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    TABLE DES MATIERES

    

    

    CHAPITRE XIII. VERS LE MONT PAEKTU (Mai 1936–août 1936)

    1. Wang le Chef châtié et Wan Shun rallié

    2. Dans une ville chère à mon cœur

    3. La première de Mer de sang

    4. La compagnie de femmes

    5. Le camp secret du mont Paektu

    6. Kim Jong Bu, gros propriétaire foncier, mais patriote

    

    CHAPITRE XIV. LES GENS DE CHANGBAI

    (SEPTEMBRE 1936–DECEMBRE 1936)

    1. Xijiandao

    2. Le bruit des moulins à eau

    3. Ri Je Sun

    4. Avec des compagnons d’armes de Mandchourie du Sud

    5. La revue Samilwolgan

    

    CHAPITRE XV. LE FRONT CLANDESTIN S’ETEND

    (DECEMBRE 1936–MARS 1937)

    1. Pak Tal, combattant invincible

    2. Le Comité d’action du parti à l’intérieur du pays

    3. Les combats au pied du mont Paektu

    4. Le tojong Pak In Jin

    5. Le chondoïsme, religion nationale

    6. Il est impossible de vivre séparé du peuple

    7. Le certificat de bonnes mœurs

    

    

    

    

    

    

    CHAPITRE XIII. VERS LE MONT PAEKTU

    (Mai 1936–août 1936)

    

    

    1. Wang le Chef châtié et Wan Shun rallié

    

    

    Le printemps 1936 marque une période particulière dans nos activités. Il nous surprit aux prises avec une multitude de tâches vastes et pressantes: créer une nouvelle division, fonder l’Association pour la restauration de la patrie, préparer la construction de la base du mont Paektu, etc. De plus, l’avalanche d’événements dramatiques dans la région de Fusong, théâtre de nos actions, sur le mont Maan en particulier, nous imposait de nombreuses autres tâches imprévues, non moins urgentes.

    Pour venir à bout de ces multiples tâches, il nous fallait du temps, et surtout la paix.

    Mais la réalité ambiante excluait tout espoir. Deux adversaires, dans cette région, s’acharnaient à contrecarrer nos actions, chacun à leur manière: une troupe «punitive» de la police fantoche mandchoue commandée par Wang le Chef et une troupe de montagne (troupe chinoise antijaponaise) sous les ordres de Wan Shun.

    Quant à ce premier, son surnom veut dire, on le présume, un commandant nommé Wang, mais il dit plus encore: roi de l’expédition «punitive».

    Enrôlé dans l’«expédition punitive contre les bandits» dès l’époque de son service dans l’armée du militariste Zhang Zuolin, il passait pour un as dans ce domaine. A une époque, il avait combattu sous le drapeau de la résistance antijaponaise dans l’armée d’autodéfense créée par Tang Juwu au lendemain des Evénements du

    18 Septembre1. En route pour notre expédition en Mandchourie du Sud, nous avions pris contact et noué des relations favorables avec lui. Mais sitôt après le départ de Tang Juwu en Chine intérieure et la désagrégation de son armée, il se rendit aux Japonais pour revêtir l’uniforme de chef d’une troupe de la police fantoche mandchoue. Une fois devenu le chien courant des impérialistes japonais, il se mit à faire valoir son habileté et son expérience de jadis dans l’expédition «punitive».

    Jamais il n’échouait dans ses opérations, il terrassait, déchiquetait sans merci son adversaire et rapportait un butin horrifiant: des têtes ou des oreilles de soldats ennemis. Ses maîtres, les Japonais, ne lésinaient pas pour récompenser le zèle de leur laquais: louanges et primes pleuvaient sur lui. Il faisait preuve d’un acharnement particulier pour poursuivre la troupe de Wan Shun.

    Aussi les hommes des troupes chinoises antijaponaises de la région de Fusong le redoutaient-ils comme un démon; ils blêmissaient rien qu’en les apercevant, lui et ses hommes, apparaître au loin. On l’appelait aussi «Ri To Son de Fusong».

    Ri To Son dans le district d’Antu voisin était un bourreau d’une sinistre renommée, redouté dans toute la région de Jiandao pour sa cruauté, sa témérité, sa perversité. Or, Wang le Chef ne lui cédait en rien.

    Tel qu’il était, il s’avéra ce printemps-là être la principale pierre d’achoppement sur notre chemin.

    Un autre adversaire encore, Wan Shun, à la tête d’une troupe de l’armée de salut national (de Chine – NDLR), nous tracassait comme à plaisir. Or, lors de notre départ pour Fusong, nous comptions sur son amitié et sa collaboration. En vain. Ses hommes, loin de nous traiter en amis, nous considéraient comme des ennemis. Kim San Ho, parti en mission pour acquérir du tissu afin d’habiller les membres du Corps des enfants du mont Maan, avait été dévalisé, sur le chemin du retour, par des hommes d’une troupe de montagne. A cette nouvelle, nos combattants, perdant tout contrôle d’eux-mêmes sous le coup de la colère, les avaient attaqués spontanément, infligeant un

    châtiment trop sévère aux bandits. En effet, cet incident imprévu eut une fâcheuse retombée sur les rapports entre les deux troupes. Ce fut pour nous un nouveau sujet d’ennui inattendu.

    «L’“armée rouge du Koryo” est la probité même. Gare à ceux qui touchent aux biens des pauvres! Elle ne le pardonne à personne. Mais les privations que nous autres, hommes des troupes de montagne, subissons, c’est bien le cadet de ses soucis. Hostile à notre égard, elle est d’une autre race que nous autres», murmuraient les hommes des troupes de montagne.

    Ils s’acharnaient à faire tort à nos hommes en mission individuelle. Cette hostilité soudaine et irraisonnée nous déconcertait, d’autant plus que nous comptions former un front commun avec eux.

    La situation rappelait celle de l’époque de la création de l’armée de guérilla dans la région de Jiandao. Seulement, nous n’étions plus aussi faibles qu’alors, et le prestige et la puissance de notre armée étaient bien établis; aussi Wang le Chef dans le camp ennemi et le commandant Wan Shun, notre allié présumé, nous redoutaient-ils malgré eux.

    Que faire pour vaincre leur hostilité et obtenir la paix?

    Après de longues réflexions, nous décidâmes de faire la paix avec Wang et de coopérer avec Wan Shun.

    J’écrivis au premier:

    «...Vous et moi sommes de vieilles connaissances; vous me connaissez autant que je vous connais. Je peux donc vous parler à cœur ouvert.

    «Notre ennemi N° 1 est l’armée japonaise. Nous ne souhaitons nullement nous battre avec l’armée et la police mandchoues, tant qu’elles ne nous feront pas de mal. Si vous acceptez les conditions que nous posons, je vous garantis que nous n’attaquerons ni votre troupe ni vos postes de police. Ainsi je vous propose la paix...»

    Après cette entrée en matière, j’énumérai nos conditions: arrêter l’expédition «punitive» contre les troupes de montagne, autoriser les agents de notre armée révolutionnaire populaire à circuler et à séjourner librement dans la ville et les villages de son secteur, arrêter la répression des patriotes qui soutiennent l’armée révolutionnaire populaire et relâcher tous les détenus patriotes. En revanche, je lui promettais de respecter l’ordre public dans le district de Fusong.

    A quelques jours de là, je reçus sa réponse: il acceptait.

    De cette façon, une sorte de convention secrète fut conclue engageant les deux troupes à s’abstenir de tout acte d’hostilité réciproque. Pendant un temps, celles-ci tinrent scrupuleusement leurs engagements, et aucune friction ne se produisit entre elles.

    Comme promis, Wang le Chef avait suspendu ses expéditions «punitives» contre les troupes de montagne, laissé nos agents politiques et nos agents de liaison circuler librement dans la ville et les villages de regroupement de son secteur et atténué la persécution des patriotes coréens.

    De notre côté, nous prîmes garde de toucher à ses unités et de troubler la paix dans leurs secteurs.

    Quand je devais envoyer en mission, pour arracher des armes à l’ennemi, des partisans soupçonnés d’appartenir au Minsaengdan, après avoir brûlé leurs dossiers, je les prévenais aussi de se conduire discrètement dans le district de Fusong et d’aller combattre ailleurs.

    Wang le Chef était un fin matois rusé et dégourdi; il était au courant de toutes nos actions dans la région de Jiandao et en Mandchourie du Nord et savait de quoi était capable notre armée. Pour cette raison ou pour une autre, il évita soigneusement, dès le début, tout affrontement avec nous.

    A la nouvelle de notre arrivée à Fusong, il avait dit à ses hommes en guise d’avertissement:

    «Evitez tout accrochage avec l’“armée rouge du Koryo”. Malheur à celui qui se jettera à la légère sur elle. Ce serait courir au-devant d’une mort certaine. Ne vous avisez pas de lui tenir front parce que ses effectifs vous paraîtront peu nombreux. Le mieux à faire, c’est d’éviter toute collision avec elle et de ne pas la contrecarrer. Le sage ne livre pas bataille quand tout s’annonce à son désavantage.»

    Et toutes les fois qu’il apercevait des uniformes kaki, ceux de nos hommes, il s’empressait de s’éloigner en faisant semblant de n’avoir rien remarqué; par contre il s’acharnait à poursuivre les uniformes noirs qu’il savait être ceux des troupes de montagne. L’unité de partisans que je commandais alors personnellement comptait peu d’effectifs au regard de la troupe de Wan Shun, forte de plus d’un millier d’hommes. Or, pourchassée par Wang, celle-ci essuyait sans cesse des revers et des pertes, tandis que la nôtre opérait sans pratiquement subir de dommages.

    Ce fut donc en vue de préserver, puis d’accroître les forces antijaponaises que nous nous étions efforcés, en posant des conditions à Wang le Chef, d’épargner la troupe de Wan Shun.

    Dès la seconde moitié des années 30, l’action des troupes chinoises antijaponaises avait commencé à décliner à vue d’œil.

    Les troupes de Wang Delin, Tang Juwu, Li Tou, Xiao Beingwen et autres, qui formaient le gros de l’armée de salut national, se replièrent sur la Chine intérieure, qui par Shanhaiguan, qui par l’U R S S. D’autres troupes, notamment celles de Wang Dianyang et de Dian Chen, restèrent fidèles à leur volonté de résistance antijaponaise; décidées à défendre leur pays au péril de leur vie, elles soutinrent des combats sanglants, et leurs hommes périrent jusqu’au dernier.

    D’autres encore, dont celles de Jing Cao et de Wang Yuzhen, hissèrent le drapeau blanc pour se rendre à l’ennemi.

    La situation des petites unités de Wan Shun et autres troupes sœurs, installées aux confins des districts de Fusong et de Linjiang, n’était pas plus réconfortante, le nombre des déserteurs ne faisant que s’accroître au fil des jours. A l’automne 1935 eut lieu à Chushuitan même une cérémonie d’accueil pour 90 transfuges de la troupe de Ma Xingshan.

    Les restes de l’armée de salut national se dispersèrent en groupes, dont certains allèrent se terrer dans les profondeurs des montagnes, pour opposer une résistance timorée, ou d’autres, verser dans le brigandage.

    Cette situation avait poussé certains communistes à négliger, voire à estimer inutiles les efforts investis dans la formation d’un front commun avec les troupes chinoises antijaponaises. Tolérer cette tendance serait manquer d’esprit de suite dans notre entreprise pour la formation de ce front commun antijaponais.

    Aussi, tout en respectant nos engagements envers Wang, entreprîmes-nous sans tarder des démarches visant à amener Wan Shun à se joindre au front commun.

    Nous avions alors dans notre troupe un combattant d’âge mûr qui avait servi dans une troupe de montagne, et je le chargeai de porter ma lettre à Wan Shun:

    «...Votre nom est bien connu dans notre armée révolutionnaire populaire, et nous voulions vous rencontrer dès notre arrivée à Fusong pour faire votre connaissance et discuter des mesures à prendre pour notre lutte commune contre le Mandchoukouo et le Japon. Mais à notre vif regret, un fâcheux incident a éclaté entre nous avant même que nous n’ayons échangé nos salutations.

    «Le commissaire politique de ma troupe a appris, en interrogeant des hommes d’une troupe de montagne, blessés et faits prisonniers au cours du pillage de fournitures de l’armée révolutionnaire, qu’ils avaient tous déserté votre troupe il y a deux ou trois mois et vivaient de brigandage.

    «En dépit de ce fait incontestable, on nous incrimine d’avoir fait tort à vos combattants en service actif: c’est la propagande fallacieuse de notre ennemi qui déteste de nous voir nous lier d’amitié et coopérer.

    «Je désire pour les deux parties l’amitié, la fraternité et la coopération antijaponaise, et non le malentendu, la méfiance, l’aversion et l’animosité...»

    Wan Shun fit la sourde oreille, et son silence éloquent semblait vouloir dire: nous sommes assez forts pour nous débrouiller seuls sans faire appel à votre assistance. Les changements de situation dans la région avaient dû exciter la présomption de Wan Shun: Wang le Chef avait arrêté, sur notre demande, son offensive contre toutes les troupes chinoises antijaponaises, celle de Wan Shun y comprise. Il faisait semblant de la poursuivre, mais, en réalité, il l’avait interrompue. Et toutes les petites unités éparses de Wan Shun purent reprendre haleine. Elles lâchèrent un profond soupir de soulagement: Dieu soit loué, désormais, on pouvait se passer du secours d’autrui. Résultat: un rebondissement de leurs actes sporadiques d’obstruction et de provocation contre nous. Toutefois, nous finîmes par les ramener à la raison au moyen d’avertissements réitérés.

    Restait toujours à réaliser le front commun. Mais la paix fut établie. Ni Wang ni Wan Shun n’osaient plus nous provoquer. Cette accalmie nous permit de nous concentrer sur les tâches proposées.

    Lors de nos actions à Manjiang et à Daying, nous avions également conclu une paix avec l’armée et la police fantoches mandchoues locales.

    Nous arrivâmes à Manjiang pour la première fois vers la fin d’avril 1936.

    Le village était gardé par une trentaine de policiers. Un adversaire insignifiant que nous aurions pu écraser aisément. Mais, nous préférâmes négocier avec lui:

    «Nous ne vous frapperons pas tant que vous ne vous aviserez pas de gêner notre séjour dans le village. Vous ferez semblant de ne rien remarquer, et, plus tard, quand vos supérieurs vous demanderont des comptes, vous répliquerez: “L’écrasante supériorité numérique de la troupe de partisans nous a forcés à rester confinés là sans pouvoir entreprendre quoi que ce soit pour lui opposer une résistance, etc.” Pourrez-vous le faire?»

    La police ennemie accepta avec empressement. Les partisans ont eu l’idée de négocier avec elle, au lieu de vouloir l’écraser d’un seul élan foudroyant! Elle nous en était reconnaissante jusqu’aux larmes.

    Ri Tong Hak fit mettre en batterie une mitrailleuse près d’une maison non loin de la caserne du corps de défense du village et posta ses servants, déguisés en civils, pour monter la garde autour jour et nuit.

    Je profitai de ce moment d’accalmie pour mettre de l’ordre dans la plupart des documents à soumettre à la Conférence de Donggang au sujet de la fondation de l’Association pour la restauration de la patrie. Tout danger d’intrusion de l’ennemi étant exclu, nous pûmes abattre de la besogne.

    Nous nous sommes toujours montrés magnanimes envers un adversaire qui ne cherchait pas à nous nuire. Nous avons pratiqué cette politique dès le début de notre Lutte armée antijaponaise, et l’Armée révolutionnaire populaire coréenne a perpétué cette règle dans ses actions tout au long de la guerre antijaponaise.

    Nous avons pris les armes, non pas pour tuer, mais pour sauver. Sauver la patrie et la nation, ce sont le but et la mission que nous nous sommes assignés dans la lutte. Nos armes n’ont frappé que ceux qui ont envahi notre pays, étranglaient notre nation, ceux qui massacraient et pillaient le peuple.

    C’était l’épée de la protection des innocents, de ceux qui méritaient qu’on leur laisse la vie sauve, et le glaive de la justice et du châtiment des coupables, de tous ceux qui s’obstinaient à nous nuire, à nous résister.

    Wang le Chef, qui s’était tenu tranquille tout le printemps, fut pris subitement par la lubie de relancer dès le début de l’été l’expédition «punitive» contre les troupes chinoises antijaponaises. La garnison et la gendarmerie japonaises du chef-lieu du district de Fusong avaient dû exercer des pressions sur lui. De nouveau, des têtes de soldats des troupes chinoises antijaponaises furent suspendues aux poteaux télégraphiques dans les rues de Fusong, et, de nouveau, les unités de Wan Shun enregistraient des désertions. Leur nature de troupes de montagne, fragiles dans leur volonté de résistance antijaponaise pour le salut national, égoïstes et bornées, remonta à la surface, et elles se remirent à contrecarrer notre effort de regroupement des forces antijaponaises. Il fallait à tout prix arrêter l’expédition «punitive» de Wang le Chef et sauver la troupe de Wan Shun condamnée à la désagrégation totale.

    J’écrivis une deuxième lettre à Wang:

    «...Nous avons reçu une fâcheuse nouvelle selon laquelle vous avez relancé vos troupes de policiers dans l’expédition “punitive” contre les troupes de montagne. Si cela est exact, vous avez rompu vos engagements.

    «Je vous conseille plus de prudence et de circonspection dans votre conduite pour ne pas souiller votre nom en trahissant.

    «Notre magnanimité a ses limites vis-à-vis de celui qui s’obstine à nous défier et à nous résister. N’oubliez pas cela...»

    Une semaine s’écoula sans que Wang le Chef réponde à mes avertissements. Son expédition «punitive» contre la troupe de Wan Shun se poursuivait comme toujours. «Trêve de chantage, je n’ai pas peur. Ne me prenez pas pour un froussard. Nous battre? Bien volontiers», voilà ce que son silence arrogant voulait dire.

    Sur ces entrefaites, un renfort de plusieurs centaines d’hommes de l’armée japonaise du Guandong (Kwan Tung – NDLR) était arrivé à Fusong et avait occupé des points stratégiques en vue d’une expédition «punitive» d’envergure. Wang arborait un air plus hautain et plus arrogant que jamais.

    Je lui écrivis pour la dernière fois au début de juillet.

    Or, à quatre ou cinq jours de là, nous reçûmes, au lieu de sa réponse, la nouvelle que sa troupe avait surpris le bivouac d’une unité de Wan Shun à proximité de Dajianchang. Nous l’apprîmes à notre camp, dans une forêt aux confins des districts de Fusong et de Linjiang.

    La traîtrise de Wang nous indigna. Chef d’une troupe de la police du Mandchoukouo sous le contrôle des Japonais, il n’était pas homme à tenir sa promesse envers les communistes.

    Pourtant, n’est-il pas Chinois, lui aussi? Et il doit avoir tant soit peu de sagesse. Lorsque nous avions engagé des opérations de désagrégation au sein de l’armée fantoche mandchoue, nous comptions sur la sagesse et la conscience de ses hommes, aussi faiblement développées qu’elles soient. Et cette confiance nous avait incités à traiter avec Wang pour conclure la paix.

    La plupart des officiers subalternes et supérieurs de l’armée ennemie avaient justifié cette confiance en tenant loyalement leurs promesses. C’était le cas de ce commandant de régiment de l’armée fantoche mandchoue que le hasard avait amené à faire ma connaissance à Emu, et du chef de bataillon de cette même armée qui, à Dapuchaihe, nous avait envoyé régulièrement les numéros de la revue Tiejun.

    Cependant, Wang, qui nous connaissait depuis longtemps, n’a pas hésité à renier ses engagements envers nous comme on jette une chemise usée. Quelle traîtrise! L’absence de foi conduit à la trahison. Certainement, Wang ne croyait nullement en la défaite inéluctable de l’impérialisme japonais ni en la victoire des peuples coréen et chinois.

    Impossible de le laisser impuni. N’a-t-il pas répondu par des coups de feu à notre bienveillance, à notre magnanimité, à notre patience? Comment nous retenir davantage de riposter?

    Je dis à Kim San Ho de choisir une trentaine de combattants lestes et de rejoindre avec eux le dixième régiment pour aller châtier le traître.

    Puis, sans faire de bruit, je conduisis moi-même le gros de la troupe vers le mont Zuizi, près de Xinancha.

    Xinancha, village de regroupement peu important, servait toutefois de base d’opérations importante aux troupes d’expédition «punitive» ennemies. Y siégeaient aussi un poste de police et une unité du corps d’autodéfense.

    Nous projetions de prendre le village d’assaut, et c’était essentiellement pour infliger à Wang, le traître, le châtiment qu’il méritait et tenir l’ennemi en respect, ainsi que pour obtenir les armes nécessaires pour équiper la nouvelle division.

    Celle-ci avait déjà livré deux batailles respectivement à Toudaosonghuajiang et à Laoling. Comme la seconde laissait espérer un riche butin d’armes, nous l’avions préparée soigneusement suivant un plan détaillé. Or, un incident tout à fait imprévu et stupide avait tout gâché. Voici comment: de la patrouille de l’ennemi un homme se détache et vient uriner juste à l’endroit où se tenait caché un de nos combattants embusqués; il aperçoit notre homme et, affolé, tire un coup de feu en l’air; le partisan, pris au dépourvu, tire instinctivement, lui aussi, pour riposter, sans prendre le temps de réfléchir. Nous mîmes hors de combat plusieurs dizaines d’hommes de l’armée ennemie et prîmes des armes, mais la bataille ne donna pas le résultat escompté.

    Nous n’avions pas réussi à écraser l’adversaire à Laoling, et nous comptions prendre notre revanche de cette demi-victoire à Xinancha.

    Dans notre troupe servait alors un Chinois, ancien agent de la police fantoche mandchoue à Xinancha. Il avait pris le maquis, révolté de l’arbitraire du chef de son poste de police qui, selon notre homme, détesté par la population du lieu, ce Satan, comme on l’avait surnommé, terrorisait et les habitants et ses subalternes. Notre homme avait avoué, blême de colère, que, s’il avait pris le maquis, c’était afin de régler son compte à son odieux chef Yang, plutôt que de libérer la Chine. Il connaissait le village comme sa poche: un avantage non négligeable que nous prîmes en compte en choisissant ce village.

    Nous décidâmes de le prendre de jour. De midi à une heure, les policiers déjeunaient et nettoyaient leurs armes: ils les démontaient et en astiquaient les pièces. Surpris en pleine détente, ils ne pourraient guère opposer de résistance valable, et nous pourrions les désarmer sans grande difficulté.

    Déguisés en paysans, un chapeau de jonc sur la tête, une houe à la main, les partisans s’approchèrent subrepticement de la muraille d’enceinte du village et en franchirent rapidement la porte. Puis, ils foncèrent sur le poste de police. En un clin d’œil, tous les policiers furent faits prisonniers, y compris le chef du poste, sans pouvoir opposer de résistance. Les membres du corps d’autodéfense du lieu aussi. Le combat terminé, nous dressâmes une estrade devant le bâtiment du poste de police et donnâmes une représentation artistique pour la population. Puis, après avoir mis le feu au poste de police, nous nous retirâmes du côté de Xigang.

    Une séance d’éducation fut dispensée aux prisonniers avant qu’ils ne fussent tous relâchés. En leur donnant à chacun une somme d’argent pour le voyage, nous leur demandâmes de regagner leur région natale. Un d’entre eux s’approcha alors d’un partisan et l’interrogea dans un chuchotement.

    «Monsieur le partisan, comment avez-vous fait pour franchir la porte de l’enceinte?

    –Pour passer la porte? C’est simple, nous l’avons survolée, rigola l’autre.

    –Le diable m’emporte si j’y comprends quelque chose. Nos imbéciles de sentinelles auraient-elles bayé aux corneilles?»

    Comme nous nous y attendions, Wang le Chef reçut un choc violent en apprenant notre intervention à Xinancha. Il se sentit obligé, ne fût-ce que pour ménager les apparences, de faire du zèle dans son expédition «punitive».

    A peine arrivé aux abords du chef-lieu du district de Fusong afin de tirer Wang le Chef hors de sa tanière, Kim San Ho ordonna aux trente combattants de son commando de se déguiser en hommes d’une troupe de montagne. Lui-même revêtait l’uniforme de chef de section de la troupe de montagne. Nous savions bien que l’uniforme noir excitait l’appétit de Wang, que c’était le meilleur appât pour lui.

    Le commando de Kim San Ho descendit la montagne, fit irruption en pleine nuit dans un village situé non loin du chef-lieu du district, y mena un tapage infernal en sortant et en jetant au dehors les meubles et les affaires de paysans à la manière des hommes de la troupe de montagne, puis il se dirigea vers le village de Huangnihezi pour y jouer le même jeu avant de s’éclipser par la vallée derrière le village.

    A la nouvelle de l’apparition de la troupe de montagne aux environs du chef-lieu du district et de sa disparition subite vers Huangnihezi, Wang, furibond, accourut à bout de souffle, dès le lendemain matin, à la tête de sa troupe.

    «Ne craignez rien et attendez mon retour. Je les aurai tous, ces bandits, en un tour de main. Préparez-moi plutôt un bon repas. Je serai de retour avant l’heure du déjeuner avec un butin merveilleux: les têtes de ces bandits. Ah, quel toupet, quelle impertinence de leur part!»

    Wang fit le matamore devant les villageois et partit à la poursuite de notre commando; sa troupe se mit à gravir la colline derrière le village.

    A mi-flanc se tenait en embuscade le dixième régiment de notre armée auquel s’était joint, à l’aube, le commando de Kim San Ho.

    Nos combattants avaient planté çà et là des marionnettes afin d’attirer l’attention de Wang, et ceux qui se tenaient près des pantins tirèrent les premiers coups de feu.

    Wang et ses hommes, à la vue des hommes vêtus de noir et blottis dans le sous-bois, montèrent furieusement à l’assaut en poussant des clameurs terribles: «Ah, ah, ah, on vous aura, canailles, rendez-vous!» Cependant, chose jamais vue, loin de lever les mains, de se sauver ou de tomber sous le feu, les «hommes de la troupe de montagne» opposaient une résistance opiniâtre et énergique. Quel sang-froid, quelle maîtrise de soi! Leur imperturbabilité exaspéra Wang. Fou de rage, il se débattait en tirant de ses deux pistolets à la fois, mais rien n’y fit: il finit par tomber raide mort sous les yeux de nos combattants.

    Quelle leçon a-t-il tirée de sa conduite avant d’expirer? S’est-il, par bonheur, rendu compte que c’était là la fin inévitable de sa trahison à la justice? Quoi qu’il en fût, il était trop tard pour lui.

    A la nouvelle de la mort de Wang le Chef, des commandants de troupes chinoises antijaponaises vinrent de partout pour demander à Kim San Ho de leur céder la tête de Wang. Ils voulaient la suspendre, disaient-ils, au-dessus d’une des portes de la muraille d’enceinte de Fusong, à la vue de tous, afin de prendre leur revanche sur ce Satan, lui qui s’était tant complu à trancher la tête d’innombrables officiers et soldats des troupes chinoises antijaponaises.

    Or, sur mon ordre, Kim San Ho veilla à ce que le corps de Wang fût transporté sans être mutilé à la police du district de Fusong.

    Plus tard, nous apprîmes qu’une cérémonie funèbre avait eu lieu en grande pompe pour enterrer Wang. Ces funérailles ont tenu lieu de bonne propagande pour notre armée révolutionnaire. «Se battre avec elle, c’est aller au-devant de la mort», chuchotaient les ennemis.

    On retrouve dans le roman de Han Sol Ya, L’Histoire, des scènes des batailles de Xinancha et de Huangnihezi où nous avons châtié Wang, le traître.

    Ensuite, nous nous mîmes à étudier le moyen de tenir en respect les troupes japonaises afin de placer toute la région de Fusong sous notre contrôle. Nous envoyâmes des éclaireurs dans toutes les directions, et, un jour, nous apprîmes qu’une troupe japonaise forte d’une soixantaine d’hommes s’apprêtait à se rendre, en bateau, de Fusong à Linjiang. Sans perdre de temps, je fis tendre une embuscade. Ce fut un succès. A peine une dizaine de rescapés réussirent à se sauver à bord du bateau fortement endommagé, le reste ayant sombré dans l’eau.

    Nous eûmes à livrer d’autres combats avant de parvenir à contrôler enfin la région de Fusong.

    Nous avons passé une partie de cet été à Daying. Sous les tentes dressées au bord d’une source thermale, nous nous mîmes à l’œuvre pour exécuter diverses tâches: mise sur pied d’organisations locales de l’Association pour la restauration de la patrie, construction, dans les forêts de Fusong et de Linjiang, de camps secrets avec imprimeries, ateliers de couture, ateliers de réparation d’armes, hôpitaux, etc.

    Une troupe ennemie stationnait non loin de notre campement, juste au-delà d’une petite colline. Dès notre arrivée à Daying, je lui écrivis: «Je vous avertis de notre intention de passer un certain temps près des eaux thermales, et vous êtes priés de ne pas nous déranger. Ne vous approchez pas ni ne décampez, mais restez sagement chez vous. Et ayez la complaisance de nous fournir les articles dont nous avons besoin. En échange, votre vie et votre sécurité seront garanties.»

    L’ennemi cantonné à deux pas de nous avait ainsi les pieds et les mains liés; sans oser nous attaquer ni décamper, il remplit docilement le rôle de ravitailleur que nous lui avions dicté: suivant nos demandes, il nous apportait tantôt des souliers, tantôt de la farine de blé.

    Ce fut à cette époque-là que Wan Shun nous envoya un homme pour me saluer et me féliciter d’avoir anéanti Wang le Chef et sa troupe. Quelque temps après, Wan Shun lui-même vint me voir à Daying. Altier, il était resté sans répondre à mon appel pour la formation d’un front commun, appel que j’avais réitéré tantôt en lui envoyant une lettre, tantôt en lui dépêchant un émissaire. Et le voilà maintenant qui, à mon étonnement, venait me voir de sa propre initiative. Avant, nous étions allés négocier chez le commandant Yu et chez Wu Yicheng pour le front commun, et maintenant, après notre victoire sur Wang le Chef, le célèbre Wan Shun lui-même venait nous rendre visite.

    Cet homme de plus de cinquante ans, aux yeux troubles, probablement à cause de l’opium qu’il avait l’habitude de fumer, m’aborda avec ces paroles:

    «Commandant Kim, tous les hommes de ma troupe antijaponaise vous considèrent comme leur bienfaiteur sans pareil depuis que vous avez écrasé ce gredin de Wang. Je suis venu pour vous en remercier profondément et vous proposer humblement mon amitié de frères d’élection. Ma conduite insensée envers vous a dû vous mécontenter, mais je vous prie d’être assez clément pour oublier le passé et adhérer à notre Jiajiali (famille-NDLR). C’est pour cela que j’ai fait de plein gré ce long chemin.»

    Je restai un moment interdit. Je lui dis enfin que j’allais étudier sa proposition s’il acceptait différentes conditions, les mêmes que j’avais posées jadis aux commandants Yu et Wu, lors des pourparlers au sujet de la formation du front commun. Les voici: traiter notre armée en amie et coopérer avec elle; ne jamais se rendre aux Japonais; ne pas voler ou piller les biens du peuple; veiller à la sécurité de nos agents secrets et de nos hommes de liaison; échanger avec nous régulièrement des renseignements, etc.

    A ma grande surprise, Wan Shun consentit de bonne grâce à toutes ces demandes. A chacune de mes explications supplémentaires, il s’écriait en hochant la tête: «Excellente idée», «Très original!»

    Ainsi, quelques heures d’entrevue nous suffirent pour établir un front commun et mettre les deux armées en bons termes.

    Par la suite, Wan Shun ne rompra plus jamais ses engagements.

    Nos opérations et nos démarches visant à châtier Wang le Chef et à nous rallier Wan Shun marquent les annales de l’Armée révolutionnaire populaire coréenne après la Conférence de Nanhutou2. En effet, cette armée prit par-là même le dessus sur l’ennemi et fit la démonstration de sa puissance. De plus, ses actions énergiques dans la région de Fusong nous déblayèrent le chemin de la région du mont Paektu, tout en parsemant d’épisodes mémorables le trajet de la formation du front commun des peuples coréen et chinois, de toutes leurs forces patriotiques.

    

    

    

    2. Dans une ville chère à mon cœur

    

    

    Wan Shun comptait beaucoup sur la Jiajiali et l’amitié entre frères d’élection. S’il nous avait proposé la Jiajiali, c’est qu’il voulait établir des relations d’amitié avec l’armée révolutionnaire populaire afin d’avoir, en s’y appuyant, le dessus sur l’ennemi. Autrefois, Wu Yicheng, lui aussi, nous avait fait la même proposition. Les troupes chinoises antijaponaises cherchaient les unes comme les autres à utiliser leur Jiajiali comme moyen de coopération avec l’armée révolutionnaire populaire et, une fois l’alliance réalisée, à y maintenir pour toujours les communistes.

    Cependant, un serment d’amitié de ce genre ne pouvait à lui seul garantir la formation du front commun antijaponais, moins encore constituer le gage d’une solide union.

    L’amitié naît et se forge dans le combat. L’épreuve réitérée est le critère de la véritable amitié. Les actions conjointes visant à tenir l’ennemi en respect, à la faveur de la situation nouvelle qui imposait notre déplacement dans la région du mont Paektu, pouvaient sceller l’alliance et assurer la coopération entre les troupes chinoises antijaponaises et l’armée révolutionnaire populaire.

    La bataille du chef-lieu du district de Fusong, en août 1936, est caractéristique en ce sens qu’elle a raffermi la volonté d’action conjointe des deux armées.

    «A présent que nous avons convenu de coopérer, ne voudriez-vous pas attaquer ensemble une grande ville fortifiée? dis-je à Wan Shun.

    –Pourquoi pas? Allons-y, accepta-t-il de bonne grâce sans même prendre la peine de réfléchir. Je suis sûr de vaincre n’importe quel ennemi puisque vous êtes à nos côtés, commandant Kim. Je me sens même d’humeur à aller conquérir le monde entier. D’accord pour une grande ville.»

    Une réponse aussi pleine d’assurance, émanant du chef d’une troupe de montagne qui fuyait toujours à toutes jambes devant l’armée japonaise sans jamais oser lui tenir front, était étonnante. Etait-ce une fanfaronnade due à l’opium qu’il fumait? Possible.

    Wan Shun, sans se gêner le moins du monde, fumait de l’opium en notre présence. Autre signe de sa confiance en nous. D’ordinaire, les opiomanes chinois n’aimaient guère étaler leur habitude peu recommandable devant des inconnus. Que Wan Shun nous traite en ami ne pouvait que nous profiter à bien des égards. Guerrier intrépide auparavant, il n’avait pas eu recours aux stupéfiants et s’était battu avec acharnement; son courage au combat lui valut aussitôt de se voir confier le commandement d’une troupe importante.

    Or, une fois, sa troupe fut encerclée par l’armée japonaise et faillit être anéantie. Elle rompit l’encerclement à grand-peine, au prix d’énormes pertes en hommes. Wan Shun, lui-même, l’échappa belle. Le coup s’avéra fatal pour lui: il sombra dans le pessimisme. L’armée japonaise qui se ruait sur sa troupe comme une bande de loups, poussant des clameurs épouvantables, constituait un ennemi trop fort, trop redoutable pour lui et ses hommes, indisciplinés et mal armés. Par surcroît de malheur, Wang le Chef s’acharnait, à son tour, à pourchasser sa troupe, en usant les forces.

    Wan Shun, découragé, finit par abandonner le combat, alla se cloîtrer dans un fort de terre bâti au fond d’une montagne reculée, et sa troupe vivait désormais au jour le jour de rapines.

    Ensauvagé et avili par la vie de brigand terré dans les profondeurs de la montagne et proie d’une colère impuissante, il passait son temps à soupirer et à fumer de l’opium.

    Dégoûtés de cette vie de bandits, un grand nombre de ses hommes l’avaient quitté en jetant leur fusil pour retourner dans leur contrée natale. D’autres devinrent des bandits de métier; d’autres encore, drapeau blanc en tête, se rendirent à l’armée fantoche mandchoue. Les officiers s’adonnaient tous les jours au jeu sans se préoccuper le moins du monde de ce qui se passait autour d’eux. Les rapports entre officiers et soldats empiraient: les premiers battaient et invectivaient sans ménagement les seconds pour des futilités.

    Une débâcle certaine attendait la troupe.

    Pour la sauver, il fallait conclure l’alliance avec elle et lui insuffler, par le combat, la confiance en sa propre force et la foi en la victoire. Aussi avais-je proposé à Wan Shun, qui avait déjà promis sa coopération, d’attaquer conjointement une ville fortifiée, et il avait accepté séance tenante. Voilà comment un problème épineux fut réglé sans encombre.

    Wan Shun me dit:

    «Commandant Kim, votre victoire sur la bande de Wang le Chef a émerveillé mes hommes. Ils battront des mains de joie et d’enthousiasme à la nouvelle de l’attaque prochaine d’une ville fortifiée de concert avec votre troupe. Allez, c’est à vous d’élaborer le plan d’opérations.»

    Il enviait nos victoires de Laoling, Xinancha, Xigang, Daying et admirait nos tactiques, mystérieuses à ses yeux.

    «Depuis l’antiquité, soit depuis l’époque Chunqiu (770-476 av. J.-C. –NDLR), c’est par la ruse, dit-on, que les célèbres généraux chinois remportent les batailles, et les Japonais, par la bravoure. Mais de quelle tactique usez-vous, commandant Kim, pour aller de victoire en victoire? me demanda-t-il.

    –La tactique compte, certes, mais c’est la mentalité des combattants qui prime, lui répondis-je en souriant.

    –En effet, un bref coup d’œil suffit pour comprendre que vos hommes sont tous des combattants intrépides, dit-il en lâchant un gros soupir. Mais, voyez-vous, que sont-ils, mes gars? Des poules mouillées. Impossible de leur faire confiance.

    –Ne vous en faites pas tant. Si notre action conjointe contre le Japon est couronnée de succès, ils reprendront foi et courage. Choisissez une ville à attaquer.

    –Non, c’est à vous de le faire, commandant Kim, ça ira beaucoup mieux alors», répliqua-t-il en agitant la main.

    Ce jour-là, nous avions longtemps discuté du choix à faire, mais sans aboutir. Wan Shun semblait avoir jeté son dévolu sur le chef-lieu du district de Fusong, mais n’en parlait pas. Sa discrétion m’arrangeait. Fusong était lié à mon passé comme l’était Jilin.

    Chef-lieu de district comme tant d’autres en Mandchourie, la ville ne possédait pas, à l’époque où j’allais à l’école primaire, d’édifice de plus d’un étage ni d’éclairage électrique.

    Ses centaines de logis disséminés au petit bonheur étaient de piètres chaumières ou huttes; de loin en loin, une maison en briques au toit couvert de tuiles ou un bâtiment en bois bien en vue, si peu nombreux qu’on pouvait les compter sur les doigts d’une main.

    Pourtant, tous ces taudis, toutes ces huttes m’étaient chers comme une partie de mon corps, et j’avais toujours le cœur étreint par la nostalgie de la rue Xiaonanmen et de la rivière Songhua comme de mon pays natal.

    C’est là que mon père m’a dit ses dernières volontés qui me guideront toute ma vie comme une boussole. Dix années s’étaient écoulées depuis; depuis que j’avais suivi le cercueil de mon père pour aller au cimetière du village de Yangdicun. On dit: dix ans font une époque. Le paysage aux alentours de ce cimetière avait dû sans doute beaucoup changer.

    Pour aller opérer du côté du mont Paektu, suivant la nouvelle orientation stratégique, il fallait tenir en respect l’ennemi de Fusong. J’en étais conscient plus que quiconque, mais, je ne savais pourquoi, j’avais du mal à me décider à attaquer cette ville.

    Une fois Wan Shun parti, je me mis à superviser le travail des organisations locales de l’Association pour la restauration de la patrie et à me renseigner sur les villes de la région pour en choisir une à attaquer. J’étais absorbé par les préparatifs de l’opération conjointe avec Wan Shun, lorsque Li Hongbin, chef du premier détachement de la troupe de Wu Yicheng, fit irruption chez nous à la tête de son unité. Il avait le visage strié de traces de sueur, et son uniforme était couvert d’un mélange de poussière et de sel de sueur, pour avoir fait une longue et pénible marche par une chaleur torride.

    Son détachement avait la réputation d’être un des plus forts dans la troupe de Wu Yicheng. Son dévouement à celui-ci le faisait passer pour son bras droit. C’était un commandant avisé, le favori de Wu Yicheng. Notre vieille connaissance, il n’hésitait pas à nous lancer des plaisanteries grivoises, sans crainte de vexer qui que ce soit.

    Mais comment se fait-il qu’un détachement de Wu Yicheng soit à Fusong, aux trousses de notre armée révolutionnaire populaire qui descend vers le Sud? Wu et moi, nous nous étions rencontrés en Mandchourie du Nord, à Qinggouzi, pour nous séparer aussitôt.

    Le chef de détachement s’étendit, malgré son épuisement, sur les nouvelles du commandant Wu:

    «Le commandant Wu m’a envoyé vous rejoindre. Il m’a dit: “Va chercher la troupe du commandant Kim qui fait mouvement vers le Sud, en direction du mont Paektu, et engage des opérations conjointes avec elle.” Et moi, perplexe, de lui répliquer: “Comment la trouver dans cette vaste Mandchourie? D’autant plus qu’elle opère avec une mobilité extraordinaire.” Lui de grogner: “Quel gros bêta tu fais. Il n’y a rien de plus simple. Rends-toi, en grimpant ou en volant comme tu veux, là où le fracas des combats est le plus grand, tu peux être sûr d’y trouver le commandant Kim.” Comme il disait juste! De toute la Mandchourie, c’est à Fusong que les fusillades étaient les plus violentes.

    –En effet, notre troupe combat presque tous les jours. Dans quelques jours, nous allons attaquer une grande ville de concert avec la troupe de Wan Shun. Si vous n’avez pas d’objection, je voudrais vous prendre avec moi. Qu’en pensez-vous?

    –Pourrais-je manquer une telle chance? Le commandant Wu m’a poussé dans le dos en m’exhortant à engager des opérations conjointes de ce genre. Il m’a dit qu’il avait l’intention de me suivre sitôt après avoir réglé les affaires en suspens.»

    La collaboration promise avec Wan Shun, l’adjonction du détachement de Li Hongbin, quels heureux événements!

    J’en étais ravi. J’avais même du mal à croire que Li Hongbin ait accouru de si loin pour prêter main-forte à notre armée révolutionnaire populaire. Lors de ma rencontre avec Wu Yicheng à Qinggouzi, celui-ci était d’humeur exécrable, il en voulait à Zhou Baozhong de ne pas le reconnaître comme commandant des troupes chinoises antijaponaises en campagne.

    La collaboration était alors le cadet de ses soucis.

    Si ce même homme s’était déclaré décidé à collaborer toute sa vie avec la troupe communiste de Kim Il Sung et m’avait envoyé Li Hongbin, il fallait y voir le meilleur témoignage de sa volonté de nous soutenir et la marque de sa confiance à notre égard. Le commandant Wu avait hésité un moment, il est vrai, après le départ de Wang Delin en Chine intérieure par l’Union soviétique, mais il n’avait pas abandonné pour autant la grande œuvre du front uni et avait constamment recherché les moyens de coopérer avec moi. C’était une conduite digne d’estime.

    Li Hongbin ne fut pas plus tôt arrivé qu’il prit part, sans repos, à la discussion de l’opération conjointe à engager, car Wan Shun était là, lui aussi.

    La même question était remise à l’ordre du jour: quelle ville attaquer?

    Je proposai Mengjiang, ville où j’avais séjourné un mois environ, en été 1932, sur mon chemin du retour après une visite à la troupe de Ryang Se Bong cantonnée à Tonghua, afin de recruter un supplément de contingent et de restaurer les organisations clandestines locales. Je connaissais donc bien la ville, et notre influence y était assez forte. Les conditions y étaient favorables à notre action.

    Cependant, Wan Shun objecta: la ville est trop loin, on risque, même dans l’hypothèse de notre victoire, de se voir encerclé par l’ennemi sur le chemin du retour. Il voulait Fusong.

    Li Hongbin, lui aussi, cria, les poings serrés, l’air excité.

    «Commandant Kim, moi, je suis pour Fusong!»

    Et pour cause. Lors de son départ d’Emu, il avait expédié Mou Zhenxing, chef de compagnie, pour avoir des nouvelles de notre troupe. Mais à mi-chemin, celui-ci était tombé aux mains de la gendarmerie japonaise de Fusong. L’ennemi le somma d’avouer le but de sa mission à Fusong et de dire le nom de la personne qu’il voulait contacter. Mou Zhenxing ne parla pas. Suivirent les tortures. Rien n’y fit. Enragés, les Japonais lui versèrent de l’eau bouillante dans la bouche. Du coup, sa bouche et son gosier furent cuits au point que la chair tombait par lambeaux, et ses lèvres enflées faisaient peur à voir. Cependant, le supplicié, sans fléchir, leur opposait un mutisme obstiné.

    L’ennemi le fusilla avec des patriotes, paysans soupçonnés d’intelligence avec les «bandits», dans la banlieue nord de Fusong. Heureusement, les balles qu’il reçut ne furent pas mortelles. Il tomba sans connaissance sur un cadavre. Un brave homme le ramassa, le porta sur son dos chez lui et le soigna. Puis, le miraculé partit rejoindre sa troupe. Les meurtres commis en secret par l’armée et la police japonaises à Fusong furent révélés au monde par cet homme invulnérable.

    Voici ce que Li Hongbin raconta à propos des crimes des Japonais dont Mou Zhenxing, le martyr, avait eu connaissance lors de sa détention dans la gendarmerie niponne.

    Alarmées par la fin lamentable de Wang le Chef, l’armée et la police japonaises eurent l’idée de bloquer les portes de la ville et de délivrer les laissez-passer aux habitants, puis ils arrêtèrent tous les passants sans document ou en possession d’un laissez-passer périmé, les torturèrent; et ils massacrèrent en cachette ceux qui tentaient tant soit peu de protester. Des horreurs sans précédent dans l’histoire de l’humanité furent ainsi perpétrées.

    Ils détenaient les suspects dans une auberge près du pont Ximen et les emmenaient, à la pointe du jour, au-delà de la porte Ouest, au bord d’un étang sur la rivière Erdaosonghua, où ils les décapitaient au sabre. Ces actes horribles de nature à faire trembler même les pires brutes, les bourreaux japonais les commettaient sans hésiter en disant que leur esprit de guerrier se raffermissait à la vue du sang qui giclait d’un corps sans tête frémissant du regret de la vie.

    Puis, ils jetaient les cadavres dans l’étang. Les habitants de Fusong baptisèrent cet étang la fosse des morts. L’ennemi arrêtait même ceux qui parlaient de ses meurtres et les massacrait de la même façon affreuse, cette fosse étant là pour engloutir leurs cadavres.

    Le récit me bouleversa. Un remords cuisant s’empara de moi. Je craignais que les coups de fusil et la fumée de la poudre n’altèrent mes doux souvenirs de Fusong. Quelle sensiblerie, quelle mesquinerie!

    Fusong était, de même que Linjiang et Changbai, un des points stratégiques de l’ennemi parmi les chefs-lieux des divers districts des environs du mont Paektu. Faisant de cette ville un des centres au service du «maintien de la sécurité publique dans la préfecture de Dongbian», l’ennemi y avait disposé d’importantes forces armées, à savoir des troupes de l’armée japonaise du Guandong (Kwan Tung – NDLR), de l’armée fantoche mandchoue et de la police.

    La troupe d’élite de Takahashi, qui se vantait d’avoir fait son apprentissage dans le feu du combat, y était aussi cantonnée. Il nous fallait l’emporter sur l’ennemi de Fusong si nous voulions conquérir la région du mont Paektu.

    Allons écraser l’ennemi pervers retranché au chef-lieu du district de Fusong pour venger la population martyrisée!

    Allons sauver les innocents condamnés à périr sous les coups de sabre dans l’enceinte de cette ville transformée en enfer!

    J’avais l’impression d’entendre ces cris de vengeance, et je ne pouvais plus me calmer. Comment pourrais-je aller à Mengjiang en laissant impuni derrière moi le drame de cette ville chère à mon cœur? Les innocents y tombent chaque jour sous les coups des sabres des Japonais. Par notre attaque de Fusong, nous pourrons venger le martyre de sa population, consolider, sur des bases nouvelles, le front uni avec les troupes chinoises antijaponaises et favoriser nos opérations visant à contrôler la région du mont Paektu. Il faut attaquer Fusong, et sans tarder.

    Ce sera là mon salut le plus sincère aux habitants de la ville, le meilleur témoignage de mon amitié et de mon affection envers eux.

    Je pris la décision d’attaquer Fusong, d’inaugurer ainsi une phase décisive dans notre action pour le contrôle de la région au nord-ouest du mont Paektu.

    Sitôt après avoir convenu de la ville à attaquer, nous organisâmes une nouvelle reconnaissance détaillée dans la ville.

    La bataille s’annonçait plus difficile que prévue: les ouvrages de défense de l’ennemi étaient plus solides que nous ne le croyions. Comme tant d’autres chefs-lieux de district en Mandchourie, Fusong était entouré de grosses murailles de terre avec des tourelles de place en place.

    Les seuls avantages dont nous disposions étaient le fait que la compagnie de l’armée fantoche mandchoue chargée de garder les portes de la ville était noyautée par nos hommes ainsi que ma connaissance de la ville. Une organisation de l’Association antijaponaise, mise sur pied par des agents politiques de notre troupe, opérait au sein de cette compagnie, et son responsable, Wang, chef adjoint de la compagnie, nous avait promis de poster en faction des hommes de confiance, membres de l’organisation, à l’heure H pour nous ouvrir simultanément toutes les portes de la ville.

    Une réunion opérationnelle fut convoquée pour fixer la mission de chacune des troupes. La nôtre fut chargée de s’emparer de la tourelle au pied de la colline de l’Est et de progresser par la suite en direction des portes Danan et Xiaonan afin d’écraser l’ennemi retranché dans la ville. Les troupes chinoises antijaponaises devaient charger en direction des portes Est et Nord. Pour détourner l’attention de l’ennemi cherchant à défendre le chef-lieu, nous projetions d’expédier des groupes de l’armée révolutionnaire populaire attaquer Songshuzhen et Wanlianghe (Wanliangxiang) la veille de la bataille.

    Les préparatifs ayant été accomplis impeccablement, ou presque, nous avions la certitude de gagner la bataille.

    Or, contrairement à notre attente, l’opération se heurta dès le début à de sérieuses difficultés imprévues. La principale faute en incombait aux troupes chinoises antijaponaises qui agirent à leur gré, sans observer l’heure convenue pour le ralliement.

    Dans un élan de folle bravade, le détachement de Li Hongbin avait chargé tout droit en direction de la porte Est, sans passer par Jianchanggou, lieu de ralliement. Pire encore, la troupe de Wan Shun nous inquiétait car elle n’était pas venue prendre position à l’heure fixée. Nous l’attendions depuis plus d’une heure après le départ de l’estafette, mais elle n’apparaissait toujours pas à Jianchanggou.

    Nous n’avions pas été les seuls à décider la date et l’heure de l’attaque. Wan Shun et les chefs des autres troupes chinoises antijaponaises avaient été là pour en convenir après avoir longtemps pesé les présages de bonheur et de malheur.

    Pour fixer la date, ils avaient recouru même à la superstition du chiffre. Li Hongbin s’était inquiété de savoir quels chiffres composaient la date et l’heure de l’attaque.

    Selon le principe du Yin et du Yang (les principes mâle et femelle–NDLR), le nombre pair porte malheur, tandis que le nombre impair porte bonheur, il fallait donc, selon Li Hongbin, choisir une date et une heure aux nombres impairs tels que 1,3,5,7...

    Il se trouva que, indifférents à ce principe fantastique, nous proposâmes, par hasard, une heure du matin du 17, soit le premier jour de juillet selon le calendrier lunaire; ces chiffres plaisaient à Li Hongbin.

    Wan Shun fit enfin son apparition à Jianchanggou, à la tête d’un détachement de sa troupe, le premier à arriver sur les lieux. Il resta un moment perplexe, puis ordonna à ses hommes de dire une sorte de prières, les mains jointes, tournés vers le ciel est, sans doute pour prier le Ciel et la Terre d’intervenir en leur faveur. Les commandants des autres troupes le blâmèrent vivement en l’accusant de trahison. Mis au pied du mur, il ne savait où donner de la tête, son visage ruisselant de grosses gouttes de sueur.

    Je ne pus m’empêcher de ressentir de la compassion envers lui qui était en butte aux attaques des autres. L’envie me prit de prendre sa défense au lieu de le sermonner. Personne ne s’était mieux efforcé que lui de faire aboutir l’opération conjointe. Nul autre que lui n’avait émis de suggestions aussi valables. Il avait insisté à plusieurs reprises auprès de ses hommes pour qu’ils observent l’heure et la discipline de l’opération. Sa bonne volonté et son ardeur avaient été pour nous un soutien et un encouragement, d’autant plus que nous attachions un intérêt particulier à la formation du front conjoint avec les troupes chinoises antijaponaises.

    Il avait fait tout son possible, payé de sa personne sur le terrain, en vue de faire réussir la collaboration, mais le voilà qui se mettait, malgré lui, en travers du développement de notre opération. Ce désaccord, cette contradiction entre son vouloir et son pouvoir suscitait ma compassion.

    Mais, l’heure n’était pas aux sentiments. Le temps passait seconde après seconde, et je sentis mon cœur se serrer d’angoisse, car je devais commander l’ensemble de l’opération. J’étais passé par des centaines de combats, mais jamais je n’ai été en proie à une aussi vive angoisse.

    Je regrettai de n’avoir pas dûment insisté, lors de la réunion, sur la nécessité de respecter l’heure convenue; j’avais mis en garde tout particulièrement contre toute atteinte à la vie et aux biens des habitants de la ville et contre toute conduite susceptible d’altérer les rapports entre l’armée et le peuple. Je ne voulais pas voir se répéter à Fusong les graves méfaits commis par les soldats des troupes chinoises antijaponaises lors de l’attaque du chef-lieu du district de Dongning. Il était hors de question de tolérer leur répétition.

    Le retard de la troupe de Wan Shun nous déconcertait d’autant plus que nous ne nous y attendions pas.

    Cet incident risquait de faire échouer la bataille. Il fallait ou bien prendre sur-le-champ des mesures énergiques pour remédier à ce contretemps ou bien renoncer au combat. Abandonner l’action? Mais sa préparation ne nous avait-elle pas coûté de gros efforts? Renoncer au combat refroidirait l’enthousiasme élevé des soldats des troupes chinoises antijaponaises et de l’armée révolutionnaire populaire juste avant cette action conjointe.

    Il s’avéra que le retard de la troupe de Wan Shun était dû à l’opium. Sa troupe comptait un grand nombre d’opiomanes. Ceux-ci étaient incapables de marcher à un rythme soutenu sans recourir à ce stupéfiant dont ils étaient à court.

    Pour la réussite de l’opération conjointe, je me vis obligé de leur en envoyer.

    Si je n’avais pas pris cette mesure exceptionnelle, ils auraient perdu leur temps en chemin et ne seraient pas parvenus à destination.

    Wang Runcheng m’avait dit une fois, après la bataille du chef-lieu du district d’Emu: «Si les troupes chinoises antijaponaises ont combattu cette fois avec assez de courage, c’est grâce à l’opium.» J’avais alors pris ce qu’il disait pour une plaisanterie. Mais à la nouvelle que les hommes de Wan Shun ne pouvaient marcher à un rythme accéléré sans opium, j’étais obligé de donner raison à Wang Runcheng.

    Toutes les unités de Wan Shun étaient arrivées enfin, longtemps après l’heure convenue. Le chef de régiment qui en conduisait le gros accourut, hors d’haleine, fermant la marche, et vint se planter devant Wan Shun, pour faire son rapport.

    Ce dernier, hors de lui, le menaça, en brandissant son mauser, de l’abattre sur place.

    Jamais je n’ai ressenti de façon aussi poignante qu’à ce moment-là la nocivité de l’opium. Cette expérience me conduira plus tard à faire rédiger une règle sévère à ce sujet: fusiller tout opiomane dans l’armée de guérilla.

    L’opium a fait crouler, disait-on, le somptueux palais royal de la dynastie des Qing, fière de son histoire multiséculaire. La dynastie des Qing a connu deux guerres de l’opium contre l’Angleterre qui en faisait la contrebande. L’opium indien était introduit clandestinement chez les Qing, et des millions de Chinois y ont pris goût. En revanche, d’énormes quantités d’argent ont fui à l’étranger. L’Angleterre a tiré d’énormes profits de la vente de l’opium.

    Lin Zexu et autres progressistes de la dynastie des Qing se sont levés, à la tête du peuple, contre les agresseurs britanniques, trafiquants de drogue. Leur résistance a été acharnée, mais la dynastie des Qing a fini par céder aux Anglais, à cause de la traîtrise de ses gouvernants, Hongkong qui faisait partie de son territoire.

    L’opium a ruiné la Chine, estimait-on. C’était pour le peuple chinois un cauchemar, le souvenir de la plus grande honte et de la plus vive douleur des XIXe et XXe siècles sous la dynastie des Qing. Dans les années 1930, l’opium se vendait encore clandestinement en grandes quantités en Mandchourie. Sans parler des riches et des dignitaires, on comptait un grand nombre d’opiomanes parmi les gens du commun, les pauvres sans espoir de survie. Toutes les fois que je voyais des opiomanes aux yeux éteints, au regard vague, avec le nez coulant, je sentais mon cœur se serrer de compassion au souvenir du long passé de souffrances du peuple voisin.

    Toutes les troupes pressèrent le pas à perdre haleine. Peine perdue. Les membres de l’Association antijaponaise au sein de la compagnie de l’armée fantoche mandchoue devaient être relevés de la garde des portes de la ville. Ils avaient attendu notre signal comme prévu. Tout ce qu’ils avaient pu faire pour nous aider, c’était de mettre du sable dans les boîtes des culasses des mitrailleuses avant de se retirer. Nous comptions pénétrer dans la ville subrepticement, sans faire de bruit, par les portes ouvertes par ceux-là et surprendre l’ennemi. Mais non, les choses tournaient mal dès le début.

    Franchement parlant, l’idée m’était venue à l’esprit un instant de renoncer au combat. Vu les circonstances, il paraissait plus sage de le remettre à plus tard.

    Pourtant, notre haine de l’ennemi était trop violente pour tourner le dos à cette ville martyrisée, et nos espoirs fondés sur cette bataille trop grands pour l’abandonner: ne devait-elle pas favoriser notre action ultérieure pour le contrôle de la région du mont Paektu?

    Qu’adviendra-t-il si nous, forts de 1 800 hommes, nous replions sans oser attaquer la ville? Nous ne serons, aux yeux de tout le monde, qu’une horde facile à l’épouvante, prompte à la fuite. La grande cause du front commun antijaponais en pâtira, pour crever comme une bulle de savon. Les coups de feu que nous comptons tirer au pied du mont Paektu ne pourront produire l’effet escompté.

    Enfin, je déclarai aux commandants de l’armée révolutionnaire populaire: «La situation est critique, et nous devons prendre la tête de l’action, braver la mort, conduire jusqu’à la victoire la bataille préparée au prix de tant d’efforts.»

    Ainsi une situation complexe précéda notre attaque du chef-lieu du district de Fusong.

    Sur mon ordre, les combattants de l’armée révolutionnaire populaire s’emparèrent du coup de la tourelle au pied de la colline de l’Est et, sans s’arrêter, progressèrent en direction de la porte Xiaonan. Les troupes chinoises antijaponaises elles aussi chargèrent en direction des portes Nord et Est. On se bat au corps à corps dans la rue Xiaonanmen. La mitrailleuse ennemie de la tourelle ouvre le feu sur les assaillants. Debout près de la porte Xiaonan, là où j’ai installé mon poste de commandement, je suis assourdi par le crépitement de la mitrailleuse.

    Les hommes de l’armée révolutionnaire populaire forcent la porte, couverts par la compagnie de mitrailleurs, et se précipitent dans la ville.

    Or, à peine mes hommes ont-ils pratiqué ainsi une brèche, au péril de leur vie, que la nouvelle parvient que la troupe de Wan Shun, en action du côté de la porte Nord, commence à se replier, effrayée par l’entrée en jeu de l’artillerie ennemie. J’envoie le chef de compagnie, Ri Tong Hak, pour lui venir en aide.

    Un peu plus tard, les hommes de Li Hongbin, qui devaient foncer du côté de la porte Est, se replient, eux aussi, ne pouvant plus soutenir la contre-attaque de l’ennemi, qui, étant passé par la porte Est, charge en direction de la porte Xiaonan.

    Pour comble de malheur, le groupe de Jon Kwang revient sans avoir attaqué Wanlianghe. Il n’a pu, selon lui, traverser la rivière Erdaosonghua en crue. Un instant, je me sens désemparé. Le refoulement des hommes de Wan Shun de la porte Nord était dû, outre leur affolement devant la canonnade de l’ennemi, à une méprise: ils ont pris les nôtres revenant du côté de Wanlianghe pour des renforts ennemis et pris la fuite, craignant d’être pris entre les feux croisés de l’ennemi.

    Le désordre provoqué dans la troupe de Wan Shun se répercuta sur ses flancs; le détachement de Li Hongbin en pâtit. Ce fut la débâcle. Ainsi, la conduite de Jon Kwang qui avait renoncé à sa mission et n’en avait pas rendu compte à temps eut des conséquences désastreuses sur le cours de la bataille.

    La situation n’était pas encore rétablie que le jour commença à poindre. Tout allait de mal en pis. Li Hongbin accourut:

    «Monsieur le commandant, tout est fichu. Si on s’attarde, on sera complètement anéanti.»

    Li Hongbin désirait la retraite.

    «Ah, c’en est fait de nous», s’exclama-t-il, en proie au désespoir, la tête rejetée en arrière, les yeux levés vers le ciel doré du jour naissant.

    Je le saisis par les épaules et criai:

    «Non, chef de détachement, ne désespérez pas. La situation est critique, c’est vrai, mais il faut conserver le contrôle de nous-mêmes et chercher à faire tourner la chance. Ne dit-on pas que le bonheur contient le malheur, et vice versa?» Je lui dis cela non parce que j’avais le moyen d’accomplir un miracle. Seulement, j’étais décidé à attirer l’ennemi dans une embuscade, en profitant de la retraite des troupes chinoises antijaponaises, et reprendre l’initiative de la bataille.

    Dans de pareils cas, attirer l’ennemi hors de la ville, l’entraîner dans une vallée, pour l’y encercler et l’anéantir, est la tactique courante de la guérilla. Tactique plus efficace la nuit. D’ailleurs, en élaborant le plan d’opérations de Fusong, nous avions pensé à y recourir le cas échéant.

    Nous nous voyions devant l’alternative: ou bien nous retirer avant le jour du champ de bataille ou bien lancer une attaque de front et soutenir un combat à mort.

    La décision fut prise d’user de cette tactique propre à la guérilla, mais nous hésitions à donner le signal de la retraite, de peur que les nôtres ne subissent des pertes, lorsqu’un miracle intervint: un brouillard épais monta et enveloppa en un clin d’œil la ville et ses alentours, au point qu’on ne pouvait voir à un pas devant soi. Le Ciel nous était venu en aide.

    J’ordonnai à toutes les troupes de rallier les hommes et de se replier jusqu’à la colline de l’Est de la ville et jusqu’à celle de Xiaomalugou.

    Voyant que nous nous repliions, l’ennemi se lança follement à notre poursuite.

    Mes hommes gravissaient la colline de l’Est, lorsqu’un coup de feu retentit du côté du goulet qui partage la saillie centrale du mont. Surpris, je m’arrêtai: sept ou huit partisanes devaient être là, occupées à cuire le repas de la troupe. De toute évidence, l’ennemi avait deviné que nous nous repliions en direction de cette colline et tentait de nous gagner de vitesse afin de prendre entre les deux feux le commandement et les forces principales de nos troupes.

    Des fusillades nourries retentissaient de ce côté. Les partisanes devaient soutenir un combat pénible contre une grosse troupe ennemie.

    J’expédiai mon ordonnance pour m’informer de la situation. L’homme revint après un moment pour me dire que Kim Hwak Sil, Kim Jong Suk et autres camarades se battaient là, décidées à tenir le goulet au péril de leur vie pour assurer la sécurité du commandement. En effet, leur courage au combat allait conjurer le danger qui guettait celui-ci. Si elles n’avaient pas enrayé l’attaque surprise de l’ennemi, nous n’aurions pu parvenir en haut de la colline avant l’ennemi. La 4e compagnie du 7e régiment de notre armée aussi se battait sur la colline de concert avec les partisanes.

    A la faveur du brouillard épais, le gros du 7e régiment vint s’embusquer sur le pic sud de la colline de l’Est, pendant que des combats acharnés se poursuivaient entre les assaillants et les défenseurs de ce côté-ci. Sur ces entrefaites, les troupes chinoises antijaponaises, elles aussi, prirent position sur la colline opposée, de l’autre côté de la vallée. La compagnie chargée de couvrir le repli des forces principales commença enfin sa retraite par la vallée plongée dans le brouillard, suivie de l’ennemi. Arrivée au fond de la vallée, elle gravit rapidement le versant et s’éclipsa: elle se retrancha sur la crête.

    La troupe de Takahashi, qui s’était fait une réputation d’effroyable cruauté en tranchant la tête des prisonniers à coups de sabre, avançait, sans se douter de rien, pour s’enfoncer dans la trappe. Son sort était décidé.

    Du haut de la colline, les nôtres tirent sur elle, qui riposte du fond de la vallée; des fusillades violentes continuent. Les hommes de Takahashi montent à l’assaut par vagues successives, selon leur fameuse tactique, celle de la bravoure d’après Wan Shun, mais en vain: chaque fois, refoulés, ils retournent à leur point de départ, laissant derrière eux nombre de cadavres. Epuisés, ils arrêtent la charge et attendent du renfort, massés au pied de la colline.

    Je donne alors l’ordre de contre-attaquer.

    Le clairon sonne; nos combattants bondissent de la tranchée et foncent sur les ennemis. Un corps à corps s’engage. Kim Myong Ju, chef d’escouade du 7e régiment, surnommé «Prison de Yanji», fauche les ennemis à la tête de ses hommes.

    Il avait été, pour sa participation à la révolte du 30 Mai, arrêté et détenu dans la prison de Yanji. Au cours de ses 5 années de détention, il tentera six fois de s’évader avec les membres de l’organisation clandestine de sa prison et réussira finalement après avoir terrassé le gardien-chef d’un coup de hache. Ce fait lui avait valu le surnom «Prison de Yanji».

    Il avait un autre surnom: «Pistolet à sept coups». Il avait participé à sept batailles, accompli chaque fois des exploits et avait été blessé. De ce fait, ses compagnons d’armes l’appelèrent «Pistolet à sept coups» de façon fort suggestive. Combattant intrépide, il ne reculait devant rien. On aurait dit un lion.

    Ryo Yong Jun, chef de compagnie du 8e régiment, qui l’avait aidé, au péril de sa vie, dans son évasion, se battit aussi courageusement que l’autre, ce jour-là. Les deux étaient unis par une amitié scellée dans le feu des combats.

    Kim Hwak Sil, surnommée «femme-générale» de la guérilla, faucha des ennemis avec sa mitrailleuse: elle tirait les deux yeux grand ouverts. A ses compagnons d’armes qui demandaient pourquoi elle ne fermait pas un œil, elle répliquait: c’est pour mieux voir la sale gueule des Japs. Chaque fois qu’elle ouvrait le feu avec sa mitrailleuse, les ennemis tombaient comme frappés par la foudre au milieu de cris de détresse. Ce jour-là, Kim Hwak Sil prit même part au corps à corps, la baïonnette au canon.

    Kim Jong Suk se distingua dans cette bataille en abattant une dizaine d’ennemis avec un mauser dans chaque main; le tir rapide de ses mausers rappelait celui d’une mitrailleuse.

    Le chef de régiment de la troupe de Wan Shun, qui avait failli être abattu par son chef à cause de l’opium, commanda, lui aussi, bravement son régiment, debout sur un rocher, sous une pluie de balles. Toutes les troupes chinoises antijaponaises donnèrent leur pleine mesure.

    La «troupe d’élite» de Takahashi fut anéantie dans la vallée de la colline de l’Est. Sa fin tragique fut rapportée dans la matinée même au Quartier général de l’armée japonaise du Guandong. Selon les journaux Tonga Ilbo et Joson Ilbo, que j’ai lus plus tard, de l’aéroport de Xinjing avaient décollé en toute hâte des avions ennemis lourdement chargés de bombes et de munitions pour venir en aide aux troupes de Fusong, et des renforts importants avaient été expédiés de toute urgence de Tonghua, de Huanren, de Sipingjie et autres régions. La garnison de Zhongjiangjin avait été dépêchée, elle aussi, à Fusong.

    Takahashi avait dû, comme l’avait fait le major Wen à Luozigou, exagérer nos forces, en informant ses supérieurs de sa situation pour que des renforts aussi importants fussent envoyés de toutes parts. Des flots de renforts étaient arrivés aussi de Linjiang, de Changbai, de Mengjiang et autres districts voisins, dans l’espoir de sauver la troupe de Takahashi. En vain. Toutes ces mesures de secours prises d’urgence ne purent sauver Takahashi. Le premier contingent de renfort était arrivé à Fusong le 17 août dans l’après-midi, mais trop tard.

    Nous nous repliions dans les profondeurs d’une forêt, après avoir passé en revue le champ de bataille, lorsque des avions ennemis survinrent de Xinjing et se mirent à larguer des bombes au hasard, sans but précis, sur les ruines de la tourelle au pied de la colline de l’Est et sur des logements aux alentours du chef-lieu de district.

    Un regard joyeux sur les bombardiers ennemis en piqué, Wan Shun me dit:

    «Commandant Kim, les avions ennemis ne sont-ils pas hypnotisés, eux aussi, par votre magie?»

    Cette plaisanterie confirmait, à mes yeux, que l’objectif de l’attaque du chef-lieu du district de Fusong avait été atteint.

    Wan Shun était précédé de ses hommes qui se comptaient par plusieurs centaines; une lourde charge de butin sur le dos, ils marchaient d’un pas alerte, sous le commandement du chef de régiment, et tous avaient l’air de généraux triomphants. Leur visage et leur allure avaient changé tant et si bien qu’il était difficile de croire que c’étaient les mêmes qui, naguère n’ayant pas assez d’opium, n’avaient pas observé l’heure du ralliement et avaient fait péricliter l’opération. Des éclats de rire s’élevaient sans cesse de leur colonne en marche.

    Je dis avec assurance à Wan Shun, en désignant sa troupe:

    «Si nous engageons d’autres combats de ce genre, vos hommes abandonneront l’habitude de fumer l’opium. A propos, ne voudriez-vous pas pardonner à votre chef de régiment? Je vous en prie.

    – Merci, commandant Kim, dit-il, les larmes aux yeux. C’est plutôt moi qui devrais vous demander pardon. En lui pardonnant, vous nous pardonnez à nous tous. Désormais, mes gars se ressaisiront, j’en suis sûr, et je vous jure que je coopérerai avec vous, commandant Kim, toute ma vie comme Wu Yicheng.»

    L’attaque de Fusong, de même que celles de Dongning et de Luozigou, a constitué un événement qui fit date: elle avait inauguré la transformation de la mentalité des officiers et soldats des troupes chinoises antijaponaises; elle leur avait permis de se rendre compte pour la première fois de la valeur du front uni. La pratique est toujours plus vivante et plus convaincante que la théorie. La bataille de Fusong attesta une fois de plus que notre idée et notre théorie du front uni avec les troupes chinoises antijaponaises n’étaient pas des paroles creuses, mais qu’elles reflétaient une vérité, une réalité incontestable.

    Par ailleurs, elle nous donna de nombreux enseignements sérieux sur le plan tactique. Jusque-là, j’avais livré de nombreuses batailles, mais c’était la première dont le déroulement avait connu tant de vicissitudes. En général, si dans une bataille la situation change de façon imprévue, c’est dû aux manœuvres de l’adversaire. Or, lors de la bataille de Fusong, c’étaient les nôtres qui, par leurs erreurs, avaient provoqué la confusion.

    Face aux changements imprévus de situation et aux obstacles ayant surgi à l’improviste, le commandant doit faire preuve de force de volonté, de courage et de perspicacité, pour vaincre les difficultés avec sang-froid. Il le faut dans la lutte contre l’ennemi, dans l’intérêt de l’Etat, comme dans la lutte pour la transformation de la nature et de la société. Un commandant doit savoir faire face aux changements brusques de situation et prendre à temps les décisions adéquates.

    A mes yeux, la bataille de Fusong a été un succès. Pour nous, son effet politique primait plutôt que son effet militaire.

    La victoire de Fusong nous permit de renforcer la coopération entre les troupes chinoises antijaponaises et la nôtre sur le front commun et de tenir avec plus d’assurance sous notre contrôle la région située au nord-ouest du mont Paektu. Voilà comment on peut résumer sa portée politique. Les effectifs ennemis mis hors de combat et la quantité de butin saisie alors m’échappent, et je ne le regrette guère.

    

    

    

    3. La première de Mer de sang

    

    

    Des recherches approfondies ont été effectuées sur la littérature et les arts de la révolution antijaponaise, et la plupart des originaux découverts et adaptés à l’esthétique contemporaine. Cette littérature et ces arts nés dans le feu du combat contre le Japon sont à la base des traditions littéraires et artistiques de notre Parti et occupent une place de choix dans l’histoire de la littérature et des arts de notre pays, en tant que trésors inestimables.

    Je ne voudrais pas m’étendre ici sur une analyse théorique à leur sujet comme le feraient les chercheurs, mais tout simplement évoquer un épisode, le spectacle donné par notre troupe au village de Manjiang, cette évocation pouvant, j’espère, aider les lecteurs tant soit peu à se faire une idée de l’aspect général de cette littérature et de ces arts.

    Sans ignorer que la création d’une œuvre artistique exige infiniment d’effort, non moins que l’attaque d’une ville, nous n’avons pas hésité à nous atteler à la réalisation de représentations artistiques, et, à cet effet, nous avons mis tout en œuvre, sans ménager notre temps et nos efforts.

    Si nous avions eu dans notre armée de guérilla ne fût-ce qu’un seul écrivain ou artiste professionnel, nous aurions pu nous éviter les peines de la création, mais, à notre vif regret, nous n’en avions pas.

    Exaltés par les actions brillantes de l’Armée révolutionnaire populaire coréenne et séduits par notre renommée, certains hommes de lettres ont voulu, il est vrai, nous rejoindre, mais sans succès.

    S’ils avaient réussi, notre armée aurait pu disposer d’une équipe d’historiographes et d’une équipe de création littéraire et artistique, dignes de ce nom, indispensables à la rédaction de ses publications et à la préparation de ses représentations artistiques, et lancer une propagande et une agitation beaucoup plus efficaces.

    A défaut également d’historiographe professionnel, des profanes en la matière ont assumé de leur propre initiative la tâche de chroniqueur comme ce fut le cas de Ri Tong Baek et de Rim Chun Chu, pour ne citer que les plus connus. Ils ont fait de leur mieux pour consigner le plus d’événements possible; malheureusement, la plupart de leurs notes ont disparu par la suite pour diverses raisons.

    Après la libération du pays, nos historiens ont dû commencer presque à zéro l’étude de l’histoire de la révolution antijaponaise. La plupart des matériaux historiques actuels ont été puisés dans les souvenirs des participants à la révolution antijaponaise. Parfois, ils ont dû se référer aux documents de l’ennemi qui, très souvent, déforment les faits, en les exagérant ou en les minimisant. Aussi les difficultés ont-elles été légion pour retracer notre histoire. Ce n’est pas tout. Sont venues s’ajouter là les manœuvres d’obstruction et l’indifférence voulue des fractionnistes qui, hostiles à la révolution, ont occupé un temps des postes de responsabilité dans le secteur de la propagande. A cause d’eux, les efforts pour collecter les matériaux concernant la révolution antijaponaise n’ont pu être entrepris réellement qu’à la fin des années 50.

    Si nos livres consacrés à cette histoire contiennent certaines méprises ou inexactitudes concernant les dates et les lieux, cela est dû à ce handicap.

    Les combattants de la guerre antijaponaise, eux, se sont battus non pas pour laisser leur nom dans l’histoire, mais pour créer l’histoire. Pour mener notre dure guerre de guérilla, nous nous sommes dit: «Qu’importe que la postérité se souvienne ou non de nous.» Si nous avions pris les armes en vue de nous faire remarquer ou d’obtenir les honneurs, nous ne serions pas parvenus à créer cette grande épopée, l’histoire de la révolution antijaponaise selon l’expression des jeunes générations.

    C’était une guerre de guérilla, et nous étions obligés d’opérer toujours parmi l’ennemi, constamment poursuivis par celui-ci et en nous déplaçant sans cesse. Dans ces conditions, il nous était pratiquement impossible de conserver ne fût-ce qu’un petit morceau de document confidentiel. Du reste, pour parer à toute éventualité, nous avons pris soin de brûler, sitôt après les avoir lues, toutes les lettres provenant des arrières de l’ennemi. D’autre part, des documents, des photos de valeur historique ont été mis dans des sacs et expédiés à l’Internationale communiste.

    En 1939, nous lui avons envoyé encore plusieurs sacs de documents qui, malheureusement, ne sont pas parvenus à destination. Une grande partie de ceux-ci seront plus tard reproduits dans les dossiers de la police des impérialistes japonais et les publications, ce qui fait présumer que l’escorte qui accompagnait nos documents est tombée, à mi-chemin, entre les mains de l’ennemi. Le peu que nous avons apporté lors de notre retour dans la patrie, ce n’étaient pas des chroniques ou des documents sur les activités de nos organisations, mais de petits carnets, où nous avions consigné des chants révolutionnaires, et des mémentos contenant les noms et les adresses de nos compagnons d’armes.

    D’où la difficulté extrême pour nos historiens d’étudier l’histoire de la révolution antijaponaise.

    Cependant, les laquais des impérialistes, les écrivains vénaux et les chercheurs à la solde de la bourgeoisie, ignorant ou voulant ignorer tout de la situation spécifique traversée par notre révolution avec ses nombreuses implications, s’évertuent, en se référant à certains chiffres et faits tirés de quelques rares documents, à minimiser, à dénigrer l’histoire de la révolution antijaponaise que les fils et filles véritables de la Corée, totalement dévoués à leur patrie et à la cause de la révolution, ont menée au péril de leur vie.

    Or, il n’est nullement étonnant ni singulier de voir les gens hostiles à nos idéaux et à notre système social se répandre en calomnies venimeuses contre l’histoire révolutionnaire de notre Parti afin de la minimiser. Seulement, ni l’encre, ni le feu, ni l’épée ne peuvent l’effacer. Quoi qu’on en dise, notre histoire restera ce qu’elle est.

    Autant qu’il me souvienne, c’était peu après la Conférence de Donggang qu’il me vint à l’esprit l’idée d’écrire un drame intitulé Mer de sang et que je me mis à écrire son texte. L’idée m’avait été inspirée par Le Chant des expéditions «punitives» en Jiandao, chanson que mon père m’avait apprise dans mon enfance. Il nous avait raconté souvent, à mes camarades et à moi, les expéditions «punitives» perpétrées par les Japonais dans la région de Jiandao. Plus tard, en Mandchourie de l’Est où je me rendis à la tête de la troupe de partisans que je venais de former à Antu, je vis la population martyrisée par l’expédition «punitive» de l’armée et de la police japonaises. La terre de Jiandao était noyée dans le sang. Toute la région était transformée littéralement en une mer de sang: presque chaque jour, des dizaines, des centaines d’innocents tombaient sous les coups de sabre et de baïonnette des troupes d’expédition «punitive».

    Ces spectacles affreux me rappelèrent Le Chant des expéditions «punitives» en Jiandao, me faisant chaque fois frémir de colère et d’accablement: quel martyre traverse la nation coréenne!

    Chose étonnante, loin de se résigner et de se laisser faire, la plupart des Coréens de la région de Jiandao se dressaient et, un fusil ou un bâton à la main, opposaient une résistance soutenue à l’ennemi. Même les femmes qui naguère encore avaient croupi sous les contraintes des Trois principes et des cinq points moraux, ainsi que des Trois obéissances (selon le confucianisme, la femme doit obéir à son père, à son mari et à son fils –NDLR) et les enfants qui, dans les jupes de celles-ci, s’étaient plaints de la monotonie de la nourriture rejoignaient les rangs de la résistance populaire. Cette réalité m’émut profondément.

    Que les femmes se soient débarrassées des contraintes féodales de la famille pour se lancer dans les mouvements de transformation sociale constituait une véritable révolution. J’éprouvais estime et affection envers elles, responsables de cette révolution. Mon approbation et ma sympathie à leur égard firent naître en moi et mûrir dans mon esprit l’image de la femme qui s’engage dans la révolution à la place de son mari tué et celle de ses enfants.

    Depuis, l’idée d’écrire un récit axé sur une telle femme ne me quittera pas.

    Pendant notre séjour de plusieurs jours à Fusong, nous donnâmes des spectacles afin d’éveiller la conscience de la population. A l’époque, une bataille gagnée était immanquablement suivie d’un spectacle à l’intention des habitants ou, si c’était impossible, du moins d’un discours à leur adresse. A chaque numéro du modeste répertoire de l’armée révolutionnaire, les habitants applaudissaient avec enthousiasme. Une fois, lors d’une séance récréative organisée après une bataille, nos camarades interprétèrent Le Chant des expéditions «punitives» en Jiandao, et voilà que toute l’assistance fondit en larmes: tout le monde, hommes, femmes, vieillards, enfants, maudissait les impérialistes japonais, en jurant de les combattre inlassablement. Une seule chanson avait fait de la séance une mer de larmes. Cette scène inattendue me surprit et me donna envie de préparer une représentation d’envergure dans le genre d’une pièce de théâtre et de stimuler encore plus le public. Mais le manque de temps ne me permit pas de réaliser ce rêve.

    Or, peu de temps après la Conférence de Donggang, Ri Tong Baek me ravivera ce désir jusque-là somnolant au fond de mon cœur. Un jour, avec à la main le récent numéro d’une revue littéraire fraîchement parue qu’il avait trouvé dans un village, il vint me voir. La revue contenait un roman où l’on parle de la femme d’un militant emprisonné: sitôt le mari arrêté et jeté en prison, la femme abandonne son bébé pour aller se remarier à un autre. Voilà le sujet.

    Je demandai à Ri Tong Baek ce qu’il en pensait, et il répondit, un sourire narquois aux lèvres:

    «C’est justement ce qu’il y a de navrant. D’ailleurs, c’est la vie. Tant pis.

    –Vous trouvez le récit véridique?

    –En partie. Je connais un militant, dont la femme l’a abandonné, lui et son enfant, entraînée dans une aventure amoureuse avec un fainéant.

    –Ce n’est là qu’un cas particulier, occasionnel, qui ne peut représenter la vérité. La plupart des femmes que j’ai vues en Corée et en Mandchourie sont toutes fidèles à leur mari, dévouées à leurs enfants, loyales envers les voisins et très attachées au pays. Une femme qui remplace avec dévouement son mari emprisonné dans ses activités révolutionnaires, en transportant, au péril de sa vie, des bombes Yongil ou des paquets de tracts, une femme qui enfile l’uniforme et part se battre, les armes à la main, contre l’ennemi à la place de son mari tombé au cours de la révolution, une femme qui remue ciel et terre, n’hésitant pas à aller demander l’aumône pour donner de quoi manger à ses enfants affamés, telle est la femme coréenne. Si on refusait de voir en cette femme une Coréenne type, si l’on insultait les femmes des révolutionnaires comme le fait Ri Kwang Su, qu’est-ce qu’il s’ensuivra? On risque d’encourir cette fois des coups de battoirs, comme celui-ci a reçu une volée de bouteilles de bière à Séoul après la publication de sa “thèse sur l’amélioration du caractère national”. Il faut savoir que les battoirs de nos mères et de nos sœurs ne sont pas seulement bons à arracher des armes à l’ennemi. Voilà ce qui est la vérité. Qu’en dites-vous, monsieur Ri Tong Baek?»

    Il me considéra un moment d’un œil étonné, intrigué, puis, changeant d’avis, consentit de bon gré:

    «Oui, vous avez raison. C’est bien cela.»

    La littérature est appelée à refléter la vérité; ce n’est qu’en traduisant la vérité qu’elle peut conduire les lecteurs dans un univers spirituel, beau et noble; c’est la mission, la raison d’être de la littérature et des arts que d’entraîner les masses populaires dans l’univers du beau et du sublime par une fidèle traduction de la vérité, pensais-je.

    Ce jour-là, nous avons mis de longues heures à évoquer les femmes combattantes qui s’étaient distinguées, les militantes de mérite, les femmes à la haute vertu, d’une fidélité conjugale légendaire.

    Vers la fin de notre conversation, Ri Tong Baek me demanda à brûle-pourpoint:

    «Général, ne voudriez-vous pas écrire un drame sur le destin d’une femme révolutionnaire?

    –Un drame? Mais qu’est-ce qui vous fait penser à cela? Peut-être, la nostalgie de l’époque où vous avez, avec vos écoliers, monté des pièces de théâtre dans la région de Jiandao?

    –Non. Seulement, il faudra infliger une correction à ceux qui osent écrire de tels récits de quatre sous, fit-il en tapotant la revue en question.

    –Traiter une femme révolutionnaire est une très bonne idée, lui dis-je, mais, pour écrire un drame, il faut avoir un thème. Monsieur, dites-moi, vous en avez un?

    –Qu’est-ce que la Coréenne type? voilà ce qui pourrait faire un thème. Il s’agit de montrer les Coréennes sous leur véritable aspect. Le martyre national a entraîné même les femmes dans la lutte, la lutte est le seul moyen, pour elles, de survivre, voilà le thème. Cela vous plairait-il, Général?»

    J’en fus surpris. Ce qu’il venait de dire coïncidait à peu près avec l’idée que je nourrissais depuis Jiandao en projetant de créer une œuvre sur le destin d’une femme.

    «Mais pourquoi ne pas l’écrire vous-même? lui suggérai-je.

    –Mais non, impossible, refusa le “Vieux à la pipe”, en sursautant, comme effarouché. Moi, je pourrais apprécier une œuvre, mais je ne suis bon à rien en matière de création. C’est vous, Général, qui devez l’écrire. Quant à moi, j’en assumerai la mise en scène.»

    Je ne lui dis ni oui ni non. Cependant, depuis, le portrait de l’héroïne, depuis longtemps conçu, m’obséda en prenant corps: une femme simple et candide, brisée de chagrin par suite de la perte de son mari et de son fils emportés par la mer de sang, mais qui se dresse avec courage pour s’engager dans la lutte. Cette image me séduisait, m’émouvait. Je me mis à en camper le récit. Lorsque notre troupe arriva à Manjiang, j’avais écrit plus de la moitié du drame.

