréens et à causer avec eux.

    «Pour guérir votre maladie, j’ai amené un bon médecin. Ne voudriez-vous pas une cure?»

    Xu, animé par ces mots «bon médecin», se fit examiner. Après quelques jours de traitement, il s’écria avec joie: «Je mourrais de la migraine. Maintenant, grâce à M. le docteur Rim, je me suis débarrassé du démon qui s’était glissé dans ma tête!» Ceci créa un lien d’amitié entre lui et Chol Ju, et celui-ci fut autorisé à se mêler aux soldats de sa troupe.

    Plus tard, la troupe fut incorporée à notre armée de route, et Xu Kuiwu, nommé commandant du 10e régiment, se battit vaillamment jusqu’à la fin de sa vie. Ancien libertin, opiomane et coureur de femmes, il s’était métamorphosé dans l’armée révolutionnaire. Il fut admis au parti communiste. Quand je l’en félicitai au nom de l’unité, il me dit: «Camarade commandant, en entrant dans le parti aujourd’hui, j’ai pensé à votre jeune frère. Sans lui, je ne serais pas arrivé à la gloire d’aujourd’hui.» Puis il me relata, comme on raconte une légende, comment Chol Ju lui avait présenté le médecin Rim qui l’avait débarrassé de sa maladie et comment il l’avait éduqué avec persévérance pour qu’il reste bien sur la voie antijaponaise.

    Chol Ju tomba héroïquement au champ d’honneur en juin 1935, aux environs de Chechangzi.

    J’ai appris la nouvelle au bord du lac Jingbohu.

    C’est pour cette raison, je crois, qu’à la vue d’un grand fleuve ou d’un grand lac je pense à mon frère disparu.

    Après la mort de Chol Ju, mon plus jeune frère se trouva sans aucun soutien. Il demeurait chez Kim Jong Ryong. Depuis le déplacement de son protecteur dans la base de guérilla de Chechangzi, il se mit à errer sans destination. Il s’engageait tantôt comme bonne d’enfant, tantôt comme garçon de course. C’était le temps de la folie de l’armée japonaise du Guandong qui cherchait à attraper tous ceux qui avaient un lien de parenté avec moi, pour les utiliser dans le complot de «conversion» qu’elle tramait contre moi. Mon cadet dut vagabonder sous une fausse identité. Il parcourut toutes les trois provinces de la Chine du Nord-Est et poussa parfois jusqu’aux villes et aux campagnes de la Chine du Centre. Ainsi, il vécut un certain temps à Beijing.

    Après la Libération, j’eus l’occasion de lire quelques documents concernant le signalement de mon frère dans les archives de la police japonaise.

    Mon frère travailla un temps à la brasserie de Xinjing. Désireux de revoir son pays natal, il retourna à Mangyongdae pour environ trois mois. Il y parut en tenue élégante, costume noir et souliers de cuir blanc.

    Il avait l’air si digne et imposant que mon grand-père crut qu’il était devenu dignitaire. Pour ne pas angoisser mes grands-parents, il leur affirma qu’il fréquentait une grande école à Changchun. Comme la police le traquait en faisant circuler sa photo, il ne put rester à Mangyongdae et vécut en cachette chez notre première tante avant de retourner en Mandchourie.

    Ayant quitté Liangjiangkou, notre troupe de 40 partisans se dirigea, via Dunhua et Emu et en montagnes, vers le nord pour la région de Nanhutou. C’est au cours de ce mouvement que notre troupe s’arrêta à Fuerhe, village où j’avais vécu en «valet de ferme», et fit de la propagande politique. Pendant cette expédition, nous attaquâmes, à Haerbaling, dans le district de Dunhua, un convoi japonais en route pour le chantier de construction de la voie ferrée Duntu (Dunhua-Tumen). Après ce combat, je retrouvai Ko Jae Bong dans ce district de Dunhua, à Toudaoliangzi.

    La répression étant serrée à Sidaohuanggou, il s’était déplacé pour s’installer à Toudaoliangzi. Il enseignait dans une école pour paysans ouverte par l’organisation clandestine. Le village se trouvait à 12 km du chef-lieu de Dunhua. J’y trouvai sa mère aussi.

    Les sacs de farine de blé pris sur le convoi japonais furent distribués à chaque foyer, et nous partageâmes avec les habitants un bon repas fait de cette farine. Et les rouleaux de cotonnade, nous les laissâmes à l’école pour vêtir les élèves.

    Après Toudaoliangzi, nous fîmes de nouveau mouvement vers le nord et prîmes contact avec les troupes chinoises antijaponaises dans les régions de Guandi et de Nanhutou; puis nous entrâmes dans la zone de Wangqing. Tout en nous intéressant aux activités des organisations du parti, des Jeunesses communistes et d’autres organisations de masse, nous fîmes connaissance avec de nombreux personnages de tous les milieux du lieu. On aurait pu appeler ces opérations une préparation en vue de nos actions ultérieures dans cette contrée que nous comptions prendre pour point d’appui.

    Nous ne négligeâmes pas, dans cette région non plus, de nous lier avec les troupes chinoises antijaponaises. J’allai à Lishugou pour rencontrer la troupe de Guan Baoquan, irritée par le détachement de guérilla de Ri Gwang pour les quelques fusils qu’il avait voulu obtenir d’elle. Mais le commandant Guan avait disparu du village, renonçant à la résistance. A franchement parler, je voulais m’excuser à la place de nos camarades de Wangqing, discuter avec lui des moyens de lutte commune et faire disparaître l’antagonisme et l’opposition qui régnaient temporairement entre les troupes coréennes et chinoises.