    Nous n’étions pas sans expérience du théâtre. Nous en avions fait beaucoup aussi bien à Fusong qu’à Jilin et à Wujiazi. Mais, une fois la lutte armée déclenchée, nous n’avions plus pu mettre en scène autant de pièces de théâtre. Dans la première moitié des années 1930, dans la base de guérilla, certains s’étaient enthousiasmés pour le théâtre, mais moins que nous à l’époque de Jilin. En effet, les artistes amateurs de la zone de guérilla ne pouvaient pas se consacrer à cet art et à certains autres genres qui demandaient beaucoup de temps et d’efforts.

    Pourquoi alors avions-nous mis à l’ordre du jour la création d’un drame et nous efforcions-nous de le réaliser sur notre chemin vers le Sud, en direction du mont Paektu, hérissé de difficultés et d’obstacles?

    C’est que nous comptions beaucoup sur la force d’attraction de l’art dramatique et son impact sur la conscience des masses. A cette époque-là, aucun autre genre ne disposait d’une force aussi puissante que le drame pour toucher l’âme des masses. Avant que le cinéma muet, puis sonore, ne se développe et ne se généralise dans le monde, c’était le théâtre qui dominait avec sa force de persuasion incomparable.

    Moi-même, je n’ai pas épargné le temps pour aller au théâtre. Parmi mes camarades d’études de l’Ecole Changdok, beaucoup se sont passionnés pour le drame. Quand une troupe dramatique renommée arrivait à Pyongyang, j’accourais pour assister à sa représentation avec Kang Yun Bom.

    C’était le genre d’art populaire par excellence, accessible à tout le monde: chacun se faisait fort d’émettre un jugement sitôt après avoir assisté à la représentation d’un drame: c’est «excellent», c’est «mauvais», ou c’est «médiocre».

    Les années 1920 et 1930 furent celles de l’épanouissement et de la prospérité de l’art dramatique. Lors de mes études à l’Ecole Changdok, une nouvelle école de théâtre vit le jour et séduisit les spectateurs, en reléguant le «mélodrame traditionnel» au second plan.

    On verra aussitôt les écrivains et artistes progressistes lancer le mouvement pour le drame dit prolétarien à la portée des masses déshéritées. Les partisans de ce mouvement créèrent des troupes de théâtre qui feront des tournées dans les différentes régions à l’intention des ouvriers et des paysans. Celles-ci venaient souvent à Pyongyang.

    Hwang Chol et Sim Yong, vedettes de notre théâtre après la Libération, s’étaient consacrés au théâtre depuis les années 1920 et 1930.

    A cette époque-là, on acclamait partout le drame. Même dans les écoles rurales comptant à peine une cinquantaine d’élèves, on se passionnait pour la mise en scène. A la faveur de ce courant de l’époque, nous aussi, au début de nos activités révolutionnaires, avions souvent joué des pièces de théâtre.

    Enfin, le texte du drame Mer de sang était, il faut le dire, l’enfant de l’intelligence collective. Mes camarades me donnèrent des conseils utiles, même pour un petit détail, un bref dialogue, sans parler de l’intrigue.

    Après la réunion conjointe des commandants des troupes chinoises antijaponaises et de la nôtre, tenue à Donggang, pour dresser le bilan de la victoire du chef-lieu du district de Fusong, je me rendis, à la tête de la troupe principale, à Manjiang, dans le secteur de ceinture à l’ouest du mont Paektu.

    Manjiang, perché sur un vaste plateau, le premier village en descendant le mont Paektu, délimite l’extrémité sud du district de Fusong. De là, en allant vers le Sud, on arrive, après avoir escaladé le mont Duogu, dans la région de Changbai; en allant vers le Sud-Ouest, en passant par le mont Lao, on parvient à Linjiang.

    En 1936, Manjiang comptait à peine 80 foyers éparpillés. Un des petits villages de Coréens, avec des cultures sur brûlis, comme Nandianzi, Yangdicun, Wanlihe et Toujidong, rares dans la région de Fusong. A la différence d’Antu, peu de Coréens habitaient la région de Fusong.

    Perdu dans les profondeurs de la montagne, loin du chef-lieu du district, le village était peu fréquenté. Avec peu d’habitants et presque sans visiteurs, il semblait isolé, coupé du monde humain comme un îlot perdu dans l’océan. Les seuls voyageurs étaient des colporteurs de gros peignes et de colorants qui criaient leurs articles et des marchands de sel. Rares étaient aussi ceux parmi les gens influents de Fusong qui étaient venus à Manjiang. C’est à peine si Choe Jin Yong, chef du bureau général, l’avait visité une ou deux fois et Yon Pyong Jun, son successeur, cinq ou six fois.

    Quelques mots, en passant, sur Yon Pyong Jun. Ancien commandant de détachement sous les ordres de Hong Pom Do, il avait pris, grâce à je ne sais quelles personnes de connaissance à Fusong, après la mutation de l’armée indépendantiste de celui-ci dans la région maritime extrême-orientale de Russie, les fonctions de chef du bureau général du Jongui-bu, comme représentant local de ce dernier. C’est alors qu’il s’était fait une bonne réputation parmi la population.

    Par la suite, il avait quitté ces fonctions pour devenir accuponcteur dans le village de Dapuchaihe, aux confins d’Antu et de Dunhua. Un jour, Kim San Ho, au retour de ce village, m’avait conseillé d’aller le consulter puisque tout le monde louait son art de guérir; et je me rendis chez lui; il me prit le pouls, avant de déclarer: «Hum, Général, vous voilà en mauvais état, très affaibli. Est-ce que vous pouvez vous procurer de l’andouiller ou de l’insam sauvage? Si oui, je vous ferai une ordonnance.» Ainsi, grâce à son ordonnance, je pus me rétablir. Longtemps après mon retour dans la patrie, à la vue d’un cadre en mauvaise santé, je remis à celui-ci, faisant appel à ma mémoire, l’ordonnance de mon vieux médecin de Dapuchaihe. Et à quelques mois de là, il vint me remercier, puisque, me dit-il, mon ordonnance lui avait fait beaucoup de bien, et je l’ai mis au fait: ce n’était pas la mienne, mais celle de Yon Pyong Jun; celui-ci me l’avait donnée plusieurs dizaines d’années auparavant.

    Yon Pyong Jun connaissait très bien Manjiang, je ne savais comment cela se faisait.

    Les pommes de terre de Manjiang, certaines d’entre elles étant aussi grosses que des oreillers de bébé, à l’égal de celles de Naedosan, étaient une des spécialités de la contrée. Dans la rivière Manjiang foisonnaient les truites de rivière.

    A Manjiang, tous les ustensiles de ménage étaient en bois ou en écorce de bouleau blanc. Même les cuillères, les pots de pâte de soja et de kimchi.

    Notre troupe arriva à la porte naturelle du village de Manjiang, constituée de deux bouleaux debout face à face, lorsque nous vîmes que Ho Rak Yo, maire du village, et les villageois nous y attendaient avec des jarres de bois et des baquets de bois pleins de kamju (boisson à base de riz fermenté – NDLR) et de makgoli (boisson alcoolisée à base de son de riz – NDLR). Comment avaient-ils su que nous viendrions? Un paysan était allé acheter du sel au chef-lieu et avait rapporté la nouvelle de notre victoire de Fusong. Depuis, le maire du village avait suivi attentivement les mouvements de l’ennemi, et, à la vue des avions japonais qui survolaient souvent son village, il s’était persuadé que l’armée révolutionnaire venait dans son village.

    Je bus une calebasse de makgoli, puis je lui dis:

    «Tous les villageois sont sortis, me semble-t-il, pour nous accueillir chaleureusement. Cela ne vous causera-t-il pas d’ennuis plus tard?

    –Ne vous en faites pas. Depuis le printemps dernier, depuis le passage de l’armée révolutionnaire par ici, la police de Manjiang file à l’anglaise même à notre vue. Bien plus, la nouvelle de la débâcle de Wang le Chef et celle de la défaite des Japonais au chef-lieu du district de Fusong l’ont plongée dans des transes mortelles.»

    A ce moment-là, j’entendis un paysan crier à la tête du pont sur la rivière Manjiang.

    «Messieurs les combattants de l’armée révolutionnaire, ne voulez-vous pas danser cette fois aussi?»

    Au printemps dernier, lors de la représentation artistique que nous avions donnée au village de Manjiang, quelques combattants originaires de Hunchun, région frontière soviéto-mandchoue, avaient exécuté une danse russe sur la scène. Ils interprétaient assez bien les chants et les danses russes. Les villageois, émerveillés de voir les partisans danser avec entrain, s’étaient exclamés: «Ah, comme c’est merveilleux, cette danse! Nous croyions que la danse était un enchaînement de mouvements des bras et des épaules, mais voilà qu’on donne des coups de pied sur les planches. Vraiment, ce genre de danse a quelque chose d’envoûtant!

    «Oui, on dansera. Mieux, on donnera un spectacle plus captivant encore.»

    Par «spectacle captivant», Ri Tong Baek entendait une représentation théâtrale.

    Nous prîmes chez le maire du village, Ho Rak Yo, une pièce pour loger le commandement de l’armée. Cette maison était liée à mon père. Dix ans plus tôt, Kong Yong y était passé avec mon père qu’il venait d’arracher aux mains des bandits montés. Par la suite, le maître de céans avait accompagné ses hôtes inopinés jusqu’à Fusong.

    Une fois chez lui, je repris l’écriture de Mer de sang. Jon Kuk Jin venait d’être tué, et Kim Yong Guk, plus tard rédacteur en chef du Sogwang, journal de l’armée révolutionnaire populaire et auteur de quelques récits publiés dans ce journal, ne faisait pas encore partie de notre armée. Aussi tout le poids de la rédaction du texte du drame m’était-il échu.

    Ri Tong Baek prit soin de m’apporter très souvent, comme matériaux de référence, des journaux, des revues et des brochures parus en Corée.

    A travers ces publications, je pus mesurer la réalité du pays: événements politiques, situation sociale et économique, état du monde littéraire et artistique, etc.

    A cette époque, dans le pays, le mouvement littéraire et artistique progressiste revêtait, tant par son contenu que sa forme, une tendance patriotique générale en s’attachant à préserver et à promouvoir l’identité nationale contre la politique impérialiste japonaise d’anéantissement de la culture nationale coréenne.

    Sous la domination japonaise, la littérature progressiste coréenne jouait un rôle de précurseur: elle insufflait au peuple l’amour de la patrie et le sens de l’indépendance, orientait l’évolution de tous les genres de l’art, et notamment du théâtre, du cinéma, de la musique, des beaux-arts et de la danse, et définissait ce qu’ils devaient présenter.

    Le mouvement littéraire des écrivains progressistes, dit «tendance nouvelle», aboutit en 1925 à la création de la Fédération artistique prolétarienne coréenne («KAPF» – sigle anglais –NDLR). Avec celle-ci, la littérature progressiste contribua au développement de la littérature et des arts prolétariens qui traduisaient et défendaient les intérêts des masses laborieuses, des ouvriers et des paysans en premier lieu. Le monde littéraire coréen doit à la plume des écrivains renommés de la «KAPF» tels que Ri Ki Yong, Han Sol Ya, Song Yong, Pak Se Yong et Jo Myong Hui, de nombreux ouvrages excellents, très lus, et notamment Le Pays natal, Le Crépuscule, Toute entrevue défendue, L’Hirondelle sauvage et Le Fleuve Rakdong.

    Certains écrivains, obligés de gagner leur vie en vendant de la bouillie de haricot rouge au carrefour de Jongro à Séoul, n’en ont pas moins écrit des œuvres de valeur, susceptibles de servir au peuple d’aliments spirituels, de guide. Toutes ces œuvres fournissaient la poudre menaçant la domination coloniale japonaise.

    Or, là où s’élevait la voix des écrivains de la «KAPF», s’étendaient les tentacules de l’armée, de la police et des agents secrets japonais qui s’acharnaient à persécuter les militants politiques. Plus leur voix s’élevait, plus l’ennemi resserrait son filet. A la suite de deux vagues d’arrestations, la «KAPF» dut, malheureusement, en 1935, année de son dixième anniversaire, cesser d’exister.

    Il fallait se décider: ou bien se rallier à la «littérature nationale» (littérature convertie) préconisée par les impérialistes japonais ou bien abandonner la carrière d’écrivain. Dans ce dilemme, la plupart des auteurs de la «KAPF» préférèrent rester fidèles à leur foi d’hommes de lettres progressistes. Réfugié dans une vallée profonde du Kumgang intérieur, Ri Ki Yong travailla un petit lopin de brûlis, gardant ainsi son honneur d’intellectuel intègre et d’écrivain patriote. Han Sol Ya et Song Yong, eux aussi, préférèrent peiner pour gagner leur vie, plutôt que de se parjurer.

    Si les impérialistes japonais réussirent à dissoudre la «KAPF», ils ne surent étouffer l’esprit de résistance de la littérature coréenne ni anéantir les traditions de celle-ci qui plongeaient ses racines dans le sol fertile du patriotisme.

    Alors que les hommes de lettres de la «KAPF» allaient en prison ou se réfugiaient dans des contrées montagneuses reculées, les intellectuels engagés dans la révolution antijaponaise, les auteurs vivant dans la région frontalière septentrionale de Corée et les écrivains émigrés dans les zones rouges en Chine intérieure et en Union soviétique, pays socialiste, créèrent une littérature nouvelle, révolutionnaire et combative, qui allait contribuer largement au mouvement communiste coréen et à l’œuvre de libération nationale.

    Ils rendaient hommage aux combattants de la guerre antijaponaise qui, parcourant les pentes abruptes du mont Paektu et les vastes plaines de la Mandchourie, livraient des combats sanglants; en voyant en eux les enfants favoris de la nation, dignes de fierté, ils leur vouaient un amour et une sympathie sans bornes.

    Kang Kyong Ae, romancière, plus tard auteur de La Question humaine qui asseoira sa renommée, écrivit à Longjing une nouvelle intitulée Le Sel, au sujet du soutien accordé par la population de la région de Jiandao à l’armée de guérilla.

    Les activités de création de Ri Chan et de Kim Ram In, poètes de la région frontalière, attirèrent aussi notre attention. Après notre mutation dans la région de Xijiandao, Ri Chan écrivit à Samsu et à Hyesanjin, région riveraine coréenne du fleuve Amrok, des poèmes lyriques, dont La Nuit neigeuse de Posong, pour exprimer son immense sympathie pour l’Armée révolutionnaire populaire coréenne.

    Kim Ram In fonda à Junggangjin, à l’opposé de Linjiang, en novembre de l’année où nous avions mis sur pied à Donggang l’Association pour la restauration de la patrie, Création de la poésie, revue d’un groupe littéraire à la couverture illustrée d’un drapeau rouge, et écrivit nombre de poèmes révolutionnaires, exprimant sa sympathie pour la Lutte armée antijaponaise et ses vœux pour l’indépendance de la Corée. De plus, il fit imprimer secrètement, dans son imprimerie, deux mille exemplaires du «Programme en dix points de l’Association pour la restauration de la patrie» et nous les envoya.

    Encouragés par les actions de l’Armée révolutionnaire populaire coréenne, certains écrivains tentèrent de la rejoindre. Décidé à s’engager dans l’armée de guérilla, Kim Sa Ryang, romancier, parcourut la vaste Mandchourie, à la recherche de notre troupe. Echouant dans cette tentative, il se rendit à Yanan et écrivit un long reportage de voyage, Le Long Voyage à cheval lent.

    Il n’est pas fortuit que les œuvres remarquables, telles que Le Mont Paektu, Le Tonnerre, La Corée combat et Une troupe de jeunes indomptables, parues à l’époque de l’édification d’une patrie nouvelle et à l’époque de la grande guerre antiaméricaine, sont dues à la plume d’hommes de lettres qui, avant la Libération, avaient fait partie d’organisations révolutionnaires ou voulu rejoindre notre armée.

    Grâce aux efforts de ces écrivains qui, sans avoir pu prendre part à la lutte armée, n’en avaient pas moins contribué, la plume à la main à la place des armes, à l’éducation de la nation, nous avons pu créer, en peu de temps après la Libération, une culture neuve, adaptée aux goûts des Coréens.

    D’autre part, convaincus que les Coréens ne cédaient en rien aux Japonais qui développaient le cinéma, puis décidés à servir le peuple en produisant un grand nombre de films comme on le faisait dans les pays développés et à montrer au monde entier la capacité des Coréens dans le domaine cinématographique également, des précurseurs et autres artistes patriotes osèrent prendre un chemin inexploré, parsemé d’épreuves, afin de créer le cinéma coréen. La production de films fortement marqués par la couleur nationale, tel qu’Arirang, réalisés par des cinéastes coréens consciencieux, dont Ra Un Gyu3, témoigna pleinement des talents et des compétences de nos artistes.

    Dans les années 1920 et 1930, on a assisté dans les divers genres littéraires et artistiques à un élan vigoureux, tendant à préserver l’identité nationale menacée de disparition, engloutie par les flots furieux du courant japonais, et à promouvoir les valeurs nationales coréennes.

    C’est à cette époque que Choe Sung Hui réussit à moderniser la danse nationale coréenne: elle avait étudié à fond les danses populaires, les danses bouddhiques, les danses de sorcières, les danses de cour, les danses de kisaeng, etc., pour en relever les gestes et les pas typiques, gracieux et élégants, fortement marqués par la couleur nationale, et concouru à jeter les fondements du développement de la danse nationale moderne.

    Jusqu’alors, la danse nationale n’avait pas eu la chance d’être présentée sur la scène. A la différence du chant, de la musique instrumentale et du drame, on n’avait jamais vu la danse interprétée sur scène. Or, depuis que Choe Sung Hui avait perfectionné les gestes et les pas de danse et écrit des compositions chorégraphiques adaptées aux goûts des contemporains, les choses changèrent. La danse s’affirma sur la scène au même titre que les arts contigus.

    La chorégraphie de Choe Sung Hui reçut un accueil chaleureux non seulement dans notre pays mais aussi à l’étranger, et notamment en France et en Allemagne, pays très fiers de leur civilisation.

    Aux environs de notre déplacement vers la région de Xijiandao, se produisit en Corée la retentissante affaire du drapeau japonais rayé, dont la nouvelle parvint jusqu’à nous, au pied du mont Paektu.

    Cette affaire avait été déclenchée par le journal Tonga Ilbo qui, en présentant, avec sa photo, Son Ki Jong, champion de marathon aux jeux Olympiques d’été tenus en août 1936 à Berlin, avait effacé le drapeau japonais sur sa poitrine.

    Le gouvernement général japonais en Corée entra en furie, décréta la suspension du Tonga Ilbo et fit arrêter ceux qui étaient impliqués dans cette histoire. A cette nouvelle, je fis une conférence sur la performance de Son Ki Jong et l’affaire du drapeau japonais rayé, et tous mes hommes exprimèrent avec enthousiasme leur soutien et leur adhésion au geste patriotique hardi de la rédaction du Tonga Ilbo.

    Une fois le texte de Mer de sang achevé, je le remis au «Vieux à la pipe». «Voilà qui convient!» s’écria-t-il après la lecture du drame, en agitant le texte en l’air.

    Quelques-uns des épisodes intervenus au cours de la mise en scène de pièces de théâtre à Manjiang ont déjà été relatés dans des reportages de pèlerinage aux hauts lieux de la Lutte armée antijaponaise ou dans les souvenirs des anciens partisans. Or, les mémoires ayant faibli, certains faits relatés sont inexacts, et d’autres sont omis. En particulier, il est regrettable qu’on n’ait rien dit au sujet de la peine que s’était donnée alors Ri Tong Baek.

    Le «Vieux à la pipe», qui s’était chargé volontairement de la mise en scène, se heurta dès le début à des difficultés. D’abord, dans la distribution des rôles. Personne ne voulait assumer le rôle du «chef de la troupe punitive». Après discussions réitérées, il le fit accepter de force à Ri Tong Hak, chef de compagnie au tempérament expansif; le rôle de la mère d’Ul Nam fut confié à Jang Chol Gu d’abord, puis à Kim Hwak Sil, celui de Kap Sun, à Kim Hye Sun. Ri Tong Baek se creusa beaucoup la tête pour trouver l’interprète du rôle d’Ul Nam, frère cadet de Kap Sun, autant que pour celui qui incarnerait le «chef de la troupe punitive»: il fallait un garçon d’environ dix ans, et nul dans notre troupe n’en avait l’air. Force nous fut de faire appel à un enfant du village de Manjiang.

    Le «Vieux à la pipe» eut également beaucoup de peine pour la mise en scène: il craignait surtout que l’enfant de Manjiang ne sache pas jouer, mais, à sa grande joie et surprise, le petit de la région de montagne se révéla assez sensible pour réagir correctement aux intentions du metteur en scène.

    En revanche, Ri Tong Baek eut du mal à redresser le jeu, maladroit, des grandes personnes. Presque tous les acteurs et actrices, une fois sur scène, se trouvaient désemparés, ne sachant comment se tenir.

    Même Kim Hye Sun, très sensible et qui avait du coup d’œil, se troublait: les regards fixes, elle parlait d’une voix étrangement changée. Elle se taisait justement là où elle devait pleurer. Ri Tong Baek utilisa toute la panoplie de ses moyens: il l’amadouait, il la louait, il la grondait, mais rien n’y faisait.

    Pourquoi cette maladresse? Pourquoi s’attirait-elle des reproches? C’était une chose incompréhensible. Dans son enfance, faute de moyen de payer ses études, elle n’avait pu aller à l’école et avait appris à lire, à écrire et à chanter, en voyant les autres le faire.

    Je rappelai à la jeune combattante ce qu’elle avait vécu elle-même dans la patrie et dans la région de Jiandao, puis je lui dis: «Ce drame évoque justement la vie des malheureux comme vous. Ul Nam que les Japs tuent n’est personne d’autre que votre propre jeune frère. Songez, sa sœur peut-elle rester de marbre sans verser de larmes ni crier vengeance, à la mort de son frère qui l’appelait avec tendresse tout à l’heure encore?»

    Dès lors, son jeu commença à changer.

    D’autre part, je critiquai Ri Tong Hak. Celui-ci avait déclaré au «Vieux à la pipe»: «J’irais volontiers capturer quelques “chefs de troupe punitive” si vous le voulez, mais, quant à jouer le rôle de ces salauds, jamais de la vie, je crains que je n’en aie la bouche souillée.» Je le réprimandai en lui disant que réussir son rôle était une mission qui lui était confiée: il n’osa plus s’en plaindre.

    Quand les partisans, arrivés à Manjiang, avec seulement un fusil et un sac à dos, installèrent une estrade en plein air et commencèrent à jouer la pièce de théâtre, premier spectacle de théâtre de leur vie, les villageois ne purent cacher leur étonnement.

    Aussitôt ils virent se présenter sur la scène la vie vécue par eux-mêmes. Les mains sur la poitrine, ils furent entraînés dans l’univers du drame, pleurant finalement avec Kap Sun et criant à l’unisson avec la mère. Oubliant que c’était une pièce de théâtre, un vieillard sauta sur la scène et frappa de sa longue pipe sur le front de Ri Tong Hak qui interprétait le rôle du «chef de la troupe punitive», l’assassin d’Ul Nam.

    Après cette première de notre drame, les habitants de Manjiang ne purent fermer les yeux de la nuit. Minuit était passée depuis longtemps, mais ces gens candides, fortement impressionnés, s’entretenaient encore du drame, à la lueur de leur lampe à huile. Des cris de joie et des rires fusaient de certains foyers.

    Cette nuit-là, je flânai longtemps par le village, sous la rosée. Cela m’ôtait le sommeil d’entendre les bruits de conversation, les éclats de rire des villageois, qui, remplis de joie, n’en finissaient pas de parler avec exaltation du spectacle.

    La force de l’art était une grande révélation pour moi. Aux gens d’aujourd’hui, notre spectacle à Manjiang paraîtrait d’une simplicité exagérée. Or, j’ai été étonné de voir tous les spectateurs pleurer, se frapper la poitrine, rire, battre des mains et taper le sol du pied, au rythme de ce modeste drame.

    En me promenant sur un sentier de Manjiang, je pensai:

    «Si nous n’avions pas donné cette représentation, que feraient-ils, ces villageois, à cette heure-ci? Comme le maire du village Ho Rak Yo l’a dit, ils auraient essayé de s’endormir dès la nuit tombante, la lampe éteinte, ou ils se seraient déjà endormis. Or, jusqu’à ce moment, les lampes restent allumées dans tous les foyers. Donc nous avons apporté de la lumière au village. Les villageois seraient-ils exaltés à ce point même si nous leur avions apporté cent sacs de riz?»

    Le spectacle de théâtre éveilla la conscience des jeunes et des vieux, qui végétaient dans l’ignorance dans ce trou perdu des profondeurs de la montagne, les incitant à rejoindre et à soutenir la Lutte révolutionnaire antijaponaise. En effet, nombre de jeunes bondirent sur l’estrade pour demander à s’enrôler dans l’armée de partisans. Manjiang nous fournit ainsi un important supplément d’effectifs et nous servit plus tard de centre de ravitaillement fiable.

    Plus de 20 ans après, lorsque le groupe d’explorateurs des hauts lieux de la Lutte révolutionnaire antijaponaise sera à Manjiang, il verra que les habitants de la contrée se rappellent nettement encore les noms des protagonistes, l’intrigue, voire certains dialogues du drame, sans parler de l’endroit de la représentation. Cela témoigne des profondes impressions laissées par notre spectacle chez eux.

    A travers la représentation de Mer de sang, les idées et les sentiments de l’armée révolutionnaire avaient pénétré telles les eaux de la rivière Manjiang les esprits et les cœurs.

    Bref, l’art de la révolution antijaponaise tenait, peut-on le dire, le rôle d’une lanterne qui chasse les ténèbres, celui d’un tambour qui appelle à la lutte. C’est bien pourquoi nous avons qualifié, non sans raison, les activités artistiques de «canonnade à coups de tambour».

    A mon avis, l’art de nos jours assume la même mission. Sa raison d’être consiste à insuffler, à inculquer aux hommes une idéologie, une morale, une culture authentiques, indispensables à la vie indépendante digne de l’homme.

    Mes hommes avaient du talent, il faut le reconnaître. Somme toute, l’art est sublime, mais nullement mystérieux. Comme les faits le montrent, le peuple est à la fois bénéficiaire et créateur de l’art au vrai sens du terme.

    La représentation du drame Mer de sang a grandement contribué à la formation des partisans sur les plans idéologique, culturel et esthétique.

    Je me souviens avoir dit aux écrivains venus me voir, chez moi, au lendemain de la libération du pays, en évoquant notre spectacle à Manjiang: «Quand nous combattions dans la montagne, nous n’avions pas à nos côtés, à notre vif regret, d’écrivains et d’artistes de métier. Et nous avons dû nous-mêmes composer la musique, écrire les pièces de théâtre et diriger leur mise en scène. Désormais, c’est à vous de vous en charger. Il faut que vous créiez des œuvres de valeur susceptibles d’encourager et d’inspirer le peuple qui lutte pour édifier une Corée nouvelle.»

    Un poème, une pièce de théâtre, un roman de valeur peuvent remuer le cœur de milliers et de dizaines de milliers d’hommes; un chant révolutionnaire a la force de transpercer le cœur de l’ennemi là où la baïonnette ne peut le faire. C’est une vérité que j’ai expérimentée moi-même en déployant des activités littéraires et artistiques à l’époque de la révolution antijaponaise.

    Eveiller la conscience révolutionnaire, c’est faire sympathiser avec les idées révolutionnaires, c’est émouvoir. Or, la littérature et les arts offrent un des moyens les plus puissants pour toucher les cœurs.

    Une fois, j’ai dit à Otaka Yoshiko (Li Xiangran), cantatrice japonaise renommée et membre de la Chambre des conseillers du Japon: «La vie humaine suppose chants et danses.» La présence humaine signifie la vie; la vie implique l’art. Il est impossible d’imaginer un monde humain dépourvu d’art et une vie humaine sans art.

    C’est pourquoi, j’exhorte toujours les gens à aimer la littérature et les arts, les masses laborieuses du pays tout entier à cultiver leurs capacités en tant que créatrices et bénéficiaires de la littérature et des arts.

    Nous avons édifié dans notre pays un royaume de l’art sans égal dans le monde, où tout le peuple danse et chante. C’était le vœu, le rêve que j’avais caressé lors de la représentation de Mer de sang, à la lueur de torches et de lampes à huile, sur la petite estrade installée en plein air à Manjiang.

    Aujourd’hui, partout dans le pays, on voit des théâtres, des cinémas, des maisons de la culture magnifiques, avec des centaines ou des milliers de sièges. Chaque province dispose d’une école artistique supérieure. Que notre génération montante y chante à pleine voix les chants que ses aînés n’ont pu chanter à leur gré et qu’elle crée un art saturé du parfum du mont Paektu, voilà le souhait que je formule.

    A la suite de la représentation à Manjiang, certains de ceux qui y avaient assisté ou participé ont dû probablement continuer de monter la pièce de théâtre ailleurs sous le nom de Hyolhaega ou de Hyolhaejichang. Et l’intrigue et les personnages ont été un peu modifiés, certaines scènes de la vie remplacées par des scènes plus familières à leurs régions.

    Par la suite, nous mîmes en scène Le Destin d’un membre du corps d’autodéfense. Ceux qui n’avaient pas participé à la représentation de Mer de sang rivalisèrent d’ardeur pour y prendre part.

    Après la libération du pays, nos écrivains et nos artistes ont découvert toutes les pièces originales représentées à Manjiang.

    Le camarade Kim Jong Il a défini les pièces de théâtre que nous avions créées à l’époque de la révolution antijaponaise comme l’origine de notre drame et de notre opéra révolutionnaires et dirigé de façon énergique leur adaptation romanesque, leur adaptation à l’écran et à l’opéra ainsi que leur perfectionnement. On a pu ainsi voir naître, à partir des œuvres originales dues à notre plume, des films et des romans révolutionnaires, des opéras du type «Mer de sang» et des pièces de théâtre du type «La Chappelle de Songhwang» et se généraliser le mode d’activités artistiques de l’armée de guérilla antijaponaise.

    La nouvelle que Mer de sang a été portée à l’écran m’a rappelé le souvenir de la lampe à huile accrochée sur la petite estrade installée en plein air et des habitants de Manjiang qui, assis sur des nattes tendues à même le sol, riaient et pleuraient en étroite communion avec l’univers du drame.

    J’ai envie de revoir ces hommes inoubliables qui nous ont félicités chaleureusement pour le succès de la représentation de Mer de sang. Plus d’un demi-siècle s’est écoulé depuis, et ceux qui étaient âgés ne sont certainement plus de ce monde, mais certains autres qui avaient mon âge ou étaient plus jeunes doivent vivre encore à Manjiang. Si l’enfant qui a incarné Ul Nam est encore vivant, il doit avoir plus de 60 ans.

    

    

    

    4. La compagnie de femmes

    

    

    Une «fleur rouge dans un champ vert», disaient jadis les Coréens en louant Ri Kwan Rin, unique femme combattante et héroïne de l’armée indépendantiste. Or, on vit par la suite, dans le «champ vert» de la résistance antijaponaise sous l’égide de l’armée de guérilla, fleurir des centaines, des milliers de belles fleurs rouges, gloires de notre nation.

    Les mères et filles de la Corée, animées d’un amour ardent pour le pays, ont bravé, dans la voie de la révolution, les souffrances et les chagrins difficiles à supporter, même pour les hommes, et donné leur vie, leur jeunesse et leur famille à la lutte sacrée pour libérer leur patrie du joug impérialiste japonais.

    Chaque fois que j’évoque ces combattantes de mérite, il me vient à l’esprit le souvenir d’une compagnie de femmes que nous créâmes au printemps 1936, presque à la même époque que la division constituant le gros de l’Armée révolutionnaire populaire coréenne.

    La création de la compagnie de femmes, comme celle de la division lors de notre transfert dans la région du mont Paektu à la suite de la Conférence de Nanhutou, était sans doute un événement prodigieux, suggérant le développement de l’armée de guérilla et le nouvel essor de l’ensemble de la Lutte armée antijaponaise.

    Chose tout aussi importante, cet événement montrait que les femmes coréennes, reléguées pendant des millénaires en marge de la société sous les contraintes féodales, ont dignement pris place en première ligne de la révolution.

    Parlant de la position sociale des femmes, peu de gens, à l’époque de la révolution antijaponaise, les estimaient capables de tenir «une des deux roues de la révolution», idée pourtant consacrée aujourd’hui. On n’exagérera pas en disant que personne, ou presque, ne les croyait capables de soutenir, les armes à la main, à l’égal des hommes, une lutte armée de longue haleine.

    Moi aussi, je l’avoue, je trouvais déraisonnable leur engagement dans l’armée. J’avais des préjugés à leur égard, et j’estimais que les femmes, de constitution faible, étaient incapables de supporter le poids de la vie dans le maquis.

    Certes, nous n’ignorions pas les exemples de quelques femmes exceptionnelles qui avaient fait des exploits dans le combat contre les agresseurs étrangers et dont la conduite méritoire forçait l’admiration générale en donnant naissance à des légendes. Qui ne connaît pas les prouesses des femmes patriotes telles que Kye Wol Hyang, kisaeng renommée de Pyongyang, qui a aidé à tuer Konishi, chef d’une troupe d’agresseurs japonais, et Ron Kae, originaire de Jinju!

    Qui a lu Imjinrok4 se rappelle l’acharnement de la bataille pour la défense du fort du mont Haengju et l’importance du rôle joué par les femmes: alors que le général Kwon Ryul, après avoir installé des clôtures de bois remplies de pierres sur le fort du mont Haengju, dans l’arrondissement de Koyang, province du Kyonggi, soutenait un combat inégal contre trente mille envahisseurs japonais qui l’encerclaient, les femmes de la contrée ont apporté à nos combattants, dans leurs tabliers, des pierres pour lapider les assiégeants; leur tablier est devenu par la suite un symbole de patriotisme et passé dans la mode; toutes les ménagères coréennes le portaient quand elles travaillaient à la cuisine ou, mieux, comme pièce de vêtement de grande toilette; d’où son nom «Haengjuchima (tablier de Haengju – NDLR)».

    Célèbre est aussi l’histoire de Sol Juk Hwa du temps du Koryo: revêtue d’un costume d’homme, elle est partie au front et s’est battue bravement contre les agresseurs Khitan.

    Or, l’histoire qui gardait le souvenir de telles héroïnes n’avait guère connu jusque-là d’exemple d’une troupe de femmes ayant combattu l’agresseur, la baïonnette au canon, dans une lutte à mort.

    Dans notre guerre de partisans, les femmes devraient, outre les tâches secondaires d’infirmières, de couturières ou de cuisinières, accomplir des missions de combat. Une fois engagées, elles devraient obéir à la loi de la guerre tout comme les hommes. La guerre exclut la pitié, même pour les femmes. Au besoin, à l’égal des hommes, elles devraient marcher des jours durant sans se reposer, un lourd équipement sur le dos ou sur la tête, puis se battre, le ventre contre la terre glacée, sous une grêle de balles, ou bien se lancer, la baïonnette au canon, dans le corps à corps. Elles devraient tantôt accomplir une mission politique ou collecter des vivres dans la zone ennemie, tantôt exécuter des travaux de terrassement par un froid mordant. Il leur faudrait se battre ainsi, endurer toutes sortes de peines, coucher à la belle étoile dans la rigueur de l’hiver. Et personne ne savait si notre lutte durerait quelques années ou quelques dizaines d’années.

    Pourraient-elles, ces femmes, surmonter toutes ces épreuves? Est-il juste de les exposer à une vie aussi dure et aussi périlleuse? Je n’arrivais pas à en prendre mon parti.

    Parmi les camarades qui avaient milité dans notre mouvement depuis le temps de Jilin, nombre de femmes m’avaient exprimé leur désir de rejoindre l’armée de guérilla. Han Yong Ae aussi m’avait imploré, les larmes aux yeux, de l’y admettre, mais je l’ai chargée de militer en Mandchourie du Nord lors de mon départ pour la Mandchourie de l’Est. Parmi les anciens membres de l’Association des enfants de Jilin, quelques jeunes filles, désireuses de prendre les armes, m’avaient suivi jusqu’à Dunhua; de Mandchourie du Centre, une camarade nous avait écrit son désir de s’enrôler. Ces demandes témoignaient toutes d’un amour ardent du pays; cependant, je ne pus y accéder.

    S’engager dans la lutte armée, c’est pour ces femmes un désir qui est au-dessus de leur force; le combat n’est pas l’affaire des femmes, mais celle des hommes; elles doivent remplir d’autres tâches propres à elles; il faudra certes les délivrer des contraintes féodales et les intégrer à la révolution sociale, mais c’est autre chose que de les entraîner dans les combats, pensais-je.

    Or, leur demande devenait plus pressante à mesure que les préparatifs de la lutte armée progressaient rapidement et que des troupes de partisans voyaient le jour un peu partout. De nombreuses femmes, membres des organisations clandestines, rejoignirent d’elles-mêmes, sans vouloir entendre raison, les troupes de partisans et y restaient sans autorisation aucune.

    Force nous fut de mettre à l’ordre du jour la question de l’enrôlement des femmes.

    Certains hommes mariés, de prime abord, objectèrent catégoriquement: mais non, les femmes doivent s’occuper du ménage, et les hommes, d’activités sociales; c’est l’usage consacré depuis l’antiquité; le cas de Ri Kwan Rin, qui, un pistolet à la ceinture, a combattu dans l’armée indépendantiste, est une exception; il est inconcevable que les femmes ordinaires supportent la vie de l’armée de guérilla, pénible même pour les hommes, en parcourant les montagnes abruptes; vouloir engager les femmes dans la guerre, c’est de la folie. D’autres camarades étaient allés jusqu’à prétendre que cette question ne valait même pas la peine d’être discutée.

    Cependant, la riposte ne se fit pas attendre. Cha Kwang Su et autres rétorquèrent d’une voix ardente: «... Ne savez-vous pas que l’histoire de l’humanité a connu la société matriarcale? Les hommes étaient alors entretenus par les femmes. Les femmes se jettent les premières dans le feu pour sauver leurs enfants en danger. Comment peuvent-elles rester les bras croisés, alors que le pays se débat dans le malheur? L’enrôlement de nos sœurs n’est pas seulement leur demande, mais aussi l’impératif du temps...»

    Le débat s’éternisait. Et on finit par convenir d’organiser une troupe de partisans avec des jeunes hommes et d’attendre quant à la question de l’engagement des femmes.

    Or, le problème trouva peu après une heureuse issue sans encombre et même dans l’approbation générale. L’action des femmes de Jiandao pour arracher des armes à l’ennemi en avait fourni la clef: deux jeunes filles du district de Helong avaient arraché un fusil à un policier japonais qu’elles avaient assommé à coups de battoirs. Cette nouvelle accula au pied du mur les adversaires de l’engagement des femmes dans l’armée de guérilla. A l’époque, dans toute la région de Jiandao, des combats étaient livrés pour obtenir des armes.

    Kim Su Bok, jeune fille de 18 ans, mise au courant, par l’organisation, de l’urgence de cette entreprise, va un jour, avec son amie, après longue réflexion, un baquet à lessive sur la tête, au bord d’une rivière, près d’un petit pont de bois constitué par un tronc d’arbre couché sur des pieux. La grosse pluie d’il y a quelques jours a emporté le pont en ne laissant que les pieux. Les deux jeunes filles guettent toute la journée l’occasion en affectant de faire la lessive. Au crépuscule, un policier japonais apparaît. Il les interpelle et leur crie de le transporter sur leur dos de l’autre côté de la rivière. Kim Su Bok le met sur son dos, entre dans l’eau, suivie de son amie qui le soutient par derrière. Au plus profond de la rivière, le policier sur le dos de la jeune fille s’agite, en l’invectivant parce qu’elle fait mouiller ses chaussures. Elle jette alors son fardeau dans l’eau, après quoi les deux jeunes filles l’assomment à coups de battoirs, au nom de leurs parents assassinés, et lui prennent son fusil. Puis, elles n’ont qu’à rejoindre une troupe de l’armée de guérilla antijaponaise: c’était en été 1933. Depuis, Kim Su Bok fut surnommée «Battoir».

    Exactement de la même manière, Pak Su Hwan obtint un fusil. Plus tard, elle sera nommée responsable de l’équipe de couturières dans notre troupe principale. Plusieurs autres femmes eurent l’idée de soûler d’emblée un groupe de policiers et leur subtilisèrent leurs armes.

    Rien ne traduisait mieux que ces armes prises à l’ennemi le changement de la mentalité et la volonté de lutter des Coréennes. Dans la région frontalière septentrionale de la Corée et en Mandchourie, partout, des femmes s’engageaient dans les troupes de partisans, les armes à la main, armes qu’elles avaient arrachées elles-mêmes à l’ennemi.

    Cette affirmation rapide des femmes et ces changements profonds intervenus dans leur mentalité sont riches de sens. D’où leur viennent cette audace et cette résolution d’en finir avec les contraintes féodales multiséculaires et de se lancer dans la résistance armée? Car elles ne faisaient hier encore que de s’occuper de leur jardin potager ou de se plaindre de leur sort. C’est la vie même qui les y avait poussées; elles n’avaient en effet d’autre choix pour survivre que de lutter, les armes à la main.

    Depuis des générations, les contraintes et les malheurs étaient leur lot. La société féodale coréenne les avait privées de leur dignité humaine en prêchant la supériorité de l’homme sur la femme, pour les mépriser et les opprimer de façon cruelle. C’est l’un de ses plus monstrueux forfaits. Les femmes n’étaient bonnes qu’à faire des enfants, qu’à cuire le repas, qu’à accomplir les travaux des champs ou à tisser à la main. Des domestiques ni plus ni moins. Elles devaient vieillir sans jamais pouvoir se remarier, si elles étaient veuves à la fleur de l’âge, ou étaient échangées contre des dettes.

    L’occupation japonaise leur avait imposé des malheurs plus terribles encore, les réduisant à l’état d’instruments, de marchandises, les marquant enfin du sceau de l’esclavage colonisé.

    La révolution antijaponaise avait éclaté, une tempête propre à emporter tous ces malheurs et toutes ces iniquités, un événement de portée séculaire pour ces femmes qu’elle entraînait sur la voie de la lutte. Depuis, les Coréennes avaient commencé à écrire les nouvelles pages de leur histoire, non pas avec de l’encre, mais avec leur sang.

    Comme le nombre des femmes combattantes s’accroissait, nous estimâmes de notre devoir de faire de notre mieux pour alléger leur vie. Quelque difficiles que soient les conditions de la guerre de guérilla, il fallait leur assurer des conditions de vie propres à leur sexe, puisque, même armées, elles n’en restaient pas moins des femmes.

    Dès le début de la présence de femmes dans les rangs des partisans, nous nous occupâmes d’elles comme de nos propres sœurs, et nous tâchâmes de leur donner tout ce que nous avions de meilleur: fusils de meilleure qualité, places chaudes et confortables au bivouac, meilleure part de notre butin, etc.

    Sans tarder, je ressentis la nécessité d’unifier le cadre d’action militaire et de vie des femmes en formant à part une troupe de femmes, pour mieux les favoriser. A mes yeux, cette mesure permettrait d’exalter leur fierté et leur ardeur révolutionnaires, de faire valoir pleinement leur conscience et leur combativité et, aussi, de leur épargner les inconvénients de la vie quotidienne. D’autant plus que toutes les femmes dans l’équipe de couturières, à l’hôpital, dans l’équipe de cuisinières me demandaient d’une voix ardente à la première occasion: «Permettez-nous de participer au combat, d’abattre ne fût-ce que quelques ennemis, pour venger nos pères et mères, nos frères et nos sœurs assassinés.»

    Enfin à Fusong, où nous étions allés organiser une nouvelle division, nous prîmes la décision de former une compagnie de femmes, placée directement sous les ordres du Quartier général.

    Parmi la centaine de partisans accusés d’appartenir au Minsaengdan, qui constitueront plus tard le pilier de notre nouvelle division se trouvaient de nombreuses femmes, dont Jang Chol Gu et Kim Hwak Sil.

    A la nouvelle que tous ceux qui avaient été inculpés d’être du Minsaengdan avaient été acquittés, leurs actes d’accusation brûlés, d’autres souffrant de la même inculpation accoururent vers nous de toutes parts, dont de nombreuses femmes comme Ri Kye Sun, Kim Son, Jong Man Gum. Les unes se joignirent à nous individuellement, comme c’était le cas de Pak Rok Gum qui vint un paquet de couverture sur la tête; d’autres, après avoir opéré indépendamment à Dajianchang et à Wudaoyangcha, vinrent s’enrôler collectivement dans l’armée en suivant de petits et grands détachements incorporés dans la nouvelle division.

    Au camp secret de Mihunzhen, Kim Chol Ho et Ho Song Suk, de l’équipe de couturières, nous supplièrent de les affecter dans une troupe opérationnelle. Du reste, toute cette équipe voulait nous suivre. «Qui s’occuperait alors de la confection des uniformes?» leur demandai-je. «Il y a tant de malades qui peuvent très bien nous remplacer dans cette tâche», répondirent-elles. En effet, les femmes y étaient nombreuses, plus qu’il n’en fallait pour la couture, l’hôpital et la cuisine.

    Il fallait en affecter certaines dans une compagnie opérationnelle ou bien prendre d’autres mesures plus efficaces encore.

    Vu la situation, j’eus l’idée de créer une compagnie de femmes à titre d’exemple.

    Or, le nombre des femmes à Mihunzhen ne suffisait pas pour compléter l’effectif d’une compagnie. Faute de mieux, je suggérai à Choe Hyon de former une section de femmes, dans le cas où elles insisteraient.

    «Et si l’on organisait une compagnie de femmes à part?» dis-je un jour à Pak Rok Gum, qui sauta de joie.

    Par contre, Kim San Ho et Ri Tong Hak se montraient sceptiques.

    «Hum, pourront-elles, à elles seules, livrer des combats? Elles ne pourront tenir tête aux Japs, ces bandits féroces. Il faudrait que des hommes commandent leur compagnie et leurs sections... laissa entendre Kim San Ho.

    –Comment les appeler compagnie ou section de femmes si elles sont commandées par des hommes? Non, une compagnie de femmes doit être commandée par une femme, rétorquai-je.

    –Oui, mais à condition que ce soit faisable.

    –Pour être commandants, comme à présent, êtes-vous sortis d’une école ou d’une académie militaire?»

    A court de réplique, Kim San Ho n’en arborait pas moins un air dubitatif. Ri Tong Hak, lui aussi, hochait la tête en murmurant: «Une compagnie de femmes, une compagnie de femmes...»

    Quant à Kim Ju Hyon, il sursauta, étonné: «Peut-on expédier une compagnie de femmes pour une mission de combat? On ne récoltera que l’échec, de quoi aura alors l’air l’Armée révolutionnaire populaire coréenne?»

    En avril 1936, alors que les préparatifs de la création d’une compagnie de femmes battaient leur plein aux environs de Manjiang, un groupe mixte vint nous rejoindre: il ne comptait que 4 à 5 hommes, le reste étant des femmes, dont Kim Chol Ho, Ho Song Suk, Choe Jang Suk et Hwang Sun Hui.

    Je demandai à Kim Chol Ho le motif de son arrivée inopinée alors qu’elle devrait rester aux côtés de Choe Hyon, malade. C’était celui-ci même, selon elle, qui l’avait envoyée nous rejoindre. A peine remis de sa maladie, Choe Hyon, harcelé par les partisanes qui voulaient aller se battre, avait formé un groupe avec les plus récalcitrantes et les plus robustes qu’il m’avait envoyées, les assurant qu’elles pouvaient avoir un espoir chez moi. Il voulait sans doute se débarrasser de leurs harcèlements et s’en remettre à moi pour leur destin.

    Un jeune homme, nommé Jo, conduisait ce groupe à prédominance féminine. Intrigué de voir le groupe commandé par un tel novice, j’en demandai l’explication à Ho Song Suk qui se plaignit: «Le camarade Choe Hyon ne fait aucun cas de nous autres, les femmes. C’est tout juste s’il nous fait faire la cuisine. Lui, nommer chef une femme? C’est inconcevable.»

    Le sous-chef du groupe était aussi une nouvelle recrue, presque un adolescent, nommé Thae Pyong Ryol, de petite taille.

    De fait, Choe Jang Suk, solide de constitution et de haute taille, conduisait le groupe. Elle portait à son épaule et sur son dos, outre son fusil et son sac de campagne, une marmite de fonte pleine de riz, des ustensiles de cuisine, une hache et une scie. Le fardeau lui dépassait la tête. Ho Song Suk ne lui cédait guère quant à l’importance de sa charge. Je n’ai jamais vu dans ma vie de guérilla, il faut l’avouer, de partisan ou de partisane porter une charge aussi importante. Le fardeau de Choe Jang Suk était si lourd que j’eus peine à l’en débarrasser.

    «Un hercule! m’exclamai-je, malgré moi.

    –Elle a mangé une centaine de raviolis, lança Thae Pyong Ryol sur un ton badin. D’abord soixante, puis quarante autres après son tour de garde. Mais l’étonnant, c’est que, tout cela, elle l’ait digéré comme un rien. On dirait une ogresse.»

    Au milieu d’éclats de rire, Choe Jang Suk gratifia le plaisantin d’un regard de reproche et s’empressa de se défendre en affirmant que ce n’était qu’un pur mensonge.

    «Pourquoi un mensonge? Serait-il possible de porter un aussi lourd fardeau sans avoir pris une centaine de raviolis en un repas?» dis-je, en prenant le parti de Thae Pyong Ryol, et tous éclatèrent de rire de nouveau.

    Ce jour-là, sans en avoir l’air, j’opposai les hommes aux femmes dans une épreuve de force.

    Pour commencer, j’invitai un combattant bien connu pour sa force herculéenne à essayer de porter le fardeau de Ho Song Suk, posé là, à terre.

    Habitué à gratter la terre avec la houe depuis sa plus tendre enfance, il avait la réputation d’être un excellent lutteur dans toute la région de Wangqing. Bien plus, comme il aimait le gâteau de riz glutineux, on lui attribuait une prouesse peu commune: avoir avalé, en un repas, 35 gâteaux en buvant de l’eau.

    Le sac de Ho Song Suk sur le dos, il se releva sans difficulté. Je lui mis alors à l’épaule deux fusils vieux taotong et lui demandai combien de kilomètres il croyait pouvoir parcourir, sans se reposer. «Environ 4 kilomètres», répondit-il.

    Ensuite, je lui fis essayer le fardeau de Choe Jang Suk. Cette fois, il se redressa à grand-peine, en s’arc-boutant, les deux mains à terre. Deux taotongs à l’épaule, il me dit ne pouvoir faire que 2 kilomètres.

    Quand je lui demandai combien de kilomètres elle avait marché avec sa charge, Choe Jang Suk, l’air confus, préféra éluder la réponse, et Kim Chol Ho répondit à sa place: «Depuis Dapuchaihe, où notre groupe a livré un combat, et sans halte.» Cette révélation fit écarquiller les yeux à tout le monde. A peu près 40 kilomètres!

    Il fallait donc reconnaître que Choe Jang Suk avait remporté l’épreuve de force. Je demandai par la suite à Ho Song Suk de nous raconter le combat que son groupe avait livré aux environs de Dapuchaihe.

    Cette partisane, le teint hâlé, de constitution solide, avait un cœur d’or; loyale et taciturne d’ordinaire, mais, droite, elle n’hésitait pas, au besoin, à s’exprimer de façon énergique.

    Son groupe, «conduit» par Choe Jang Suk, avançait péniblement, à court de vivres, lorsqu’il tomba, dans la montagne, sur une troupe chinoise antijaponaise; de concert avec celle-ci, il opéra un coup de main contre un village de regroupement, à proximité de Dapuchaihe. Et ses combattantes firent preuve de courage et de bravoure, à l’égal des hommes.

    Les hommes de la troupe chinoise antijaponaise, équipés d’armes modernes, avaient été prompts à se laisser épouvanter devant la contre-attaque de la police fantoche mandchoue et avaient vite pris la fuite. Cependant, le groupe de Choe Jang Suk avait tenu bon: avec ses vieux fusils, il avait abattu de nombreux ennemis et refoulé les assaillants des positions abandonnées par la troupe chinoise antijaponaise.

    La combattante qui était en faction ce jour-là s’était particulièrement distinguée par sa fermeté et son esprit de sacrifice. Touchée au flanc par une balle, inondée de sang, elle n’en continua pas moins à riposter farouchement en abattant plusieurs ennemis. C’est alors que certains des assaillants, pris de peur, tournèrent les talons et prirent leurs jambes à leur cou en traînant les cadavres des leurs. Les partisanes passèrent alors à l’attaque en poussant des hourras. A cette vue, le chef de la troupe chinoise antijaponaise cria à ses hommes en déroute: «Ah! gredins, ne voyez-vous pas les Coréennes? Elles se battent vaillamment avec des taotongs, et vous, vous fuyez?» Les fuyards finirent par se reprendre quelque peu, puis rejoignirent leur troupe, pour se lancer à la poursuite de l’ennemi en débandade. La bataille s’acheva par notre victoire.

    La relation du combat nous remplit tous d’admiration pour le courage, la bravoure et la fermeté de nos combattantes.

    C’est en avril 1936, dans une forêt des environs de Manjiang, que la naissance de la compagnie de femmes fut proclamée formellement. Nous rattachâmes cette compagnie directement au Q.G; elle était articulée en sections et escouades. Son commandement fut confié à Pak Rok Gum.

    Ce fut la première troupe opérationnelle de femmes dans l’histoire de l’édification des forces armées de notre pays.

    Sa naissance fait date en ce sens qu’elle a mis fin à l’idée et à la pratique multimillénaires de la supériorité de l’homme sur la femme et établi l’égalité des sexes dans l’univers spirituel et dans les activités sociales.

    Depuis l’antiquité, si la discrimination sexuelle a sévi, c’est surtout dans le domaine militaire. Certes, dans la politique également, les femmes se sont vues reléguées en marge. Cependant, les exemples n’en sont pas moins nombreux montrant que le pouvoir magique et l’influence tacite qu’elles ont eus sur les hommes se sont étendus parfois jusqu’à la politique et à la conduite des hommes politiques, décidant ainsi du sort de l’Etat.

    Or, même les femmes qui ont été plus puissantes que les empereurs, que les commandants en chef, dans la politique, se sont avérées faibles dans le domaine militaire. Ainsi, ce dernier était resté l’apanage des hommes. En établissant l’égalité des sexes dans le domaine militaire, nous avons pu, bien que dans le cadre limité de notre armée révolutionnaire, émanciper les femmes.

    La naissance de la compagnie de femmes était significative aussi par les dimensions nationales et le caractère populaire de l’Armée révolutionnaire populaire coréenne, qu’elle traduisait.

    Que notre armée révolutionnaire comprenne une compagnie de femmes dans ses rangs et qu’elles se battent aussi vaillamment que les hommes émerveillera toute la nation et étonnera le monde entier.

    Dans la seconde moitié des années 30, un journal coréen a écrit dans un de ses articles: «La troupe de Kim Il Sung contient une dizaine de femmes.» C’était une brève information, mais elle a remué profondément le cœur de notre peuple.

    La nouvelle que des femmes se battent comme les hommes dans les rangs des partisans antijaponais a puissamment encouragé les femmes et les masses populaires de Corée: dans le pays et à l’étranger, nombreux ont été ceux qui demandaient à s’engager dans notre armée révolutionnaire populaire.

    Après sa naissance, en vue de voir la compagnie de femmes voler de ses propres ailes, nous l’entourâmes de soins, d’une part, et, de l’autre, nous tâchâmes de l’endurcir dans les combats. Nous saisîmes toutes les occasions pour stimuler l’ardeur politique et la conscience de ses combattantes, notamment par des récits édifiants.

    Je me rappelle leur avoir raconté, entre autres, l’histoire de Kim Stankevitch, lors de notre séjour à Xiaotanghe.

    Kim Stankevitch, combattante coréenne renommée, est née en Russie et s’est consacrée à la cause du communisme. Ses parents étaient originaires de l’arrondissement de Kyongwon (actuellement Saepyol), province du Hamgyong du Nord.

    Diplômée d’une école normale supérieure, elle enseigne un temps dans une école primaire. Puis, voyant toujours plus d’émigrés et d’exilés politiques coréens affluer sur le territoire russe, elle abandonne son métier d’institutrice, se transporte à Vladivostok, pour désormais s’employer à la défense des droits et des intérêts des ouvriers coréens, dispersés dans divers coins de la Russie.

    Ralliée au parti bolchevique après la chute du tsar, elle se jette à corps perdu dans la révolution, lutte pour la défense des conquêtes d’Octobre, loin de son mari et de ses enfants. Elle s’occupe des affaires étrangères dans le bureau de l’Extrême-Orient du parti bolchevique à Khabarovsk; en même temps, elle incite et aide sincèrement les indépendantistes coréens, et notamment Ri Tong Hui et Kim Rip, à fonder le Parti socialiste des Coréens.

    Ses activités brillantes lui valent l’admiration et le soutien des émigrés coréens dans la région maritime extrême-orientale de Russie, puis dans tout cet immense pays.

    Lorsque la situation en Extrême-Orient tourne à l’avantage de la contre-révolution, le bureau de l’Extrême-Orient du parti bolchevique quitte Khabarovsk, mais elle reste pour mettre une dernière main aux affaires restantes. Partie enfin sur un bateau à vapeur sur le fleuve Amour, elle tombe entre les mains d’une troupe blanche et est fusillée. Face au peloton d’exécution, elle fustigera l’ennemi:

    «Je n’ai pas peur de mourir. Mais sachez, gredins, que vos jours sont comptés. Quelle bêtise que les chiens d’une famille en deuil tentent de détruire le communisme!»

    Elle avait alors 34 ans.

    Comme elle, d’autres héroïnes, telles que Sol Juk Hwa, Kye Wol Hyang, Ryu Kwan Sun et Ri Kwan Rin, devinrent des amies spirituelles intimes de nos combattantes.

    Dès sa naissance, la compagnie de femmes s’attira l’attention du monde. Partout, elle jouissait de l’affection et de l’estime de la population. Qu’on aperçoive au loin ces combattantes, la casquette ornée d’une étoile rouge sur la tête, une carabine à l’épaule, on accourait de toutes les ruelles en criant: «Voilà une troupe de femmes!»

    L’affection du peuple était due d’abord à leur conduite impeccable, à leurs qualités morales élevées: elles aimaient, respectaient et aidaient sincèrement le peuple. Chaque fois que nous faisions halte dans un village, nous étions sûrs de les voir s’empresser d’aider les gens de la maison où elles étaient logées: elles balayaient la cour, puisaient de l’eau, faisaient la vaisselle, sarclaient le jardin potager.

    Elles chantaient, dansaient devant les habitants, parlaient en public, apprenaient à lire, à écrire. Belle fleur, rare et précieuse, cette compagnie de femmes était l’orgueil de l’Armée révolutionnaire populaire coréenne.

    Au début, elle était mal armée. De fusils vieux taotong, pour la plupart, et certaines d’entre elles n’avaient même pas la chance d’en posséder un. Pour leur donner des carabines légères, nous avions organisé plusieurs combats, mais en vain.

    En attendant, nous apprîmes qu’une garnison de l’armée fantoche mandchoue stationnée aux environs de Xinancha se flattait de circuler à cheval. La reconnaissance établit qu’elle construisait sa caserne. Une fois ma décision prise d’attaquer le chantier, je confiai cette mission à la compagnie de femmes. En vue de l’encourager, je l’accompagnai jusqu’aux abords du chantier. Le combat, victorieux, fut plutôt amusant.

    Le temps était à l’averse, et l’ennemi avait suspendu les travaux; la garde n’était pas sur le qui-vive. Au coup de signal tiré par Pak Rok Gum, chef de la compagnie, nos partisanes, embusquées tout près, se ruèrent sur les ennemis; le canon des fusils braqué sur leurs poitrines, elles firent une sommation d’une voix sonore et de tous côtés: «Haut les mains!» Un soldat ennemi prit subrepticement son fusil rangé au râtelier et tenta de résister, mais Jang Jong Suk le devança en le terrassant d’un coup de crosse. En moins de dix minutes, le combat fut terminé. Tous les ennemis furent faits prisonniers, excepté quelques morts et blessés. Or, à notre grand regret, pas une carabine ne fut trouvée parmi les dizaines d’armes acquises. Selon les prisonniers, la patrouille montée, en partant faire sa ronde, avait emporté toutes les carabines. Ceux-ci eurent de la peine à en croire leurs yeux en se voyant vaincus par des femmes.

    Plusieurs autres combats ajouteront à la gloire de nos partisanes, surtout ceux de Daying et de Donggang.

    Dans l’un comme dans l’autre, leurs faits d’armes furent impressionnants. Lors de la bataille de Daying, Jang Jong Suk, pour épargner les cartouches, abattit à coups de poing le factionnaire ennemi et dégagea la voie à sa compagnie. Dans la bataille de Donggang, trois combattantes, dont Kim Hwak Sil, accomplirent une prouesse peu commune: elles sectionnèrent chacune d’un coup de feu, à la lueur pâle de la lune, les fils téléphoniques de l’ennemi. Selon nos historiens, la préfecture de police de la province du Hamgyong du Sud près le gouvernement général japonais en Corée a compilé plusieurs documents sur les actions de la compagnie de femmes. Voici ce qu’elle notait: au début de mai selon le calendrier lunaire, an 11 du Showa (1936), plus de 40 combattantes de la troupe de Kim Il Sung, dont Pak Rok Gum, ont attaqué la garnison de l’armée mandchoue à Xinancha, dans le district de Fusong; presque à la même époque, elles ont également attaqué Daying, pris une dizaine de fusils et des uniformes. La bataille de Donggang, dans le district de Fusong, a été aussi leur fait.

    Toutes les fois qu’il m’arrive d’évoquer les martyrs de la révolution antijaponaise tombés dans la fleur de l’âge pour la restauration de la patrie, je revois, auréolées de gloire, les combattantes de cette compagnie de femmes, de même que les autres héroïnes de cette révolution.

    Pak Rok Gum, premier chef de cette compagnie, a commandé celle-ci avec autorité et habileté. La plupart de ses compagnons d’armes ont dit d’elle que c’était un «capitaine en jupon».

    Qui croirait qu’elle chaussait du 41? Il nous arrivait souvent de mettre la main sur quantité de brodequins, après les combats, mais rarement sur ceux d’une telle pointure. Et la plupart du temps, Pak Rok Gum était-elle obligée de porter des sandales de paille.

    Auparavant, à Wangqing, elle avait dirigé l’organisation d’un secteur de l’Association des femmes. Sa famille était si pauvre qu’elle n’avait pu lui offrir de robe nuptiale le jour de son mariage ni literie neuve. La famille de son mari, Kang Jung Ryong, ne l’était pas moins et ne put donner aux nouveaux mariés de couverture neuve. Les deux époux, enrôlés le même jour dans l’armée de guérilla, faisaient partie de la première compagnie de la troupe de partisans de Wangqing.

    Un jour, l’instructeur politique de cette compagnie vint me voir. Selon lui, on n’avait chez le père de Pak Rok Gum pas la plus petite pièce d’étoffe, juste de quoi confectionner une couverture pour le bébé dont elle venait d’accoucher. Je courus chez eux; en effet, sans parler de couverture, je n’y trouvai pas le plus petit bout d’étoffe. Son père, accablé par sa vie de veuf pauvre, harassé par les soins à donner à sa fille en couche, déplorait d’avoir perdu la notion même de couverture, après tant de péripéties et de tribulations dans ce monde agité. Le nouveau-né était enveloppé dans des lambeaux.

    Sur-le-champ, j’expédiai un groupe se procurer de quoi confectionner des couvertures. Avec le tissu ainsi obtenu, les membres de l’équipe de couturières cousirent, en passant une nuit blanche, une couverture ouatée pour la mère, une autre pour le nouveau-né ainsi que des vêtements pour celui-ci.

    Le père et la mère purent ainsi vêtir leur bébé, l’envelopper dans une couverture ouatée, mais ils ne voulaient pas se servir de l’autre couverture destinée à leur propre usage; ils la gardaient enveloppée dans un grand carré d’étoffe sur un coffre et n’y touchaient pas même lors des grands froids, quitte à dormir, couchés en chien de fusil, grelottant de froid.

    Pak Rok Gum servit toujours dans la troupe de Wangqing après que son mari fut parti rejoindre le régiment indépendant d’Antu où il était nommé chef de section de la 7e compagnie. A la nouvelle que la troupe de son mari viendrait se joindre à la nôtre, la jeune femme décida de venir chez nous. Avant de quitter la maison, elle voulut remettre à son père la couverture ouatée dont nous lui avions fait cadeau.

    Mais son père refusa de la recevoir en disant que la couverture ouatée, cadeau du commandant Kim, était pour elle et son mari, et il la persuada de l’emporter avec elle.

    Le paquet de couverture qu’elle avait apporté ainsi lui valut un surnom. Depuis, ses compagnons d’armes l’appelèrent «Paquet de couverture».

    Pak Rok Gum paraissait, à première vue, bourrue, mais, en fait, c’était une brave femme au cœur sensible. Du reste, très gentille et sociable, elle était indiquée pour les missions clandestines parmi la population.

    Compte tenu de cette qualité, nous l’expédiâmes, au début de 1937, militer dans le village de Xinxingcun, dans le district de Changbai, avec pour mission de rallier à l’Association pour la restauration de la patrie les femmes de la région de Shanggangqu, son action devant aider Kwon Yong Byok et Ri Je Sun. Mais au cours de sa mission, elle sera arrêtée et jetée en prison.

    Elle prendra sur son compte, comme le fit Ri Je Sun, tout ce qu’avaient fait ses camarades, parvenant ainsi à faire acquitter nombre de révolutionnaires. A la vue de ses camarades gisant par terre, ensanglantés, épuisés après avoir subi les tortures, elle chantera des chants révolutionnaires pour leur remonter le moral.

    Elle sera transférée du commissariat de police de Hyesan dans la prison de Hamhung où l’ennemi la mettra exprès dans un cachot où agonisait une tuberculeuse: il voulait la voir périr, contaminée du mal. La malade, une certaine Kim, était impliquée dans l’affaire du syndicat paysan de Jongphyong. Pak Rok Gum, sans se soucier nullement de sa propre santé, prendra soin de la moribonde comme de sa propre parente.

    Peu après, celle-ci, près de s’éteindre, fut libérée sous caution, pour raison de santé. Mais Pak Rok Gum, atteinte du mal, sera clouée au lit. Pour lui rendre la pareille, les proches de l’ancienne prisonnière viendront la voir en prison. Ils voulaient lui offrir une veste de soie et du gâteau de riz, mais l’administration de la prison refusera. L’héroïne de notre guérilla, qui n’a vécu que pour combler les autres de bienfaits, succombera à la maladie dans la prison, sans même avoir pu recevoir le cadeau que sa compagne de cachot lui avait préparé, avant sa mort, en signe de profonde reconnaissance.

    Parmi nos femmes combattantes figurait Ma Kuk Hwa, sœur cadette de Ma Tong Hui. Elle rejoignit l’armée de guérilla à Pinggangde de Shiqidaogou, sous l’influence de notre agent politique Kim Se Ok, alors que nous opérions dans la région de Xijiandao. Kim Se Ok était son inspirateur autant que son bien-aimé. Promis l’un à l’autre, ils avaient convenu de se marier après la libération de la patrie, et ils avaient remis toutes leurs questions personnelles à plus tard, pour se consacrer corps et âme à la révolution.

    Un jour, Ma Kuk Hwa, de service à la cuisine, distribuait de la bouillie de maïs aux combattants, lorsqu’elle s’aperçut qu’il lui manquait deux portions. Elle était décidée à jeûner pour céder la sienne, mais une portion manquait encore. Comment faire? Après un long moment d’hésitation, elle décida d’aller demander du secours à Kim Se Ok.

    Elle l’appelle au dehors, le prend à part et lui dit son problème:

    «Camarade Se Ok, aide-moi. Je suis obligée de te priver de dîner ce soir, excuse-moi.

    –Pourquoi t’excuser? Je jeûnerai volontiers s’il le faut. Mais promets-moi: une fois la patrie libérée, tu me serviras une double portion à chaque repas.»

    En plaisantant ainsi, il repartit l’air serein.

    Ma Kuk Hwa ne put fermer l’œil de la nuit à la pensée de son bien-aimé qui avait trompé sa faim avec de l’eau; elle était loin de penser à sa propre faim.

    Mais hélas! sans avoir eu le temps de voir le jour de la libération de la patrie, tous les deux sont tombés au champ d’honneur.

    Après la mort de Ma Kuk Hwa, ses camarades découvrirent dans son sac un dessus de couverture, avec à l’endroit un couple de grues brodées. C’était la dot qu’elle avait préparée pour son mariage et conservée soigneusement à travers les mille péripéties de sa vie de partisane.

    Bien sans prix, elle faisait peine à voir à tout le monde. La combattante gisait sur le sol étranger, ses beaux rêves irréalisés, enveloppée qu’elle avait été par ses compagnons d’armes dans ce dessus de couverture.

    La compagnie de femmes, pendant les six mois de sa brève existence, a accompli des exploits immortels qui resteront gravés dans l’histoire de notre pays et inspireront toujours le peuple.

    Nos combattantes ont soutenu, les armes à la main, une lutte sanglante contre les Japonais; ce sont là des modèles à suivre pour les Coréennes contemporaines, le type des héroïnes de la lutte pour l’émancipation de l’humanité. Des pionnières qui ont réalisé, bien avant les autres, l’égalité sociale et morale des femmes, qui ont frayé, au prix de leur vie, le chemin de l’émancipation des femmes dans notre pays!

    A notre époque, celle du Parti du Travail, on voit grossir sans cesse les rangs des héroïnes, des femmes militantes, des travailleuses novatrices, toutes héritières de l’esprit révolutionnaire et des traditions de combat du mont Paektu dont ont fait montre à l’époque de la Lutte révolutionnaire antijaponaise les combattantes de la compagnie de femmes. C’est l’esprit du mont Paektu qui a inspiré et inspire les héroïnes de notre époque, dont An Yong Ae, Jo Ok Hui, Ri Su Dok, Ri Sin Ja, Jong Chun Sil. Animées de cet esprit, des millions de Coréennes travaillent aujourd’hui à consolider le rempart du socialisme en place dans notre pays, si bien que nul n’ose l’attaquer.

    Aujourd’hui, notre Armée populaire dispose de nombreuses unités de femmes, héritières des traditions révolutionnaires nées dans le feu de la guerre antijaponaise. Non seulement l’Armée populaire, mais aussi la Garde rouge des ouvriers et des paysans, la Garde rouge de la Jeunesse comptent beaucoup de femmes. Chez nous, tout le peuple est en armes, et dix millions de femmes, la moitié de la population, se tiennent prêtes à intervenir, le cas échéant, les armes à la main, pour défendre la patrie.

    La compagnie de femmes de l’Armée révolutionnaire populaire coréenne, directement rattachée au Q. G., est le prototype des dix millions de Coréennes armées d’aujourd’hui.

    

    

    

    5. Le camp secret du mont Paektu

    

    

    Nous quittâmes le village de Manjiang vers la fin d’août, alors que les pommes de terre attardées étaient en fleurs, et les paysans, après de longs mois d’attente, venaient de commencer la moisson d’orge sur leurs brûlis.

    Notre troupe marchait en silence vers le Sud.

    Tous ceux qui m’accompagnaient dans cette progression vers le mont Paektu, ces compagnons d’armes de tous grades, depuis le commissaire politique du régiment, Kim San Ho, jusqu’aux jeunes ordonnances Choe Kum San et Paek Hak Rim, savaient parfaitement ce que signifiait notre descente vers le Sud.

    Du point de vue de la topographie militaire, le mont Paektu constituait une véritable forteresse naturelle. Mille hommes ne pourraient le prendre même si un seul combattant le gardait. C’était un point d’appui idéal, facile à défendre, difficile à assiéger.

    Aucun endroit n’était mieux indiqué pour installer la base destinée à étendre notre guerre de partisans. C’était aussi dans cette région que Yun Kwan5, à l’époque du Koryo, puis Kim Jong So6, sous la dynastie des Ri, avaient accompli leur mission de défense du pays et d’aménagement du territoire national, sans parler du général Nam I7 qui, debout au sommet du mont Paektu, tapi de pierres ponces, avait nourri l’ambition de pacifier le monde.

    Pour tout dire, c’était le meilleur rempart de l’Armée révolutionnaire populaire coréenne. Il fallait y construire une nouvelle forme de base, puis progresser en force à l’intérieur de la Corée, sans pour autant abandonner le terrain déjà gagné de haute lutte en Mandchourie. Notre plan était, en nous servant de cette région comme point d’appui, de livrer combat un peu partout, de part et d’autre de la frontière coréo-chinoise.

    Outre son importance militaire, le mont Paektu possédait, à nos yeux, une grande signification sur le plan spirituel.

    Mont ancestral du pays, il symbolisait la Corée et son histoire cinq fois millénaire.

    En effet, les Coréens vénéraient le mont Paektu, et en témoigne ce qu’on avait inscrit sur le rocher au bord du lac Chon, au pied du pic Janggun (pic du général – NDLR): «Pavillon-stèle du Dragon du lac Chon, gardien du mont Paektu». L’inscription avait été faite au début du XXe siècle, alors que le sort du pays était en jeu, par un adepte du taejongisme ou du chonbulisme (religions coréennes – NDLR), et traduisait le vœu des Coréens que le Dragon du lac Chon, gardien du mont Paektu, veille éternellement à leur sécurité.

    Avoir le culte du mont Paektu, c’était avoir le culte de la Corée, aimer la Corée.

    Dès mon enfance, j’ai pensé avec amour au mont ancestral du pays; c’était un sentiment partagé par tous les Coréens. Dans le récit de l’histoire de Pu Pun No et de celle d’Ul Tu Ji, personnages du temps de l’expansion territoriale du Koguryo, dans la lecture des majestueux poèmes du général Nam I et des relations des exploits de Yun Kwan et de Kim Jong So, héros de la défense du pays et de l’aménagement du territoire national, c’est l’esprit patriotique de nos ancêtres lié au mont Paektu qui m’a fasciné.

    Je grandissais et mon culte du mont Paektu s’approfondissait, ce mont symbolisant la Corée de même que l’œuvre de sa libération.

    Placer sous notre contrôle la région du mont Paektu afin de mobiliser toutes les forces de la nation et d’assurer la victoire finale de la résistance antijaponaise, telle était l’idée suggérée par le bilan de la Lutte révolutionnaire antijaponaise dans la première moitié des années 1930, l’aboutissement logique de cette guerre.

    Le chemin menant de Manjiang au mont Paektu passait par le mont Duogu, couvert d’une forêt vierge et impénétrable qui faisait se fourvoyer même les vieux chasseurs de l’endroit.

    Kim Ju Hyon, à son retour de Changbai, où il s’était acquitté pendant trois mois de sa mission d’avant-garde, nous servait de guide. Là, dans la région du mont Paektu, à la tête d’un groupe, il avait réussi à déterminer les endroits susceptibles de nous servir de camps secrets et à fixer l’itinéraire de notre troupe; de plus, il avait observé les mouvements de l’ennemi, relevé la configuration du terrain et sondé l’opinion de la population.

    Nous pénétrâmes dans une vallée en longeant la rivière Manjiang, puis nous nous enfonçâmes dans la forêt dense du mont Duogu. Selon le calendrier, on était encore en été, mais les arbres latifoliés de cette région de haute montagne avaient déjà pris un teint pourpre et répandaient de la fraîcheur alentour.

    Nous franchissions le mont Duogu, lorsque nous fûmes surpris par le 26e anniversaire de la journée de la Honte nationale, date fameuse dont le triste souvenir nous accablait.

    Autre coïncidence: pendant que nous hâtions le pas vers le Sud, en usant plusieurs paires de chaussures, Minami, général d’armée japonais, nommé 7e gouverneur général en Corée, débarqua à Séoul. Sa succession à Ugaki, nous l’avions apprise dans les feuilles, avant la bataille du chef-lieu du district de Fusong, et tout portait à croire qu’il entrerait en Corée presque en même temps que nous.

    Cette coïncidence nous intriguait.

    L’«annexion de la Corée par le Japon» était, tout le monde le sait, un acte de violence sans pareil, un acte de pur brigandage, décrit cependant dès le début par l’agresseur comme une initiative bien-fondée et légitime. En effet, les bandits ont leur philosophie à eux. Ils volent et crient au voleur.

    Ainsi, si les impérialistes japonais qualifiaient l’Armée révolutionnaire populaire coréenne de troupe de «brigands», de «bandits montés» ou de «bandits communistes», cela ne faisait que ressortir plus nettement encore leur mode de pensée machiavélique.

    Dans le monde soumis au banditisme, tout était à la renverse.

    L’intrus Minami faisait son entrée en plein jour à Séoul, en dominateur, tandis que nous autres, les vrais maîtres, devions pénétrer dans notre pays sans faire de bruit par la forêt dense. Comme c’était révoltant!

    Une fois le mont Duogu franchi, je changeai l’itinéraire pour passer par le bassin de l’Amnok, avant d’entrer dans la région du mont Paektu, afin de rencontrer la population de la région frontalière et de faire entendre nos coups de fusil à tous nos compatriotes à l’intérieur de la Corée.

    Nous fîmes notre premier halte dans le village de Deshuigou. Une nouvelle recrue de notre troupe, nommée Kang Hyon Min, originaire de Dadeshui, avait travaillé pendant plusieurs années auprès de la jeunesse du lieu; il était membre de l’organisation clandestine de la région de Changbai sous la direction de Ri Je U et de mon oncle Hyong Gwon. Il s’était enrôlé dans l’armée révolutionnaire lorsque nous opérions dans la région de Fusong. Marchand de bœufs, il avait sillonné cette région, avec de l’opium en poche en guise d’argent, avant de me rencontrer par l’intermédiaire de nos agents et de s’engager dans l’armée de guérilla.

    Kang Hyon Min et l’avant-garde sous les ordres de Kim Ju Hyon m’avaient déjà informé de l’état d’esprit de la population du lieu.

    Le village de Deshuigou était le mieux disposé à la révolution parmi les agglomérations rurales de Changbai. Il était fortement marqué par la tradition de lutte patriotique antijaponaise des indépendantistes coréens depuis le Soulèvement populaire du Premier Mars; endurci dans la lutte, il offrait une base de masse sûre.

    C’était l’ancien foyer de la troupe indépendantiste de Kang Jin Gon. Celle-ci y avait fondé une école primaire de quatre ans afin d’instruire les enfants, les adolescents et les paysans.

    A l’époque de ses activités à Badaogou, mon père aussi avait plusieurs fois visité cette localité.

    Quand le mouvement indépendantiste avait décliné à la suite de la désagrégation des organisations de l’armée indépendantiste, le groupe armé de Ri Je U de l’Armée révolutionnaire coréenne y était venu déployer ses activités politico-militaires, inspiré du programme de l’UAI (Union pour abattre l’impérialisme –NDLR).

    Après l’arrestation de Ri Je U, mon oncle Hyong Gwon, avec Choe Hyo Il et Pak Cha Sok, avait choisi le village de Deshuigou comme point d’appui et s’était employé à y éveiller la conscience des masses et à les organiser. C’est ainsi qu’une filiale de l’Union Paeksan de la jeunesse avait vu le jour dans la région de Changbai.

    Elle avait fondé dans la contrée un centre de formation politique et militaire et formé un grand nombre d’agents politiques et de futurs partisans.

    Après le départ du groupe armé dans l’intérieur de la Corée et l’arrestation de nombreux cadres de l’Union, ses membres poursuivirent leur lutte dans la clandestinité.

    Ainsi nombre de patriotes et de communistes avaient éduqué et rallié à la révolution les masses populaires de la région, et nous comptions justement sur cette base.

    A notre arrivée à l’entrée du village, Kim Ju Hyon me conduisit chez le vieux Ryom In Hwan, qu’il avait repéré comme personne digne de confiance alors qu’il y opérait à la tête de l’avant-garde.

    C’était un médecin de campagne pauvre; tout chez lui attestait une vie de privation. Il était réputé pour son art d’acupuncteur, et l’on venait le chercher de partout, de Changbai, de Linjiang et même de l’autre côté du fleuve Amrok, sans parler de la région de Deshuigou, et on l’emmenait sur un traîneau ou dans un chariot. Cependant, son revenu ne pouvant pas couvrir même le prix de revient de ses médicaments, sa femme devait aller, pour chaque repas, emprunter du riz, une calebasse vide cachée sous le pan de sa jupe. Le ménage me rappelait notre maison à Badaogou et à Fusong, avec une enseigne de médecin accrochée devant.

    Après m’avoir pris le pouls, le vieux déclara que j’étais affaibli à cause du surmenage et de la mauvaise nourriture et m’offrit une racine d’insam sauvage. Le vieux Ho Rak Yo de Manjiang aussi, au moment de sa séparation d’avec nous, en avait donné quelques-unes à Jang Chol Gu et à Paek Hak Rim, en leur recommandant de me les servir comme fortifiants.

    «Général Kim, on dit que les troupes antijaponaises conjointes sous votre commandement ont abattu à Fusong des centaines d’hommes de l’armée japonaise et de celle du Mandchoukouo. Est-ce bien vrai?» me demanda le vieux. La nouvelle de notre bataille de Fusong devait être arrivée jusqu’à cette contrée reculée.

    A ma réponse affirmative, il se frappa le genou.

    «Bravo! voilà que la Corée est sauvée!»

    Plus tard, pour nous avoir logés une nuit chez lui et servi un repas de pommes de terre et d’orge cuits, il sera interpellé au poste de police d’Erdaojiang et assassiné. Au souvenir de ce martyr, je ne peux m’empêcher d’éprouver une vive indignation aujourd’hui encore. Une fois, il m’était donné de passer par cette localité à la tête d’un groupe de partisans, et sur sa tombe je me suis incliné. J’ai versé le vin sacrificiel.

    Le lendemain, nous nous dirigeâmes vers Dadeshui, sous la rosée du matin. Sur une colline surplombant le village, nous prîmes chacun quelques pommes de terre cuites pour le petit déjeuner. Puis, je dis au chef de compagnie Ri Tong Hak de préparer une hampe pour porter haut le drapeau en tête de la colonne en descendant vers le village et de faire sonner le clairon. Je voulais montrer à nos compatriotes déprimés l’allure martiale de l’Armée révolutionnaire populaire coréenne.

    A notre vue, les gens de Dadeshui éprouvèrent une joie infinie, mêlée d’admiration et d’étonnement. C’était la première fois depuis la naissance de leur village, disaient-ils, qu’ils voyaient des centaines d’hommes de l’armée coréenne, armés de fusils du dernier modèle et de mitrailleuses, marcher en plein jour, au son du clairon et le drapeau flottant en tête de la colonne.

    Je fis installer une estrade en plein air dans l’intention de donner une représentation théâtrale devant les villageois comme à Manjiang. Mais, notre projet de nous produire après le déjeuner ne put être réalisé. Au moment où nous étions servis, l’ennemi vint nous surprendre. Une bataille s’engagea de part et d’autre d’un champ d’orge mûrissant.

    Je me souviens aujourd’hui encore de la crainte que j’ai eue alors de voir la récolte endommagée.

    L’ennemi s’approchait par les sillons du champ, et j’attendis qu’il s’en écarte avant de donner le signal de tir.

    Mes hommes se battirent avec bravoure et adresse. L’ennemi recula vers Erdaojiang, laissant derrière lui des dizaines de blessés et de tués. C’était le premier combat que nous ayons livré après notre mutation dans la région de Changbai. Par ces premiers coups de feu tirés à Dadeshui, nous annonçâmes à la population à l’intérieur de la Corée ainsi qu’à l’ennemi l’arrivée de l’Armée révolutionnaire populaire coréenne au mont Paektu.

    Le village était en fête. Des gens étaient venus des villages voisins nous féliciter de notre victoire. Les villageois nous servirent des gâteaux et des nouilles de fécule de pomme de terre, et mes hommes les remercièrent par les danses et les chants. Je prononçai une exhortation, favorablement accueillie.

    Un vieux à la moustache fourchue me dit:

    «Général, criez du haut du mont Paektu: “Que tous ceux qui veulent combattre pour l’indépendance de la Corée viennent se rassembler ici!” Alors, les gens accourront comme des nuages de tous les coins du pays. Quoique vieux et courbé, je puis encore servir.»

    Comme je le sus par la suite, l’auteur de ces paroles encourageantes n’était personne d’autre que le «Vieux Bossu» de Xiaodeshui, une vieille connaissance du «Vieux à la pipe». Alors que celui-ci dirigeait le bureau des communications du Hamgyong du Sud dans le Corps Kunbi, il était chef de compagnie dans l’armée indépendantiste. Emu de ces retrouvailles après plus de dix années de séparation, le «Vieux à la pipe» me présenta non sans fierté son ancien compagnon d’armes.

    Le «Vieux Bossu», Kim Tuk Hyon de son vrai nom, était appelé Kim Se Hyon depuis son service dans l’armée indépendantiste. Jadis jeune homme bien bâti, au dos droit et aux épaules carrées, il était devenu infirme, d’une infirmité dont la cause inspirait le respect. Originaire de la province du Hamgyong, il était venu s’installer dans le village de Deshuigou sitôt après la funeste «annexion». Village créé par les émigrés coréens que la nostalgie étreignait toujours. Un certain Corps Kunbi y avait fait son apparition et promit à ces émigrés de restaurer leur patrie ruinée et de leur permettre de regagner leur pays natal. Du premier coup, Kim Tuk Hyon s’y affilia. Pour contribuer aux fonds nécessaires à ce corps, il avait promis, sans hésiter, de donner sa fille de treize ans comme future belle-fille; pour obtenir des armes, il était allé en Russie alors déchirée par la guerre civile et y avait pris part à des combats.

    Or, dix années d’activités dévouées lui avaient valu plus tard de séjourner en prison plus longtemps que ses amis du Corps. Dans la prison, les détenus étaient contraints à tisser sur un métier à main 14 ou 15 heures par jour. S’ils redressaient tant soit peu le torse, les coups de cravache ou de bâton pleuvaient sur leur dos. 7 à 8 années de cette corvée accablante avaient fini par courber à jamais le dos de Kim Tuk Hyon.

    Le «Vieux Bossu», devenu ainsi infirme, n’en gardait pas moins dans son cœur l’élan patriotique et l’ardeur du combattant inflexible de jadis. Ce n’était pas par hasard qu’il avait été recruté le premier par le groupe armé de Ri Je U. Depuis sa rencontre avec Kim Ju Hyon, il avait attendu, nous dit-il, avec impatience notre arrivée au mont Paektu. Les deux hommes s’étaient pris d’amitié.

    Lorsqu’après un petit spectacle et un bref discours je donnai l’ordre d’évacuer le village, les habitants nous supplièrent de passer ne fût-ce qu’une seule nuit avec eux: «On ne repart pas aussi vite, dirent-ils, quand on s’est liés d’amitié les uns et les autres.» Et je n’eus d’autre choix que de leur expliquer la raison de notre départ: l’ennemi viendrait nous attaquer avec du renfort d’un moment à l’autre; aussi, pour épargner au village un malheur éventuel, nous fallait-il le quitter sans tarder. Le «Vieux Bossu» nous servit de guide.