    J’envoyai à son cantonnement un agent de liaison pour trouver au moins quelques hommes qui devaient y rester après la fuite de leur commandant. Une centaine de soldats arrivèrent, demandant à voir les hommes de Kim Il Sung qui avaient détruit les Japonais au chef-lieu de Dunhua. Je prononçai devant eux un discours, dans lequel je reconnus l’erreur du détachement conduit par Ri Gwang qui les avait traités de façon inamicale et exposai franchement mes opinions sur la lutte commune des peuples coréen et chinois ainsi que sur la mission des troupes antijaponaises.

    Mon discours eut une bonne répercussion. Un commandant, Kao Shan, avoua qu’il avait pensé renoncer à la résistance contre le Japon comme Guan Baoquan, mais se dit prêt à retourner au combat. Comme il l’avait juré, il se battit courageusement. Le problème de la réconciliation cessa d’être un casse-tête à Wangqing.

    Pour venir à bout des déviations gauchistes révélées dans le travail auprès des troupes chinoises antijaponaises et engager plus d’hommes sur le front commun contre le Japon, nous convoquâmes à Luozigou une réunion du comité des soldats antijaponais. Car les troupes de l’armée du salut national réunies au chef-lieu du district de Dongning s’apprêtaient, en ce temps-là, à s’enfuir vers la Chine du Centre, via l’Union soviétique. Il nous fallait les en empêcher à tout prix et les associer étroitement au front commun antijaponais, sinon notre armée de guérilla risquait de se heurter à d’énormes difficultés. Les forces «punitives» japonaises, jusque-là dispersées pour détruire ces troupes antijaponaises, pouvaient se concentrer sur les nôtres qui ne comptaient que quelques centaines d’hommes. Notre armée de guérilla, dans ses premières années de combat, pouvait être étouffée d’un seul coup. Le rapport de forces serait totalement désavantageux pour nous.

    A l’époque, l’armée japonaise passait partout à l’offensive contre les forces armées antijaponaises en vue de mettre sous son contrôle toutes les villes mandchoues. Elle complotait de se rendre maître de tous les chefs-lieux de district.

    A la réunion prirent part 30 à 40 hommes, dont Ri Gwang, Chen Hanzhang, Wang Runcheng, Hu Zemin, Zhou Baozhong, moi-même et d’autres. Ri Gwang et moi représentions notre pays, et Chen Hanzhang, Wang Runcheng, Hu Zemin et Zhou Baozhong, la Chine.

    L’essentiel de l’ordre du jour était de discuter des moyens d’empêcher la fuite des troupes de l’armée du salut national et de renforcer le front commun antijaponais.

    La réunion examina avant tout les erreurs commises par la troupe de partisans de Wangqing.

    L’erreur avait commencé par l’incident de Kim Myong San, produit dans cette troupe. Avant, ce Coréen avait servi dans le corps de défense de l’armée de Zhang Xueliang. Après l’Evénement du 18 Septembre, avec six Chinois, il était passé dans la troupe en question. Bon chasseur à l’origine, il brilla au combat. Les partisans de Wangqing étaient fort contents de lui. «Un lingot d’or nous est tombé sur nous!» disaient-ils.

    Un jour, un des six Chinois fut envoyé en mission de reconnaissance dans une zone contrôlée par l’ennemi. Il s’arrêta au restaurant de Dakanzi, y mangea du pain fourré et retourna, sans payer, dans sa troupe. Il n’avait pas d’argent sur lui. De retour, il avoua qu’il n’avait pas payé son repas.

    Les gauchistes qui occupaient des postes importants au comité du parti du district l’accusèrent d’avoir déshonoré l’armée de guérilla et le firent passer par les armes. Une dizaine de Chinois furent exécutés de cette façon à Wangqing sur les directives du service des affaires militaires du comité du parti du district.

    Les cinq Chinois restants, pris de panique, désertèrent le camp et gagnèrent la troupe de Guan Baoquan, cantonnée à proximité de Macun. «Les partisans coréens tuent au hasard les Chinois», criaient-ils. Terrifié, Guan Baoquan cacha ses hommes dans une vallée profonde, loin du cantonnement de ces partisans. Puis, il guetta l’occasion de frapper les communistes coréens.

    Le jour de la célébration de la Révolution d’Octobre, les villageois de Wangqing se réunirent pour un meeting. Ils portaient des lances, des bâtons et d’autres armes primitives. Ils voulaient ainsi relever l’atmosphère des festivités.

    Or, le commandant Guan Baoquan crut, par erreur, à un projet d’attaque par les Coréens contre sa troupe. Scandalisé, il fusilla les Coréens de sa troupe: Kim Un Sik, Hong Hae Il, Won Hong Gwon et d’autres. Agent de notre armée de guérilla, Kim Un Sik y travaillait, en profitant de sa fonction de chef d’état-major, à éduquer les soldats et à promouvoir le mouvement de front commun. C’était comme disait notre diction: «Un coup de massue pour un coup de bâton reçu.»

    Après, la troupe de Guan, refusant de se battre, se mit, par petits groupes, à se rendre un à un dans la zone ennemie avec leurs armes. Les partisans de Wangqing désarmèrent à plusieurs reprises de tels groupes, sous prétexte d’empêcher la capitulation. Certains déserteurs furent fusillés par eux pour avoir refusé de leur remettre leurs armes.

    L’incident poussa les hommes de Guan à une folle vengeance sur les communistes coréens. Parmi les jeunes Coréens, ceux qui étaient considérés comme militants communistes furent fusillés sans exception, une fois tombés dans leurs mains. La jeune troupe de partisans de Wangqing, entourée de troupes chinoises antijaponaises, subit de nombreuses pertes humaines.