    Je lui donnai une brochure du «Programme en dix points et de la Déclaration constitutive de l’Association pour la restauration de la patrie». C’est le premier homme à qui nous offrîmes ce texte depuis notre arrivée dans le bassin de l’Amrok. Un peu plus tard, des organisations locales de l’ARP naîtront dans le secteur de Deshuigou.

    Le «Vieux Bossu» deviendra membre de la sous-section de Shiliudaogou de l’ARP, la plus active des organisations de base en place dans ce secteur. S’il nous avait été alors possible d’instituer le titre de sous-section modèle, comme c’est le cas de la Chongryon (Association générale des Coréens résidant au Japon –NDLR) aujourd’hui, cette sous-section aurait été la première à recevoir ce titre. Le vieux Kim Tuk Hyon avait plusieurs chiens de garde. Ceux-ci, très vigilants, étaient doués d’un flair exceptionnel, aussi les mouchards et les policiers n’osaient-ils pas aborder la maison.

    Ces chiens savaient faire la différence entre les hommes. A l’approche des nôtres, ils n’aboyaient pas, même s’ils les voyaient pour la première fois. Kim Ju Hyon, Kim Hwak Sil, Kim Jong Suk et autres membres de nos groupes en mission individuelle ou les agents de liaison dans le secteur de Deshuigou ont largement bénéficié de l’aide du «Vieux Bossu».

    Au début de l’hiver de l’année même où nous étions venus opérer dans la région du mont Paektu, Kim Jong Suk fut envoyée en mission individuelle à Zhonggangqu, dans le district de Changbai. A l’époque, nos camarades en mission individuelle portaient pour provisions de route, non pas du riz cru, mais des boules de riz ou des pommes de terre ou autres aliments cuits. Dans la base antijaponaise de Jiandao aussi, c’était une règle pour les agents de liaison. Quand on voyageait en groupe, il était possible de faire cuire le repas, en postant un guetteur, mais c’était impossible quand on était seul. On risquait de se faire remarquer comme «maquisard». Jong Suk, partie de Yaofangzi avec quelques pommes de terre cuites, rencontra sur le chemin une vieille femme et un enfant qui grignotaient des feuilles de chou glacées. Touchée jusqu’aux larmes à la vue de leur misère, elle leur donna toutes ses provisions. Puis, elle-même, sans avoir rien mangé et épuisée, gravit à grand-peine la montagne, les jambes flageolantes. Plus tard, elle dira qu’elle ignorait comment elle était arrivée chez le «Vieux Bossu». Quand elle reprit connaissance, elle vit les vieux époux assis à son chevet, versant des larmes, tenant l’un un bol de bouillie de riz légère, l’autre une cuillère.

    Ils prirent soin d’elle, lui servirent de la bouillie de riz, des galettes de petits pois et même un consommé de poulet fait avec leur poule reproductrice. Après la Libération, Jong Suk a dit plusieurs fois que, sans leurs soins, elle n’aurait pas survécu et n’aurait jamais pu regagner le camp secret du mont Paektu.

    Le «Vieux Bossu» vint plusieurs fois à notre camp secret. Ayant apporté du matériel d’assistance sur son dos courbé, il guettait l’occasion de me parler seul à seul.

    Lors de la bataille de Banjiegou, il nous servit de guide. En 1939, à l’occasion de la célébration du Premier Mai dans la forêt de Xiaodeshui, il nous réjouit par sa présence en tant que délégué des paysans.

    Au début de 1942, j’ai reçu la nouvelle affligeante de son décès consécutif à une maladie.

    A l’époque de nos opérations autour du mont Paektu et plus tard encore, j’ai souvent évoqué son souvenir.

    En novembre 1947, à la nouvelle que les uniformes à fournir aux élèves de l’Ecole révolutionnaire de Mangyongdae, récemment fondée, avaient été préparés, j’ai fait venir quelques-uns de ces élèves, désireux de les voir dans leur uniforme. Parmi eux se trouvait le fils de ce vieux, nommé Kim Pyong Sun.

    Plus tard, en visite à cette école, Kim Jong Suk le prit à part et lui fit cadeau, en lui recommandant de bien étudier, de son stylo datant de l’époque de l’armée de guérilla.

    En août 1949, Kim Pyong Sun vint se présenter devant Kim Jong Suk et moi; il portait un uniforme flambant neuf, avec des épaulettes de sous-lieutenant. Il venait d’être nommé chef de section de la garde du corps. Quel heureux hasard!

    Depuis, il ne m’a pas quitté un seul jour. Il a partagé ma douleur lors de la perte de la camarade Jong Suk; il m’a accompagné au Quartier général du front à Suanbo, dans la province du Chungchong du Nord; il m’a tenu compagnie au Commandement suprême à Kosanjin, dans la province du Jagang. Plus tard encore, il a été longtemps auprès de moi.

    Et souvent, j’ai eu l’impression que le «Vieux Bossu» continuait à me prodiguer ses soins; je me suis alors souvenu de ses paroles au village de Dadeshui et du clair de lune sur le plateau de Xiaodeshui.

    Au lendemain de notre bivouac sur le plateau, je fis passer la troupe dans la forêt de Madengchang et lui donnai l’ordre de repos. Couché sur l’herbe et endormi sur ma lecture, j’entendis des coups de feu. Deux troupes ennemies, l’une venant du Nord, du côté de Shiwudaogou, l’autre, du Sud, du côté d’Erdaojiang, se ruent sur nous presque simultanément. La forêt dense empêche de distinguer les ennemis des nôtres. Si nous nous éclipsons, les ennemis se jetteront sûrement les uns sur les autres des deux côtés.

    Subrepticement, nous sortons de la forêt et gravissons le plateau de Shiwudaogou, du haut duquel nous avons le rare plaisir de contempler les ennemis en train de se battre entre eux. C’était la bataille de Xiaodeshui, appelée plus tard la «bataille de Madengchang contemplée».

    Ce jour-là, les ennemis se battirent avec acharnement entre eux pendant trois à quatre bonnes heures, au point que les spectateurs finirent par s’ennuyer. Enfin, ceux du côté d’Erdaojiang, ne pouvant plus tenir, sonnèrent les premiers la retraite. A ce signal, ceux du côté de Shiwudaogou cessèrent de tirer, comprenant enfin qu’ils s’étaient battus contre les leurs.

    «Où diable a disparu la troupe de guérilla forte de plusieurs centaines d’hommes? C’est à faire pleurer même les dieux!»

    L’ennemi décida d’expliquer cette énigme par notre «magie». Depuis cette bataille, le bruit courut partout dans la région frontalière que nous étions capables de «monter au ciel», de «nous enfoncer sous terre» et d’«apparaître et de disparaître en un clin d’œil par magie».

    Ce jour-là, l’ennemi enleva, par manque de brancards, les portes de toutes les maisons de Xinchangdong, sur lesquelles il mit les cadavres des siens, avant de prendre la fuite. Les villageois furent obligés de tendre provisoirement un sac de paille à la place de la porte.

    Les coups de feu tirés à Dadeshui et à Xiaodeshui par l’armée révolutionnaire populaire suscitèrent une large répercussion parmi nos compatriotes à Changbai et sur l’autre rivage, en Corée.

    Comme nous nous inquiétions des champs de pommes de terre endommagés par la bataille, un paysan dit:

    «Peu importe qu’ils soient abîmés, je me réjouis plus de savoir ces maudits Japonais crevés que de voir mes champs de pommes de terre en bon état.»

    Plus tard, dans le secteur de Deshuigou de nombreux jeunes gens demandèrent à s’enrôler, et leur engagement marqua le début de l’enrôlement massif dans la région de Changbai, cet apport ayant grossi rapidement les rangs de l’armée révolutionnaire populaire.

    L’arrivée de notre armée dans la région de Changbai et la démonstration de sa puissance militaire suscitèrent le désarroi de l’ennemi: des policiers donnèrent leur démission par groupes entiers, quittèrent leur fonction publique ou prirent leur retraite, ce qui provoqua la confusion dans le système de domination ennemi. A Erdaojiang, c’était par la porte arrière, disait-on, que ceux-ci pénétraient dans le village de regroupement.

    Outre les opérations militaires, nous déployâmes le travail d’organisation et politique visant à former et à rallier les masses. Nos agents politiques mirent sur pied des organisations locales de l’ARP un peu partout, et notamment dans les vallées de Deshuigou et de Diyangxi. Et en Corée aussi.

    Ces organisations ayant surgi partout autour du mont Paektu constitueront des assises politiques sûres pour la création d’une nouvelle base.

    Après la bataille de Xiaodeshui, en parcourant divers villages riverains de l’Amrok, nous livrâmes d’autres combats, et notamment à Donggang de Shiwudaogou, à Longchuanli de Shisandaogou, à Erzhongdian d’Ershidaogou dans le district de Changbai, et les fracas de nos combats secouèrent tout ce bassin.

    Le but proposé en décidant de faire un détour avait été atteint. Maintenant, il était temps de bâtir notre foyer au mont Paektu. Précédé de Kim Ju Hyon et de Ri Tong Hak, je me dirigeai vers l’endroit choisi pour le camp secret du mont Paektu. Me tenaient compagnie les commandants de notre troupe, la garde du corps et certaines compagnies de combat. J’avais laissé le reste de mes hommes sur place avec pour tâche de continuer à faire du tapage à Changbai.

    La vallée de Sobaeksu, repérée par Kim Ju Hyon, Ri Tong Hak et Kim Un Sin dans le secteur du mont Paektu, fut choisie pour l’emplacement du premier camp secret en Corée. A 16 kilomètres environ au nord-ouest de cette vallée, se dresse le mont Paektu; à 8 kilomètres à peu près, le mont Sono; et à 6 kilomètres environ au nord-est, le mont Kanbaek, dans un océan de forêts. La hauteur derrière la vallée, longue et disposée perpendiculairement à celle-ci, était appelée le «mont du Lion».

    En arrivant dans la vallée de Sobaeksu, nous revenions comme chez nous après de longues années d’absence. Du point de vue du grand courant historique qu’est la révolution antijaponaise, c’était le transfert du centre d’activités de celle-ci de Mandchourie de l’Est dans la région du mont Paektu.

    Qu’un homme rentre dans ses foyers après un long séjour hors de sa patrie est un événement heureux, même pour ses voisins. Or, au beau milieu de cette vallée du mont Paektu si profonde qu’un poète chante: «Même les oiseaux finissent par s’envoler à cause de la solitude», il n’y avait pas un voisin pour nous féliciter. Il n’y avait que les arbres et les eaux du ruisseau pour nous accueillir. Mes compatriotes dans le pays ignoraient encore notre arrivée dans cette vallée.

    A 40 kilomètres seulement de là, nous pourrions les rencontrer, eux qui nous embrasseraient chaleureusement. Mais, là-bas, il y avait aussi les intrus, les «insulaires», leurs fusils braqués sur nous. N’eussent été ces intrus, nous aurions dévalé le mont Paektu comme une avalanche à la rencontre de nos chers compatriotes.

    Seuls les combats pourraient garantir cette rencontre. Et c’était précisément pour livrer ces combats que nous étions venus dans le secteur du mont Paektu et que nous avions établi notre foyer dans la vallée de Sobaeksu.

    Ceux qui m’accompagnaient alors dans cette vallée profonde et déserte étaient loin de se douter qu’elle deviendrait plus tard un site historique visité par des gens venus des quatre coins du monde.

    Pour ne pas laisser de traces, nous marchâmes par le ruisseau de Sobaeksu qui charriait sans cesse des feuilles mortes.

    Aujourd’hui, les visiteurs auraient du mal à s’imaginer qu’il y a un demi-siècle c’était un endroit encore vierge. Les routes spacieuses fréquentées par les autocars de tourisme et les colonnes de visiteurs, les hôtels de tourisme qui ne cèdent en rien aux hôtels de première classe de la ville, le village de campements, les colonnes de visiteurs qui ne cessent d’arriver et les chants qui retentissent tout au long de l’année, voilà le changement intervenu entre-temps. A l’époque dont nous parlons, c’était une forêt antique où il était difficile de découvrir même les traces de bêtes. La vallée de Sobaeksu d’alors gardait intact son aspect datant de la haute antiquité, et son paysage et sa configuration exceptionnels nous plaisaient. Elle constituait une forteresse naturelle.

    La vallée de Lishugou, où avait siégé le commandement de notre armée de guérilla lors de nos actions à Macun de Xiaowangqing, offrait des conditions très favorables. Profonde, aux versants très escarpés, elle était d’un accès difficile pour l’ennemi. Même s’il parvenait à y pénétrer, on pouvait le repousser sans difficulté. La topographie de la vallée de Sobaeksu, du confluent de deux ruisseaux au pied du mont du Lion à l’entrée de notre camp secret du mont Paektu, ressemblait singulièrement à la vallée de Lishugou à Xiaowangqing.

    Une légère différence: la première est un peu plus profonde et plus belle que la seconde. Plus on y pénétrait, plus la différence se faisait sentir. Située au beau milieu du grand massif Paektu aux multiples pics, la vallée de Sobaeksu est longue et profonde.

    Avant la tombée de la nuit, nous dressâmes des tentes au bord du ruisseau de Sobaeksu et au bas du versant en face du pic Jangsu, pour passer la nuit.

    D’habitude, je dors rarement plus de trois ou quatre heures par nuit. A l’époque, je me réveillais vers deux heures du matin et allumais la lampe pour lire. Pourtant, cette nuit-là, je dérogeai à mon habitude, tant j’étais fatigué.

    Le lendemain matin, je vis une gelée blanche tombée.

    Dans la région du mont Paektu, l’hiver est plus long qu’ailleurs, et la neige, plus abondante.

    Une fois tombée, elle ne fond pas facilement: l’on voit de la neige jusqu’à la fin de juin ou au début de juillet, et elle tombe sur le sommet dès la fin de septembre ou le début d’octobre. Parfois, la neige accumulée dépasse la taille d’un homme. Alors, pour avancer, il faut creuser un tunnel dans la neige. Aussi, quand nous sortions du camp secret, nous mettions des raquettes à nos pieds. Sans quoi, on risquait de s’enfoncer dans la neige.

    Néanmoins, même dans cette région de haute altitude, battue à toute époque par le vent et couverte de neige, les saisons se distinguaient nettement, nous procurant chacune ses bienfaits.

    Lors de la bataille de Laoheishan, j’ai goûté pour la première fois la cyathéacée. Délicieuse, elle vaut mieux que la laitue pour préparer le plat sam (bouchée de riz enroulée dans des feuilles – NDLR). De la cacalie, j’en ai mangé pour la première fois chez Ri Hun, à Shijiudaogou, dans le district de Changbai. Elle était aussi d’un bon goût.

    Ce genre de légumes sauvages poussent très bien dans la région du mont Paektu. La cyathéacée, dans la plaine de Taehongdan, la cacalie, sur les bords du lac Samji et la chicorée, sur le mont de l’Oreiller surtout. Cueillies par les membres de l’équipe de cuisiniers, ils rendirent alors opulente notre table d’été d’«habitants» du mont Paektu.

    Après notre installation au camp secret du mont Paektu, les cuisinières de notre troupe aménagèrent dans une petite clairière près de la prairie à foin un champ pour cultiver divers légumes; la laitue et le cresson y poussaient très bien, mais non les choux et les radis.

    Les ombres du ruisseau de Sobaeksu aussi ornèrent souvent notre table. Rares à l’époque, ces poissons foisonnent aujourd’hui grâce à une bonne pisciculture.

    Au lendemain de notre arrivée à l’endroit choisi pour le camp secret du mont Paektu, je fis le tour du lieu en compagnie des commandants. J’examinai aussi les emplacements des casernes choisis par notre avant-garde. Puis, je tins une réunion de cadres, au cours de laquelle nous dressâmes le bilan de notre expédition depuis Nanhutou jusqu’au mont Paektu, puis discutâmes en détail ce que nous devions faire dans la région du mont Paektu, avant de répartir les tâches.

    Les questions discutées à cette réunion et mises à exécution par la suite se ramenaient à hâter au maximum la création de la base du mont Paektu, ce qui était pour nous la tâche la plus pressante à l’époque. Cela impliquait: bâtir des camps secrets autour du mont Paektu, d’une part, et, de l’autre, implanter des organisations révolutionnaires clandestines dans les agglomérations environnantes.

    Les zones de guérilla créées en Mandchourie de l’Est dans la première moitié des années 1930 et la base du mont Paektu établie dans la seconde moitié de ces années présentent une sensible différence tant par leur contenu que par leur forme. Si les premières étaient une base révolutionnaire fixe, déclarée et ouverte, le point d’appui de la guérilla, la seconde en était une dissimulée, invisible, supposant des activités politiques et militaires axées sur des camps secrets et des organisations révolutionnaires clandestines.

    Dans la première moitié des années 1930, la population dans la base de guérilla vivait sous le régime du gouvernement révolutionnaire populaire. Dans la seconde moitié elle était intégrée dans le réseau d’organisations clandestines; elle obéissait, en apparence, au régime de domination de l’ennemi, mais, en réalité, elle agissait suivant notre ligne et nos directives.

    Dans le premier cas, de grands efforts avaient été consacrés à la défense des zones de guérilla, mais ce n’était plus nécessaire dans le second cas.

    D’où la possibilité pour nous d’étendre nos actions de guérilla dans de vastes régions. Autrement dit, en changeant de forme de base, nous passions sur la position d’assaillants. En élargissant notre base, nous pouvions autant étendre notre sphère d’action.

    Etendre notre base, à partir du camp secret du mont Paektu, dans la vaste région de Changbai, puis dans l’intérieur de la Corée, en passant par les plateaux de Paekmu et de Kaema et la chaîne de Rangrim, étendre la lutte armée sur tout le territoire de la Corée, dans le Nord, le Centre, le Sud, et, dans le même temps, développer le travail d’édification des organisations du parti et le mouvement de front uni et impulser les préparatifs pour la résistance de toute la nation, voilà ce que nous avions en vue alors.

    La mise en place des réseaux de camps secrets et d’organisations clandestines s’imposait; elle déciderait de notre sort, puis de l’issue de la révolution antijaponaise. Nous devions donc accorder la priorité absolue à la solution de cette question. Je décidai de commencer par bâtir les camps secrets et répartis les tâches entre les différentes unités, puis je chargeai Kim Ju Hyon de ravitailler la troupe en vivres et en vêtements: en somme, ces deux problèmes majeurs concernaient directement notre nourriture, notre habillement et notre habitat.

    D’autre part, il fallait trouver des personnes susceptibles de nous aider à implanter un réseau d’organisations clandestines et aussi livrer des combats pour remonter le moral du peuple et l’inciter à soutenir plus énergiquement l’œuvre sacrée de restauration de la patrie. Ces tâches, très importantes aussi, je les confiai à la compagnie de Ri Tong Hak.

    Une fois les tâches réparties, les commandants s’attelèrent à leur exécution. Kim Ju Hyon et Ri Tong Hak partirent à la tête de leurs compagnies. J’envoyai plusieurs autres combattants en missions individuelles. Puis, moi-même, je partis pour Heixiazigou, en compagnie de la garde du corps et d’une partie du 7e régiment. Il avait été promis d’y rejoindre le gros de notre troupe dont nous nous étions séparés au village de Huanggongdong.

    Le paysage sur notre chemin était impressionnant. Le mont Sono et la cascade Samdan (trois étapes – NDLR) offraient une vue splendide. Or, égarée dans la forêt, notre colonne perdit beaucoup de temps. Je me souviens aujourd’hui encore de ce qui s’est passé alors à la source thermale de Datuo. Au bout de plus de deux heures de fourvoiement, j’expédiai dans diverses directions des groupes d’éclaireurs. Un d’entre eux nous amena un vieil homme, qui vivait solitaire au pied du mont Paektu. Celui-ci avait rencontré le groupe d’éclaireurs alors qu’il revenait de Manjiang où il était allé chercher du sel et du millet. Guidés par ce vieux, nous arrivâmes à sa hutte à Datuo, à côté de laquelle jaillissait une bonne source thermale. Ses eaux étaient si chaudes que les écrevisses y rosissaient en un clin d’œil. Nous nous y baignâmes, lavâmes notre linge et fîmes cuire des écrevisses. Une fois, en voyant sur le petit écran des Islandais se baigner dans les eaux thermales en plein air au plus fort de l’hiver, je me suis souvenu du bain que nous avions pris à Datuo.

    J’eus alors une longue conversation avec le vieux. Je lui demandai la raison pour laquelle il était venu vivre seul sur le flanc du mont Paektu. Il répondit que, originaire d’une région de plaine, il était venu s’installer au pied de ce mont ancestral à l’époque du déclin de son pays.

    «L’envie m’a pris de finir mes jours au pied du mont Paektu si, par malheur, je devais mourir avec au cœur la honte d’être un esclave colonisé. Mon maître d’école, qui m’a appris à lire mon premier livre de mille caractères chinois, disait souvent que les Coréens devaient vivre, le regard tourné vers le mont Paektu, et mourir la tête posée sur lui. Ce mot mérite d’être inscrit sur une stèle.»

    En suivant le regard qu’il fixait, les sourcils froncés, sur le mont Paektu, j’eus l’impression de revoir le chemin pénible qu’il avait parcouru, et je devins grave. Sa volonté de vivre au pied du mont Paektu et de mourir la tête posée sur ce mont m’avait ému bel et bien.

    «Eh bien, quel a été l’accueil de ce mont? lui demandai-je.

    –Excellent. J’ai du mal à joindre les deux bouts en cultivant la pomme de terre et en chassant le chevreuil, mais je suis tout à fait heureux de ne pas voir ces maudits Japonais.»

    Cette conversation me confirma une fois de plus dans ma conviction que le mont Paektu offrait un solide pilier spirituel à notre nation et que j’avais eu mille fois raison de choisir ce mont comme foyer de la révolution. Le vieux n’a-t-il pas préféré passer ses dernières années au mont Paektu, seul, loin de la mêlée des hommes? Dommage que je l’aie quitté sans avoir demandé son nom à ce vieux patriote.

    De même que le vieux Ma sur le plateau de Luozigou, il avait chez lui beaucoup de livres. Lorsque nous nous remîmes en route pour Heixiazigou après le bain thermal, il m’en fit cadeau de plusieurs. Plus tard, s’élèvera près de cette source thermale un sanatorium à l’intention des blessés et des personnes physiquement diminuées.

    Quelques jours après notre arrivée à Heixiazigou, des hommes du 2e régiment qui opérait dans la région de Jiaohe vinrent nous rejoindre. Parmi eux se trouvaient Kwon Yong Byok, O Jung Hup, Kang Wi Ryong et quelques autres, avec qui j’échangeai des souvenirs.

    Ils avaient eu toutes les peines du monde, disaient-ils, pour venir nous rejoindre au mont Paektu, en uniformes d’été, par le grand froid et sans manger à leur faim; ils avaient attaqué une exploitation forestière où ils avaient pris des bœufs; ils nous en avaient amené deux. A voir ces hommes émaciés en uniformes d’été dépenaillés, j’eus le cœur gros. Ils versèrent des larmes en me prenant par les bras.

    Je leur fis donner des uniformes neufs, sans oublier le linge, les brodequins et les bandes molletières. Je leur fis aussi fournir à chacun un nécessaire de toilette, des cigarettes et des allumettes.

    Kang Wi Ryong, venu de Jiaohe sur ordre du Q.G., se mit, avec Pak Yong Sun, à bâtir des cabanes à de nombreux endroits, et notamment à Heixiazigou, aux monts Heng et Hongtou. Rien qu’avec une hache, en deux ou trois jours seulement, ils élevèrent une cabane en rondins capable de recevoir tout un régiment. Les deux contribuèrent le plus à la construction des camps secrets dans la région de Changbai. Les hommes de la troupe de Cao Guoan s’étonnèrent à leur arrivée à Heixiazigou de voir leur casernement construit en un jour. Ce mérite était attribuable aux efforts de ces deux combattants.

    De retour dans la vallée de Sobaeksu après un séjour à Heixiazigou, je vis de nouvelles cabanes en rondins se dresser un peu partout dans la forêt, dans les divers endroits choisis pour nos camps secrets: Quartier général, casernements, imprimeries, ateliers de couture, bâtiment du corps de sentinelles, postes de garde, etc.

    Les portes des cabanes étaient garnies de poignées faites de sabots de chevreuil.

    Ces poignées de porte, ces «vétilles», restent gravées dans ma mémoire, comme une borne marquant toute une période historique. Depuis que nous avions commencé à habiter les «maisons» pourvues de ces poignées de porte, au mont Paektu, depuis que nos foyers avaient été aménagés dans la vallée de Sobaeksu, le camp secret du mont Paektu devint le centre d’activité et de direction de la Révolution coréenne.

    Foyer et cœur de la Révolution coréenne, ce camp secret nous servit de base d’opérations et de base de ravitaillement.

    C’est précisément de là que, plus tard, d’innombrables autres bases secrètes s’étendront en éventail, de la région nord à la région centrale de la Corée.

    C’était encore de là que Kwon Yong Byok, Kim Ju Hyon, Kim Phyong, Kim Jong Suk, Pak Rok Gum, Ma Tong Hui, Ji Thae Hwan et de nombreux autres agents politiques partiront dans toutes les régions du pays pour semer les graines de la révolution. Et Ri Je Sun, Pak Tal, Pak In Jin et nombre d’autres délégués du peuple, venus me voir au pied du mont Paektu, retourneront chez eux avec de nouvelles étincelles de la révolution au cœur. C’est de là aussi que nos unités partiront livrer combat. Presque tous les événements, grands et petits, liés au sort de la révolution, seront conçus et déclenchés à partir de ce camp secret du mont Paektu.

    Celui-ci s’entourait de camps secrets satellites disposés du côté de la Corée et du côté de la Chine: à savoir ceux du mont du Lion, du mont de l’Ours, du mont Sono, du mont Kanbaek, du mont Mudu, du mont Soyonji en Corée; ceux de Heixiazigou, de Diyangxi, d’Erdaojiang, du mont Heng, de Limingshui, de Fuhoushui, de Qingfeng et plusieurs autres de la région de Fusong, à Xijiandao en Chine. Nous nous servîmes de tous ces camps, en nous déplaçant des uns aux autres selon la nécessité.

    Les camps secrets établis autour du mont Paektu n’ont pas fait seulement fonction de casernes, mais certains d’entre eux ont servi de base de ravitaillement, pourvus d’ateliers de couture, d’ateliers de réparation d’armes, d’hôpitaux, etc., et d’autres, de postes de liaison intermédiaires et de campements des agents clandestins.

    Le camp secret de la vallée de Sobaeksu formait le cœur du réseau des camps secrets du mont Paektu. Aussi, à l’époque, l’appelions-nous le «camp secret N° 1 du mont Paektu». Tandis qu’on l’appelle aujourd’hui tout simplement le «camp secret du mont Paektu» ou «camp secret du Paektu».

    Pour assurer sa sécurité et son secret, nous n’y installâmes que les services directement attachés au Q.G., la garde du corps et quelques autres unités formant l’ossature de l’armée et contrôlâmes sévèrement les entrées. Si des unités et des personnes d’autres régions venaient au Q.G., nous les recevions, non pas dans le camp de la vallée de Sobaeksu, mais dans le camp N° 2 (camp du mont du Lion). Accueillies là-bas, elles y prenaient du repos ou y recevaient des cours ou de l’entraînement. Celui-ci servait donc aux visiteurs de salle de réception, de salle d’attente, de salle d’entrevue, de centres d’hébergement, voire de cours et d’entraînement. Les agents de liaison venant au Q.G. devaient, par mesure de prudence, s’approcher de notre camp par le ruisseau de Sobaeksu, du côté du village de Limingshui, dès l’entrée de la vallée, pour ne pas laisser de traces. Nous prîmes soin de ne pas révéler la situation des camps secrets à n’importe qui. Ce qui est connu de tout le monde n’est pas un secret, de même un camp secret connu de tous ne l’est plus.

    Seules quelques personnes presque toujours chargées de missions de transmission comme Kim Ju Hyon, Kim Hae San, Kim Un Sin et Ma Tong Hui et une minorité de commandants connaissaient l’emplacement du camp secret du mont Paektu et de ses satellites.

    Je suis heureux que tous ces camps secrets et leurs «habitants» aient pu rester en toute sécurité, sans être découverts jusqu’à la victoire de la révolution antijaponaise.

    Le mont Paektu a été ma «maison» dans ma jeunesse. Là, une famille incomparablement plus nombreuse que ma propre famille, du temps où j’étais enfant, a vécu rêvant de la patrie d’aujourd’hui, exposée qu’elle était aux intempéries.

    Très peu parmi les anciens explorateurs du mont Paektu, qui ont partagé joies et souffrances avec moi, sont encore en vie, et cela nous a empêché d’enseigner à temps et largement à nos enfants l’histoire révolutionnaire de notre Parti et les hauts faits des aînés révolutionnaires que recèle le Paektu dans ses plis et replis. C’était cependant notre mission à nous, génération ancienne.

    Moi aussi, j’ai manqué d’indiquer à temps où était le camp secret du mont Paektu.

    Quand j’étais jeune, je n’ai pu trouver le temps d’aller voir notre ancien foyer, chargé que j’étais des multiples tâches, celles d’édification du parti, de l’Etat et de l’armée, puis celles de la guerre et de la reconstruction d’après-guerre.

    Quand Pak Yong Sun et ses semblables étaient encore en vie, je leur ai demandé à maintes reprises d’aller découvrir, à l’intention de la postérité, l’emplacement du camp secret du mont Paektu. Pourtant, ces anciens charpentiers si énergiques n’y sont pas parvenus, encore qu’ils aient retrouvé les camps secrets de Heixiazigou, de Diyangxi et du mont Heng ainsi que les endroits de bivouac sur le mont Vert, le mont de l’Oreiller et à Mupho, qu’ils avaient bâtis eux-mêmes. Cependant on ne pouvait le leur reprocher, car ils n’y avaient jamais été.

    Finalement, bien que tardivement, c’est moi qui ai redécouvert l’emplacement du camp secret du mont Paektu. Profitant d’un loisir qui m’était fortuitement échu, je me suis rendu dans la région du mont Paektu, désireux de voir les anciens camps secrets reconstitués. Et en revenant, j’ai remarqué, près du pont sur le Sobaeksu, un endroit dont la configuration me paraissait familière; intrigué, j’ai envoyé un groupe d’explorateurs du côté de la vallée de Sobaeksu. Je lui ai dit de chercher une prairie à foin peu étendue qu’il trouverait sans doute dans une vallée surplombée d’un pic rocheux haut de plus de cent toises. J’ai souligné qu’il serait difficile de l’apercevoir en regardant de l’extérieur, la vallée étant très profonde et étroite. En ce temps-là, cette contrée était si sauvage, si peu accueillante que mon secrétaire en chef et mon conseiller militaire, que j’avais envoyés étudier les lieux en vue de la construction d’une route touristique le long du fleuve Amrok, s’étaient fourvoyés dans ses forêts impénétrables et avaient connu toutes les peines du monde avant d’être retrouvés par la compagnie de la garde du corps expédiée à leur secours. C’était un labyrinthe inextricable comme le mont Mihunzhen. Enfin, le groupe d’explorateurs y a découvert d’abord des arbres portant des inscriptions de mots d’ordre, puis les emplacements de maisons et de campements. Ainsi, nous avons pu montrer aux nouvelles générations de notre révolution le camp secret du mont Paektu dans son aspect originel.

    Aujourd’hui, le mont Paektu est devenu une école pour inculquer aux 2e, 3e et 4e générations de notre révolution l’esprit révolutionnaire du Paektu, esprit que possédait sa première génération. Sur l’immensité du massif Paektu s’étend un vaste musée de la révolution en plein air.

    Dans le courant de l’histoire, le mont Paektu est devenu encore plus symbolique. En effet, dès la seconde moitié des années 30, il a pris un aspect nouveau, emblématique.

    La lave de la «révolution pour la restauration de la patrie», lancée par ce volcan pourtant éteint, a attiré le regard des vingt millions de Coréens. L’écrivain Son Yong, après avoir visité les régions par lesquelles était passé le feu de la révolution antijaponaise, a intitulé son reportage de voyage Le mont Paektu se voit de partout. Comme le dit ce titre, depuis que nous l’avons choisi pour théâtre de nos actions, ce mont est devenu un volcan en activité au service de la libération de la Corée, un mont sacré de la révolution, visible de n’importe quel endroit.

    

    

    

    6. Kim Jong Bu, gros propriétaire

    foncier, mais patriote

    

    

    «A bas les capitalistes et les gros propriétaires fonciers!» voilà le mot d’ordre lancé par les prolétaires de tous les pays dès l’entrée des communistes dans l’arène politique internationale. Les masses laborieuses dans notre pays aussi ont crié ce slogan et soutenu une lutte des classes, longue et âpre, afin d’enterrer les classes exploiteuses liées aux forces impérialistes étrangères.

    A une époque, les gauchistes du Parti révolutionnaire de Corée, organisation politique du Kukmin-bu, se sont proposé, eux aussi, comme objectif de liquider les capitalistes et les gros propriétaires fonciers et ont soulevé de violents tourbillons à ces fins.

    Nous ne cachons pas, nous non plus, que notre idéal, l’objectif de notre lutte est d’en finir avec les capitalistes et les gros propriétaires fonciers. Combattre les exploiteurs, ces parasites vivant aux dépens des autres, est un principe immuable de notre lutte. Pour ma part, je les condamne aujourd’hui comme hier; et je détesterai toujours ceux qui se vautrent dans le luxe et l’opulence en dilapidant les biens, fruits du dur labeur de plusieurs centaines de millions de travailleurs, alors que ceux-ci crient famine.

    L’humanité progressiste soutient l’idéal humaniste de l’équité dans la répartition des biens matériels et de l’égalité sociale. Combattre la dictature politique, le monopole économique d’une poignée de riches et de leurs porte-parole et la déchéance morale qu’ils provoquent, et sonner leur glas, voilà les tâches sacrées que nous nous assignons.

    Cependant, il faut distinguer strictement, dans la pratique, la classe exploiteuse à liquider des individus particuliers qui en font partie. A l’époque de la révolution antijaponaise, nous avons combattu les impérialistes japonais et les possédants pervers, devenus valets de ces premiers.

    Toutefois, dans le passé, certains communistes ont commis des erreurs gauchistes à l’égard des gros propriétaires fonciers et des capitalistes nationalistes à l’esprit patriotique et anti-impérialiste, en insistant sur un seul aspect des rapports entre les classes: la lutte. Dans certains pays, on a cherché, sans tenir compte des conditions et de la réalité concrètes, à liquider, à exproprier et à maltraiter sans distinction les possédants sur les plans politique, économique et social; d’où une idée fausse du communisme dans ces pays.

    Cette politique unilatérale a donné aux anticommunistes fanatiques un prétexte pour calomnier le communisme.

    Aujourd’hui, dans la moitié nord de la Corée, il n’y a pas de gros propriétaires terriens ni de capitalistes.

    L’éducation de classe étant portée à un niveau très élevé, tous les cadres savent judicieusement combiner la ligne suivie à l’égard des classes et celle à l’égard des masses: à leurs yeux, les riches ne sont plus tous méchants comme ils le pensaient autrefois, et ceux qui sont issus de familles de gros propriétaires fonciers ou de capitalistes ne sont plus tous à blâmer, sans égard pour leurs antécédents et leurs mérites.

    Des hommes, qui se désolaient de leur origine sociale peu brillante, sont admis dans le Parti ou nommés à des postes appropriés à leurs capacités et travaillent dans l’optimisme; et tout le monde s’en réjouit comme de sa propre chance. Voilà le profil spirituel de notre peuple d’aujourd’hui, c’est le fruit inestimable de la politique de magnanimité que pratique le Parti du Travail de Corée.

    Cette politique date, il faut le dire, d’il y a un demi-siècle. Les authentiques communistes coréens ont levé déjà à l’époque de la révolution antijaponaise le drapeau de la grande union nationale et œuvré pour rallier les masses laborieuses des différentes couches sociales, sans distinction d’origine, de croyance et de fortune.

    L’histoire du gros propriétaire foncier Kim Jong Bu pourra aider le lecteur dans une certaine mesure à se faire une idée exacte de notre position à l’égard des gros propriétaires terriens et des capitalistes et à mesurer les racines historiques de notre politique de magnanimité.

    J’ai rencontré Kim Jong Bu pour la première fois à la fin d’août 1936. Un groupe de partisans en mission de collecte de fonds dans le village de Diyangxi rentra tard dans la nuit, accompagné, entre autres, d’un vieillard septuagénaire, tous des gros propriétaires fonciers projaponais au dire de mes hommes.

    A ce temps-là, nous nous employions, à Majiazi, petit hameau de bûcherons non loin d’Erdaojiang, à sensibiliser les habitants du lieu.

    Je fus surpris à découvrir sur la liste des prisonniers le nom de Kim Jong Bu, accusé d’être un «gros propriétaire foncier projaponais». Aujourd’hui, certains camarades déclarent se souvenir que Ri Tong Hak conduisait alors le groupe. Mais, si mes souvenirs sont exacts, c’est Kim Ju Hyon qui a amené Kim Jong Bu.

    Je fis venir Kim Ju Hyon pour lui demander une explication:

    «Pourquoi vous êtes-vous décidé à arrêter Kim Jong Bu?

    –Il possède plus de 150 hectares de terres. Jamais je n’ai entendu dire qu’un homme possède un aussi vaste domaine.

    –A-t-on promulgué une loi disant d’exproprier tous les propriétaires de plus de 150 hectares de terres?

    –Mon commandant, à quoi bon la loi? Ne dit-on pas qu’un riche ruine trois villages? Un gros propriétaire foncier comme lui causera le malheur de plus de dix villages.»

    Je lui demandai quels autres chefs d’accusation il avait à formuler contre lui.

    Et il se répandit en longues allégations: Kim Jong Bu entretenait des liens très étroits avec un Japonais, conseiller de l’annexe du consulat nippon; celui-ci avait fait venir un capitaliste japonais, Ito, installé à Yongchon ou ailleurs dans la province du Kyongsang du Nord, qui a prêté à Kim 6 000 yens, somme d’argent très importante à l’époque, pour lui permettre de se lancer dans le commerce du bois; Kim a pu acheter un camion et ainsi brasser de grosses affaires; prospérité due au soutien de toute une bande de Japonais.

    «Autre chose encore?

    –Oui, c’est à n’en plus finir. Il est président de l’association pour la protection des forêts et responsable d’un syndicat rural; en cette qualité, il fréquente la mairie du Mandchoukouo. Son fils, Kim Man Du, maire du village d’Erdaojiang depuis des années, doit sa promotion à l’influence de son père.»

    Je lui demandai alors quelles qualités avait cet homme. Mon interlocuteur, interloqué, resta sans réponse. Jamais l’idée ne lui était venue à l’esprit de savoir ce qu’on disait de ses qualités, et moins encore la pensée que je pourrais m’intéresser à cela.

    «Des qualités?! Mais comment un projaponais peut-il en avoir?» répliqua-t-il enfin.

    Tout ce qu’il disait à son sujet n’était que condamnation. A entendre son rapport plein, d’un bout à l’autre, de jugements par trop subjectifs, j’éprouvais comme une sensation d’étouffement. Lui et son groupe subissaient encore l’influence des idées conventionnelles et caduques selon lesquelles seuls la lutte des classes et l’esprit de classe primaient. D’autre part, ils ne connaissaient pas Kim Jong Bu. C’était bien pourquoi ils l’avaient accusé d’être un «gros propriétaire foncier projaponais», un «élément réactionnaire» et l’avaient arrêté ainsi que son fils. Cependant, c’était un homme qu’il fallait rallier au front uni dans la région de Changbai, nouveau théâtre de nos actions. Leur arrestation était une violation de notre orientation pour le front uni, de l’esprit de la Déclaration constitutive et du Programme en dix points de l’Association pour la restauration de la patrie.

    Même le téléphone installé chez Kim Jong Bu était mentionné comme une preuve de son identité d’élément projaponais. Le chef du groupe se récriait: «Un téléphone chez lui, ce n’est pas seulement pour son confort, mais plutôt pour espionner. A qui téléphonera-t-il, si ce n’est au consulat japonais, à la police ou aux autorités du Mandchoukouo? S’il parle au téléphone, c’est pour cafarder, pour sûr.» En effet, à l’époque, l’installation d’un appareil téléphonique relevait d’un luxe inimaginable pour les gens du commun.

    Toutefois, il était absurde d’identifier l’appareil téléphonique à un signe d’engagement projaponais ou à un moyen de collaboration avec l’ennemi. Si tous les partisans jugeaient les gens de cette façon, notre politique de front uni rencontrerait de sérieux obstacles. Le problème ne concernait donc pas le seul Kim Jong Bu.

    Avant de blâmer les membres du groupe en question, je me reprochais moi-même d’avoir manqué de bien les préparer à ce sujet. Lorsque je correspondais avec Zhang Weihua à Fusong, certains de nos camarades en avaient appréhendé l’issue et avaient eu un parti pris à l’égard de celui-ci. Ce fut après l’arrivée de traîneaux chargés d’approvisionnements et d’une grosse somme d’argent envoyés par Zhang qu’ils avaient reconnu la présence de natures humaines parmi les possédants.

    Or, à la découverte à Changbai d’un propriétaire de 150 hectares de terres, leurs yeux s’étaient remis à flamboyer de haine.

    Ils avaient reconnu un compagnon de route en la personne de Zhang Weihua, mais ils ne savaient pas voir en Kim Jong Bu un élément favorable au front uni. Pourquoi?

    Ils n’étaient pas bien préparés, et il fallait l’imputer en bonne logique aux défauts de notre travail de formation.

    Les masses des différentes couches sociales se composent d’êtres humains au passé et aux conditions de vie différents. Il ne peut y avoir de formule universelle pour le travail en leur direction. Cependant, il faut se guider sur un principe déterminé dans tous les cas.

    Quel était notre critère pour juger les hommes? Il consistait à savoir s’ils étaient projaponais ou antijaponais, s’ils aimaient ou non leur patrie et leur nation. Nous étions prêts à tendre la main à tous ceux qui aimaient la patrie, le peuple, haïssaient l’impérialisme japonais, et, en revanche, nous condamnions tous ceux qui ne faisaient aucun cas de leur pays et du peuple, collaboraient avec les Japonais afin d’assurer leur confort personnel.

    J’avais repéré ainsi Kim Jong Bu comme un élément favorable au front uni. Je pensais lui écrire une lettre l’invitant à nous aider ou le faire venir à notre camp secret une fois que nous serions à Changbai.

    «Vous jugez Kim Jong Bu sur un critère routinier et non fondé. Il ne faut pas juger les gens de façon superficielle. Vous accusez Kim Jong Bu d’être favorable aux Japonais, mais non, c’est un patriote. Je le connais bien. Vous avez écouté une ou deux personnes à Diyangxi pour rendre votre verdict à Kim Jong Bu ainsi qu’à Kim le Sergent. C’est juger les gens selon les apparences, sans connaître le fond. Si Kim Jong Bu était un propriétaire foncier méchant, pourquoi les habitants de Diyangxi auraient-ils élevé un monument à la gloire de sa vertu? Savez-vous qu’un monument a été érigé à Diyangxi en son honneur?

    –Non, répondirent-ils.

    –Si vous connaissiez son passé, repris-je, vous ne le blâmeriez pas. Ce n’est pas un homme à liquider, mais à rallier à notre cause. Bien que propriétaire foncier, c’est un patriote, et non un réactionnaire. Je réponds de lui.

    –Pardon, mon commandant, nous l’avons maltraité parce que nous ignorions ce que vous pensez de lui. Je lui présenterai des excuses au nom de notre groupe, et je le renverrai à Diyangxi, répondit Kim Ju Hyon, l’air coupable.

    –Non, ne le renvoyez pas. D’ailleurs, je voulais le voir. Puisqu’il est là, je voudrais l’emmener au camp secret pour causer à loisir avec lui. Je lui présenterai des excuses à votre place.»

    Ce jour-là, je racontai aux membres du groupe de partisans ce que je savais de lui, ce qui me faisait considérer qu’il pouvait être admis au sein du front uni. Toute la troupe fut mise ainsi au courant de son passé le jour même.

    Kim Jong Bu devait être né au début des années 1860, à Chongsudong, arrondissement d’Uiju, province du Phyong-an du Nord. Lors de notre rencontre à Changbai, il était déjà âgé de plus de 70 ans. Du temps de mes études à Jilin, Jang Chol Ho, natif d’Uiju, lui aussi, m’avait souvent parlé de lui avec émotion. Riche, Kim Jong Bu avait tout fait pour aider les indépendantistes. Son fils, Kim Man Du, était un ami d’enfance de Jang Chol Ho et d’O Tong Jin depuis l’époque où ils vivaient à Chongsudong.

    Quand l’armée indépendantiste opérait avec succès dans la région de Changbai, Kim Jong Bu avait exercé les fonctions de chef de la région sud sous le contrôle du Corps Kunbi. Il avait vendu ses biens pour ravitailler cette armée en tissus, en provisions de bouche et divers autres produits. Lorsque celui-ci exerçait un empire absolu, il avait produit de la fécule de pomme de terre et installé un moulin à eau à Diyangxi pour décortiquer du riz afin de l’approvisionner.

    Sa maison servait d’auberge et de rendez-vous aux indépendantistes de Jilin, Fusong, Linjiang, Badaogou et Huadian, en mission à Changbai. Son mérite passé m’empêchait de rester indifférent à son sort.

    Il avait aussi beaucoup contribué à l’éducation des générations montantes. A Diyangxi fut construite vers 1920, sous son patronage, une école traditionnelle où l’on enseignait les classiques chinois. Mais le désir d’instruire les enfants de ses métayers mieux que ceux d’autres régions le conduira à la transformer d’abord en école primaire de quatre années avec un programme moderne, puis, en agissant dans un esprit novateur, en école privée de six années, baptisée école Jongsan, accueillant plus de 150 élèves. Kim Jong Bu y avait admis aussi des enfants des villages voisins. Les frais de gestion et les appointements des enseignants étaient couverts par le fermage perçu. L’école dispensait un enseignement national et insufflait aux écoliers l’esprit d’indépendance nationale et l’amour de la patrie.

    Ses métayers de Diyangxi lui payaient de bonne grâce le fermage: il leur était loisible de payer, selon la récolte, entre un et dix sacs de céréales, car Kim Jong Bu n’avait pas fixé le pourcentage du partage ni ne prenait en compte la superficie et la fertilité de la terre affermée. Aucun contrat de fermage n’existait entre lui et les paysans. Rien n’obligeait ceux-ci à lui remettre une partie déterminée de la récolte et à ne garder que le reste.

    Ri Chi Ho, ancien combattant de la révolution antijaponaise, un temps métayer de Kim Jong Bu à Diyangxi, se le rappellera en ces termes: «Je n’ai jamais entendu dire qu’il y eût dans le monde un propriétaire foncier aussi honnête et aussi généreux que Kim Jong Bu. Moi aussi, je lui avais pris à bail un lopin de terre, mais je ne savais pas quel était le fermage. Par ailleurs, jamais je ne lui ai payé d’intérêt sur le riz emprunté. Au lieu de sommer ses débiteurs, il les laissait agir à leur guise. Ce n’est pas un hasard si les paysans ont élevé devant sa maison un monument à la gloire de sa vertu. Oui, il disposait de vastes terres sur le plateau de Diyangxi, mais celles-ci valent à peine 15 hectares de bonne terre de la plaine.»

    Les habitants de Diyangxi ne tarissaient pas d’éloges sur lui; ils l’appelaient «notre père», «notre chef», «le fondateur de l’école de notre village». Rapports d’amitié peu communs.

    Cependant, ses largesses indisposaient les propriétaires fonciers voisins: ils craignaient que leurs métayers n’envient ceux de Kim Jong Bu.

    Inquiets, ils se mirent en campagne pour le persuader: «Vous laissez vos fermiers libres de payer le fermage comme bon leur semble, sans passer de contrat. C’est de la folie plutôt que de la générosité. A ce compte-là, vous vous verrez sans un sou avant trois ou quatre ans.»

    Kim Jong Bu ne les écoutait pas: «Bah, les trois membres que compte ma famille ne mourront pas de faim parce que je n’ai pas passé de contrat. Si les paysans souffrent de la faim, je dois en souffrir moi aussi; s’ils mangent à leur faim, je me sens, moi aussi, rassasié. Je partage ainsi avec eux, non pas les bénéfices, mais l’humanité et l’amitié.»

    Sa réputation d’homme intègre et généreux faisait que même les autorités du Mandchoukouo et le consulat japonais n’osaient se montrer irrespectueux envers lui.

    Parmi les gros propriétaires fonciers amenés là figurait un homme surnommé Kim le Sergent. Patriote lui aussi. Il devait son surnom à son service dans l’armée moderne de l’ancienne Corée. Kim Jong Chil, de son vrai nom, y avait le grade de sergent.

    Il avait embrassé de très bonne heure la carrière des armes: il s’était engagé comme volontaire dans l’armée de la dynastie des Ri, alors qu’il n’avait pas encore vingt ans, puis un temps il avait servi dans l’armée Pyolgi, première armée moderne de la Corée; lors du coup d’Etat de l’an Kapsin8, accompli par le parti réformiste, il avait sympathisé avec cet événement.

    Son visage de paysan modeste et honnête exprimait sa foi politique. Lors des réformes de l’an Kabo, il servit dans le régiment de la garde royale, puis dans une garnison. Après la ruine du pays, il rejoignit les francs-tireurs, mais, leur mouvement ayant régressé, il se résigna à gagner sa vie.

    Ayant servi loyalement, vers la fin de l’ancienne Corée, dans l’armée moderne pendant presque toute son existence, Kim le Sergent avait été le témoin oculaire de la fin de l’armée de la dynastie des Ri et des drames de la Corée moderne. Selon Kim Jong Bu, s’il n’avait pas été promu à un grade supérieur à celui de sous-officier, malgré sa loyauté de longue date, il le devait au fait qu’il était originaire de la région septentrionale. Il était né à Kapsan, lieu d’exil et de pénitence aux yeux des gouvernants de la dynastie des Ri. Les autorités féodales avaient beaucoup parlé de réformes politico-militaires et d’abolition des préséances basées sur la naissance, mais la lourde hérédité de l’époque ancienne n’en sévissait pas moins, excluant des postes supérieurs les hommes originaires de la région nord-ouest.

    Kim le Sergent possédait dix hectares de terres et plusieurs bœufs de trait, mais sa conduite et sa pensée révélaient un esprit progressiste et novateur.

    Quand je déclarai qu’il nous fallait rallier au front uni jusqu’à des hommes comme Kim Jong Bu et Kim le Sergent, nombre de mes camarades écarquillèrent les yeux: «Comment ça, rallier à notre cause les propriétaires de si vastes domaines? Ne serait-ce pas prêcher la “collaboration de classes”?»

    Il y a un demi-sciècle encore, les thèses de Marx et de Lénine étaient l’unique guide d’action pour les communistes; aussi, quand nous tâchions de nous concilier l’amitié de tel ou tel gros propriétaire foncier, d’aucuns s’écriaient-ils, méfiants, que c’était là un écart par rapport au marxisme. Et, quand nous voulions inviter tel ou tel capitaliste à participer à notre œuvre, eux, pris de panique, se récriaient: c’est une trahison du léninisme! Ainsi, le marxisme-léninisme était considéré comme une valeur absolue, et on s’y référait de façon dogmatique, sans tenir compte des particularités de notre pays et de la réalité de notre révolution.

    Selon les données statistiques qui reflétaient le processus de différenciation de classes et l’évolution des rapports de propriété foncière dans les campagnes coréennes avant la Libération, le nombre des grands propriétaires terriens japonais s’est accru, tandis que celui de leurs homologues coréens a diminué à un rythme accéléré, les uns devenant petits ou moyens propriétaires, les autres étant ruinés.

    Les impérialistes japonais se sont efforcés de maintenir les rapports féodaux de propriété foncière afin de consolider les fondements de leur politique de gouvernement général en Corée. Une partie des propriétaires fonciers autochtones, avec l’appui du gouvernement général, ont étendu leur terre et leur capital et se sont finalement transformés en grands propriétaires fonciers capables d’investir dans l’industrie et le commerce et même en capitalistes compradores. Mais la plupart des propriétaires coréens sont restés dans leur état primitif en demeurant de petits et moyens propriétaires.

    Et certains de ceux qui ont été ruinés par suite de l’occupation et de la domination coloniale japonaises en sont venus, c’est naturel, à nourrir une sourde hostilité à l’égard de l’occupant et à caresser des aspirations patriotiques.

    En effet, bon nombre de propriétaires fonciers et de capitalistes coréens ont apporté une assistance efficace à la révolution antijaponaise ou, au lendemain de la Libération, ont fait don de leurs terres, de leurs usines à l’Etat pour rejoindre les rangs des travailleurs et se consacrer à l’édification de la Corée nouvelle. Les possédants consciencieux qui accordent un plus grand prix à la prospérité de la patrie qu’à leur propre fortune n’ont aucun motif de combattre la politique des communistes ni de se mettre en travers du mouvement révolutionnaire sous l’égide de ceux-ci.

    Moi aussi, dans mon enfance, je considérais tous les gros propriétaires fonciers et les capitalistes comme des parasites.

    Mais l’histoire de Mme Paek Sonhaeng (la Vertueuse – NDLR) m’a fait changer d’avis: elle avait fait don d’une grande superficie de terres à l’Ecole Changdok, où j’ai fait mes études. Les riches ne sont pas tous malhonnêtes; il faut distinguer parmi eux les patriotes et les réactionnaires, voilà ce que j’ai commencé à penser alors.

    Mon amitié avec Zhang Weihua m’a conduit à réexaminer d’un œil critique et à contester les opinions de ceux qui condamnent tous les possédants. Mes rapports avec Chen Hanzhang m’ont raffermi encore dans ma position.

    Qu’adviendrait-il si nous repoussions les patriotes de ce genre pour la seule raison qu’ils sont riches? Ce serait rejeter les sympathisants de notre révolution et nous aliéner même une bonne partie des masses. Les masses tourneraient le dos à une révolution aussi inhumaine et aussi impitoyable. Ce serait une erreur qui ne profiterait qu’à l’ennemi. Une petite faute, une infime déviation commise dans la lutte des classes peut entraîner des conséquences désastreuses en favorisant les desseins de l’ennemi.

    Je devais, en ma qualité de chef de l’armée de guérilla, présenter des excuses à Kim Jong Bu et autres pour la faute de mes hommes. C’était une tâche délicate.

    Sur mon ordre, le chef du groupe en question amena dans ma cabane Kim et ses compagnons.

    Je leur présentai mes excuses à la place de mes hommes qui les avaient dérangés en les amenant sans crier gare par une nuit.

    Sans réponse, Kim Jong Bu me toisa d’un œil à la fois hostile et inquiet. Les autres en faisaient autant: ils craignaient pour leur sort. Je voulais causer sur un ton familier, mais il était impossible de communier entre nous. L’atmosphère était glaciale. La conversation tombait.

    «Je ne sais pas de quelle armée vous êtes. Si vous êtes une troupe d’indépendantistes, indiquez-moi la somme d’argent que vous voulez de moi comme fonds de guerre. Mais, si vous êtes une troupe de bandits, fixez-moi le montant de la rançon», fit Kim Jong Bu d’une voix pleine d’animosité, rompant le premier le silence pesant.

    L’atmosphère en devint plus tendue. Lui et ses compagnons nous prenaient pour une troupe d’indépendantistes ou de bandits.

    La demande de rançon, procédé d’extorsion habituel des brigands, les troupes chinoises antijaponaises y recouraient souvent. Kim Jong Bu, kidnappé deux ou trois fois par les bandits, en avait vu de toutes les couleurs.

    Le souffle retenu, ils me scrutaient, craignant visiblement que je n’exige une rançon exorbitante.

    A ce moment, le chef du groupe de partisans pénétra dans la cabane, dix paquets de cigarettes à la main, et rapporta qu’il n’avait pu payer le boutiquier de Diyangxi parce que celui-ci refusait de recevoir le prix.

    Je demandai aux propriétaires fonciers quel était ce boutiquier.

    «Il s’appelle Kim Se Il, il a le cœur en or, répondit Kim Man Du pour tous. Lui étant infirme, c’est sa femme qui faisait vivre le ménage: elle joignait les deux bouts en exploitant un moulin à eau. C’était une situation lamentable, et je leur ai donné un peu d’argent, de quoi ouvrir une petite mercerie. Voilà comment il tient une boutique, maintenant.

    –Une famille pauvre. Et votre conduite a été incorrecte, fis-je observer au chef du groupe. Prendre les choses sans les payer sous prétexte que le maître refuse d’en recevoir le prix, c’est manquer d’honnêteté et de sensibilité.»

    Mes observations eurent pour effet de changer subitement l’atmosphère de la cabane.

    Les gros propriétaires fonciers furent comme frappés par un coup: ils échangèrent des regards d’intelligence et chuchotèrent entre eux. Tout en eux semblait dire qu’ils trouvaient mes reproches trop sévères. Le moment était venu de reprendre.

    «Excusez-moi de vous avoir fait venir par cette nuit affreuse. Il nous arrive de commettre, involontairement, convenez-en, de telles erreurs en nous déplaçant d’une région inconnue dans une autre. Je vous prie d’excuser l’impolitesse de mes camarades à votre égard.»

    Après mes excuses réitérées, ils parurent quelque peu apaisés.

    «De quelle armée êtes-vous? A en juger par votre uniforme, vous n’êtes, ce me semble, ni une troupe de bandits ni une troupe d’indépendantistes d’autrefois, demanda Kim Jong Bu, la curiosité éveillée, un regard attentif posé sur moi.

    –Nous sommes l’Armée révolutionnaire populaire coréenne; nous combattons pour l’indépendance de la Corée», répondis-je.

    Ainsi fut ouverte enfin une porte de communication entre eux, hommes influents de Changbai, et moi.

    «L’armée révolutionnaire populaire? Celle commandée par le Général Kim Il Sung, qui a porté un rude coup aux Japs, il y a peu de temps, à Fusong?

    –Oui, c’est elle-même.

    –Le Général Kim Il Sung est-il à Fusong?

    –Non. Monsieur Kim, excusez-moi de ne me présenter que maintenant. Je suis Kim Il Sung.

    –Ne vous moquez pas de moi, je vous en prie, parce que je ne suis qu’un vieillard de plus de 70 ans, rétorqua le vieux propriétaire foncier, un regard sceptique décoché sur moi et un sourire narquois aux lèvres. Le Général Kim Il Sung, lui, possède le don de réduire les distances. Beau jeune homme au teint vermeil que vous êtes, comment osez-vous prétendre être le Général Kim Il Sung? Il doit différer des gens du commun comme nous. C’est un homme exceptionnel avec une double denture, par exemple.

    –Vous avez devant vous notre commandant Kim Il Sung, lui-même», intervint alors Kim Ju Hyon, n’y tenant plus.

    Kim Jong Bu comprit enfin que je disais vrai, et il se confondit en excuses pour ne m’avoir pas reconnu plus tôt.

    Puis, il lança à Kim le Sergent:

    «Un jeune général vaut mieux qu’un vieux, n’est-ce pas?

    –Bien sûr, répliqua l’autre, reconquérir l’indépendance du pays n’est pas l’affaire d’une ou deux années de lutte, un jeune général bien portant promet beaucoup plus.»

    Nous continuâmes ainsi à deviser amicalement.

    Ce jour-là, les propriétaires fonciers me posèrent de nombreuses questions. Kim Man Du alla jusqu’à me demander: «Aux dires des gens, cher Général Kim, vous devinez les intentions du Ciel trois jours à l’avance, est-ce vrai?»

    Cette question, aussi inopinée qu’extravagante, me déconcerta un peu.

    «C’est un faux bruit, répondis-je, la vérité est que notre armée révolutionnaire populaire prend correctement mesure de la situation grâce aux renseignements fournis en temps opportun par le peuple avec qui elle est toujours en contact étroit. Le vrai Zhu Geliang, c’est le peuple. Sans son soutien et son aide, nous ne pourrions faire un seul pas en avant.

    –Général, vous élevez le peuple à la hauteur du Ciel, nous en sommes confus. Nous estimons de notre devoir de vous aider dans votre grande œuvre. Seulement enseignez-nous le moyen d’y parvenir.

    –Franchement parlant, venant à Changbai, j’avais l’intention de vous rencontrer pour en discuter. Depuis des années, nous menons, les armes à la main, une lutte sanglante, dans l’immense Mandchourie, contre les agresseurs japonais. Nous avons commencé notre combat à mains nues, mais notre armée révolutionnaire populaire a gagné en force pour, à présent, frapper l’ennemi avec succès un peu partout. Or, comme je viens de vous le dire, sans le soutien et l’aide du peuple, elle ne serait pas devenue ce qu’elle est aujourd’hui. Pour vaincre les forces japonaises, armées jusqu’aux dents, et libérer la patrie, il faut que tous les Coréens s’unissent, conjuguent leurs forces et leur volonté. Propriétaires fonciers ou capitalistes, tous ceux qui aiment leur patrie doivent se mobiliser pour soutenir l’armée révolutionnaire populaire – à ces paroles, mes interlocuteurs prirent un air inspiré et réconforté. Qui aime son pays et ses compatriotes a le devoir et le droit de soutenir la révolution. Si vous avez fait aménager plus d’une centaine d’hectares de brûlis sur le plateau de Diyangxi, c’était afin de donner de l’argent et du riz au mouvement indépendantiste. C’est aussi bien pourquoi, les fermiers et les indépendantistes de la région ont élevé d’un commun accord un monument à la gloire de votre vertu.

    –Général, excusez-moi de vous le demander, comment connaissez-vous si bien le passé de l’homme du commun que je suis?

    –Mon défunt père m’a souvent parlé de vous, ainsi que MM. O Tong Jin, Jang Chol Ho, Kang Jin Gon.

    –Qui est votre père?

    –Kim Hyong Jik. Il m’a beaucoup parlé de vous à Badaogou et à Fusong.

    –Comment? s’exclama-t-il –puis il me dévisagea, les yeux humides. Je ne me doutais pas, Général, que vous soyez le fils de Kim Hyong Jik... Des années de vie d’ermite dans ce trou perdu ont fait de moi un philistin indifférent à tout ce qui se passe dans le monde. Quoi qu’il en soit, votre défunt père et moi étions de proches amis. Je ne saurais vous exprimer ma joie de vous avoir rencontré, Général, vous à la tête d’une grosse armée sur cette terre qui porte les empreintes des pas de votre défunt père.

    –Moi aussi, je suis très heureux de faire la connaissance d’un patriote comme vous. Mes camarades vous ont arrêté sans vous connaître; je leur ai dit que vous êtes un propriétaire foncier patriote, et non un projaponais ou un réactionnaire. Nous devrions, sinon ériger un monument en votre honneur comme l’ont fait les habitants de Diyangxi, du moins éviter l’imprudence de vous prendre pour un projaponais. Vous pouvez être fier de votre passé, puisque vous avez fait tout ce qui était en votre pouvoir pour le mouvement indépendantiste.

    –Général Kim, vous me dites patriote? Ah, je n’aurais plus rien à regretter même si je devais expirer ici», reprit Kim Jong Bu, les larmes aux yeux, en témoignage de reconnaissance.

    Après lui, son fils Kim Man Du me salua, le buste profondément incliné. Les autres gros propriétaires fonciers considéraient les Kim, le père et le fils, d’un œil toujours inquiet, mais aussi plein d’envie.

    Kim Jong Bu devina leur pensée et me dit en les indiquant:

    «Général, ils ne sont pas des réactionnaires. Je vous le garantis sur ma vie. Si vous me faites confiance, je vous prie de ne pas les prendre pour des traîtres.

    –Tant mieux. Si vous vous portez garant d’eux, je ne les mettrai pas en cause.»

    A ces paroles, ceux-ci inclinèrent la tête à plusieurs reprises, en me remerciant.

    Mon premier entretien avec eux s’est arrêté là et reste gravé dans ma mémoire aujourd’hui encore. S’il s’était agi d’un interrogatoire mené pour enquêter sur les crimes d’éléments projaponais ou d’un blâme public infligé à un quelconque coupable, je ne pourrais me rappeler, le cœur joyeux, la rencontre que j’ai eue dans la baraque de bûcherons à Majiazi avec Kim Jong Bu et autres, ces personnages influents de Diyangxi avec qui j’ai causé jusqu’à minuit alors qu’une pluie fine tombait dehors, sans bruit.

    Je ne leur ai alors guère demandé de quelle manière ils exploitaient les métayers, comment ils collaboraient à la politique colonialiste des impérialistes japonais et quels forfaits ils avaient commis contre leur patrie et leurs compatriotes. Au contraire, j’ai considéré comme un fait établi qu’ils n’étaient pas projaponais, et je n’ai pas hésité à leur faire crédit. Et cette confiance leur a fait changer d’idée sur-le-champ à l’égard des communistes.

    Or, l’entrevue de ce jour-là ne constituait qu’un premier pas, qu’une porte entrouverte. Les problèmes fondamentaux subsistaient: nous voulions, suivant l’esprit de la «Déclaration constitutive de l’Association pour la restauration de la patrie», éveiller la conscience des gros propriétaires fonciers de Diyangxi pour les inciter à aider matériellement l’Armée révolutionnaire populaire coréenne; amener, par leur intermédiaire, les notables et les lettrés de la région de Changbai, restés indifférents ou hostiles à la révolution, à sympathiser avec celle-ci, à la soutenir et à y collaborer. Pour y parvenir, je devais m’entretenir avec eux encore bien des fois.

    Cependant, je comptais renvoyer aussitôt Kim Jong Bu et son fils chez eux, à Diyangxi.

    Le lendemain, j’invitai Kim père à rentrer chez lui, mais lui, il refusa, l’air offensé:

    «Général, j’ai beaucoup réfléchi la nuit dernière. Si j’ai eu cette fois la chance inespérée de vous rencontrer, c’est par la volonté du Ciel et de la Terre. Jusqu’ici, j’ai fait tout mon possible pour concourir à sauver le pays et la nation, mais sans avoir pu faire grand-chose.

    «Et me voilà déjà vieux, mes forces ont décliné, mais j’ai compris que la seule vertu ne peut sauver la nation. Au crépuscule de ma vie, je me tourmentais sans savoir comment contribuer à la restauration de la patrie, et le Ciel m’a donné sa bénédiction en me réservant une rencontre avec vous.

    «Je dois rester ici, dans votre camp. Mon fils, Man Du, pourra alors, de retour à Diyangxi, envoyer ici des approvisionnements en prétextant qu’il en va de ma vie. “Il le faut pour sauver mon père, dira-t-il aux Japs, ne vous faites donc pas trop de bile à me voir envoyer des vivres, du tissu et des chaussures aux partisans.” Ils seront alors à court de réplique.»

    J’en fus touché. La voix du brave vieil homme, celle de sa conscience, me pénétrait jusqu’au fond du cœur.

    Toutefois, je ne pouvais pas accepter.

    «Merci, ce que vous venez de dire nous est un grand encouragement.

    «Cependant, ce n’est pas un endroit pour vous. Il n’y a ni demeure ni nourriture convenables. Et puis, le temps devient de plus en plus froid; l’expédition “punitive” des Japonais gagne en violence. Vous devez descendre chez vous.»

    Pourtant, le vieillard s’entêta. Il m’implora de ne pas le priver de la rare chance qui lui arrivait de pouvoir contribuer à la cause de l’indépendance nationale, puisqu’il ne pouvait combattre dans les rangs de la guérilla. Je dus céder. Il fut décidé qu’il demeurerait selon son désir pendant un temps dans notre camp secret, tandis que son fils retournerait à son village.

    Nous aménageâmes au camp secret une demeure spéciale pour les propriétaires fonciers de Diyangxi, et nous prenions soin d’eux.

    Notre vie dans la montagne était dure, nous manquions du strict nécessaire; mais nous sortîmes le sac de riz blanc conservé pour les jours mauvais et donnâmes du riz aux propriétaires fonciers de Diyangxi, tandis que notre troupe assouvissait sa faim avec une bouillie claire. Mes hommes fumaient du gros tabac, mais je fis fournir des cigarettes à nos hôtes. Kim Jong Bu célébra chez nous son anniversaire, puis la fête du nouvel an 1937.

    Le jour de sa naissance tombait cette année-là un jour de décembre du calendrier lunaire. Jusqu’à ce jour, il n’avait pas songé à retourner chez lui. Il s’obstinait à ne pas quitter le camp secret tant que les approvisionnements promis par son fils ne seraient pas arrivés de Diyangxi.

    Je me sentis coupable envers lui et sa famille. Il était inhumain de laisser un septuagénaire fêter son anniversaire au fond de la montagne.

    Sur mes ordres, les agents secrets en mission sur les arrières de l’ennemi se procurèrent du riz blanc, de la viande, de l’alcool et autres denrées alimentaires. Le jour de l’anniversaire du vieux Kim, je lui rendis visite au camp secret où il habitait, suivi de mon ordonnance qui portait sur son dos les victuailles. Un modeste dîner fut arrangé en son honneur. C’était un fait sans précédent dans l’armée révolutionnaire populaire. Nous n’avions pu préparer un tel dîner même lors du mariage de nos compagnons d’armes qui devaient se contenter d’un bol de riz et d’une écuelle de soupe.

    A la vue de la table de fête, Kim Jong Bu me demanda, les yeux grand ouverts:

    «La fête du nouvel an du calendrier lunaire est encore loin, à quelle occasion ce festin est-il donné?

    –Aujourd’hui, c’est votre anniversaire. Je vous félicite au nom de l’armée révolutionnaire populaire, lui dis-je en remplissant son verre. M. Kim, je suis désolé de vous voir célébrer votre anniversaire dans la montagne au plus fort de l’hiver. Servez-vous-en, je vous en prie. Le dîner n’est pas somptueux, prenez-le simplement comme une marque de notre prévenance.»

    –Vous, les partisans, –le vieillard, le verre à la main, pleura–, vous consommez de la bouillie de maïs brut et endurez toutes sortes de peines à seule fin de permettre au pays de recouvrer son indépendance, tandis que moi, vieillard bon à rien, je prends ici trois bons repas par jour. Ce luxe me pèse déjà sur le cœur. Que dire alors du dîner donné en l’honneur de mon anniversaire dans ces profondeurs de montagne! Ah, je n’oublierai pas ce que vous avez fait pour moi, Général, même dans l’autre monde.

    –Je vous souhaite bonne santé et longue vie. Vous devrez voir le jour de l’indépendance de la Corée.

    –Quel prix puis-je avoir, moi? Mais, Général, vous devrez ménager votre santé puisque vous êtes appelé à sauver la nation coréenne en détresse.»

    Ce jour-là, je bavardai longtemps avec lui.

    Le froid rigoureux arriva et il neigea beaucoup dans la montagne; cela m’empêchait de le laisser partir pour son village, de peur qu’il ne lui arrive un accident sur le chemin du retour. Je le retins donc à passer l’hiver au camp secret.

    A la fin, Kim Jong Bu me raconta ses impressions sur les quatre mois de sa vie dans le camp secret. C’étaient ses réflexions sur l’armée révolutionnaire populaire, un résumé de l’appréciation qu’il portait sur les communistes coréens qu’il avait observés attentivement à longueur d’années.

    «A franchement parler, avant, je n’avais pas bonne opinion des communistes, disait-il. Or, le communisme que vous pratiquez, Général Kim, diffère des autres formes de communisme. Vous faites la différence entre propriétaires fonciers antijaponais et projaponais, pour ne condamner que les seconds. Qui s’opposerait à un tel communisme? Les Japs décrivent les partisans comme des “bandits communistes”. C’est un mensonge grossier... Alors que je consommais les vivres des partisans, j’ai beaucoup réfléchi, avant de prendre mon parti. Il ne me reste que quelques années à vivre, et je les vivrai dignement. Je soutiendrai l’armée révolutionnaire populaire jusqu’au dernier moment de ma vie. Croyez-moi, Général Kim, je vous appuyerai dans la vie comme dans la mort.»

    Ainsi, Kim Jong Bu en vint à sympathiser avec notre cause.

    Certains d’entre les propriétaires fonciers amenés là pour une séance de formation ou pour la collecte de fonds n’étaient pas regardés d’un bon œil par les paysans de leur village, mais Kim Jong Bu s’était porté garant d’eux aussi et, en sa qualité de doyen d’âge, leur avait dicté leur conduite et tenté de les persuader de s’engager tous dans la voie patriotique et antijaponaise.

    Kim Jong Bu offrit plus de 3 000 yuans pour l’intendance de l’armée révolutionnaire populaire, en plus de tissus, de vivres ainsi que divers articles, et, grâce à lui, nous avons distribué à tous les hommes de notre troupe des vêtements ouatés et des uniformes.

    De retour à Diyangxi, son fils apportera une assistance importante à l’armée de guérilla comme il nous l’avait promis. Il vendra plus de dix bœufs parmi ceux distribués par la mairie du district, se procurant ainsi une somme d’argent importante. A l’époque, les autorités du district lui avaient livré à crédit des dizaines de bœufs, sous réserve de défricher les terres incultes, afin d’améliorer, prétendaient-elles, les conditions de vie des paysans de Diyangxi. Plus tard, il ira encore à la mairie et y signera un contrat pour recevoir plus de 20 bœufs de bonne race; sur le chemin du retour, il nous les donnera tous. Il nous enverra même la machine à coudre de sa maison.

    Depuis la sortie de l’armée révolutionnaire populaire dans la région du mont Paektu, l’ennemi renforça le contrôle et la tyrannie exercés sur la population de Changbai. Les Kim étaient aussi épiés.

    Un jour, Kim Man Du fut appelé au commissariat de police du district de Changbai:

    «Selon nos renseignements, vous entretenez des liens avec la troupe de Kim Il Sung et lui livrez quantité de matériel. Dites-nous quels rapports vous entretenez avec elle, quel matériel vous lui avez livré, et en quelle quantité.

    –Nous, avoir des intelligences avec la troupe de Kim Il Sung? Vous vous trompez. Une troupe de l’armée communiste prendrait-elle un gros propriétaire foncier comme nous comme collaborateur? se plaignit-il en faisant l’ignorant. Mon père est détenu comme otage dans un camp secret de l’armée communiste, vous le savez bien. Ne suis-je pas son fils? Est-ce une faute que d’avoir envoyé un peu de matériel pour le sauver? Je n’ai qu’une idée en tête: le sauver, quitte à donner toute ma fortune. A ma place, vous auriez agi de la même façon que moi.»

    Obligé de lui donner raison, le policier le relâcha.

    Kim Jong Bu et son fils vendirent ainsi une grande partie de leurs terres et de nombreuses bêtes de trait pour assister l’armée révolutionnaire.

    Kim Jong Bu avait défriché des terres afin de fournir des vivres et des fonds à l’armée indépendantiste et, ce faisant, était devenu propriétaire terrien. Et il n’avait pas hésité à donner à notre armée ce qui lui restait de sa fortune après avoir approvisionné les indépendantistes. Pour un gros propriétaire foncier ou un capitaliste, il n’est pas facile de renoncer à s’enrichir, l’enrichissement étant leur raison d’être, et de sacrifier pour le bien de la patrie leur fortune qui leur apporte des bénéfices.

    Or, Kim Jong Bu l’avait fait sans hésiter, tel était son sens du patriotisme, et voilà où résident ses mérites et sa contribution à la révolution antijaponaise. Tout au long de cette révolution, je n’ai guère vu de gros propriétaire foncier qui, comme Kim Jong Bu, animé d’un ardent amour de la patrie, nous ait apporté une aide aussi importante et aussi désintéressée.

    Une partie de ses souvenirs de la vie dans notre camp secret sera publiée plus tard dans la revue Samcholli, sous forme de relation de son entrevue avec moi.

    En voici un fragment:

    «...“Kim Il Sung” est bien connu dans les régions frontalières. Et les lecteurs des journaux doivent se souvenir de son nom.

    «En sa qualité de commandant suprême, il dirige ses hommes, Coréens et Mandchous, au nombre de X; il attaque l’armée adverse et y résiste farouchement. Il conduit avec habileté ses hommes dans le maquis. Il rallie discrètement les sympathisants et nourrit des projets ambitieux. Quel est cet homme?

    «Le vieux Kim Jong Bu s’est entretenu, piqué de curiosité, avec cet homme énigmatique.

    «La taille svelte, la voix sonore, son accent laissent croire qu’il est natif de la province du Phyong-an. C’est un jeune homme de moins de 30 ans, plein de sève, plus jeune que l’on ne le croit. Il parle couramment le mandchou. Chef, il évite de le montrer dans son langage et ne tient nullement à se différencier de ses hommes par ses vêtements, par ses repas, par tout ce qui concerne la vie quotidienne, et partage joies et souffrances avec eux. Tout en lui semble témoigner de son grand ascendant sur son entourage et de sa largeur d’esprit.

    «Il dit d’une voix douce à Kim Jong Bu: “Vous devez beaucoup souffrir de ce grand froid”...

    .........

    «“Autrement, pourquoi, nous, jeunes gens, répugnerions-nous à mener une vie douce et confortable dans une maison bien chauffée, mais endurons-nous volontiers toutes ces peines, en assouvissant notre faim avec une bouille d’orge? Je suis, moi aussi, un être humain comme les autres; il m’arrive de pleurer, le sang coule dans mes veines et j’ai un cœur. Cependant, je parcours les montagnes en cet hiver glacial.”

    «Contrairement à ce que nous croyions, son parler, sa conduite, tout en lui était doux et calme, sans aucune brutalité, qualités inconciliables avec celles d’un chef de bandits.

    «Il a cherché à consoler le vieux Kim. Il disait: vous ne pourrez descendre la montagne enneigée au plus fort de l’hiver; ne vous en faites pas, le printemps venu, vous pourrez rentrer tranquillement chez vous. Et il a ordonné à ses hommes de lui prodiguer les meilleurs soins possibles...»

    Cet article était dû à la plume de Ryang Il Chon, disciple de Pak In Jin, à Hyesan. Kim Jong Bu a eu le courage de confier ses impressions à la presse alors soumise à la censure des autorités japonaises. Il est étonnant que cet article ait été publié dans la revue Samcholli, alors que toute information sur les activités de l’armée révolutionnaire populaire était strictement censurée.

    Suivant mon conseil, il déménagera à Hamatang, un village de Wangqing, où il vivra jusqu’à sa mort, survenue avant la libération du pays.

    J’étais âgé de moins de trente ans lors de ma rencontre avec lui, j’ai maintenant plus de 80 ans. Lui avait alors 70 ans. A cet âge, je crois pouvoir mieux mesurer le poids des épreuves qu’il a subies alors au camp secret de l’armée de guérilla. J’ai fait tout mon possible pour alléger sa vie de camp, mais tout n’était pas parfait, et je regrette encore de n’avoir pas pu lui réserver un meilleur accueil.

    Jusqu’ici je n’ai pu encore transporter dans le pays sa dépouille ni élever une stèle funéraire à sa mémoire.

    Notre troupe était dans la gêne lors de sa première sortie dans la région du mont Paektu. Elle n’avait rien, ni argent, ni vivres, ni tissus. Et Kim Jong Bu a subvenu à une bonne partie de ses besoins. C’était un présent sans prix fait par un ancien combattant du mouvement indépendantiste aux véritables fils et filles de la Corée. Jamais je ne pourrai l’oublier.

    La bonne foi et la conduite patriotique des riches, des gros propriétaires fonciers, comme Kim Jong Bu, ont contribué à hâter les préparatifs de la guerre de toute la nation coréenne contre l’impérialisme japonais et apporté un soutien efficace à notre cause. A la différence des années 1920, le soutien matériel, financier et moral, apporté par des gros propriétaires fonciers et des capitalistes, impliquait des dangers mortels dans les années 1930 où la résistance armée constituait le courant principal de la lutte antijaponaise pour la libération nationale. Pourtant, Kim Jong Bu n’a pas hésité.

    C’est pour cette raison que je le considère comme un patriote et que je me le rappelle avec émotion aujourd’hui encore, des dizaines d’années après.

    Dans l’autre moitié du territoire coréen on trouve encore des gros propriétaires fonciers et des capitalistes, dont des milliardaires. Parmi ces riches doivent figurer un certain nombre de réactionnaires, mais aussi bon nombre de patriotes.

    Quelle attitude les communistes coréens adopteront-ils à l’égard des gros propriétaires fonciers et des capitalistes dans le nouvel Etat confédéral unifié? Pour le savoir, il suffit de lire l’histoire de Kim Jong Bu, gros propriétaire foncier, mais patriote.

    

    

    

    

    

    CHAPITRE XIV. LES GENS DE CHANGBAI

    (Septembre 1936–décembre 1936)

    

    

    1. Xijiandao

    

    

    Depuis des temps anciens, on appelait Jiandao ou Beijiandao l’ensemble des différents districts situés à l’est du mont Paektu, au nord du fleuve Tuman, et Xijiandao, la région à l’ouest de ce mont, au nord du fleuve Amrok.

    Xijiandao est une région historiquement importante, théâtre des actions de l’Armée révolutionnaire populaire coréenne dans la seconde moitié des années 1930. La base du mont Paektu dont nous parlons s’étendait autour de ce mont, sur Xijiandao et une vaste région de la Corée. L’immense région de Xijiandao occupait une place prépondérante dans cette base, au même titre que le camp secret du mont Paektu établi en Corée par l’Armée révolutionnaire populaire coréenne. On peut donc appeler cette base base de Xijiandao, si l’on ne tient compte que de sa partie située du côté de la Chine.

    Autrefois, certains appelaient la base du mont Paektu base de Changbai, ce qui est inexact, car cela pourrait laisser supposer qu’elle se limitait à la région de Xijiandao, dont la région de Changbai. En fait, il s’agissait d’une immense base comprenant les différents districts de la région de Xijiandao dans le bassin supérieur de la Songhua et sur la rive nord du fleuve Amrok et une vaste région de la Corée, autour du mont Paektu.

    La seconde moitié des années 1930 constitue une période particulière dans les activités politico-militaires de l’Armée révolutionnaire populaire coréenne. Période de grand essor digne

    d’être gravée en lettres d’or dans les annales de celle-ci. Après avoir créé des dizaines de camps secrets autour du mont Paektu, nous avons choisi la région de Xijiandao comme théâtre de nos actions pour nous attaquer à la réalisation des tâches stratégiques définies lors de la Conférence de Nanhutou. Depuis, la région de Xijiandao a été sans cesse secouée par les fracas de combats des plus violents.

    Comme je l’ai dit plus d’une fois, Xijiandao était une contrée exceptionnelle. L’appréciation d’une région dépend non seulement de la beauté de ses cours d’eau et de ses montagnes, mais surtout de la bonté et de l’hospitalité de la population. Si la population est hostile et méchante, quelque pittoresques que soient les paysages de l’endroit, la région ne peut faire bonne impression. Au contraire, même si les terres sont arides, et la végétation pauvre, une contrée sera jugée favorablement pourvu que ses habitants soient braves et bons.

    A l’époque, on trouvait un très grand nombre d’émigrés coréens dans la région de Xijiandao. Se nourrissant exclusivement des pommes de terre récoltées sur leurs brûlis, ils avaient établi sur des plateaux, dans des vallées arides, des hameaux baptisés Phungsandok, Kapsandok, Kiljudok, Myongchondok, etc., selon les noms de leurs contrées natales et végétaient dans la misère en évoquant l’histoire de Tangun9, fondateur de la Corée antique, ou l’Histoire d’Ondal10 dans une chambre à peine éclairée par une lampe de fortune faite d’un copeau résineux.

    Les propriétaires fonciers y étaient, pour la plupart, des Chinois. Il y avait aussi des Coréens parmi eux, mais ils étaient assez rares; et d’ailleurs ils n’étaient que de petits propriétaires ne disposant que d’une superficie de terres presque aussi faible que les paysans aisés.

    Quant aux émigrés, la plupart d’entre eux avaient quitté leur patrie faute de moyens de survie ou –c’étaient des patriotes – pour rejoindre le mouvement indépendantiste antijaponais qui avait éclaté après l’annexion de la Corée par le Japon, désireux de laver l’opprobre de la ruine du pays.

    Aussi, dans les petits hameaux de cultivateurs sur brûlis de Xijiandao, rencontrait-on souvent d’anciens combattants fervents du mouvement indépendantiste ou ceux qui les avaient servis. Comme je l’ai dit plus haut, Kang Jin Gon, vétéran de l’armée indépendantiste, avait habité un temps dans le district de Changbai; et Hong Pom Do, O Tong Jin et Ri Kuk Ro y étaient venus souvent en passant par Kuandian, Fusong et Antu. Mon oncle maternel Kang Jin Sok avait milité à Linjiang avec le Corps Paeksan des guerriers qu’il avait organisé.

    Nombreux y étaient aussi les anciens militants du mouvement des syndicats paysans de différentes régions de Corée. Ils étaient venus s’installer avec leurs familles à la suite de l’échec de leur mouvement. Ayant aménagé des cours du soir dans presque tous les villages de Changbai, ils se consacraient à l’éducation des masses. Ri Je Sun, Choe Kyong Hwa, Jong Tong Chol, Kang Ton, Kim Se Ok et autres révolutionnaires renommés de la région de Changbai étaient tous des enseignants des cours du soir. Cette région comptait beaucoup d’écoles privées de Coréens, fondées par les réfugiés et les lettrés à l’esprit patriotique, venus de Corée.

    Ces écoles dispensaient une éducation profondément patriotique. Les cours du soir ouverts à l’intention des masses et les écoles créées pour l’éducation des enfants et des adolescents ont formé un grand nombre de patriotes parmi les Coréens dans la région de Xijiandao.

    Si la population coréenne de cette région avait une conscience nationale élevée et éprouvait un sentiment antijaponais violent, cela s’explique essentiellement par leur situation misérable, mais aussi par l’effort d’éducation soutenu des patriotes, penseurs ou pionniers de mouvements progressistes. Aussi, en y envoyant un seul agent politique, pouvions-nous recruter sans grand-peine les éléments favorables à la révolution et intégrer par leur intermédiaire un grand nombre de personnes dans nos organisations.

    Nous y avions envoyé nos agents politiques, issus de l’Armée révolutionnaire coréenne, dès le début des années 1930, afin d’y soulever le «vent de Jilin». Ce sont eux qui y mirent sur pied de nombreuses organisations placées sous notre contrôle. Puis, sitôt après les conférences de Nanhutou et de Donggang qui avaient décidé de créer une base de type nouveau, nous y expédiâmes encore un groupe de partisans conduit par Kim Ju Hyon, qui, dans les villages des environs du mont Paektu, et notamment dans ceux du district de Changbai, prit la mesure de la situation du mouvement révolutionnaire, repéra les éléments favorables à la révolution et éduqua les masses, accomplissant ainsi le travail préliminaire qui devait favoriser plus tard les activités politico-militaires du gros de notre armée. Grâce aux efforts de ce groupe, le terrain fut déblayé pour soutenir les opérations du gros de l’Armée révolutionnaire populaire coréenne et étendre le mouvement de front uni national antijaponais dans la région de Xijiandao.