    La maladresse et l’irréflexion relevées dans les relations avec les troupes chinoises antijaponaises envenimèrent vite les rapports entre Coréens et Chinois et dressèrent un obstacle redoutable devant la Révolution coréenne.

    La réunion adressa une verte critique aux commandants de Wangqing, car ils préconisaient encore une vengeance quelconque, inconscients de la gravité de l’erreur qu’ils avaient commise en détériorant les rapports avec les troupes chinoises antijaponaises. Il y eut une longue discussion: on réaffirma les principes et les règlements de conduite à respecter à l’égard des troupes de l’armée du salut national, et on arriva à l’unanimité de vues.

    Un autre point discuté à ladite réunion était comment retenir les troupes de l’armée du salut national en Mandchourie et les ramener à continuer la résistance.

    L’effectif de cette armée s’élevait à des dizaines de milliers d’hommes. Mais presque tous ses hommes refusaient de se battre, incertains de triompher des Japonais. Ils croyaient à l’«invincibilité» du Japon, mot venu de la bouche même des Japonais; ils pensaient que nulle force au monde n’était capable de vaincre le Japon et que nulle armée ne pouvait tenir tête à l’armée japonaise. Il ne leur restait que ce calcul: que faire pour déguerpir en sécurité, sans être tués ou fait prisonniers par les Japonais, au-delà de Shanhaiguan où ne s’entendent pas encore les crépitements de la guerre?

    Dans la région de Jiandao, l’armée japonaise dirigeait la pointe de son attaque sur la troupe de Wang Delin. Une fois l’offensive commencée, Luozigou pouvait tomber tôt ou tard entre les mains de l’ennemi.

    L’assistance convint de défendre, par tous les moyens, Luozigou, en collaboration avec les troupes de l’armée du salut national. Pour cette défense, il fallait persuader Wang Delin de ne pas fuir en Union soviétique. L’intention des troupes de l’armée du salut national était de se réfugier au sud de la Grande Muraille en passant par l’Union soviétique. C’était une tendance, parmi leurs commandants et leurs soldats, de franchir la frontière soviéto-mandchoue. Ce fut le cas de Li Du et de Ma Zhanshan qui commandaient des dizaines de milliers d’hommes. La seule solution pour freiner cette désertion massive était de livrer un combat exemplaire contre l’armée japonaise pour extirper en entier de leur tête l’idée illusoire et l’appréhension de l’«armée impériale invincible».

    Parmi les participants de la réunion, Zhou Baozhong était la seule personne qui pût dissuader Wang Delin. Mandaté par l’Internationale communiste, il était le conseiller de Wang Delin.

    Je lui recommandai d’agir sur Wang pour qu’il cessât de reculer malgré tout et rejoignît le front commun avec notre armée de guérilla.

    «Nous autres, nous pouvons poursuivre notre guerre de guérilla pendant longtemps, en nous appuyant sur les Coréens de la Mandchourie de l’Est. Ce sont les troupes de l’armée du salut national qui posent un problème. Arrangez-vous, de quelque façon que ce soit, pour que Wang Delin soit persuadé de ne pas quitter le territoire mandchou et de continuer la résistance jusqu’au dernier homme. Si ces déserteurs veulent passer en Union soviétique, ce n’est pas pour faire une révolution socialiste en Sibérie, mais pour aller à la Chine du Centre par le territoire soviétique.»

    Zhou Baozong secoua la tête, disant que c’était un devoir difficile à remplir. Il s’expliqua:

    «Vous ne les connaissez pas encore à fond. L’armée du salut national est en fait un ramassis de froussards. Le vrombissement d’un avion japonais, une feuille de tract qui tombe, ça suffit pour les faire trembler et déguerpir. Horde d’imbéciles! De toute façon, on ne peut les amener à livrer des combats. C’est la première fois de ma vie que je vois une telle bande de lâches. Une opération conjointe avec eux n’est qu’une chimère, rien d’autre!»

    Il n’y avait pas que lui qui parlait de l’impossibilité d’arriver au front commun. Les opinions se divisèrent et les pessimistes furent critiqués. A cette époque, chacun se prétendait héros, génie ou dirigeant. Le comité de travail auprès des soldats de l’armée du salut national était une organisation temporaire, composée de militants travaillant séparément dans différentes régions. Personne n’était donc désigné d’avance pour le diriger.

    Cependant, c’est moi qui présidai la réunion, dont les travaux furent satisfaisants. Ce n’était pas parce que j’étais supérieur en hiérarchie. Les camarades chinois m’avaient élu président, disant que j’étais le doyen dans les affaires des troupes de l’armée du salut national.

    Ce fut là la réunion de Luozigou: la dernière réunion du comité de travail auprès des soldats de l’armée du salut national. Après cette réunion, le comité fut dissous.

    Selon la décision de la réunion, Ri Gwang et moi, Chen Hanzhang, Zhou Baozhong et Hu Zemin furent chargés de travailler, séparément, auprès des troupes de Wang Delin, de Wu Yicheng et de Chai Shirong. Ces deux derniers étaient les subalternes de Wang Delin.

    Quelque temps après, une communication me vint de Chen Hanzhang, en mission dans la troupe de Wu Yicheng. Une bonne nouvelle: Wu Yicheng avait consenti à se conformer à la ligne de conduite adoptée à la réunion de Luozigou.

    J’étais occupé à agir sur les hommes de Wang Delin, quand l’armée japonaise déferla sur la région de Luozigou. L’ennemi craignait que le gros de notre armée de guérilla ne s’unisse à la troupe de Wang Delin. Il avait mobilisé un important effectif et accélérait sa progression. Wang Delin, loin de se battre, s’empressa de se retirer de Luozigou. Une armée de dizaines de milliers d’hommes battait en retraite vers la frontière soviéto-mandchoue, fuyant le feu des Japonais. Ils ressemblaient à des feuilles mortes en automne, soulevées par un tourbillon de vent.