    Cela nous permit de gagner en peu de temps la région de Xijiandao et ses environs à la cause de la révolution.

    Quand les agents politiques compétents s’efforcent de sensibiliser la population d’une région pourvue d’une base de masse favorable, il est possible d’organiser les masses et de les rallier à la révolution, et ce à un rythme très rapide. C’est une expérience précieuse que nous avons acquise lors de nos opérations dans la région de Xijiandao.

    Une des particularités de cette région était, à nos yeux, qu’elle subissait faiblement la domination du Mandchoukouo. La contrée étant très pauvre avec pour culture principale la pomme de terre, il y avait très peu de sujets imposables. Et l’administration du district de Changbai, par exemple, ne comptait, outre le maire, que quelques fonctionnaires capables de contrôler la population.

    Pendant mes quelques mois de séjour à Fusong, je constatai que les autorités administratives locales ne disposaient presque pas de personnes capables de procéder comme il se devait au recensement des terres. Et les fonctionnaires, débordés, déploraient le trop grand nombre de cas d’exploitation non autorisée de terres sans propriétaires.

    Là, le service de police aussi laissait à désirer, étant assuré à peine par les liens du sang ou les relations amicales nouées entre gens originaires d’une même contrée. De plus, la plupart des policiers étaient d’anciens chasseurs. Recrutés pour leur seule adresse au tir, ils étaient tous ignorants et incapables de contrôler les gens comme ils auraient dû le faire. D’où l’impéritie totale de l’administration locale.

    Il en était de même du district de Changbai. Ces circonstances favorisaient notre effort de conscientisation et d’organisation de la population du lieu.

    Là, personne ne persécutait les communistes coréens en les accusant d’appartenir au Minsaengdan; personne ne blâmait les Coréens de lutter pour la libération de leur patrie sous le drapeau de la Révolution coréenne ni ne les empêchait de le faire. Bref, il n’y avait personne pour nous mépriser ou nous maltraiter parce que nous vivions sous le toit d’autrui. Cela nous permettait de déployer librement, selon nos propres convictions et décisions, nos activités politico-militaires afin de promouvoir la révolution antijaponaise dans le bassin de l’Amrok et à l’intérieur de la Corée, autour du mont Paektu.

    Nous pouvions créer nos propres organisations du parti, sans restriction, et étendre autant que nous voulions la création d’organisations d’un parti autonome du côté de Xijiandao comme du côté de la Corée.

    En un mot, dans la région de Xijiandao, il ne se trouvait pratiquement personne pour nous dresser des obstacles. Suivant nos décisions, nous pouvions attaquer des chefs-lieux de district, fonder des organisations du parti ou opérer dans l’intérieur de la Corée à la tête de grandes formations.

    Il n’en était pas de même lorsque nous combattions dans la base de guérilla de Beijiandao. A cette époque-là, quand nous revenions après avoir rencontré un bref moment nos compatriotes en Corée, au-delà du fleuve Tuman, on nous reprochait de propager le nationalisme. Lorsque nous préconisâmes l’établissement d’un gouvernement révolutionnaire populaire, les hommes du comité du parti de la région spéciale de Mandchourie de l’Est et de la direction du parti des districts, dédaigneux de notre proposition, exigèrent de nous d’établir un gouvernement soviétique, selon la ligne tracée par la direction centrale.

    Si nous avons réussi en peu de temps à former dans un esprit révolutionnaire la population de Xijiandao et si celle-ci a soutenu activement notre ligne d’action indépendante, cela s’explique aussi par le fait que les habitants de cette région n’avaient pas le culte de la Russie. Certes, ils sympathisaient avec le socialisme, mais ils n’avaient pas subi l’ascendant de la Russie.

    Dans la région de Beijiandao, jouxtant l’Extrême-Orient russe, l’influence russe se faisait sentir. Le langage courant des habitants en témoignait: il comportait beaucoup de termes russes. Aujourd’hui encore, les vieillards de la province du Hamgyong du Nord appellent les allumettes bijikae, et, à l’époque, les gens de Beijiandao en faisaient autant, en imitant la prononciation du mot russe spitchki. Les habitants de Wangqing, de Hunchun, de Yanji et de Helong employaient de préférence les termes russes pionier, kolkhoze ou yatchéïka (cellule – NDLR) à la place de leurs équivalents coréens. Certains d’entre eux employaient exprès des mots russes pour exhiber leur savoir. Or, pour la plupart, c’était plutôt une manière d’exprimer leur sympathie avec le socialisme et leur sentiment d’amitié avec le peuple soviétique qui avait accompli avec succès, pour la première fois dans le monde, la révolution socialiste. Ils approuvaient aussi par-là, à leur manière modeste, l’idéal de communisme.

    Dans la région de Beijiandao, tout le monde, hommes, femmes, vieux et enfants, savait fredonner quelques chansons russes et danser des danses russes. Sur les scènes des zones de guérilla, on interprétait souvent la danse russe consistant à se taper les mollets en s’accroupissant et en se redressant et beaucoup d’autres comme celles qu’on peut voir de nos jours sur la scène du Festival artistique d’amitié «Printemps d’Avril».

    A Hunchun et à Wangqing, on voyait circuler parfois des soi-disant communistes qui, en roubachka (chemise russe – NDLR), criaient en toute occasion: «Vive le triomphe de la révolution mondiale», «Vive la dictature du prolétariat!»

    Avec les mots, les chansons, les danses et les habits russes adoptés en témoignage de leur sympathie pour la Russie, le premier pays socialiste du globe, les habitants de Beijiandao vouaient involontairement un culte à ce pays, persuadés que la Russie était le meilleur des pays, et les Russes, les meilleurs des hommes.

    Ils vénéraient aussi la Chine. Pour bon nombre d’entre eux, la Révolution coréenne ne serait victorieuse que lorsque la révolution chinoise aurait triomphé et qu’elle jouirait de l’aide des Chinois. Ils usaient donc, outre des termes russes, de beaucoup de mots chinois. Pour désigner la pelle, par exemple, ils disaient guangqiao.

    Au contraire, les gens de la région de Xijiandao n’empruntaient pas de vocables chinois ou russes. Tout comme ils l’avaient fait dans la patrie, ils parlaient le langage de la province du Hamgyong ou celui de la province du Phyong-an. Les Coréens de cette région conservaient leur identité nationale intacte à tous égards, c’est-à-dire leurs coutumes et us, leurs règles de politesse, leurs habitudes culinaires, leur langue, etc.

    L’étude de la géographie et des tendances de la population, que nous avions faite parcourant la région de Xijiandao après notre transfert au mont Paektu, nous révéla que cette région réunissait des conditions favorables à la guérilla à divers égards. La décision que nous avions prise d’intensifier considérablement la lutte armée après avoir installé le foyer de la révolution dans la zone du mont Paektu devenait plus ferme et plus irrévocable, au fur et à mesure que nous entrions en contact avec les habitants de cette région et que nous nous acclimations aux réalités locales.

    L’arrivée du gros de l’Armée révolutionnaire populaire coréenne dans la région de Xijiandao inaugura une époque de grand essor de la révolution antijaponaise, comme le disent nos historiens et notre peuple. En effet, ce fut un événement de portée historique qui illumina d’espoir l’histoire de la nation coréenne alors en détresse. Fidèles aux idéaux patriotiques, les fils et les filles de la Corée, loin de sombrer dans l’affliction causée par le malheur de la nation, marchèrent d’un pas vigoureux vers le mont Paektu, décidés à sauver leurs compatriotes dans la misère: le temps était venu de livrer la lutte à outrance.

    Tout compte fait, nous avions mis une dizaine d’années à préparer cette marche depuis que nous avions fondé l’UAI (l’Union pour abattre l’impérialisme –NDLR). Pour mettre en pratique la résolution que j’avais prise à Huadian de lever une armée au mont Paektu, une fois le moment venu, afin de déclencher la grande guerre d’indépendance, nous avions dû traverser mille péripéties et épreuves, parcourir des milliers, des dizaines de milliers de lieues sur un chemin plein d’embûches.

    Si nous nous étions dirigés sitôt après la fondation de l’UAI vers la région de Xijiandao, nous serions arrivés au mont Paektu en 5 ou 6 jours tout au plus. Mais, au lieu de choisir cet itinéraire, nous avions entrepris à Jilin et dans ses environs le travail préliminaire nécessaire: former les forces révolutionnaires. Après le transfert de notre théâtre d’actions en Mandchourie de l’Est également, nous avions poursuivi ce travail. Pourquoi? Parce qu’il fallait former les combattants que nous emmènerions au mont Paektu et préparer le peuple à les soutenir moralement et matériellement.

    Puis, après avoir organisé une armée de guérilla à Antu, je brûlais également d’envie de la conduire au mont Paektu, tout près de là. Mais, ce n’était pas un mont qu’on pouvait se permettre d’atteindre, poussé par la seule envie. Il était d’un aspect si majestueux et si austère, et nos rangs étaient trop faibles et trop réduits pour oser l’aborder. Nous n’étions encore que des aiglons. Un ciel d’azur s’étendait au-dessus de nous, mais nos ailes n’étaient pas assez développées pour nous permettre de prendre notre essor. Pour dominer le mont Paektu, il nous fallait d’abord grossir nos rangs et développer nos forces.

    Pas toujours accessible, tel était le mont Paektu. Un but impossible à atteindre, malgré notre désir, voilà ce qu’il signifiait pour nous. Désirer y aller d’autant plus ardemment que notre aspiration n’était pas réalisable, voilà en quoi résidait le véritable charme de ce mont.

    Le mont Paektu attendait les troupes et les combattants d’acier d’une armée révolutionnaire capable de l’emporter sur les divisions d’élite et les corps d’armée du Japon.

    Et dans les journées passées à créer les zones de guérilla et à les défendre, ces troupes d’acier avaient été formées pour affronter les Japonais à un contre cent, et des dizaines, des centaines de combats livrés avaient enfanté ces combattants d’acier, des phénix. En progressant comme une tornade, suivant la ligne de conduite tracée à Kalun, réaffirmée à Mingyuegou, à Dahuangwai, à Yaoyinggou, à Nanhutou et à Donggang, la Révolution coréenne avait accru assez ses forces pour accéder au mont Paektu. Et à la tête de ces forces, nous étions accourus dans la région de Xijiandao.

    L’histoire de notre révolution antijaponaise peut se résumer au fait qu’elle a fourni la bannière et les armes à nos compatriotes alors disséminés comme des grains de sable, pleurant de la honte d’être privés de la possibilité de vivre dans leur pays, les a amenés au mont Paektu et y a triomphé de l’impérialisme japonais.

    Ce tournant décisif a été inauguré par les conférences tenues dans les forêts de Nanhutou et de Donggang. Depuis ces réunions, nos conversations n’avaient porté que sur le mont Paektu.

    ... La patrie nous appelle. Le mont Paektu nous attend. Transportons-nous-y au plus vite pour impulser les préparatifs pour la création d’un parti et étendre le réseau de l’Association pour la restauration de la patrie afin de balayer les impérialistes japonais agresseurs par une résistance à outrance de tout le peuple.

    Sonnons le carillon de la restauration nationale sur l’ancestral mont Paektu pour éveiller l’amour pour la patrie chez les Coréens et les amener à se consacrer à la cause du salut national! Insufflons force et courage à nos compatriotes plongés dans le désespoir, soulevons-les! Soyons les premiers à donner un coup d’arrêt à la dispersion nationale et à rentrer unis dans la patrie!

    Voilà la volonté et la foi qui nous animaient lors de notre progression vers le mont Paektu.

    A nos yeux, ce mont n’était plus l’antichambre du ciel, comme le croyaient nos ancêtres, mais bien la porte d’entrée dans la patrie, un passage pour aller rejoindre nos compatriotes du pays. Un important point d’appui stratégique, situé aux confins de Xijiandao, de la Corée et de Beijiandao.

    Aussi, aller nous installer au mont Paektu signifiait, pour nous, aller nouer des liens étroits entre les habitants de l’intérieur de la Corée, les patriotes de la région de Xijiandao et les communistes de la région de Beijiandao et unifier notre direction sur le mouvement révolutionnaire en Corée, le mouvement indépendantiste de Xijiandao et le mouvement communiste de Beijiandao. Notre transfert aux environs de ce mont nous permettrait encore d’établir des relations avec le Japon à travers la Corée, de nouer des liens de solidarité avec le mouvement antijaponais en Chine intérieure, au-delà de Shanhaiguan, et de coopérer, via Beijiandao, avec les communistes et les indépendantistes antijaponais coréens de Mandchourie du Nord et de la région maritime extrême-orientale de l’Union soviétique.

    Tenant compte des enseignements tirés de la création des zones de guérilla et de leur défense en Mandchourie de l’Est, nous fîmes de la région de Xijiandao une zone de semi-guérilla, et non pas une zone de guérilla, comme ce fut le cas de la région de Beijiandao. Comme je l’ai déjà dit, une zone de semi-guérilla signifie un territoire contrôlé le jour par l’ennemi, et la nuit, par nous. Les responsables de dix foyers et les maires de village ou de canton de la région de Xijiandao étaient tous nos sympathisants. Le jour, ils faisaient semblant de servir l’armée et la police japonaises et les autorités locales du Mandchoukouo, mais, la nuit, ils tenaient des réunions, donnaient des cours du soir, collectaient du matériel d’approvisionnement destiné à l’armée révolutionnaire ou décortiquaient des céréales pour celle-ci.

    Ri Je Sun, Ri Ju Ik, Ri Hun, Choe Pyong Rak, Jong Tong Chol, Ri Yong Sul, Ryom In Hwan et autres étaient des militants types des zones de semi-guérilla.

    Auparavant, les responsables de l’organisation du parti de la Mandchourie de l’Est, partisans exclusifs des zones de guérilla sous forme de régions libérées, voyaient d’un mauvais œil ceux qui vivaient en dehors de celles-ci. Ils qualifiaient la population de la zone ennemie de «masses blanches» et celle de la zone intermédiaire de «masses à double visage», manifestant ainsi leur hostilité et leur méfiance à leur égard. C’était une grave erreur que de diviser ainsi les masses en «rouges» et «blanches». Cette attitude avait plutôt facilité le blocus des zones de guérilla par l’ennemi et, finalement, empêché de réunir toutes les forces révolutionnaires en un front uni.

    Forts de cette leçon amère, nous avions décidé de faire de Xijiandao tout entier une zone de semi-guérilla et de considérer ses habitants comme les nôtres, en rejetant la distinction entre «rouges» et «blancs».

    Nos amis étaient nombreux, même au sein du corps d’autodéfense, qui était chargé de garder les villages de regroupement.

    Une fois, nous étions partis en mission pour nous procurer des vivres dans le village de regroupement de Badaojiang. Ayant reçu un message de notre agent clandestin opérant dans le corps d’autodéfense du village, notre groupe simula une attaque contre le village en chantant des chants révolutionnaires et en tirant en l’air. Puis, sans prendre la peine de désarmer le corps d’autodéfense, il se retira après avoir pris les vivres préparés par l’agent clandestin.

    Après le retrait du groupe, notre homme alla voir le policier japonais en se plaignant: «Un groupe de partisans a pris d’assaut le village et emporté des vivres, mais sans avoir pu prendre la tourelle. La tourelle nous a sauvé la vie.»

    Les gens de Xijiandao battaient froid à l’armée et à la police japonaises et aux autorités locales du Mandchoukouo, mais ils se fiaient volontiers aux partisans, ce qui nous permettait de régler toutes les affaires comme nous l’entendions.

    Mise en valeur par l’Armée révolutionnaire populaire coréenne de sa propre initiative, la région de Xijiandao fut le principal théâtre de ses actions durant les 3 à 4 ans qui ont suivi son arrivée dans le secteur du mont Paektu jusqu’au commencement des opérations de conversion de ses grandes formations. Ensuite, après notre «Dure Marche», nous déplacerons notre principal théâtre d’actions de nouveau en Mandchourie de l’Est, et, depuis la Conférence de Xiaohaerbaling, nous disposerons, outre la base du mont Paektu, d’une autre sur le territoire de l’Union soviétique, pour nous préparer au grand événement de libération de la patrie.

    Somme toute, à l’époque de la révolution antijaponaise, l’Armée révolutionnaire populaire coréenne a eu pour principal théâtre d’actions d’abord Beijiandao, puis Xijiandao et enfin Zhonggufeng, dans le bassin du Tuman. Ces régions ont servi de points d’appui essentiels pour la victoire de la révolution antijaponaise.

    Comme nous en avions été convaincus en Mandchourie de l’Est, nous fûmes persuadés une fois de plus, dans la région de Xijiandao, de la valeur indéniable de la zone de semi-guérilla, face à la recrudescence de l’offensive de l’ennemi. Que nous ayons transformé cette région en une zone de semi-guérilla et que nous l’ayons placée sous notre contrôle absolu était un des secrets de nos succès, un des facteurs de nos victoires dans divers domaines depuis notre transfert dans le secteur du mont Paektu.

    Après avoir aménagé la région de Xijiandao en une zone de semi-guérilla, nous déployâmes des activités militaires plus énergiques encore. Des groupes composés d’environ 20 combattants harcelèrent l’ennemi, presque tous les jours, en sillonnant en tous sens la région. Nous en expédiâmes souvent à l’intérieur de la Corée également.

    Nous opérions en petites formations, pour ne pas être à la charge du peuple qui vivait au jour le jour en se nourrissant de pommes de terre et d’avoine.

    En opérant en formations d’environ 200 hommes, on risquait déjà de rencontrer de gros problèmes de nourriture. Alors quelles difficultés aurions-nous rencontrées avec des détachements de 500 à 600 hommes ou plus?

    L’ennemi acheva vers 1938 la création de villages de regroupement en Mandchourie de l’Est et en Mandchourie du Sud. Depuis, le problème alimentaire devint encore plus difficile à résoudre pour l’armée révolutionnaire. Pour se procurer ses vivres, elle devait livrer de grandes batailles, ce qui revenait à obtenir de la nourriture en échange du sang de nos camarades. Aussi préférâmes-nous opérer plus souvent en petites formations. Jeûner plutôt que de verser le sang de nos camarades, me disais-je.

    Or, sous l’influence directe de la Lutte armée antijaponaise, la population de la région de Xijiandao manifestait un esprit antijaponais toujours plus élevé et un engagement de plus en plus révolutionnaire.

    En conversant avec des vieillards à notre arrivée dans la région de Xijiandao, j’appris que les habitants du district de Changbai avaient souvent entendu parler de nous, depuis déjà 1932 à 1933.

    Au début de 1936, Ri Je Sun et Ri Ju Ik avaient rencontré Kwon Yong Byok, Kim Jong Phil et autres agents politiques de l’armée de guérilla venus dans cette région, en se faisant passer pour des trafiquants d’opium. Ceux-ci leur avaient donné des nouvelles des actions de l’Armée révolutionnaire populaire coréenne. Ils étaient alors au courant, disait-on, de la réorganisation en cours de l’armée de guérilla, ce qui leur avait laissé entendre que le gros de l’ARPC pourrait venir éventuellement dans leur région de Changbai. Cette nouvelle fit rapidement le tour du district de Changbai, pour atteindre finalement les membres du Comité d’action de Kapsan en Corée.

    Dès 1932, Ri Yong Sul, responsable de dix foyers à Tianshangshui, avait fait de la propagande en notre faveur auprès de ses collègues. Puis, il les avait exhortés à poursuivre leur œuvre patriotique antijaponaise, sans jamais revenir sur leur résolution, puisque le Général Kim Il Sung, qui commandait maintenant la guerre de partisans dans la région de Beijiandao, viendrait se battre au mont Paektu, à la tête de ses troupes, et finirait par libérer la Corée.

    Encouragés par les nouvelles des actions de l’Armée révolutionnaire populaire coréenne, de nombreux jeunes gens de la région de Changbai avaient tenté de bonne heure de s’y enrôler. Kang Hyon Min, militant de la jeunesse au village de Dadeshui avait laissé ce mot à ses amis: «Je ne peux plus attendre le Général Kim, les bras croisés. Je pars le rejoindre et m’enrôler dans son armée. Je vous prie de prendre soin de ma famille après mon départ» et était venu à Fusong pour rejoindre notre armée.

    Avec notre arrivée dans le secteur de Changbai, toute la région de Xijiandao se mit en ébullition, désireuse de s’enrôler dans l’armée de guérilla. Aussitôt après nous avoir rencontrés, des jeunes venaient les uns après les autres à notre Q.G. pour demander à être recrutés. Nous n’avions accepté que peu d’entre eux. Car, pour renforcer les activités clandestines, il nous fallait nécessairement laisser beaucoup de jeunes gens dans les zones contrôlées par l’ennemi.

    Or, depuis la création des villages de regroupement, nous avions admis dans notre armée tous ceux qui le demandaient. Car les jeunes, une fois enfermés dans les murs d’enceinte de ces villages, ne pouvaient rien faire de valable, entraînés qu’ils étaient par l’ennemi à des travaux forcés.

    Depuis nos premiers coups de fusil tirés à Dadeshui après notre arrivée dans la région de Changbai, dans leur élan antijaponais, les habitants de Xijiandao montaient à l’assaut du ciel.

    Témoins oculaires de notre victoire sur l’armée japonaise à Dadeshui et à Xiaodeshui, les vieillards à Shiliudaogou, transportés de joie, s’écriaient: «Depuis l’antiquité, ceux qui persécutent le peuple sont voués sans exception à la destruction. Les Japonais, pourraient-ils donc faire exception?» Les jeunes, de leur côté, s’exclamaient: «Ah! nous croyions la Corée perdue pour toujours, mais voilà qu’elle est en vie, son cœur continue de battre!»

    L’ARPC engagea des actions énergiques sur toute l’étendue de Xijiandao, et les riverains de l’Amrok commencèrent à composer successivement des légendes à notre sujet. Certains vieillards chondoïstes (fidèles du chondoïsme – religion coréenne – NDLR), pour parler de la puissance de nos troupes, disaient que le commandant Kim Il Sung, doué de la faculté de raccourcir les distances, faisait son apparition fulgurante, tantôt à l’est, tantôt à l’ouest, pour abattre les Japonais. Ils allaient jusqu’à inventer cette fable invraisemblable: alors qu’un policier était en train de téléphoner de son poste, un partisan, soudainement apparu, tira sur lui un coup de feu qui lui fit sauter une oreille, et, quand celui-ci essaya de se sauver, un autre coup lui arracha cette fois une jambe.

    Les contes inventés par les gens de la région de Xijiandao se propagèrent jusqu’à l’intérieur de la Corée, au-delà du fleuve Amrok. Quand un homme criait au bord du fleuve Amrok, du côté de Changbai, en Chine: «L’armée révolutionnaire a attaqué Banjiegou la nuit dernière», les gens de l’autre côté du fleuve, à Samsu en Corée, l’entendaient tous.

    La population de Xijiandao nous accorda une aide sincère et efficace. Les nombreux souvenirs conservés dans les archives de notre Parti montrent avec quelle ardeur les habitants de cette région ont assisté l’armée révolutionnaire populaire.

    Ceux-ci considéraient comme une manifestation de noblesse d’âme le fait de soutenir avec dévouement cette armée et vouaient aux ignominies ceux qui, ayant tourné le dos à l’armée révolutionnaire, ne poursuivaient que leurs intérêts, se vautraient dans le lucre ou l’indolence.

    Depuis notre transfert dans la région de Xijiandao, les impérialistes japonais s’efforcèrent par tous les moyens de rompre les liens entre l’armée révolutionnaire et la population, pour empêcher la seconde d’aider les partisans. Les Coréens échangeant une poignée de main étaient soupçonnés d’approuver le communisme.

    Les habitants devaient obtenir l’autorisation du maire de leur village pour se rendre au village voisin. Le nombre de cuillers ne devait pas excéder celui des membres de la famille. Procédant n’importe quand au contrôle, l’ennemi leur confisquait tout l’excédent de cuillers sous le prétexte qu’en avoir en supplément pouvait profiter à l’armée révolutionnaire.

    L’ennemi publia une proclamation où il promettait une prime de 50 yuans à celui qui apporterait la tête d’un combattant de l’armée révolutionnaire et une somme encore plus importante à celui qui en ramènerait un vivant. Il était de notoriété publique que ma personne valait bien plus cher. Dans un temps, l’ennemi exigea des habitants qu’ils dispersent dans les montagnes des tracts invitant les partisans à se rendre et apportent à l’armée de guérilla du sel empoisonné comme «matériel d’assistance».

    Il visait à couper les liens étroits entre l’armée de guérilla et le peuple. Cependant, les habitants de Xijiandao ne se laissèrent pas mener par le bout du nez. Plus l’ennemi se démenait, plus ils resserraient leurs liens avec l’armée révolutionnaire populaire et renforçaient leur mouvement d’assistance collective. Quand, pour empêcher les actions de l’armée de guérilla, l’ennemi organisait une patrouille civile de nuit dans chaque village, les hommes mobilisés, feignant de faire la ronde, montaient la garde en se débrouillant pour aider les agents clandestins opérant dans le village de regroupement et favoriser les activités de l’armée révolutionnaire populaire.

    L’ennemi incendiait les villages dont les habitants étaient soupçonnés d’assister l’armée de guérilla et tuait tous ceux qui lui avaient prêté assistance, y compris les enfants et les vieillards. Ainsi, furent réduits en cendres les villages de Diyangxi, de Dadeshui et de Xinchangdong. Un instituteur dans le village de Dadeshui fut fusillé, jugé coupable du «crime» d’avoir envoyé un stylo à l’armée de guérilla. Pourtant, tout en versant leur sang, les habitants de la région de Xijiandao, loin de céder, s’engagèrent comme un seul homme dans le mouvement d’assistance à l’armée de guérilla.

    L’ennemi essuyait des coups foudroyants devant l’offensive de l’ARPC, mais il faisait le fanfaron devant la population, comme s’il était victorieux. Ainsi, lors de la bataille de Xiaodeshui, les habitants du lieu crurent-ils à l’échec de l’armée révolutionnaire. Car, la bataille terminée, l’ennemi avait claironné la victoire en fanfare. Mais par la suite, en voyant le spectacle du champ de bataille jonché de dizaines de cadavres de Japonais, les habitants percèrent à jour la mise en scène de l’ennemi.

    En transportant les cadavres des siens, l’ennemi avait prétendu que c’étaient ceux des hommes de l’armée communiste.

    Après notre attaque de Shierdaogou, on ne parla plus que de l’armée de guérilla dans ce village et ses environs. Décontenancé, l’ennemi suspendit la tête d’un officier japonais au-dessus de la porte Nord, par laquelle nous venions de nous retirer, en la présentant comme celle d’un chef de l’armée communiste. La farce fut dénoncée par la femme de cet officier, qui, accourue sur les lieux, regarda la tête de son mari accrochée au bout d’une longue perche et éclata en sanglots: «Oh! mon Dieu! Comment se fait-il que tu sois là dans cet état?»

    Ce genre de tragi-comédie fut jouée plus d’une fois. Et à Fusong, et à Linjiang.

    Une fois, les hommes de l’armée Chingan, désireux d’obtenir une prime de la part de leurs maîtres japonais, suspendirent aux chefs-lieux de ces deux districts la tête d’un inconnu et un mauser avec l’inscription: «Kim Il Sung» et répandirent le faux bruit qu’ils avaient anéanti notre troupe. Mais mes anciens camarades de l’école primaire et amis de ces villes, s’étant rendus sur les lieux, révélèrent cette campagne de désinformation, que l’ennemi dut suspendre. Cet incident raffermit plutôt la conviction de la population que l’armée révolutionnaire populaire était en pleine activité et que son commandant, toujours en vie, continuait la résistance.

    Par quelque moyen que ce fût, l’ennemi ne put neutraliser le sentiment antijaponais de la population de Xijiandao ni étouffer sa sympathie à l’égard de l’armée révolutionnaire et sa volonté de la soutenir. Loin de faiblir, son effort d’assistance gagna en ampleur face à la répression de l’ennemi qui redoublait de cruauté.

    De ce mouvement d’assistance à l’armée, je parlerai en détail plus loin, et je me contenterai ici d’évoquer quelques épisodes avec les quelques personnages concernés.

    Chaque fois que nous passions par les villages de la région de Xijiandao, les habitants sortaient pour nous mettre dans les poches des bâtonnets de sucre noir de pomme de terre qu’ils avaient confectionnés chez eux.

    Même après la création des villages de regroupement, la population ne cessa jamais d’aider de son mieux l’armée de guérilla. Les impérialistes japonais, après avoir enfermé tous les habitants dans ces villages, se mirent à exercer un contrôle sévère sur le stock de vivres des habitants selon la superficie et la récolte. Et les habitants inventèrent des moyens ingénieux pour nous prêter assistance. A la récolte des pommes de terre, ils n’enlevaient que les tiges, sans récolter les tubercules, qu’ils réservaient aux partisans. Ils emmagasinaient les épis de maïs en spathe dans une grange en pleine forêt, puis ils prévenaient la troupe de partisans pour qu’elle les emporte. Les épis de maïs, conservés en spathe, ne pourrissent pas. Quant au soja, ils ne moissonnaient pas mais le laissaient dans les champs à l’intention de l’armée révolutionnaire. Ainsi, une année, celle-ci put-elle se servir du piji (mets coréen confectionné avec du soja – NDLR) tout au long de l’hiver.

    Laisser les céréales sur pied dans les champs était une méthode d’assistance alimentaire à l’armée de guérilla, inaugurée dans la région de Xijiandao.

    Voici les célèbres paroles que le préfet de police de la province du Hamgyong du Sud prononça, dit-on, lors de son inspection à Hyesan: «Je viens d’inspecter la région de Xijiandao, et j’ai constaté qu’elle est confrontée à des problèmes. Premièrement, il n’y a pas de doute que tous les habitants entretiennent des relations secrètes avec l’armée de guérilla. Le nombre des partisans qui ont opéré dans la région de Xijiandao se monte au moins à des dizaines de milliers, mais le nombre des mals (un mal équivaut à 18 kg – NDLR) de céréales qu’on prétend leur avoir donnés n’est que de trois. Si une troupe de 300 partisans descend par exemple, elle consommera en un jour plusieurs mals de grains, mais on rapporte n’en avoir donné que trois. N’est-ce pas là une preuve que les gens de Xijiandao sont complices de l’armée de guérilla? Deuxièmement, les habitants de la région de Xijiandao se sont convertis au communisme. Quand on leur demande s’ils ont vu quelqu’un venir de la montagne ou un bandit, ils répondent non, y compris les enfants. Mais, quand on leur demande s’ils ont vu des hommes de l’armée révolutionnaire, ils disent oui. Cela signifie qu’ils considèrent l’armée de guérilla comme la leur et qu’ils se sont donc convertis au communisme. Troisièmement, la région de Xijiandao est devenue la base d’actions permanente de l’armée de guérilla. Jadis, les hommes de l’armée indépendantiste ou les bandits venaient y séjourner en été ou en automne pour s’en aller en hiver. Mais, les troupes de Kim Il Sung restent là à opérer même en hiver. D’où la nécessité d’y créer des villages de regroupement.»

    Cette observation témoignait de façon éloquente de l’intimité des liens existant entre l’armée révolutionnaire et le peuple, ainsi que de l’esprit d’abnégation avec lequel celui-ci défendait et soutenait cette armée.

    L’ordre public était tellement troublé dans la région que l’ennemi se lamentait que désormais le communisme et les Trois principes du peuple étaient comme des phares pour les masses populaires. Et de poursuivre: «Pour soustraire le peuple à l’influence des bandits communistes, des bandits antimandchous et antijaponais, et les exterminer, il faut nous fixer un objectif politique meilleur que le leur, élaborer les moyens exacts à employer pour le réaliser et pratiquer une politique populaire qui indique le processus de progression à suivre pour réaliser l’idéal d’édification nationale du Mandchoukouo en canalisant les masses avec plus de souplesse et plus d’efficacité que les bandits communistes, une politique capable d’y associer les masses. Seule une opération contre les bandits, engagée selon cette ligne d’action et formant un secteur spécial du mouvement national dans les domaines politique, économique, idéologique et social, permettra de couper les racines et les tiges de ces banditismes politiques et idéologiques et de surmonter ceux-ci.»

    «Bandits communistes» était le terme péjoratif que l’ennemi employait pour désigner l’armée révolutionnaire populaire, et «bandits antimandchous et antijaponais», pour désigner toutes les forces armées hostiles au Mandchoukouo et à l’impérialisme japonais.

    L’ennemi fit flèche de tout bois pour écraser l’armée révolutionnaire populaire et couper ses liens avec la population, mais toutes ses tentatives échouèrent.

    Leur village ayant été incendié dans une expédition «punitive» japonaise, les paysans de Diyangxi souffraient cruellement, entre autres, du manque de bêtes de trait. Ils n’avaient pas un seul bœuf alors qu’ils avaient hâte de reprendre les travaux agricoles et de transporter du bois. Après une discussion, ils décidèrent de s’en procurer en engageant des démarches auprès de la mairie du district et y déléguèrent un jeune homme nommé Ri avec quelques autres comme escorte. Celui-ci devait avoir de l’entregent et le verbe facile, plus que quiconque dans le village.

    Arrivé à la mairie, il formula ses griefs: «Jamais les habitants de mon village n’ont eu de contact avec l’armée communiste. Mais pourtant, l’armée japonaise, sans aucune preuve valable, a réduit en cendres notre village en une nuit. Comment peut-on agir aussi injustement? Et la mairie, pourquoi l’a-t-elle laissée faire? Pourquoi, vous autres, qui parliez à tout bout de champ de faire de notre village un “village paisible”, n’êtes-vous pas intervenus pour empêcher la “troupe punitive” de détruire notre village? Maintenant, tout est fichu, sans parler du “village paisible!” Ne faudrait-il pas des bœufs pour travailler la terre et se nourrir ainsi?»

    La mairie finit par prêter plus de vingt bœufs aux paysans de Diyangxi, tant la requête avait été convaincante.

    Une fois la démarche accomplie avec succès, Ri changea d’avis. Il avait pensé aux partisans qui peinaient dans la montagne et n’avaient pas un seul morceau de viande à manger. «Quitte à ne pas labourer nos champs, à ne pas transporter notre bois, ne faudrait-il pas envoyer ces bœufs à l’armée révolutionnaire comme provisions?» pensa-t-il. Il fit parvenir à celle-ci, par le canal de l’organisation clandestine du district, un message l’invitant à «attaquer» son cortège lorsqu’il rentrerait dans son village avec les bœufs prêtés par la mairie et à les emmener dans ses camps secrets.

    Nous expédiâmes un groupe de partisans tendre une embuscade sur la route menant du chef-lieu du district au village de Diyangxi. Le groupe joua parfaitement son «rôle». Alors, pour la sécurité de Ri et autres, la mairie avait eu soin d’adjoindre au cortège une escorte de l’armée fantoche mandchoue. Evidemment, les gardes ne purent échapper à l’attaque de nos hommes.

    Après avoir désarmé l’escorte, les partisans ligotèrent, sous les yeux des gardes, Ri et autres jeunes du village, les amenèrent au camp secret, déclarant qu’ils allaient tous les «fusiller» parce qu’ils étaient des «réactionnaires», des «traîtres» au service du Japon et du Mand-choukouo. Plus tard, tous ces jeunes gens s’enrôlèrent dans l’armée de guérilla. Nous avions fait d’une pierre deux coups.

    Voilà un petit épisode illustrant les relations étroites ayant existé entre l’armée de guérilla et le peuple à l’époque où nous opérions dans la région de Xijiandao.

    Le mouvement de masse qui soutint tant matériellement que moralement l’ARPC dès son arrivée sur la terre de Changbai entraîna dans son courant non seulement les classes laborieuses, les ouvriers et les paysans en premier lieu, mais même les couches considérées par certains communistes aux vues dogmatistes comme la cible de la lutte.

    Dans le district de Changbai, au village de Shijiudaogou, vivait un gros propriétaire foncier chinois, nommé Cao Deyi. Ayant hérité de son oncle, il était devenu un grand riche à l’âge de 30 ans: il possédait un domaine de plus de 80 hectares, soit plus de la moitié de la superficie cultivée de la localité. Il entretenait six concubines et avait noué des liens de fraternité d’élection avec des agents de police. C’était une cible à abattre aux yeux des dogmatistes. S’il possédait une qualité notable, dirait-on, il avait l’esprit fort nationaliste.

    A la nouvelle de la victoire de l’armée révolutionnaire populaire sur les troupes japonaises et mandchoues à Dadeshui et à Xiaodeshui, il se sauva, pris de panique, au chef-lieu du district de Changbai, avec ses concubines, laissant sa maison et ses terres aux soins de son intendant.

    Cependant, Ri Hun réussit à gagner à notre cause ce gros propriétaire foncier, et son expérience ne manque pas d’intérêt.

    Une fois les camps secrets aménagés dans les parages du mont Paektu, j’avais attelé le personnel de l’intendance aux préparatifs pour la fête de nouvel an 1937, la première à célébrer au mont Paektu. J’y attachais beaucoup d’importance, et mes hommes aussi l’attendaient avec beaucoup d’impatience. Kim Ju Hyon, responsable de l’intendance de la troupe, parcourut les villages de Xijiandao pour se procurer des provisions.

    Dans le district de Changbai, la riziculture n’était pratiquée que sur les rivages de l’Amrok, à Shijiudaogou. Or, la totalité du riz récolté passait dans les greniers des gros propriétaires fonciers.

    L’agent politique, Ji Thae Hwan, informa Kim Ju Hyon que Cao Deyi gardait un assez grand stock de grains, de viande et de sucre pour nous permettre de fêter copieusement le jour de l’an 1937. Aussitôt, le responsable de l’intendance, de concert avec Ri Je Sun, rédigea un avis au gros propriétaire foncier au nom de l’armée révolutionnaire populaire. En voici le contenu: «Nous estimons que vous, en tant que Chinois, n’avez pas encore entièrement abdiqué votre conscience nationale. Aussi avons-nous pris soin de ne toucher nullement à vos biens, car notre principe est de protéger les biens du peuple, excepté ceux des valets des Japonais. Vous devrez, de votre part, tâcher de répondre à cette juste mesure en accomplissant une action amicale. Pour répondre à notre attente, vous devrez venir en aide à l’armée révolutionnaire. Veuillez répondre dans les meilleurs délais pour nous faire savoir quand et comment vous nous porterez secours.»

    Le jour même où il reçut le message, Cao Deyi resta cloué au lit, il se faisait du mauvais sang. En aidant l’armée révolutionnaire populaire comme le formulait l’avis, il avait peur d’être dans le collimateur des Japonais, mais, en refusant cette demande, il redoutait le châtiment de l’armée révolutionnaire. Il ne faisait que pousser des soupirs, insensible au charme de ses concubines. Celles-ci, inquiètes, criaient qu’un grand malheur lui était arrivé. A ce moment-là, sur ordre de Ri Je Sun, Ri Hun se rendit au chef-lieu du district pour sonder le gros propriétaire foncier. Une des concubines de celui-ci rencontra dans la rue ce maire de village et le supplia de consoler son mari en partageant son déjeuner, puisqu’il restait depuis des jours sans manger ni dormir. Il se dit: «Voilà qui tombe à propos», et il se dirigea vers la maison du gros propriétaire foncier, se donnant un air obligé.

    Cao Deyi l’accueillit avec empressement comme il aurait fait pour un Dieu qui lui apportait le salut. Après avoir vidé quelques verres d’alcool, il lui montra l’avis de l’armée révolutionnaire et demanda: «Que dois-je faire, hein, frère?»

    Après avoir parcouru le message, Ri Hun lui prit la main et dit: «Ne vous en faites pas tant, l’armée révolutionnaire ne vous tuera pas. Il y a quelques mois, j’ai été appréhendé et emmené dans son camp secret. Ce sont des gens honnêtes, et non des bandits; ils ne tuent pas au hasard. Si vous leur faites des largesses, ils vous en sauront gré et vous protégeront.»

    A ces mots, Cao Deyi s’ouvrit: «S’il ne s’agit réellement que de lui donner une partie de mes biens, je suis tout prêt à y consentir, seulement j’ai peur d’être épié. Car, une fois découvert, je serai perdu. Voilà le problème. Si vous avez un bon conseil, allez-y, donnez-le-moi, je le suivrai.

    –Si vous ne tenez pas tant aux biens matériels, reprit Ri, vous n’avez qu’à lui en donner une partie, tout s’arrangera pour le mieux. Soyez amical envers l’armée révolutionnaire. Ce faisant, vous me permettrez aussi de conserver, ne serait-ce que quelques années encore, mon poste de maire du village de Shijiudaogou et de laisser les paysans vivre tranquillement.»

    A cette parole, le gros propriétaire foncier le pria d’arranger l’envoi des approvisionnements à l’armée révolutionnaire et de lui éviter toute mésaventure.

    Informé que Cao Deyi avait pris la décision de nous accorder du secours, je dépêchai sur le coup une vingtaine d’hommes dans le village de Shijiudaogou. Ceux-ci revinrent dans le camp secret avec plus de 600 mals de riz, plusieurs porcs et une grande quantité de sucre, chargés sur des dizaines de traîneaux. Plus tard encore, Cao Deyi nous envoya à plusieurs reprises une aide importante.

    Dans les rangs de ce grand mouvement d’assistance qui entraînait toute la région de Xijiandao dans le creuset de la révolution, figuraient même des agents coréens de la police japonaise et des contremaîtres.

    Un agent d’un poste de police de l’arrondissement de Samsu, décidé à se remettre en question après avoir fait un sérieux retour sur son passé, devant la puissance de l’ARPC, abattit le chef et le sous-chef des policiers de son poste et vint nous rejoindre avec les armes qu’il avait récupérées. Certains contremaîtres des chantiers de construction de voies ferrées forestières et de ceux d’abattage, à l’arrivée de notre armée, lui ouvrirent volontiers les dépôts et lui donnèrent du matériel d’approvisionnement, en faisant semblant d’agir sous la «contrainte». Un contremaître du chantier d’abattage de Ershidaogou eut l’aplomb de diffuser ouvertement parmi les ouvriers et les paysans travaillant à la coupe et parmi les hommes de la troupe de montagne des environs Le Chant de la plainte des hommes de l’armée projaponaise, chant qui inspirait l’horreur de la guerre et de l’armée.

    Je ne peux oublier non plus les intellectuels de Xijiandao qui ont pris une part active au mouvement d’assistance à l’armée de guérilla. Ils étaient pour la plupart des enseignants. Kang Yong Gu, de l’école privée Jongsan, entre autres, reste encore présent dans ma mémoire.

    A notre première rencontre, il se déclara indigne de notre attention, car il était un homme de main de l’impérialisme japonais, chargé d’exécuter sa politique d’enseignement.

    «Il ne faut pas condamner sans distinction tous ceux qui servent la politique d’enseignement des impérialistes japonais, lui dis-je. Comment peut-on accuser ceux qui s’efforcent d’instruire les enfants coréens contraints de grandir sous des cieux étrangers? Même si vous êtes obligé de travailler pour le compte de l’impérialisme japonais, vous pouvez contribuer à la lutte pour l’indépendance, tant que vous garderez intacte votre conscience nationale.»

    J’essayai de le calmer et de le réconforter, mais il restait tendu et me scrutait d’un air sombre et inquiet. Lorsque je lui dis qu’il devait avoir eu beaucoup de mal à éduquer les enfants, il esquissa un sourire narquois et répliqua: «Pourquoi me tracasserais-je en dispensant l’éducation japonaise?»

    Ce jour-là, en quittant le village, je lui dis:

    «Voici ce que j’ai à vous dire. N’oubliez pas que vous êtes Coréen. Si vous voulez voir la génération montante garder l’âme coréenne, vous, les enseignants, vous devez montrer l’exemple.»

    Kang retint ma recommandation. Après notre départ, il s’inscrivit à l’Association pour la restauration de la patrie. Tout en s’occupant de l’instruction des enfants, il nous aida par tous les moyens. Si nous lui demandions un appareil à polycopier, des vivres ou du tissu, il nous les envoyait sans faute. Parfois, il venait lui-même à notre camp secret, portant du matériel d’assistance sur son dos. Bien plus, à l’aide de l’appareil téléphonique que nous lui avions procuré, il interceptait souvent les conversations de l’ennemi et nous fournissait des renseignements sur celui-ci.

    De retour dans la patrie libérée, il reprendra sa profession d’enseignant. A la fin des années 1950, si je ne me trompe, j’appris que, directeur d’une école secondaire du second cycle à Pyongyang, il hésitait à faire participer ses élèves au travail productif, à les envoyer travailler sur les chantiers de construction, et les choyait.

    Je le convoquai et lui demandai si cela était vrai, et il me répondit oui, en baissant la tête.

    «Il m’est difficile de croire qu’on puisse constater un tel défaut à l’école dont vous êtes le directeur. Vous avez peut-être oublié le temps de Xijiandao.

    –Jadis, dit-il alors, nos parents, tout en menant eux-mêmes une existence pénible sous la domination japonaise, nourrissaient de toute leur âme l’espoir de voir leurs enfants apprendre confortablement assis dans une salle de classe bien claire.

    –Si on ne fait qu’amadouer les enfants, sans les faire participer au travail manuel ni les réprimander, répliquai-je d’un ton sévère tout en comprenant son sentiment, que deviendront-ils? Les enfants, il faut les endurcir dans les peines. En portant des fardeaux sur leur dos, en transportant un objet très lourd au moyen d’une tige de bois ou en travaillant avec une houe, par exemple, ils connaîtront le prix de la sueur, respecteront les ouvriers et les paysans. Alors seulement, ils seront en mesure de mieux contribuer à l’édification du socialisme. Pour réussir cette édification, il faut léguer à la postérité l’esprit révolutionnaire du Paektu, l’esprit combatif des habitants de Xijiandao.»

    Sur le sol inoubliable de Xijiandao, qui tremblait sous les fracas des batailles, la population, se joignant à nous, a jeté les fondements des relations révolutionnaires entre l’armée et le peuple, a consolidé les bases du front uni regroupant les larges masses, y compris les chondoïstes, les riches à l’esprit patriotique, les jeunes, les étudiants et les intellectuels, et a frayé le passage à l’établissement des relations avec la population et les révolutionnaires à l’intérieur de la Corée. Xijiandao a enfanté nombre de patriotes renommés, de héros populaires dont le nom mérite d’être gravé dans l’histoire de la lutte de libération nationale antijaponaise de notre pays. L’esprit révolutionnaire du Paektu dont ils ont fait preuve, l’esprit combatif des habitants de Xijiandao, fait toujours palpiter le cœur de notre peuple.

    

    

    

    2. Le bruit des moulins à eau

    

    

    Dans les villages de Xijiandao disséminés sur les contreforts du mont Paektu, on pouvait voir partout se précipiter des torrents impétueux et entendre le tic-tac des moulins à eau mus par ces eaux, décortiquant du grain. Ce bruit s’entendait de loin, et dans la nuit profonde, au clair de lune, il éveillait dans notre cœur la nostalgie de nos contrées natales. Or, depuis notre transfert dans la région du mont Paektu, ces moulins à eau de Changbai, jusque-là symbole de la tristesse pour les émigrés coréens, avaient changé de sens et leur bruit de tonalité.

    En effet, dès l’automne 1936, les habitants de Changbai se mirent à décortiquer, dans leurs moulins, les grains destinés à ravitailler notre armée de guérilla. Ces moulins, grands et petits, qui, éparpillés un peu partout, se comptaient par plusieurs dizaines, étaient tous, ou presque, liés au travail d’assistance à l’armée de guérilla. Leur souvenir reste gravé dans ma mémoire comme le symbole de l’effort de soutien du peuple à notre armée. Si nous avons pu mener pendant de longues années la guerre antijaponaise autour du mont Paektu, notre point d’appui, nous le devons, il faut en convenir, au soutien et aux encouragements énergiques de la population de Changbai.

    Les habitants des agglomérations de Deshuigou à Shiliudaogou furent les pionniers de cette assistance populaire de Changbai.

    Dans le district de Changbai, nous fîmes notre première halte dans un village appelé Xinchangdong. Deshuigou désignait l’ensemble des villages de la vallée de Shiliudaogou, y compris celui de Xinchangdong.

    Xinchangdong d’en haut, endroit précis où nous nous arrêtâmes, était un hameau d’une bonne quarantaine de foyers, situé à la jonction de deux torrents, avec un moulin.

    Ce jour-là, les villageois de Xinchangdong préparèrent de la farine de sarrasin dans leur moulin pour offrir aux combattants de notre armée révolutionnaire populaire des nouilles avec un consommé froid.

    Le mouvement d’assistance à l’armée de guérilla entrepris par les habitants de Deshuigou à Shiliudaogou fit tache d’huile dans toute la région de Xijiandao, dont Wanggedong, Yashuidong et Diyangxidong.

    Les cortèges, composés chacun de nombreuses personnes, transportant les matériels d’assistance: vivres et tissus, se succédèrent à quelques jours d’intervalle dans notre camp secret en suivant un itinéraire secret par les forêts.

    Alarmé, l’ennemi expédia des renforts dans la région de Changbai et harcela les habitants. Le moindre soupçon était prétexte à incendier des villages entiers, arrêter et massacrer au hasard les gens.

    «Quiconque fournit des vivres et autres provisions interdites aux bandits communistes ou communique avec eux sera fusillé sur-le-champ, accusé d’intelligence avec eux.»

    Voilà l’avertissement que l’ennemi avait affiché partout dans le district.

    Dans les villages frontaliers autour du mont Paektu, les habitants n’étaient pas autorisés à voyager avec sur eux une paire de brodequins ou une boîte d’allumettes. Pourtant la population n’en continua pas moins d’acheminer une importante quantité d’approvisionnements vers nos camps secrets.

    Cette assistance était, de sa part, une action bénévole dictée par une exigence vitale. Elle estimait qu’aider l’armée révolutionnaire populaire était l’unique moyen pour elle de sauver la Corée. Prête à braver tous les dangers à ces fins, et même la mort, elle persévérait dans son effort de soutien malgré la chaleur caniculaire et la tempête de neige.

    Chaque fois que j’évoque les habitants de la région de Changbai engagés dans le mouvement d’assistance, je revois devant mes yeux le visage ferme et simple de Ri Pyong Hon, père de Ri Ul Sol, maire du village de Yinghuadong et membre de l’organisation clandestine locale. Lui et ses deux frères étaient les pionniers du mouvement d’assistance à l’armée de guérilla dans la région de Changbai.

    Ce fut vers la fin de 1936, alors que nous étions au camp secret de Heixiazigou, qu’il était venu à notre Quartier général avec du matériel d’assistance préparé par l’organisation révolutionnaire de Yinghuadong. Parmi les objets qu’il avait apportés alors, figuraient, je m’en souviens aujourd’hui encore, des posons (chaussettes ouatées coréennes – NDLR) solidement ouatés et deux fois plus longs que les chaussettes ordinaires. Intrigué, j’en tirai une paire et les mesurai en les approchant de ma jambe. Ils m’arrivaient jusqu’au genou.

    La dextérité et la bonne volonté des femmes de Yinghuadong qui les avaient confectionnés me touchaient:

    «Quels beaux posons vous avez apportés là!

    –Général, la neige est profonde dans la région de Changbai. Quiconque néglige ses pieds en hiver connaîtra beaucoup d’ennuis», fit Ri Pyong Hon, rougissant devant mon éloge.

    Bien que ce fût ma première rencontre avec lui, je compris tout de suite que j’avais devant moi un homme honnête et modeste, incapable de se faire valoir. Ayant conduit le cortège au camp secret, il se gardait de laisser entendre qu’il était le chef du groupe, se contentant de me regarder avec précaution de derrière ses compagnons.

    J’examinais toujours les posons, lorsqu’un de nos combattants ouvrit un sac à dos rempli de grains et s’écria:

    «Camarade commandant, regardez ceci! Même l’empereur du Japon n’a pas eu le rare privilège, je le parie, de voir une telle orge.»

    En effet, je ne pus en croire mes yeux. L’orge était blanche comme neige. Est-ce vraiment de l’orge, et pas du riz blanc? Quel soin méticuleux a-t-on dû mettre pour rendre les grains aussi propres et aussi appétissants!

    «Père, vous devez vous être donné beaucoup de peine. Jamais je n’ai vu d’orge aussi bien perlée. Comment l’avez-vous décortiquée pour la blanchir comme ça?

    –Elle a été moulue quatre fois.

    –Deux fois suffisent pour rendre l’orge comestible. Vraiment, votre bonne volonté nous touche.

    –Ce sont de braves femmes que celles de notre village.»

    Cette fois aussi, Ri Pyong Hon s’effaça pour laisser tout le mérite aux villageoises: «Ce sont les femmes qui ont peiné pour décortiquer l’orge, et non pas les hommes. Pour décortiquer les grains, il suffit d’avoir de la bonne volonté. On peut procéder à cette opération quatre, cinq ou dix fois, s’il le faut, du moment qu’il s’agit d’aider l’armée révolutionnaire. Seulement les mouchards rôdent par le village, épient les foyers qui décortiquent les grains et s’enquièrent de la nature et de la destination des céréales décortiquées, voilà le problème. Et quels efforts n’ont pas déployés les membres de l’Association des femmes pour déjouer leur surveillance! Par ailleurs, elles vont au marché de Hyesan (en Corée –NDLR) pour acheter les pièces de tissu à envoyer à l’armée révolutionnaire. Elles se les enroulent autour de la taille ou en emmaillotent leurs bébés comme si c’étaient des couches. Chaque fois qu’elles se rendent au marché, elles portent exprès leurs bébés sur leur dos. Les vieillards non avertis leur reprochent de se donner cette peine, absurde à leurs yeux. Pourtant les femmes s’obstinent à porter les enfants sur leur dos pour cacher les tissus.»

    Ri Pyong Hon ne dit pas un seul mot sur les peines endurées par les hommes.

    Ses paroles m’émurent. Je pris une poignée d’orge, en sentis l’odeur, puis dis à ceux qui m’entouraient:

    «L’empereur du Japon, aussi haut placé soit-il, n’est qu’un arbre privé de racines, tandis que nous, contraints de rester invisibles, nous sommes la jeune pousse d’une racine vigoureuse. Cet empereur ne pourra jamais voir des céréales aussi excellentes.»

    Ce fut l’année suivante à travers le récit de Ri Ul Sol que nous apprîmes les détails du mouvement d’assistance à l’armée déclenché par la population de Yinghuadong. Enrôlé dans notre troupe cette année-là, il évitait, comme son père, de se faire valoir et se taisait sur les efforts de son père et de sa mère. Or, il laissa échapper par hasard un épisode concernant sa mère. Il s’agissait de l’histoire des framboises cueillies par elle pour obtenir l’argent nécessaire à l’achat de tissus: elle voulait confectionner des havresacs.

    Le village de Yinghuadong comptait bon nombre de foyers à court de provisions de bouche, dont la famille de Ri Ul Sol. Mais celle-ci, tout obligée qu’elle fût de tromper sa faim avec de la bouillie d’herbes, détestait se voir devancée par les autres dans l’assistance à l’armée révolutionnaire. Elle allait cueillir des framboises en été, du raisin sauvage et des airelles en automne, et les vendait au marché de Hyesan. Chaque fois que la mère triait les fruits sauvages cueillis, les petits frères de Ri Ul Sol, assis autour d’elle, salivaient en la regardant faire. La mère lisait parfaitement la pensée de ses enfants, mais elle refusait de leur donner ne fût-ce qu’une framboise. C’est parce que, si elle en avait donné à ses enfants, elle aurait eu le sentiment de commettre un sacrilège et de trahir son dévouement à l’armée révolutionnaire.

    Au retour du camp secret, Ri Pyong Hon s’était vanté devant ses enfants de m’avoir rencontré. Et son fils, Ri Ul Sol avait voulu partir tout de suite rejoindre l’armée de guérilla pour combattre sous mon commandement. Pourtant, son père ne le lui permit pas.

    «Les combattants du Général ont tous une belle prestance et manient habilement le fusil. Mais toi, rustaud, comment peux-tu devenir un soldat de l’armée révolutionnaire? Tâche d’abord de te cultiver un peu plus.»

    Après avoir ainsi repoussé sa demande, le père fit adhérer son fils à une sous-section de l’Association pour la restauration de la patrie afin de le former. Puis, l’été de l’année suivante, il envoya son fils et son neveu dans l’armée de guérilla. Offrir ses enfants chéris à l’armée révolutionnaire était l’expression suprême de l’esprit d’assistance à celle-ci.

    Après le départ de son fils, Ri Pyong Hon continua à aider l’armée révolutionnaire.

    Au printemps tardif de 1937, je le revis à Tianshangshui. Les colorants qu’il aura alors apportés seront efficacement utilisés pour teindre le papier destiné à confectionner des fleurs et le tissu pour les fanions qui orneront le lieu du rassemblement conjoint de l’armée et de la population organisé pour célébrer la victoire de Pochonbo.

    Tout le matériel d’assistance envoyé par les habitants de Changbai témoignait d’un dévouement qui nous attendrissait jusqu’aux larmes.

    A l’époque, un foyer de 4 cultivateurs sur brûlis ne pouvait récolter que 20 à 30 dans (un dan équivaut à 20 mals) de pommes de terre. Pour obtenir un mal (18 kg –NDLR) de fécule, il fallait écraser une bonne dizaine de mals de pommes de terre. Un mal de fécule se vendait alors environ 6 maos, somme dérisoire, insuffisante pour acheter même une paire de brodequins. On distillait donc de l’eau de vie ou fabriquait du sucre pour obtenir la somme nécessaire. Et même si on avait de l’argent, on ne pouvait pas acheter librement les marchandises désirées. On devait déployer des efforts gigantesques et mettre en œuvre des stratagèmes divers, pour nous procurer chaque provision de secours.

    Les difficultés et les obstacles ne purent empêcher les habitants du district de Changbai de préparer toutes sortes d’articles et de nous les envoyer dans la montagne.

    Tous les Coréens résidant dans le district de Changbai, ou presque, prirent part à ce mouvement d’assistance. Même les vieillards ne pouvant marcher sans l’aide d’une canne pénétraient dans la montagne pour enlever de l’écorce de tilleul et passaient des nuits blanches à nous confectionner des sandales. Les femmes au ménage décortiquaient les céréales au moulin à eau, en montant la garde à tour de rôle, sans même allumer le feu malgré le froid mordant de la nuit d’hiver, car il ne fallait pas éveiller les soupçons des collaborateurs de l’ennemi.

    Le plus souvent, le transport du matériel d’assistance était organisé par les maires de village. Presque tous les maires de village dans le district de Changbai étaient des responsables de sous-sections ou de sections de l’Association pour la restauration de la patrie, et, à bien des égards, il leur était facile d’organiser le transport. Les intendants-chefs de notre armée révolutionnaire leur envoyaient à dessein un avis péremptoire exigeant du ravitaillement. Ils leur fournissaient ainsi un prétexte pour esquiver leur responsabilité et se justifier devant l’ennemi de leur action. Les maires de village organisaient alors l’assistance en faisant semblant d’y être contraints par la menace.

    Dans chaque village, le jour du départ des approvisionnements, les habitants voulaient massivement s’y joindre pour porter chacun un ballot sur son dos.

    Nos combattants fréquentaient les maisons des habitants du district de Changbai comme les leurs.

    Celle de Ryom Po Bae était du nombre. Nous y bénéficions souvent de l’aide des siens.

    D’après Ryom In Hwan, Kang Jin Gon avait donné le premier coup de pioche à Deshuigou. Ne pouvant plus vivre dans son pays natal, il avait franchi le fleuve Amrok avec quelques proches parents et avait fondé un hameau dans la vallée de Shiluidaogou.

    Ryom Po Bae était la femme du cousin germain de Kang Jin Gon.

    Influencé par Kang Jin Gon, ce couple était d’une grande probité et nourrissait un vif sentiment antijaponais.

    Le récit de Ryom In Hwan m’incita à visiter ce couple à notre arrivée au village de Dadeshui. Aujourd’hui encore, je me rappelle nettement le visage de la mère Po Bae attristée de ne pouvoir me servir qu’un mélange d’avoine, d’orge et de pommes de terre. Elle gardait toujours de l’orge et de l’avoine trempées dans un grand baquet de façon à pouvoir nous préparer tout de suite le repas dès notre arrivée impromptue la nuit. L’orge et l’avoine cuites par elle étaient moelleuses et d’un bon goût.

    De crainte que la fumée sortant en pleine nuit ne suscite les soupçons des collabos, le maître de céans, Kang In Hong, avait rabaissé la cheminée et en avait couvert le bout d’une botte de paille de blé de sorte que la fumée se disperse au niveau du sol. Voilà un couple qui avait un cœur d’or.

    Malgré leur vie de privations, les habitants du village de Deshuigou trouvaient leur joie de vivre dans le service rendu à l’armée révolutionnaire.

    Ce n’était pas un hasard si l’ennemi avait noyé dans le feu le village de Dadeshui. La scène évoquait la «mer de sang» de Beijiandao. Des huttes construites par les villageois sur des ruines furent de nouveau incendiées par l’ennemi.

    La famille de la mère Ryom Po Bae déménagea au village de Zhangmozi, à Xinchangdong.

    A cette nouvelle, nous allâmes lui rendre visite dans le village de Zhangmozi, là où nous entendîmes encore du bruit de moulin. Chose de bonne augure, car, là où l’on en entendait, la lutte s’avivait, le peuple puisait sa joie dans son assistance à l’armée de guérilla, l’esprit de la Corée ne périssait pas dans le feu ni ne vacillait dans la tempête. Ce bruit résonnait à mes oreilles comme les roulements solennels des tambours que battrait la population en aidant l’armée révolutionnaire contre les impérialistes japonais.

    Avec mon ordonnance, je me rendis d’abord au moulin, où je rencontrai la mère Ryom Po Bae.

    A ma vue, elle tomba à genoux et éclata en sanglots. Ses pleurs traduisaient son immense chagrin d’avoir été contrainte de quitter Dadeshui.

    «Calmez-vous, mère. Nous devons tout supporter pour le moment», prononçai-je avec peine ces mots, en guise de consolation.

    Le moulin avait été installé par sa famille. Une petite cabane en rondins près du moulin était sa demeure.

    Ce jour-là, la mère alla au village voisin pour se procurer une poule. Elle prépara du jus de viande dans lequel elle mit des nouilles de fécule de pomme de terre et de la viande hachée. Elle nous les servit, tout en regrettant de ne pouvoir donner plus.

    Je ne peux oublier ces nouilles savoureuses que j’ai goûtées souvent dans les villages du district de Changbai, et, aujourd’hui, je commande comme mets spécial des nouilles préparées avec de la fécule de pomme de terre gelée ou non, lors de banquets offerts à des hôtes de marque.

    La nuit de ce jour, la mère s’inquiéta beaucoup, en entendant le tic-tac de son moulin, qu’il ne trouble mon sommeil. Vaine inquiétude. Loin de me déranger, ce bruit m’aida à m’endormir profondément et stimula mes réflexions.

    Si, après leur déménagement à Zhangmozi, la mère et les siens avaient installé un moulin, ce n’était pas pour améliorer leur sort, mais pour assister l’armée de guérilla.

    Or, ce trou perdu n’était pas non plus un lieu paisible. L’ennemi ne tarda pas à étendre ses tentacules sur ce hameau fort reculé. Des policiers d’Erdaojiang se ruèrent à l’improviste sur lui et détruisirent le moulin de la famille de Ryom Po Bae. Tous les villageois furent emmenés au poste de police. Durant trois jours, les membres de la famille de Ryom Po Bae furent interrogés et torturés. Ils furent relâchés à demi-morts et ramenés au village sur un traîneau à bœuf. Le vieux Kang, le plus touché par cette brutalité, était dans un état très grave.

    Mis au courant du fait, j’envoyai du fiel d’ours, bon remède pour traiter les contusions. Et tous les membres de la famille furent guéris, m’a-t-on dit, grâce à ce fiel d’ours. Même le vieux Kang se rétablit et se remit à aider l’armée.

    Habile menuisier, il abattit des bouleaux dans la montagne et répara l’arbre du moulin détruit. Ses enfants tentèrent de l’en dissuader après son rétablissement. Mais il n’était pas homme à se laisser raisonner par de tels propos.

    «Que dites-vous? Alors que même les octogénaires rivalisent d’ardeur pour confectionner des sandales de paille ou des posons en vue d’aider ceux qui se battent dans le maquis, est-il permis de paresser avec ma bonne santé?»

    Le moulin à eau de Zhangmozi se mit de nouveau à décortiquer les grains destinés à assister l’armée révolutionnaire.

    Sur la demande du vieux Kang In Hong, nous acceptâmes d’enrôler son fils Kang Jong Gun dans l’armée révolutionnaire. Nous le plaçâmes auprès de nous et l’entourâmes de notre sollicitude jusqu’au jour où hélas! il tomba au champ d’honneur.

    La famille de Kim Se Un à Pinggangde, de Shiqidaogou, fut un autre exemple de dévouement à l’armée révolutionnaire.

    Kim Se Un était un révolutionnaire loyal: il avait donné à la révolution son frère et sa sœur cadets, ses quatre enfants et ses proches parents et les avait aidés de toutes ses forces dans leurs activités. Kim Se Ok, fiancé de Ma Kuk Hwa, était son frère cadet; Kim Ik Hyon, combattant révolutionnaire antijaponais, son benjamin. Son fils aîné avait combattu avec courage dans l’ARPC. Aussitôt après son adhésion, il avait participé à la bataille de Jiansanfeng; plus tard, arrêté par l’ennemi au cours d’une mission politique à l’intérieur de la Corée, il fut condamné à quinze ans de réclusion et incarcéré dans la prison de Sodaemun à Séoul avec les camarades Kwon Yong Byok et Ri Je Sun, avant d’être assassiné au printemps 1945.

    La maison de Kim Se Un, située au fond d’un ravin, non loin du camp secret de l’armée révolutionnaire, était fréquentée par les groupes de partisans et les agents politiques de l’armée de guérilla. Les révolutionnaires qui venaient de Corée à notre camp secret ne manquaient pas d’y passer une nuit. Sa maison servait d’«auberge», de lieu d’accueil gratuit pour les combattants et les agents politiques de l’ARPC. Le maître de céans destinait aux révolutionnaires toute la récolte de sa terre prise à bail chez un gros propriétaire foncier chinois.

    Kwon Yong Byok logea, lui aussi, dans cette maison lorsqu’il dirigeait les organisations du parti du district de Changbai.

    Nos camarades surnommèrent Kim Se Un «Taspho», mot calqué sur le mot chinois «dashifu» signifiant cuisinier, car il avait servi un très grand nombre d’hôtes. La marmite de sa cuisine était d’un volume cinq fois supérieur aux marmites ordinaires. On faisait cuire le riz dans ce grand chaudron et en servait à la louche aux hommes de l’armée révolutionnaire. Le jour où il y avait beaucoup d’hôtes, Kim Se Un, lui-même, les bras retroussés, donnait un coup de main aux femmes dans la cuisine en suant à grosses gouttes. Avec ses pieds gelés et ses talons mutilés, il ne pouvait marcher librement. Cependant, il allait au moulin à eau plusieurs fois par jour, avec un sac plein de grains sur le dos.

    «N’eussent été mes talons abîmés, bien qu’un peu vieux, je pourrais être intendant dans une troupe de partisans», disait-il souvent par plaisanterie à ses clients.

    Métayer, il ne donnait pas moins volontiers à manger aux agents politiques. Avait-il un excédent de grains? Mais non. Lui-même dut, probablement, sauter le repas plus d’une fois.

    La population du district de Changbai fit preuve d’un dévouement sans pareil. Elle aida de toutes ses forces l’armée révolutionnaire, sans hésiter à donner ses biens, voire sa vie, si nécessaire.

    En mai 1937, un événement bouleversant se produisit: deux cadavres, une mère et un bébé, furent découverts sur la route d’Erdaojiang.

    Il s’agissait d’une femme simple de la campagne arrêtée par l’ennemi alors qu’elle soignait secrètement chez elle un partisan blessé. Un officier de la gendarmerie japonaise escortait le blessé et la femme à la gendarmerie. Or, ce n’était pas une petite femme prompte à se laisser épouvanter. Avant de partir, elle avait caché un petit couteau dans son sein, avec lequel elle frappa l’officier au visage et lui arracha son revolver. L’homme de l’armée révolutionnaire fut sauvé. Elle tint en joue, le revolver au poing, l’officier ennemi évanoui pendant environ 30 minutes, jusqu’à ce que le partisan soit hors de vue. En revenant à lui, l’officier japonais se jeta sur elle, lui arracha le revolver et la massacra sauvagement, elle et son enfant, à coups de sabre.

    A quelque temps de là, le secret perça.

    Et un jour, on constata que, la nuit précédente, le corps de la victime avait disparu. Les gendarmes, affolés, firent un grand tapage: c’était une tuile pour eux. Il était étrange que le cadavre surveillé jour et nuit par leurs espions disparaissent comme par enchantement. Les membres d’une organisation révolutionnaire d’Erdaojiang ou de ses alentours, qui guettaient l’occasion, avaient dû l’enlever.

    Dans le district de Changbai, le village de Zhujiadong a donné nombre de révolutionnaires réputés. Kim Ryong Sok, le «Vieux au petit couteau» lui aussi, avait milité dans ce village. Comme la femme anonyme sus-mentionnée, avec un petit couteau il avait coupé la corde qui le ligotait et tué l’officier japonais qui l’escortait. Enrôlé dans l’armée de guérilla, il servait comme intendant, lorsque ses compagnons d’armes le surnommèrent le «Vieux au petit couteau». Depuis, ce surnom remplaça son vrai nom qui était Kim Ryong Sok. Plus tard, les enfants de l’immeuble de Pyongyang, où il a passé le reste de sa vie, l’appelèrent aussi le «Vieux au petit couteau».

    A notre vif regret, le nom de la «Femme au petit couteau» est resté inconnu; il me semble que le blessé sauvé par elle n’a pas réussi à rejoindre sa troupe.

    Un jour, j’ai confié deux combattants malades aux soins du vieux Ji Pong Phal, membre de l’organisation clandestine du village de Zhujiadong. L’un, Kim Ryong Yon, depuis longtemps malade, l’autre, une recrue blessée dont je ne me rappelle plus le nom. Le vieux les soigna pendant deux mois, avant de trouver la mort dans une expédition «punitive» de l’ennemi.

    Quand les ennemis se ruèrent sur son village, il cacha les partisans dans un abri, au fond de la montagne derrière la maison, puis lui-même resta seul chez lui de crainte que, si lui aussi se sauvait en laissant la maison vide, l’ennemi ne fouille la montagne à la recherche des partisans.

    Les ennemis sommèrent le vieux de leur livrer les hommes de l’armée révolutionnaire, mais il dit ne rien savoir. Ils le frappèrent jusqu’au sang au visage avec une courroie de cuir. Mais, plus violemment ils le fouettaient et plus ils l’invectivaient, plus celui-ci gardait un silence obstiné.

    Menaçant de l’enterrer vivant, ils le mirent dans une fosse, puis, le canon de leurs fusils braqué sur sa poitrine, ils lui demandèrent où il avait caché les blessés de l’armée révolutionnaire en promettant une prime, s’il parlait, autrement ils l’enterreraient vivant.

    Cependant le vieux restait muet.

    Les ennemis, pris de rage, ouvrirent le feu sur lui. Avant d’expirer, il demanda aux villageois:

    «Soutenez l’armée de guérilla si vous souhaitez voir le monde nouveau naître bientôt.»

    Après, on appela cet incident relatif à la fin du vieux Ji Pong Phal l’«incident de Zhujiadong». Ce ne fut que plus tard, grâce au rapport de Kim Ryong Yon, que j’appris sa fin.

    Paysan au cœur simple, il avait travaillé toute sa vie la terre et mené une existence modeste et probe. Comment avait-il pu rester si ferme, si calme au dernier moment de sa vie, fièrement debout comme un géant dans la fosse où il allait être enterré?

    La dernière volonté du vieux Ji Pong Phal montre à l’évidence que la foi est ce qu’il y a d’essentiel pour l’homme, qu’un homme convaincu peut manifester une grande force morale.

    La population du district de Changbai a soutenu notre armée révolutionnaire, en bravant les épreuves, au péril de sa vie, sans jamais cependant demander la moindre récompense. Même après la libération du pays, personne ne se vantera de son mérite passé.

    Après la libération du pays, la mère Ryom Po Bae déménagera avec ses enfants à Hyesan. Mais, pendant plus de dix ans, elle évitera de nous en informer.

    C’est seulement lorsque je me rendis en 1958 dans la province du Ryanggang pour une tournée d’inspection que j’appris qu’elle habitait à Hyesan. Je la rencontrai à la gare de cette ville, elle qui avait déjà les cheveux blancs.

    «Mère, Jong Gun est mort, son père aussi... Et aujourd’hui je vous vois avec les cheveux blancs...»

    La gorge serrée, je ne pus continuer. Son mari Kang In Hong avait été interpellé au poste de police et battu sauvagement pour avoir aidé l’armée révolutionnaire. Il est mort en vomissant du sang.

    Le visage enfoui dans ma poitrine, la mère pleura.

    En caressant ses mains rudes, je lui dis d’un ton de reproche.

    «Mère, autrefois, j’étais allé chez vous comme chez moi. Pourquoi n’êtes-vous pas venue me voir depuis plus de dix ans que le pays a été libéré? Vous auriez pu m’écrire une lettre au moins.

    –L’envie me prenait souvent d’aller vous voir, Général, à Pyongyang. Pourtant suis-je la seule à vouloir vous rencontrer? Si tout le monde vient vous voir, comment pourrez-vous, Général, vous qui êtes toujours très occupé, mener la politique du pays?»

    Autrefois, les habitants de Changbai se précipitaient jusqu’aux abords du village sans même prendre le temps de mettre leurs chaussures pour nous accueillir. Cependant, de retour dans le pays libéré, ils ont continué ainsi de vivre modestement, sans se faire remarquer.

    Je fis déménager la mère Ryom Po Bae à Pyongyang et obtins une maison pour elle au bord du fleuve Taedong, dans un cadre agréable.

    Tels étaient les gens de Changbai qui nous avaient aidés, en versant leur sang, à l’époque de la révolution antijaponaise.

    Depuis l’automne 1937, Kim Se Un aussi, dont j’ai parlé brièvement, mit sur pied des organisations clandestines dans diverses régions de la Corée, dont Unhung, Pochon, Musan et Songjin (ville Kim Chaek), et dirigea l’assistance à l’armée révolutionnaire.

    Après, il se rendit à Tumen en Chine, pour militer dans la clandestinité, déguisé en conducteur de charrette à bœuf, jusqu’au jour de la libération du pays. Il est étonnant qu’il ait pu combattre à l’égal des autres, en parcourant de long en large la vaste région, avec ses talons mutilés. Jamais il ne s’est vanté de ses mérites. Ses activités à l’intérieur de la Corée furent portées à notre connaissance après de longues années et ont attiré même l’attention des historiens.

    Il n’était pas le seul dans ce cas.

    La plupart des habitants de la région de Xijiandao, membres de l’Association pour la restauration de la patrie, étaient, selon l’expression courante de nos jours, des héros, des hommes de mérite, inconnus.

    L’ennemi avait créé des villages de regroupement afin de couper les liens entre l’armée révolutionnaire populaire et la population et tenté d’enrayer l’assistance à l’armée en élevant des tourelles et des murailles, en tendant des barbelés, mais il ne put briser la volonté des habitants de la région de Xijiandao dont les regards étaient tournés vers le mont Paektu. La plupart des chefs du corps d’autodéfense, des maires de village et des gardes des portes des villages de regroupement étaient sous notre influence. Aussi l’aménagement des villages de regroupement, tant vanté par l’ennemi, n’était-il en fait qu’une pitoyable comédie.

    La base du mont Paektu se trouvait très éloignée des agglomérations, à la différence de celle de Mandchourie de l’Est. Mais les liens entre l’armée et le peuple étaient, au contraire, plus étroits, et l’amitié entre eux, plus solide encore. Nous faisions confiance au peuple pour établir un nouveau foyer de la Révolution coréenne au mont Paektu, et notre espoir fondé en lui n’était pas vain. La population de la base du mont Paektu, animée d’un amour ardent pour le pays et l’armée révolutionnaire, déclencha un vaste mouvement d’assistance à l’armée, son effort dépassa nos espérances et notre attente et stupéfia l’ennemi.

    Les gens du district de Changbai créèrent à travers leur lutte héroïque le modèle de la tradition révolutionnaire d’assistance à l’armée. Cette entreprise se développa en un mouvement pan-national englobant toutes les couches sociales, tous les villages et foyers, les gens de tout sexe et de tout âge. Grâce à cette assistance, nous avons pu gagner tous les durs combats engagés contre l’ennemi.

    Le mouvement d’assistance à l’armée qui couvrait la vaste région de Xijiandao m’a convaincu qu’un peuple organisé peut faire preuve d’une immense force. A l’époque, même un petit hameau de trois foyers, niché sur un plateau ou au fond d’une vallée, avait sa propre organisation révolutionnaire. Si nous faisions parvenir à un tel village un petit bout de papier par l’intermédiaire d’un agent de liaison, même en pleine nuit, les habitants sautaient au bas du lit et se mettaient tout de suite à préparer le repas, en se disant que l’armée révolutionnaire, arrivée à une lieue de leur village, viendrait prendre son repas chez eux.

    Nous pouvions, par un petit billet, mettre en branle toutes les organisations locales pour convoquer toute la population de Xijiandao au mont Paektu et pour qu’elle crie: «Vive l’indépendance de la Corée!» sur le sommet de celui-ci. Car les habitants y étaient organisés et agissaient sur nos directives depuis l’automne 1936.

    Un adage de notre pays dit que les perles ne prennent leur valeur d’objet précieux qu’enfilées. Chacun des habitants de Xijiandao était un être précieux, comparable à une perle. Et l’Association pour la restauration de la patrie avait fait de ces perles des objets de valeur et transformé Xijiandao en un monde favorable à notre égard.

    Si nous n’avions pas regroupé et organisé la population de Xijiandao, que seraient devenues ces perles? Elles auraient été écrasées l’une après l’autre par l’ennemi ou perdues dans la boue. Quelque ardent que soit son amour pour la nation, une personne ne peut faire grand-chose à elle seule.

    C’est pourquoi je dis en toute occasion que le plus grand trésor pour un révolutionnaire, c’est l’organisation. L’importance de l’organisation reste invariable pour les révolutionnaires et les peuples de tous les pays aspirant à la souveraineté. L’époque peut changer, pourtant le rôle de l’organisation demeure; la révolution peut progresser victorieusement, cela ne signifie pas qu’il faut négliger le regroupement des masses populaires. C’est nécessaire, non seulement pour lutter pour le pouvoir, mais aussi pour édifier l’Etat après la prise du pouvoir et, plus loin, pour continuer la révolution même après l’édification de la société communiste sur la base de cette réalisation. La révolution n’a pas de fin, de même le travail d’organisation des masses n’a pas de limites. C’est la physiologie de l’évolution de la société, une loi que tout homme œuvrant à l’édification d’une société développée doit respecter.

    Nous nous attachons à regrouper les masses populaires, et nous ne cesserons de le faire même après l’édification de la société communiste. C’est par la force des masses populaires organisées que nous construirons une société éternellement prospère et souveraine sur la terre coréenne et que nous défendrons fermement notre patrie et notre régime.

    Au début des années 1940, alors que, tout en cherchant à mystifier le monde par la prétendue «politique de bon voisinage entre le Japon et l’Union soviétique», le Japon impérialiste décrivait la lutte des communistes coréens comme une «lutte isolée sans support», dans l’espoir de la voir régresser, et que l’Allemagne hitlérienne parlait de la «fin tragique» des communistes en déferlant vers Moscou, j’ai gardé intacte ma foi en la victoire et puisé de la force en songeant aux moulins à eau de Wangqing et de Changbai.

    Puis, aux jours âpres de la guerre contre les troupes de l’impérialisme américain qui se vantait d’être «le plus puissant» au monde et contre celles de ses pays satellites, j’ai cru fermement en la victoire en me souvenant des moulins à eau de Changbai. Si je dis que je me suis raffermi dans ma conviction en la victoire en me rappelant le bruit des moulins à eau, certaines gens pourront refuser de me croire. C’est pourtant la vérité.

    Chaque fois que je me rendais dans des villages de Changbai, j’ai vu dans les moulins à eau la preuve de l’amour ardent du peuple à notre égard, de sa volonté inflexible de nous soutenir et de sa foi inébranlable même face à la mort.

    Au temps du Repli temporaire, en me promenant au bord de la rivière Tokro (rivière Jangja) avec Ri Kuk Ro, je lui racontai l’histoire des moulins à eau de Changbai.

    Je lui dis plus d’une fois: quand nous combattions au mont Paektu, les habitants de Changbai ont décortiqué des grains dans les moulins à eau pour nous ravitailler; aussi avons-nous combattu sans souffrir de la faim; l’ennemi avait brûlé les villages et détruit les moulins à eau, en vain; le bruit de ceux-ci n’a cessé de se faire entendre; si l’on prend appui sur le peuple et que l’on canalise sa force, on peut anéantir n’importe quel ennemi, aussi puissant soit-il.

    Je lui fis remarquer que les Coréens de Changbai avaient installé des moulins à eau même sur un petit ruisseau et les avaient utilisés efficacement, qu’il ne fallait donc pas laisser la rivière Tokro couler sans qu’elle nous rende aucun service et que, après la guerre, nous y construirions une grande centrale hydro-électrique.

    La tradition d’assistance à l’armée et la tradition d’unité entre l’armée et le peuple, établies au cours de la Lutte armée antijaponaise, ont continué et se sont développées, devenant indestructibles, dans les journées de la grande Guerre de libération de la patrie.

    Si notre jeune République a pu affronter et vaincre l’ennemi «le plus puissant» du monde, c’est que celui-ci s’est contenté de mobiliser ses forces armées, tandis que, de notre côté, toute notre nation s’est dressée et s’est battue, l’armée et le peuple ne faisant qu’un, pour défendre son pays.

    A l’heure actuelle, l’excellente tradition d’assistance à l’armée et la tradition d’unité entre l’armée et le peuple se perpétuent et se développent brillamment sous la direction de notre Parti.

    Partout dans notre pays, se déroule le mouvement «notre village–notre poste», «notre poste–notre village» qui amène le peuple à aider l’armée et celle-ci à soutenir le peuple. Surtout après la nomination du camarade Kim Jong Il au poste de Commandant suprême de l’Armée populaire de Corée, ce mouvement s’est étendu à toutes les usines, à toutes les entreprises, à toutes les fermes coopératives, à tous les groupes d’habitations et à toutes les écoles.

    Ces liens entre l’armée et le peuple font la fierté de la Corée, et aucun autre pays n’a connu de tels rapports dans l’histoire de l’édification de son armée. Et cette grande force, soit l’unité de l’armée et du peuple, nous permet de braver toute menace et tout chantage de l’ennemi.

    Je considère notre unité monolithique, l’unité étroite entre l’armée et le peuple comme une des réalisations les plus brillantes que la Révolution coréenne ait enregistrées.

    Le bruit des moulins à eau que j’ai entendu aux jours de la grande guerre antijaponaise retentit encore à mes oreilles, et il me revient à l’esprit l’image de nombreux habitants de Changbai. Parmi eux combien sont morts sur l’échafaud ou ont rendu leur dernier souffle dans les cachots! Combien sont morts, gelés, ensevelis sous la neige du mont Paektu, sur le chemin de l’assistance à l’armée!

    Je pense à eux et à leur mérite, et je me sens envahi par un profond sentiment de respect et de reconnaissance.

    

    

    

    3. Ri Je Sun

    

    

    Sitôt arrivés dans la région du mont Paektu, nous nous attelâmes à la création de camps secrets, d’une part, et, de l’autre, nous entreprîmes la mise sur pied d’un réseau d’organisations de l’Association pour la restauration de la patrie dans les localités habitées par des Coréens.

    Pour l’implantation de ce réseau, nous arrêtâmes notre premier choix sur la région de Changbai, qui jouxtait le mont Paektu, et celle de Kapsan en Corée.

    Pour réaliser cette tâche difficile, il nous fallait trouver des personnes dignes de confiance, qui accepteraient de nous aider, même au péril de leur vie.

    Aussi, dès le lendemain de notre arrivée dans la région de Xijiandao, avais-je envoyé une compagnie en mission après avoir insisté une fois de plus auprès de son chef, Ri Tong Hak: «Trouver des personnes fiables et compétentes, c’est votre tâche essentielle. Passez au peigne fin toute la terre de Changbai, s’il le faut pour cela. Attaquer l’ennemi vient après. Vous vous emploierez à trouver des éléments fiables, et vous ne frapperez l’ennemi que lorsque vous êtes sûrs de le vaincre, sinon vous l’éviterez soigneusement.»

    Ri Tong Hak s’acquitta de sa mission avec honneur. Il revint au camp secret avec un jeune homme, Ri Je Sun. Ce chef de compagnie semblait être toujours pressé, mais en fait c’était un esprit subtil et méticuleux. Il avait un débit si rapide qu’il étourdissait ceux qui l’écoutaient pour la première fois. C’était avec cette manière de parler qu’il bousculait ses hommes. Aussi ses collègues l’avaient-ils surnommé le «Pressé».

    Alors qu’il parcourait, à la tête de sa compagnie, le district de Changbai, Ri Tong Hak avait aperçu sur le plateau d'Ershidaogou, un jeune homme qui dirigeait la gymnastique matinale des enfants et des adolescents. C’était Ri Je Sun, maire du village de Xinxingcun et enseignant des cours du soir. Les habitants de l’endroit, jeunes, vieux, hommes et femmes, l’appelaient avec respect «notre maître».

    Dans l’intention de tester cet homme, Ri Tong Hak lui demanda de lui procurer une quantité de vivres suffisante pour nourrir sa compagnie pendant deux ou trois jours. Et le maire du village, en un rien de temps, en rassembla plus que tous les hommes de la compagnie réunis n’auraient pu en porter sur leur dos, puis il s’offrit à les transporter jusqu’au camp secret. Du coup, le «Pressé» s’enticha de ce jeune homme qu’il rencontrait pour la première fois: il admirait son habileté et sa largeur d’esprit. Le désir le prit de le présenter au Q.G., dût-il se faire critiquer pour son manque de vigilance. Aussi ne se fit-il pas prier deux fois lorsque le maire du village lui avait demandé à organiser le transport des vivres.

    Cependant, le maire du village risquait d’avoir des ennuis si l’ennemi apprenait qu’il avait transporté de son plein gré des sacs de grains avec des villageois. Aussi les hommes du «Pressé» ligotèrent-ils le jeune homme comme s’ils l’auraient fait avec un criminel.

    Trois jours plus tard, le cortège arriva aux abords du camp secret. Lorsque, à huit à douze km de la destination, Ri Tong Hak voulut renvoyer les villageois, Ri Je Sun le supplia de le laisser suivre la compagnie jusqu’au camp secret.