    La défense de Luozigou par notre seule force était tout à fait impossible, car nous n’étions que quelques dizaines. Force nous fut de reculer. Nous nous mîmes nous aussi en route vers le district de Dong- ning, sur les talons des troupes de l’armée du salut national. Nous étions décidés à les faire rebrousser chemin coûte que coûte, même s’il nous fallait aller jusqu’à Dongning. En petit nombre, obligés de battre en retraite talonnés par un ennemi nombreux, sans cesser de combattre, nous dûmes beaucoup peiner pendant ce repli. Le froid du onzième mois du calendrier lunaire était venu, et parmi les soldats chinois en retraite il y en avait beaucoup qui succombaient au froid.

    A leur suite, chemin faisant, je fis de mon mieux pour dissuader Wang Delin. Mais, il n’écouta pas mes conseils et finit par passer en territoire soviétique pour gagner la Chine du Centre. S’il m’avait écouté, nous aurions pu ouvrir un front commun et accomplir une résistance victorieuse contre le Japon en Chine du Nord-Est.

    Ainsi, ayant renoncé à la négociation avec Wang Delin, nous nous dirigions maintenant vers la région de Wangqing, notre destination finale. Obligé de rebrousser chemin, sans être parvenu à persuader cet homme, même en l’accompagnant pendant une centaine de Kilomètres de route jusqu’à la frontière soviéto-mandchoue, j’étais fort déçu, désespéré même. Que faire maintenant à nous seuls, 18 personnes en tout, alors qu’eux, des dizaines de milliers, refusaient de se battre? Comment passer cet hiver? Que faire pour surmonter ce paroxysme? 18 hommes, comme le disaient souvent les Japonais, c’était en effet une «goutte d’eau dans la mer».

    La réduction de notre effectif de 40 à 18 avait plusieurs raisons. Certains avaient été tués au combat, d’autres s’étaient retirés pour cause de maladie. Quelques-uns, chétifs, avaient été renvoyés. Il y en avait aussi qui, s’avouant incapables de se battre, étaient rentrés chez eux. C’étaient surtout des personnes venues de l’armée indépen-dantiste, relativement âgées, et les quelques jeunes originaires de la campagne qui n’arrivaient pas à tenir le coup.

    Ceux qui étaient restés jusque-là dans la troupe étaient mes camarades qui avaient milité dans l’U.J.C. depuis Jilin. Ce que j’ai compris une fois de plus, sur ce chemin de Wangqing plein de dangers, à la tête de ces 18 personnes, c’est que l’homme doit d’abord être endurci par une vie de militant. Alors seulement, il peut adhérer jusqu’au bout à ses convictions et faire honneur à son obligation morale de révolutionnaire en toutes circonstances.

    Sur le chemin de Wangqing, nous rencontrâmes le planton du commandant Wu Yicheng. Il s’appelait Meng Zhaoming.

    Mes hommes le prirent pour l’identifier. Des espions des Japonais grouillaient alors partout, et nous étions très vigilants envers les personnes difficiles à identifier. Meng Zhaoming portait une carte de l’association antijaponaise, attestation délivrée en vertu d’un accord entre le comité de travail auprès des soldats de l’armée du salut national et les troupes chinoises antijaponaises. Cette carte avait été distribuée à nos partisans et aux soldats chinois. Les porteurs de cette attestation avaient droit à la protection et à l’aide des deux parties. Meng Zhaoming portait en outre une lettre de Wu Yicheng destinée à Wang Delin. Il lui demandait un renfort. Nous nous assurâmes qu’il s’agissait bien du planton de Wu.

    Le planton se dirigeait vers Tiangqiaoling.

    «J’ai été jusqu’à Dongning pour transmettre cette lettre, dit-il. Mais c’était peine perdue. Il a pris la fuite, ce Wang Delin. Je reviens auprès de Wu Yicheng, et voilà qu’il n’est plus là. On m’a dit qu’il s’est retiré vers Hongshilazi, laissant un seul bataillon à Laomuzhuhe. Or, ce bataillon s’est déplacé vers Xiaosanchakou (Tianqiaoling). Me voilà en chemin pour rejoindre ce bataillon. Jusqu’à la mort, je résiste au Japon!»

    Meng avait une forte conscience antijaponaise. Il se lamentait qu’il n’y eût pas d’homme capable de redresser la situation dans les trois provinces de la Chine du Nord-Est. «Que pensez-vous, M. le commandant? me demanda-t-il. Qui gagnera la partie, nous ou le Japon?

    –C’est nous, lui dis-je. Un écrivain occidental a dit que l’homme est né pour vaincre, non pas pour perdre. C’est pour vaincre que vous comme moi, nous marchons maintenant dans la neige, n’est-ce pas?»

    Je décidai de retrouver, avec Meng, ce chef de bataillon dont il venait de parler. Je pensais réaliser le front commun ne fût-ce qu’avec ce seul bataillon, en le dissuadant d’abandonner le combat.

    Meng marcha avec nous jusqu’à Wangqing et participa à nos combats pour la défense de Yaoyinggou. Ce fut un compagnon de route inoubliable qui nous a aidés et a partagé vie et mort avec nous au moment des plus durs. En 1974, il m’enverra une lettre qui évoquait les souvenirs de notre rencontre sur un tertre de Luozigou.

    Cet ancien planton de Wu Yicheng qui avait passé des moments difficiles avec nous était encore en vie, travaillant la terre dans une coopérative de Dunhua.

    Le plus dur moment que nous eussions eu à passer à l’époque, c’était lorsque nous nous trouvions dans la montagne de Laoheishan. Jusque-là, en compagnie des troupes de l’armée du salut national, nous ne nous étions pas sentis si solitaires malgré les difficultés. Mais après leur fuite en Union soviétique, nous nous trouvions désormais seuls, 18 personnes, sur un vaste plateau. Quelques hommes, abandonnés par Wang Delin, s’en étaient allés ailleurs sous la conduite de Zhou Baozhong. Nous étions dans un isolement complet.

    Les avions sillonnaient le ciel et jetaient des tracts demandant aux combattants de déposer les armes, alors que sur la terre les troupes «punitives» japonaises nous assiégeaient. Un grand froid qu’on ne rencontre jamais même sur les hauts plateaux de la Corée et la neige qui arrive jusqu’à la taille nous empêchaient de marcher. Les économies de provisions que nous avions faites tant bien que mal, en mangeant chichement, s’épuisèrent. Les uniformes que nous avions mis en mai, à Xiaoshahe, tombaient en loques.

    Juste à ce moment, le dernier jour de décembre du calendrier lunaire, nous rencontrâmes, sur le plateau de Luozigou, un homme de cœur, un vieux du nom de Ma, qui nous sauva de la situation périlleuse. Quand à ses idées, il n’avait aucune opinion ni appartenance politique. Il crachait sur la politique du Guomindang sans pourtant sympathiser avec le communisme. En un mot, un homme très dégoûté du monde. Mais il était honnête et philanthropique, prêt à se priver pour aider ses semblables.

    Le vieux Ma possédait deux maisons. Nous en prîmes une, celle d’en bas. Celle d’en haut était occupée par des restes de l’armée du salut national. La plupart d’entre eux étaient antisoviétiques. Ils avaient refusé de franchir la frontière parce qu’ils étaient contre le communisme. Parmi eux figuraient quelques hommes du bataillon de Gua laissé par Wu Yicheng à Liaomuzhuhe.

    A peine installé dans la maison, Meng Zhaoming se leva et voulut aller voir les occupants de la maison d’en haut. Il avait plusieurs connaissances parmi les hommes du bataillon de Gua. Je lui dis de les sonder et de voir s’ils avaient l’intention d’opérer conjointement avec nous. Il accepta et me suggéra, s’il entrevoyait une chance quelconque, d’aller faire les démarches moi-même pour réaliser notre plan.

    Mais le voilà qui rentrait, l’air abattu, les épaules basses.

    «Un front commun n’est pas possible, tant s’en faut, se plaignit-il. Ils ne sont d’aucune utilité. Ils projettent de devenir des bandits!»

    Le vieux Ma nous avertit qu’ils complotaient de nous désarmer et de grossir leurs rangs de bandits.

    Mis dans cette situation étouffante, nous ne pûmes nous empêcher de réfléchir chacun à son destin et à l’avenir de la révolution. Quand les troupes chinoises antijaponaises grouillaient autour de nous par milliers et dizaines de milliers, nous nous sentions sûrs de triompher de l’armée japonaise. Mais maintenant qu’elles n’étaient plus près de nous et qu’il ne restait que 18 combattants dans notre troupe, tout nous semblait vague. Une fois de retour à Wangqing, nous aurions quelques dizaines de fusils au plus. Qu’est-ce qu’on pourrait faire avec ça? Les armes qu’on prévoyait de récupérer à Yanji ne seraient pas plus d’une dizaine de fusils. Par surcroît de malheur, ces débris de l’armée du salut national en fuite, ces brutes, complotaient de nous dépouiller de nos armes. Que faire pour y échapper? Isolés sur un tertre de ce Luozigou, notre retour à Wangqing posait aussi un problème. «Que faire? me demandais-je à moi-même. Jeter les armes et rentrer dans la clandestinité? Ou bien continuer à se battre les armes à la main?»

    Nier cette hésitation serait cacher la vérité et déformer l’histoire. Que nous ayons hésité, non seulement moi-même, mais tout le groupe, je ne le cache pas, pas plus que je n’ai besoin de le faire.

    L’acier se transforme en s’oxydant. L’homme n’est pas fait d’acier, mais l’être humain est plus malléable que l’acier. Cependant, on peut dire que l’homme est beaucoup plus fort que l’acier, car le métal ne peut empêcher son oxydation, alors que l’homme est capable de contrôler et de coordonner lui-même le changement qui se produit en lui. Il s’agit de ne pas hésiter, de savoir comment surmonter cette hésitation. Si l’homme est le roi de la création, c’est qu’il a une aptitude propre à lui, celle de se maîtriser lui-même. Si le révolutionnaire est admirable, c’est qu’il est un être inflexible, créatif et plein d’abnégation, qui sait créer à partir du néant et peut faire tourner au bon ce qui est mauvais.

    A ce moment-là, je ne savais que faire. De toute façon, il fallait continuer la lutte armée, même si le ciel s’écroulait et que la terre s’effondre. Mais, les survivants parmi mes hommes étaient trop jeunes, tous avaient à peu près la vingtaine. Moi aussi, j’étais peu expérimenté. A Jilin, lorsque nous étions occupés à rédiger des tracts ou à faire des discours, nous étions tous des héros. Mais dans ces circonstances-là, nous n’étions que des novices, les uns comme les autres. Quand je militais dans la clandestinité, j’avais pourtant diverses façons de travailler. Mais à ce moment-là, alors que nous nous trouvions seuls sur un terrain désert, ayant perdu toute notre armée amie de dizaines de milliers d’hommes, sauf quelques débris, je ne savais comment frayer un chemin à notre groupe de 18 hommes. Résoudre ce problème était au-dessus de nos forces.