    Pour le sonder, le chef de compagnie feignit l’embarras:

    «Ce n’est pas possible, dit-il. Comment pouvons-nous nous fier suffisamment à vous pour vous amener à notre base secrète?»

    A ces mots, Ri Je Sun lui prit le bras et fit une suggestion originale:

    «Alors, faites-moi passer un test. Vous pourriez me confier une tâche difficile et périlleuse, en guise de mise à l’épreuve.»

    Ri Tong Hak accepta; il lui dit de revenir dans trois jours avec cinq paires de posons (chaussettes ouatées coréennes – NDLR) longs et cinq paires de guêtres, en ajoutant: «Si vous arrivez à temps avec ces objets, vous serez conduit au camp secret, mais, si vous arrivez en retard ou les mains vides, votre demande sera rejetée. D’accord?»

    Ri Je Sun jubila: «Rien de plus facile. S’il s’agit de rapporter ce que vous demandez, je réussirai sans faute le test.» Ceci dit, il retourna dans son village. En une seule nuit, il fit confectionner par sa femme et sa belle-mère des chaussettes et des guêtres avec le tissu de leur unique couverture qui constituait la pauvre dot de sa femme. Puis, il réapparut au rendez-vous.

    Enthousiasmé, le chef de compagnie le prit dans ses bras et se présenta; il lui apprit même son surnom: le «Pressé», et le nom de son pays natal. Et d’ajouter: «Mais enfin, je vous ai fait détruire votre couverture.» C’est ainsi que Ri Je Sun passa avec succès son examen.

    Au retour de ma tournée dans les environs du mont Paektu, le chef de compagnie s’empressa de vanter les mérites de Ri Je Sun, me disant avoir découvert un brave jeune homme dans le village de Xinxingcun et l’avoir amené au camp secret, désireux de me le présenter. A ses dires, depuis quelques jours qu’il était arrivé, Ri Je Sun n’avait pas pris un moment de loisir, occupé à lire les publications internes de notre armée. Il était si diligent, si persévérant qu’il avait déjà appris, auprès des partisans, à démonter et à remonter les armes et à s’orienter dans la montagne.

    «Sans doute, c’est un homme intelligent, droit, passionné et avide de faire la révolution, poursuivit-il. Et quel homme affable! En quelques jours, il s’est lié avec tous nos camarades. Sociable, en effet.»

    Si Ri Tong Hak n’avait pas exagéré, il fallait croire que le maire du village de Xinxingcun était réellement un homme de valeur.

    C’était un joli garçon aux traits féminins. Ce qui impressionnait chez lui, c’étaient ses yeux vifs et plutôt souriants. D’apparence douce et délicate, c’était un homme stoïque et lucide, doué d’une foi inébranlable et d’une intelligence aiguë.

    Né dans une famille de paysans pauvres, il avait connu la misère dès sa plus tendre enfance. Trop pauvre pour aller à l’école, il avait dû aider sa mère en se louant pour sarcler les champs des autres. Puis, à l’âge de dix ans, il s’engagea comme valet de ferme chez un gros propriétaire foncier du village voisin. Il allait avoir onze ans, lorsqu’un soir sa mère vint le voir. Il était en train de confectionner une paire de sandales de paille dans sa chambre de domestique. Combien sa mère lui avait manqué! Sa mère entra et s’assit devant lui au bord de la natte de paille, mais il ne leva pas les yeux sur elle. Etonnée, elle lui demanda: «Qu’est-ce que tu as?» Mais le fils resta sans répondre, toujours occupé à sa besogne. Enfin, la pauvre mère, désemparée, se leva et sortit, sans avoir pu entendre un seul mot affectueux de la bouche de son fils. Celui-ci laissa alors tomber son ouvrage, courut après elle et dit d’une voix éplorée:

    «Maman, ne reviens plus. Si tu viens, le gros propriétaire foncier et les siens nous mépriseront. Ils croiront que tu viens mendier, et je ne peux supporter qu’ils nous prennent pour des gueux!»

    La mère comprit enfin le sentiment de son fils; elle le prit dans ses bras et fondit en larmes; elle lui promit de ne plus venir le voir, aussi désireuse qu’elle fût de le revoir.

    Ri Je Sun n’avait pas reçu d’enseignement régulier, mais, comme il était travailleur, il avait atteint un niveau d’instruction secondaire en étudiant en autodidacte. A 14 ans, il avait abandonné la vie de valet de ferme, puis fréquenta quelques années les cours du soir. Il avait appris l’écriture coréenne avec son frère aîné. Après son mariage, il avait beaucoup lu à l’aide d’un dictionnaire sino-coréen. Torturé par la conscience de son manque d’instruction régulière, il avait ouvert peu de temps après son déménagement dans le village de Xinxingcun un cours du soir à l’intention des enfants des cultivateurs sur brûlis et s’était employé à instruire les gens.

    Dans son pays natal, il avait milité pendant quelques années au sein de l’Association des enfants, puis dans la ligue de la jeunesse. Entre-temps, son frère aîné fut arrêté et emprisonné, et la police japonaise se mit à avoir l’œil sur le cadet. Sentant le danger qui planait sur lui, victime des persécutions et de l’oppression croissantes des Japonais, il avait déménagé, au début de 1932, à Kapsan où habitaient ses beaux-parents. A l’époque, dans la région, Pak Tal, entre autres, militait pour donner une éducation patriotique aux masses. Après avoir fondé avec eux un cercle de lecture secret à Ophungdong, Ri Je Sun s’était attaché à étudier le nouveau courant d’idées.

    Résolus à se sacrifier pour le salut de la nation en détresse, les membres de ce cercle étaient impatients de trouver une ligne de conduite. A la recherche d’une ligne d’action pertinente et d’un dirigeant éminent, ils s’étaient renseignés à travers tout le pays. Ils avaient rencontré des leaders des syndicats ouvriers et paysans, réfugiés dans les montagnes, et des partisans de différentes doctrines politiques, mais ceux-ci n’avaient pas de ligne de conduite ni de tactique bien définies.

    Aussi Ri avait-il tourné ses regards vers l’ARPC. Vers 1934, le bruit se répandit jusqu’en Corée que cette armée progressait vers la région de Changbai. Alors, il revint sur sa décision de déménager à Hunchun et alla s’installer dans le village de Qiangede du secteur d’Ershidaogou, dans le district de Changbai. Plus tard, les émigrés coréens qui avaient défriché cette localité baptisèrent leur village Xinxingcun.

    A vol d’oiseau, ce village n’était pas très loin de Pochonbo. De là, on pouvait voir le mont de l’Oreiller, le mont Sobaek, la colline Konjang, et surtout le mont Paektu. Le fait de vivre dans un endroit d’où l’on pouvait admirer le mont Paektu procurait un grand soulagement à cet homme qui vivait sous des cieux étrangers, étreint par la nostalgie de sa contrée natale.

    Néanmoins, là aussi, les émigrés coréens étaient tyrannisés par les autorités et accablés par la misère. Grevés par le fermage et les impôts, épuisés par les corvées, ces cultivateurs sur brûlis trimaient sans même avoir le loisir de redresser le torse pour regarder le ciel. A chaque fête, les propriétaires fonciers demandaient aux métayers des pots de vin; pire encore, ils les obligeaient à leur fournir du bois de chauffage. Par dessus le marché, les policiers des communes de Karim et de Chonsu, sur l’autre rive, en Corée, ne cédaient en rien aux premiers. En inspectant les foyers, les policiers prenaient les œufs dans les poulaillers des paysans et les gobaient. Ceux-ci étaient contraints de vivoter en se nourrissant d’orge ou de bouillie de céréales non décortiquées.

    Le village de Xinxingcun comptait plus de soixante foyers, mais aucun ne possédait de bœuf; il n’est donc pas difficile d’imaginer la peine endurée par les paysans qui devaient tirer eux-mêmes la charrue. Voici ce qui arriva, dit-on, à un couple de jeunes époux alors qu’ils labouraient leur champ au printemps: d’abord c’est le mari qui tire la charrue, la femme tenant les mancherons; puis, la femme remplace son mari; pourtant, le soc enfoncé dans le sol reste immobile, et l’homme, impatient, crie «Huhau», cri poussé par l’habitude qu’il a prise en labourant avec son bœuf dans son pays natal; indignée de se voir traitée comme bête de trait, la femme s’affaisse sur place et éclate en sanglots; se rendant compte de sa faute, surpris, le mari lâche les mancherons, vient lui demander pardon; il s’assoit à ses côtés et se plaint de leur sort:

    «Quand finira donc cette existence misérable de taupe!»

    Cette situation lamentable qui était celle de tous les paysans du village de Xinxingcun contribuait à éveiller leur conscience nationale et de classe.

    Ils étaient, pour la plupart, des paysans pauvres, venus des provinces du Hamgyong du Sud et du Nord, ou exilés partis à la recherche d’un nouveau théâtre d’actions, après leurs activités antijaponaises dans le pays, au sein de différentes organisations de masse, dont les syndicats paysans et la ligue de la jeunesse. Kim Pyong Chol était lui aussi un de ces exilés. Il travaillera plus tard au sein de la section de Xinxingcun de l’Association pour la restauration de la patrie et dans la section spéciale du parti de l’endroit.

    Alors qu’il militait dans le pays, il avait souvent déclaré à ses camarades: pour que les syndicats paysans obtiennent des succès dans leur lutte, il faut qu’ils trouvent le moyen d’être orientés par l’Armée révolutionnaire populaire coréenne; sans cette direction, la lutte à l’intérieur de la Corée ne serait jamais victorieuse. Son opinion fut partagée par la plupart de ses camarades, mais certains se montrèrent sceptiques quant au moyen de prendre contact avec l’armée révolutionnaire.

    Kim Pyong Chol décida d’aller chercher l’armée de guérilla, et, à cette fin, il déménagea dans le village de Xinxingcun, district de Changbai où militaient ses amis.

    Un des premiers à l’intérieur de la Corée à prendre conscience de la nécessité d’unifier la lutte armée à l’étranger et la lutte politique à l’intérieur du pays, luttes inséparables l’une de l’autre, il sortit de l’ornière, en renonçant aux discussions stériles, entreprit des actions énergiques pour réaliser cet objectif et prit contact avec l’armée révolutionnaire. Plus tard, il donnera sa vie dans la lutte pour l’application de notre ligne.

    Au début des années 1930, dans la région de Changbai, Ri Ju Gwan, Ri Ju Ik et autres patriotes coréens créèrent, de leur côté, les syndicats paysans rouges des Coréens résidant en Mandchourie et engagèrent une lutte de masse. Ayant commencé par l’éducation culturelle des masses comme l’alphabétisation et la suppression des superstitions, des jeux, du mariage précoce, du mariage de raison, ils développèrent les activités de ces syndicats, en passant par les luttes économiques, dont la lutte contre le fermage et la corvée obligatoire, jusqu’à la lutte politique antijaponaise contre la construction de routes et d’ouvrages militaires.

    Ainsi, avant que nous ayons mis en place dans le district de Changbai un réseau d’organisations de l’Association pour la restauration de la patrie, ce furent ces syndicats qui dirigèrent le mouvement de masse à Xinxingcun et dans ses environs.

    Bref, Ri Je Sun était un élément intègre, au passé simple et limpide, une preuve évidente qu’il n’était pas contaminé par les idées éclectiques et les méthodes de lutte erronées des pseudo-militants et des éléments sectaires. Cette simplicité primait pour nous. Une fois qu’il a accepté une idéologie ou une doctrine, un esprit candide ne l’abandonne jamais.

    Beaucoup de choses nous intéressaient dans la philosophie de la vie que Ri Je Sun s’était forgée au cours de ses activités patriotiques antijaponaises. D’après lui, le plus difficile à faire pour un homme, c’était de jouer le rôle de pionnier ou de dirigeant, c’est-à-dire de faire deux ou trois choses quand les autres n’en font qu’une, de faire deux ou trois pas quand les autres n’en font qu’un.

    En fait, cette parole cachait une vérité profonde; elle traduisait le mal qu’ont les révolutionnaires à frayer, à la tête des autres, le difficile chemin de la transformation de la société.

    «Vous devez beaucoup peiner, lui dis-je, obligé que vous êtes de cultiver la terre, de remplir les fonctions de maire de village et de combattre pour la révolution en même temps.

    –Oui, je peine, répondit-il, en esquissant un sourire, et j’en retire plutôt ma joie de vivre. En ces temps cruels, peut-on éprouver du plaisir à vivre en restant en dehors de la révolution?»

    Selon lui, il se sentait le plus heureux des hommes quand il agissait aux côtés des masses et éprouvait la plus grande joie quand il avait gagné un nouveau camarade à sa cause. A ma question de savoir quelle était la catégorie la plus difficile à gagner, il me répondit que c’étaient les vieux. S’il disposait, disait-il, d’un vaste terrain de sport et d’une salle de réunion publique, il n’y aurait pas de problème pour éclairer le village tout entier, voire rallier tout un canton à la révolution.

    Je partageai le point de vue qu’il adoptait à l’égard des masses et des méthodes à employer dans le travail en leur direction.

    Il était à remarquer, dans son expérience de l’éducation des masses, le «cours du soir familial». Chez lui aussi, il avait ouvert un cours du soir de ce genre, dispensé chaque jour, et tous les membres de sa famille y assistaient chaque soir. Ri instruisit sa femme et ses sœurs cadettes, et toute la famille fut ainsi alphabétisée.

    En me renseignant sur son travail auprès des masses, je m’enquis auprès de lui des responsables de dix foyers qui l’avaient accompagné au camp secret.

    Selon lui, tous étaient de braves gens, sauf le fils adoptif du gros propriétaire foncier Chon, qu’avait amené le chef de compagnie Ri Tong Hak. Ce fils adoptif, disait-il, considérait l’armée révolutionnaire comme une troupe de «bandits» et se tourmentait sans cesse, craignant que les partisans ne le tuent.

    Je lui dis:

    «Le chef de compagnie l’a amené, disons-le, afin d’obtenir de l’argent. Et dites-moi franchement, que voulez-vous que nous fassions de lui?

    –Je pense que les partisans ne lui feront aucun mal, répondit-il sans hésiter comme s’il avait prévu cette question. Ce fils adoptif d’un gros propriétaire foncier est, malgré ce nom, un pauvre garçon, c’est plutôt un domestique, et il est innocent.»

    Je ne pus m’empêcher de m’étonner devant la largeur d’esprit et le raisonnement original de cet homme qui considérait le problème sous l’angle du front uni.

    En fait, son point de vue sur le fils adoptif du gros propriétaire foncier Chon coïncidait avec le nôtre. Ri Tong Hak s’efforcera d’éduquer ce fils adoptif, qui changera d’avis à notre égard et finira par demander à s’enrôler dans notre armée. Son désir sera exaucé, et il nous servira de guide lors de la bataille d’Ershidaogou. Mais, hélas! Cet homme, à qui Ri Je Sun avait témoigné d’une grande confiance, tombera au cours d’un combat.

    Ri Je Sun était un homme au caractère original, digne d’admiration. Il était le mieux indiqué pour rallier la région de Changbai à la révolution. Une fois muni des connaissances indispensables et ayant assimilé les méthodes nécessaires, il pourrait devenir un excellent militant clandestin. Je décidai de lui confier la tâche de création d’un réseau d’organisations de l’Association pour la restauration de la patrie dans cette région.

    Or, il tenait à s’enrôler dans l’armée de guérilla.

    Il insista auprès de moi pour passer l’examen de recrutement, affirmant qu’il s’était préparé un peu pour son enrôlement pendant que nous étions partis en opération.

    L’expression «examen de recrutement» me fit éclater de rire.

    «Ce n’est pas la peine, lui dis-je. Puisque le camarade le “Pressé” vous a amené après vous avoir fait subir un test, vous êtes qualifié pour vous enrôler. Si vous insistez, je puis vous admettre dans l’armée de guérilla. Néanmoins, si vous acceptez de jouer un autre rôle, vous pourrez apporter un concours beaucoup plus efficace à la révolution.

    –Un autre rôle? Lequel? demanda-t-il, intrigué.

    –Si, plutôt que de combattre en tant que simple tireur, vous assistiez l’Armée révolutionnaire populaire coréenne pour vaincre l’armée japonaise, ce au moyen de l’organisation importante que vous pourriez former?

    –Que moi, je forme une organisation? fit-il, ne dissimulant pas sa curiosité.

    –C’est cela. Il s’agit de mettre sur pied des organisations de l’Association pour la restauration de la patrie un peu partout dans le bassin du fleuve Amrok, à commencer par le village de Xinxingcun où vous habitez.»

    Je lui expliquai, en appuyant, l’urgence et l’importance de la tâche de regrouper au sein du front uni national antijaponais les larges masses issues de toutes les couches sociales.

    Intelligent, Ri saisit d’emblée le fond du problème et répondit qu’il militerait dans la clandestinité, mais que seulement il n’était pas sûr d’être à la hauteur de cette lourde tâche.

    «Ne vous inquiétez pas trop. Vous n’avez qu’à apprendre pour cela. On ne naît pas révolutionnaire. Quiconque, décidé de faire la révolution, apprend avec assiduité et acquiert de l’expérience dans la pratique de la lutte, devient un révolutionnaire. Les connaissances nécessaires pour ce travail, nous vous les apporterons.»

    Nous organisâmes des cours spéciaux à l’intention de Ri.

    Les thèmes principaux traités furent: la ligne, le caractère, la stratégie et la tactique de la Révolution coréenne. C’était moi qui me chargeai des conférences sur ces thèmes. En ce qui concerne le Programme en dix points, la Déclaration constitutive et les Statuts de l’Association pour la restauration de la patrie, ainsi que l’histoire de l’Internationale, Ri Tong Baek fut désigné pour donner des cours sur ces sujets. C’était la première et la dernière fois, de toute la Lutte révolutionnaire antijaponaise, qu’un enseignement spécial était dispensé à l’intention d’un seul élève par plusieurs conférenciers compétents.

    Avant de quitter le camp secret après les cours, Ri déclara en toute sincérité:

    «Je suis venu ici avec un mal (18 kg – NDLR) de riz, et je repars avec plusieurs soms (un som équivaut à 180 kg – NDLR) de nourriture révolutionnaire. De toute ma vie, je n’oublierai pas ce bienfait. Maintenant, confiez-moi, s’il vous plaît, une tâche. Si vous me donnez un secteur, j’en doterai tous les villages habités par des Coréens d’organisations de l’Association pour la restauration de la patrie.»

    Nous lui confiâmes le secteur de Shanggangqu, dans le district de Changbai.

    Avant son départ, il me pria de lui délivrer un mandat, car, selon lui, rien qu’en présentant un mandat portant mon sceau, il pourrait rassembler les gens au sein de l’ARP et accomplir ainsi plus facilement son travail.

    Je lui écrivis une lettre de créance avec mon cachet apposé sous ma signature.

    Muni de ce petit document, il m’assura que, dans six mois, tout le secteur de Shanggangqu serait acquis à notre cause. Ce n’était pas une fanfaronnade; l’exploit qu’il réalisa plus tard en apporta la preuve.

    Ce jour-là, il me fit une autre demande:

    «Général, puis-je vous demander encore une chose? Permettez-moi d’essayer un uniforme de partisan avant de prendre congé, je n’aurai alors rien à regretter.

    –Comment pourrait-on refuser de satisfaire une pareille demande?»

    J’accédai volontiers à sa prière. Son désir était si ardent de s’enrôler! Décidé à se consacrer désormais à la lutte sur le front clandestin pour la restauration de la patrie, il n’en souhaitait pas moins combattre les armes à la main. Le Japon, d'ores et déjà maître de la Mandchourie, se précipitait vers une nouvelle guerre mondiale: il voulait envahir la Chine intérieure et l’Asie tout entière. A une telle époque, désirer revêtir l’uniforme et prendre part à la guerre antijaponaise pouvait, en fait, être considéré comme une manifestation suprême de patriotisme.

    Je fis apporter un uniforme neuf par le chef de compagnie Ri Tong Hak.

    Choisi au jugé, l’uniforme seyait à merveille à Ri Je Sun.

    «Camarade Je Sun, il me semble que vous êtes né pour porter l’uniforme. Quelle belle tenue! Puisque vous avez passé un uniforme, admettons que vous êtes maintenant enrôlé dans l’Armée révolutionnaire populaire coréenne. Dès aujourd’hui, vous êtes un agent politique de cette armée. Camarade Je Sun, toutes mes félicitations!»

    Je lui serrai fortement la main. Ri Tong Hak le félicita avec un élan d’enthousiasme. Il le porta sur son dos et tournoya autour de moi.

    Ainsi le maire de village, venu avec un sac de riz sur son dos, s’incorpora dans l’armée de guérilla.

    Nous organisâmes un petit combat afin de dissimuler le retour de Ri Je Sun chez lui. Cette tâche incomba à l’unité de Ri Tong Hak.

    Le récit du retour de Ri Je Sun, qui a dupé l’ennemi et lui en a fait voir de dures, mérite qu’on s’y arrête. Comme nous lui avions recommandé de le faire, en descendant de la montagne, il alla tout droit au poste de police d’Ershidaogou, sans même passer chez lui. Là, il commença tout de go par décharger sa bile: «Je ne peux ni ne veux plus être maire de village. Vous n’êtes capables que de me faire travailler, mais pas de me protéger. Sachant sans doute que j’avais été fait prisonnier, vous n’avez pris aucune mesure pour me secourir. J’ai peur, je devrais repasser en Corée. C’est la mort qui me guette pendant que je vous sers. Que d’autres me remplacent si cela leur chante.»

    Décontenancés, les policiers tâchèrent de l’apaiser: «Ne dites pas cela. Ce n’est pas que nous ne nous sommes pas inquiétés à votre sujet. Ne sachant où vous étiez, nous n’avons pu vous prêter secours. Calmez-vous un peu et faites-nous savoir où vous avez été retenu et comment vous avez été relâché.»

    Ri répondit qu’il ne connaissait pas l’endroit puisqu’il avait toujours été conduit, les yeux bandés, mais qu’il croyait pouvoir se rappeler le lieu d’où il s’était sauvé au petit matin, à un moment de détente, pendant que la sentinelle somnolait.

    Les policiers lui demandèrent combien étaient les partisans, puis lui dirent de les conduire à l’endroit en question.

    Les choses marchaient comme prévu. Une fois entrée dans la vallée indiquée par Ri, la «troupe punitive» policière fut prise au piège. Mais ce fait même justifiait la sincérité du maire de village aux yeux de l’ennemi.

    En profitant de la confiance de l’ennemi, Ri organisa, avec Kim Pyong Chol, Ri Ju Gwan et Ri Sam Dok, en automne de cette année-là, la section de Xinxingcun de l’Association pour la restauration de la patrie. Ce fut la première filiale de cette association, née sur le flanc sud-ouest du mont Paektu.

    Ri Je Sun confia alors à Ri Sam Dok ses fonctions de maire de village et entreprit, avec Kwon Yong Byok, d’étendre le réseau d’organisations à partir du secteur de Shanggangqu dans le district de Changbai. Pour plus de commodité, nous avions divisé ce district en trois secteurs: Shanggangqu, Zhonggangqu et Xiagangqu, et nous avions encore subdivisé le secteur de Shanggangqu en trois parties: Shangfangmian, Zhongfangmian et Xiafangmian. Par la suite, Ri mit sur pied également des sections de l’Association pour la restauration de la patrie à Zhujiadong, à Yaoshuidong, à Dasidong et à Pinggangde.

    Chaque section locale avait sous sa responsabilité nombre de sous-sections ainsi que les organisations périphériques telles que l’Union de la jeunesse antijaponaise, l’Association des femmes et le Corps des enfants, regroupant ainsi de larges masses issues des différentes couches sociales.

    En moins de six mois, Ri couvrit tout le secteur de Shanggangqu d’un réseau serré d’organisations clandestines.

    Tous les villages, ou presque, aux environs du camp secret du mont Paektu avaient leurs organisations de l’ARP qui, aussi serrées les unes contre les autres que les mailles d’un filet, prirent racine parmi les jeunes, les étudiants, les intellectuels et les religieux progressistes du district, voire même au sein des organismes administratifs et policiers du Mandchoukouo et des troupes de son armée Chingan.

    L’ARP avait sous sa direction des organisations de masse qui regroupaient de larges masses issues des différentes couches sociales; ces organisations périphériques comptaient des dizaines de milliers d’adhérents. Chaque section disposait d’une troupe de producteurs-partisans qui pouvait, le cas échéant, entreprendre des actions énergiques de concert avec l’armée révolutionnaire populaire.

    Les organisations de cette association se multiplièrent si rapidement dans la région de Changbai qu’au début de 1937, date où nous constituâmes le comité de ce district de l’ARP avec à sa tête Ri Je Sun, tout le district était acquis à notre cause.

    Tous les villages du district se rangèrent de notre côté; tous les habitants sympathisaient avec notre cause; tous les maires de hameau et de village soutenaient notre lutte. En apparence, ils servaient l’ennemi, mais en fait ils travaillaient pour nous.

    Le maire de canton Ri Ju Ik était aussi du nombre: avant de devenir membre spécial de l’ARP, il avait été recruté par Kim Ju Hyon, chef de notre avant-garde envoyée dans la région de Changbai antérieurement à notre transfert au mont Paektu.

    Ayant établi son cabinet de consultation dans le village d’Ouledong, il cumulait la profession de médecin et les fonctions de maire de canton. Il profitait de ces fonctions pour nous prêter une assistance efficace.

    Le maire de canton Ri avait été emprisonné à la suite de sa participation à l’action contre la coopérative d’irrigation en Corée; depuis, Ri Je Sun s’était intéressé à lui. Ri Ju Ik acceptait de bonne grâce ses conseils et ses suggestions et exécutait consciencieusement ses directives et ses demandes.

    A l’époque, si nos agents politiques voulaient se rendre à l’intérieur de la Corée ou se fixer, pour mener leurs activités en toute sécurité, dans les villages sur la rive chinoise du fleuve Amrok, il leur fallait des pièces d’identité, et notamment le permis de passage fluvial et le certificat de résidence. Sans le certificat de résidence, on ne pouvait demeurer dans un lieu déterminé, si on y était envoyé en mission; sans le permis de passage fluvial, on ne pouvait traverser le fleuve Amrok, placé sous la surveillance de la police douanière.

    Or, ces papiers étaient délivrés par la police, sous la caution des maires de canton, aux seules personnes inscrites sur le registre d’état civil présenté par ces derniers.

    Afin de faciliter les activités de nos agents politiques, Ri Je Sun et Ri Ju Ik décidèrent de créer des «inscrits fantômes» dans le secteur d’Ershisidaogou, dernière vallée en allant au mont Paektu, si profonde et si escarpée que même les policiers hésitaient à s’y rendre.

    Après avoir inscrit sous de faux noms sur le registre d’état civil nos agents politiques qui devaient opérer dans la région de Changbai et à l’intérieur de la Corée, Ri Ju Ik se rendit au commissariat de police avec le registre:

    «Ah! ces pauvres montagnards, quels imbéciles! dit-il. En restant cloîtrés dans leur vallée tout au long de l’année, sans jamais voyager nulle part, ils ne savent même pas comment va le monde; jamais l’idée ne leur vient à l’esprit, me semble-t-il, que, pour vivre, il faut avoir un certificat de résidence. Quels ignares! Mais que faire? Pas d’autre moyen que de m’en occuper moi-même pour le leur procurer. Puisqu’ils ne viennent pas eux-mêmes, c’est à moi de fatiguer mes jambes. Nom de nom! Ce n’est pas facile d’être maire de canton!»

    Les hommes du commissariat de police partagèrent son opinion, en déplorant à leur tour l’ignorance du peuple, et délivrèrent une foule de certificats de résidence aux noms des «inscrits fantômes». Ri Je Sun en disposait toujours d’une réserve plus que nécessaire, procurée par son collègue, ce qui permettait à nos agents politiques de se fixer n’importe où au moment où ils voulaient et de franchir sans difficulté la frontière.

    Le réseau d’organisations de l’ARP s’étendant rapidement dans la région de Changbai, et ses activités gagnant en ampleur, nous envoyâmes, en mission à l’intérieur de la Corée, de plus nombreux agents politiques afin de consolider les organisations nouvellement mises sur pied, à partir desquelles nous projetions d’y développer le mouvement révolutionnaire. Il nous arriva d’y envoyer même plus de trente agents politiques à la fois.

    Par ailleurs, Pak Rok Gum (Pak Yong Hui), premier chef de compagnie de femmes, fut envoyée au village de Xinxingcun, avec deux jeunes garçons. Prié par Ri Je Sun d’établir des certificats de résidence pour ces trois agents clandestins, Ri Ju Ik les inscrivit sous de faux noms sur le registre d’état civil.

    Ri Hun, maire du village de Diyangxi, dans le secteur de Shijiudaogou, adhéra lui aussi, sous l’influence de Ri Je Sun, à l’Association pour la restauration de la patrie. A son retour du camp secret où il m’avait rencontré, Ri Je Sun était allé voir Ri Hun qu’il mit au courant du Programme en dix points de cette association et qu’il chargea, disant que c’était la volonté du Général Kim, de préparer des jeunes gens de confiance destinés à être admis dans l’organisation.

    Le premier homme que Ri Hun présenta à Ri Je Sun fut An Tok Hun, du village de Desancun, à Shijiudaogou, ancien militant du mouvement des syndicats paysans à Yonghung (Kumya), dans la province du Hamgyong du Sud. Au printemps 1937, Ri Je Sun organisa la section de Shijiudaogou de l’Association pour la restauration de la patrie avec An Tok Hun comme responsable. Puis, avant la fin de l’été de cette même année, des sous-sections dans tous les villages de son secteur d’opération. En général, le maire de village était aussi responsable de sous-section. Ces organisations y étaient si actives que les enfants de l’endroit fredonnaient sans se cacher des chants révolutionnaires.

    A l’époque où je militais au mont Paektu, je rencontrai quelques fois Ri Hun. Celui-ci parla alors beaucoup de Ri Je Sun. Il me dit que j’avais la chance de rencontrer des gens de valeur.

    «Général, vous avez fait un bon choix, continua-t-il. La région de Changbai est vaste, mais je n’ai jamais vu d’homme plus intelligent et plus loyal que Ri Je Sun. A le voir si occupé à militer pour le mouvement révolutionnaire sur cette terre étrangère, en se privant même du bonheur de sa lune de miel, je n’ai pu m’empêcher d’éprouver de l’estime pour lui. C’est grâce à lui que je suis devenu un de vos hommes.»

    Quand notre Quartier général s’était installé au mont derrière le village de Diyangxi, dans le secteur de Shijiudaogou du district de Changbai, Ri Hun et sa femme nous aidèrent de leur mieux. De ce mont, il était facile de se rendre à travers bois dans la vallée de Heixiazigou. Sa femme allait souvent au chef-lieu du district pour épier les mouvements de l’ennemi, déguisée en marchande de tabac ou de fromage de soja. Quand elle avait repéré un mouvement insolite, elle allumait un feu de bois dans la cour de sa maison. A ce signal d’alarme, les postes de garde de l’Armée révolutionnaire populaire coréenne avertissaient à leur tour le Quartier général. S’il survenait un quelconque incident grave, comme le déplacement d’une troupe ennemie importante, Ri Hun venait lui-même nous faire un rapport circonstancié.

    Partout dans le district de Changbai, de tels maires de canton et de village patriotes nous venaient en aide.

    Que Changbai soit devenu une terre acquise à notre cause et que sa population ait soutenu notre lutte était un exploit réalisé par les communistes coréens dans le cadre de l’objectif stratégique qu’était la création de la base du mont Paektu.

    Si nous avions pu ainsi faire du district de Changbai et de ses environs un monde acquis à nous moins de six mois après notre transfert au mont Paektu, nous le devions aux efforts de révolutionnaires dévoués, courageux et fervents comme Ri Je Sun.

    Ri Je Sun, formé dans les flammes de la guerre antijaponaise, était un véritable fils et serviteur du peuple, un excellent patriote et communiste de la Corée, qui a donné sa vie pour la révolution au nom de l’émancipation des masses.

    Révolutionnaire expérimenté, il possédait le caractère et les qualités requis d’un militant d’organisation clandestine.

    De même qu’O Jung Hwa, il rallia toute sa famille à la révolution. Il faut commencer par influencer les personnes de son sang et les imprégner de l’amour du pays et de la volonté de résistance antijaponaise, si l’on veut gagner à la cause de la révolution son village, son pays et sa nation, telle était sa foi, et cela le guidait dans ses activités révolutionnaires. Aussi, dès qu’il avait commencé à militer dans son pays natal, il avait entraîné ses sœurs dans la lutte révolutionnaire. Ainsi elles avaient aidé leur frère dans ses activités révolutionnaires.

    Après avoir déménagé dans le village de Xinxingcun, il avait rallié à la révolution sa femme et sa belle-mère.

    Grâce à son aide et à son attention, sa femme Choe Chae Ryon était devenue présidente de l’Association des femmes du village de Xinxingcun contrôlée par l’Association pour la restauration de la patrie.

    Sous l’influence de son mari, sa conscience s’était rapidement éveillée. Elle était très sentimentale, mais très sensible à la politique. Ces qualités lui avaient permis de s’initier rapidement à l’art de la lutte révolutionnaire et d’observer strictement les règles de conduite des révolutionnaires.

    Ri Je Sun aimait beaucoup sa femme, mais il la traitait avec sévérité au besoin. D’ordinaire, il se montrait très aimable avec elle, en plaisantant, en blaguant, mais, dans le travail clandestin, il distinguait ce qui était public de ce qui était privé, se gardant de divulguer un seul mot concernant les secrets.

    Une fois, la femme du policier Ri accourut et demanda à la femme de Ri Je Sun:

    «Hé, Chae Ryon, qu’est-ce que tu as à rester toujours là comme un vieux hibou tout en prenant tes trois repas par jour? Ne sais-tu pas donc ce qui se passe dans l’auberge de notre village?

    –Non. Comment une femme comme moi pourrait-elle savoir jusqu’à ce qui se passe là-bas? dit l’autre, déconcertée, la regardant d’un air interdit.

    –Comme tu es ignorante de tout! Chaque nuit, ton mari s’amuse avec les femmes des autres, et toi...»

    La femme du policier Ri s’arrêta là et s’éclipsa.

    Le soir même, Choe Chae Ryon se rendit à l’auberge en question. Elle entrouvrit la porte et jeta un regard furtif à l’intérieur. En effet, comme l’avait dit la femme du policier Ri, l’auberge était pleine de femmes et d’hommes inconnus, au milieu desquels se trouvaient son mari et le policier Ri. Or, il ne lui sembla pas qu’ils «s’amusaient». Elle comprit qu’une séance secrète était ouverte sous la présidence de son mari, dans cette spacieuse salle de l’auberge peu fréquentée par les policiers. Si cela était vrai, le policier Ri aussi était sans doute membre d’une organisation clandestine.

    Alors, pourquoi la femme de celui-ci a-t-elle eu la stupidité de dire qu’ils s’amusaient? Peut-être qu’elle était jalouse au point de confondre une réunion secrète avec un «amusement».

    Ressentant un soulagement, Chae Ryon referma hâtivement la porte, sans pourtant pouvoir se dérober aux regards vigilants de son mari. Toute la nuit, Ri Je Sun tança vertement sa femme.

    En essuyant une grêle de violents reproches, elle ressentit amèrement que, induite en erreur par une autre, elle avait commis une grosse bêtise, que la méfiance et la jalousie sans fondement pouvaient rompre la paix dans une famille, voire détruire cette famille, et que la confiance était la première garantie de bons rapports conjugaux.

    Cette nuit-là, Ri Je Sun réprimanda sévèrement sa femme, mais il ne dit pas un seul mot de ce qu’il avait fait dans l’auberge pour prouver son intégrité. Tant il tenait à garder le secret. Nous n’avions pas alors de normes codifiées quant aux règles de conduite des révolutionnaires en général, des agents clandestins et des militants d’organisations clandestines en particulier. Mais lui, il avait ses règles à lui et les observait strictement.

    A l’époque de nos opérations dans la région de Changbai, je me rendis deux fois chez Ri Je Sun dans le village de Xinxingcun; une fois je pris des nouilles de pommes de terre gelées, et je passai la nuit. A chaque fois, Ri Je Sun tendit un store entre la salle de séjour où j’étais descendu et la chambre liée sans cloison à la cuisine, empêchant ainsi sa femme de me voir. Si bien que, tout en me servant mes repas, elle ignorait que j’étais Kim Il Sung.

    Plus tard, lorsqu’elle eut appris de Pak Rok Gum qui j’étais, elle protesta auprès de son mari, en versant des larmes:

    «Tu aimes à dire qu’on doit faire confiance à ses camarades, mais tu me cachais que c’était le Général Kim Il Sung. Ah, est-ce juste, ça?

    –Ma chérie, je ne pouvais dévoiler à personne ce secret. C’était pour la sécurité de sa personne, tu dois me comprendre.»

    Voilà comment était Ri Je Sun.

    Sa fermeté d’âme et sa fidélité aux principes exercèrent une heureuse influence sur l’évolution du caractère de sa femme et la formation de sa conception du monde. Au retour du camp secret du mont Paektu, Ri Je Sun avait dit à sa femme:

    «Désormais, nous devrions recevoir beaucoup d’hôtes. Il faut donc tenir en réserve quantité de pommes de terre, de fécule, d’orge, de pâte de soja, de bois de chauffage. Tu devras peiner, toi.»

    Plus tard, Choe Chae Ryon ne se ménagera pas pour servir les partisans et les agents clandestins. Tous les jours, elle pilera du grain dans le mortier de bois fabriqué par son mari au point que le mortier, usé, risquera bientôt d’être troué au fond.

    Par la suite, Ri Je Sun entreprit de rendre son village favorable à la révolution. Avec le concours de Kwon Yong Byok, il organisa dans son village une section spéciale du parti, qui reçut nombre de membres de l’ARP dans ses rangs. Xinxingcun devint le village modèle en regroupant la population au sein des organisations et en aidant les partisans.

    Rien qu’en entendant dire qu’une troupe de partisans viendrait, les habitants du village commençaient à griller du sésame sauvage pour obtenir de l’huile à son intention. Pour se procurer les céréales à fournir à l’armée de guérilla, ils économisaient avec rigueur leurs provisions. Les pommes de terre, produit principal de ce village, étant difficiles à transporter et de peu d’utilité, ils les transformaient en fécule pour l’envoyer dans les camps secrets des partisans.

    Même la pâte de soja, les femmes de ce village nous l’envoyaient bien accommodée: elles y ajoutaient de la farine de blé, puis la façonnaient en gâteaux qu’on cuisait à petit feu; ainsi, elle devenait très commode à conserver et à consommer.

    Les villageois de Xinxingcun transportèrent sur leur dos tous ces articles qui totalisaient des dizaines de milliers d’unités jusqu’aux camps secrets ou aux campements provisoires des partisans.

    Ils avaient eu la chance de rencontrer un bon dirigeant. Ri Je Sun, outre qu’il était un militant avisé, bénéficia encore du concours efficace de Kwon Yong Byok, de Pak Rok Gum et de Hwang Kum Ok.

    Juste avant la bataille de Pochonbo, je fus au village de Xinxingcun, et j’étais très ému de voir ses habitants réserver un accueil unanimement enthousiaste à l’armée révolutionnaire: dès notre arrivée, ils réunirent quatre presses à nouilles, à l’aide desquelles ils préparèrent en un clin d’œil des nouilles en quantité suffisante pour servir plusieurs centaines de personnes. Mes camarades qualifièrent alors ce village de désirable. Vraiment, ses habitants étaient tous enviables. Comme on nous l’apprendra plus tard, chaque fois que nous devions venir là, Ri Je Sun tenait à l’avance une réunion pour discuter des mesures à prendre pour nous accueillir.

    Voici un autre épisode qui montre son talent d’organisation et sa présence d’esprit.

    Au printemps 1937, le comité du district de Changbai de l’ARP décida de manifester dans le village de Xinxingcun à l’occasion du Premier Mai. Pour organiser une manifestation légale en plein jour, sous les yeux de tout le monde, il fallait employer une ruse afin de tromper la surveillance de l’ennemi. Prétextant une chasse aux renards, Ri Je Sun fit rassembler dans un endroit déterminé les enfants et les adolescents des différents villages. Un drapeau rouge en tête, la colonne marcha vers le hameau de Nanshi dans le secteur d’Ershidaogou, en suivant la colline au bord du fleuve Amrok, aux cris de: «Vive l’indépendance de la Corée!» Pour donner le change à l’ennemi, elle scandait par intervalles d’autres mots d’ordre.

    Les habitants des deux rives de l’Amrok assistèrent avec joie à ce défilé extraordinaire. Les hommes du poste de police de Karimchon et de la garde frontière, de l’autre côté du fleuve, croyant à une attaque de l’armée révolutionnaire, n’osèrent même pas s’enquérir du motif du tumulte qui avait lieu sur la crête. Vers la fin du défilé, il fut établi que les manifestants étaient des civils. Ce n’est qu’alors que les policiers se rendirent dans le district de Changbai et demandèrent l’explication de cette agitation.

    Les manifestants répondirent qu’ils faisaient la chasse aux renards.

    «Hein? Mais pourquoi porter un drapeau rouge?

    –C’est que les renards craignent la couleur rouge.»

    Cette fois encore, les manifestants bernèrent les policiers. Le drapeau rouge avait servi aussi bien pour la chasse aux renards que pour la manifestation.

    En 1937, alors que le despotisme du Japon impérialiste atteignait son paroxysme, s’il était étonnant que, le drapeau rouge en tête, une foule de centaines de personnes avaient crié, en plein jour, des vivats pour l’indépendance, il n’en était pas moins surprenant que l’armée et la police japonaises et mandchoues ne s’étaient pas rendu compte de la nature antijaponaise et antimandchoue du défilé. C’était une entreprise extrêmement dangereuse que seul un esprit doué d’une sagesse et d’une hardiesse exceptionnelles pouvait concevoir. Après notre attaque de Pochonbo, Ri Je Sun envoya des membres de l’Association des femmes de son village pour s’informer des effets de la bataille et de l’opinion publique. Puis il nous informa du résultat. Nous ne lui avions pourtant pas demandé de le faire.

    Il l’avait décidé et l’avait organisé de sa propre initiative et de son propre chef.

    Ces deux faits suffisent pour montrer ses qualités de militant compétent ayant ses propres méthodes de lutte et de combattant avisé. Il pensait toujours intensément, plus que quiconque, au moyen de contribuer au succès de la révolution et de réussir la mission dont il était investi par l’époque. S’il n’avait pas poursuivi cet effort de pensée douloureux, il n’aurait pu accomplir ce prodige: faire de la région de Changbai un monde totalement acquis à nous en si peu de temps.

    Ceux qui manquent de réflexion ne peuvent pas faire preuve d’esprit d’initiative; là où cet esprit fait défaut, il ne peut y avoir ni création ni innovation. C’est une évidence pour tout le monde.

    Si l’homme a pu dominer le monde, s’il est devenu un être puissant capable de réaliser sa volonté et ses intentions, c’est, en dernière analyse, grâce à sa faculté de pensée.

    C’est grâce à son effort de pensée incessant et à l’accumulation de ses pensées que l’homme, être social doué de conscience, modifie la nature, la société ainsi que lui-même et s’affirme comme le maître du monde.

    Si notre Parti appelle les responsables, ses membres et les autres travailleurs à accomplir un effort de pensée, c’est parce qu’il attache un prix absolu au rôle joué par cet effort dans la transformation de la nature, de la société et de l’homme.

    Ri Je Sun, doué d’esprit créateur, savait associer harmonieusement la pensée et la pratique. Il n’a pas cessé de réfléchir, même devant le tribunal et en prison. Sa pensée était alors concentrée sur la façon dont il terminerait sa vie en tant que communiste.

    «La seule chose que je puisse faire devant le tribunal, se disait-il, est de sauver mes camarades, quitte à me voir inculpé plus lourdement.»

    Voilà la résolution qu’il prit, détenu au commissariat de police de Hyesan. En effet, en se sacrifiant lui-même, il réussit à sauver beaucoup de camarades. Quand le maire de canton Ri Ju Ik fut arrêté, il lui dit: «De ce que nous avons fait, seuls le Général Kim, vous et moi sommes au courant. Or, le Général est dans la montagne, et moi, je ne parlerai pas. Aussi, si vous tenez jusqu’au bout, rien ne vous arrivera.» Ainsi, Ri Ju Ik fut relâché, au bout de quelques jours de détention. Du fait que Ri Je Sun avait pris sur lui les «crimes» des autres, Kim Pyong Chol, le responsable de l’organisation du parti de Xinxingcun, et Ri Ju Gwan purent échapper à la peine capitale. Se sacrifier pour sauver les autres, voilà où en était la noblesse d’âme de ce communiste.

    Ayant appris de Kwon Yong Byok que Jang Jung Ryol avait renié sa foi en prison, il craignait que des camarades intègres ne soient victimes de cette trahison. Il fallait donc prévenir au plus vite ses compagnons de captivité du fait qu’il était devenu un chien courant de l’ennemi, mais il n’avait aucun moyen de le faire. Réflexion faite, il finit par se mordre la lèvre inférieure, et il écrivit avec son sang: «Jang Jung Ryol a trahi» sur un morceau d’étoffe, qu’il passa dans une autre cellule lorsqu’il eut été interpellé dans la salle des tortures. Il permit ainsi à ses camarades de lutter en connaissance de cause.

    Je suis désolé de ne pouvoir raconter ici tous les faits émouvants liés à sa lutte pendant ses sept ans passés en prison.

    Choe Chae Ryon alla voir son mari en prison et ne lui trouva plus le visage d’autrefois, beau et plein, celui qu’elle lui avait vu quand il travaillait à mettre sur pied les organisations de l’ARP; son visage était si émacié, qu’elle ne lui retrouvait aucun trait familier d’autrefois. Mais même dans cet état horrible, son mari lui adressait un doux sourire d’au-delà de la grille. Au moment des adieux, il lui demanda de lui procurer une carte du monde, au lieu de demander des provisions. Cette demande étrange bouleversa sa femme.

    S’il avait demandé une carte du monde, c’était, je présume, pour se représenter la structure du monde nouveau après la Seconde Guerre mondiale, et surtout sa patrie libre qui naîtrait à la suite de cette guerre et qui brillerait comme une étoile dans le monde entier. Ainsi, sans se laisser aller même après sa condamnation à mort, il n’a cessé de rêver à un avenir splendide pour la patrie, à un avenir radieux pour le monde. Tout en se trouvant dans la réalité, il a vécu dans l’avenir; même face à la mort, il a entrevu une vie nouvelle et heureuse dans la patrie libérée en fleurs. Aussi, devant le juge, a-t-il déclaré solennellement: «Le communisme est une jeunesse éternelle.»

    Au début de 1945, Choe Chae Ryon apparut, avec sa dernière enfant, une fille, dans le parloir de la prison de Sodaemun à Séoul. Le bébé qui, mis en prison avec sa mère, moins de deux mois après sa naissance, avait souffert du manque de lait, était devenu une jolie petite fille de huit ans. L’enfant regarda d’un air étrange et intimidé l’homme noir de barbe, debout de l’autre côté de la grille.

    «C’est bien ton père», dit sa mère, indiquant l’homme.

    Le père et la fille se regardaient toujours de part et d’autre de la grille, sans que le cri «papa» sorte de la bouche de l’enfant. Comment pouvait-il en être autrement d’une petite fille qui avait grandi jusqu’à huit ans, sans connaître son père! Cette petite fille avait vu bien souvent les pères du voisinage câliner leurs enfants. Et ce père lui semblait étrange; au lieu de venir l’embrasser, il ne faisait que lui sourire de l’autre côté de la grille.

    Ce n’est que lorsque, dans le cliquetis des chaînes, il caressa, de ses mains passées dans les menottes, la tête de l’enfant que celle-ci laissa échapper: «Papa!»

    Comme s’il avalait quelque chose de brûlant, Ri Je Sun s’empressa de lui faire cette promesse absolument irréalisable: «Bientôt, papa rentrera à la maison.» Comme il devait avoir le cœur gros, lui qui ne pouvait faire qu’une telle promesse illusoire à sa fille qui voyait son père pour la première fois depuis sa naissance!

    Il va sans dire qu’il n’a pu tenir sa «promesse». Le 10 mars 1945, l’ennemi le convoqua dans la salle des interrogatoires pour le persuader: «C’est aujourd’hui la fête de l’armée de terre de nos forces impériales japonaises. Si vous faites votre conversion, vous pouvez éviter la peine de mort.» Mais, le prisonnier ne céda pas aux tentations ni aux supplices.

    Ri Je Sun, ancien maître du cours du soir et maire de village dans une contrée de montagne perdue de Changbai, était devenu un patriote ardent, un combattant révolutionnaire inflexible, et sacrifia la fleur de sa vie à la révolution antijaponaise.

    L’homme ne naît pas révolutionnaire, il se forme, en combattant, en révolutionnaire, dans la vie et dans la lutte. Les hommes diffèrent les uns des autres par la façon dont ils deviennent des révolutionnaires; pourtant, ceux qui sont sains de pensée et brûlent d’un patriotisme ardent peuvent tous devenir des révolutionnaires s’ils jouissent d’une direction pertinente. C’est là la vérité de la révolution, la leçon de l’histoire. C’est pour cette raison que nous donnons la primauté à la première de ces Trois révolutions, idéologique, technique et culturelle. C’est précisément la révolution idéologique qui est le foyer de la formation des hommes, par leur conscientisation et leur organisation, en ardents patriotes, en combattants révolutionnaires convaincus, et la force motrice qui impulse l’œuvre d’émancipation des masses populaires, la lutte révolutionnaire.

    Quand Ri Je Sun était venu dans notre camp secret pour la troisième ou quatrième fois, j’ai hautement apprécié ses efforts consacrés à la mise sur pied des organisations de l’ARP. Alors, il prit un air embarrassé, agitant les mains.

    «Non, disait-il, ce n’est pas ma capacité ou mes efforts, mais bien votre mandat qui a tout fait; il a fait d’emblée d’un homme comme le maire de canton Ri Ju Ik, par exemple, un membre de l’Association pour la restauration de la patrie. A la vue de ce mandat, il m’a demandé de l’admettre à l’Association si le Général Kim en est le président. Les habitants de Changbai gardent tous au fond de leur cœur un amour ardent pour leur pays. Moi, personnellement, je n’ai pas fait grand-chose.»

    Ri Je Sun a été un homme modeste.

    Aujourd’hui, il repose au Cimetière des martyrs de la révolution du mont Taesong; son petit buste regarde la postérité d’un air tranquille et modeste; Kwon Yong Byok, Ri Tong Gol et Ji Thae Hwan, qui ont péri également sur l’échafaud, reposent à ses côtés.

    

    

    

    4. Avec des compagnons d’armes de

    Mandchourie du Sud

    

    

    Un des souvenirs inoubliables de l’époque de nos activités militaires et politiques dans le bassin du fleuve Amrok, après l’aménagement de nos camps secrets dans différents endroits de la région du mont Paektu, est lié aux camarades de la 2e division de la première armée de l’Armée antijaponaise unifiée qui, venus rejoindre notre troupe, avaient partagé avec nous la même vie et mené les mêmes opérations, ce qui nous permit de consolider notre amitié et notre solidarité de combat avec eux.

    La coopération entre l’Armée révolutionnaire populaire coréenne et les troupes des communistes chinois avait été sérieusement discutée à la Conférence de Yaoyinggou en mars 1935, et, suivant sa décision, notre troupe partit pour sa seconde expédition en Mandchourie du Nord, et une autre troupe de l’ARPC se rendit en Mandchourie du Sud en passant par les monts Xinkai. Parmi les troupes chinoises qui opéraient sur nos flancs, je peux citer en exemple celle de Zhou Baozhong qui combattait dans la région de Ningan, celle de Li Yanlu dans la région de Mishan, celle de Yang Jingyu en Mandchourie du Sud et celle de Zhao Shangzhi dans la région de Zhuhe. A l’époque, chacune d’elles multipliait ses opérations de concert avec les troupes voisines.

    Arrivée en Mandchourie du Sud, la première division indépendante de Mandchourie de l’Est fit, d’août à septembre 1935 à Naerhun dans le district de Mengjiang, une rencontre émouvante avec les compagnons d’armes de la première armée. Notre troupe, après avoir franchi de nouveau les monts Laoye, menait alors des opérations conjointes avec la troupe de Zhou Baozhong.

    La troupe expédiée en Mandchourie du Sud comptait parmi ses commandants O Jung Hup et Kim Phyong, originaires de Wangqing.

    O Jung Hup évoquera plus tard avec émotion l’accueil chaleureux que les camarades de la Mandchourie du Sud avaient réservé à ceux qui étaient venus de Mandchourie de l’Est: ils dressèrent un arc de branches de pin, y plantèrent drapeaux et fanions, installèrent une tribune et leur adressèrent des paroles de bienvenue. La cérémonie avait été, d’après lui, impressionnante: au nom de la troupe de la Mandchourie du Sud, Yang Jingyu prononça un discours de bienvenue, auquel répondit Li Xuezhong au nom de la troupe de la Mandchourie de l’Est; leurs discours furent souvent interrompus par les applaudissements des centaines d’hommes. Je me souviens en effet du numéro spécial du Renmingemingbao (Journal de la révolution populaire –NDLR) qui avait inséré un dessin représentant cette assemblée.

    Nous étions partis en opérations, quand Cao Guoan, à la tête du gros de sa division, vint de Mandchourie du Sud rejoindre notre camp secret à Heixiazigou. Une estafette envoyée par Kim Ju Hyon nous en apporta la nouvelle. Celui-ci, chef de notre intendance, faisait de son mieux, à ce qu’il me semblait, pour bien recevoir les hôtes. Sitôt après les combats, nous retournâmes en hâte dans notre camp secret, pressés de voir nos camarades de Mandchourie du Sud.

    Revoir les camarades des troupes voisines nous procurait toujours une grande joie. Le poignant sentiment du besoin de contact avec les êtres humains emplissait en permanence notre cœur. La vie dans le maquis nous faisait regretter la convivialité. Combien souffrions-nous de la nostalgie de notre contrée natale, des nôtres, de nos camarades d’école, des êtres chers à nous, du désir de goûter à la civilisation...?

    Mais, ce qui nous manquait le plus, c’étaient les camarades et les êtres humains.

    Aussi tout campement dans une agglomération était-il, pour nous tous, une fête.

    Aussi, mes hommes et moi, poussâmes-nous des cris de joie en étreignant le messager de l’arrivée des hommes de Cao Guoan.

    A notre arrivée au camp secret, nous fûmes encerclés par les 70 à 80 camarades venus de Mandchourie du Sud, qui s’étaient élancés de la caserne à notre rencontre. Sans avoir le temps de reprendre nos esprits, nous fûmes ensevelis sous une avalanche d’accolades et de serrements de main. Si une tierce personne avait été témoin de cette scène, elle aurait cru que c’étaient eux qui nous accueillaient chez eux.

    Ce fut, pour Cao Guoan et moi, l’occasion de faire notre connaissance.

    Il avait l’allure d’un instructeur d’école militaire, volontaire et exigeant. Telle fut au moins ma première impression, qui pourtant devait changer au bout de quelques jours: d’une dizaine d’années plus âgé que moi, il était scrupuleux et sociable, calme et grave.

    Originaire du district de Yongji, province de Jilin, il était diplômé de l’Ecole normale de Jilin, et j’éprouvai sur-le-champ de l’amitié pour lui comme pour un compatriote. Après sa sortie de l’Ecole normale, il avait été, m’avait-on dit, professeur au Lycée N° 1 de Jilin, puis il avait fait des études à l’Académie militaire et politique de Shandong, puis à une école de Beijing. C’était pendant qu’il fréquentait ces deux écoles qu’il s’était initié au marxisme-léninisme. Puis il avait rejoint la lutte armée antijaponaise et avait combattu d’abord comme commissaire politique du 7e régiment de la première division de la première armée, et, depuis l’automne 1934, il était commandant et commissaire politique de la 2e division de la première armée.

    «Commandant Kim, ne nous reprochez pas d’être arrivés en pareil état, nous qui voulons coopérer désormais avec vous. C’est de ma faute. Ayez la bonté de nous excuser», me dit-il, l’air confus, en désignant ses hommes massés autour des miens.

    En effet, les hôtes venus de Mandchourie du Sud, qu’ils soient officiers ou soldats, portaient tous des uniformes d’été usés. Leurs vêtements en lambeaux qui laissaient voir par endroits leurs sous-vêtements attestaient le chemin long et ardu parcouru par la division.

    «Commandant Kim, c’est une honte; nous ne sommes pas encore arrivés à munir nos hommes de vêtements d’hiver, dit-il, jetant un regard d’envie sur les tenues ouatinées de mes hommes et esquissant un sourire contraint.

    –Avoir honte? Que non! Combien de combats et de peines avez-vous connus pour que vos habits soient réduits à cet état! Il en était de même pour notre troupe lorsqu’elle revenait de son expédition en Mandchourie du Nord. Si les camarades de la 2e division nous le permettent, nous voudrions leur offrir, pour le moment, notre modeste réserve d’uniformes ouatinés. Qu’en dites-vous?Pour ce qui manque, on y subviendra en en confectionnant d’autres.

    –Si vous me faites cela, je pourrai désormais dormir sur mes deux oreilles», répondit-il au comble de la joie.

    La vingtaine de jours que je passai avec lui dans notre camp secret, partageant repas et lit, tenant conseil sur nos futures actions conjointes, nous rapprochèrent beaucoup. Nous échangeâmes nos vues sur divers problèmes: la coopération entre les deux troupes, leur gestion et leur formation, les moyens de recrutement, les méthodes de sensibilisation des masses, la tactique de guérilla, les perspectives de la révolution dans les deux pays que sont la Corée et la Chine, jusqu’aux problèmes de vie privée.

    Parmi les qualités de Cao Guoan, sa franchise et sa simplicité, qu’on jugerait excessives, forcèrent ma sympathie. Dans l’entretien que j’ai eu avec lui, le décalage d’âge d’une dizaine d’années ne posait pas de problème. Une fois que son interlocuteur lui avait plu, il lui épanchait son cœur sans tenir compte ni de l’âge ni du grade. Il me raconta sans hésitation, en détail, les dures épreuves et les pertes en vies subies par sa division.

    Sa division, deuxième de la première armée, était formée essentiellement de la troupe de guérilla populaire antijaponaise organisée par des Coréens à Panshi et comprenait aussi l’ancien premier régiment de la première division, constitué par des mutins de l’armée fantoche mandchoue et d’anciens combattants de troupes de montagne. Elle avait pour rayon d’action principal le district de Panshi et ses alentours.

    Or, depuis sa formation, selon le plan d’opérations arrêté par la direction militaire, elle partait chaque été en expédition pour Jiangbei, au nord de la rivière Huifa, et, de retour en hiver, se remettait des pertes subies au cours de l’été pour repartir l’été suivant pour la même destination. C’étaient là des opérations mobiles qu’elle exécutait régulièrement une fois par an sous prétexte d’étendre son rayon d’action de guérilla. Cette régularité avait fini par attirer l’attention de l’ennemi, qui releva son itinéraire invariable et le porta sur sa carte d’opérations. Ainsi l’ennemi, en embuscade, la surprenait-il dans son expédition, lui assenant chaque fois d’importantes pertes.

    Pendant l’été (1936), la division avait également perdu beaucoup de combattants. Cao Guoan s’était avancé loin, jusqu’à Shansong, dans le district d’Emu, à la tête d’une partie de sa division, en coopération avec des unités de la première division de Mandchourie de l’Est. Au retour de son expédition, la division s’était rassemblée à Huiquanzhan, dans le district de Huadian avant de venir nous rejoindre en passant par le district de Fusong, itinéraire qui ne passait pas par Naerhun, district de Mengjiang, où se trouvait la base d’intendance de la première armée. De ce fait, ses hommes n’avaient pu changer leurs habits d’été contre des habits d’hiver.

    Embarrassé, Cao Guoan cherchait une solution à cette situation critique, dans laquelle se trouvait sa troupe, quand, un jour, le groupe de Song Mu Son, au retour de sa mission de collecte de vivres dans le secteur de Sandaolazihe dans le district de Fusong, lui apprit la nouvelle de la victoire du chef-lieu du district de Fusong.

    Le récit de cette bataille l’avait vivement touché, il se demandait enfin: «Pourquoi devons-nous combattre chaque fois avec peine tandis que les autres sortent victorieux de tous les engagements, ce même avec une division fraîchement formée? Pourquoi, l’été venu, devons-nous partir automatiquement en expédition pour Jiangbei, au nord de la rivière pour subir chaque fois d’importantes pertes en vies humaines? N’est-ce pas là une question que nous devons tirer au clair?» Cette pensée l’incita à réunir les commandants de sa troupe.

    A l’ordre du jour figuraient les moyens pouvant amorcer un tournant décisif dans les activités militaires de la troupe, dont l’un consistait à entreprendre au plus tôt des opérations conjointes avec notre troupe. Ces opérations – ce fut l’avis unanime de la réunion consultative –permettraient d’améliorer ses tactiques et ses méthodes de combat et d’accumuler des expériences de valeur. Cette proposition, émise par Song Mu Son, Cao Guoan l’avait soutenue avec enthousiasme.

    Immédiatement la division quitta Dadonggou, du district de Huadian, en direction du siège de notre troupe.

    Les compagnons d’armes de la 2e division n’avaient pas livré, selon moi, de combats assez satisfaisants, tout en surmontant les plus grands maux. Le récit des épreuves et des souffrances qu’ils avaient subies ne me laissa pas indifférent.

    La première armée de l’Armée antijaponaise unifiée du Nord-Est, encore connue sous le nom de troupe de partisans de Mandchourie du Sud, constituait, avec la troupe de partisans de Mandchourie du Nord, un voisinage de poids pour le gros de l’Armée révolutionnaire populaire coréenne. Nous avions porté une grande attention, dès les premiers jours de la guerre antijaponaise, au développement de la troupe de partisans de Mandchourie du Sud et avions fait des efforts constants pour coopérer avec elle. Aussi y avions-nous envoyé nombre de cadres coréens compétents qui avaient fait leurs armes au cours de la guérilla en Mandchourie de l’Est. C’était dans le cadre de ces efforts qu’en été 1932, lors de notre expédition en Mandchourie du Sud, nous avions envoyé notre délégué à Ri Hong Gwang et à Ri Tong Gwang afin de coopérer avec eux. Mais, sans succès.

    Avant même la Conférence de Nanhutou, nous nous étions attachés principalement à coopérer avec les partisans de Mandchourie du Nord. J’avais été deux fois, à la tête d’un corps expéditionnaire, dans cette région, où nous avions engagé des opérations conjointes avec les communistes ainsi que les troupes chinoises antijaponaises. Bien qu’il y eût des pertes affligeantes, la coopération avec nos voisins avait apporté la preuve de sa grande vitalité.

    A l’époque de nos opérations dans la région de Jiandao, à partir de la base de guérilla, la Mandchourie du Nord était géographiquement plus proche de nous que celle du Sud, une seule chaîne de montagnes nous séparant d’elle.

    Mais, dès la seconde moitié des années 1930, nous prîmes pour nouveau théâtre d’actions la région de Xijiandao, et la situation changea du tout au tout: la Mandchourie du Sud devint plus proche; les coups de feu que nous tirions presque tous les jours au sud-ouest du mont Paektu réveillèrent chez les troupes de partisans de Mandchourie du Sud le désir de coopérer au plus tôt avec l’armée révolutionnaire populaire. Ainsi, la coopération avec elles devint une question d’actualité pressante qui ne pouvait plus être différée. La division de Cao Guoan fut la première à coopérer avec nous depuis notre déplacement dans la région du mont Paektu.

    En Mandchourie du Sud tout comme en Mandchourie de l’Est et en Mandchourie du Nord, les communistes et les révolutionnaires coréens furent les principaux initiateurs et promoteurs de la lutte de guérilla. Les première, 2e et 3e divisions – en Mandchourie du Sud – de la première armée de l’Armée antijaponaise unifiée étaient composées en majorité de Coréens. A part Yang Jingyu, Wei Zhengmin et Cao Guoan, la plupart de leurs cadres militaires et politiques étaient des Coréens.

    En décembre 1945, dans son rapport prononcé à un rassemblement tenu à Jilin, Zhou Baozhong fera remarquer que la puissante troupe de partisans de Mandchourie de l’Est, née en 1932, celles de Panshi, de Zhuhe, de Mishan et de Tangyuan, constituées en 1933, devaient toutes leur naissance aux camarades coréens et à la population coréenne à l’esprit révolutionnaire; et il ajoutera: elles se sont développées pour donner naissance à plusieurs armées au sein de l’Armée antijaponaise unifiée; la 5e armée, quant à elle, comptait aussi bon nombre d’excellents camarades coréens; et, dans chaque armée, beaucoup de camarades coréens ont été cadres militaires et politiques occupant différents postes, depuis celui de commandant d’armée et de chef de la direction politique jusqu’à celui d’instructeur politique de compagnie et de chef de section. La troupe de partisans de Panshi, citée plus haut, était à l’origine de celle de Mandchourie du Sud, autrement dit de la première armée de l’Armée antijaponaise unifiée.

    Comme l’indique le nom vulgaire de troupe de partisans de Panshi, la guerre de guérilla en Mandchourie du Sud avait pour berceau la région de Panshi.

    A sa fondation, le comité du parti du district de Panshi regroupait une quarantaine de communistes, qui étaient tous Coréens. Ri Hong Gwang y avait organisé, avec une dizaine de Coréens, le premier groupe armé, qui deviendra la troupe de partisans de Mandchourie du Sud. Au début, celle-ci ne comptait que trente personnes, tous Coréens. Les responsables des organisations de l’Association antijaponaise, de l’Association des femmes, de l’Avant-garde des enfants et du Comité des paysans, organisés dans la base de guérilla de Panshi, étaient pour la plupart des Coréens. Ceux-ci jouèrent un rôle de pionniers, de pivots et de promoteurs dans le démarrage de la guérilla en Mandchourie du Sud et dans son développement.

    La division de Cao Guoan comptait, elle aussi, un grand nombre de Coréens, soit plus de la moitié du personnel d’encadrement, dont Song Mu Son, Pak Sun Il, et une grande partie des combattants. Tout cela favorisait la mise sur pied d’opérations conjointes, la lutte commune avec nous.

    Les communistes coréens de Mandchourie du Sud assenèrent de rudes coups, tantôt en coopération étroite avec nous, tantôt de leur propre initiative, aux impérialistes japonais sur les plans tant militaire que politique; franchissant de temps en temps le fleuve Amrok, ils portèrent leur attaque sur le côté coréen de la frontière.

    La première moitié des années 1930 fut caractérisée par nos fréquentes pénétrations en territoire coréen à partir de la Mandchourie de l’Est. Rien que pour l’arrondissement d’Onsong, des détachements de l’ARPC l’attaquèrent quatre fois au cours du seul mois de janvier 1935. Lorsque, dans les communes de Namsan, de Wolpha, de Seson et de Misan, arrondissement d’Onsong, ils eurent affronté les hommes de l’armée et de la police ennemies, les journaux de Séoul firent beaucoup de bruit, annonçant que les régions d’Onsong et de Hunyung, dans la province du Hamgyong du Nord, avaient été attaquées en force par les partisans.

    En mai de la même année, une troupe de l’ARPC procéda à un travail politique parmi les masses dans les parages de la commune de Nongsa, canton de Samjang, dans l’arrondissement de Musan, et, puis sur le chemin du retour, elle livra combat, près de Damalugou, district d’Antu, à des policiers japonais impérialistes qu’elle avait à ses trousses, en leur infligeant une cuisante défaite.

    Nos opérations dans l’intérieur de la Corée, devenant de plus en plus fréquentes et impétueuses au fil des années, avaient poussé Ri Hong Gwang, qui essayait de calmer son mal du pays en combattant sur la rive chinoise du fleuve Amrok, à passer le fleuve pour attaquer, le 15 février 1935, à la tête de sa troupe, Tonghungjin, dans l’arrondissement de Huchang. Cette nuit-là, trois détachements de la première division de la première armée, placés sous son commandement, cernèrent, avec deux mitrailleuses légères en avant, cette localité, où ils surprirent le poste de police, le siège de la coopérative financière, frappant l’ennemi de consternation.

    Déconcerté par les progressions successives de l’armée révolutionnaire populaire en Corée, l’ennemi poussa des cris de détresse, déclarant que ses gardes-frontière n’avaient jamais connu pareils déboires.

    Et comment ces troupes de Mandchourie du Sud, naguère encore si renommées à l’extérieur comme à l’intérieur du pays pour leur attaque de Tonghungjin, avaient-elles pu essuyer des revers, et notamment ceux subis par le commandant Cao Guoan? En regardant le visage aux traits tirés de cet homme, je ne pus m’empêcher de me sentir scandalisé.

    «Récemment, opina-t-il, en laissant échapper un profond soupir en homme ayant fait l’expérience de tout et en passant ses deux mains sur son visage pour le frictionner, je suis arrivé à cette conclusion que la réalisation avec nos voisins d’une action commune est le seul moyen de nous préserver de la ruine. Mais, hélas! c’est trop tard! A franchement parler, je regrette beaucoup d’avoir jusqu’ici négligé de me mettre en relations avec vous, commandant Kim.

    –Camarade commandant Cao, lui dis-je, reposez-vous quelques jours chez nous pour retrouver vos forces. Ne dit-on pas qu’il faut garder espoir même si le ciel s’écroule? Comment un homme ne pourrait-il pas commettre des erreurs, car ce n’est pas un dieu? Pas la peine de craindre les échecs temporaires.»

    Et je lui racontai les épreuves qu’avait endurées notre troupe sur le plateau de Luozigou, c’est-à-dire la faim, le froid et l’encerclement ennemi, qui l’avaient poussée au seuil de sa destruction complète, puis ce qui lui était arrivé lors de sa première expédition en Mandchourie du Nord: ma fièvre maligne, les chutes de neige et la poursuite obstinée de l’ennemi qui l’avaient mise encore une fois dans une situation critique, autant de pièges dont elle avait pu sortir avec l’aide de bienfaiteurs quasi divins.

    L’affluence d’hôtes inattendus posait avant tout le problème du cantonnement. J’ordonnai aux commandants de céder toutes les cabanes en rondins aux combattants de Cao Guoan et de faire bivouaquer nos hommes près des feux. A peine mon ordre donné, promptement, mes hommes évacuèrent leurs cabanes, dressèrent des tentes et allumèrent des feux de bivouac avec une adresse qui força l’admiration des nouveaux venus.

    Nombreux étaient parmi mes combattants ceux qui excellaient à allumer ces feux. Ils avaient trouvé un procédé original pour les allumer à partir de tronçons d’arbre et qui avait été vite adopté par toute notre troupe. Ce procédé très simple, mais efficace, consiste à empiler des tronçons d’arbre de même longueur en pyramide en en mettant 5 à 6 à la base, puis 4 à 5 dessus et 3 à 4 pour terminer par 2 à 3 tronçons sur lesquels sont déposées des brindilles sèches en guise d’allume-feu. Le feu ainsi allumé dure longtemps et mord aussi bien le bois vert que le bois sec, sans étincelles, tout en dégageant une forte chaleur.

    Au début, les camarades de la 2e division, sceptiques, se demandèrent si ce procédé permettrait bien aux tronçons d’arbre de s’enflammer. Mais au bout de quelques minutes, en voyant flamber cette pyramide de tronçons d’arbre, ils poussèrent des cris d’admiration.

    Cao Guoan, également, ne put s’empêcher de manifester son étonnement.

    «En venant ici, j’ai rencontré, à Manjiang, Wei Zhengmin. Et savez-vous ce qu’il m’a dit alors? me demanda-t-il, esquissant un sourire significatif, le regard toujours fixé sur le feu.

    –Non, mais qu’est-ce qu’il vous a donc dit?

    –Il m’a dit de commencer par apprendre, une fois arrivé chez vous, commandant Kim, l’art d’allumer un feu de bivouac. Vraiment, c’est un procédé ingénieux.»

    Ce qui, selon lui, l’avait particulièrement impressionné dans notre camp, c’étaient le feu de bivouac et les cabanes en rondins. Il m’avoua que, dans notre camp secret, il s’était rendu compte pour la première fois qu’une troupe pouvait fort bien mener son existence même en pleine montagne ou en plein désert si elle disposait de cabanes en rondins et de feux de bivouac.

    Le lendemain, je chargeai quelques combattants charpentiers, versés dans la construction de cabanes en rondins, et la 4e compagnie du 7e régiment d’en dresser le jour même une nouvelle pour les camarades de la 2e division de sorte que ceux-ci n’éprouvent aucune gêne pendant leur séjour. Déjà des arbres étaient abattus, déjà les travaux commençaient. Enthousiasmés, les camarades de la 2e division aidèrent avec zèle les bâtisseurs, et un magnifique logement spacieux apparut en un seul jour.

    Apprenant que les forêts avoisinant le mont Paektu abritaient un peu partout de telles casernes secrètes, Cao Guoan manifesta de nouveau son envie. Jusque-là, selon lui, sa troupe avait toujours recherché des maisons pour manger et coucher, croyant impossible de demeurer dans un désert comme le mont Paektu; jamais elle n’avait bâti de camp secret en pleine montagne; lorsque sa troupe était allée à Jiangbei, au nord de la rivière Huifa, ses hommes étaient descendus, par groupes, chez les habitants.

    Aussitôt que les camarades de Mandchourie du Sud eurent occupé leur «maison à eux», je dis à Kim Ju Hyon, chef de notre intendance, et à Kim Hae San de leur fournir les vivres et les ustensiles de cuisine nécessaires pour leur séjour, ainsi que plusieurs dizaines d’uniformes gardées en réserve dans le dépôt de notre intendance. Comme il nous manquait quelques uniformes, nous n’eûmes pas la satisfaction de terminer leur changement de tenue le jour même, mais l’équipe de couturières conduite par Pak Su Hwan travailla toute la nuit pour permettre à ceux qui n’en avaient pas reçu de jeter le lendemain leurs habits d’été usés dans le feu de bivouac. Certes, ce n’était pas là le comble de la bienfaisance, mais nous pouvions nous estimer avoir respecté les convenances en tant que maîtres de céans.

    Nos camarades de la 2e division purent, grâce à nos soins, prendre un bain et se faire une coupe de cheveux. En ce temps-là, dans notre camp secret de Heixiazigou, on avait un énorme chaudron servant à préparer la nourriture de bœufs qui rendait de grands services lors des bains; c’était un des butins rapportés par les hommes d’O Jung Hup, après leur attaque de l’exploitation forestière du mont Heng. Une fois nos hôtes devenus propres, nous leur distribuâmes à chacun un nécessaire de toilette et quelques paquets de cigarettes.

    Cao Guoan vint à notre Q.G. présenter les remerciements sincères au nom de sa troupe. Il se dit confus que ses hommes venus chez le commandant Kim, les mains vides, bénéficient d’une pareille attention et ne savait comment s’acquitter de sa dette de reconnaissance.

    A quoi je répondis: «Entre les voisins qui luttent pour un objectif et un idéal communs il n’est pas question de dire bénéficier ou s’acquitter d’une dette. Si vous aviez été à notre place, ne nous auriez-vous pas réservé un accueil semblable? Ne vous croyez pas obligé envers nous, mais sentez-vous comme chez un de vos proches. Mais si vous voulez toutefois nous remercier, racontez-nous pendant votre séjour dans notre camp les épisodes les plus marquants de votre vie.

    –Ayant passé le plus clair de mon temps sur le campus de l’université, je n’ai pas grand-chose à vous raconter, commandant Kim. La seule chose qui pourrait quand même vous intéresser, ce seraient peut-être mes connaissances acquises à l’Académie militaire et politique de Shandong. Si cela paraît intéressant au commandant Kim, je pourrais en parler volontiers.»

    Par la suite, il donna à plusieurs reprises aux commandants de notre troupe des cours sur les diverses tactiques utilisées dans la guerre régulière. Ces cours nous aidèrent à mieux connaître les tactiques employées par l’ennemi dans la guerre régulière et à perfectionner nos propres tactiques de guérilla de façon à y faire face.

    De mon côté, je fis part aux chefs et aux instructeurs politiques de compagnie ainsi qu’aux autres commandants du rang plus élevé de sa division de notre expérience en matière de guérilla. Mon récit, parsemé de détails vivants, intéressa beaucoup nos hôtes.

    Je leur recommandai tout particulièrement d’aimer le peuple qui, à son tour, soutiendrait l’armée. «Il faut, dis-je, avoir toujours présent à l’esprit que le peuple est la source de notre force, de notre intelligence et de notre vie. Aussi devons-nous combattre en lui faisant confiance, en apprenant auprès de lui, en nous appuyant sur lui et en le sensibilisant. Si nous voulons bénéficier du soutien du peuple, nous devons gagner son amour. Et pour cela nous devons être les premiers à manifester cet amour. Si par exemple, sous prétexte de ne passer qu’une seule nuit, une armée se met à la charge des habitants d’une localité, ceux-ci n’y verront qu’une contrainte. A plus forte raison, si elle porte atteinte à leurs biens, les conséquences seront pires encore. Une armée qui aime et respecte le peuple comme ses proches sera naturellement respectée et aimée par celui-ci, ce qui garantira son invincibilité.»

    Pendant leur séjour avec nous dans notre camp secret de Heixiazigou, les camarades de Mandchourie du Sud assistèrent plusieurs fois à l’organisation de la vie de notre troupe, et notamment aux séances d’études, aux réunions et aux exercices. Leurs impressions furent des plus favorables, ils furent unanimes dans leur admiration et eurent la confirmation de notre réputation de troupe d’étudiants!

    Jusque-là, m’avoua en toute franchise Cao Guoan, habitué à se déplacer comme une navette au sud et au nord de la rivière Huifa, il n’avait jamais eu l’idée de créer des camps secrets pour y vivre de ses propres moyens ni d’implanter un réseau d’organisations clandestines dans le secteur de guérilla, prenant appui sur les camps secrets pour développer la lutte à partir de la base que constitueraient ces camps et ce réseau.

    «Votre troupe est une véritable armée à tous les égards. Maintenant je comprends le secret de vos victoires successives, commandant Kim», me dit-il, un soir, lors d’une promenade en forêt après avoir assisté à une soirée récréative de chants et de danses donnée par nos combattants.

    Nos compagnons d’armes de Mandchourie du Sud s’efforcèrent de s’initier à l’organisation de la vie quotidienne de notre troupe; ils modifièrent leur emploi du temps, leurs séances d’études et leurs exercices militaires en les alignant sur les nôtres. Ils purent ainsi accroître leur combativité et resserrer leur discipline, ils firent peau neuve.

    «Il me semble, dis-je à Cao Guoan, que le temps est venu, pour nos deux troupes, de livrer conjointement des opérations d’envergure. Par nos forces unies, frappons de deux côtés l’ennemi engagé dans sa “grande expédition punitive d’hiver”. La région aux confins des districts de Changbai et de Linjiang, dont Taoquanli, est habitée par une population sympathisant avec nous. Vous pouvez compter sur le soutien du réseau d’organisations révolutionnaires clandestines que nous y avions mis en place pour obtenir un complément rapide pour vos effectifs par le recrutement de jeunes gens de bonne foi. Je pense que, si nos deux troupes se solidarisent et engagent chacune une guerre d’usure continue, nous obtiendrons de bons résultats.»

    Cao Guoan donna son approbation totale à ma proposition. Nous convînmes également d’entreprendre des opérations conjointes.

    Les compagnons d’armes de la 2e division quittèrent à regret notre camp secret. Nos commandants et nos combattants eurent également le cœur gros.

    Au moment du départ, Cao Guoan me fit une demande:

    «Commandant Kim, voudriez-vous me choisir une ordonnance parmi vos hommes?»

    J’avais déjà connu pareil cas en Mandchourie du Nord: Zhou Baozhong m’avait demandé aussi de lui donner des soldats et des commandants coréens; et, cédant à sa demande, je lui envoyai, pour la troupe de Mandchourie du Nord, Pak Rak Gwon, Jon Chang Chol, An Jong Suk, Pak Kil Song et de nombreux autres commandants et soldats coréens de la troupe de partisans de Mandchourie de l’Est.

    «Je vous remercie de votre confiance en mes camarades, commandant Cao. Mais avez-vous des liens particuliers avec les Coréens? lui demandai-je.

    –Il ne s’agit pas de liens particuliers; mais, depuis que j’ai connu Ri Hong Gwang et Ri Tong Gwang, j’ai commencé à éprouver de la sympathie pour les camarades coréens. Les gens de Jiandao ne sauraient combien nous nous sommes réjouis quand Ri Hong Gwang avait anéanti la bande de Shao Benliang.»

    Shao Benliang était un officier supérieur de l’armée fantoche mandchoue, célèbre pour ses massacres et ses pillages dans le district de Liuhe comme le faisaient Ri To Son à Antu ou Wang le Chef à Fusong.

    Et Ri Hong Gwang avait détruit sa troupe dans les environs de Sanyuanpu, de Gushanzhi et de Liangshuihezi dans le district de Liuhe.

    Par la suite, lorsque le commandement de la première armée était encerclé par une troupe ennemie importante près de Liangshuihezi, cet homme avait sauvé la vie à Yang Jingyu en faisant preuve d’une hardiesse et d’une présence d’esprit surprenantes. Depuis, les cadres de la première armée, dont Yang Jingyu, adorèrent Ri Hong Gwang, comme leur sauveur, comme le symbole de la bravoure.

    Cao Guoan ajouta qu’il lui était difficile de décrire la vive douleur éprouvée par tous les cadres et soldats de la première armée, à commencer par le commandant d’armée Yang, lorsque Ri Hong Gwang était tombé au champ d’honneur.

    Je décidai de satisfaire à sa demande.

    «J’ai un mitrailleur, lui dis-je, auquel je tiens beaucoup depuis les temps de Wangqing, mais je ne sais s’il vous plaira. Il s’appelle Kang Jung Ryong... Il est chef de section également. C’est un homme d’une force herculéenne.»

    Comme je le sus par la suite, celui-ci était une vieille connaissance du commandant Cao et de Song Mu Son, chef du service de l’organisation de la 2e division. Aussi, nous convînmes de l’affecter à la 2e division.

    Mis au courant, Kang Jung Ryong s’entêta à ne pas vouloir me quitter. Mais, une fois sous les ordres de Cao Guoan, dit-on, il combattit bravement en tant que chef de la section de mitrailleurs de la garde du commandement de la 2e division.

    Plus tard, la troupe de Cao Guoan déploya des activités militaires et politiques énergiques aux confins des districts de Changbai et de Linjiang. Au départ de notre camp secret, elle se rendit directement à Taoquanli où elle passa une semaine à compléter ses effectifs et à choisir des sites pour ses futurs camps secrets, ce avec l’aide des organisations clandestines. Entre-temps, j’avais écrit à Kim Jae Su de bien soutenir cette troupe en mobilisant les organisations locales de l’Association pour la restauration de la patrie, car, dans plusieurs villages du secteur de Xiagangqu, dont Taoquanli, ces organisations étaient déjà sur pied et apportaient une aide efficace à l’armée de guérilla. Et elles se mirent en branle pour prêter une assistance précieuse à la troupe de Cao Guoan.

    Forte de ce soutien, cette troupe de Mandchourie du Sud écrasa une unité de l’armée Chingan dans la vallée de Taoquanli.

    Ce fut à la mi-novembre 1936. Averti par la population des mouvements de l’ennemi, son commandement décida de le surprendre par une embuscade nocturne. La troupe s’embusqua avant la tombée du jour au fond de cette vallée, longée par la rue de la tourelle (de l’ennemi –NDLR), à peine à une dizaine de mètres de la dernière maison du village.

    L’ennemi arriva en force dans le village, où il fit aussitôt sortir tous les habitants et les somma de lui dire où se trouvait la troupe de partisans. Mais tous s’y refusèrent tout en sachant qu’elle était en embuscade à deux pas de là. C’étaient vraiment de braves gens dignes d’admiration. La moindre bévue de leur part pourrait laisser percer à jour le secret, et tout le village devrait alors le payer très cher, mais au péril de leur vie ils gardèrent le secret.

    Grâce à ce soutien dévoué, les combattants de la 2e division purent réussir leur combat d’embuscade. Le lendemain, forts des renseignements fournis par la population, ils surprirent par un feu nourri le convoi de plus de vingt camions de l’ennemi, venu ramasser les cadavres de la veille, semant la terreur dans son camp.

    Après avoir complété ses rangs et remporté une grande victoire à Taoquanli, Cao Guoan m’écrivit une lettre, dans laquelle il disait à peu près ceci: «Mon séjour passé au camp secret de Heixiazigou a commencé déjà à me profiter. Moi, Cao Guoan, je n’oublierai jamais les bienfaits dont vous, commandant Kim, m’avez comblé, et, à l’avenir également, je ne vous enverrai que de bonnes nouvelles.»

    Hélas! il ne put réaliser son rêve. Au cours de sa marche vers le district de Linjiang près d’une exploitation forestière à Qidaogou, district de Changbai, sa division tomba sur l’ennemi, et, dans le combat qui s’ensuivit, le commandant Cao reçut une blessure mortelle. Il confia provisoirement le commandement de la troupe à Song Mu Son et alla avec ses gardes du corps en lieu sûr pour se faire soigner. Or, un traître indiqua son refuge à l’ennemi, qui, dans l’espoir de le capturer, encercla l’abri où il se trouvait. Ses gardes se battirent désespérément pour le sauver, mais, frappé par de nombreuses balles, Cao Guoan tomba.

    A la nouvelle de sa mort, je me souvins de ce qu’il m’avait dit au moment de notre séparation:

    «Commandant Kim, faites-moi signe dès que vous entreprendrez des opérations décisives pour la libération de la Corée. Je viendrai vous rejoindre, avec ma troupe.»

    Mais cette promesse non plus, il ne put la tenir à notre grand regret. Tombé au champ d’honneur, il ne vit pas la libération de la Corée ni celle de la Chine, sa patrie bien-aimée. Cela me serrait le cœur surtout.

    Ce fut au début de l’année 1937 que Pak Sun Il, chef de l’intendance de la 2e division, vint nous voir dans notre camp avec une lettre de Song Mu Son annonçant la mort de son commandant Cao.

    Dans sa lettre, Song disait franchement son affliction d’avoir perdu son chef et l’embarras qu’il éprouvait ne sachant comment désormais diriger sa troupe; il me demandait conseil quant à la ligne d’action à adopter.

    Témoignant ma compassion à ces camarades plongés dans le deuil, j’écrivis une lettre assez longue, dans laquelle j’insistais tout particulièrement sur la nécessité pour eux de s’unir dans une même volonté pour faire face à leur situation critique et de mettre en œuvre l’intelligence collégiale dans la gestion de leur troupe. Vu l’abondance de neige, je recommandais à Song Mu Son d’aménager un camp secret dans les montagnes de Limingshui, inaccessibles à l’ennemi, et de s’attacher à la formation politico-idéologique des recrues et aux exercices militaires de la troupe; je lui fis part de mon intention de me rendre chez eux après le nouvel an selon le calendrier lunaire.