    Les occupants de la maison d’en haut, ces résidus de l’armée du salut national en fuite, projetaient de se faire bandits, mais nous ne pouvions absolument pas en faire autant. Une solution pouvait se trouver chez les gens du peuple sous l’influence de l’organisation. Mais le village de Coréens le plus proche se trouvait à 80 km de nous. D’ailleurs, on disait que les vallées au bord du chemin menant à ce village étaient occupées toutes par les soldats japonais.

    La révolution est-elle une chose si dure? Comment notre révolution qu’on prévoyait de faire aboutir en moins de deux ou trois ans est-elle tombée dans une impasse absolue? Notre troupe, qui a fait, aux sons d’une fanfare, un brillant départ à Antu, s’arrêtera-t-elle sur ce tertre désolé?

    Que de repas ai-je sautés, que de nuits et de jours ai-je passés pour lever cette troupe? N’est-ce pas pour ce faire que je n’ai pas eu le temps de veiller sur ma mère en agonie? N’est-ce pas pour cela que je me suis séparé de mes frères? Est-ce que Cha Gwang Su et Choe Chang Gol n’avaient pas sacrifié leur jeunesse pour cela? (Cha Gwang Su avait été tué à Dunhua au cours de sa mission de reconnaissance.)

    Hanté par la pensée du chemin parcouru et de celui qui restait à faire, je me sentais le cœur lourd comme si tout le globe terrestre pesait sur moi.

    Je me trouvais ainsi devant l’âtre, bouleversé par cette foule de pensées, quand le vieux Ma s’approcha doucement de moi:

    «Vous êtes commandant?

    –Oui, c’est moi-même.

    –Mais comment un commandant peut-il avoir les larmes si faciles?

    –Non, c’est l’effet de la neige et du vent que j’ai bravés en marchant.»

    Ainsi, je m’empressai de me justifier. Mais le fait était que je pleurais, non pas à cause des bourrasques, mais par souci de l’avenir.

    Il me regarda un bon moment, caressant sa longue barbe.

    «Vous êtes inquiet à cause de ces occupants de la maison d’en haut? Ne vous en faites pas. La nuit venue, je vous conduirais ailleurs, en lieu sûr. Reposez-vous-y pendant quelque temps. Une vingtaine de jours de lecture et de convalescence, et vous aurez sur vos épaules la tête de Zhu Geliang (stratège renommé chinois de l’antiquité–NDLR).»

    Au milieu de la nuit, alors que nous étions pris d’un profond sommeil, il nous réveilla un à un et nous servit des raviolis chinois, mets qu’il avait préparé pour le nouvel an, puis nous conduisit vers un chalet à 20 km de là. La cabane était blottie au fond d’une forêt épaisse, si bien qu’on n’aurait pu la voir même à vol d’oiseau.

    L’habitation consistait en une salle de la largeur d’une natte de roseau et en une grange attenante où l’on trouva du gibier pris aux lacets: chevreuils, lièvres, etc., ainsi que du blé, du maïs et une paire de meules.

    «La pièce est étroite, mais étendez de la paille sur le sol, vous serez moins gênés. Tant bien que mal, vous pourrez passer le moment difficile. Restez cachés ici et cherchez à retrouver votre santé. Les nouvelles du dehors, je vous en apporterai une fois tous les quelques jours. Lorsque vous voulez quitter cette maison, je serai votre guide.»

    Ce disant, il alluma le feu à la cheminée. Emus par sa générosité, nous pleurâmes tous. Trouver un homme bienveillant comme lui dans un endroit perdu et si désolé était une chance telle qu’on ne pouvait en avoir que rarement. «Le “ciel” nous protège!» plaisantions-nous tous.

    Nous demeurâmes au chalet une quinzaine de jours en nous reposant, lisant ou chassant le chevreuil.

    Le vieux Ma y conservait beaucoup de livres: des romans, des livres politiques, des biographies d’hommes célèbres. Il vivait de chasse dans la profondeur de la forêt, et pourtant il était instruit. Nous lûmes ses livres à tour de rôle, nous disputant la priorité. Les livres furent tous peluchés et déchiquetés.

    Après chaque lecture, nous exposions nos impressions ou engagions une discussion sur un sujet défini. Chacun s’activait avec feu à argumenter ses opinions, en citant Marx ou Lénine. A l’époque, c’était l’usage d’apprendre par cœur des thèses des fondateurs du marxisme ou des phrases d’écrivains célèbres. Les jeunes gens, une fois entrés en colloque, en venaient parfois à critiquer Sun Yatsen. Le culte d’un homme quelconque était à l’époque un plaisir, et contredire un homme respecté de tous en était un autre. Chacun se vantait lui-même, tout le monde était quelqu’un, un héros.

    Au chalet, nous discutâmes sérieusement aussi de notre ligne de conduite ultérieure. Se disperser et rentrer chacun chez soi? Ou bien aller aux villages de Coréens de Wangqing et réunir les détachements qui y opéraient pour renforcer notre troupe et continuer le combat?

    Tous convinrent de poursuivre le combat, sauf un, originaire de Hailong. Il s’avoua incapable de se battre pour raison de santé. Le fait était qu’il était trop faible pour être un partisan.

    Nous ne le mîmes pas en cause pour cela ni ne lui fîmes de reproches.

    «Qui ne veut pas, qu’il le dise ici sans détour, c’est mieux. On ne peut faire la révolution par contrainte ou sous la menace. Celui qui veut partir, qu’il parte. Celui qui veut rester, qu’il reste pour combattre, c’est tout.»