    Il fallait leur présenter mes condoléances en qualité de simple visiteur, c’était, pour moi, compagnon d’armes et proche ami du défunt, un devoir et une obligation. Seule notre présence pouvait les réconforter et les soutenir quelque peu, eux qui avaient perdu leur commandant.

    Après la bataille du mont Hongtou, je partis, comme convenu, leur rendre visite. A mi-chemin, nous livrâmes combat à Taoquanli et passâmes une nuit dans le village de Simenkaiting, d’où j’envoyai des groupes d’éclaireurs vers l’amont de la rivière Limingshui et Badaogou.

    Informés par notre estafette de notre présence dans ce village, la nuit même les camarades de la 2e division accoururent à notre rencontre sans même avoir pris le dîner. Minuit avait sonné il y a longtemps déjà, quand on m’apprit leur arrivée. Je fis venir Kim Ju Hyon et lui ordonnai de préparer une soupe aux rondelles de pâte de riz à l’intention de nos hôtes, puis, avec mon ordonnance, j’allai au-devant d’eux.

    Dès que je les eus salués de loin, les commandants se précipitèrent vers moi et m’entourèrent, me serrant dans leurs bras. La peau de leur visage était tellement gelée que j’eus la sensation qu’on m’appliquait un gros morceau de glace sur la joue.

    Pendant le trajet de retour à notre campement, Song Mu Son, commandant par intérim de la division, ne me lâcha pas la main.

    «Merci, camarade commandant, me dit-il. Vous êtes notre bienfaiteur; vous nous avez insufflé force et courage au moment difficile où notre troupe traversait une grave crise.

    –Mais, je ne mérite pas ce compliment, camarade chef du service de l’organisation. Est-ce que je n’arrive pas trop tard?»

    Tout comme autrefois, il me témoigna ce jour-là aussi d’une amitié particulière. De même que j’avais considéré Cao Guoan comme un pays, de même Song Mu Son me traitait comme un homme de son pays. Il avait milité parmi la jeunesse dans le village de Wulihezi aux environs de Jilin, avant de s’engager dans la lutte armée antijaponaise.

    Ce fut là que Ri Tong Gwang avait dirigé un temps le mouvement de la jeunesse; sous sa direction, Song Mu Son et ses collègues de cette région avaient mis sur pied l’association Hyoksin de la jeunesse, autour de laquelle ils avaient regroupé d’autres jeunes gens; à l’époque, dans le district de Yongji et ses alentours militaient d’autres organisations de jeunes telles que l’association Sinhung de la jeunesse et l’association Jonjin de la jeunesse; Song Mu Son avait été chargé de l’organisation au sein du bureau de l’association Hyoksin de la jeunesse; au printemps 1928, Ri Tong Gwang avait réorganisé cette association en Union de la jeunesse anti-impérialiste, puis en Union de la jeunesse communiste.

    Lorsque nous entreprîmes de contrecarrer la pose de la ligne de chemin de fer Jilin (Chine – NDLR) – Hoeryong (Corée – NDLR) et de boycotter les marchandises japonaises, l’organisation de la jeunesse de Wulihezi organisa une manifestation de solidarité.

    La période de direction du mouvement de la jeunesse par Ri Tong Gwang dans le secteur de Wulihezi coïncidait avec celle où j’étais à la tête du mouvement des étudiants et autres jeunes à Jilin.

    Chaque fois qu’il se souvenait du temps de Jilin, Song Mu Son se mettait à blâmer certains dirigeants du Jongui-bu. Lorsque je lui reprochais de flétrir nos aînés qui avaient peiné pour la cause de l’indépendance, il me répliquait, le visage empourpré, que son honneur serait sauf même s’il s’exprimait en termes plus rudes sur leur compte. Alors, je lui demandai la raison de sa hargne à leur égard. En réponse, il me raconta la réunion de la région de Jilin convoquée par ce Jongui-bu au début de 1928.

    Il avait assisté à cette réunion en qualité de délégué de Wulihezi. Y avaient été également présents les délégués de Shuanghezhen, de Jiangdong et de Xinantun. La réunion avait à débattre la perception des contributions.

    Ce jour-là, au nom du Jongui-bu, Ko I Ho avait tenu un discours, outrancier, menaçant de mobiliser les troupes armées parce que les habitants de sa circonscription ne voulaient pas verser correctement leurs cotisations. Son discours provoqua une querelle entre les organisateurs et les participants. En représentant Wulihezi, Song Mu Son aussi avait pris la parole pour objecter à Ko I Ho, ce qui lui coûta cher: à l’issue de la réunion, les terroristes de Ko I Ho le battirent jusqu’à la perte de connaissance.

    Song Mu Son était également bien au courant de la terreur organisée par le Kukmin-bu à Wangqingmen. Lui et moi, nous avions parlé entre autres d’O Tong Jin, de Hyon Muk Gwan, de Ko Won Am. Tous les épisodes relatifs à Jilin, nous les avions évoqués dans leurs moindres détails. Quel sujet n’avions-nous pas abordé alors relatif à cette époque pendant le séjour de sa troupe dans notre camp secret de Heixiazigou?

    Pourtant maintenant, dans une maison de paysan à Simenkaiting, ni lui ni moi n’évoquâmes Jilin; nous ne parlâmes que du commandant Cao Guoan, et nous discutâmes du sort et de l’avenir de la division après sa disparition.

    Nous servîmes aux camarades de la 2e division la soupe aux rondelles de pâte de riz. Un commandant chinois, réputé gros mangeur, en prit trois bols d’affilée, disant qu’il avait l’impression de fêter le nouvel an. En fait, ils avaient dû se passer de déjeuner ayant l’ennemi à leurs trousses après l’attaque de l’exploitation forestière de Gaolibuzi.

    A la pointe du jour se tint une réunion opérationnelle conjointe des commandants de notre troupe et de la 2e division pour discuter du combat à livrer à Limingshui.

    L’expérience acquise au cours des années m’avait fait pressentir que l’ennemi viendrait le lendemain vers midi se ruer sur nous: pour attirer son attention, nous avions laissé exprès des traces bien visibles montrant notre déplacement en direction de Limingshui, et l’ennemi venant du côté d’Erdaojiang devait nécessairement entrer dans la vallée de Limingshui; d’autre part, comme les camarades de la 2e étaient passés par là après l’accrochage qui avait suivi l’attaque de Gaolibuzi, il était clair que l’ennemi venant du côté de Badaogou passerait également par là.

    L’endroit tout indiqué pour dresser l’embuscade contre l’ennemi venant des deux côtés se trouvait au confluent des rivières Limingshui et Beishuigou, que j’avais déjà repéré en entrant dans la vallée de Limingshui.

    Je fis part à la réunion des actions prévues de l’ennemi ce jour-là, et j’insistai sur la nécessité pour nos deux troupes de livrer un combat d’embuscade en commun pour anéantir de gros effectifs ennemis.

    Je leur fis remarquer que l’issue d’un combat d’embuscade dépendait essentiellement du degré de sa discrétion. Aussi fallait-il terminer le petit déjeuner et arriver à l’endroit fixé avant le lever du jour. Une fois toutes les unités en position d’embuscade, il était strictement interdit de faire de la fumée ou du bruit, de quitter les positions ou de tirer sans ordre. Je leur expliquai également par le menu quels appels lancer et comment pour démoraliser l’ennemi ainsi que la façon de traiter les prisonniers.

    Après quoi les tâches de combat furent réparties entre les troupes. Selon les renseignements fournis, aucun changement dans le dispositif de l’ennemi n’était enregistré. Sur ma proposition, les combattants des deux troupes, prêts à partir, se rassemblèrent pour le service funèbre du commandant Cao Guoan, où Song Mu Son et moi-même prîmes la parole.

    La rivière Limingshui est un affluent de Badaogou; elle y descend vers l’ouest de la ligne de faîte du mont Mutou dans le district de Changbai. Le village de Simenkaiting se trouvait sur son cours supérieur. A 6 kilomètres de là en aval, était tapi un petit hameau d’une quinzaine de foyers de cultivateurs coréens sur brûlis. C’était précisément Limingshui, le but de notre expédition.

    Avant le lever du jour, les troupes occupèrent leurs positions et creusèrent des tranchées. Les versants abrupts d’alentour étaient couverts d’une neige épaisse, et la rivière prise.

    Il faisait un froid mordant, mais les combattants avaient le moral élevé. Ayant souvent entendu dire qu’on gagnait toujours le combat sous mon commandement, les camarades de Mandchourie du Sud, dès avant leur départ pour le combat, se faisaient fort de remporter la victoire, qui devait être éclatante selon eux.

    J’avais réparti le gros des troupes sur une crête de montagne près du confluent: là se trouvaient des champs nouvellement défrichés, d’où il était commode de tirer vers le fond de la vallée. Au sommet, j’avais installé mon poste de commandement, un peu plus bas, le 7e régiment de ma troupe et la compagnie de la garde du corps et à gauche et à droite respectivement le 8e régiment de ma troupe et les combattants de la 2e division. Et en face, au-delà de la vallée, sur la crête d’une hauteur plus basse attendait un groupe de choc de 60 à 70 combattants. Au fond, entre le mont près du confluent et cette hauteur basse s’élevait une autre abrupte et couverte d’une épaisse forêt, ce qui rendait impossible la retraite de l’ennemi. Face à notre embuscade s’étendait sur une centaine de mètres un terrain plat, juste ce qu’il nous fallait pour anéantir l’ennemi par un feu convergent.

    Pour guetter et retenir l’ennemi venant d’Erdaojiang et de Badaogou, j’avais envoyé dans chacune de ces directions un groupe de l’importance d’une escouade qui devait maintenir la liaison par des fanions-signaux avec le poste de relais placé sur la hauteur derrière nous. La poitrine plaquée contre le bord des tranchées, les combattants attendaient l’ennemi. Mais, celui-ci n’arrivait pas, l’heure du déjeuner passée.

    «Il ne viendra peut-être pas? me chuchota Paek Hak Rim, à bout de patience, claquant des dents de froid.

    –Soyez patient! Il ne manquera pas de venir.»

    A vrai dire, moi aussi, je tremblais de froid.

    Allongés sur la neige, les combattants mangèrent des gâteaux de maïs gelés. Paek Hak Rim m’en donna un, sorti de son havresac et je le croquai pour mon déjeuner. Le froid était si vif que les doigts, au moindre contact avec le métal, s’y collaient.

    Il était plus de deux heures de l’après-midi, mais l’ennemi n’apparaissait toujours pas. Rester couché à plat ventre sur la neige, non pas une heure seulement, mais 8 à 9 heures, par le froid glacial de février n’est pas chose facile.

    Mais, pour gagner la bataille, il fallait surmonter même une épreuve plus dure encore. Une fois frappé mortellement, l’ennemi n’oserait plus nous défier au hasard.

    Enfin, vers 5 heures de l’après-midi, le groupe de couverture posté sur la hauteur sud-est, du côté de Badaogou, signala l’apparition de l’ennemi. Dans mes jumelles, j’aperçus une avant-garde conduite par un officier de l’armée fantoche mandchoue, suivie de la colonne du gros de la troupe qui marchait lentement sous le commandement d’un instructeur japonais.

    J’expédiai mon ordonnance pour réitérer à toutes les unités mon ordre de laisser passer l’avant-garde et de ne pas tirer avant le signal qui ne serait donné qu’après que le gros de l’ennemi se serait engagé dans la zone de notre embuscade.

    Le temps se gâta brusquement: le ciel se couvrit de nuages noirs. Sans la neige, le terrain morne du soir aurait été noyé dans une obscurité profonde. Un vent glacial nous cinglait du côté nord. Les bourrasques de neige empêchaient l’ennemi d’avoir les yeux ouverts.

    A peine le gros de la troupe ennemie engagée dans le champ de tir de notre embuscade, je donnai le signal. Et 400 fusils et plusieurs mitrailleuses entrèrent en jeu avec colère. Aussitôt, je dis à Han Ik Su, notre clairon, de sonner l’assaut. L’ennemi était pris dans une souricière.

    La victoire fut complète: plus d’une centaine de tués et de blessés, deux compagnies venues se rendre; la prise de matériel se montait à trois mitrailleuses légères, à plus de 150 fusils et à une grande quantité de munitions. Seule l’avant-garde avait pu nous échapper.

    Alors que nous frappions l’ennemi venu du côté de Badaogou, celui venant du côté d’Erdaojiang, pris de panique au fracas de la fusillade, stoppa devant la hauteur occupée par notre groupe de couverture qui ne tarda pas à ouvrir un feu nourri sur la cohue de ces ennemis qui hésitaient ne sachant que faire. Abandonnant leurs tués et blessés, ils prirent la fuite.

    Je fis transporter les blessés ennemis dans tous les foyers du village de Simenkaiting pour les faire soigner et nourrir avant de les laisser retourner chez eux avec les prisonniers valides. C’est précisément à l’issue de cette bataille, si je ne me trompe, que prit naissance la célèbre anecdote au sujet d’un prisonnier fantoche mandchou qui déclara qu’il méritait bien la reconnaissance de l’armée de guérilla parce qu’il lui avait donné six fusils, en se faisant faire prisonnier six fois.

    Par cette bataille, nous anéantîmes le gros des forces ennemies du secteur de Badaogou destinées à la «grande expédition punitive d’hiver»; nous rabattîmes l’orgueil de l’ennemi qui se faisait fort d’écraser l’armée de guérilla et mîmes en échec son projet de «grande expédition punitive d’hiver». En somme, par cette bataille, un terme fut mis aux opérations de «grande expédition punitive» de l’ennemi. C’est bien pourquoi j’en garde un souvenir particulier. Dès lors, les camarades de la 2e division retrouvèrent leur courage. Par la suite, en demeurant auprès d’eux, je leur donnai des conseils pour leurs activités ultérieures et discutai avec eux des mesures qu’ils avaient à prendre pour opérer en toute sûreté avec l’aide des organisations de l’Association pour la restauration de la patrie dans les secteurs de Taoquanli et de Tianshangshui.

    Suivant mes conseils, ils partirent pour le fond de la vallée de Taoquanli, où ils établirent un camp secret et passèrent, sans combats, le reste de l’hiver, en attendant le printemps, à poursuivre leur initiation politique et leurs exercices militaires. Les organisations clandestines de Taoquanli leur offrirent quantité de matériel d’assistance: cotonnade, sandales de chanvre, longs posons (chaussettes coréennes ouatées – NDLR), etc.

    Vers la mi-mai de la même année, alors que l’herbe commençait à percer, je revis les camarades de Mandchourie du Sud, dans une montagne située à l’ouest du village de Limingshui. Après le séjour tranquille dans leur camp secret, ils avaient tous bonne mine.

    Or, une chose m’embarrassait: les combattants coréens de cette division insistaient pour rester auprès de moi. Ils me sollicitaient de les inclure dans ma troupe.

    Je m’enrouai à les persuader:

    «Si nous combattons dans une armée unifiée avec les camarades chinois, c’est parce que nous avons estimé plus efficace de bénéficier du soutien et de l’aide du peuple chinois que de combattre en troupes constituées de Coréens seulement. Votre unité appartenant à la première armée où les Coréens représentent plus de la moitié de l’effectif, vous pouvez vous considérer comme un détachement de l’Armée révolutionnaire populaire coréenne. Et si vous venez passer tous dans ma troupe, qui combattrait alors l’ennemi dans les autres secteurs? Avec les autres camarades de la première armée, vous devez combattre l’ennemi en Mandchourie du Sud; les camarades de la 4e division de la 2e armée, en Mandchourie de l’Est; les camarades de Mandchourie du Nord, dans leur région, et ainsi de suite. C’est seulement alors que nous autres, nous pourrons venir à bout de l’ennemi dans les environs du mont Paektu. Si vous ne retenez pas l’ennemi dans votre secteur, il se ruera en force sur nous, troupe principale, comme un essaim de criquets pour nous anéantir. Aussi envoyons-nous volontiers dans les troupes de Mandchourie du Nord comme dans celles de Mandchourie du Sud nos meilleurs cadres militaires et politiques, dont la formation nous a coûté tant de peine. Mais si vous vous obstinez toujours à vouloir rester auprès de moi, ce sera un grand handicap pour moi. Nous tous avons quitté nos familles pour recouvrer la patrie, et nous devons passer outre à nos sentiments personnels pour la victoire de notre grande guerre contre le Japon. Après la libération de notre patrie, nous pourrons vivre ensemble, en évoquant nos souvenirs.»

    En effet, pour soutenir les camarades de Mandchourie du Sud, je leur avais envoyé mes hommes lorsqu’ils me l’avaient demandé, et cela arriva plus d’une fois.

    Ceux que j’avais envoyés en Mandchourie du Sud étaient tous des hommes compétents. Quant à Ri Tong Gwang et à Ri Min Hwan, ils étaient aussi de ceux qui avaient été choisis en Mandchourie de l’Est pour être envoyés en Mandchourie du Sud. J’avais finis par mettre mon ordonnance, Kim Thaek Man, au service de Cao Yafan, qui avait succédé en mars 1937, au commandant de division Cao Guoan, tant il désirait l’avoir.

    Pour ce qui est de Son Yong Ho, chef du service des affaires générales de la première armée, il était un de mes anciens condisciples: étudiant à l’Ecole normale de Jilin, il avait milité dans l’Association Ryugil des étudiants coréens que j’avais fondée. Très doué en musique et en sport, bien bâti et beau, il avait beaucoup d’admiratrices parmi les jeunes filles de Jilin. Il pratiquait le saut en hauteur à cette école normale et y jouait du violon. Plus tard devenu militant de la Jeunesse communiste, il fut arrêté par la police et fut incarcéré un temps dans la prison de Sinuiju. Après son relâchement, il s’employa, à Wulihezi, dans le district de Yongji, au travail révolutionnaire parmi la population rurale. Puis, l’année suivante, dans le district de Panshi, en Mandchourie du Sud, il devint rédacteur en chef du Panilchongnyon Ilbo (Journal de la jeunesse antijaponaise – NDLR), organe de l’organisation du parti de ce district. Depuis l’hiver 1937, chef du service des affaires générales dans le commandement de la première armée. En hiver 1938, je le revis à Nanpaizi. Ravi de cette rencontre, il m’exprima son désir de rester à mes côtés. Or, 3 à 4 mois plus tard, je reçus la nouvelle affligeante de sa mort dans un combat aux environs de Fuerhe.

    Parmi les troupes de partisans de Mandchourie du Sud, c’est à la 2e division de la première armée opérant dans notre voisinage que nous portions le plus vif intérêt. Lors de la réunion conjointe de militaires et de civils tenue à l’occasion de notre victoire de Pochonbo, les combattants de cette division vinrent nous voir et partager notre joie. A noter que la bataille du mont Jiansan fut livrée en coopération par la troupe principale, sous mon commandement, la 2e division de la première armée et la 4e division de la 2e armée.

    Pendant plusieurs années, la 2e division de la première armée et notre troupe coopérèrent avec succès dans le secteur sud-ouest du mont Paektu. On trouvait souvent le nom de Cao Guoan à côté du mien dans les documents de la police et des journaux de l’ennemi dans la seconde moitié des années 1930. A croire que c’est un reflet de l’histoire vivante témoignant des pénibles efforts que les révolutionnaires de nos deux pays, la Corée et la Chine, ont déployés pour réussir la collaboration entre eux.

    Aujourd’hui encore, quand j’évoque ces journées marquées par la progression victorieuse de notre lutte révolutionnaire, je me souviens aussitôt de mes compagnons d’armes de la 2e division de la première armée: Cao Guoan, Song Mu Son, Pak Sun Il... A la seule prononciation de leurs noms, je vois apparaître, devant mes yeux, leurs chers visages à travers les bourrasques de neige.

    

    

    

    5. La revue Samilwolgan

    

    

    Depuis toujours, dans quelque pays que ce soit, tout le monde reconnaît l’immense impact des publications sur l’existence humaine. Certains en viennent à prétendre que, dans le passé, l’univers tout entier, sauf quelques nations primitives, a été sous l’emprise de quelques livres. L’histoire a déjà démontré de manière suffisante le rôle prépondérant qui revient à la presse dans la transformation et le développement de la société. Autant il est vrai que l’homme agit sur le monde, autant il n’est pas exagéré de dire que l’un des stimulateurs de l’activité humaine est la presse, rédigée à son tour par des intellectuels de bonne volonté, défenseurs de la justice et de la vérité, et les partisans des idées progressistes de l’époque.

    La presse est, selon notre expression, l’éducatrice, l’animatrice et l’organisatrice des masses.

    On peut affirmer encore que la presse révolutionnaire est un moyen efficace d’unir les masses autour de leur leader, de leur parti.

    Le journal russe Iskra, dans son premier numéro, portait en épigraphe cette maxime de son fondateur, Lénine: «De l’étincelle jaillira la flamme», qui sera invoquée ensuite dans tous les pays. L’étincelle décrite dans cette épigraphe préfigurait les flammes d’Octobre qui devaient gagner toute la Russie.

    En ce qui me concerne, j’avoue que c’est avant tout la presse qui m’a décidé à opter pour la lutte révolutionnaire.

    Un proverbe dit: la plume est plus forte que l’épée. En publiant le journal Saenal11 et les revues Bolchevik12 et Nongu13, nous avions déjà senti la valeur de la presse, à laquelle nous attachions non moins de prix qu’au fusil ou à l’épée.

    La presse est une arme très efficace pour la lutte révolutionnaire. C’est une arme à portée illimitée.

    Nous étions sûrs que, si, basés sur le mont Paektu, nous faisions paraître des publications comme le Samilwolgan ou le Sogwang, qui inviteraient le lecteur à ne pas oublier sa patrie et ses compatriotes, tous les partisans et toutes les populations de la Mandchourie du Sud et du Nord pourraient nous entendre. Aucun autre moyen de propagande ou d’agitation n’est aussi efficace que la presse, pour diffuser promptement et d’un seul coup parmi des millions de personnes les mêmes idées et les mêmes mots d’ordre incitant au combat, les rassembler et les former aussi bien sur le plan organisationnel qu’idéologique.

    A l’époque de la Lutte armée antijaponaise, nous avons souvent employé des expressions imagées telles que «canonnade à coup de paroles», «canonnade à coup de tambour», et «canonnade à coup d’articles» ou «canonnade à coup de lettres» pour désigner respectivement la propagande orale, la propagande artistique et la propagande par la presse.

    La propagande orale et les représentations artistiques produisent des effets immédiats et ont plus d’impact que les publications, qui, cependant, à leur tour, ont leurs avantages: leur effet persiste et elles pénètrent partout.

    A cette époque-là, puisque l’ennemi s’acharnait à museler la presse et réprimait par la violence tout ce qu’il jugeait contraire à son régime, nous étions obligés de mener sous le manteau, dans la clandestinité, notre travail d’organisation et notre propagande visant à assurer la direction unifiée des organisations révolutionnaires. Force nous était donc de chercher les moyens de propagande et d’agitation les mieux adaptés à la guerre de partisans et d’accorder une grande importance à la «canonnade à coup de lettres», moyen le plus efficace à nos yeux dans cette guerre. Un camp secret ayant été installé au mont Paektu, nous y aménageâmes une imprimerie pour faire paraître la revue Samilwolgan, organe de l’Association pour la restauration de la patrie.

    Auparavant, lors de la fondation de l’ARP, à Donggang, nous avions décidé de faire paraître l’organe de celle-ci. Il nous fallait utiliser au mieux la «canonnade à coup de paroles» et la «canonnade à coup de tambour» et veiller surtout à ce que la «canonnade à coup d’articles» donnât tout son effet, si nous voulions regrouper les masses des différentes couches sociales sur le front uni national antijaponais et engager toute la nation dans la grande guerre antijaponaise.

    Dans la première moitié des années 1930, notre action politique visant à former le front uni national antijaponais se limitait le plus souvent à d’étroites régions. La plupart du temps, elle ne débordait pas le cadre de la région mandchoue et la zone septentrionale de la Corée, alors que l’ARP se proposait d’étendre ce front uni à toute la Corée et à toutes les régions étrangères habitées par des Coréens, et notamment la Chine intérieure, le Japon, l’Union soviétique et les Etats-Unis.

    Pour atteindre cet objectif, nous avions souvent envoyé nos missions dans de nombreux endroits. Et, malheureusement, nous ne disposions plus que d’un nombre extrêmement limité de militants compétents à cet effet, ce manque de cadres tenant au fait que nous avions laissé en Mandchourie du Nord beaucoup de nos cadres politiques et militaires forts de l’expérience de nombreuses années de travail pour la création du front uni en Mandchourie de l’Est depuis le début de la guerre de partisans.

    La presse semblait être un moyen efficace de combler le manque de cadres. J’étais sûr que, si l’on diffusait partout l’organe de l’ARP – qui serait une revue ou un journal bien rédigés et appréciés du public –, chaque exemplaire pourrait remplacer un agent clandestin.

    Cependant, par la force des choses, nous ne pûmes y parvenir au bon moment. Les incessants combats et déplacements nous en empêchaient alors: nous nous trouvions en permanence encerclés par l’ennemi; nous étions contraints de parcourir, une lourde charge sur le dos, des lieues ou des dizaines de lieues par jour. L’ennemi ne nous donnait pas un instant de répit pour éditer des publications.

    Nous avions dû attendre jusqu’à ce qu’un camp secret abritant une imprimerie fût mis en place sur le mont Paektu, pour faire paraître le Samilwolgan, organe de l’ARP. C’était une revue théorique politique de masse dont la mission était de contribuer à la réalisation de l’idéal de l’ARP, à savoir reconquérir l’indépendance de la Corée grâce à la mobilisation générale des vingt millions de Coréens.

    Il fallait trouver un titre pour la revue, un titre à l’avenant de la mission de l’ARP. A force de chercher, nous arrêtâmes notre choix sur un titre composé de quatre syllabes: «Sam-il-wol-gan», les deux premières signifiant «Premier Mars», date du grand Soulèvement populaire pour l’indépendance qui avait mobilisé toute la nation coréenne contre l’occupant japonais.

    Ce titre, reflétant donc la volonté de notre nation, voulait dire que nous adhérions à une ligne indépendante pour la Révolution coréenne, poursuivions l’objectif stratégique consistant à étendre à toute la Corée la lutte armée à partir du mont Paektu et, du même coup, préparions la résistance populaire grâce à la mobilisation générale de la nation.

    Le Samilwolgan, organe de l’ARP, était en même temps l’organe du comité du parti de l’Armée révolutionnaire populaire coréenne; c’était aussi une revue politique de masse destinée à la nation coréenne tout entière. Enfin, il devait être un périodique pan-national apprécié non seulement des combattants de l’ARPC et des révolutionnaires communistes, mais également des bourgeois nationalistes, des religieux, des soldats des troupes indépendantistes.

    La rédaction du Samilwolgan fut constituée, pour l’essentiel, de membres du secrétariat. Ri Tong Baek, ancien journaliste, fut désigné comme rédacteur en chef.

    Sous la direction de ce dernier, les membres de la rédaction s’appliquèrent avec enthousiasme à préparer le premier numéro de la revue. Le débat sur l’orientation du travail de rédaction ainsi que sur les questions pratiques se poursuivit. Pour trouver une forme rédactionnelle idéale, on étudia attentivement les publications qui paraissaient alors en Corée.

    A l’époque, en Corée, une vague d’interdictions et de suspensions s’était abattue sur les publications périodiques. Toutes les revues dénotant la moindre tendance patriotique furent muselées ou censurées, de telle sorte que très peu pouvaient servir de référence.

    Si les rédacteurs du Samilwolgan les consultaient, ce n’était pas, loin de là, pour les imiter ou les prendre pour modèle: ils avaient une optique nouvelle.

    Nous avions décidé de faire du Samilwolgan une revue théorique politique à la portée des masses et d’y insérer des articles suscitant les sentiments patriotiques, préconisant une large union nationale. Chaque numéro contiendrait un éditorial, des articles, ainsi que les rubriques: «Nouvelles du mouvement de libération nationale», «Nouvelles des victoires sur le front révolutionnaire national antijaponais», «Questions-réponses», «Nouvelles de la patrie», «Informations internationales», «Littérature et arts», etc.

    Quant aux articles, nous comptions les recevoir, pour la plupart, des collaborateurs des troupes de l’ARPC, auxquelles appartenait le secrétariat ainsi que des autres unités opérant dans les différentes régions et des organisations de l’ARP; dans cette perspective, la revue avait des correspondants dans les endroits importants de la Mandchourie de l’Est, du Sud et du Nord; en outre, les lecteurs étaient invités à écrire dans la revue.

    A force de réfléchir à la façon d’associer les lecteurs d’origines sociales différentes à la rédaction de la revue, de les amener à écrire régulièrement dans la revue ou à lui donner des conseils utiles à l’amélioration de son contenu et de sa présentation, Ri Tong Baek finit par inventer ce qu’il appela le «Règlement de collaboration».

    J’eus le temps de lire ce règlement, que je trouvai digne d’attention, car il pouvait inciter même une personne dépourvue de talent littéraire à écrire. En tête du Règlement, le lecteur était prié d’envoyer des manuscrits à l’éditeur qui voulait des textes dus à la plume de patriotes issus des milieux les plus divers. On y trouvait ensuite des dispositions formelles indiquant le nombre des caractères des articles qui devait varier selon les genres, le procédé d’expédition des manuscrits, la prime à octroyer aux collaborateurs les plus actifs.

    Ce règlement fut diffusé par l’intermédiaire de notre organisation, puis par le premier numéro du Samilwolgan, qui le présenta sous le titre: «Le lecteur est invité à écrire dans notre revue!»

    Peu de temps s’écoula avant que des manuscrits ne nous parviennent en grand nombre, de toutes parts. Je revois aujourd’hui encore le «Vieux à la pipe» tout à la joie de recevoir son courrier. Moi aussi, j’eus le plaisir de lire la plupart de ces textes variés.

    En lisant la lettre de félicitations du chef d’état-major de la troupe indépendantiste de Ryang Se Bong, je sentis que c’était le témoignage de la vive satisfaction que lui et ses hommes avaient dû éprouver lors de la fondation de l’ARP. Emouvant était aussi le texte relatant la rencontre entre Ri Tong Gwang, délégué de l’ARP en Mandchourie du Sud, et un nommé Pak, représentant des Coréens résidant à Shanghai. Celui-ci participait depuis plusieurs années au mouvement indépendantiste à Beijing, à Tianjin et autres régions de la Chine, et, à la nouvelle de la fondation de l’ARP, s’était rendu en Mandchourie du Sud, où il avait fait part à ses collègues de son projet de former un front uni axé sur l’ARP à l’intérieur comme à l’extérieur de la Corée. Ce fut pour nous une bonne occasion d’étendre les organisations de l’ARP à de vastes régions de la Chine intérieure. A la réception de ce texte, nous ne tardâmes pas à dépêcher un cadre politique compétent auprès de Ri Tong Gwang.

    De cette façon, la rédaction du Samilwolgan, tout en préparant son premier numéro, avait fait office de service des communications, en contribuant à élargir et à renforcer le réseau des organisations de l’ARP.

    Le comité d’un secteur de l’ARP prépara un fanion de félicitations pour l’armée révolutionnaire populaire avec lequel il nous fit parvenir également une lettre touchante:

    «...Forts de la vive sympathie de nos compatriotes qui chérissent leur patrie, nous avons organisé une collecte en versant chacun un jon, deux jons ou un won, vidant nos fonds de poche, et nous avons réuni 8 wons 71 jons au total, mais hélas! c’est trop peu pour acheter du matériel de guerre. Nous avons donc décidé de vous préparer un fanion de félicitations suivant l’avis de tous nos compatriotes attachés à leur patrie...»

    Les lettres de ce genre, révélatrices des sentiments de leurs auteurs, furent toutes insérées dans le premier numéro de notre revue.

    Nous avions ainsi recueilli bien plus de manuscrits que nous ne l’espérions. La question qui nous préoccupait le plus dans la préparation du premier numéro avait donc été résolue, ce qui réjouit beaucoup le «Vieux à la pipe». Un jour, tout souriant, il fit son apparition au Q.G. et me tendit plusieurs feuilles de papier, en disant:

    «Tous les textes sont prêts pour la mise en page, sauf un article de fond qui doit saluer la parution de la revue, et un autre, qui sont pourtant essentiels. Vous, camarade Président de l’Association pour la restauration de la patrie, aurez soin de les écrire vous-même.

    –Eh vous, rédacteur en chef, qu’est-ce que vous avez à faire? Voulez-vous que j’aie le front de vouloir remplacer l’excellent styliste que vous êtes? Non, je ne peux pas. C’est à vous d’écrire l’article de fond.»

    J’avais du pain sur la planche, c’est vrai, mais ce n’était pas une raison pour moi de ne pas accepter sa demande. Je voulais laisser le soin d’écrire cet article à cet homme honnête qui avait souffert le martyre pour lui permettre d’y déverser toute son amertume d’avoir perdu sa patrie et d’épancher librement son cœur, un cœur ardent et enflammé, depuis si longtemps réprimé, devant les vingt millions de Coréens. Je réussis à le persuader d’accepter ma proposition.

     De mon côté, je me chargeai d’écrire un article sous le titre: «Souvenirs du Soulèvement populaire du Premier Mars». Cependant, mes multiples occupations m’empêchèrent de l’écrire en temps voulu. Ayant à peine trouvé un moment de loisir, j’allais commencer, quand on m’annonça la capture d’un espion ennemi et le départ d’une «troupe punitive» ennemie vers notre camp secret. Je dus partir au champ de bataille.

    Kim Hyok et Choe Il Chon me manquaient alors plus que les autres. Ils avaient été tous deux mes grands amis du temps de Kalun et de Wujiazi. Deux stylistes de talent: l’un était le rédacteur en chef de la revue Bolchevik, et l’autre, de la revue Nongu.

    Si le style de Kim Hyok, poète, était aussi franc et aussi impétueux qu’un grand fleuve qui coule à pleins bords, Choe Il Chon avait un style caractérisé par un ton national marqué, une haute intelligence et une grande finesse d’analyse. Le Bolchevik publiait de temps en temps des chants révolutionnaires dont Kim Hyok était l’auteur des paroles et de la musique. Quelques-uns de ces chants me restent encore présents à la mémoire: Le Chant maudissant la société capitaliste et Le Chant de l’antifractionnisme.

    Le premier exprime la haine et le ressentiment contre la société capitaliste et dirige une critique sévère contre les exploiteurs, tandis que le second raille et cloue au pilori les fractionnistes serviles envers les grandes puissances, eux qui cherchaient à fonder un parti grâce à l’aide de celles-ci, munis d’un sceau confectionné avec une rondelle de pomme de terre.

    Si Kim Hyok et Choe Il Chon avaient été auprès de nous, ils auraient apporté un grand concours au «Vieux à la pipe».

    Je dus profiter des moindres répits entre deux combats acharnés contre un ennemi féroce pour rédiger mon article ainsi que les documents portant sur la fondation de l’ARP, comme je l’avais fait pour écrire les pièces de théâtre Mer de sang et Le Destin d’un membre du corps d’autodéfense.

    Le manque de matériel d’imprimerie fut la dernière et la plus grande difficulté à surmonter dans la préparation du premier numéro du Samilwolgan. A l’époque, nous n’avions qu’une vieille ronéo, et tout nous faisait défaut: encre, rouleau, stencil, papier. Le personnel de l’imprimerie parvint à subvenir à ses besoins en fabriquant par ses propres moyens tout ce qui lui manquait. Pour remédier à la pénurie d’encre, on fit brûler un bouquet d’écorces de bouleau blanc en le couvrant d’un chapeau de fer-blanc pour y enlever la suie, qui, macérée dans de l’huile, fut mélangée à de l’encre de fabrication industrielle. Pour renouveler un rouleau détérioré, on en fabriqua un nouveau en moulant un mélange de glu et de résine de pin cuits à l’eau. Un stylet usé fut remplacé par une grosse aiguille.

    L’effort persévérant consenti par ce personnel pour la fondation du Samilwolgan fut un exemple de la confiance en soi et de l’opiniâtreté.

    Cet effort aboutit enfin au lancement du premier numéro de cette revue, le premier décembre 1936.

    Ce jour-là, le «Vieux à la pipe» vint me voir avec le premier exemplaire de la revue et me dit:

    «Si j’ai fait quelque chose de valable dans ma vie sans valeur, c’est d’avoir donné naissance au premier numéro du Samilwolgan. Bien que vous soyez très occupé, arrachez-vous à votre travail, Général, et veuillez écouter le premier cri de notre revue naissante.»

    Puis, d’une voix chargée d’émotion, il se mit à lire le premier passage de l’article de fond saluant la parution de la revue:

    «En colonisant la Corée, ces brigands que sont les impérialistes japonais ont réduit en esclavage notre nation de 23 millions d’âmes, dont la vie et les droits sont foulés aux pieds, et nous voilà traités par eux comme des bêtes.»

    La parution du premier numéro de la revue Samilwolgan eut un grand retentissement dans le public, notamment dans l’armée de guérilla et le peuple. Les organisations de l’ARP de diverses localités nous envoyèrent des messages de félicitations et réclamèrent l’accroissement du tirage du périodique. Certains lecteurs demandèrent, au nom de leurs organisations, à souscrire à la revue dès le numéro suivant.

    Nous étions en train de chercher les moyens de nous procurer le matériel nécessaire à l’impression de notre revue, après en avoir dressé la liste, quand Pak Tal réussit à obtenir deux ronéos modernes, toutes neuves, par l’intermédiaire d’une connaissance qui faisait ses études au Japon. Ces machines, envoyées à la gare de Tanchon, furent transportées dans un chariot à Kapsan, chacune cachée dans un sac de pommes de terre. Pour échapper au contrôle de la police. Pak Tal avait dû rester caché toute la journée dans la montagne avant de les retransporter à la faveur de la nuit jusqu’à Ophungdong, où siégeait le service de la presse de l’Union coréenne pour la libération nationale.

    Il avait, d’abord, voulu envoyer les deux ronéos à notre camp secret. Mais, sur mon ordre, on nous en envoya une seule, tandis que l’autre fut gardée à Kapsan, à l’intention du Hwajonmin, organe de cette union.

    La nouvelle machine était très performante, son rendement plusieurs fois plus élevé que celui de l’ancienne, à tel point que nous pûmes tirer les numéros suivants à des centaines d’exemplaires.

    Le Samilwolgan avait conquis un public beaucoup plus nombreux que nous n’aurions pu l’espérer. Si les lecteurs l’aimaient, je pense que c’est parce qu’il avait une présentation originale, mais que surtout parce qu’il était pénétré d’un bout à l’autre de l’idée d’un front uni national. Cela veut dire que la revue était très sensible au devoir de la nation, à l’impératif de l’époque, et qu’elle les reflétait correctement. A l’époque, face à l’offensive fasciste du militarisme japonais, les révolutionnaires coréens avaient pour tâche cruciale de regrouper étroitement toutes les couches de la population au sein d’un front uni national et de les préparer à la résistance générale contre le Japon.

    La fondation du Samilwolgan donna une nouvelle dimension à notre action visant à multiplier et à raffermir les organisations de l’ARP.

    Toujours plus de personnes venaient rejoindre l’armée révolutionnaire populaire, tandis qu’on voyait augmenter rapidement le nombre de ceux qui témoignaient leur soutien ou leur sympathie à notre cause. Même les tireurs de cette «canonnade à coup de lettres» ne s’étaient jamais doutés qu’ils auraient pu obtenir un si grand résultat en tirant un ou deux «coups».

    Selon mes renseignements, Pak In Jin a dit, lors de son entretien avec Kwon Yong Byok, que le Samilwolgan avait largement contribué à regrouper en très peu de temps presque tous les chondoïstes (fidèles du chondoïsme, religion coréenne – NDLR) de la région de Ryongbuk (région au nord de la chaîne de Machon en Corée – NDLR) dans les organisations de l’ARP.

    Le nom de Ri Tong Baek doit certainement figurer en tête du palmarès de ceux qui ont participé à la création du Samilwolgan. Il avait déjà fait énormément pour la fondation de l’ARP, mais il fit beaucoup plus pour le Samilwolgan. Au demeurant, il a consacré entièrement ses dernières années à diriger la rédaction de cette revue.

    Econome au possible, le «Vieux à la pipe» était un grand ennemi du gaspillage de papier comme je n’en ai jamais rencontré dans ma vie d’octogénaire. Il faisait même provision de morceaux de papier aussi petits qu’une feuille d’arbre pour s’en servir au besoin en les remplissants de lignes très rapprochées de minuscules lettres serrées entre elles, de manière à ne laisser aucun vide. Il réprimandait sévèrement quiconque roulait du tabac dans un morceau de papier sur lequel on pouvait écrire. Pour sa part, il se servait toujours de sa pipe pour fumer, peut-être afin d’épargner le papier.

    Il est vrai que l’emploi de la pipe, quelqu’en pût être le vrai motif, lui avait permis d’économiser une grande quantité de papier. Sans elle, il aurait consommé, durant toute sa vie, des milliers de feuilles de papier.

    Le rédacteur en chef du Samilwolgan n’avait pas manqué un seul jour de tenir son journal intime, disant que, après la libération de la patrie, il désirait rédiger l’histoire de la Lutte révolutionnaire antijaponaise, et il gardait avec soin dans son sac tous les documents qu’il avait recueillis à cet effet. Il fut tué, au camp secret de Yangmudingzi, lors d’une attaque surprise d’une «troupe punitive» ennemie. Celle-ci massacra le «Vieux à la pipe» avec les vieillards et les infirmes qui n’avaient pas réussi à s’échapper et mit le feu au camp. Il disparut sans laisser de traces ainsi que nombre de documents, de photographies et les cahiers de son journal, si précieusement conservés par lui.

    Ces documents historiques inestimables, qu’il considérait comme le plus grand présent qu’il pût faire à la patrie libérée, furent réduits en cendres. C’est une immense perte qui me déchire le cœur aujourd’hui encore. Quelle ne serait pas la joie de la jeune génération d’aujourd’hui si ses cahiers, par exemple, avaient été épargnés!

    Plus tard, lorsque je me rendis au camp secret de Yangmudingzi, je ramassai les restes de Ri Tong Baek sur l’emplacement d’une hutte brûlée et les enterrai moi-même. Mais je ne pus retrouver la pipe, objet favori du défunt. Tout avait été brûlé et il ne subsistait aucun vestige de sa vie. Tout ce qui est demeuré de ce vieil et éminent intellectuel révolutionnaire, c’est le bon souvenir que gardent de lui les anciens combattants révolutionnaires antijaponais. Heureusement, il y a quelques années, lors de la fouille du camp secret du mont Paektu, on a découvert, sur des troncs d’arbres décortiqués, des mots d’ordre attribués à Ri Tong Baek. J’ai eu le temps d’aller les examiner. Ne pouvant me décider à les quitter, je suis resté longtemps devant ces arbres. A les regarder, j’ai eu le sentiment de retrouver en chair et en os l’ancien rédacteur en chef du Samilwolgan.

    Ri Tong Baek fut, de tous les intellectuels que j’ai connus du temps de la Lutte révolutionnaire antijaponaise, un des plus consciencieux, des plus révolutionnaires et des plus érudits.

    Dans les différents pays et aux époques différentes, les représentants de l’intelligentsia progressiste ont joué un rôle important dans la révolution sociale, dans la transformation de la société.

    A l’époque contemporaine, chez nous aussi, les intellectuels ont eu un rôle majeur à jouer dans le développement du mouvement révolutionnaire. Malgré leurs nombreux défauts, ils ont contribué, en suivant des voies différentes et par des moyens divers, au mouvement de libération nationale et au mouvement communiste coréens.

    Ri Tong Baek était de ceux-ci. Un des représentants des intellectuels révolutionnaires, il avait rejoint la Lutte armée antijaponaise par la voie la plus ordinaire et la plus généralement empruntée dans les années 1920 par les intellectuels de notre pays.

    D’intellectuel indécis et hésitant, il était devenu un véritable révolutionnaire prêtant son concours à la résistance armée, forme la plus active de lutte.

    Le deuxième rédacteur qui venait après Ri Tong Baek par sa compétence dans l’armée de guérilla à l’époque du mont Paektu était Kim Yong Guk. Il avait milité dans les syndicats paysans rouges en Corée avant de rejoindre notre troupe grâce à l’entremise de Pak Tal et de Ri Je Sun.

    Ne faisant pas partie de l’élite du métier des armes, il se distinguait cependant par son talent littéraire. De surcroît, il avait une belle écriture, d’une régularité quasi typographique, et forçait l’admiration de tout le monde. Il écrivait de main de maître plus d’une dizaine de feuilles de stencils en une soirée, ce qui lui valait toujours les louanges du «Vieux à la pipe».

    Ses défauts, si on peut dire, étaient son esprit d’indiscipline et son étourderie. Il était si étourdi qu’une fois, au cours d’une marche, il oublia de reprendre son fusil en se remettant en marche après une halte et ne s’en aperçut qu’après avoir fait huit kilomètres. Il se hâta de rebrousser chemin pour retrouver son arme. Sa faute lui valut une critique sévère et une punition.

    «Le fusil, c’est la vie, en quelque sorte, pour un soldat. Et vous êtes si oublieux que vous laissez là le vôtre en repartant après une pause. Est-il possible que l’écrivain que vous prétendez être soit aussi distrait», lui dis-je quand sa punition eut été levée.

    Mon interlocuteur eut l’aplomb de répliquer en se grattant la nuque: «Les grands écrivains dans le monde ont été pour la plupart de grands étourdis.» Le «Vieux à la pipe» et moi finîmes par éclater de rire.

    Passionné pour les belles lettres, Kim Yong Guk profitait de ses loisirs pour composer des vers ou écrire des romans. Plusieurs œuvres littéraires dues à sa plume furent publiées dans le journal Sogwang, paru en 1937 comme organe de notre armée. Je me rappelle, quoique vaguement, les paroles d’une chanson de quatre ou cinq couplets composée par Kim Yong Guk, publiée dans le premier numéro du même journal, et voici un passage: «Le mari de ma voisine a rejoint l’armée révolutionnaire, et le mien, le corps d’autodéfense». Les paroles étaient accompagnées d’une indication de l’auteur invitant le lecteur à chanter sur le même air que la chanson Arirang. Le Sogwang, dans ses numéros 2,3,4, a publié en feuilleton un conte de Kim Yong Guk, alors rédacteur en chef de ce journal. Un jour d’automne 1938, ce talentueux jeune homme partit, avec Kim Ju Hyon, pour récolter du miel naturel à l’intention des infirmes et des blessés, mais, malheureusement, il tomba, comme celui–ci, frappé par les balles d’une «troupe punitive» ennemie. Il nous quitta trop jeune.

    Le Sogwang, hebdomadaire politique, a publié souvent les documents nécessaires à la formation politique et militaire des partisans. Mon ouvrage Les Tâches des communistes coréens était du nombre.

    Rim Chun Chu fut un des collaborateurs les plus dynamiques du Sogwang. Venant en aide à Kim Yong Guk, il prit une part active à l’édition du Sogwang.

    Le Jongsori, un autre journal hebdomadaire de notre armée, parut quand nous venions de commencer les cours accélérés de formation politique et militaire au camp secret de Matanggou. On y insérait essentiellement les documents nécessaires à ces cours et à l’éducation des partisans.

    La rédaction du Jongsori était dirigée par Choe Kyong Hwa. Dépourvu de diplôme d’études supérieures, il remplit cependant avec habileté sa tâche difficile d’éditeur responsable. C’est parce que, je pense, il avait acquis de nombreuses connaissances à force de travailler sans gaspiller son temps. Quand il était chez lui, dans son pays natal, il avait obtenu seul les premiers éléments d’instruction supérieure.

    Il était disert. Son récit n’ennuyait jamais son auditoire. Même un roman populaire ennuyeux à faire dormir debout devenait un chef-d’œuvre dans sa bouche. L’éloquence était pour lui une arme par excellence, son moyen de prédilection. C’est pour cette raison que nous l’envoyions souvent faire des discours d’agitation. Son discours captivait toujours le public.

    Dans sa région d’origine, il avait été un des militants les plus actifs du mouvement des étudiants et autres jeunes, mais, une fois repéré, il avait dû quitter sa région pour échapper à la poursuite de l’ennemi et était venu s’installer dans la région de Changbai, où il s’occupait de l’instruction des masses en faisant office de maître d’école traditionnelle. Inutile de dire qu’il n’avait pas tardé à adhérer à l’ARP. Depuis qu’il s’était mis en rapport avec le réseau de Kwon Yong Byok, il avait travaillé comme responsable du service de l’organisation de la section de Shiqidaogou du parti et comme agent politique de la région de la ville de Songjin (actuellement ville Kim Chaek) en Corée. Mais une faute commise par imprudence l’avait obligé à abandonner la vie clandestine pour rejoindre le maquis.

    Son apparition dans l’armée de guérilla fit parler les jeunes filles qui admiraient en lui le bel homme. Mais, ce qui m’attirait en lui, ce n’était pas son physique agréable, mais son talent et sa personnalité. En effet, il était d’une rare intelligence, il excellait aussi bien dans l’art d’écrire que dans celui de dessiner. C’est lui, la plupart du temps, qui illustrait le Jongsori. Il faisait des cours politiques à l’intention des partisans; dans les combats, il fonçait à la tête des troupes d’assaut. Début 1938, au cours de la bataille de Jingantun, il se porta volontaire dans une troupe d’assaut et ouvrit un passage à son unité avant d’être mortellement blessé.

    La mort de Choe Kyong Hwa, un de mes meilleurs compagnons d’armes, m’affligea tellement que je pleurai toute la nuit en rédigeant son oraison funèbre. En dépit du froid rigoureux, le service funèbre eut lieu solennellement.

    Le Cholhyol, organe de l’Union de la jeunesse antijaponaise de notre armée, était un hebdomadaire sous forme de journal express paru vers la fin de 1939, à la veille des opérations de conversion par nos grandes formations. Comme des rédacteurs aussi capables que Ri Tong Baek, Kim Yong Guk, Choe Kyong Hwa n’étaient plus auprès de nous, il nous fallait confier à des novices le soin d’éditer le journal.

    Nous décidâmes de confier la tâche à Kang Wi Ryong, qui cumulait déjà deux fonctions, celle de responsable de la section du Q.G. du parti et celle de responsable de l’Union de la jeunesse. Il fallait l’initier à ce nouveau métier. Mais il refusa carrément en faisant de grands gestes; il prétextait qu’il n’était pas à la hauteur. On dut faire pression sur lui pour l’obliger à accepter. Enfin, aidé par ses collègues, il parvint à faire sortir un journal assez bien rédigé.

    Le Cholhyol, comme le Samilwolgan et le Sogwang, contenait essentiellement des articles présentant des actions exemplaires. A preuve, un article relatant les faits d’armes de Ri Ul Sol et un autre consacré aux prouesses d’une nouvelle recrue qui, armée d’une baïonnette, avait enlevé à l’ennemi une mitrailleuse du dernier modèle de fabrication tchèque, tous deux insérés dans son premier numéro.

    Vers la fin des cours de formation politique et militaire au camp secret de Baishitan, nous instituâmes un système en vertu duquel on décernait à titre honorifique un ruban rouge aux jeunes braves ayant accompli des actions d’éclat dans les combats afin de les encourager et de leur remonter le moral. Il fut décidé que les lauréats porteraient le ruban les jours de fête et dans les grandes occasions fixées spécialement par l’armée.

    Le numéro spécial du Cholhyol publié à l’occasion du bilan de ces études politiques et militaires contenait des articles sur ce bilan ainsi que d’autres articles comme, par exemple, celui qui annonçait l’institution de ce nouveau système de récompense, éveillant ainsi l’intérêt des lecteurs.

    Nos publications révolutionnaires ont joué le rôle d’animateurs et d’éducateurs efficaces des masses; elles ont incité les lecteurs à accomplir des actions héroïques et leur ont servi d’aides assidus dans les combats et de guides avisés dans la vie quotidienne.

    Ce qui caractérisait essentiellement la revue Samilwolgan et toutes nos autres publications du temps de la révolution antijaponaise, c’est qu’elles n’ont pas été rédigées et éditées grâce aux efforts de quelques spécialistes compétents, mais grâce à la collaboration active de la masse des lecteurs qui ont écrit pour elles ou participé à leur rédaction.

    Dans notre travail d’édition comme dans toutes autres entreprises, nous avions comme principe inviolable de mettre en action les masses et de nous appuyer sur elles.

    Voici ce qu’il nous était arrivé, autant qu’il m’en souvienne, quand notre troupe cantonnait à Nanpaizi.

    Un jour, alors que je faisais le tour de notre camp secret, j’aperçus une partisane qui écrivait quelque chose avec application, accroupie dans un coin d’un buisson. Elle était tellement absorbée par son travail qu’elle ne s’aperçut pas de ma présence et continua d’écrire, avec effort, en humectant la mine de son crayon avec le bout de sa langue. Je m’approchai et j’appris qu’elle rédigeait un tract pour le diffuser dans les villages.

    Je parcourus le texte et je m’étonnai de constater que le style était si correct et si recherché qu’il était difficile de croire que son auteur n’avait pas même terminé l’école primaire. Avec ce qu’il se proposait de montrer et la clarté de son exposé, le tract, qui portait le titre: «Appel aux jeunes Coréens en Mandchourie», paraissait pouvoir toucher son but. Je remaniai légèrement le texte et le fit publier dans le Samilwolgan. Il me revient en mémoire que ce tract eut un profond écho dans le public.

    Comme on l’a vu, même une simple cuisinière peu instruite écrivit dans nos publications. Seuls la collaboration et le soutien sans réserve des masses nous permirent, à partir de rien, de créer des publications telles que le Samilwolgan, le Sogwang, le Jongsori, le Cholhyol et d’établir solidement les traditions d’une presse révolutionnaire.

    Aujourd’hui, chez nous, le Prix Samilwolgan est la plus haute distinction honorifique dans le domaine du journalisme. Si Ri Tong Baek était encore en vie, il aurait été le premier à recevoir cette distinction.

    Je prierais le personnel de nos médias de ne pas oublier les pionniers de notre presse révolutionnaire, eux qui se sont sacrifiés sans pourtant avoir pu recevoir ne fût-ce qu’une médaille.

    

    

    

    

    

    CHAPITRE XV. LE FRONT

    CLANDESTIN S’ETEND

    (Décembre 1936–mars 1937)

    

    

    1. Pak Tal, combattant invincible

    

    

    Voici l’histoire d’un homme qui ne porta jamais l’uniforme et ne combattit jamais dans ma troupe. Il se nomme Pak Tal. Je ne le rencontrai que quelques fois dans la région du mont Paektu. Il était venu me voir à maintes reprises, mais mon absence lui fit manquer deux fois l’occasion.

    Une ou deux rencontres ne suffisent pas pour connaître à fond une personne. Cependant, comme le dit l’adage: «On peut ériger une grande muraille en une nuit», la première entrevue nous permit à nous deux de faire connaissance de manière assez approfondie.

    Pak Tal, de même que Ri Je Sun, était un homme pur, assez ferme pour ne pas se plier aux vicissitudes du monde. Jamais il n’avait appartenu à aucune faction ni ne s’était permis de prendre l’air avantageux d’un-«iste». Il était différent de ces militants à la mode, tels Kim Chan ou An Kwang Chon, que j’avais rencontrés bien souvent pendant mes années d’études à Jilin.

    Malgré sa candeur de paysan montagnard, il avait une manière de parler et l’attitude raffinées, de même qu’il était cultivé. Notre première rencontre me fit voir en lui un homme de poids. Il avait alors critiqué à sa manière les divers mouvements précédents et exprimé son inquiétude pour le destin de notre nation. Il avait voyagé à Hungnam, à Tanchon (en Corée – NDLR) et même dans la région de Jiandao, dit-il, à la recherche d’un dirigeant capable

    d’en finir avec les anciennes méthodes de lutte.

    Alors que Pak Tal passait des jours anxieux à rechercher un guide, nous, de notre côté, nous nous étions efforcés par tous les moyens de trouver des révolutionnaires bien formés à l’intérieur de la Corée.

    La principale tâche stratégique que nous nous assignions pour appliquer la ligne d’indépendance de la Révolution coréenne consistait, d’une part, à mettre sur pied à l’intérieur de la Corée une base d’opérations sûre, un point d’appui secret, d’où l’on puisse diriger à la fois la lutte armée et la lutte politique, et, d’autre part, à former de puissantes forces politiques et militaires pour accélérer les préparatifs de résistance de toute la nation afin de libérer le pays par nos propres moyens.

    Former de puissantes forces politiques à l’intérieur de la Corée, c’était non seulement rallier étroitement, grâce à l’extension du réseau de l’Association pour la restauration de la patrie, les larges forces patriotiques issues de toutes les couches sociales sous la bannière du front uni national antijaponais, mais aussi constituer en Corée un efficace réseau d’organisations du parti qui formerait le noyau dirigeant capable d’impulser l’ensemble de la révolution antijaponaise axée sur la lutte armée. C’était là, en réalité, la clé du succès de toutes les activités politiques et militaires que nous voulions entreprendre à partir du mont Paektu, centre de nos futures opérations.

    Ce n’était pas à zéro que nous commencions notre lutte pour développer le mouvement révolutionnaire à l’intérieur de la Corée. On trouvait là une base d’organisation qui nous permettrait de renforcer la révolution de même que des forces politiques aguerries dans la lutte bravant les coups de sabre et de matraque des impérialistes japonais. Les syndicats ouvriers et paysans et autres organisations de masse correspondant à toutes les catégories qui avaient surgi un peu partout comme les pousses de bambou après la pluie, les combattants confirmés les conduisant à la résistance contre le Japon, les populations endurcies et fortes de l’expérience et des leçons amères des échecs réitérés et des vicissitudes de la vie, autant de capital qui pouvait nous permettre de développer le mouvement révolutionnaire à l’intérieur de la Corée selon une stratégie et une tactique nouvelles.

    Tenir compte des réalisations et des expériences du mouvement révolutionnaire à l’intérieur de la Corée pour le restructurer et le développer conformément aux exigences nouvelles de l’époque, voilà en quoi consistait notre attitude, ou plutôt notre orientation à son égard.

    Rappelons que, dès la fin des années 1920 et le début des années 1930, nous avions envoyé des agents clandestins de valeur formés dans l’UAI (Union pour abattre l’impérialisme –NDLR) et dans l’Armée révolutionnaire coréenne entreprendre de déblayer le terrain politique et militaire dans la région frontalière septentrionale et à l’intérieur de la Corée.

    Et maintenant, pour conférer une nouvelle dimension au mouvement révolutionnaire à l’intérieur de la Corée, il fallait que l’Armée révolutionnaire populaire coréenne, devenue la force dirigeante de la lutte de libération nationale et du mouvement communiste des Coréens, intervienne sur une grande échelle, politiquement et militairement, à l’intérieur de la Corée et soutienne activement le mouvement révolutionnaire local.

    En effet, celui-ci subissait des échecs constants et attendait une direction et une ligne de conduite nouvelles. Alors que ses dirigeants se perdaient dans des luttes fractionnelles, les pionniers et les masses populaires étaient prêts à se lancer dans un combat à outrance dès qu’ils bénéficieraient d’une ligne et d’une direction efficaces. Les militants, partisans enthousiastes de la réorganisation du parti, cherchaient à tâtons, dans la clandestinité ou sous les verrous, une issue à leur impasse en passant en revue leurs revers réitérés.

    Nous devions prendre des mesures pratiques pour répondre sans tarder à l’impératif du temps. Il fallait en premier lieu unifier la Lutte armée antijaponaise et le mouvement révolutionnaire à l’intérieur de la Corée; autrement dit, notre direction devait s’exercer également sur ce mouvement révolutionnaire. A cet effet, il fallait avant tout prendre des mesures pour repérer à l’intérieur de la Corée les révolutionnaires convaincus du type de Ri Je Sun, étendre rapidement, grâce à leur coopération, le réseau de l’Association pour la restauration de la patrie et mobiliser toute la nation pour qu’elle participe à la guerre antijaponaise sacrée.

    Pak Tal, que Ri Je Sun nous avait présenté, était ce genre de révolutionnaire.

    «Pak Tal, dit celui-ci, est un gars prêt à braver les coups de sabre pour la cause de la justice. Par ailleurs, il est fort en théorie. Un jour, une controverse l’a opposé à une tête de lion, un soi-disant théoricien originaire de Tanchon. Il l’a battu à plate couture. Faut donc le rencontrer si l’on veut se frayer un chemin dans les provinces du Hamgyong du Nord et du Sud!»

    Quelle ne fut pas ma joie d’entendre ces mots! Pourtant, je ne pourrais y croire que lorsque j’aurais devant moi l’homme en chair et en os. Que de fois, en effet, notre attente avait été déçue en prenant contact avec les prétendues personnalités dont on nous avait parlé si avantageusement!

    Beaucoup de celles avec lesquelles je suis entré en contact, indépendamment de leurs opinions politiques, manquaient d’originalité autant que d’authenticité dans leurs pensées et leurs actes.

    Quant à Pak Tal, il n’avait pas l’éclat des personnalités dont j’avais fait la connaissance dans mes années de Jilin, tels An Chang Ho, Kim Jwa Jin, Ri Chong Chon, O Tong Jin, Son Jong Do, Sim Ryong Jun, Hyon Muk Gwan, Hyon Ha Juk, Ko Won Am, Kim Chan, An Kwang Chon, Sin Il Yong, So Jung Sok. Tout ce qui jouait en sa faveur, c’était la surveillance dont il faisait l’objet de la part des policiers locaux ou des agents de la police secrète japonaise.

    Et pourtant, cet homme, aussi humble qu’un bûcheron, laissera des traces profondes dans les annales de notre révolution et deviendra un des amis et camarades dont la disparition me laissera dans le cœur une plaie éternelle. Selon Ri Je Sun, le vrai nom de Pak Tal était Pak Mun Sang. On l’appelait «Pak Tal» (bouleau – NDLR) parce qu’on le trouvait aussi solide que cet arbre, et ce surnom ayant cours dans son entourage avait fini par remplacer son vrai nom.

    Pak Tal était natif du canton de Toksan, arrondissement de Kilju, province du Hamgyong du Nord. Son père étant propriétaire d’une usine de transformation de la sardine à Myongchon, sa famille semble avoir vécu dans l’aisance, mais, étrangement, il n’avait pu recevoir qu’une instruction primaire. Marié à 11 ans, il devint, à 16 ans, comptable salarié à l’usine de son père. Probablement, celui-ci voulait lui apprendre à réussir tout seul dans la vie.

    Honteux de s’être marié de si bonne heure, Pak Tal n’avait pas osé en parler à ses amis. Quand, rentrant déjeuner chez lui, il ne trouvait que sa femme, il hésitait à demander à être servi, faisant les cent pas dans la chambre.

    Si son père était magnanime et humain, ça ne l’empêchait pas d’être sensuel, et il alla même jusqu’à prendre une concubine. Il est probable que, la mère de Pak Tal ayant été rejetée par son mari, son fils éprouva d’autant plus de compassion pour elle.

    «Je haïssais au plus haut point ceux qui vivaient en concubinage, me confiera plus tard Pak Tal. J’ai vivement ressenti l’iniquité du concubinage en constatant la souffrance qu’éprouvait ma mère toute sa vie à cause du comportement de son mari.»

    Après la Libération, il nous félicitera d’avoir aboli le concubinage.

    Le malheur que causa à sa mère le concubinage de son père tourmentera Pak Tal toute sa vie. Ayant tiré la leçon de la vie solitaire de sa mère, d’où l’amour de son mari était absent, il jura de combattre la paillardise, et, toute sa vie, il restera fidèle à sa femme de cinq ans plus âgée que lui.

    Ceux que Pak Tal méprisait en second lieu, c’étaient les avares. Il les abhorrait tous, indépendamment de leur grade, de leur profession et de leur sexe.

    «Dès que je vois un avare, je perds l’appétit pour toute la journée», dira-t-il un jour, en 1957 à Juul (actuellement Kyongsong), en causant avec moi, qu’il était en convalescence. C’était une révélation pour moi: il était l’ennemi juré de l’individualisme et de l’égoïsme.

    Pak Tal, quant à lui, était très généreux. Autrement dit, il débordait d’humanité. Chaque fois, à la saison de la récolte des pommes de terre, il ne manquait pas d’inviter les passants chez lui. «Ecoutez, messieurs, criait-il. Venez chez moi pour goûter ensemble les pommes de terre; elles sont particulièrement délicieuses cette année.» Et il les tirait par le bras. Il faisait porter des gâteaux de pomme de terre à ceux d’entre les voisins qui n’avaient pas cultivé cette plante.

    Il est évident que, si un homme comme Pak Tal, ayant aussi bon cœur, était riche, il serait devenu un grand philanthrope. Quoique pauvre, Pak Tal n’épargnait rien pour aider ses voisins.

    Après l’école primaire, il étudia seul avec les classiques chinois et des copies des cours du secondaire. Pour comprendre son assiduité d’autodidacte, il n’y a qu’à rappeler que, enfermé dans la prison de Sodaemun à Séoul et invalide, il ingurgita jusqu’au bout l’encyclopédie médicale Tonguibogam14.

    A la suite de l’«affaire de Hyesan»15, les policiers vinrent perquisitionner chez lui. Grande fut leur surprise lorsqu’ils avaient découvert un tas de livres plus ou moins socialistes, tels que Programme en dix points de l’Association pour la restauration de la patrie, Déclaration constitutive de l’Association pour la restauration de la patrie, Essence du socialisme, Evolution de la société, Connaissances fondamentales sur le problème colonial, le Mouvement féminin du prolétariat, Manifeste sur la lutte contre le chômage, Dictionnaire du socialisme, Discours de Wang Ming au 7e Congrès de l’Internationale communiste, Célébration du 15e anniversaire de la fondation du Parti communiste chinois, Thèses sur le problème coréen, Connaissances élémentaires du militant, etc. Un foyer dépourvu de tout meuble digne de ce nom, pourtant c’était une véritable bibliothèque.

    A notre première entrevue, Pak Tal me demanda de le considérer purement et simplement comme un illettré, parce qu’il n’avait rien appris de notable, et me pria de l’initier à tout, de A à Z. Pourtant, ce n’était que l’expression de sa modestie, sa connaissance de la théorie révolutionnaire marxiste en général étant assez poussée. Il ne faisait jamais étalage de ses connaissances ni ne cherchait à écraser son interlocuteur par son savoir. Il nourrissait encore moins d’ambitions personnelles. Homme simple et modeste, il ne briguait ni la richesse ni un poste élevé. Voilà quelle était, à mes yeux, la valeur morale de Pak Tal, homme véritable, patriote et révolutionnaire authentique.

    Il se considérait toujours comme un élève et désirait être guidé. S’il avait baptisé Comité d’action de Kapsan l’organisation qu’il avait formée, c’était d’abord pour délimiter son étendue géographique – «Kapsan» – et, ensuite, pour signaler son caractère provisoire – «Comité d’action». Il avait supposé que cette organisation se soumettrait au Parti communiste coréen, dès que celui-ci serait créé, et qu’elle s’appellerait alors autrement. Si Pak Tal avait organisé le Comité d’action de Kapsan, c’était qu’il voulait créer lui-même avec ses camarades une organisation locale dans le but de lutter, dans la mesure où il n’avait pas encore trouvé le chef qui dirigerait la lutte antijaponaise dans son ensemble.

    Ce ne fut pas chose facile pour lui que d’organiser ce comité. Certains militants de la région de Kapsan, effrayés par la répression de l’armée et de la police japonaises, avaient sombré dans le capitulationnisme. Pourtant, ils justifiaient leur attitude en invoquant l’absence d’organe central du parti.

    «Il ne faut pas, affirmaient-ils, soutenir ou encourager la lutte anti-impérialiste qui éclate spontanément dans l’arrondissement de Kapsan. Nous devons attendre jusqu’au moment où un parti communiste coréen sera organisé, définira une nouvelle ligne de conduite et dirigera le mouvement révolutionnaire dans la région de Kapsan dans cette perspective. Attendre, c’est rester fidèle au marxisme-léninisme et respecter le principe du centralisme.»

    Pak Tal critiqua cette position, qui exprimait, à ses yeux, la tendance à fuir la révolution. «C’est à nous, disait-il, d’organiser le mouvement qui se produit spontanément dans l’arrondissement de Kapsan et de tout mettre en œuvre pour le développer à l’échelle nationale. Alors seulement, une fois le parti communiste fondé, son comité central pourra diriger facilement le mouvement de notre région.» Bref, le Comité d’action de Kapsan était né au milieu d’une lutte intransigeante contre ceux qui voulaient attendre passivement l’arrivée d’un temps propice ou guettaient l’occasion de fuir loin de la surveillance ennemie, pour sauver leur vie.

    Pak Tal avait donné aux organisations inférieures de ce comité les appellations suivantes: association Jongu, association Jonjin, association antijaponaise, etc., ce pour protéger le Comité d’action de Kapsan contre une éventuelle répression ennemie. Pour éveiller la conscience des masses, il osait même avoir recours à des organisations à la solde de l’ennemi comme l’association Jinhung et le corps d’autodéfense. Ainsi, sous le couvert de celles-ci, des cours du soir, des compétitions sportives et des séances de gymnastique matinale avaient lieu, à la satisfaction des policiers qui se disaient stupidement: voilà que ces rustauds de Kapsan ont fini par se convertir en fidèles sujets de l’empire japonais.

    Pour convoquer la session des responsables des organisations de base du Comité d’action de Kapsan, qui devait avoir lieu une fois par mois, Pak Tal organisait un match de football. Quand les spectateurs s’étaient massés, il donnait le coup d’envoi au match, puis il s’éclipsait derrière le public pour convoquer la réunion prévue, répartir les tâches, etc. La cérémonie d’offrande, les noces, le festin d’anniversaire et celui du 60e anniversaire des gens étaient l’occasion d’organiser des réunions secrètes des adhérents et des responsables des organisations. Le recours à ces moyens légaux avait l’avantage de couvrir l’organisation autant que de développer les activités militantes.

    Pour accroître au maximum l’efficacité de ces moyens légaux, les membres de ce comité employaient toute leur habileté à entretenir de bons rapports avec la police japonaise et ses valets. Ainsi la plupart des membres du Comité s’étaient infiltrés, selon les directives de celui-ci, au sein des organisations à la solde de l’impérialisme japonais et de ses organes d’administration de base et y travaillaient avec «zèle».

    C’était là indiscutablement une attitude novatrice et hardie par rapport aux méthodes de lutte employées alors par l’Association Singan16, la fédération générale des syndicats ouvriers, la ligue de la jeunesse, les syndicats ouvriers et paysans rouges, qui, manifestant ouvertement leur hostilité envers l’armée et la police japonaises ainsi qu’à leurs acolytes, préféraient les combattre toujours de front.

    Cette tactique de déguisement, celle de l’intrépidité sous des dehors doux, que Pak Tal avait été le premier des militants à l’intérieur de la Corée à employer, avait produit ses effets.

    Feindre la docilité en faisant les commissions de l’ennemi, au titre de maire de village ou de canton ainsi que de responsable dans les organes de police, dans le corps d’autodéfense, ainsi qu’au bureau administratif, à l’association Jinhung à la campagne, dans l’équipe de pompiers, dans la coopérative des écoles, la coopérative des gardes forestiers, etc., avait l’avantage de désarmer moralement l’ennemi, de pénétrer son dispositif, de désagréger les forces ralliées à lui pour les gagner à notre cause et permettaient d’éviter aux populations d’être harcelées. Révolutionnaire de taille, responsable du Comité d’action de Kapsan et chargé de ses services de la direction politique et de celle des conflits, Pak Tal faisait partie également d’organisations publiques contrôlées par l’ennemi. Ainsi y occupait-il calmement des postes importants, tels que celui de président adjoint de l’association Jinhung à la campagne, dans le premier secteur de la commune de Sinhung, canton de Pochon, celui de président de l’association Ilsin de l’école traditionnelle de ce premier secteur, celui de chef adjoint du corps d’autodéfense, sans parler de celui de sapeur-pompier de l’équipe de la commune de Taeosichon, canton d’Unhung.

    Parmi ceux qui furent emprisonnés les premiers lors de l’«affaire de Hyesan» figuraient 63 membres du corps d’autodéfense, ce qui prouve à quel point Pak Tal et ses compagnons avaient infiltré les établissements et les organisations à la solde de l’impérialisme japonais. Ces 63 personnes avaient milité sous le couvert de divers titres officiels, tels que ceux de chef du service administratif de l’association Jinhung, de responsable de cinq foyers, du corps d’autodéfense, de conseiller de la coopérative des gardes forestiers, de membre dirigeant du service de la direction de la production agricole, de délégué général pour l’arpentage des brûlis, d’auditeur libre des cours de formation pour les jeunes cadres, de membre de l’administration de l’école traditionnelle, et de conseiller de l’école primaire de deux ans, etc.

    Combinant avec habileté les méthodes légales, comme celles mentionnées plus haut, et les méthodes clandestines, le Comité d’action de Kapsan avait milité énergiquement en lançant des mots d’ordre adaptés aux régions rurales et par lesquels il réclamait la diminution du fermage, la liberté d’aménager des brûlis, et protestait contre les corvées, l’usure, la culture forcée du lin et du blé.

    Au premier coup d’œil, on pourrait croire au caractère exclusivement économique des revendications. Cependant, les mots d’ordre lancés pour la lutte politique ne manquaient pas: ceux qui rejettent la culture forcée du lin et du blé. En effet, les paysans de la région de Kapsan s’opposaient à la culture du lin parce que cette plante servait à la production de matériel militaire. Ainsi, ils faisaient cuire les graines de lin à la vapeur avant de les répandre dans les champs ou bien les mettaient en terre de façon clairsemée pour favoriser leur ramification, si bien que le plan de l’ennemi s’en allait à vau-l’eau.

    Il me suffisait d’entendre Ri Je Sun pour me rendre compte que nous devions prendre contact au plus tôt avec Pak Tal.

    Nous discutâmes des moyens de rencontrer celui-ci et désignâmes Ri Je Sun comme responsable de la liaison avec l’intérieur de la Corée. Aussitôt il s’acquitta de sa mission. Par l’intermédiaire d’un agent de transmission, il me fit part de la demande de Pak Tal: lui envoyer directement un représentant de l’armée révolutionnaire populaire. Malgré son désir ardent de nous voir, Pak Tal ne se décidait pas à venir au camp secret.

    A n’en pas douter, j’étais en présence d’un révolutionnaire sachant réfléchir avant d’agir. Sa prudence et sa circonspection ajoutaient à notre confiance en lui et à notre curiosité à son égard.

    En effet, nous avions besoin de révolutionnaires sérieux, avisés et sachant garder leur sang-froid, et non d’idéologues frivoles, prompts à perdre leur enthousiasme à la première occasion et prêts à tourner casaque au moindre vent.

    Pour répondre à la demande de Pak Tal, j’expédiai à Kapsan Kwon Yong Byok, militant expérimenté. Voici le message que j’adressai à Pak Tal par l’intermédiaire de celui-ci.

    

    Aux camarades patriotes à l’intérieur de la Corée, attachés

    à leur patrie et combattant contre l’impérialisme japonais

    

    Chers camarades combattant à l’intérieur du pays contre les impérialistes japonais, nos ennemis scélérats,

    Nous combattons, les armes à la main, les troupes des armées et des polices japonaises et mandchoues dans la vaste plaine mandchoue pour libérer notre patrie.

    Nous souhaitons de tout cœur nous unir avec vous pour combattre de toutes nos forces l’impérialisme japonais et libérer notre patrie.

    Je vous envoie directement notre délégué avec qui je vous prie de procéder à un échange de vues sincère.

    

    Avec mes salutations

    

    Kim Il Sung

    

    Ri Je Sun accompagna Kwon Yong Byok à Kapsan. Autant que je me souvienne, c’était en décembre 1936 qu’ils rencontrèrent Pak Tal. Kwon Yong Byok apprit alors à Pak Tal la création de l’Association pour la restauration de la patrie et lui donna des informations sur les principales activités menées par l’Armée révolutionnaire populaire coréenne.

    L’apparition de Kwon Yong Byok semblait avoir bouleversé Pak Tal qui brûlait de prendre contact avec moi. Pak Tal, rapporta Kwon à son retour, est si réservé qu’on l’a surnommé le «Taciturne», et pourtant les larmes ont perlé au coin de ses yeux, tellement ma lettre l’a ému.

    «Il m’a demandé, ajouta-t-il, de lui permettre de vous voir sur-le-champ, mon Général. Il viendra vous voir dès que vous y consentirez.»

    A ce rapport, mon désir de voir Pak Tal se fit plus ardent. Ayant décidé de le rencontrer dans notre camp secret, j’ordonnai à Kwon Yong Byok de prendre les dispositions nécessaires pour l’entrevue en perspective.

    De son côté, Pak Tal fit ses préparatifs pour venir me rencontrer. Il s’agissait pour lui de traverser sans incident le fleuve Amrok. La surveillance ennemie étant sévère, le passage sans autorisation était pratiquement exclu. Après mûre réflexion, il alla voir le policier nommé Kim qui travaillait au poste de police du village de Kunungdengi, dépendant du commissariat de police de Hyesan.

    A peine au poste de police:

    «Hé, monsieur Kim, avez-vous appris la nouvelle venant de Changbai? s’écria-t-il l’air grave.

    –Quelle nouvelle? firent Kim et autres policiers, les yeux écarquillés.

    –“Les bandits” ont envahi Changbai, et les gens de l’endroit, voulant déménager, se hâtent d’écouler leur soja à vil prix. Je veux en ramener une ou deux charrettes de soja pour faire du gain. Si vous voulez en avoir vous aussi à bas prix, délivrez-moi un permis de passage fluvial.»

    Très intrigués, les policiers acceptèrent, lui demandant chacun de leur rapporter le soja dont ils avaient besoin pour préparer leur pâte fermentée. C’est ainsi que Pak Tal put disposer de son permis de passage fluvial plus facilement que prévu, puis traverser le fleuve et gagner la maison de Ri Je Sun.

    C’est à l’aube que celui-ci arriva au Q.G., accompagné de Pak Tal.

    Comme le disait Ri Je Sun, Pak Tal avait le visage trop étroit pour ses larges épaules, de telle façon que sa physionomie semblait désharmonieuse. C’est un véritable bûcheron, plutôt qu’un homme toujours en mouvement, comme le décrivait Ri Je Sun, me dis-je. Pourtant, ses yeux perçants qui me fixaient brillaient d’un éclat peu commun.

    «J’avais grande envie de vous voir», dit-il pour commencer.

    Salutation courte, sans formule de politesse, mais qui dénotait la sincérité.

    Ces mots plutôt rudes m’avaient vivement touché.

    Selon lui, il avait rêvé de me voir dès son séjour en prison à Kilju. Pour fuir la surveillance de l’ennemi aussi bien que pour élargir le réseau des organisations, il était allé à Kilju où il travaillait comme terrassier sur le chantier d’une papeterie, lorsqu’il fut arrêté par la police et jeté en prison. Un jour, il trouva dans un amas de papiers chiffonnés un bout de journal, où il lut des informations sur les opérations victorieuses de notre troupe dans la région de Changbai. Depuis lors, il n’avait cessé de penser à moi. Une fois en liberté, il retourna à Kapsan, où il parcourut presque tous les villages riverains de l’Amrok, portant des marchandises sur son dos, tel un colporteur, à la recherche d’une piste lui permettant de communiquer avec moi.

    «Vraiment, c’est une chance inouïe pour moi que de vous avoir rencontré aujourd’hui, Général! fit-il, poussé par l’émotion, en serrant et en agitant ma main.

    –J’éprouve le même sentiment que vous, dis-je. Vous êtes le premier délégué des militants de l’intérieur de la Corée qui soit venu me voir depuis que l’Armée révolutionnaire populaire coréenne a débouché vers le mont Paektu.

    –Hélas! comment pourrais-je être un délégué, moi, ce rustaud de Kapsan? Dans les grandes villes comme Kilju, Songjin et Hamhung, il y a des gens qui militent et qui ont autre chose à faire que de s’intéresser à un homme comme moi.»

    Et, en effet, il semblait chercher à se conduire comme un «rustaud de Kapsan». Or, je percevais dans sa manière humble de parler et de se tenir un signe de noblesse.

    Je repris:

    «Les grands hommes ne se signalent pas seulement dans les grandes villes. Le camarade Ri Je Sun m’a parlé du Comité d’action de Kapsan qui a mené entre temps de nombreuses actions patriotiques antijaponaises. Cela nous encourage beaucoup de penser que vous êtes nombreux dans le pays à avoir du cran.»

    Je l’invitai à boire de l’eau chaude, le priant de se réchauffer. C’est tout juste s’il avala quelques gouttes, puis il se disposa en hâte à me rapporter la situation à l’intérieur du pays. C’était un homme admirable, débordant d’ardeur des pieds à la tête.

    Notre principal entretien s’engagea le lendemain matin. Il allait rouler sur un vaste éventail de sujets.

    Pour commencer, Pak Tal me brossa un tableau de la situation régnant à l’intérieur du pays et du mouvement tel qu’il se présentait dans la région de Kapsan. Voici, grosso modo, les explications qu’il me donna alors sur la situation prévalant en Corée.

    En Corée, tout est en déclin. La campagne pour la réorganisation du parti est à bout de souffle; quant au mouvement syndical paysan, c’est maintenant du passé. Les militants, cédant à la répression, cheminent de mont en mont pour trouver un refuge. Ont-ils la force de se redresser? Non. Disons qu’ils réussissent en prenant leur courage à deux mains. Il leur manque une ligne directrice. On ne peut pas combattre à l’aveuglette. Ils ne cherchent donc qu’à sauver leur peau. Certes, quelques-uns poursuivent leur lutte sans se laisser décourager, mais ils ne se sont toujours pas débarrassés de leurs habitudes fractionnistes. Alors que d’anciens groupes subsistent, tels le groupe de Shanghai, le groupe de Russie, de nouveaux groupes ont vu le jour comme celui de la province du Hamgyong du Sud et celui de la province du Hamgyong du Nord. Pire encore, au sein même du groupe de la province du Hamgyong du Sud sont nés le groupuscule de Hamhung, celui de Hongwon et celui de Tanchon. Toutes ces fractions s’accusent les unes les autres et s’épuisent à se disputer vainement en désorientant les masses.

    «Le plus grand handicap pour le mouvement révolutionnaire à l’intérieur du pays, conclut-il, c’est qu’il ne bénéficie pas d’une juste direction. En d’autres termes, il ne dispose pas de ligne susceptible de convaincre tout le monde, car il lui manque la personne capable de définir cette ligne. Si bien que, lorsqu’une révolte paysanne a éclaté récemment à Tanchon, on a envoyé un délégué à l’Internationale communiste pour lui demander des conseils et des directives, mais on n’y a pas gagné grand-chose. Sur qui devons-nous compter désormais?»

    Je compris que le problème d’actualité le plus pressant dans le mouvement révolutionnaire à l’intérieur du pays était celui de la ligne de conduite, celui de sa direction.

    Un autre sujet important débattu pendant notre entretien était celui de la mission et du caractère de l’Armée révolutionnaire populaire coréenne.

    Pak Tal prit un air grave et s’excusa de devoir me poser une question impolie. Il dit:

    «Actuellement, parmi les révolutionnaires à l’intérieur de la Corée, circule le bruit que le Général Kim Il Sung accomplit la révolution chinoise malgré sa nationalité coréenne et que sa troupe, constituée de Coréens, relève de l’Armée antijaponaise unifiée du Nord-Est. Comment faut-il interpréter cela? Je voudrais entendre votre explication personnelle.»

    Pak Tal se révéla d’une grande franchise, telle que Ri Je Sun l’avait reconnue en lui.

    Je me vis obligé de m’étendre assez longuement sur le sujet proposé.

    «La presse appelle la troupe placée sous mon commandement 6e division de la 2e armée de l’Armée antijaponaise unifiée du Nord-Est. Il est donc naturel que les révolutionnaires à l’intérieur de la Corée se posent une telle question. Or, ce serait une grosse erreur que de considérer les troupes que je commande comme des troupes chinoises, car ce n’est pas vrai. Par Armée antijaponaise unifiée du Nord-Est, on entend, comme le dit cette appellation, l’armée regroupant toutes les troupes de partisans combattant contre le Japon en Chine du Nord-Est. Il s’agit des troupes de partisans chinois sous le contrôle du Parti communiste chinois, des troupes chinoises antijaponaises appartenant à l’armée de salut national aussi bien que des troupes de partisans coréens antijaponais dirigés par les communistes coréens. C’est une armée alliée internationale ayant pour but d’agir de concert dans le cadre de la résistance antijaponaise. L’ennemi commun qu’est le Japon, l’identité des objectifs, à savoir la libération de la patrie, le théâtre d’action commun qu’est la Chine du Nord-Est ainsi que le sentiment traditionnel d’amitié entre les peuples des deux pays et l’identité des situations, voilà ce qui a permis aux communistes et aux patriotes coréens et chinois d’unifier leurs troupes armées. Cette unification ayant été le résultat de leur libre choix, l’indépendance et l’autonomie de chaque armée nationale sont respectées au sein de l’armée unifiée. Notre Armée révolutionnaire populaire coréenne, tout en aidant la révolution chinoise dans le cadre de l’armée unifiée, s’attache essentiellement à promouvoir la Révolution coréenne par ses actions indépendantes en tant qu’armée nationale à part entière ayant pour mission fondamentale la libération de la Corée. Tous les Coréens en Mandchourie savent bien que nos troupes forment l’armée nationale coréenne, qui a combattu, dès sa fondation, pour libérer son pays et son peuple. Nous employons l’appellation d’armée antijaponaise unifiée dans les régions peuplées de Chinois et celle d’Armée révolutionnaire populaire coréenne, là où les Coréens sont les plus nombreux.

    «A une certaine époque, certains ont cherché à porter atteinte à l’indépendance et aux droits souverains de notre armée nationale, en nous reprochant de lutter pour la Révolution coréenne, en invoquant comme prétexte le principe: un seul parti par pays. Plus tard, l’Internationale communiste a reconnu que les Coréens ne transgressaient nullement ce principe en luttant pour la Révolution coréenne et nous a même conseillé de quitter l’Armée antijaponaise unifiée pour agir en toute indépendance. Nous n’avons pas accepté cette suggestion et avons décidé de rester. Notre départ de cette armée risquait d’affaiblir le soutien du peuple chinois envers nous et de nous gêner dans nos activités. Les Chinois eux-mêmes ne le souhaitaient pas. On peut dire à juste titre que l’actuelle unification de nos armées est un modèle pour les actions communes anti-impérialistes internationales, fruit des liens étroits entre les compagnons d’armes coréens et chinois, combattant un ennemi commun. Nous pensons conserver cette organisation tant que nos droits souverains seront respectés et que les Chinois ne s’y opposeront pas. Si possible, je souhaiterais même que nous formions une armée antijaponaise unifiée avec l’armée nationale mongole et les troupes soviétiques.»

    M’ayant écouté, le visage de Pak Tal s’épanouit en un sourire qui illumina toute la pièce.

    «Oh, nous nous inquiétions pour rien. Si les partisans du Général Kim sont subordonnés à l’armée chinoise, nous disions-nous, pas question de compter sur eux. C’est clair maintenant, et ça nous remet du cœur au ventre.