    Telle était l’idée que je leur précisai en tant que commandant. Puis, je leur donnai du temps pour que chacun prît lui-même sa décision.

    Quelques jours après, nous nous réunîmes encore et écoutâmes la volonté de chacun. 16 des hommes de notre groupe jurèrent de continuer la révolution, quitte à sacrifier leur vie.

    Or, les deux autres demandèrent à quitter la troupe.

    Le camarade originaire de Hailong argua cette fois-ci encore de sa faiblesse physique et demanda qu’on le laisse rentrer chez lui, mais qu’on ne le considère pas comme un lâche. La faiblesse physique étant en question, nous n’avions rien à redire à cela.

    «Rentre chez toi puisqu’il t’est difficile de nous suivre. Nous ne te reprochons rien. Mais tu as l’air d’un clochard, avec tes vêtements tout déchirés. Est-il admissible que tu rentres chez tes parents sous cette apparence? Passe d’abord à un village de Coréens et procure-toi de l’argent pour te vêtir. Après, tu iras chez toi», lui dis-je.

    L’autre qui voulait nous quitter prétendait passer en Union soviétique pour faire des études. Je lui dis:

    «Si tu y vas sans garant, il n’est pas sûr que l’on t’admette dans une école ou qu’on te donne un emploi. Ne vaudrait-il pas mieux y aller, après quelque temps de travail à Wangqing, avec une attestation de l’organisation, quand une liaison aura été établie avec ce pays?»

    Tous les deux m’approuvèrent et promirent de faire comme je leur avais dit.

    Après quoi, guidés par le vieux Ma, nous nous retirâmes sains et saufs de Luozigou. Il nous accompagna jusqu’à Zhuanjiaolou dans le district de Wangqing. Quel bon père! Quelques années plus tard, alors que notre guerre de guérilla était entrée dans sa grande phase, pendant laquelle nous avions frappé impitoyablement l’ennemi à l’intérieur et à l’extérieur de nos bases de guérilla, je me rendis avec un peu de tissu et de vivres chez notre bienfaiteur, Ma, dans cette vallée de Luozigou. Hélas! il avait décédé.

    Jusqu’à présent, son image d’il y a 60 ans reste vivante dans ma mémoire. Une fois, j’ai recommandé aux écrivains d’écrire un opéra ou un drame sur le thème de la vie de ce vieillard disparu. Le récit de cet homme qui évoque une légende est un bon thème pour un opéra ou une pièce de théâtre.

    Que, cet hiver-là, nous n’ayons succombé ni à la faim, ni au froid, ni à la fusillade dans cette vallée de Luozigou, c’est, pour ainsi dire, le miracle des miracles. Je m’interroge souvent aujourd’hui encore sur la nature de la force qui nous a sauvés dans les épreuves, de cette force qui nous a fait vaincre, au lieu d’être vaincus, et nous a permis alors de continuer de porter le drapeau de la résistance antijaponaise. Et à cette question, je réponds avec fierté: «C’était le sens des responsabilités envers la révolution!» Sans ce sens, nous nous serions affaissés dans la neige et n’aurions jamais pu nous relever.

    A l’époque, j’étais conscient que la Corée ne se relèverait jamais si nous nous laissions affaisser. Si nous avions pensé que d’autres nous remplaceraient quand nous serions tombés, nous n’aurions pu nous relever, écrasés sous une avalanche au plateau de Luozigou, nous aurions disparu, laissant un trou dans l’histoire.

    

    

    

    

    NOTES

    

    

    1. Gouvernement provisoire de Shanghai – Gouvernement provisoire fondé, en avril 1919, à Shanghai., Chine, par les indépendantistes coréens. –p. 3.

    

    2. Syngman Rhee (1875-1965) – Ministre dans le gouvernement provisoire de Shanghai. Partisan du mandat d’administration de la Corée. Il fut président de Corée du Sud de 1948 à 1960. Le Soulèvement populaire du 19 Avril conduisit à son éviction, et il s’exila aux Etats-Unis. –p. 4.

    

    3. Grande expédition «punitive» de l’an Kyongsin – Grand massacre de Coréens que les impérialistes japonais perpétrèrent en 1920 dans la région de Jiandao (Chine). –p. 27.

    

    4. Bataille de Qingshanli – Bataille livrée en octobre 1920 à Qingshanli, district de Helong, province de Jilin en Chine, par les troupes indépendantistes coréennes, opérant dans la région de Jiandao contre les troupes d’agression japonaises, auxquelles elles infligèrent de lourdes pertes. –p. 37.

    

    5. Bataille de Fengwudong – Bataille livrée en juin 1920, à Fengwudong, district de Wangqing, province de Jilin en Chine, par la troupe indépendantiste coréenne sous le commandement de Hong Pom Do, qui asséna de rudes coups aux troupes d’agression japonaises. –p. 37.

    

    6. Groupe Hwayo – Au début des années 1920, un groupe de communistes coréens se constitua en Association Hwayo, ce mot signifiant en coréen mardi. Cette dénomination vient du fait que Marx est né un mardi. –p. 40.

    

    7. Choe Tok Sin (1914-1989) – Fils de Choe Tong O, directeur de l’Ecole Hwasong qu’a fréquentée un temps le Président Kim Il Sung. L’occupation de la Corée par le Japon le fit émigrer en Chine. Après la Libération, de retour en Corée du Sud, il fut successivement général de corps d’armée, ministre des Affaires étrangères et ambassadeur accrédité en Allemagne de l’Ouest. En brouille avec le régime Pak Jong Hui, il émigra aux Etats-Unis. Rapatrié en République Populaire Démocratique de Corée, il fut vice-président du Comité pour la réunification pacifique de la patrie et président du Parti Chondogyo-Chongu. –p. 41.