    –Je ne peux que m’en féliciter, répondis-je. A propos, vous pouvez avoir confiance en l’Armée révolutionnaire populaire coréenne. L’armée nipponne est puissante, mais pas invincible. Nous pensons étendre notre guerre de libération nationale jusqu’à l’intérieur de la Corée, à partir du mont Paektu qui sera notre point d’appui. La libération de la patrie est une question de temps. Nous accumulons nos forces pour nous acquitter nous-mêmes de cette tâche. N’oubliez pas que le Comité d’action de Kapsan sous votre contrôle compte parmi ces forces.»

    Un autre sujet abordé fut notre politique en matière de front uni et l’Association pour la restauration de la patrie.

    Pak Tal comprit la nécessité de mettre sur pied le front uni national antijaponais et exprima son adhésion totale à toutes les mesures prises pour l’élargir et à l’orientation générale du «Programme en dix points de l’Association pour la restauration de la patrie». Il signala que celle-ci était une organisation d’une importance inouïe, qui, par ses buts élevés et universels et l’étendue des forces sociales qu’elle se proposait de rassembler, différait fondamentalement des autres organisations nationalistes précédentes, telles que les associations Singan et Kunu, produits de la collaboration de la gauche et de la droite.

    Cependant, son soutien ne s’étendit pas à toutes les mesures et orientations que j’avais définies. Par exemple, il n’abondait pas dans mon sens en ce qui concernait l’appellation de l’Association pour la restauration de la patrie et certains articles de son programme.

    «Je crois fermement, fit-il notamment, que le but final des communistes est l’édification de la société communiste, bien qu’ils combattent pour le moment pour la libération nationale. Et j’ai l’impression que l’appellation de cette association et son programme en dix points s’éloignent des impératifs du programme communiste et reculent jusqu’au nationalisme. On dirait, si j’ose dire, que le programme maximum est abandonné au profit du programme minimum...»

    Probablement, Pak Tal craignait de me voir accusé plus tard d’avoir renoncé à l’objectif maximum de notre mouvement pour adopter une position opportuniste, d’avoir préféré des démarches réformistes à la lutte active. Sans doute, il était prisonnier de la manière de penser dogmatique dont avait souffert initialement le «Vieux à la pipe».

    Je dus lui expliquer: «La révolution n’est pas accomplie par quelques communistes. Le triomphe de notre révolution nécessite la mobilisation des masses de toutes les couches sociales. Comme vous le savez bien, ce ne sont pas seulement les ouvriers, les paysans et les communistes, mais la nation tout entière, qui sont opprimés sous la domination coloniale japonaise. Cela étant, il faut rallier au front uni national antijaponais toutes les forces intéressées à l’indépendance de la Corée. Vous n’êtes pas d’accord avec l’appellation de l’Association pour la restauration de la patrie, qui correspond pourtant tout à fait à ce qu’elle doit être pour intéresser toutes les couches sociales. Certains jugent obligatoire d’utiliser les termes “révolution”, “rouge” pour baptiser une organisation. C’est une manifestation de gauchisme. En employant le mot “patrie” pour appeler l’organisation pan-nationale du front uni, j’ai voulu clarifier les choses en expliquant qu’elle n’est pas limitée à une classe ou à une couche sociale déterminées mais qu’elle est destinée à la nation tout entière.»

    Pak Tal me parla également des activités clandestines des gens de Songjin, de Haksong, de Kilju, de Tanchon et de Pukchong avec qui il avait eu de multiples rendez-vous pour procéder à un échange d’expériences. Or, il trouvait leur façon d’agir grossière et malavisée. Par exemple, à Songjin, le jour de la fête Tano (le 5e jour du 5e mois lunaire –NDLR), les paysans syndiqués s’asseyaient en ligne, la tête entourée d’un ruban rouge, parmi la masse des spectateurs assistant au combat de la lutte coréenne organisée pour célébrer cette date. C’était pour se distinguer de ceux non organisés. Et si le lutteur qui les représentait perdait la partie, ils en choisissaient parmi eux-mêmes un autre pour défier l’adversaire. Si leur lutteur n’avait toujours pas gain de cause, ils provoquaient un litige pour démontrer la force du syndicat paysan rouge. C’était l’occasion pour les policiers en civil occupant les places d’honneur de repérer les dirigeants du syndicat paysan, puis d’arrêter ses éléments d’élite ou de dépister les organisations clandestines.

    En ce temps-là, dans certaines régions, des erreurs gauchistes étaient commises aussi en ce qui concerne le Hyanggyo (l’école dispensant l’enseignement confucianiste –NDLR) de nature féodale, dirigée par les personnalités influentes locales et qui faisait des offrandes à Confucius. On y organisait des cérémonies d’attribution de titres honorifiques tels que ceux de chef des pensionnaires et de sous-directeur d’école. D’autre part, là-bas, en guise de salutation, on s’appelait mutuellement chef des pensionnaires ou sous-directeur d’école en signe de respect. Il est vrai que cette exaltation de la morale féodale confucianiste n’était pas à encourager, mais il ne fallait pas pour autant la combattre ouvertement ou essayer de la supprimer d’un seul coup.

    Or, certains jeunes contaminés par le gauchisme se permettaient la folie de brûler ou de déchirer le chapeau de chef des pensionnaires de leurs grands-pères, en prétendant combattre la féodalité. Ils n’y gagnaient que la honte de se voir flanquer une bonne volée de pipe par les vieux, qui faisaient du chahut, criant que ces bandes de jeunes du parti communiste étaient des voyous ignorant même les Trois principes et les cinq points moraux et n’ayant aucun respect pour les personnes âgées.

    Ces malentendus ne profitaient qu’aux impérialistes japonais. Ceux-ci faisaient participer le sous-préfet à la cérémonie d’offrandes à Confucius organisée au Hyanggyo et l’invitaient à s’incliner. Les communistes se conduisent mal envers leurs grands-pères, mais les fonctionnaires japonais, non, disaient les Japonais. Telle était la ruse de l’ennemi qui se servait des organisations locales du Hyanggyo pour combattre les forces communistes.

    «Je vous le répète, remarquai-je, donner à une organisation une appellation contenant des termes sonnants comme “rouge”, “révolution”, etc., n’aide pas à la réussite de son travail ni ne lui confère spontanément un caractère révolutionnaire. L’organisation de l’Association pour la restauration de la patrie peut s’appeler différemment d’une région à l’autre suivant la situation qui y prévaut et la prise de conscience des masses. Par exemple, selon la situation qui règne, on organisera un syndicat ouvrier, un syndicat paysan et une union de la jeunesse anti-impérialiste ou une union de la jeunesse communiste. Selon mes informations, beaucoup de gens font partie de l’association Jinhung, à la solde de l’ennemi, organisée dans diverses régions de la Corée. Pour gagner les masses issues de toutes les couches sociales, il convient de pénétrer dans une telle organisation. Si l’on parvient à transformer les adhérents de cette organisation en révolutionnaires, on pourra modifier petit à petit sa nature conformément à l’esprit de la Déclaration constitutive de l’Association pour la restauration de la patrie. L’important, c’est le fond, et non pas l’aspect extérieur. Si une organisation peut aider notre révolution, inutile de s’embarrasser des questions d’appellation.

    –Ce que vous dites me fait entrevoir des insuffisances dans notre mode de lutte», fit-il, l’air de se repentir.

    En effet, Pak Tal m’aida à découvrir les défauts et les restrictions du mode de pensée des combattants à l’intérieur de la Corée. La plus grande erreur commise par eux dans la pensée et la pratique se ramenait à une interprétation dogmatique du mouvement nationaliste et du mouvement communiste. S’ils rejetaient et méprisaient le mouvement nationaliste en général, c’était dû à la déviation gauchiste commise par les pseudo-communistes et par les exégètes du marxisme-léninisme qui l’ingurgitaient en bloc sans chercher à l’assimiler correctement.

    Je fis remarquer de nouveau que la libération nationale était la plus grande œuvre qui soit pour les communistes coréens, qu’un mouvement communiste séparé de la nation était inconcevable et ne serait d’aucune utilité.

    «La notion de la nation telle que nous l’employons comprend non seulement les ouvriers et les paysans mais tous ceux qui sont attachés à la nation, au travail créateur et à l’avenir de la patrie qui sera libérée, quelle que soit leur origine sociale. C’est là le critère à suivre pour mobiliser la nation et admettre les gens dans l’Association pour la restauration de la patrie. Nous devons nous en tenir à ce critère pour mobiliser tous ceux qui peuvent combattre pour la liberté et l’indépendance de la Corée. La mobilisation de la nation tout entière, avec l’idée que la nation doit et peut obtenir son indépendance par ses propres moyens et sans l’intervention des forces étrangères, est le seul moyen de sauver la Corée en danger de mort.»

    Pak Tal lui-même avait péché souvent par dogmatisme dans la théorie et la pratique. Il eut le courage de le reconnaître et d’accepter humblement mon point de vue.

    Je lui proposai d’affilier le Comité d’action de Kapsan à l’Association pour la restauration de la patrie et de changer son appellation en le baptisant Union coréenne pour la libération nationale. Il accepta de bon cœur.

    Lui et moi, nous délibérâmes longuement des tâches que l’Union coréenne pour la libération nationale avait à réaliser pour étendre en Corée le réseau de l’Association pour la restauration de la patrie ainsi que des moyens précis d’y parvenir. L’entretien se déroulait parfois au dehors, autour d’un feu de bivouac. Bref, pendant son séjour au camp secret, nous fîmes, lui et moi, un tour d’horizon, discutant notamment de problèmes tels que l’extension des organisations du parti à l’intérieur de la Corée, l’assistance accordée à l’Armée révolutionnaire populaire coréenne, l’infiltration des administrations ennemies, la sécurité des révolutionnaires militant à l’intérieur du pays, ainsi que le lieu, le mode des contacts, le choix de l’agent et le mot de passe à utiliser pour la future liaison. Et sur toutes les questions discutées nous parvînmes à une identité parfaite de vues.

    Au contact de Pak Tal, sa franchise, sa simplicité et son attitude sérieuse à l’égard de la révolution ont produit sur moi la plus vive impression. Il était de ceux qui n’hésitent pas à appeler les choses par leur nom. Souvent, certains expriment leur approbation pour des choses qu’ils désapprouvent pourtant en leur for intérieur, parce qu’ils se guident sur l’humeur de leur interlocuteur et les circonstances. Il faudrait que chacun ait la détermination et le courage de dire la vérité, quitte à choquer son interlocuteur, et n’hésite pas à appeler noir ce qui est noir, blanc ce qui est blanc. Cependant, il y a des cas où il n’en est pas ainsi. Celui qui qualifie le blanc de noir et le noir de blanc, en suivant l’humeur de son supérieur, et parle différemment en fonction du changement de conjoncture pour lui complaire n’est pas un fidèle, mais un félon. La vérité ne sort pas de la bouche des infidèles.

    Pak Tal, lui, avait la franchise de dire qu’il n’aimait pas ce qu’il n’aimait pas. Cette qualité m’avait entièrement subjugué. Je pense que le charme n’est pas le produit de quelque chose de compliqué, de splendide, de verbeux, de criard. La simplicité, le naturel, la modestie et la franchise, voilà ce qui fait le charme de l’être humain.

    Jong Jun Thaek, premier président en date du Comité national de la planification dans le gouvernement de notre République, était lui aussi un intellectuel issu d’une famille petite-bourgeoise. De temps en temps, il était persécuté par les fractionnistes; cela ne l’empêchait pas de me dire toujours la vérité. Il me présentait comme réalisable ce qu’il estimait possible dans l’application de la politique économique, et jamais il n’affirmait réalisable ce qui ne l’était pas. Par exemple, s’il craignait qu’un compte rendu inexact ne m’informe mal des indices réels de production, il attendait quatre ou cinq heures près de mon bureau avant de me rapporter l’état de choses tel qu’il se présentait en vérité. Cette aide m’a permis de me tenir toujours au courant de l’ensemble de la vie économique nationale et de diriger correctement les affaires économiques.

    Dans l’antiquité, dit-on, la promotion aux dignités se faisait d’après trois critères: premièrement, il fallait être de haute naissance; deuxièmement, il fallait avoir une physionomie agréable; troisièmement, un langage doux. Ceci dit, il était difficile pour ceux qui étaient d’origine humble, de petite taille et taciturnes d’être admis au concours des fonctionnaires, quelle que fût leur compétence.

    Mon grand-père maternel disait:

    «Il faut choisir l’homme d’après sa compétence et ses qualités morales, plutôt que d’après son origine sociale, sa fortune, sa physionomie ou son langage.»

    En m’entretenant avec Pak Tal, je me remémorai spontanément cet enseignement de mon grand-père maternel. Simple et naïf extérieurement, il n’en était pas moins ferme, droit, franc, sincère, loyal, naturel. Selon l’expression en usage de nos jours, c’était un homme dont le souvenir reste dans les cœurs.

    Avant de me quitter, Pak Tal m’assura:

    «Général, soyez certain que je partagerai votre volonté et me consacrerai corps et âme à la libération de la patrie. Et soyez sans inquiétude pour le Comité d’action du parti à l’intérieur du pays et l’Union coréenne pour la libération nationale.»

    Il n’oublia pas d’acheter au village où habitait Ri Je Sun une charrette de soja produit en Mandchourie, qu’il distribua aux policiers comme il le leur avait promis.

    En janvier 1937, les dirigeants du Comité d’action de Kapsan se réunirent sous la présidence de Pak Tal pour transformer leur organisation en Union coréenne pour la libération nationale et adopter pour cette union le «Programme en dix points de l’Association pour la restauration de la patrie». Parallèlement, ils délibérèrent des mesures nécessaires pour appliquer la ligne de front uni national antijaponais.

    Tout un ensemble de problèmes pratiques à régler dans l’immédiat furent examinés alors tels que l’extension du réseau de l’Union de la région de Kapsan à la province, voire au pays tout entier, la protection de l’organisation contre l’infiltration des tendances fractionnistes, la garde rigoureuse des secrets, la formation des adhérents et la publication de son organe.

    La transformation du Comité d’action de Kapsan en Union coréenne pour la libération nationale était un nouvel événement d’une portée historique dans les annales de l’Association pour la restauration de la patrie. L’Union coréenne pour la libération nationale devait être le point de départ pour l’extension du réseau de cette association à l’intérieur de la Corée.

    Depuis la transformation de leur organisation, la façon de penser et les méthodes de travail des communistes militant dans la région de Kapsan connurent de profonds changements.

    Ils publièrent dans le Hwajonmin (cultivateur sur brûlis–NDLR), organe de leur union, distribué aux organisations locales, des articles propageant notre ligne de conduite. La ligne de conduite et les orientations à suivre que nous avions définies étaient transmises promptement à Kapsan et ailleurs dans les provinces du Hamgyong du Nord et du Sud; les organisations locales de l’ARP grossirent rapidement. Les flammes de la lutte antijaponaise s’avivaient plus que jamais.

    Mai 1937, je revis Pak Tal. A la suite de la progression de la troupe de Choe Hyon vers la région de Musan, une situation alarmante était intervenue dans la région de Kapsan. La garde frontière s’était resserrée de façon à ne rien laisser passer librement.

    Toutefois, Pak Tal fut assez habile pour séduire la police et quitta son village tout à fait légalement pour venir me voir.

    Lui et moi, nous nous entretînmes de longues heures de la situation régnant à l’intérieur de la Corée et des résultats de son travail.

    Son rapport sur ses activités à l’intérieur de la Corée nous donna satisfaction à tous. Le travail pour étendre le réseau des organisations de l’Association pour la restauration de la patrie progressait à un rythme rapide, dû au dynamisme des combattants d’avant-garde de l’Union coréenne pour la libération nationale, cette association s’implantant non seulement à Kapsan et ailleurs dans l’actuelle province du Ryanggang, mais également au loin, dans les régions importantes de la côte est, telles que Songjin, Kilju, Tanchon et Hongwon. Les méthodes de lutte employées s’étaient considé-rablement perfectionnées.

    Je lui montrai deux mitrailleuses légères saisies dans un combat. Comme je le revois encore rayonner de joie, en les caressant!

    En causant avec les camarades militant à l’intérieur de la Corée, je découvris un défaut dans leur manière de voir les choses: ils se limitaient au cadre national étroit du mouvement révolutionnaire, qu’ils n’étaient pas capables de considérer en fonction de la conjoncture internationale. C’est pourquoi je consacrai de longues heures à les aider à élargir leur horizon pour qu’ils puissent comprendre la Révolution coréenne dans ses rapports avec son cadre international, et notamment avec l’Internationale communiste, le Parti communiste chinois, le Parti communiste japonais et autres organisations et les événements qui intervenaient dans le monde. C’était d’ailleurs indispensable pour accroître l’efficacité de leur travail à l’intérieur de la Corée.

    A l’époque, la situation internationale changeait à vue d’œil.

    Le continent européen était chauffé à blanc par la guerre civile en Espagne, alors que toute l’Afrique était remuée par l’occupation de l’Ethiopie par l’Italie. D’un certain point de vue, cette occupation posait des problèmes plus graves que la guerre civile en Espagne. Alors que celle-ci n’était qu’un événement interne à un pays malgré sa dimension internationale, l’occupation de l’Ethiopie constituait l’agression d’une grande puissance contre un petit pays. Et, ce qui était grave, c’était que l’Angleterre et la France, appelées pourtant grandes puissances, avaient encouragé cette attaque armée, et surtout que la Société des Nations n’avait pris aucune mesure efficace pour la prévenir, abandonnant ainsi l’Ethiopie à son sort de nation agressée.

    L’invasion de la Mandchourie par le Japon et la naissance du régime nazi en Allemagne étaient le cadre international qui avait permis à l’Italie de se livrer à un acte d’agression brutal et perfide. A peine parvenu au pouvoir, Hitler s’était attelé à l’édification d’un grand Reich. Si les Etats-Unis, la Grande-Bretagne, la France et autres puissances capitalistes s’inquiétaient de l’apparition du régime hitlérien, cela ne les empêchait pas moins de sympathiser avec la politique anticommuniste de l’Allemagne. Ils l’avaient tolérée, pensant faire des forces armées allemandes un rempart contre le communisme. Cela encouragea l’Allemagne fasciste, qui annexa, en janvier 1935, la Sarre et, en mars de la même année, abolit toutes les limitations imposées par le Traité de Versailles aux forces armées allemandes. Ce traité obligeait l’Allemagne à verser de grosses indemnités de guerre et lui interdisait de disposer d’effectifs militaires supérieurs à 100 000 hommes, de navires de guerre de plus de 1 000 tonnes sans parler des chars de combat et des avions. En annulant unilatéralement ces clauses, l’Allemagne hitlérienne publia la «Loi sur l’organisation de l’armée nationale», prévoyant le service militaire obligatoire et la création d’une armée permanente comptant 36 divisions et 550 000 hommes. Göring proclama la fondation formelle de l’armée de l’air allemande. Tous ces agissements de l’Allemagne nazie avaient incité et encouragé l’Italie à l’agression ouverte.

    Pour se ménager un prétexte favorable à l’invasion prévue, l’Italie avait provoqué divers conflits militaires contre l’Ethiopie.

    Face à la situation urgente caractérisée par les préparatifs accélérés de l’Italie pour une attaque armée d’envergure contre elle, l’Ethiopie saisit la Société des Nations, dont elle était membre. Pourtant, la Société des Nations fit la sourde oreille. La Grande-Bretagne et la France, qui occupaient alors une position importante dans cette organisation, ne voulaient pas contrarier l’Italie pour un problème colonial qui ne pouvait guère porter atteinte à leurs intérêts. L’Ethiopie ne cessa de demander l’arbitrage de la Société des Nations. Du reste, on raconte qu’à la session de l’Assemblée générale de la Société des Nations siégeant à Genève l’empereur d’Ethiopie avait imploré, les larmes aux yeux, que l’on vienne au secours de son pays. L’Ethiopie adressa une note aux Etats-Unis, qui n’étaient pas membre de la Société des Nations, pour leur demander d’exercer leur influence sur cette organisation, mais ils refusèrent d’intervenir, fidèles à leur politique isolationniste, et notamment à leur «Loi sur la neutralité».

    En octobre 1935, l’Italie attaqua l’Ethiopie sans déclaration de guerre.

    Malgré la résistance acharnée de son armée et de son peuple, celle-ci fut vaincue.

    La Société des Nations n’appliqua à l’encontre de l’Italie aucune sanction efficace; elle garda le silence sur les fournitures d’armes de l’Angleterre et de la France à l’Italie tout en proclamant des sanctions économiques pour la forme. Il était impossible qu’elle oubliât ses amis.

    La Société des Nations vit son prestige réduit à néant.

    Il n’y avait rien d’étonnant à ce qu’elle prît le parti des forts, elle qui avait toujours servi d’instrument d’agression aux puissances impérialistes. Dès sa fondation, elle avait publiquement soutenu la redistribution des colonies sous forme de «répartition des territoires sous mandat» et appliqué une politique ouvertement antisoviétique. Le monde entier garde encore le souvenir du cynisme avec lequel cette organisation a pris fait et cause pour les impérialistes japonais qui perpétraient une agression contre la Mandchourie. Bien plus, elle s’avéra incapable de s’opposer à l’occupation de la Sarre par l’Allemagne fasciste et à l’intervention armée de celle-ci et de l’Italie contre l’Espagne. Elle ne publia même pas une déclaration pour dénoncer ces agressions. La Société des Nations, pourtant appelée à maintenir la paix dans le monde, ferma également les yeux sur l’agression de l’Allemagne contre l’Autriche et la Tchécoslovaquie, agression qu’elle encourageait ainsi en réalité.

    L’évolution rapide de la situation internationale caractérisée par le renforcement du despotisme des forces fascistes et militaristes et l’impuissance de la Société des Nations montraient aux communistes qu’ils devaient nécessairement mener la lutte pour la libération nationale en toute indépendance et en s’appuyant sur les forces nationales.

    Quand je rencontrai de nouveau Pak Tal, l’agression de l’impérialisme japonais contre la Chine intérieure n’était qu’une question de temps.

    Les «Evénements de Huabei (Chine du Nord – NDLR)» avaient placé Huabei sous la férule de l’impérialisme japonais.

    Depuis, celui-ci impulsait davantage l’extension des armements et les préparatifs de guerre. En août 1936, le cabinet Hirota définissait sa politique fondamentale: le Japon doit assurer sa position en Asie de l’Est et progresser vers les îles du Pacifique du Sud. C’était un des plans de mobilisation de ses forces armées visant d’abord à envahir toute la Chine et à marcher vers le Nord pour combattre l’Union soviétique, puis, le moment venu, à marcher vers le Sud.

    L’air sérieux, Pak Tal et autres communistes militant à l’intérieur de la Corée acceptèrent mon analyse de la situation internationale.

    Je leur parlai de la guerre que déclencheraient certainement sous peu les impérialistes japonais contre la Chine, puis je leur enjoignis de rassembler en conséquence toutes les forces antijaponaises et de tirer parti de la situation créée pour intensifier la lutte contre le Japon.

    «Le Japon se livre à des agissements suspects. Tôt ou tard, il provoquera une autre guerre en Chine, de plus grande envergure encore. Cela créera une conjoncture favorable à notre lutte. Evidemment, il renforcera sa spoliation et son oppression pour mener sa guerre. Toujours est-il que d’innombrables lacunes apparaîtront sur ses arrières. Plus le Japon élargira son front, plus nous aurons de marge de liberté pour opérer sur une vaste étendue de territoire. C’est pourquoi, camarade Pak Tal, vous devrez vous préparer judicieusement à faire face à la situation nouvelle.

    «Je vous prie également de faire jouer l’Union coréenne pour la libération nationale pour rassembler toujours plus de forces antijaponaises et préparer minutieusement une révolte.»

    A Pak Tal, je confiai aussi une tâche spéciale: m’envoyer un plan du bourg de Pochonbo et me rapporter en détail l’état de la garde frontière de l’impérialisme japonais. Pak Tal accomplira de façon responsable cette mission. Le plan et les renseignements qu’il m’enverra contribueront grandement à notre victoire de Pochonbo.

    Le sixième jour depuis cette victoire j’expédiai un agent de liaison pour convoquer Pak Tal. Malheureusement, je ne pus le revoir parce que je dus alors me précipiter vers Jiansanfeng à la tête de ma troupe. Après notre attaque foudroyante de Pochonbo, le gouvernement général japonais en Corée s’était réuni à la hâte pour préparer une offensive «punitive» d’envergure contre nous: à cet effet, il rassemblait le 74e régiment de Hamhung, les troupes japonaises stationnant dans le district de Changbai et des effectifs de la police de Corée.

    En juillet de la même année, je convoquai de nouveau Pak Tal. Hélas! il avait été arrêté, et, cette fois encore, notre projet d’entrevue échoua. En échange, Ri Pyong Son vint me voir, apportant la nouvelle de l’arrestation de Pak Tal, et me fit un rapport sur le mouvement révolutionnaire en Corée.

    En retour, je lui demandai d’aménager une filière pour que je puisse prendre contact avec les communistes militant à Myongchon et à Songjin. Je le mis au courant d’une nouvelle mission: organiser des troupes de producteurs-partisans en Corée.

    Ce n’est que plus tard que cette tâche fut confiée à Pak Tal, à sa libération de la maison d’arrêt.

    Selon mes informations, vers juin 1938, Pak Tal erra plus d’un mois durant à ma recherche dans la forêt des alentours de Changbai afin de me consulter au sujet des mesures à prendre pour reconstituer les organisations clandestines en Corée qui étaient en butte au regain de répression ennemie.

    C’est ce que j’apprendrai beaucoup plus tard, car j’opérais alors à Linjiang et à Mengjiang.

    La police japonaise se mettait en quatre pour arrêter Pak Tal et autres éléments du noyau de l’Union coréenne pour la libération nationale. Choe Ryong, chef policier coréen au commissariat de police de Hyesan, mobilisait ses agents de police en civil, le corps d’autodéfense, voire l’équipe de sapeurs-pompiers pour rechercher Pak Tal.

    Celui-ci et Kim Chol Ok furent arrêtés respectivement en septembre et en octobre 1938, trahis par Kim Chang Yong, cousin de Kim Chol Ok, qui avait tourné casaque. Par la suite, Ri Ryong Sul (Ri Kyong Bong), lui aussi, tomba dans le filet.

    Les bourreaux infligèrent à Pak Tal des tortures inimaginables. L’ennemi essaya de lui arracher des renseignements sur l’endroit où je me trouvais et la liste des membres de l’Union coréenne pour la libération nationale. Cependant, rien ne put soumettre cet homme à la volonté de fer. L’ennemi le condamna d’abord à mort, puis, par manque de preuves, à la détention à vie.

    Les tortures ébranlèrent complètement sa santé. L’échine et les jambes furent cassées. Son esprit n’en resta pas moins aussi ferme qu’auparavant, n’admettant aucun compromis. Invalide, il survécut, comme par miracle, à sept ans de prison, sept ans d’épreuves impensables pour la nouvelle génération.

    Un jour après la libération du pays, j’appris la nouvelle que Pak Tal était sorti vivant de la prison de Sodaemun, à Séoul. Il avait quitté la prison, couché sur un brancard, et, pour le moment, il était soigné par sa femme à Séoul. Les médecins avaient diagnostiqué une myélite. Plus tard, le docteur Choe Ung Sok l’examina de nouveau et identifia une tuberculose médullaire. Le malade était soigné à l’hôpital de l’université de Séoul.

    J’expédiai à Séoul le chef du Bureau du Comité populaire provisoire de Corée du Nord pour amener Pak Tal à Pyongyang. Autrefois, ce gars, robuste, solide et vigoureux comme un bouleau, parcourait des dizaines de lieues en une nuit. Hélas! je voyais maintenant, devant moi, un infirme que l’on portait sur son dos, à l’aspect pitoyable, sans trace de ce qu’il avait été, les membres inférieurs paralysés, et n’ayant que la peau et les os. Son corps amaigri à l’extrême était si rabougri qu’il ressemblait à un poing.

    Et cependant, Pak Tal me serra dans ses bras et versa de chaudes larmes. «Je vous ai revu, dit-il alors, et je ne regretterai plus de mourir maintenant.» L’ayant examiné, les médecins le condamnèrent et aucun d’entre eux n’exprima un quelconque espoir. Dès le seuil de la prison la mort avait suivi Pak Tal comme son ombre.

    Je logeai Pak Tal près de chez moi, et je pris des mesures minutieuses pour le soigner et le sauver. Je fis amener tous les médicaments censés efficaces pour lui et tous les médecins renommés pour qu’ils le soignent. Le matin et le soir, en allant à mon bureau et en rentrant, je lui rendais visite. Une certaine année, on me parla d’une bonne vache à lait qui se trouvait à Usanjang, localité faisant partie de la ville de Nampho: je fis amener cette vache à Pyongyang pour qu’on la traie et qu’on serve le lait à Pak Tal. Après la grande guerre de trois ans que l’on connaît, je fis aménager spécialement un local appelé «résidence de Pak Tal» dans la maison de repos de Juul pour le soigner. Chaque fois qu’il y séjournait, j’y faisais transporter par avion de Pyongyang ses légumes préférés.

    «Il faut que je guérisse bientôt pour aider le Général dans son travail...» murmurait-il tout le temps sur son lit de malade, exprimant sa constante inquiétude.

    Il faisait l’impossible pour recouvrer la santé. Malheureusement, malgré les soins dévoués de l’équipe médicale, sa maladie ne fit qu’empirer.

    Or, chose étonnante, tout cloué au lit qu’il fût, il ne cessait de se préoccuper de servir le Parti et la révolution.

    C’était en 1949, si j’ai bonne mémoire. Pendant qu’il séjournait dans la maison de repos d’Usanjang, Pak Tal apprit que les pommes des vergers des alentours commençaient à être rongées par les insectes parce qu’elles n’étaient pas protégées comme il le fallait. Il persuada alors les députés d’origine sud-coréenne de l’Assemblée populaire suprême de séjour dans la même maison de repos et le personnel de l’établissement de fabriquer des enveloppes pour les pommes. Quant à lui, couché sur son lit, il se mit à en fabriquer sur une planche posée sur sa poitrine.

    Voici une autre histoire le concernant, qui se passait à Juul, après la guerre.

    Pak Tal, sur le tricycle que je lui avais envoyé, se rendit dans la campagne voisine. Il y constata qu’on n’avait pas semé la variété de riz qu’avait indiquée notre Parti, d’où les nombreux grains vides qu’on trouvait sur les épis. Il m’envoya une enveloppe dans laquelle il avait mis des épis de riz portant de nombreux grains vides, me rapportant que la politique agricole du Parti n’était pas appliquée correctement.

    Ayant reçu ce rapport, je critiquai les cadres locaux concernés lors d’une réunion. Je leur reprochai leur négligence, en disant notamment que l’invalide cloué au lit Pak Tal se sentait si affligé par la mauvaise application de la politique du Parti, qu’il en mettait au courant le Comité Central de notre Parti. Plus tard, dit-on, le président du comité du Parti de la province du Hamgyong du Nord alla voir Pak Tal pour faire son autocritique devant lui.

    Dès qu’il comprit qu’il ne pourrait jamais recouvrer la santé et qu’il ne lui restait que peu de temps à vivre, il se mit, rivé au lit, à écrire des livres pouvant contribuer à l’éducation de la jeunesse.

    A peine au courant, j’allai le voir pour le dissuader de se surmener à une telle tâche.

    Il me dit alors, en prenant ma main: «Si je vis encore, c’est grâce à vous, cher Général. Et je ne pourrai vivre plus longtemps encore, l’âme tranquille, que si je fais quelque chose qui puisse servir à la révolution. J’ai été arrêté par la police japonaise sans avoir eu le temps de m’acquitter de mon devoir de membre du Comité d’action du parti à l’intérieur du pays et de responsable de l’Union coréenne pour la libération nationale. Et me voilà maintenant un homme fini vivant aux dépens de l’Etat. Cependant, je désire achever la mission révolutionnaire que j’ai reçue autrefois de vous, et je voudrais y consacrer ce qui me reste de forces. Je vous en prie, ne m’en empêchez pas.

    «Même devenu aveugle, Ostrovski a écrit des romans pour la révolution. Pourquoi n’écrirais-je pas, moi qui ai de bons yeux en plus? Sans doute n’ai-je pas assez de talent pour écrire des chefs-d’œuvre.»

    Grâce à l’assistance du personnel médical autant que de sa fidèle épouse, Hyon Kum Son, qui était tout le temps aux petits soins pour lui et était son infirmière au vrai sens du terme, Pak Tal commença à écrire ses souvenirs: La patrie est plus précieuse que la vie de chacun et son roman autobiographique: L’Aurore. Ce dernier dépeignait le combat des communistes de la région de Kapsan à l’époque de la Lutte révolutionnaire antijaponaise. Chaque phrase de ces livres, qu’il avait écrite mot par mot avec le sang coulant dans son cœur, galvanisa les lecteurs par la fidélité ardente à la révolution qu’elle exprimait.

    Bon nombre de lecteurs lui écrivirent soit pour lui faire part de leurs impressions soit pour le remercier. Encouragé par les lettres des lecteurs, pour qui ses livres étaient de véritables compagnons de route dans leur vie, Pak Tal écrivit divers autres livres l’un après l’autre.

    Un jour, il mesura son lit avec une règle et nota les chiffres sur du papier. Ensuite, il montra la feuille à sa femme, lui demandant de faire fabriquer une table aux mesures indiquées. C’est, dit-il, pour l’installer au-dessus et en travers de son lit et écrire dessus.

    Quelques jours après, le menuisier lui apporta une table soigneusement taillée.

    En caressant de ses deux mains les pieds de la table, Pak Tal dit alors à sa femme:

    «Quel travail de maître! Ma chérie, garde bien cette table. Je vais me reposer un peu, puis j’écrirai dessus.»

    Or, il ne put jamais écrire sur cette table. Son cœur qui battait de l’ardeur de se dévouer au Parti, à la révolution, à la patrie et au peuple s’était arrêté. A la nouvelle de sa disparition, une vive douleur s’empara de tout le pays.

    Je convoquai chez Pak Tal lui-même la réunion du Comité permanent du Comité Central du Parti, chose sans pareille dans l’histoire, pour adopter la décision de lui faire des funérailles nationales.

    Je suivis de près le cercueil contenant sa dépouille. Le regret de ne pas l’avoir accompagné jusqu’au loin quand nous nous étions séparés au mont Paektu m’obsédait toujours, et je désirais l’accompagner ne fût-ce qu’au moment du dernier adieu. Je pleurai alors tant que mon mouchoir était trempé de larmes. Comme cela m’était arrivé à la mort de Kim Chaek17, je ne pus manger. Mon affliction aurait été moindre si j’avais vu Pak Tal marcher une seule fois sur le sol de notre patrie libre.

    Plus tard, je fis remettre dans son état initial la maison de la commune d’Unhung, arrondissement de Pochon, qu’il avait habitée avant la libération du pays et ériger un buste en bronze à sa mémoire dans la cour de la demeure. C’est sans doute le premier buste de bronze érigé dans notre pays à la mémoire d’un révolutionnaire.

    Pak Tal était un combattant qui, jusqu’au dernier moment de sa vie, ne se laissa jamais ébranler dans son action pour la révolution, bien qu’il ait perdu ses ailes dans la lutte.

    En effet, il fut un représentant, digne de ce nom, des révolutionnaires militant à l’intérieur de la Corée, celui qui unifia pour la première fois la Lutte armée antijaponaise et la révolution à l’intérieur de la Corée depuis le transfert de l’Armée révolutionnaire populaire coréenne au mont Paektu; il fut aussi notre envoyé plénipotentiaire à l’intérieur de la Corée, ayant travaillé et peiné plus que quiconque pour nous-mêmes. C’est grâce aux combattants comme Pak Tal que nous pûmes, en peu de temps, au lendemain de la Libération, alors qu’une situation complexe prévalait dans le pays, fonder notre Parti et édifier un Etat indépendant, souverain, riche et puissant.

    

    

    

    2. Le Comité d’action du parti

    à l’intérieur du pays

    

    

    Les révolutionnaires coréens n’avaient jamais cessé d’aspirer à avoir un parti communiste autonome; la jeune génération de communistes en avait fait une de ses tâches stratégiques fondamentales dès le début de la Lutte révolutionnaire antijaponaise.

    Tout au long de notre lutte armée, nous avons suivi à cet effet une orientation indépendante: ramifier et renforcer les organisations de base du futur parti en y admettant les meilleurs éléments d’avant-garde, formés et endurcis dans la pratique révolutionnaire.

    L’Armée révolutionnaire populaire coréenne (ARPC), moteur principal de la révolution antijaponaise, était devenue la force dirigeante de l’édification du parti; à ce titre, il lui incombait de jeter les bases organisationnelles et idéologiques de sa fondation. Le rôle dirigeant du comité du parti de l’ARPC grandissant, l’édification du parti avait progressé à vive allure, stimulant politiquement la lutte armée, d’une part, et, de l’autre, rendant toujours plus efficace la direction de celle-ci par le parti, consolidant sa base de masse et donnant une impulsion irrésistible à l’ensemble de la Révolution coréenne, axée sur cette lutte armée.

    Dès la seconde moitié des années 1930, le travail de mise sur pied des organisations du futur parti entrepris par l’avant-garde communiste – les combattants de la Lutte armée antijaponaise – s’est inscrit dans le courant principal du mouvement communiste coréen, où il représentait incontestablement la ligne orthodoxe.

    Pour édifier notre parti, nous avons dû dès le début suivre un chemin épineux, en raison des particularités de notre révolution et des multiples difficultés qu’elles nous créaient.

    Les souffrances étaient le lot des communistes coréens, obligés de payer cher cette œuvre, en faisant un long détour pour parvenir à un objectif que les autres atteignaient moins difficilement. En plus des difficultés communes auxquelles les résistants des pays colonisés se heurtaient lors de la fondation de leur parti, nous avons eu à en affronter d’autres, consécutives à notre situation particulière d’exilés.

    Comme je l’ai dit plus haut, en 1928, l’Internationale communiste avait cessé de reconnaître le Parti communiste coréen et ordonné de le réorganiser, tout en demandant aux communistes coréens résidant en Mandchourie et au Japon d’entrer dans les partis de ces pays respectifs, conformément au principe: un seul parti par pays.

    Les uns avaient accepté cela comme une chose inévitable pour les communistes coréens et avaient choisi la voie passive, en se conformant aux circonstances et en adhérant au parti étranger pour attendre le moment convenable, alors que d’autres, mécontents de l’attitude subjectiviste de l’Internationale communiste, avaient, contrairement à ses directives, continué à militer momentanément en dehors du parti du pays où ils résidaient. Pourtant, désavantagés par le caractère sporadique et routinier de leur activité, ils n’avaient pas tardé à y renoncer.

    Il peut arriver que les communistes fassent partie temporairement d’un parti étranger. Le mouvement communiste s’inscrit dans le cadre international, et pas seulement national, car il implique la solidarité de classe; il n’est pas étrange que des militants de ce mouvement passent outre à leur nationalité et adhèrent pour un temps à un parti étranger.

    Lorsque l’Internationale communiste siégeait à Moscou, un grand nombre de dirigeants de parti communiste et d’exilés politiques étrangers qui y demeuraient militaient, étant inscrits temporairement au Parti communiste de l’Union soviétique sans pourtant renoncer à être membres de leurs propres partis.

    Le mal, c’était que l’Internationale communiste avait placé les communistes coréens dans un état humiliant en les privant de leur organisation-mère et en les obligeant à vivre sous le toit d’autrui.

    C’est pour cette raison que nous avions trouvé injuste dès le début l’attitude de l’IC. Pourtant, nous ne nous en inquiétâmes pas outre mesure, ni ne nous abandonnâmes au désespoir: il n’était pas question de désobéir ou de renoncer à notre lutte. Nous acceptâmes la décision de l’IC comme étant temporaire, et nous persévérâmes dans notre effort pour édifier par nous-mêmes un parti de type nouveau.

    Nous poussâmes nos préparatifs pour mettre sur pied un parti autonome en recherchant sans cesse les moyens qui correspondent à la fois à la réalité de notre révolution et au principe énoncé par l’IC. La création de la Société Konsol des camarades qui regroupait les éléments d’avant-garde de l’UAI (l’Union pour abattre l’impérialisme – NDLR) en était, peut-on affirmer, le point de départ.

    Cependant, dans la première moitié des années 1930 où le gros de l’ARPC opérait en Mandchourie de l’Est ou du Nord, notre effort pour édifier un parti n’atteignait guère l’intérieur de la Corée.

    Certes, dès cette époque-là, nous avions réussi à constituer quelques organisations de base du parti dans plusieurs régions riveraines du Tuman, comme Onsong et Jongsong. Cependant, la Mandchourie de l’Est restait le principal théâtre d’activités des communistes coréens de la nouvelle génération pour créer des organisations du parti. Tout en nous appliquant à renforcer le comité du parti de l’ARPC, nous ramifiâmes les organisations de notre futur parti en coopérant étroitement avec les organisations du parti des districts de Jiandao et formâmes les éléments d’avant-garde dont nous aurions besoin pour étendre le réseau du parti à l’intérieur de la Corée.

    A la Conférence de Donggang, tenue en mai 1936, nous concrétisâmes notre orientation en matière d’édification du parti définie lors de la Conférence de Nanhutou et discutâmes des mesures à prendre pour l’appliquer. Il fut alors question d’implanter les bases organisationnelles et idéologiques de la fondation du parti en Corée et, dans cette optique, de créer un Comité d’action du parti à l’intérieur du pays et de multiplier les organisations d’avant-garde du parti composées des meilleurs combattants révolutionnaires.

    Il fut alors souligné en substance: la mise en place des organisations du parti ne devait pas se limiter à l’armée de guérilla ou aux régions de la Chine du Nord-Est, les bases organisationnelles et idéologiques de la fondation du parti devant être jetées jusqu’au plus profond de la Corée; si jusque-là des organisations de base du parti n’avaient été mises sur pied que dans certaines régions de la Corée, régions frontières riveraines du Tuman, désormais on devrait en constituer dans de vastes régions de la Corée; la coordination des préparatifs de la fondation du parti en Corée nécessitait qu’on établisse un Comité d’action du parti à l’intérieur du pays.

    La création de ce comité était d’ailleurs indispensable pour rendre efficace la direction par le parti du mouvement en faveur du front uni national antijaponais qui gagnerait tout le territoire coréen.

    Pour constituer, conformément aux exigences de la réalité, ce comité dont l’importance de la mission était évidente, il nous fallait procéder à un échange de vues franc avec les communistes militant en Corée, ceux-ci devant être parfaitement au courant de la réalité nationale.

    La visite de Pak Tal dans notre camp secret fournit une bonne occasion d’avoir un tel échange de vues. Un des sujets principaux de notre entretien était la mise en place des organisations du parti.

    Après la discussion du problème de l’Association pour la restauration de la patrie (ARP), j’abordai le problème de la création des organisations du parti à l’intérieur de la Corée. Le dialogue, très sérieux, dura une demi-journée.

    J’avais parlé alors de mettre sur pied non seulement des organisations de l’ARP, mais aussi des organisations du parti communiste en Corée. A la grande surprise de mon interlocuteur qui se hâta de me demander de quel parti communiste il s’agissait.

    Je trouvai sa question logique. «Diable, se disait-il sans doute, n’en croyant pas ses oreilles, ose-t-il parler encore de créer des organisations du parti communiste dans un pays où un tel parti a cessé d’exister, où toute tentative de reconstruction du parti a éclaté comme des bulles de savon, où toute la peine et tout le zèle que les combattants avaient consacrés à cette cause se sont soldés par le souvenir atroce de la vie derrière les barreaux, où la loi a aboli depuis longtemps déjà la liberté d’association? Qu’est-ce qu’il chante?»

    Je répondis que ce serait un parti communiste à nous, un parti communiste coréen. Il revint alors à la charge:

    «Mais l’Internationale communiste, qu’en pense-t-elle? L’a-t-elle approuvé?

    –Qu’importe qu’elle l’approuve ou non, puisque c’est notre affaire à nous. Pourquoi nous faudrait-il absolument sa caution pour créer des organisations de notre parti dans notre pays?

    –Puisque le parti communiste de chaque pays est placé sous son contrôle en tant qu’une de ses sections, fit Pak, hochant la tête, l’air dubitatif, comment pourrions-nous nous permettre de créer les organisations de notre parti sans son approbation? Est-ce qu’elle tolérera cette liberté?

    –La révolution, dis-je, certain qu’il était l’esclave de la façon de penser dogmatique, est une entreprise volontaire, et jamais une chose qui se fait selon les directives ou l’approbation de quiconque. Dites-moi, camarade Pak Tal, est-ce que quelqu’un vous a forcé à faire la révolution? Est-ce que vous avez eu l’approbation de quelqu’un pour organiser le Comité d’action de Kapsan?

    –Ah, ça non.

    –Marx avait-il reçu l’approbation de quiconque lorsqu’il a fondé la Ligue des communistes? Et encore, Lénine, lorsqu’il a fondé le parti bolchevique?... –Interloqué, Pak resta sans réponse. Marx et Lénine ont fondé leurs partis sans l’approbation de personne. Pourquoi alors n’en ferions-nous pas autant? D’ailleurs, l’Internationale a assigné aux communistes coréens la tâche de reconstruire le parti dans ses thèses de décembre 1928. Qui oserait nous reprocher de créer des organisations de notre parti en Corée, puisque c’est justement ce qui est indiqué dans ces thèses? Même l’Internationale ne pourra nous le reprocher. Du reste, il ne s’agit là ni d’approbation ni de ratification. C’est une affaire relevant de la souveraineté des communistes coréens. C’est notre affaire à nous, et c’est à nous de nous en occuper, c’est tout. Pas besoin donc de demander aux autres des directives en ce qui concerne notre affaire. Les responsables de la Révolution coréenne, c’est nous-mêmes, n’est-il pas vrai?

    –J’étais vraiment bête, dit mon interlocuteur, avouant qu’il avait eu des œillères et soutenant notre point de vue et notre proposition. Au lieu de penser que nous sommes les responsables de la Révolution coréenne, je croyais que l’Internationale devait décider du sort de la révolution dans chaque pays. Mais, Général, les organisations du parti mises sur pied en Corée, à quelle instance appartiendront-elles? Et qui les dirigera?

    –Elles relèveront du comité du parti de l’Armée révolutionnaire populaire coréenne qui les dirigera. Etant donné la conjoncture spécifique, c’est-à-dire l’absence de parti communiste en Corée, ledit comité joue le rôle d’état-major, c’est-à-dire dirige l’ensemble de la Révolution coréenne. Le travail de ce comité du parti est parfaitement défendu par la force des armes. La domination barbare de l’impérialisme japonais s’appuyant sur la gendarmerie et la police a éliminé en Corée toutes les possibilités de reconstruction du parti. La plupart des militants qui avaient couru de tous côtés pour reconstituer le parti languissent en ce moment derrière les barreaux. Seul le comité du parti de l’ARPC, protégé par la force des armes, est hors d’atteinte de l’ennemi. Ceci explique les fonctions dirigeantes qu’il doit remplir à l’égard de l’ensemble de la Révolution coréenne. Le rôle d’état-major de la Révolution coréenne qui revient à cette organisation du parti de l’armée révolutionnaire est le corollaire du développement du mouvement communiste dans notre pays. L’histoire nous a assigné cette mission. Le Comité d’action du parti à l’intérieur du pays qui va être constitué jouira de la protection militaire de l’Armée révolutionnaire populaire coréenne.

    –Tout est clair maintenant.»

    Pak Tal esquissa un sourire.

    Notre entretien passa ensuite aux problèmes pratiques de l’organisation du Comité d’action du parti à l’intérieur du pays.

    Pak Tal commença également par me poser des questions. C’était certainement son habitude avant de se lancer dans un débat.

    «En Corée, on se dispute actuellement pour savoir s’il faut commencer par constituer le parti ou les organisations de masse. Le groupe de Hamhung donne la priorité à l’édification du parti, tandis que le groupe de Tanchon et celui de Hongwon s’obstinent à faire passer les organisations de masse avant le parti qu’on pourrait organiser à travers la pratique de la lutte.

    –Quel est votre avis, camarade Pak Tal?

    –Je ne suis pas fixé. Selon le bon sens, je dirais qu’il faut fonder d’abord le parti... Mais je n’en suis pas sûr.»

    A l’origine de la controverse, Pak Tal trouvait les thèses de Décembre de l’IC, intitulées Thèses sur les devoirs des paysans et des ouvriers coréens. Dans ce document, l’IC exigeait des communistes coréens qu’ils activent leur travail au sein des organisations d’ouvriers et de paysans, s’emploient à gagner à leur cause les combattants au sein des organisations de libération nationale, nouvelles et anciennes, telles que l’Association Singan, concentrent leur attention sur l’unité idéologique du parti, s’appliquent par tous les moyens à réorganiser au plus tôt le parti communiste en Corée, pour ensuite le renforcer et le développer. Or, interprétant mal ces thèses, certains communistes croyaient qu’elles proposaient de mettre sur pied à la fois le parti et les organisations de masse. D’où la confusion jetée dans les esprits.

    «A mon sens, expliquai-je, ce n’est pas un sujet de dispute. L’ordre des priorités dépend des conditions concrètes où l’on se trouve, et ne concerne pas les thèses de Décembre. Selon la situation qui prévaut localement, on pourra créer d’abord des organisations du parti, ou bien des organisations de masse. Là où il y a trois personnes qualifiées pour être admises au parti, on pourrait organiser immédiatement un groupe du parti communiste avec ce petit nombre; et au contraire, s’il n’y en a pas une seule, on pourrait constituer d’abord les organisations de masse et, ensuite, l’organisation du parti, après avoir formé des communistes dans ces organisations de masse. Il ne faut pas séparer artificiellement le parti des organisations de masse, car ils sont liés entre eux. N’oubliez pas que, quel que soit l’ordre des priorités, les communistes doivent consacrer toute leur énergie à former la réserve du parti parmi les masses. Dès qu’on aura des éléments qualifiés pour être admis dans le parti, son organisation pourra être constituée n’importe quand.»

    Pak Tal m’interrogea sur les fonctions que devrait assumer le Comité d’action du parti à l’intérieur du pays que je voulais créer.

    Voici l’exposé circonstancié que je lui fis:

    ... Ledit comité sera un organisme régional ayant pour mission de diriger de façon unifiée la lutte révolutionnaire et de s’occuper de la constitution des organisations du parti, en territoire coréen. En l’absence d’un état-major remplissant les fonctions de direction unifiée, le mouvement en Corée n’arrive pas à se débarrasser de ces deux faiblesses graves: la dispersion et la spontanéité. Pour rassembler en un bloc les patriotes et les communistes militant séparément dans notre pays et assurer un contact direct entre eux, il faut un organisme dirigeant ad hoc. Cet organisme, ce sera le Comité d’action du parti à l’intérieur du pays. Une fois ce comité constitué, nous comptons vous y incorporer. Vous assumerez le rôle de représentant plénipotentiaire en Corée de ce comité. Je souhaiterais voir tous les combattants disséminés en Corée, mais je n’ai pas le temps pour le moment. Je vous prierais d’aller chercher d’abord les militants des provinces du Hamgyong du Sud et du Nord et plusieurs autres régions et d’entreprendre les préparatifs pour les regrouper dans des organisations du parti à l’intérieur du pays....

    Mon interlocuteur eut l’air préoccupé.

    «C’est trop de confiance envers moi. Je doute que je sois à la hauteur de la tâche. Puisque je suis maladroit à bien des égards.»

    Sa franchise ne fit que renforcer ma confiance en lui.

    Sans tarder, le comité du parti de l’ARPC se réunit pour constituer le comité en question, avec moi-même pour responsable et Kim Phyong et Pak Tal pour membres. Pak Tal fut chargé d’exécuter sur place le travail de mise sur pied des organisations du parti à Kapsan et plusieurs autres régions de la Corée.

    Pak Tal soutint notre projet: créer d’abord les organisations de base du parti, puis l’organisme central du parti et, finalement, proclamer la fondation du parti.

    La réunion terminée, Pak Tal me pria de lui signaler les imperfections des méthodes de travail des militants en Corée et de lui donner tous les conseils que je croyais nécessaires.

    Et je lui fis remarquer la «méthode de travail des exilés politiques» qu’ils avaient tort de pratiquer.

    «Je vois que les militants en Corée travaillent à la manière des exilés, et cette méthode est purement et simplement nuisible. Le jour, ils se cachent dans la montagne, et, à la nuit tombante, ils descendent pour chercher à la dérobée les membres de l’organisation. Ceux-ci, de peur d’être découverts par l’ennemi, répugnent à les recevoir chez eux. Ce n’est donc pas la méthode qui convient pour étendre l’organisation. Il faut dorénavant que les militants clandestins dans les régions contrôlées par l’ennemi aient un emploi afin d’exploiter toutes les possibilités d’activité légale. La manière de travailler des exilés doit être abandonnée sans délai.

    –Je me sens moi-même directement concerné, avoua-t-il, le visage cramoisi, j’avais recours à cette méthode. Nous n’avons pensé qu’à combattre l’ennemi de front, et l’idée ne nous était pas venue de faire des détours.»

    Pour quelques instants, notre conversation dévia de son caractère officiel et tourna au bavardage.

    «Camarade Pak, fis-je, tout le monde suit la mode, se chaussant de souliers en chevreau, portant une canne à la main, se faisant coiffer à la moderne, mais vous avez la tête rasée, vous qui détestez pourtant les anciennes coutumes. Pourriez-vous vous expliquer?

    –J’ai été arrêté plusieurs fois pour avoir milité au sein du mouvement syndicaliste. Au poste de police, les flics me saisissaient par les cheveux et me cognaient la tête contre le mur. Cela me rendait fou de colère, et je me suis fait raser la tête – quelle idée originale, me disais-je. Pourtant, je suis prêt, si vous me le demandez, à transformer ma “coupe de bonze” en coupe à la moderne ou en brosse.

    –Pas la peine. Puisque vous avez fait ce que vous pensiez devoir faire, pourquoi retourner à l’état primitif?

    –Alors, si vous n’êtes pas contre, respecté Général, je garderai ma coupe rasée. Je peux bien, qui sait, être emmené de nouveau au poste de police, n’est-ce pas?»

    En effet, par la suite, Pak Tal eut à souffrir encore et encore au poste de police et en prison.

    J’avais une autre suggestion à lui faire: je lui demandai de se présenter à l’examen d’entrée dans la police au nom de la révolution. Interloqué, il leva des yeux grands ouverts.

    «J’espère que vous n’avez pas l’intention de faire de moi un policier, non?

    –Si la révolution l’exige, on doit accepter même le metier de policier. Je n’ai pourtant pas l’intention de faire de vous un policier. Que vous soyez coiffé d’un képi ou non, cela m’est égal. L’important est de gagner la confiance des agents de police, voilà tout.

    –Je suis en bons termes avec les policiers, fit-il, illuminé d’un sourire de satisfaction, mais jamais je n’ai pensé à passer l’examen d’entrée dans la police. Dès mon retour, je vais tenter ma chance.»

    Il tint sa parole: au printemps de l’année suivante, il se présenta à l’examen.

    Il était allé préalablement voir le chef des policiers auquel il avait dit, l’air zélé:

    «Monsieur le chef des policiers, j’ai envie de devenir policier. Qu’en pensez-vous? Est-ce que je serai à la hauteur?

    –Hé, est-ce vrai? demanda son interlocuteur, se levant de son siège, tout à la joie de la proposition.

    –Dame, oui! Imaginez mon envie si je suis venu vous voir.

    –Alors, je vous assure que vous méritez de l’être. Vous pouvez même me remplacer, je vous jure.

    –Ah non, comment pourrais-je oser m’emparer de votre poste? Ce serait incorrect.

    –Pas du tout. Si vous voulez devenir un fidèle sujet du grand empire japonais, je suis prêt à vous céder mon poste au nom de cet empire. J’apprécie hautement votre projet. Présentez-vous, s’il vous plaît, à l’examen d’entrée dans la police.»

    Pak Tal fit courir le bruit qu’il deviendrait policier sous peu, puis passa l’examen, tout en prenant soin de rendre une épreuve peu satisfaisante. Naturellement, il échoua. Il avait joué merveilleusement son rôle suivant notre mise en scène. Les Japonais, en établissant ses antécédents dans leurs dossiers secrets, y ajoutèrent le passage suivant: «En mars de la douzième année (1937) de l’époque Showa, il propose sa candidature à la police dans la province du Hamgyong du Sud, passe l’examen d’entrée au commissariat de police de Kapsan, mais il échoue.»

    L’événement fit gagner à l’homme la confiance des Japonais. Le policier Kim, au poste de police du lieu, le trouva si digne de confiance qu’il se porta plusieurs fois garant de son identité. C’est un brave homme, disait-il, il a même passé l’examen d’entrée dans la police. Ainsi protégé par les policiers, pour qui il simulait de bonnes dispositions, Pak Tal put s’occuper tranquillement de ses affaires à lui.

    La création du Comité d’action du parti à l’intérieur du pays revêtait une signification exceptionnelle: elle devait permettre de mettre en œuvre l’orientation que nous avions avancée pour fonder le parti en toute indépendance et d’impulser la constitution des organisations du parti en territoire coréen.

    Ce n’était pas un simple prolongement ni une réédition du mouvement pour la reconstitution du parti qui s’était déroulé à divers niveaux depuis la dissolution du Parti communiste coréen. Et le travail de constitution des organisations du parti mené en Corée sous la direction de ce comité d’action fut un mouvement entièrement indépendant et foncièrement différent de celui mené jusque-là sous la direction de l’Internationale communiste ou sous les auspices de l’Internationale syndicale rouge (Profintern), qui comptait y parvenir par le biais du mouvement syndicaliste rouge.

     Depuis le début des années 1930, l’IC avait commencé à s’intéresser à la lutte de libération nationale en Corée, et surtout au mouvement en faveur de la reconstitution du parti. C’est que le militarisme japonais s’affirmait en Extrême-Orient de plus en plus comme une force non moins dangereuse que le fascisme en Europe.

    Au sein de l’IC, Kuusinen et plusieurs autres émirent chacun leur avis sur le problème de la reconstruction du parti communiste en Corée. On peut citer entre autres la proposition de création d’un parti révolutionnaire national coréen qui avait été mise à l’ordre du jour après le VIIe Congrès de l’IC. L’opinion de l’IC sur la création de ce parti qui avait pour mission la lutte antijaponaise en Corée fut exposée en détail dans l’article de Yang Song concernant le front uni anti-impérialiste en Mandchourie, article inséré dans la revue Internationale communiste.

    La situation actuelle en Jiandao, disait l’auteur, exige qu’on admette de toujours plus nombreux ouvriers et paysans chinois et coréens révolutionnaires dans le Parti communiste chinois afin d’en grossir les rangs, et, en même temps, qu’on fonde un parti révolutionnaire national coréen. Selon lui, la tâche fondamentale de ce nouveau parti consistait à lutter contre le Japon, pour l’indépendance nationale de la Corée, et les communistes devaient en être les fondateurs. Le nouveau parti prendrait le caractère du front uni antijaponais. Cette thèse reflétait certainement l’opinion de l’IC et les avis des permanents du parti chinois qui représentaient alors leur parti à cette organisation.

    Or, nous, nous résolvâmes selon notre propre jugement et notre propre décision le problème de la constitution des organisations du parti et celui de la création du front uni national en Corée.

    Les deux entreprises étaient menées simultanément sans pourtant être mêlées l’une à l’autre. Car le parti ne peut représenter le front uni, pas plus que l’organisation du front uni ne peut remplacer le parti.

    Sous le couvert d’un parti national unique, certains indépendantistes coréens tentaient alors de mettre sur pied une organisation politique, telle que le Guomindang en Chine, qui prétendait regrouper toutes les forces politiques de gauche et de droite.

    Nous impulsâmes la mise sur pied des organisations du parti en organisant le Comité d’action du parti à l’intérieur du pays, d’une part, et, de l’autre, nous réalisâmes une grande union de la nation en créant l’Association pour la restauration de la patrie, organisation du front uni national antijaponais.

    L’IC, quant à elle, elle avait cherché, certes, déjà avant, à reconstruire, par diverses voies, le parti en Corée.

    Le Bureau exécutif du Profintern, placé sous le contrôle de l’IC, publia, en septembre 1930, les Thèses sur les devoirs du mouvement syndicaliste révolutionnaire de Corée (couramment appelées «Thèses de Septembre») qui présentaient la création de syndicats ouvriers révolutionnaires comme la condition nécessaire pour la reconstitution du parti communiste. S’inspirant de ces thèses, les communistes coréens s’employèrent à organiser des syndicats ouvriers révolutionnaires (syndicats ouvriers rouges) et en firent leur base de masse dans la reconstruction du parti.

    En octobre de l’année suivante, le secrétariat du syndicat ouvrier de tout le Pacifique, siégeant à Shanghai et affilié au Profintern, adressa à qui de droit l’«Appel d’urgence aux Coréens soutenant le secrétariat du syndicat ouvrier de tout le Pacifique», connu sous le nom de «Lettre d’Octobre du SOP». Il leur enjoignait d’organiser des syndicats ouvriers révolutionnaires et, à partir de cette base de masse, de reconstruire le parti.

    Ces documents d’organisations placées sous l’autorité du Profintern, ainsi que le «Mémoire sur le mouvement communiste coréen», dont Kuusinen, du Comité exécutif de l’IC, est censé être l’auteur, et publié en mai 1931, traitaient directement le problème de la reconstitution du parti communiste en Corée.

    En juin 1934, fut publié à Moscou le «Programme d’action du Parti communiste coréen» au nom d’un groupe de promoteurs de la reconstruction du Parti communiste coréen. C’était une autre tentative pour reconstituer le parti communiste en Corée.

    La domination coloniale scélérate qu’exerçait l’impérialisme japonais sur le peuple coréen et sa répression toujours plus atroce sur le mouvement révolutionnaire ne pouvaient empêcher les communistes en Corée de militer par divers moyens pour la reconstitution du parti. On peut citer à cet égard l’affaire du parti communiste qui éclata dans les provinces du Hamgyong du Sud et du Nord, celle de l’organisation de la ligue des communistes coréens, celle de la conférence des Coréens pour écouter le rapport à présenter au Komintern sur la réorganisation du Parti communiste coréen, celle du comité préparatoire pour la réorganisation du Parti communiste coréen.

    Le même mouvement coréen se déroulait également en Chine.

    Ainsi, le groupe M-L et le groupe Sosang mirent en place dans la région de Jilin, Chine, et aux alentours, le comité préparatoire pour la réorganisation du parti, le conseil central des cadres pour la réorganisation du parti, l’union pour la reconstruction du parti, le comité chargé de la reconstruction et de la restructuration du parti, etc.

    Même chose au Japon, surtout à Tokyo.

    Au reste, le mouvement des syndicats ouvriers rouges et le mouvement des syndicats paysans rouges qui se déroulèrent sur toute l’étendue de la Corée, de la fin des années 1920 au milieu des années 1930, étaient un maillon du mouvement pour la reconstitution du parti. Ces deux mouvements, passés de la légalité à la clandestinité, avaient pour but fondamental de reconstituer le parti communiste.

    Malheureusement, dans la plupart des cas, le mouvement en faveur de la reconstitution du parti communiste coréen dans le pays et à l’étranger se limitait à quelques dirigeants, restant bloqué par la routine, marqué par la servilité envers les grandes puissances et le fractionnisme. Nous profitâmes pourtant des résultats de ce mouvement précédent pour tenter de mettre sur pied les organisations d’un parti d’un type nouveau en Corée, c’est-à-dire d’implanter les cellules de ce parti au sein des syndicats ouvriers rouges et des syndicats paysans rouges déjà existants que nous avions réussi à repérer.

    Dans la dernière décade de mai 1937, nous convoquâmes dans la base du mont Paektu la 2e session du Comité d’action du parti à l’intérieur du pays. Les mesures nécessaires furent alors arrêtées pour augmenter le rôle de ce comité et dynamiser, sous sa direction, l’édification des organisations du parti et le mouvement révolutionnaire en Corée. Nous dressâmes le bilan du travail de constitution des organisations du parti dans le pays après la création dudit comité, puis délibérâmes avec sérieux des tâches à accomplir et des moyens nécessaires pour la réussite de cette entreprise.

    A la même occasion, j’insistai sur la nécessité de se prémunir contre la servilité envers les grandes puissances et la tendance dogmatique dans la création des organisations du parti et dans la vie militante de ses adhérents, après quoi je proposai quelques moyens pour admettre dans le parti et diverses autres organisations révolutionnaires les communistes militant séparément dans le pays ainsi que pour rendre le système de direction des organisations du parti efficace, vu leur multiplication.

    Les décisions adoptées à la réunion posèrent un jalon important dans la progression de l’ARPC en territoire coréen, l’implantation des organisations du parti et le développement de la lutte révolutionnaire en Corée.

    Par la suite, nous envoyâmes une Troupe d’action politique pour contribuer à l’organisation du parti en Corée. Ainsi, en été et en automne 1937, la Troupe composée de Kim Phyong, membre du Comité d’action du parti à l’intérieur du pays, de Kwon Yong Byok, Jong Il Gwon, Kim Ju Hyon, Ma Tong Hui, Kim Jong Suk, Paek Yong Chol, Ri Tong Hak, Choe Kyong Hwa, Kim Un Sin, Ri Chang Son, Ri Kyong Un, Ri Pyong Son, etc. se rendit dans différentes régions de la Corée septentrionale pour s’occuper de la mise sur pied d’organisations du parti et former les masses. Elle s’appelait Troupe d’action politique de Pukson (Corée septentrionale – NDLR). C’est en rendant les régions nord de la Corée favorables à la révolution qu’elle contribua effectivement à l’édification des organisations du parti dans le pays.

    Des secteurs de travail politique étaient répartis entre les membres de cette troupe. Ils s’appelaient aussi secteurs politiques et étaient numérotés: N° 1, N° 2, N° 3, N° 4, N° 5, etc. C’était principalement Kim Phyong qui les délimitait après m’avoir consulté. Ces secteurs allaient de la côte est à la côte ouest et étaient numérotés dans ce sens.

    Les membres de la Troupe d’action politique pouvaient accomplir eux-mêmes leur mission ou bien par le biais des militants de valeur qu’ils avaient formés.

    Au début de 1937, pour préparer le terrain en vue de l’édification du parti en Corée, un groupe de cette troupe, conduit par Ri Tong Hak, se rendit, guidé par Ri Je Sun, dans des villages du canton d’Unhung, dans l’arrondissement de Kapsan, et y distribua plusieurs centaines de proclamations et de manifestes exaltant l’esprit patriotique antijaponais et appelant à la lutte pour l’indépendance de la Corée et fit de la propagande politique.

    Le groupe de Ma Tong Hui et celui de Ji Thae Hwan, chargés de la région de l’arrondissement de Samsu, faisaient des incursions successives et, par des actions politiques, habiles et circonspectes, agissaient sur l’opinion de la population de la région appelée «Ryongbuk» (située au nord de la chaîne de Machon – NDLR).

    Nous envoyâmes à Pak Tal un jeune agent de liaison pour l’aider dans son travail. Il s’appelait Son Jang Bok.

    Je lui avais dit, une fois à l’intérieur de la Corée, de se faire porter sur le registre de l’état civil de l’administration japonaise comme sujet coréen, né et ayant grandi en Corée.

    Amenant Son Jang Bok avec lui, Pak Tal apparut au poste de police. L’air satisfait, il s’adressa au chef des policiers.

    «Monsieur le chef, je vous prie de me féliciter.»

    L’autre, béant de curiosité, regarda alternativement les deux visiteurs. Il se montrait affable envers Pak surtout depuis que ce dernier avait subi l’examen d’entrée dans la police.

    «De quoi dois-je vous féliciter?

    –Je viens d’avoir un frère cadet!»

    Pak fit avancer Son Jang Bok, qui restait indécis derrière lui, et, comme pour se faire entendre de tous les policiers du poste, il se mit à raconter son histoire à haute voix:

    «J’ai toujours regretté de ne pas avoir de frère cadet, et voilà que mon père a comblé mon vœu!

    –Eh bien, est-ce donc votre père qui a fait de ce garçon-là votre frère d’élection?

    –Mais non, c’est mon frère consanguin. Mon père, lorsqu’il demeurait à Kilju, aimait une veuve qui lui a donné un fils. Après la mort de sa mère, le pauvre petit orphelin errait sur les chemins, quand il a appris que j’habitais à Kapsan, et il est venu me retrouver. Et j’ai décidé d’être son tuteur.

    –J’admire l’habileté de votre père qui a eu sans grande peine un beau garçon comme celui-là.»

    Un rire général éclata, à ébranler la salle. De bonne humeur, le chef des policiers remplit les formalités requises sans l’ombre d’un soupçon.

    Son Jang Bok fut inscrit à l’état civil sous le nom de Pak Yong Dok. Tout était prêt maintenant pour qu’il se mette à travailler, dans la clandestinité.

    Or, quelques jours plus tard, un imprévu se produisit qui gêna le travail de l’organisation clandestine de Kapsan. Un foyer paysan de la commune de Taejung, canton d’Unhung, arrondissement de Kapsan, fut attaqué par un voleur qui emporta 20 wons, après avoir dit pour cacher son identité qu’il venait de la montagne. A cette époque, on appelait les partisans les «montagnards» et les agents politiques de l’armée de guérilla les «hommes venus de la montagne». Par une curieuse coïncidence, Pak Tal passait par cette commune pour superviser l’organisation locale de l’ARP, lorsque le vol eut lieu. Pak Tal fut soupçonné et arrêté. La police chercha à arrêter aussi Ri Pyong Son qui était venu de Kilju et qui fréquentait la maison de Pak Tal. Mais le coup de filet échoua, l’homme étant absent.

    Ri Pyong Son, quant à lui, impliqué dans l’affaire du syndicat paysan rouge à Kilju, était venu avec Kim Yong Guk à Kapsan l’année d’avant. Tandis que Kim Yong Guk s’était enrôlé dans l’armée de guérilla, Ri Pyong Son avait obtenu un emploi dans une exploitation forestière du canton de Pochon pour diriger les organisations de l’Union coréenne pour la libération nationale créées dans les alentours. Chez Pak Tal, la police japonaise s’était ruée sur Son Jang Bok qu’elle avait pris pour Ri Pyong Son, mais, vite, elle avait compris sa bévue, le trouvant trop jeune pour être le coupable.

    A l’époque, nous envoyâmes un grand nombre d’agents politiques opérer à Changbai et en Corée. L’ARPC n’était pas une réserve suffisante à cet égard. Tout un régiment aurait dû partir pour cette mission, chose inadmissible, les opérations militaires ne devant pas être sacrifiées aux activités politiques. Aussi, pour couvrir le besoin en effectifs, nous choisîmes nos agents parmi les militants d’organisations clandestines de la région de Changbai, forts de l’expérience du travail politique, autant que parmi les partisans qui avaient travaillé souvent en direction des masses au sein de l’organisation révolutionnaire en Mandchourie de l’Est. En outre, par le truchement de Ri Je Sun, l’organisation du district de Changbai de l’Association pour la restauration de la patrie envoya de nombreux agents en Corée.

    C’est Kim Phyong, membre du Comité d’action du parti à l’intérieur du pays, qui s’occupait de l’envoi d’agents politiques.

    Il était alors le commissaire politique du 7e régiment. Chargé par le Q.G. de l’ARPC des activités clandestines dans les régions contrôlées par l’ennemi, ce cadre politique et militaire compétent avait à son actif de nombreuses expériences dans ce domaine. Dans la première moitié comme dans la seconde moitié des années 1930, il m’aida beaucoup dans mon travail. C’est, pour tout dire, un des cadres politiques et militaires que j’ai ménagés le plus et à qui j’ai fait le plus confiance du temps de la révolution antijaponaise.

    Plus tard, il sera trahi par un renégat et arrêté. Il peinera beaucoup et sa vie politique sera marquée plus ou moins de taches, mais il me restera fidèle jusqu’au bout. Il avait pris part le plus souvent au travail du Q.G. de l’ARPC et de son comité du parti et à l’époque où, en resserrant les liens avec les révolutionnaires du pays, nous étendions la lutte armée à l’intérieur de la Corée et préparions pour de bon la résistance de la nation tout entière, il avait organisé lui-même ce travail. Aussi connaissait-il mieux que personne ce qui se passait alors dans ce domaine. Il était seul au courant de nombreux faits se rapportant aux événements militaires, et surtout au travail politique mené en secret. Ses souvenirs sur les événements avec leurs détails et leur date sont en grande partie exacts. Je pense que les écrits qu’il a laissés ont grandement contribué à enrichir l’histoire révolutionnaire de notre Parti. Cela eût été meilleur s’il avait lutté dans les rangs des partisans jusqu’au jour de la libération du pays. Kim Phyong, celui qui m’a sincèrement aidé dans mon travail dans les années de lutte sur le mont Paektu, a laissé en moi un souvenir ineffaçable.

    Les agents politiques envoyés en Corée se mêlèrent aux organisations déjà sur pied, dont le syndicat ouvrier et le syndicat paysan, ainsi qu’aux groupes de communistes militant séparément et s’appliquèrent à édifier des organisations du parti et à étendre le réseau de l’ARP.

    Grâce à leur dynamisme, le «vent du mont Paektu» s’engouffra avec une force irrésistible chez la population de la Corée, qui pouvait maintenant se faire une idée juste de l’ARPC. Les gens étaient légion à venir au mont Paektu s’enrôler dans notre armée révolutionnaire populaire.

    Nous prîmes une autre mesure pour implanter des organisations du parti en Corée. Il s’agissait de la constitution d’un groupe du parti à l’intérieur du pays avec les meilleurs éléments endurcis dans les organisations de l’Union coréenne pour la libération nationale. Les historiens appellent «trio» ce groupe placé sous la responsabilité de Pak Tal. Outre son rôle d’organisation de base du parti, ce «trio» avait pour mission de remplir le rôle d’organisation-mère pour la construction du parti en Corée.

    Ce qui faisait l’originalité du travail de Pak Tal pour multiplier les organisations du parti et grossir les rangs de ses adhérents, c’était, à mon avis, la constitution d’organisations anonymes du parti. Par organisation anonyme, on entendait une organisation du parti, sans appellation formelle dont les membres opéraient en secret. Une telle organisation fonctionnait au sein de l’ARP aussi.

    Constituer des organisations révolutionnaires clandestines anonymes était une façon originale de créer des organisations qu’on pouvait employer quand la répression de l’ennemi était extrêmement féroce.

    Une telle organisation ne se réunissait pas, mais, en revanche, son responsable prenait contact avec chaque membre à part pour le former, l’initier aux méthodes de lutte et lui assigner la tâche à accomplir. De la sorte, si un de ses membres était arrêté, les autres pouvaient échapper à la rafle.

    De retour à Kapsan, Pak Tal se dévoua corps et âme à la constitution des organisations du parti à l’intérieur du pays. Fidèle à nos orientations, il fit des régions de Kapsan et de Samsu une pépinière d’organisations du parti de l’intérieur du pays, base à partir de laquelle il étendit peu à peu son action à d’autres arrondissements et provinces.

    Nous avions décidé que ces régions formeraient ce genre de pépinières parce qu’elles réunissaient des conditions socio-économiques appropriées à cet effet.

    Samsu et Kapsan, c’étaient, avant tout, pour les Coréens, d’anciens lieux d’exil. D’où l’expression courante en coréen: «Quitte à aller à Samsu ou à Kapsan.» Des ryangbans (nobles – NDLR) persécutés par la cour du temps de la dynastie des Ri avaient été déportés dans cette contrée reculée, et leurs descendants pratiquaient pour la plupart la culture sur brûlis ou travaillaient dans des mines, réduits au sort des bas-fonds de la société. Après l’«annexion de la Corée par le Japon», il y eut un afflux d’immigrés sur le plateau de Kaema à la recherche de moyens de survie; les gens s’installèrent alors à Samsu et à Kapsan où ils défrichèrent la terre par le feu en arrachant les souches d’arbre à coups de houe. Depuis, ils s’éreintaient à cultiver sur leurs brûlis. Bref, une population qui relevait d’une classe sociale naturellement favorable à nous.

    Quant aux conditions physiques de ce plateau, dès l’abord propices pour la guerre de guérilla, elles avaient permis, dès les années 1910, à la région de servir de champ de bataille aux troupes de francs-tireurs et à l’armée indépendantiste qui s’étaient dressées, le fusil à mèche à la main, déterminées à défendre le pays au péril de leur vie. En outre, elles en avaient fait le meilleur refuge en Corée pour les militants du mouvement social. Ainsi, ces militants, privés de la liberté d’action légale presque partout dans la Corée septentrionale, s’y étaient réfugiés, de même que ceux qui poursuivaient un but patriotique y étaient venus de toute la Corée et même des régions de Beijiandao, de Xijiandao et de Sibérie.

    D’après Pak Tal, quatre militants antijaponais qui avaient dirigé la grève des cours au Lycée Sungsil, à Pyongyang, au milieu des années 1920, avaient organisé, après leur arrivée à Samsu et à Kapsan, un groupe d’études du socialisme englobant des cultivateurs sur brûlis, ce qui avait été le coup d’envoi du mouvement socialiste dans cette région.

    Plus tard, ceux qui s’y étaient exilés après avoir milité dans le mouvement syndicaliste ouvrier ou paysan dans différentes régions du littoral est avaient coopéré avec les jeunes socialistes pour créer la ligue de la jeunesse, l’union des paysans et l’union d’avant-garde.

    Ces antécédents suffisaient à cette contrée pour être une pépinière d’organisations du parti à l’intérieur du pays.

    Au début, le Comité d’action de Kapsan n’avait pas d’appellation particulière. A partir de mai 1934, l’organisation intégra d’abord Ri Kyong Bong, puis Kim Chol Ok, ensuite Sim Chang Sik et quelques autres encore. Elle lutta contre la culture forcée du lin, puis contre les superstitions et le mariage précoce. Environ deux ans plus tard, ses membres avaient compris qu’ils faisaient partie de la même organisation et avaient alors donné à celle-ci le nom de Comité d’action de Kapsan.

    Plus tard, profitant de ces expériences d’implantation d’organisations du parti à l’intérieur du pays, j’exposai la méthode employée alors dans mon article concernant le travail des sections du parti. Dans la première moitié des années 1940, j’enjoignis aux camarades allant par petits groupes en mission en territoire coréen d’y avoir recours.

    Après la libération du pays, un des membres de l’organisation se souviendra:

    «J’ai adhéré à une organisation sans même connaître son appellation ni ce qu’elle faisait. C’était un secret.»

    Un révolutionnaire originaire de Kapsan dira: «Pak Tal m’a donné un livre interdit en me disant de le lire en cachette. Je l’ai lu et j’ai fait des courses pour lui. Ce qui m’a valu une lourde peine. L’organe judiciaire japonais m’a détenu jusqu’à la libération du pays.» Je pense qu’il faisait partie comme d’autres d’une organisation anonyme.

    Enfin, la pépinière commença à fournir ses plants: Pak Tal envoya les meilleurs éléments qu’il avait formés pour déblayer le terrain en vue de la création d’organisations du parti dans les arrondissements et les provinces voisins.

    Conformément à nos instructions, il fit en sorte que ces envoyés aient un emploi déterminé. C’est qu’ils pouvaient alors bénéficier d’une «identité» sûre et s’acquitter sans peine de leur mission. Cela leur permettait de se débarrasser de la «méthode de travail des exilés» et de s’intégrer au sein des masses.

    Cinq ou six agents politiques furent ainsi envoyés dans le seul arrondissement de Musan.

    Chae Ung Ho, responsable de l’Association antijaponaise de Sondokdong, canton de Pochon, organisation affiliée à l’Union coréenne pour la libération nationale, était du nombre. En liaison avec d’autres agents politiques, il entreprit de collecter les approvisionnements destinés aux partisans et d’organiser les masses, d’une part, et, de l’autre, il entreprit les préparatifs en vue de créer des troupes de producteurs-partisans. Après l’«affaire de Hyesan», il se réfugia dans les régions de Yanji et de Helong, d’où il fréquenta la région de Musan pour regrouper les bûcherons dans l’organisation révolutionnaire.

    Pak Tal dépêcha Ri Ryong Sul, responsable du service de la jeunesse de l’Union coréenne pour la libération nationale, et Ri Pyong Son dans les arrondissements sud de la province du Hamgyong du Nord. Ce sont eux qui mirent Ho Song Jin, un des dirigeants du syndicat paysan rouge de Songjin, au courant de nos orientations en matière de mouvement révolutionnaire et de création d’organisations du parti à l’intérieur de la Corée. Décidé à rester fidèle à la ligne proposée par nous, il vint à Kapsan me voir, mais en vain, car je me trouvais alors quelque part à Linjiang ou à Mengjiang, à réparer les dégâts subis lors de l’«expédition de Rehe».

    Outre la création d’organisations du parti et l’extension du réseau de l’ARP, Pak Tal s’attacha avec non moins de dévouement à accroître les forces militaires de notre révolution.

    Quand Ri Pyong Son vint au camp secret, je le chargeai de transmettre à Pak Tal la mission d’organiser des troupes de producteurs-partisans avec des membres des organisations du parti à l’intérieur du pays et les jeunes membres de l’ARP, les plus valeureux.

    Pour l’accomplir, Pak Tal utilisa avant tout le corps d’autodéfense. A l’époque sous le prétexte de «défendre le pays», l’impérialisme japonais s’acharnait à grossir le corps d’autodéfense. Il en avait armé les membres et les faisait participer à des exercices militaires. «Si les hommes de nos troupes de producteurs-partisans s’y enrôlaient, pensa Pak Tal, ils seraient tous versés dans le maniement des armes et gagneraient la confiance de l’ennemi. Le cas échéant, ils braqueraient leur fusil sur l’ennemi.» Tirant parti de son grade de chef adjoint du corps d’autodéfense de Kolchigi, il admit la plupart des jeunes hommes de ces troupes de producteurs-partisans ayant l’âge requis par l’ennemi pour être recrutés et leur fit arracher les postes les plus importants.

    Il s’employa également à réaliser nos orientations en matière de création de la troupe de guérilla antijaponaise de Pukson.

    Compte tenu de la nécessité d’étendre rapidement la lutte armée dans cette partie de la Corée, j’émis l’idée d’organiser cette troupe qui serait composée principalement de membres du parti militant à l’intérieur du pays. En effet, la vaste étendue de terre allant de Musan et Kapsan aux monts Pujon, c’est-à-dire la région de Ryongbuk, était idéale comme théâtre d’opérations de guérilla.

    Je dis alors aux militants de l’intérieur de la Corée: «Organisez une troupe de guérilla antijaponaise pour Pukson. Je vous enverrai des partisans triés sur le volet, capables de la diriger. Ils vous serviront de modèle pour grossir les effectifs et pour donner une formation militaire aux recrues.» Choe Il Hyon, du 7e régiment, fut nommé commandant de cette troupe de partisans, et Pak Tal, commissaire politique.

    Si la plupart des dirigeants de l’Union coréenne pour la libération nationale, y compris Pak Tal, n’avaient pas été, malheureusement, arrêtés et jetés en prison, cette troupe de partisans aurait été organisée sans à-coups, comme prévu.

    Par ailleurs, les membres des organisations du parti à l’intérieur du pays furent actifs pour aider le détachement conduit par Kim Ju Hyon dans ses opérations en Corée.

    Les bourreaux de l’impérialisme japonais arrêtèrent au hasard les militants du parti en Corée et les adhérents de l’Union coréenne pour la libération nationale. Malgré cette conjoncture alarmante, Pak Tal ne cessa pas la lutte. Il fit l’impossible pour préserver les organisations de base du parti et le réseau de l’ARP, déjà mis sur pied.

    Kim Phyong me fit un rapport circonstancié sur les épreuves que traversaient les membres des organisations du parti et de l’Union coréenne pour la libération nationale à l’intérieur de la Corée du fait de l’«affaire de Hyesan».

    Sans tarder, je dépêchai Ma Tong Hui et Jang Jung Ryol à l’intérieur du pays. Cette mesure de secours ne donna pas les effets escomptés, car mes envoyés étaient tombés dans le filet de l’ennemi alors qu’ils couraient de tous côtés à la recherche de Pak Tal.

    Ainsi je dépêchai à Taejinphyong Kim Jong Suk, qui possédait une riche expérience des activités clandestines en Corée. Entre temps, Pak Tal était passé par Tanchon, Pukchong, Hongwon, Sinpho et ailleurs sur le littoral est pour étendre le réseau des organisations et était arrivé à Taejinphyong, où il remettait à flot les organisations en difficulté. Au bout de mille épreuves, Kim Jong Suk trouva Pak Tal et me rapporta l’état de choses tel qu’il le lui avait décrit.

    Je fus amené à décider d’envoyer à Kapsan un groupe de liaison conduit par Paek Yong Chol, homme qui, tout en participant aux opérations de notre armée de guérilla, était souvent allé en mission à l’intérieur du pays. Ayant établi un camp secret dans la région d’Ouledong, il s’était employé à se procurer des vivres dans différentes régions, avant d’être rappelé dans son unité, après l’arrestation de Ma Tong Hui et de Jang Jung Ryol.

    Dès le jour de son arrivée en territoire coréen, la police fut sur ses talons. Il connut toutes les peines du monde, mais finit par trouver Pak Tal, Kim Chol Ok et Ri Ryong Sul. Pak Tal et ses camarades revinrent avec le groupe de liaison au mont Paektu. Je chargeai Pak et ses compagnons de remettre de l’ordre dans les organisations révolutionnaires démantelées et d’imprimer un nouvel essor à la révolution à l’intérieur du pays, avant de les renvoyer dans la région de Kapsan.

    Paek Yong Chol, qui était rentré en Corée avec le groupe conduit par Pak Tal, était en mission dans le secteur de Soksin, quand la police japonaise le surprit. Frappé au ventre par une balle, il combattit, retenant ses intestins dans une main. Il fut arrêté. Les policiers japonais le mirent à genoux dans une fosse et forcèrent les passants à lancer des pierres sur ce «bandit communiste» pour l’enterrer vivant. Les tentatives pour porter secours à Pak Tal et aux organisations du parti à l’intérieur du pays nous coûtèrent d’énormes efforts et sacrifices.

    L’ennemi dépêcha partout des mouchards et des renégats qui fouillaient les montagnes pour mettre la main sur Pak Tal.

    Membre du Comité d’action du parti à l’intérieur du pays, Pak Tal nous rendit de grands services en nous aidant à mettre sur pied des organisations du parti et à étendre le mouvement en faveur du front uni national antijaponais en Corée. En effet, il était le principal responsable des organisations du parti à l’intérieur du pays.

    Kim Phyong, Kwon Yong Byok, Kim Jong Suk et autres agents politiques jouèrent eux aussi un grand rôle dans la constitution des organisations du parti en territoire coréen. Dans toutes les régions de la Corée septentrionale, et notamment Sinpha, Phungsan, Rangrim, Pujon, Hungnam, Sinhung, Riwon, Tanchon, Hochon, et dans la région de Changbai, ils surmontèrent des difficultés sans nombre pour créer des organisations du parti et regrouper les communistes.