    

    8. Groupe M-L – Groupe de fractionnistes coréens créé en 1926 qui causa un immense préjudice aux mouvements ouvrier et communiste en Corée. –p. 51.

    

    9. Eugène Pottier (1816-1887) – Poète représentatif de la Commune de Paris. Il adhéra à la 1ère Internationale, puis fit partie du Conseil de la Commune de Paris. Il écrivit l’Internationale, Emeutiers et d’autres. –p. 86.

    

    10. Ri Sang Hwa (1901-1943) – Poète coréen en renom. Il naquit à la ville de Taegu, province du Kyongsang du Nord, fit partie, au début de sa carrière littéraire, de l’école bourgeoise. Après le Soulèvement populaire du Premier Mars, il adhéra à la KAPF, organisation littéraire progressiste. Il composa Le printemps viendra-t-il sur une terre occupée? Chant de la mer, J’attends une tempête et d’autres poèmes. –p. 86.

    

    11. Ra To Hyang (1902-1927) – Ecrivain coréen originaire de Séoul, il commença sa carrière littéraire en collaborant aux journaux Kyemong et Sidae Ilbo. Au début, il fit partie d’une organisation littéraire bourgeoise, puis, après le Soulèvement populaire du Premier Mars, il créa des œuvres critiquant la société d’alors; son œuvre compte vingt et quelques nouvelles et trois romans (le Fils de domestique, la Recherche du moi, le Moulin à eau, Sam Ryong sourd-muet). –p. 87.

    

    12. Choe So Hae (1901-1932) – Ecrivain coréen, né à Songjin (aujourd’hui, ville Kim Chaek), province du Hamgyong du Nord. Dès l’enfance, il s’intéressa aux lettres et cultiva ses dons littéraires, en autodidacte. Pendant un temps, il mena une vie errante en Mandchourie, puis il se rapatria et écrivit des nouvelles, dont Mon pays natal, Histoire de mon escapade, la Famine et le meurtre, la Mort de Paktol, etc. Il participa à la fondation, en 1925, de la KAPF. –p. 87.

    

    13. Affaire de Hyesan – Arrestation massive de révolutionnaires coréens par la police japonaise, en automne 1937 et en 1938, dans la région riveraine de l’Amnok. La police visait à détruire les organisations révolutionnaires et à décimer les militants coréens. –p. 117.

    

    14. Thong-ui-bu – Organisation indépendantiste coréenne apparue au début des années 1920, dans le district de Huanren, en Chine du Nord-Est, à la suite de la fusion de plusieurs organisations, dont l’Association des Coréens et la Direction de l’Armée de libération nationale. –p. 142.

    

    15. Groupe de Séoul – Groupe de communistes coréens qui se forma au sein du mouvement communiste initial à la suite du démantèlement de l’Association de la jeunesse de Séoul créée dans les années 1920. –p. 157.

    

    16. Attentat à la bombe contre Zhang Zuolin – Incident que les impérialistes japonais montèrent dans le but de se donner un prétexte pour envahir la Mandchourie. En juin 1928, ils firent sauter le train de Zhang Zuolin et le tuèrent sur un pont de chemin de fer à proximité de Shenyang lorsqu’il revenait de Beijing. –p. 198.

    

    17. Histoire des Trois Royaumes – Ouvrage d’histoire des Trois Royaumes de Chine rédigé par Chen Shou, du temps de la dynastie des Xi Jin. –p. 222.

    

    18. Art de la guerre de Sun Zi – Ouvrage d’art militaire le plus ancien de la Chine, censé être rédigé par Sunwu, du royaume Wu. –p. 222.

    

    19. Tonggukbyonggam – Ouvrage d’art de la guerre édité en 1450 en Corée, traitant de l’histoire des guerres. –p. 222.

    

    20. Pyonghakjinam – Ouvrage d’art de la guerre paru en 1787, en Corée, portant sur les exercices militaires. –p. 222.

    

    21. Guerre patriotique de l’an Imjin – Guerre provoquée par l’attaque japonaise de la Corée et qui dura sept ans (1592-1598). –p. 222.

    

    22. Kim Jwa Jin (1889-1930) – Indépendantiste coréen. Il naquit à Hongsong, province du Chungchong du Sud. En 1913, il adhéra au Corps Taehan pour la libération. Réfugié en Mandchourie, il participa, avec So Il et d’autres, à la fondation de l’administration militaire du Nord. Assumant des fonctions importantes dans le Sinmin-bu, il mena des actions militaires antijaponaises. –p. 266.

    

    23. De la guerre – Ouvrage de Clausewitz (1780-1831), général prussien. Dans ce livre rédigé alors qu’il était directeur administratif de l’Ecole de guerre de Berlin, l’auteur analyse les batailles de Napoléon Bonaparte. Le livre fut édité en 1832. –p. 272.

    

    24. Trois provinces est – Les trois provinces de la Chine du Nord-Est, à savoir les provinces de Jilin, de Heilongjiang et de Fengtian (aujourd’hui, Liaoning). –p. 279.

    

    25. Ho Jun (1545-1615) – Célèbre médecin coréen. Il publia un ouvrage de médecine intitulé Tonguibogam réparti en cinq parties et 25 volumes. –p. 324.

    

    

    

    

    

    

    

    

    

    

    

    

    

    

    

    

    

    

    

    

    

    

    

    

    

    

    

    

    

    

    

    

    

    

    

    

    

    

    

    

    

    

    

    

    

    

    

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