    Grâce au dynamisme des combattants d’avant-garde de notre parti, le réseau du parti s’étendit rapidement sur une vaste étendue à l’intérieur du pays. Des organisations révolutionnaires virent le jour successivement à Kapsan, à Sinpha, à Phungsan et ailleurs dans les provinces du Hamgyong du Sud et du Nord, ainsi que dans la région de Yangdok et dans plusieurs mines, usines, villages ruraux, villages de pêcheurs et villes des régions occidentales de la Corée, et notamment Pyongyang et Pyoksong. Le mouvement syndicaliste ouvrier et paysan révolutionnaire repartit dans les régions où avaient cessé d’exister les syndicats ouvriers ou paysans rouges. Les syndicats ouvriers et paysans étaient réorganisés en même temps que des organisations du parti voyaient le jour. Le réseau du parti et celui de l’ARP s’étendirent, débordant le cadre de la Corée septentrionale, à la Corée centrale, la ville de Séoul comprise, aux limites des provinces du Kyongsang et du Jolla, à l’île de Jeju, voire au Japon, par delà le détroit de Corée.

    L’édification des organisations du parti à l’intérieur de la Corée s’effectua en étroite liaison avec celle qui se déroulait dans les régions de Changbai et de Linjiang. Les organisations du parti s’implantèrent même dans les zones peuplées de Coréens dans les régions de Changbai, de Fusong et de Linjiang. Elles s’étendirent aussi en Mandchourie de l’Est et du Sud. Le mouvement ayant pris de l’ampleur sur tout le territoire de la Corée et dans le cadre de toute la nation coréenne, les communistes qui militaient séparément furent regroupés, et la direction exercée par le parti sur l’ensemble de la Révolution coréenne, rendue plus efficace que jamais.

    Un système d’organisation impeccable du parti fut établi sur toute l’étendue du pays: toutes les organisations du parti agissaient sous la direction unifiée du comité du parti de l’ARPC. Grâce au système cohérent de direction des organisations du parti établi allant du comité du parti de l’ARPC, organisme suprême de direction, aux cellules, organisations de base, les fondements idéologiques et organisationnels de notre futur parti furent enfin posés sur une échelle considérable.

    C’était un autre grand acquis de la Lutte révolutionnaire antijaponaise, une victoire politique d’une signification non moins importante que celles remportées dans les opérations militaires lancées dans les bassins des fleuves Amrok et Tuman depuis notre déplacement dans la région du mont Paektu. Notre lutte sanglante pour l’édification des organisations du parti non seulement fut une puissante force motrice de la libération de notre patrie, mais encore fournit une solide base pour permettre de bien mener notre œuvre de création d’un parti autonome.

    Autrefois méconnu et négligé du fait des querelles fractionnistes, du manque de théorie et de capacités qui le caractérisaient, le mouvement communiste coréen commença enfin à se frayer avec assurance un chemin nouveau dans les flammes de la Lutte armée antijaponaise.

    

    

    3. Les combats au pied du mont Paektu

    

    

    Après notre installation au mont Paektu, la préfecture de Dongbian comprenant la région de Changbai, et surtout le Dongbian du Nord, devint la «zone où l’ordre public laissait le plus à désirer», c’était un casse-tête pour l’armée du Guandong (Kwan Tung – NDLR) et les autorités de la sûreté du Mandchoukouo.

    Cette région tapait sur les nerfs à l’armée et à la police japonaises et mandchoues. Les événements tumultueux survenus dans la région de Changbai faisaient quotidiennement la une des journaux. Aux alentours du mont Paektu, zone jadis réputée pour l’ordre qui y régnait, tout était maintenant sens dessus dessous.

    Dès qu’ils eurent occupé la Mandchourie, les agresseurs japonais prêtèrent une attention particulière à l’ordre public dans la préfecture de Dongbian, afin de faire de la Mandchourie, de même que de la Corée, une base stratégique avancée pour leur domination en Asie.

    Division administrative née de la répartition, par le gouvernement chinois de Beiyang, de la Chine du Nord-Est en trois provinces: Liaoning, Jilin et Heilongjiang, et en dix préfectures, la région de la préfecture de Dongbian s’étendait sur un vaste territoire comprenant une partie des actuelles provinces de Jilin et de Liaoning. Attenante à la Corée par le fleuve Amrok et regorgeant de ressources minérales et forestières, cette région était, tant du point de vue de l’«unité coréo-mandchoue» que sur le plan économique, une des zones importantes qui attiraient l’attention non seulement des milieux politiques et des milieux d’affaires du Japon et du Mandchoukouo, mais aussi de leurs autorités militaires.

    Et, dès que nous eûmes occupé toute la partie nord de cette zone pour y entreprendre d’incessantes activités militaires et politiques en descendant le fleuve Amrok, l’ennemi fut vivement alarmé.

    L’armée du Guandong élabora ce qu’elle baptisa les «grandes lignes du projet de maintien de la paix et de renforcement de l’ordre au Mandchoukouo» sous prétexte de prendre des mesures pour une sécurité publique permanente en Mandchourie, y compris la préfecture de Dongbian. A la lumière de ce projet, le gouvernement du Mandchoukouo définit à son tour les «points essentiels du plan triennal de maintien de la paix et de renforcement de l’ordre». D’après ces projets, le Dongbian du Nord (les districts de Changbai, de Linjiang, de Fusong, de Donggang, de Huinan, de Jinchuan, de Liuhe, de Tonghua et de Jian) devint la principale cible de leur campagne spéciale. Le Mandchoukouo mit sur pied dans la capitale un «comité pour le relèvement de la préfecture de Dongbian» et, à Tonghua, un «bureau administratif du relèvement de la préfecture de Dongbian» et une «association spéciale pour le maintien de l’ordre dans la préfecture de Dongbian» d’une part, et, de l’autre, il constitua le «quartier général de l’expédition punitive de Tonghua», dirigé par Sasaki, conseiller suprême japonais des autorités militaires du Mandchoukouo, et lança une «grande expédition punitive d’hiver» en vue de maintenir l’ordre dans le Dongbian du Nord.

    Les autorités militaires du Japon étaient à bout de nerfs à cause des coups de feu que tiraient tous les jours les unités de l’Armée révolutionnaire populaire coréenne (l’ARPC) dans la région de Xijiandao et à cause également de l’apparition, au milieu de ces coups, d’une nouvelle forme de base révolutionnaire axée sur le réseau de camps secrets du mont Paektu et le front clandestin pour la libération du pays.

    Tokyo avait déjà ordonné au général d’armée Minami, gouverneur général en Corée colonisée, et au général d’armée Ueda, commandant de l’armée du Guandong et souverain réel de la Mandchourie, de prendre des mesures d’urgence pour anéantir les troupes armées antijaponaises et rétablir l’ordre. A cette fin eut lieu, dans un cabinet secret de l’annexe de Tumen, une petite ville douanière sur la frontière coréo-mandchoue, du consulat japonais, la tristement célèbre «conférence de Tumen». Cela montre combien Minami, qui, il y a peu de temps encore, était commandant de l’armée du Guandong et ambassadeur extraordinaire et plénipotentiaire au Mandchoukouo, se mit martel en tête, dès qu’il eut été nommé gouverneur général en Corée, de même que Ueda, pour lancer l’expédition «punitive» contre l’armée de guérilla coréenne.

    A la suite des conversations entre Minami et Ueda, des entretiens eurent également lieu entre Tojo, commandant de la gendarmerie de l’armée du Guandong, et Mitsubashi, chef de la direction de la police du gouvernement général japonais en Corée, qui avaient accompagné Minami et Ueda lors de leurs discussions. C’est au cours de ces conversations et de ces entretiens que fut adoptée la «politique en trois points» visant à étrangler les troupes antijaponaises, dont l’essentiel consistait à renforcer la garde frontière, à entreprendre des opérations «punitives» conjointes d’envergure et à installer des villages de regroupement dans la région de Xijiandao.

    Tojo et Mitsubashi convinrent de mesures concrètes afin d’organiser des actions conjointes.

    L’essentiel de ladite politique consistait à mettre sur pied la «grande expédition punitive d’hiver» 1936, sa cible principale étant le mont Paektu où était installé notre Quartier général. A la différence des opérations précédentes, cette campagne «punitive» mobilisait à la fois des troupes japonaises stationnant en Corée et des troupes de l’armée du Guandong en Mandchourie et combinait l’encerclement au moyen d’énormes effectifs et le passage au peigne fin des vallées et des arêtes de toutes les hauteurs. Elle avait pour but d’écraser complètement, avant la fin de l’hiver de cette année-là, les troupes antijaponaises.

    Dans ce but, le gouvernement général japonais en Corée s’assigna pour tâche primordiale le «maintien de l’ordre et le renforcement de la garde frontière», augmenta les forces de la garde frontière, perfectionna les ouvrages de défense et obtint une énorme somme supplémentaire prélevée sur le budget d’Etat de l’empire japonais. Enfin, les unités de l’armée japonaise stationnant en Corée, la garde frontière spéciale et les troupes policières des régions frontières reçurent l’ordre d’intervenir.

    Portant le plus vif intérêt à la préfecture de Dongbian, l’armée du Guandong s’apprêta elle aussi à engager les opérations «punitives» prévues.

    Ainsi, des troupes «punitives» furent lancées dans les parages de la frontière riveraine de l’Amrok et du Tuman autour du mont Paektu. Les troupes policières stationnées en Corée méridionale firent mouvement vers la région montagneuse nord. Les unités de l’armée du Guandong déployées à Qiqihaer se mirent en route vers le Sud, vers le mont Paektu, alors que des unités de la 19e division de l’armée japonaise d’occupation en Corée refranchirent le fleuve Amrok. Les troupes des polices japonaise et mandchoue et les troupes «punitives» de l’armée fantoche mandchoue se ruaient elles aussi sur nous. Les postes de police se multiplièrent dans le bassin de l’Amrok. Des postes de contrôle apparurent partout, et de nombreuses lignes téléphoniques furent posées au-dessus du fleuve. Même les femmes des policiers durent s’entraîner au tir. Par les sentiers des contrées les plus reculées des environs du mont Paektu, qui n’avaient jusqu’alors accueilli que des chariots, des schlittes ou des traîneaux tirés par des chevaux, roulaient maintenant des pièces d’artillerie et des convois de munitions. Des chevaux de guerre laissaient des traces de leurs sabots partout dans la forêt.

    Dès le début de l’hiver de cette année-là, la forêt du mont Paektu s’emplit de troupes «punitives». «La présente expédition “punitive” doit aboutir à tout prix à la pacification», clamaient les Japonais en fouillant de fond en comble la forêt des environs du mont Paektu. Une nouvelle bataille acharnée allait opposer l’ARPC et l’armée d’agression japonaise au pied du mont.

    La situation s’annonçait à notre désavantage. L’ennemi était incomparablement supérieur en nombre. Sa principale force était composée de troupes d’élite, soutenues par l’aviation. L’ennemi mettait tout en branle, administration, économie et police, et nous ne disposions de presque rien. Nous avions pour seul atout le soutien discret de la population.

    Dans cette conjoncture, selon les connaissances militaires et l’expérience des guerres dans le monde, une offensive de notre part était inimaginable. Toutefois, contre l’usage et le sens commun, nous décidâmes d’appliquer notre nouvelle tactique consistant à lancer des attaques successives afin de forcer l’ennemi à se mettre sur la défensive. En novembre 1936, au camp secret de Heixiazigou, nous convoquâmes une conférence des cadres militaires et politiques de l’ARPC, où nous dressâmes le bilan des activités militaires et politiques de nos unités après la Conférence de Nanhutou et discutâmes des mesures à prendre pour déjouer l’offensive de l’ennemi, la «grande expédition punitive d’hiver». Nous évoquâmes aussi les moyens de consolider et de développer la base du mont Paektu.

    Et voici notre stratégie fondamentale: l’emporter sur la supériorité numérique et technique de l’ennemi par notre supériorité idéologique et tactique.

    Nous éveillâmes la conscience de nos combattants, et, en en tirant parti, nous combinâmes les opérations des grandes formations et celles des petites formations et fîmes un usage souple et dynamique de diverses tactiques, entre autres l’embuscade, l’attaque surprise, la tactique défensive et l’anéantissement de l’ennemi après lui avoir coupé la retraite et morcelé sa troupe. Cela nous permit de sortir victorieux de tous les combats.

    Par leurs opérations ingénieuses, nos unités harassèrent l’ennemi dès les premiers jours de sa «grande expédition punitive d’hiver». Au début, lorsque les unités de l’ARPC avaient débouché dans le bassin de l’Amrok, l’ennemi avait pensé que, comme les troupes chinoises antimandchoues, elles ne pourraient y passer l’hiver. Mais il se trompait. Plus il intensifiait sa campagne «punitive», plus énergiquement nos troupes menaient, leur quartier établi au plus profond de la forêt, des activités militaires et politiques aux environs du mont Paektu et dans les régions frontières riveraines de l’Amrok, en mettant en œuvre leur souplesse et leur ingéniosité tactiques, acculant ainsi l’ennemi à la défensive et consolidant la base du mont Paektu fraîchement implantée.

    Parmi les nombreux combats que nous livrâmes au cours de cet hiver-là et qui portèrent de sévères coups à l’ennemi, on peut citer ceux de Heixiazigou, du mont Hongtou, de Taoquanli et de Limingshui comme les plus éclatants.

    Nous organisâmes le combat à l’orée de Heixiazigou pour déjouer l’opération d’anéantissement que l’ennemi tentait d’entreprendre par surprise contre notre camp secret.

    L’ennemi but la coupe de la défaite dès le début de sa «grande expédition punitive d’hiver», pourtant il n’en poursuivit pas moins ses opérations et, en même temps, il s’évertua à déceler l’emplacement de notre Quartier général en dépêchant un grand nombre d’espions.

    Dès qu’il eut lancé sa «grande expédition punitive d’hiver», je me rendis, à la tête du gros de notre armée, au camp secret de Heixiazigou.

    Un jour, O Jung Hup, qui, accompagné de quelques combattants, montait la garde au poste de la première ligne, arrêta deux hommes suspects, en tenue de paysan, et les amena au camp secret. L’interrogatoire confirma que c’étaient des mouchards. Ils avaient été capturés sans pouvoir résister par nos hommes qui avaient observé leurs faits et gestes alors qu’ils s’approchaient du camp secret en se frayant furtivement un passage à travers la forêt. Affirmant effrontément qu’ils venaient se joindre à l’armée révolutionnaire, las des persécutions des impérialistes japonais, ils demandèrent à me voir. Trouvant leur comportement bizarre, on les fouilla. On trouva, dans la ceinture du pantalon de l’un d’entre eux, une petite hache bien affilée, arme meurtrière fabriquée par le service d’espionnage. Après vérification, il s’avéra que l’un d’eux était un agent secret qui, depuis plusieurs années déjà, se livrait à l’espionnage sous le couvert d’un colporteur et que l’autre était un paysan naïf, que l’ennemi avait forcé à accompagner le premier en tant que guide. Ils avaient pour mission de déceler notre position et de donner le signal à la «troupe punitive», qui les suivait en battant la forêt. De l’aveu de l’espion, l’«unité punitive» mixte japonaise et mandchoue était composée de deux troupes, dont l’une, ayant quitté Erdaojiang, devait foncer tout droit sur Heixiazigou et l’autre, s’approcher du camp secret des partisans en passant par le secteur nord-ouest de Majiazi à Shiliudaogou. Une fois le signal donné, les deux troupes devaient se lancer à l’attaque. Le cafard avoua encore que l’«expédition punitive» devait être soutenue par des avions qui décolleraient de Hoeryong (en Corée–NDLR). Sa confession coïncidait avec les renseignements recueillis par nos groupes d’éclaireurs. L’ennemi n’avait pas encore réussi à boucler son encerclement. Ayant flairé, par leurs antennes, la position de notre Quartier général, les Japonais avaient décidé de lancer sur Heixiazigou leur «troupe punitive» relevant de la 19e division de Ranam et une autre appartenant à l’armée fantoche mandchoue stationnant à Erdaojiang en vue de surprendre le Quartier général et la principale force de notre armée et d’extirper ainsi une fois pour toutes la «source de leur inquiétude».

    La situation était alarmante. L’ennemi assiégeait notre camp secret en fouillant partout. Nous décidâmes de l’attaquer dans un endroit propice aux environs du camp secret et de nous éclipser furtivement, puis de frapper encore une fois, à la faveur de la nuit, à Sanpudong, les colonnes ennemies qui rebrousseraient chemin.

    A l’extrémité sud de Heixiazigou se trouvait une vallée profonde par laquelle devait passer le gros de l’ennemi, et il y avait là un goulet flanqué de deux versants si escarpés que les animaux sauvages les plus agiles n’osaient guère s’y aventurer. C’était un endroit idéal pour frapper l’ennemi comme dans une cage.

    Je postai les 2e et 4e compagnies en embuscade respectivement sur les crêtes nord-ouest et nord-est et fis construire des positions en trompe-l’œil au fond de la vallée. Puis j’y disposai quelques partisans avec l’ordre d’allumer du feu et de faire du vacarme pour faire croire à l’ennemi que le gros de notre troupe y campait. Après quoi, je dépêchai un groupe de diversion qui devait se faufiler dans le camp ennemi, harceler l’ennemi toute la nuit, puis, au lever du soleil, se retirer en laissant de nombreuses traces pour donner l’impression qu’une grande unité avait fait mouvement.

    Entre chien et loup, le groupe de diversion pénétra dans le camp ennemi. Il faisait très froid cette nuit-là. Mais, pour bien camoufler la position de notre embuscade, je ne permis pas aux combattants d’allumer du feu.

    Afin d’attirer l’ennemi là où l’attendait le gros de notre troupe, le groupe de diversion monta vers les fausses positions en laissant des traces de pas désordonnées au fond du ravin, comme si une grande unité était passée par là. Après un moment, plusieurs trombes de feu de bois montèrent et un chant bruyant retentit. C’était un subterfuge convenu d’avance.

    L’ennemi, une fois dans le vallon sur les talons de notre groupe de diversion, ne pourrait pas ne pas remarquer nos fausses positions où l’on avait allumé du feu et faisait du vacarme. Enfin une patrouille de reconnaissance montée de l’ennemi apparut, qui, arrivée à un endroit, s’arrêta, sembla se concerter ayant remarqué nos positions en trompe-l’œil situées au fond du ravin, puis un homme montant un coursier noir se détacha du groupe et s’en alla au galop suivi de deux autres cavaliers.

    Une demi-heure plus tard, les patrouilleurs réapparurent dans le vallon, suivis d’une longue colonne de fantassins. A la tête de chaque fraction de colonne se mouvaient des officiers à cheval dont les sabres étincelaient. C’était une unité de la 19e division de Ranam. Les officiers de l’armée Chingan marchaient parmi les soldats sans pouvoir s’offrir le luxe de monter un cheval. Les chevaux de bât portant les mortiers démontés suivaient en queue de colonne. L’ennemi affluait par d’autres vallées également: il voulait nous coincer en étau. Ses forces «punitives» étaient plus de cinq fois supérieures à nos effectifs, qui n’étaient qu’une centaine d’hommes.

    Devancer l’ennemi, c’était là la clé de la victoire. Avant que l’ennemi achève son encerclement, il fallait lui assener des coups foudroyants, puis nous éclipser et nous déplacer. Nous convînmes d’attaquer l’ennemi au signal: le coup de feu exécutant le mouchard. Enfin le coup de feu attendu donné, l’ennemi fut mis en un clin d’œil en débandade. La plupart des combattants ennemis tombèrent sur place pendant qu’ils attendaient le signal d’attaque qui leur était destiné. Les canons chargés roulèrent par terre. Le ravin à l’entrée de Heixiazigou se transforma littéralement en fosse commune pour les assaillants.

    Après avoir inspecté le champ de bataille, nous nous retirâmes à la faveur de l’obscurité.

    Nos éclaireurs informèrent le Quartier général des mouvements de l’ennemi: comme prévu, le renfort ennemi qui nous talonnait, guidé par les survivants, se rassemblait, au coucher du soleil, dans un endroit pour bivouaquer. Je donnai l’ordre à O Jung Hup d’attaquer de nuit le campement ennemi. Il forma un commando avec l’effectif d’une section, il n’avait pas besoin d’un grand nombre de combattants pour cette opération de nuit.

    A la tête du commando, il s’approcha à pas feutrés du campement ennemi, captura la sentinelle qui somnolait sous un arbre, l’interrogea. S’il attaquait l’ennemi sans bien connaître sa disposition dans le campement, les civils contraints de lui servir de porteurs risquaient d’en souffrir. Le prisonnier avait la langue facile. Selon lui, la troupe japonaise avait pris place au centre du campement, la troupe mandchoue autour, les civils à la périphérie de sorte qu’ils leur servent de boucliers. Seuls les soldats mandchous montaient la garde, alors que les Japonais venus de Corée dormaient sur leurs deux oreilles après avoir étalé leurs chaussures mouillées près du feu de bivouac pour les faire sécher.

    O Jung Hup divisa son commando en groupes de trois personnes et les déguisa en patrouilleurs. En donnant le mot de passe, les assaillants passèrent sans difficulté les postes de garde pour arriver au beau milieu du campement ennemi, où ils ouvrirent brusquement le feu sur les tentes des Japonais.

    Réveillés en sursaut, les ennemis se débattaient, affolés, sans même avoir eu le temps de se chausser. Les balles qu’ils tiraient à l’aveuglette tuèrent nombre de leurs propres officiers et soldats. Cris de détresse. Tout le campement mis sens dessus dessous, on eût dit un essaim de guêpes irrité. Profitant de cette confusion, nos combattants s’éclipsèrent. La fusillade continua toute la nuit, et les pertes de l’ennemi s’aggravèrent. Presque tous ceux qui en réchappèrent de justesse moururent de froid. Il va sans dire que les fugitifs nu-pieds, sans pelisse, ne pouvaient supporter le grand froid du mont Paektu.

    Ne pouvant transporter les centaines de cadavres traînant sur le terrain du campement, l’ennemi les décapita, enfouit leurs têtes dans des sacs de chanvre et les chargea sur les charrettes, avant de détaler.

    Cette bataille de Heixiazigou fut suivie d’autres combats victorieux sur la rive droite du fleuve Amrok. Le 20 novembre, nous attaquâmes par surprise le chef-lieu de Shisidaogou, un des points d’appui de l’expédition «punitive» de l’ennemi dans le district de Changbai, et, quelques jours après, nous anéantîmes les forces ennemies retranchées dans le village de Shangcun, de Taoquanli, dans le secteur de Shisandaogou. Entre-temps, d’autres détachements de notre armée menèrent des opérations politiques et militaires dans les secteurs de Shiwudaogou et de Shijiudaogou.

    L’ennemi avait été tellement effrayé par la bataille de Heixiazigou et les autres combats consécutifs qu’il n’osa plus, pendant les deux ou trois mois qui suivirent, réapparaître aux environs du mont Paektu. Or, il ne renonçait pas à son expédition «punitive». Il cherchait à gagner du temps afin de lancer une nouvelle offensive «punitive». Nous redoublâmes de vigilance. Nos unités renforcèrent la garde pour empêcher les mouchards d’opérer aux alentours. D’autre part, nous prîmes de nouvelles mesures tactiques pour tenir l’ennemi en respect. Une accalmie s’établit un temps au pied du mont Paektu.

    C’est à cette époque que je fis venir au camp secret Ri Hun, maire de Shijiudaogou, du district de Changbai, en vue de lui faire savoir l’orientation et la méthode de travail clandestin, et que j’eus un entretien avec les habitants de Shiqidaogou venus au camp secret avec du matériel d’assistance. Les rendez-vous avec Pak Tal et Pak In Jin, la promulgation des règlements provisoires de l’ARPC, la ramification rapide des organisations de l’Association pour la restauration de la patrie, tout cela m’a profondément marqué et a laissé en moi jusqu’à aujourd’hui une impression ineffaçable de l’hiver que nous avions passé de la fin de 1936 au début de 1937 dans la région du mont Paektu.

    An Tok Hun, paysan de Shijiudaogou, district de Changbai, est aussi présent dans un coin de ma mémoire. A l’époque où je l’ai rencontré, de nombreux mythes à notre sujet circulaient dans ce district et ses environs: on allait jusqu’à croire que, en effleurant une pomme de pin, Kim Il Sung la transformait en balles de fusil.

    Dès que nous eûmes franchi le seuil de sa maison, An Tok Hun, dévoré par une vive curiosité pour ces histoires fabuleuses, nous bombarda de questions auxquelles il était très difficile de répondre. Heureusement, il prit Kim Phyong, qui était dans la pièce voisine du foyer, pour le chef de notre troupe et ne tint compagnie qu’à lui. Je pus ainsi me dispenser d’intervenir. Leur conversation était très amusante.

    «Est-ce vrai que le Général sait prévoir les événements non seulement trois jours à l’avance mais aussi pour un avenir lointain? lança d’abord An à Kim Phyong.

    –C’est exact, répondit l’autre sans sourciller.»

    L’air satisfait, le paysan hocha la tête affirmativement, puis revint à la charge:

    «D’après les vieillards du village d’en haut, le Général ouvre les yeux lorsqu’il a du travail, mais il les ferme lorsqu’il n’a rien à faire. Puis-je le croire aussi?

    –Oui, vous pouvez le croire. Il ferme les yeux lorsqu’il n’a pas d’affaire à régler, mais, une fois qu’il les ouvre, un grand événement survient.

    –Est-ce vrai qu’il sait raccourcir les distances?

    –J’en suis sûr! En survolant dans tous les sens les montagnes, il fait son apparition subite tantôt à l’Est, tantôt à l’Ouest.

    –On m’a dit que le Général Kim est un hercule omniprésent que l’on peut comparer à Hong Kil Dong18 du temps jadis. Ce n’était pas un mensonge, non, j’en suis sûr.»

    Questions extravagantes et réponses non moins absurdes! Mais je n’avais d’autre choix que de les écouter sans oser arrêter leur dialogue, puisque le maître de céans posait ses questions avec tant de sérieux et que l’hôte y répondait d’un air non moins grave. Ce qui me surprit le plus, c’était que Kim Phyong, d’ordinaire si franc et si honnête, ne se montrait ni confus ni embarrassé pour inventer sans arrêt des réponses abracadabrantes.

    «Combien de fois avez-vous eu l’honneur de rencontrer le Général Kim? Est-il présent maintenant dans notre village?» demanda An à son interlocuteur.

    Cette fois aussi, Kim lui répondit sans hésitation qu’il m’avait souvent rencontré et que j’étais dans son village à cette heure-là.

    Pendant que le maître était sorti un instant, je blâmai légèrement Kim Phyong d’avoir dit des sottises.

    Souriant, Kim Phyong répliqua: «Si le peuple ajoute foi à la légende, il faut l’approuver à cent pour cent. Si le peuple dit que la Corée a mis au monde un général doué de pouvoir magique, don du ciel, cela reflète son désir de le voir lui récupérer le pays, et, si le peuple croit vraiment en l’existence d’un tel capitaine hors ligne, il prendra, à notre instar, une part active à la résistance antijaponaise sacrée, animé par la confiance en la restauration de sa patrie.» Voilà quel était son raisonnement.

    «Nos compatriotes, poursuivit-il, ont commencé à songer ainsi: les gredins de Japonais ont beau à présent afficher de grands airs, notre nation est fière d’avoir son illustre général, tel un magicien; nous n’avons donc pas à redouter les Japonais; si nous combattons sous le commandement du Général Kim, la Corée pourra à coup sûr recouvrer son indépendance. Cela ne reflète pas seulement la vénération du peuple pour votre personne, camarade commandant, mais aussi la confiance absolue que nos compatriotes ont en notre ARPC et les espoirs qu’ils fondent sur elle. Point n’est besoin d’abaisser le moral au peuple en niant ce qu’il veut croire.»

    A ses paroles, je renouvelai dans mon for intérieur ma résolution de répondre à l’attente et à la confiance du peuple en livrant désormais des opérations militaires plus énergiques et plus audacieuses encore.

    Comme l’avait dit Kim Phyong, le peuple puisait une grande force dans les récits légendaires de ce genre. Ayant appris par ouï-dire qu’un général coréen menait par le bout du nez les Japonais, un grand nombre de jeunes gens au sang bouillant se joignirent avec enthousiasme à l’armée révolutionnaire populaire. A franchement parler, ces récits qui couraient de bouche à oreille parmi les habitants nous donnèrent un grand avantage.

    Plus tard, An Tok Hun s’engagea lui aussi dans l’armée révolutionnaire populaire. Il se battit aussi courageusement que les autres partisans, mais à notre regret il tomba au cours d’un combat à Mengjiang. Ri Chi Ho se souviendra avec affliction du fait qu’on avait été obligé alors de recouvrir son corps de feuilles mortes et de neige.

    Dès le début de 1937, les troupes ennemies se mirent à se ruer de nouveau sur nos camps secrets.

    Ayant échoué dans ses tentatives pour anéantir d’un seul coup les forces armées antijaponaises opérant en Mandchourie et dans la région frontière nord de la Corée, l’empereur japonais Showa dépêcha, sur la proposition des autorités militaires, son aide de camp Shidei, comme envoyé spécial, pour inspecter pendant un mois la région frontière riveraine de l’Amrok, où l’«ordre public» était extrêmement troublé par les activités incessantes de l’armée révolutionnaire. Dans le même temps, il le chargea de s’entretenir en secret avec Minami, gouverneur général en Corée, Ueda, commandant de l’armée du Guandong, et Koiso, commandant de l’armée japonaise stationnant en Corée, pour discuter des mesures à prendre pour intensifier l’offensive «punitive» contre l’armée révolutionnaire populaire. Muni de cet ordre, l’aide de camp partit en avion de Tokyo pour survoler le fleuve Amrok. A l’occasion de son voyage, l’ennemi redoubla de zèle dans son expédition «punitive».

    C’est au moment de l’inspection de Shidei dans la région frontière que les troupes ennemies surprirent le camp secret du mont Hongtou. L’intendance de l’armée révolutionnaire s’affairait alors aux préparatifs de la célébration du jour de l’an du calendrier lunaire.

    Nos principales unités de combat étaient cantonnées dans les camps secrets de Diyangxi et de Heixiazigou, qui leur servaient de base avancée, alors que moi, accompagné des membres de la garde du corps, je demeurais au camp secret du mont Hongtou. Cependant, pour des raisons impérieuses, je le quittai deux jours avant le jour de l’an.

    Je fis d’abord un saut au camp secret du mont Duogu, situé dans une vallée entre les monts Hongtou et Heng, pour rassurer Kim Jong Bu avant de me diriger vers le camp secret de l’intendance du fin fond du mont Paektu. C’est alors que j’eus avec Kim Jong Bu un entretien, dont les résultats furent insérés dans les pages de la revue Samcholli.

    Dans le camp secret du mont Heng, appelé aussi le camp secret de l’intendance du fin fond du mont Paektu, se trouvaient une cabane en rondins où les membres du Corps des enfants, tous affaiblis ou malades, étaient en convalescence, un hôpital où étaient soignés Ri Kye Sun, Pak Sun Il et quelques autres personnes fragiles ou malades, l’atelier de réparation d’armes de Pak Yong Sun et l’équipe de couturières de Pak Su Hwan. Wei Zhengmin, qui souffrait du cœur, y suivait un traitement. A cette époque-là, les cadres du secrétariat, le «Vieux à la pipe» en premier lieu, travaillaient dans cette «antichambre du ciel».

    Je m’informai du travail et de la vie de ceux qui y demeuraient et pris les mesures nécessaires, et puis je convoquai une réunion du comité du parti de l’ARPC, à laquelle participèrent Kim Phyong, Kwon Yong Byok et quelques autres cadres militaires et politiques.

    Nous y dressâmes d’abord le bilan des activités militaires et politiques du gros de l’ARPC après la Conférence des cadres militaires et politiques de Heixiazigou, puis nous délibérâmes des tâches à accomplir d’urgence pour déjouer définitivement la «grande expédition punitive d’hiver» de l’ennemi. Y furent discutés en particulier le déplacement tactique et stratégique de nos unités de combat vers les régions de Taoquanli et de Limingshui et le secteur de Fusong, ainsi que la date de notre opération de progression en territoire coréen. Ces problèmes seront délibérés plus concrètement lors de la Conférence de Xigang.

    Ensuite, nous y discutâmes de l’établissement du système d’organisation du comité du parti de l’ARPC et constituâmes le comité du parti du district de Changbai avec Kwon Yong Byok pour président et Ri Je Sun comme vice-président, ainsi que le comité du district de Changbai de l’Association pour la restauration de la patrie dirigé par Ri Je Sun.

    La réunion avait une haute signification: non seulement elle contribuera à anéantir la «grande expédition punitive d’hiver» de l’ennemi et à défendre la base du mont Paektu, mais aussi elle marquera l’histoire de l’édification des organisations du parti dans notre pays.

    Wei Zhengmin, lui aussi, participa à la réunion. La journée de l’an du calendrier lunaire que nous passâmes au mont Heng fut très impressionnante. C’est ce jour-là que Pak Yong Sun fabriqua avec une boîte de fer-blanc une presse et prépara des nouilles de fécule de pomme de terre pour nous en servir à la table du festin. L’équipe de couturières prépara des raviolis, et le personnel de l’hôpital, du potage au vermicelle. Les «maîtres» du mont Heng nous régalèrent avec de nombreux mets délicieux.

    Plus tard, Wei Zhengmin se souviendra souvent de la délicatesse des nouilles qu’il avait dégustées avec moi le jour de l’an 1937 du calendrier lunaire au camp secret du mont Heng et profitera de toute occasion pour faire compliment à Pak Yong Sun de son art culinaire.

    Quand je me remémore cette fête de nouvel an, je revois en esprit le visage d’un Chinois, Qiao Bangxin, de la garde du corps. Il mangea alors quinze raviolis, avant d’avaler encore deux bols de nouilles. C’est à Diyangxi que Qiao et ses quatre frères avaient endossé tous ensemble l’uniforme. Qiao était benjamin. Aussi l’appelâmes-nous «Xiaowuzi (le cinquième)».

    Un jour, il avait été blessé à une main. Je l’avais opéré avec un rasoir. La douleur était sans doute terrible, car c’était sans anesthésie. Et malgré tout, il avait supporté stoïquement l’opération. La chéloïde était longue à se cicatriser, et Qiao ne pouvait boucler lui-même sa ceinture. Aussi devais-je lui donner chaque fois un coup de main. Quand ses chaussures étaient mouillées, je le déchaussais et les faisais sécher au coin du feu. Un jour, accompagné de gardes du corps, j’étais de passage à Wudaoyangcha, dans le district d’Antu, pour participer à une réunion, quand, dénoncés par un renégat, nous fûmes investis par l’ennemi. Qiao combattit alors avec beaucoup de courage, mais, à notre grand regret, un de ses frères tomba au champ d’honneur.

    Le lendemain, après avoir passé joyeusement le réveillon du nouvel an au mont Heng, nous retournâmes au camp secret du mont Hongtou. Quelque temps après notre arrivée, un coup de feu retentit soudainement au poste de guet.

    La situation était alarmante. Nous ne disposions que de quelques combattants de la compagnie de Ri Tu Su et de ceux de l’escouade de mitrailleurs chargés de m’escorter. Les effectifs ennemis étaient assez importants: plus de 500 hommes. Par dessus le marché, nos sentinelles n’avaient découvert l’ennemi que lorsqu’il avait presque atteint le sommet où se trouvait notre poste de guet, endroit qui pouvait lui permettre de nous prendre en tenailles.

    Sans perdre de temps, j’ordonnai à mes hommes d’occuper rapidement la crête sud.

    Puis, j’enjoignis au chef de compagnie Ri Tu Su de retirer ses hommes du poste de guet et d’ouvrir la route à l’ennemi, en insistant pour qu’ils reculent en descendant par la crête en lame de sorte que l’ennemi les aperçût. C’était l’unique passage, mais si abrupt qu’un seul faux pas risquait d’entraîner les hommes dans une chute au fond de la vallée et de les ensevelir sous la neige. Si l’on attirait l’ennemi à l’endroit de ce passage, un seul combattant pourrait alors affronter cent, voire mille adversaires. De nos positions –point d’appui tactique– sur la crête sud du mont Hongtou, nous pouvions observer tous les mouvements de l’ennemi en contrebas, qui se ruait sur la crête en lame, puis, lors de sa retraite, le bloquer au fond du ravin et l’anéantir.

    Sur mon ordre, nos combattants du poste de guet attirèrent l’ennemi sur la crête en lame.

    Le vallon entre la crête en lame et la crête sud devint, littéralement, une «chausse-trappe». Un autre facteur de notre victoire fut que, sur mon ordre, Ri Tu Su avait versé de l’eau sur le versant de la crête sud pour en faire une vraie glissoire, si bien qu’aucun combattant ennemi ne put monter par là.

    Le combat sur le mont Hongtou était absolument inconcevable du point de vue purement militaire à cause de l’énorme différence numérique. Cependant, nous mîmes hors de combat la plus grande partie des assaillants. De notre côté, seul Ri Tu Su, chef de compagnie, fut blessé par une balle et évacué à l’hôpital du camp secret de l’intendance.

    A l’issue du combat, je dépêchai un commando pour attaquer de nuit le campement ennemi, d’une part, et, de l’autre, pris des mesures pour nous esquiver vers Fusong. Car, s’il avait reculé pour le moment, l’ennemi n’en reviendrait pas moins tôt ou tard avec des renforts pour fondre à nouveau sur nous. Nos effectifs étant très faibles il était dangereux d’engager un nouveau combat. Il valait mieux lever discrètement le camp. Nous étions en train de discuter de l’évacuation, quand, soudain, du vallon d’en contrebas, la trompette sonna la charge de notre armée de guérilla, et une fusillade assourdissante retentit sans répit. C’était l’unité placée sous les ordres d’O Jung Hup qui assaillait les ennemis survivants.

    Ayant appris auprès de la population qu’une troupe «punitive» ennemie était partie pour le mont Hongtou, O Jung Hup, inquiet pour la sécurité du Quartier général, était accouru à perte d’haleine pour nous aider. Conjointement avec notre commando, il livra combat. Il frappa l’ennemi en coupant à travers son campement et extermina jusqu’au dernier les survivants, qui étaient d’ailleurs peu nombreux.

    Après le combat, O Jung Hup m’envoya Han Ik Su pour demander si je lui permettais de conduire son unité vers le mont Hongtou. Compte tenu de l’échec total de l’attaque ennemie contre le camp secret du mont Hongtou, je lui donnai l’ordre de suivre le plan initial. Quoiqu’il eût reçu mon ordre, O Jung Hup ne retourna à Heixiazigou qu’après s’être assuré que le Quartier général était en sécurité. Un homme qui m’était si fidèle!

    Après de longues années, un paysan d’Erdaojiang, qui, lors de la bataille du mont Hongtou, avait été mobilisé pour le transport des munitions des troupes japonaises et même contraint de s’occuper des cadavres, se souviendra devant les membres de notre groupe d’explorateurs des hauts lieux de la Lutte armée antijaponaise:

    «A cette époque-là, l’armée japonaise avait réquisitionné un manœuvre par foyer. Revenant de cette corvée, dans bien des cas, nous avions les pieds gelés, parfois les dix orteils se détachaient des pieds. Lorsque nous avons été emmenés pour la première fois, nous avons tremblé de peur, et, en restant à plat ventre sur le champ de bataille, nous étions tout en nage. Mais chaque fois la bataille se terminait par la victoire des partisans, et nous étions si ravis en notre for intérieur que nous ne sentions plus la fatigue. Or, quand les Japonais subissaient la débâcle, ils nous obligeaient à transporter les cadavres répugnants des leurs. Nous avions vraiment de l’aversion pour cette corvée. Après la bataille du mont Hongtou, les cadavres étaient trop nombreux pour qu’on les transporte tous sur des brancards. Nous devions défaire les bandes molletières des morts et les nouer autour de leur cou pour les traîner par terre.»

    Un jour, après la libération du pays, je recevrai en audience une délégation japonaise d’hommes de presse en visite dans notre pays. Parmi ces journalistes, un homme de haute taille. Pendant l’entretien, il s’appliqua à prendre des notes, sans dire un mot. Ce n’est que lors du déjeuner que j’offrais qu’il ouvrit la bouche et dit: «Je vous croyais, M. le Président Kim, un homme redoutable, parce que vous étiez réputé comme le “tigre du mont Paektu”, mais en vous voyant aujourd’hui je trouve en vous un homme très affable.» Ce disant, il avoua qu’il avait été sous-lieutenant dans l’ancienne armée japonaise, qui en avait vu de dures lors de la bataille du mont Hongtou. D’après lui, il avait pu s’en tirer car dans la nuit de notre attaque il était sorti inspecter les postes de garde; pour la seule raison qu’il était le seul à être resté sain et sauf, il avait été grossièrement insulté et battu par les gendarmes. Blême de colère, il avait alors quitté l’uniforme pour devenir plus tard journaliste.

    Des «unités punitives» conjointes japonaise et mandchoue avaient participé à la bataille du mont Hongtou. Mais, chose étrange, toutes les victimes de la bataille étaient des Japonais, l’armée fantoche mandchoue n’ayant guère subi de pertes en hommes.

    Les officiers japonais cherchèrent noise aux officiers mandchous: «Comment cela se fait-il que seuls les Japonais ont trouvé la mort, alors que vous êtes revenus sains et saufs? Est-ce que les balles des partisans seraient dotées d’un aimant qui ne traque que les Japonais? Un tel aimant n’existe pas. Si vous vous en êtes tirés, c’est la preuve que vous avez des accointances avec les partisans.» Après quoi, ils les battirent et les frappèrent à grands coups de pied.

    Quel était le facteur principal de notre victoire au mont Hongtou sur un ennemi incomparablement supérieur en nombre? C’est, incontestablement, la puissance morale de nos hommes.

    La confiance absolue en la victoire, la fermeté au combat, la confiance en soi et l’opiniâtreté révolutionnaires, le dévouement et l’abnégation, tout cela, on le désigne couramment aujourd’hui chez nous par l’expression «esprit révolutionnaire du Paektu».

    En tout temps et en tous lieux, nous avons été vainqueurs, parce que nous étions confiants en la victoire, animés de la volonté de nous battre et pleins d’abnégation, loin de nous laisser décourager ni céder au désespoir devant l’ennemi, plusieurs fois supérieur en nombre.

    Les exemples de foi en la victoire et de fermeté de volonté des partisans lors de la guerre antijaponaise sont légion.

    Ri Tu Su, évacué à l’hôpital installé dans une caverne, bénéficiait des soins du docteur Song et passait des journées d’épreuves avec trois ou quatre autres blessés et malades, dont Ri Kye Sun et Pak Sun Il. Cet hôpital n’était que de nom: on n’avait ni médicaments, ni seringues, ni même bistouris. Mais même dans cette situation lamentable, les gens étaient animés de l’«esprit révolutionnaire du Paektu».

    Pak Sun Il, chef de l’intendance de la 2e division, était un grand malade. Son pied commençait à se gangrener pour avoir tardé à être soigné.

    Peu après la bataille de Pochonbo, en envoyant à cet hôpital des vivres ainsi que des médicaments et des boîtes de conserve, des uniformes d’été, des chaussures et divers autres articles, pris dans la bataille, j’adressai aux malades une lettre exprimant mon souhait qu’ils se rétablissent coûte que coûte et leur disant que nous nous reverrions sur le champ de bataille.

    Dès qu’il lut la lettre, Pak Sun Il déclara qu’il couperait de ses propres mains son pied en montrant une scie en fer-blanc qu’il avait fabriquée lui-même avec une boîte de conserve.

    Voulant l’en dissuader, le docteur Song et autres camarades lui proposèrent de trouver un autre moyen.

    Cependant, Pak ne revint pas sur sa résolution, au contraire, il critiqua l’attitude passive de ses collègues qui lui témoignaient de la compassion. Il dit: «Je suis déjà déterminé à m’amputer moi-même du pied. Pour mettre en pratique ma résolution, j’ai besoin d’un peu d’aide de votre part. Il suffit que vous teniez ma jambe. Je veux me rétablir au plus tôt pour regagner mon poste de révolutionnaire.»

    Un chant révolutionnaire aux lèvres, il finit en six jours par se couper le pied à l’aide de sa scie en fer-blanc qui se tordait tout le temps. Il ne s’évanouit qu’après avoir terminé l’opération, dit-on. Heureusement, la plaie se cicatrisa.

    Au début de cet hiver-là, les camarades de l’hôpital se déplacèrent au plus profond de la montagne et construisirent une hutte pour y demeurer. Or, la hutte fut découverte par une «troupe punitive» ennemie.

    Ayant aperçu le premier les ennemis qui s’approchaient, Pak Sun Il pensa à sauver ses camarades. En dégringolant en bas du précipice en entraînant avec lui un soldat qui se ruait sur lui, il cria: «La troupe punitive nous attaque!»

    En dépit du fait qu’il tenait à la vie au nom de la révolution au point de s’amputer lui-même du pied, il n’hésita pas à se sacrifier pour ses camarades. Tels étaient ceux qui vécurent et combattirent au mont Paektu.

    Au signal de Pak, Ri Tu Su, qui s’était éloigné de la hutte pour abattre un arbre, eut le temps de se réfugier. Mais Ri Kye Sun et quelques autres furent arrêtés par l’ennemi, tandis que le reste fut assassiné sur place.

    Resté seul dans la montagne sans camarades, ni gîte, ni vivres, Ri Tu Su endura des épreuves terribles. Il jeûna six jours entiers sans avoir même un grain de céréale à se mettre sous la dent. A bout de forces, il réussit par bonheur à trouver deux bols de soja, ce qu’avait mis de côté Ri Kye Sun chaque fois qu’elle préparait le repas. Mais la provision fut vite épuisée, et il mâcha la prêle que broutaient, dit-on, les sangliers. Dans le froid mordant du mont Paektu, il dut vivre sans abri comme un primitif, couvert d’un morceau de chanvre usé, son vêtement étant tombé en lambeaux. Quelles souffrances indicibles il a dû supporter! Les bandes de corbeaux se perchaient chaque jour sur les arbres des alentours et croassaient bruyamment. Parfois, à tour de rôle, ils volaient en rase-mottes et lui frôlaient le visage de leurs ailes.

    Ri Tu Su pensait que mourir serait pour lui l’expédient le plus rapide, quand la braise qu’il avait entretenue à grand-peine sous la cendre s’éteignit.

    Cependant, au dernier moment, Ri se rappela mon souhait de nous revoir sur le champ de bataille après son rétablissement, ainsi que la dernière action d’éclat de Pak Sun Il qui s’était jeté du haut du précipice pour sauver ses compagnons d’armes.

    «Je n’ai pas le droit de mourir, se dit-il. Me suicider, c’est trahir mes camarades qui m’ont sauvé par leur sacrifice. Le camarade commandant m’a donné l’ordre de me rétablir et de retourner au champ de bataille. Je ne suis pas en droit de transgresser cet ordre.»

    Ri fit l’impossible pour rester en vie. Il survécut miraculeusement, restant seul, trois mois et vingt jours, dans les profondeurs de la montagne, aussi solitaire que sur une île perdue au milieu de l’océan, où il n’y avait rien pour manger ni pour se couvrir.

    Comme Ri Tu Su, Pak Sun Il, Ri Kye Sun et tous les autres compagnons d’armes tombés étaient des phénix, leur esprit demeura aussi inexpugnable que le mont Paektu, bien que leur corps ait disparu.

    A la suite de la bataille du mont Hongtou, nous combattîmes l’ennemi à Taoquanli et à Limingshui.

    Après la victoire au mont Hongtou, à la tête du gros de notre troupe, j’étais descendu vers Xiagangqu, dans le district de Changbai. Etant donné la fouille acharnée à laquelle se livrait de nouveau l’ennemi en concentrant d’importants effectifs à la périphérie du mont Paektu, il fallait détourner son attention si nous voulions entreprendre de nouvelles opérations militaires. Le mouvement du gros de notre troupe vers Xiagangqu était un déplacement tactique visant à disperser les forces «punitives», à semer la confusion chez l’ennemi et, enfin, à faire échouer totalement son «expédition punitive d’hiver». Par ailleurs, il avait été convenu que, après le jour de l’an du calendrier lunaire, nous aurions rendez-vous avec les camarades de Mandchourie du Sud.

    A notre arrivée dans un village aux environs de Yaofangzi, je donnai l’ordre de dresser le camp et envoyai un groupe d’éclaireurs à Taoquanli. Sur leur chemin, les éclaireurs tombèrent sur un agent clandestin de Taoquanli qui cherchait notre détachement pour l’informer du dispositif de l’ennemi. D’après lui, une unité de l’armée Chingan qui en avait été pour ses frais de ballottements çà et là, tout au long de l’hiver, prise au piège de notre tactique consistant à combiner les opérations de grandes et de petites formations, recherchait notre Quartier général, jurant d’en finir avec nous.

    Pour aller de Yaofangzi à Taoquanli ou au vallon de Choeryonggamgol, il fallait passer par un sentier désert parsemé de bouleaux blancs, de bouleaux à petites feuilles, de ronces, de roseaux dépassant la taille d’un homme et d’herbes touffues entrelacées. Nous prîmes ce sentier pour aller au village de Shangcun, de Taoquanli. Un détail: mon ordonnance Choe Kum San qui était entré dans ces broussailles se piqua par mégarde un œil, il poussa de hauts cris.

    Si l’on entraînait l’ennemi sur ce sentier long de 12 km, celui-ci se mettrait en file indienne, et le gros de notre troupe aux aguets dans de nombreux endroits encombrés de chablis pourrait l’anéantir facilement après avoir morcelé sa colonne.

    Je décidai de harceler d’abord l’ennemi en recourant à une opération de diversion effectuée par de petites formations, puis de tendre une embuscade avec une troupe importante pour le battre à plate couture. A cette fin, j’appelai O Jung Hup au Quartier général.

    Je lui ordonnai de mettre à exécution ma décision. Dès que la colonne de l’ennemi apparut, les membres du groupe de diversion tirèrent une rafale en direction de la tête du cortège, avant de s’esquiver promptement en se déplaçant sur le plateau recouvert de ronces, où nos camarades étaient à l’affût. L’ennemi, trompé par cette ruse, les talonnèrent à l’aveuglette.

    Le groupe de diversion s’engagea dans le sentier enchevêtré de ronces épineuses. Ces ronces étaient pour l’ennemi, peu habitué à la montagne, un obstacle pareil aux barbelés. Empêtrée dans les ronces, la colonne de l’ennemi fut coupée en plusieurs tronçons. Nos hommes embusqués firent pleuvoir sur eux une grêle de balles. Pris au dépourvu, ne sachant où donner de la tête, l’ennemi se débattait au fond de la vallée, pour tomber finalement, teintant la neige de leur sang. Victimes de notre tactique de morcellement, quelques centaines de soldats ennemis furent mis hors de combat. A la nuit tombante, les survivants se réfugièrent dans le village de Taoquanli, abandonnant un grand nombre de tués et de blessés sur le champ de bataille.

    L’organisation clandestine de Taoquanli nous informa que l’ennemi s’apprêtait à retourner la nuit même dans sa tanière. Il craignait sans doute que nous ne l’attaquions à la faveur de la nuit.

    Taoquanli était à deux heures de marche du point de rassemblement de notre troupe. Il fallait retarder l’heure du départ de l’ennemi et y arriver avant lui. Aussi demandai-je à l’organisation clandestine de Taoquanli qu’elle fasse traîner en longueur la préparation, dans le village, du dîner de l’ennemi.

    L’organisation clandestine lambina à dessein en faisant la cuisine de façon que notre unité eût le temps de descendre de la montagne pour se mettre en embuscade. Impatient, l’ennemi somma de préparer le repas au plus vite, mais le maire du village Jong Tong Chol, membre de ladite organisation, feignait la bienveillance, disant qu’il ne pouvait négliger l’accueil de ces messieurs de l’armée Chingan qui étaient rarement de passage dans son village. Il fit durer ainsi la préparation du repas en faisant tuer des poules et moudre du riz par les villageois. En fin de compte, quand l’ennemi quitta le village vers minuit, nous avions terminé de tendre notre embuscade des deux côtés de la route, et nous attendions depuis une demi-heure son apparition.

    Dans cette bataille, nous anéantîmes jusqu’au dernier soldat l’unité de l’armée Chingan.

    Le champ de bataille, ce plateau herbu, était jonché de cadavres de l’ennemi. Les partisans ne ramassèrent que les fusils, avant de se retirer tranquillement. Par la suite, disait-on, 24 bœufs furent mobilisés pour transporter les cadavres: on chargea chaque traîneau tiré par un bœuf de neuf cadavres pour aller jusqu’à Shisandaogou. Les villageois, très satisfaits, plaisantaient: «A raison de 9 cadavres par traîneau, combien de cadavres 24 traîneaux peuvent-ils transporter?»

    Après la bataille de Taoquanli, notre troupe se déplaça dans la vallée de Fuhoushui, où nous rencontrâmes les camarades de Mandchourie du Sud. Conjointement avec eux, nous livrâmes un autre combat éclatant. Ce fut le dernier combat décisif qui fit échouer définitivement la «grande expédition punitive d’hiver» de l’ennemi.

    A la suite de l’échec de cette campagne «punitive» conçue et entreprise avec tant de soin par l’ennemi, et grâce aux victoires incessantes de l’ARPC, nous fîmes la loi dans la région de Changbai. Les impérialistes japonais tentèrent désespérément de tenir en respect l’ARPC sur le plan militaire et d’arrêter ainsi sa progression vers la Corée, mais ils subirent revers sur revers. Afin de nous discréditer politiquement et moralement, ils mirent tout en œuvre: ils me qualifièrent de «chef de file des bandits» ou «chef de file des bandits communistes», mais rien n’y fit. Là-dessus, ils se lamentèrent au sujet de notre tactique de guérilla qui consistait, selon leur expression, à «apparaître et à disparaître en un clin d’œil comme par magie» ou à «disparaître tantôt dans le ciel tantôt sous terre», ils étaient dans des transes indescriptibles.

    Pris au piège de notre tactique qui changeait sans cesse, les militaires et policiers japonais et mandchous étaient réduits en charpie. Ils redoutaient le plus la «tactique Luowang». Par le biais des publications et des directives internes, l’ennemi insista plus d’une fois pour que personne ne se laisse prendre à cette tactique dans les régions montagneuses. La peur de ne pas pouvoir s’échapper une fois pris au «Luowang» se propagea comme une maladie fébrile parmi les militaires et policiers japonais et mandchous.

    Pour ce qui est de la «tactique Luowang», c’est le nom donné à l’embuscade, c’est une des tactiques de guérilla les plus typiques de l’ARPC. «Luowang» est la prononciation chinoise du mot coréen «Ramang», qui signifie un gouffre sans issue, c’est-à-dire l’encerclement, la trappe.

    Ayant échoué dans sa «grande expédition punitive d’hiver» de la fin de 1936 au début de 1937, l’ennemi parla beaucoup, en analysant l’expérience de cette campagne «punitive», du désastre que lui avait causé notre «tactique Luowang».

    En publiant les articles d’Ishizawa, instructeur militaire de la brigade mixte, intitulés «A propos de l’attaque surprise des partisans de Kim Il Sung» et «Mes impressions sur la récente expédition punitive», ainsi qu’«A propos des expériences de l’expédition punitive», interview qu’il donna plus tard, le numéro de mai 1937 de Tiexin, revue de la police mandchoue, commentait, en reconnaissant l’efficacité de la «tactique Luowang»: la récente expédition «punitive» a prouvé que les partisans recourent principalement à leur «tactique Luowang» non seulement lorsque leurs effectifs sont inférieurs aux nôtres, mais aussi lorsqu’ils sont supérieurs; c’est leur procédé habituel; tous les nôtres se sont battus avec un immense courage dans l’accrochage avec les partisans de Kim Il Sung aux environs de Dajiapigou, au sud-ouest du chef-lieu du district de Fusong, en février dernier, mais hélas! loin de vaincre, ils sont tombés tous au champ d’honneur; ils ont été pris au piège de la «tactique Luowang» des partisans; de tels exemples sont sans nombre. Et il sonna une fois de plus le tocsin contre le «Luowang».

    Il me semble que les écoles de l’Internationale communiste s’intéressaient, elles aussi, à nos tactiques de guérilla. Pak Kwang Son, ancien combattant de la révolution antijaponaise, profitait de toute occasion pour rappeler que les enseignants des écoles de l’IC avaient souvent cité en exemple les tactiques de guérilla employées par l’ARPC.

    Il y avait en Union soviétique des écoles gérées par l’IC, que les communistes de la région mandchoue appelaient alors écoles de l’IC ou universités de l’IC. Ces écoles avaient pour but de dispenser une formation politique et militaire aux étudiants et aux communistes venus sur la recommandation des organisations révolutionnaires de divers pays du monde. Pak Kwang Son y avait fait un temps ses études.

    Les fracas des combats livrés par l’ARPC dans la région de Changbai firent frissonner les responsables du gouvernement général japonais en Corée, les militaires et policiers japonais stationnant en Corée, ainsi que les politiciens, les clans militaires et les capitalistes du Japon. Tandis qu’ils réjouissaient immensément notre peuple.

    Les opérations militaires audacieuses que nous menâmes en remportant victoire sur victoire dans la région de Changbai permirent à l’ARPC de se frayer un passage vers la patrie. Grâce à ces opérations, la position de notre armée révolutionnaire se raffermit encore davantage, celle-ci s’affirmant en tant que force principale de la Révolution coréenne.

    Ces combats n’étaient certainement pas de dimension mondiale. Les annales mondiales des guerres sont riches en guerres fameuses et en grandes batailles qui ont fait des milliers, des dizaines de milliers, voire des centaines de milliers de morts et de blessés. Nous engagions tout au plus quelques centaines d’hommes dans une bataille, et les pertes de l’ennemi en hommes se limitaient à quelques centaines ou milliers d’hommes.

    Toutefois, nous nous en souvenons avec une grande fierté. Ce dont nous faisons grand cas, c’est l’esprit dont l’armée révolutionnaire a fait preuve dans ces combats ardus. C’est grâce à cette volonté que cette armée a triomphé de l’ennemi. Il va de soi que, si on l’emporte moralement sur l’ennemi, on ne manquera pas de triompher de lui physiquement.

    Voilà la raison pour laquelle nous accordons une grande importance aux traces des combats sanglants que nous avons livrés sur la terre de Changbai.

    

    

    

    4. Le tojong Pak In Jin

    

    

    La revue Samilwolgan, organe de l’Association pour la restauration de la patrie, publia dans son premier numéro un court article intitulé: «Un haut dignitaire du chondoïsme, Monsieur X, rencontre le représentant de notre ARP». L’article rapporte que ce monsieur X, membre du bureau central de l’organisation chondoïste, très influent auprès des masses en Corée comme à l’étranger, dans un élan irrésistible de patriotisme, a rendu visite au représentant de l’ARP en ma personne, apporté son adhésion au programme de l’ARP ainsi qu’à toutes nos idées, exprimé son intention d’associer le million de membres du parti de la jeunesse chondoïste au front de libération de Corée et, enfin, s’est formellement engagé à maintenir des liens toujours plus étroits avec l’ARP.

    Le personnage dont il est question dans l’article est le tojong (une des grandes dignités chondoïstes – NDLR) Pak In Jin. L’auteur avait dû conserver le secret de l’anonymat. Ce petit article, par ses quelques lignes, fait allusion à une histoire que tout un livre ne suffirait pas à épuiser. Pour connaître le motif de la visite que m’avait rendue ce tojong dans notre camp secret du mont Paektu, il faut lire un autre article inséré dans le même numéro de la même revue qui annonce l’enrôlement successif de jeunes patriotes, braves et pleins de fougue, dans notre troupe. Voici un passage de cet article:

    «Des jeunes patriotes ayant dans les veines du sang de différentes localités de la région nord-ouest de la Corée franchissent chaque jour, par groupes de sept ou de huit, les fleuves Amrok et Tuman... pour rejoindre la division commandée par Kim... Comme ils connaissent bien la configuration du terrain, les routes et la situation de la Corée, ils ont demandé à prendre la tête d’une mission armée qui serait envoyée en territoire coréen.»

    Voici un événement qui se produisit alors que nous nous étions rendus dans le village de Xinchangdong, pour la deuxième ou la troisième fois depuis notre installation dans la zone frontalière. Un jour, quelques jeunes villageois vinrent nous demander de les admettre dans notre troupe. J’ordonnai de tous les enrôler s’ils ne présentaient pas de déficience physique, car il s’agissait de frontaliers. Or, Ri Tong Hak hocha la tête en signe de mécontentement, disant qu’il croyait pouvoir les admettre tous, sauf un, le «Calotin chondoïste» – comme l’appelaient les villageois – originaire de Phungsan. Selon lui, la question se posait de savoir si le front uni devait être ouvert à de tels individus et si une armée révolutionnaire pouvait admettre un fidèle chondoïste.

    Sur mon ordre, Ri Tong Hak amena le «Calotin chondoïste» au Q.G. et me le présenta. J’avais sous mes yeux un jeune homme svelte, à l’air assez dégourdi, qui semblait s’être débarrassé de sa peau de provincial, quoique vêtu d’un habit élimé. Ce qui m’impressionnait en lui, c’étaient ses beaux yeux et une dent dorée qu’il laissait voir quand il souriait.

    Il s’appelait Ri Chang Son. Domicilié dans la commune de Sul, canton de Chonnam, arrondissement de Phungsan. Il habitait le même village que Pak In Jin, le tojong de la région de Ryongbuk, dont il avait reçu l’éducation et l’influence pour devenir membre du parti de la jeunesse chondoïste. Il était en permanence surveillé et filé par la police pour la seule raison qu’il était un des disciples préférés de Pak In Jin, qui avait purgé plusieurs années de prison pour avoir dirigé les insurgés de Phungsan lors du mouvement du Premier Mars et qui figurait sur la liste noire. Les policiers japonais, ayant accroché une «boîte destinée à la patrouille» sous l’avant-toit du tojong, y venaient régulièrement, une fois par semaine, et leur chef lui-même, une fois par mois, en prétextant leur mission, mais, en réalité, pour surveiller ses faits et gestes. Ces patrouilles régulières et cette surveillance interminable n’épargnaient point son disciple. Lors de chaque descente de police, sa maison n’y échappait guère. Désespéré, avec le consentement de son maître, Ri Chang Son avait quitté son village pour venir s’installer dans la région de Changbai où il croyait pouvoir éviter la surveillance et les persécutions de la police japonaise.

    Quand j’eus consenti d’emblée à admettre Ri Chang Son dans notre armée, Ri Tong Hak bouda comme s’il avait reçu une punition injustifiée.

    «Camarade commandant, dit-il, pourrait-on espérer qu’un croyant puisse devenir un bon partisan? Il y a trop de jeunes travailleurs pour admettre un tel calotin qui risque de compromettre la pureté de nos rangs.

    –Je ne sais par quoi pèche votre regard, le blâmai-je dans des termes mi-plaisantins, mi-sérieux. Vous avez reconnu du premier coup d’œil que Ri Je Sun est un homme de talent, mais vous ne distinguez pas un trésor en la personne de ce gars-là. Vous n’êtes pas louchon, mais vos yeux voient mal de temps en temps.

    –Marx a dit, n’est-ce pas, que la religion est l’opium du peuple. Elle n’a rien d’un trésor, cette engeance chondoïste. Il serait heureux que ce ne soit pas un trublion!»

    Evidemment, il était imprégné de préjugés antireligieux.

    Il me fallut me lancer dans de longues explications pour le persuader.

    «L’affirmation de Marx selon laquelle la religion est l’opium du peuple, lui dis-je, il ne faut pas l’exagérer ni la simplifier. Cette affirmation combat les illusions sur la religion, mais ne s’oppose pas aux religieux eux-mêmes. Nous devons nous unir à tous les croyants patriotes, quels qu’ils soient. Notre armée de guérilla est une armée de patriotes dont la mission essentielle est le salut national antijaponais, une armée populaire qui combat non seulement pour les ouvriers et les paysans, mais aussi pour la nation coréenne tout entière, sachez-le bien. Certes, ce sont les communistes comme nous qui jouent le rôle essentiel dans cette armée, mais cela ne veut pas dire qu’il faille rejeter les personnes issues d’autres couches ou forces que celles auxquelles nous appartenons. Il ne faut pas hésiter à admettre dans notre armée des religieux, s’ils veulent s’y enrôler. Vous n’imaginez pas quelle aubaine c’est ce jeune homme pour nous. Grâce à lui, on pourra répandre les idées de l’ARP parmi les chondoïstes des régions de Kapsan, de Phungsan et de Samsu et, par là même, placer sous notre contrôle la vaste région de Ryongbuk. On verra bientôt ce que vaut ce jeune homme, et vous devez vous montrer aimable avec lui et veiller sur lui.»

    Je ne sais quelle réaction avait provoquée mon conseil chez Ri Tong Hak.

    Le surnom de «Calotin chondoïste» qu’il devait aux gens de Xinchangdong, Ri Chang Son le garda malgré lui après son enrôlement dans l’armée de guérilla. Quand on l’appelait par ce surnom, il ressentait une pointe d’ironie et de mépris, et non de l’amitié, faisait la grimace et finissait par se fâcher.

    Une fois, au camp secret eut lieu une séance de divertissement en l’honneur des nouvelles recrues. Des anciens et des nouveaux apparurent sur la scène alternativement, et le spectacle charmait tout le monde. Les anciens épuisèrent tout leur répertoire pour réjouir les bleus, tandis que les nouvelles recrues, joyeuses, se présentaient à qui mieux mieux sur la scène. Or, le climat d’allégresse générale fut altéré tout d’un coup par une gaffe du présentateur. Quand vint le tour de Ri Chang Son, celui-là présenta: «Maintenant, on va écouter le chant du camarade “Calotin chondoïste”, le nouveau venu originaire de Xinchangdong.» C’était une grosse bévue. Ulcéré, Ri Chang Son quitta vivement les lieux sans avoir chanté.

    Ce fut à qui commenterait cette affaire. La pointe du blâme était dirigée naturellement sur le présentateur, auquel on reprochait d’avoir tourné en ridicule et exaspéré cette jeune recrue en l’appelant par un surnom qu’il trouvait humiliant.

    Certains, au contraire, en voulaient à Ri Chang Son: ils l’accusaient d’être un esprit étroit. «Qu’importe qu’on soit appelé par un surnom, disaient-ils. Que deviendra la réunion récréative si une personne invitée à chanter se retire? Un homme qui a quitté sa famille, décidé à devenir soldat de l’armée révolutionnaire, peut-il l’être, s’il se formalise d’une telle bagatelle? C’est un homme trop superficiel et trop mesquin pour faire un bon combattant que ce jeune homme-là!»

    Les discussions qui avaient commencé sur la conduite du présentateur et celle de Ri Chang Son tournèrent à une controverse sur la question de savoir comment considérer et traiter les religieux en général, les chondoïstes en particulier. Je jugeai nécessaire d’intervenir pour expliquer en termes explicites à tous les commandants et soldats de ma troupe notre point de vue et notre position sur le chondoïsme.

    «Le chondoïsme est une religion propre à notre nation.

    «Le seul fait que Choe Je U l’ait nommé Tonghak (doctrine orientale –NDLR) pour le distinguer du Sohak (catholicisme) nous permet d’en percevoir le caractère national.

    «C’est une religion patriotique, par conséquent progressiste; en témoignent les idées fondamentales et l’idéal qu’elle professe. Il suffit de lire ses mots d’ordre: «Défense du pays et sécurité du peuple», «Salut du peuple», pour s’en faire une idée claire.

    «Scandant ces mots d’ordre, les chondoïstes ont lutté depuis des dizaines d’années pour l’indépendance nationale et la construction d’une société idéale assurant le bonheur du peuple. Serait-il raisonnable de rejeter cette religion nationale pour la seule raison qu’elle est une religion et d’insulter ses fidèles en les affublant d’un surnom humiliant?»

    Après avoir expliqué l’amour du pays et du peuple qu’incarnait la doctrine chondoïste et les actions patriotiques des chondoïstes, je fis remarquer une fois de plus clairement la position de principe que nous devions suivre rigoureusement à l’égard des chondoïstes et notre politique de front uni. Après cette leçon, le surnom de «Calotin chondoïste» fut abandonné, mais Ri Chang Son en acquit un nouveau, «Kimpaï», qui signifie «homme à la dent dorée». Quand ce nouveau surnom devint selon lui comme un vrai nom parmi les partisans, il se décida à s’adapter: il fit de «Kim» son nom de famille, de «Kap Bu» son prénom, et s’appela désormais «Kim Kap Bu». Plus tard, c’est sous ce pseudonyme qu’il accomplira ses missions politiques.

    Quoiqu’issu de milieux ruraux, il était assez érudit et sage et possédait une culture relativement étendue. Doué en particulier pour le chant, la danse et le théâtre humoristique, il jouait presque seul lors de chaque divertissement. D’un caractère sociable, il se familiarisait vite avec les nouvelles connaissances. Très franc, mais un peu vaniteux.

    Voici ce qui se passa deux mois environ après son enrôlement. Un jour, Kim Phyong, qui était responsable du service de l’organisation au sein du département politique de notre troupe, me parla de «Dent dorée» qui trouvait qu’il était temps qu’on le nomme à un poste supérieur à celui d’instructeur politique de compagnie. A l’époque, le poste d’instructeur politique de la compagnie dont faisait partie «Dent dorée» était occupé par une personne dont le niveau politique et professionnel était insuffisant. Sans doute, il était pénible à cette recrue d’être sous les ordres d’un homme moins compétent qu’elle, alors qu’elle avait une certaine expérience comme ancien cadre dans le parti de la jeunesse chondoïste.

    Je fis venir Ri Chang Son, lui appris ce qu’il ignorait jusque-là de son instructeur politique de compagnie, ses qualités et ses mérites, puis lui donnai des conseils:

    «Bien sûr, vous pourrez exercer des responsabilités plus importantes que celles d’instructeur politique de compagnie. Mais un long voyage commence par de premiers pas, et les cours supérieurs, on ne les suit qu’après avoir passé, entre autres, le cap de l’école primaire; de même, on ne devient un cadre militaire et politique compétent qu’après en avoir fait l’apprentissage et suivi l’étape de la formation. Jusqu’à présent, vous avez fait votre apprentissage en tant que combattant de l’Armée révolutionnaire populaire coréenne. Dorénavant, vous avez à acquérir la formation nécessaire pour devenir un agent politique compétent. En vous admettant dans notre armée, j’ai pensé vous confier le travail politique en direction des chondoïstes. Vous devez devenir un agent politique capable de gagner à la cause de l’Association pour la restauration de la patrie des centaines, des milliers, voire des dizaines de milliers de chondoïstes et de les diriger, plutôt que de former une compagnie de combattants; vous devez ensuite devenir un cadre politique plus compétent encore. Kim Phyong, responsable du service de l’organisation, et Kwon Yong Byok, responsable de celui de la propagande, au sein du Q.G., seront chargés de vous donner des cours individuels, et vous vous initierez à la théorie politique, aux méthodes de travail en direction des masses et aux expériences du travail clandestin; l’essentiel est d’acquérir les qualités d’un homme du peuple. Retenez bien que la modestie est la plus belle de ces qualités humaines et considérez comme des maîtres non seulement vos aînés révolutionnaires, mais aussi vos collègues de votre âge ou même moins âgés que vous. Et considérez-vous toujours comme un élève; alors vous serez estimé et aimé de tout le monde.»

    Quelque temps après, nous le rappelâmes de la compagnie de combat pour l’affecter au département politique du Q.G. Dès lors, il travailla comme propagandiste du 7e régiment quand il opérait dans l’armée et comme agent politique chargé du travail envers les fidèles de la religion Chondo, quand il opérait hors de l’armée. Plus tard, après s’être déchargé de ses fonctions de propagandiste sur une autre personne, il travailla exclusivement comme agent politique clandestin.

    Ri Chang Son contribua largement à intégrer dans l’organisation de l’ARP un grand nombre de chondoïstes de la région de Pukson (Corée septentrionale – NDLR), dont Pak In Jin.

    C’est lui qui nous fournit des renseignements sur la personne de Pak In Jin et la situation intérieure de la religion Chondo; c’est aussi par son entremise que nous prîmes contact avec des chondoïstes.

    Pak In Jin était un dignitaire d’un ordre assez élevé du chondoïsme.

    Son nom de religieux était Munam. Il entra dans l’organisation chondoïste en 1909, exerça plusieurs dignités et devint, en 1932, un des tojongs au sein du pho (l’une des circonscriptions chondoïstes – NDLR) de Jiwon.

    A l’époque, la Corée comptait 29 phos. Celui de Jiwon, qui englobait entre autres Phungsan, Samsu, Kapsan (en Corée –NDLR) et Changbai (en Chine –NDLR), était un des plus importants. Pak In Jin était appelé aussi «le tojong de la région de Ryongbuk».

    Le père de Pak In Jin, membre du parti Tonghak19, se battit courageusement dans les troupes Sud sous les ordres de Jon Pong Jun20, pendant la Guerre paysanne de l’an Kabo. Après la défaite des insurgés, quand eut commencé le grand massacre des personnes impliquées dans ce mouvement, dont le nombre atteignait des centaines de milliers, il quitta son pays natal, province du Jolla, pour se réfugier dans une région lointaine: Ryongbuk.

    Dans les biographies des chefs suprêmes du chondoïsme que lui avait racontées son père comme on raconte des contes de fée, ainsi que dans la vie de ce dernier, un père frondeur, Pak In Jin trouva sa propre voie.

    Le Soulèvement populaire du Premier Mars fut pour lui l’épreuve la plus dure, qui vérifia sa volonté et ses convictions. A Phungsan, il organisa une manifestation de vivats. A la tête de plus d’un millier d’insurgés, il fonçait sur le siège de l’administration, quand il fut grièvement blessé sous le feu de l’ennemi.

    Pendant trois ans, il connut la captivité, rongeant son frein, dans la prison de Hamhung, puis dans celle de Sodaemun à Séoul. Cependant, les terribles peines de prison n’eurent pas raison de sa profonde foi religieuse et de sa volonté de résistance. Délivré, il se mit en rapport avec les troupes indépendantistes et s’appliqua de toute son âme, pendant trois ou quatre ans, à les aider, en parcourant plusieurs endroits. Mais, quand cette armée, dans l’impossibilité de résister, fut obligée de s’enfuir en territoire étranger, il dut lui dire adieu avec amertume et regret et chercha un refuge contre l’oppression japonaise dans une vallée profonde du canton de Chonnam, dans l’arrondissement de Phungsan, où il s’installa avec sa famille. Il y aménagea une salle de prédication et une autre pour le cours du soir. Il se consacra à la propagation de la doctrine chondoïste parmi les villageois, dont Ri Chang Son, et leur inculqua le sentiment patriotique. Mais, ce coin de montagne ne s’avérait pas un asile sûr. L’apparition régulière de personnes indésirables chez lui, toujours en fin de semaine et de mois, l’obligea à quitter Phungsan pour venir se fixer dans une localité fraîchement aménagée, dans le district de Changbai.

    Ri Chang Son me raconta une anecdote intéressante permettant de comprendre la personnalité de Pak In Jin.

    Ce dernier avait 29 ans, quand, un jour, il se rendit au village voisin pour demander la main d’une jeune fille. Après que les deux jeunes gens se furent rencontrés, la vieille marieuse demanda l’avis du garçon. Pak In Jin dit qu’il n’était pas contre. Or, le père de la jeune fille, tirant à longs traits sur sa pipe, ne disait pas un traître mot.

    «Vous avez vingt-quatre ans, est-ce vrai?» lança-t-il au bout d’un bon moment, sur un ton brutal comme pour le chicaner.

    Homme naïf et candide qui n’avait jamais menti de sa vie, Pak In Jin répondit qu’il avait vingt-neuf ans. Il ne se doutait même pas qu’avant cette entrevue la marieuse l’avait présenté de cinq ans plus jeune qu’il n’était réellement. La réponse inattendue arracha un cri de déception de la bouche de la vieille dame.

    Le futur beau-père du garçon fit la grimace; en ce temps-là, le mariage précoce étant encouragé, un célibataire de plus de vingt ans était soupçonné d’être stérile ou débile. En réalité, la famille de Pak In Jin était trop pauvre pour le marier à temps, et il était devenu un «vieux célibataire».

    La déclaration du père de la jeune fille fit l’effet d’une bombe: il ne voulait pas donner sa fille à un vieux garçon qui allait sur ses trente ans.

    Pak In Jin eut le vertige, mais, s’armant de courage, il répliqua d’une voix chargée de colère: «Me manque-t-il le nez ou les yeux? Que me reprochez-vous? Parlez, monsieur, je vous écoute.»

    L’autre, visiblement embarrassé, répondit qu’il n’avait pas d’autres raisons particulières pour refuser, que tout lui paraissait bon, mais que le problème, c’était son âge et que, enfin, s’il consentait au mariage en méprisant cet écart d’âge de onze ans, il craignait d’avoir mauvaise réputation pour avoir donné sa chère enfant à un trop vieux célibataire.

    Pak In Jin ne recula pas. Il revint à la charge: «Si vous refusez pour cette raison-là, je finirai par épouser votre fille, dit-il. Je ne mérite pas cette appellation de vieux célibataire. Malgré mon âge, je suis vierge; je n’ai jamais touché la main d’une femme. Je ne me retirerai pas sans avoir obtenu votre consentement. Si vous persistez dans votre refus, j’emporterai votre fille dans un sac. Tenez-vous-le pour dit! Allez, donnez-moi votre accord!»

    A ce moment, le frère de la jeune fille, souriant, lui suggéra de payer mille wons s’il tenait vraiment à épouser sa sœur. C’était une somme équivalant au prix d’une vingtaine de bœufs. Somme exorbitante pour lui qui n’avait même pas un veau! Mais, imperturbable, il dit qu’il payerait si on lui promettait le mariage. Le vieil homme le dévisagea longuement comme le ferait un physionomiste, puis finit par donner son consentement.

    Le «vieux garçon» devint le gendre de ce vieil homme. Il n’était naturellement pas question de payer cette somme de mille wons, car il s’agissait d’une sorte d’épreuve visant à sonder les profondeurs de son être. Pak In Jin était, après tout, supposais-je, un homme de principe, plein d’amour-propre, impétueux et inébranlable dans sa volonté. Sa personnalité telle que «Dent dorée» me l’avait racontée avait quelque chose qui forçait l’admiration.

    Quand Ri Chang Son fut prêt à partir comme agent politique chargé du travail en direction des chondoïstes, je lui dis à peu près ce qui suit: les chondoïstes et nous, nous sommes les uns commes les autres des Coréens attachés à notre pays et à notre peuple, les amis des masses démunies et maltraitées, qui ont lutté pour atteindre leur objectif prioritaire: «repousser les Japonais» et «assurer la défense du pays et la sécurité du peuple»; aussi nous faut-il nous unir pour combattre l’impérialisme japonais; nous souhaitons – insistai-je – que, dans un proche avenir, les représentants de nos deux parties se rencontrent et négocient en toute loyauté. Il fut envoyé à Pak In Jin. Trois jours après, «Dent dorée» était de retour au camp secret.

    Pak In Jin avait approuvé notre proposition de développer conjointement la guerre antijaponaise et nous avait demandé de lui envoyer un délégué pour mener des négociations.

    Je m’apprêtais à partir pour ces négociations. Or, des circonstances imprévues m’empêchèrent de quitter le camp. La «Conférence de Tumen» entre Minami et Ueda venait d’être clôturée. Par suite du déclenchement des opérations de «grande expédition punitive d’hiver» de l’ennemi, notre armée révolutionnaire populaire dut faire face à de sérieuses difficultés. Parallèlement à cette offensive «punitive», un grand nombre de mouchards s’acharnaient à nous harceler.

    Mes compagnons d’armes firent tout pour me dissuader de partir pour les négociations, tant pour le sort du camp secret récemment créé que pour la sécurité de ma propre personne. Tous avaient les nerfs tendus, parce qu’ils venaient d’apprendre l’incident de l’intrusion d’un mouchard auprès du Q.G.

    Force me fut donc de déléguer Kim Phyong et Ri Chang Son à ces négociations.

    Kim Phyong avait exercé presque tous les métiers dès son enfance. Très débrouillard, il savait expédier n’importe quelle tâche. Il était versé dans l’écriture chinoise, parce que, je pense, il avait suivi dans son enfance des cours d’écriture chinoise pendant cinq ou six ans dans une école traditionnelle. Puis, il avait reçu une éducation régulière dans une école moderne. Admis dans l’armée révolutionnaire populaire, il avait reçu une formation politique et militaire dans les cours ambulants créés dans l’armée pour former des commandants. Il avait aussi exercé le métier d’instituteur. S’il avait été proposé avec Ri Chang Son comme nos représentants aux négociations avec les chondoïstes, c’est que nous comptions beaucoup sur sa connaissance de la religion Chondo et sur son expérience du travail politique dans ce domaine.

    L’entrevue entre Pak In Jin et nos délégués eut lieu chez Ri Jon Hwa, chef du jongriwon (l’une des circonscriptions locales chondoïstes –NDLR) de Changbai de l’organisation chondoïste, à Wangedong, Shiqidaogou, district de Changbai.

    Après avoir montré son mandat signé par moi, Kim Phyong remit à Pak In Jin les brochures du «Programme en dix points de l’ARP» et de la «Déclaration constitutive de l’ARP». Puis, on discuta à cœur ouvert sur le problème de la collaboration entre nous et les forces chondoïstes.

    Pak In Jin s’intéressait beaucoup au type de régime que nous voulions établir après l’expulsion des impérialistes japonais. Il s’opposait à la restauration de la royauté ayant existé dans l’ancienne Corée, il repoussait le pouvoir de type soviétique tel qu’il était instauré en Russie, il se prononçait aussi contre l’établissement d’un pouvoir qui serait issu de la légalisation du «gouvernement provisoire de la République de Corée» connu comme «gouvernement en exil».

    Quand Kim Phyong, se référant à l’article premier du «Programme en dix points de l’ARP», lui eut expliqué en termes explicites que nous entendions instaurer un pouvoir populaire représentatif qui serait exercé par les députés du peuple élus par la voie démocratique selon la volonté unanime du peuple coréen tout entier, Pak In Jin dit qu’il soutiendrait sans réserve ce pouvoir populaire tel qu’il était défini dans le Programme en dix points, mais il exprima ouvertement ses doutes et ses craintes, tremblant qu’à la libération du pays il fût trahi au dernier moment et qu’on instaurât un pouvoir communiste de type soviétique.

    A l’époque, en Union soviétique, on procédait à la liquidation des éléments antiparti, des éléments hostiles, ce qui exerçait une influence négative sur les sentiments des peuples des pays voisins.

    Kim Phyong affirma que, si les communistes qui menaient la lutte armée antijaponaise prenaient le pouvoir à la libération, ils n’instaureraient pas un régime communiste de type soviétique, que le pouvoir que nous entendions établir dans notre patrie indépendante serait, tel qu’il était précisé dans le «Programme en dix points de l’ARP», un pouvoir parfaitement démocratique, sous lequel le peuple lui-même serait l’artisan de la politique, un pouvoir populaire défendant et représentant non seulement les intérêts des ouvriers et des paysans, mais aussi ceux de toutes les forces patriotiques d’origines différentes. A preuve, selon Kim Phyong, la réorganisation des soviets en gouvernements révolutionnaires populaires dans les zones de guérilla de Jiandao.

    Pak In Jin affirma, de son côté: il n’avait pas d’objections concernant le Programme en dix points et la Déclaration constitutive de l’ARP; les chondoïstes étaient prêts à se joindre au front uni national antijaponais si le Programme et la Déclaration n’étaient pas de la pure propagande, s’ils reflétaient au contraire notre bonne foi et si, enfin, nous désirions en toute sincérité les mettre à exécution; mais, du moment qu’il s’agissait d’une affaire de premier ordre, et non pas d’une vétille dont il pût décider à lui seul, il en discuterait avec ses coreligionnaires, et notamment avec Choe Rin, chef suprême du chondoïsme, avant de nous faire part de sa décision. Puis, il demanda, d’un ton discret, à Kim Phyong, si on ne pouvait lui permettre, avant son entrevue avec Choe Rin, de visiter notre camp secret pour avoir un entretien avec moi. Kim Phyong lui promit de faire tout ce qu’il pourrait pour que sa demande soit satisfaite.

    Sur la question de savoir si l’on coopérerait ou non, Pak In Jin évitait d’être formel. Invoquant divers prétextes, il restait dans le vague. Il était évident qu’il ne voulait prendre son parti qu’après s’être entretenu avec moi. Quoi qu’il en fût, les négociations avaient été fructueuses.

    Le lendemain, il réunit une cinquantaine de fidèles, femmes et hommes, du jongriwon de Changbai et offrit un festin somptueux en l’honneur des délégués de l’ARPC. On avait tué un porc et préparé des gâteaux de riz pour marquer l’hospitalité qu’on réservait aux hôtes. Pendant que des membres du parti de la jeunesse chondoïste montaient la garde, on organisa une séance récréative de chants et de danses qui incitaient à l’amour de la patrie et au combat. Kim Phyong avouera avoir été particulièrement touché par le patriotisme des chondoïstes. Tout le monde pleura, tremblant d’indignation en entendant Ri Jon Hwa, maître de céans, chanter d’une voix pathétique un chant dont les paroles disaient notamment: «Nous voilà finalement face à nos ennemis...», chanson qu’avait chantée, disait-on, U Tok Sun, en accompagnant An Jung Gun quand il partait pour Haerbin exécuter Ito Hirobumi.

    Un jour du début de l’hiver 1936, Pak In Jin vint à notre camp secret. Parmi ceux qui l’y ont accompagné, seul Ri Jon Hwa reste encore présent dans ma mémoire.

    Tous portaient le manteau traditionnel noir, avec une double boucle au lieu d’un ruban d’attache. Cette tenue originale distinguait les chondoïstes des autres.

    A ma vue, Pak In Jin me remercia sincèrement de mon invitation.

    «Je n’imaginais pas que mon espoir de vous rencontrer, Général, se réalise si vite. Nous avons honte de n’avoir rien apporté, ni une arme ni une obole, à la guerre antijaponaise pour l’indépendance.»

    Ces propos suffisaient pour comprendre que c’était un homme modeste, poli et consciencieux. Je lui dis franchement:

    «Nous préférons le cœur à l’argent ou à l’avantage matériel. Nous apprécions plus l’amour de la patrie que la somme d’argent ou la quantité de fusils offertes. J’ai entendu dire que vous, M. le tojong, gardez encore intacts vos sentiments patriotiques. Cette noblesse d’âme que vous incarnez constitue pour nous un soutien plus puissant que tout. La présence de personnes qui comme vous conservent leur credo patriotique en ces temps sombres nous insuffle une force et une joie inappréciables.

    –C’est trop! Je ne mérite pas vos compliments», répondit Pak In Jin. Puis, en toute franchise, il me pria d’excuser son erreur passée d’avoir pris pour argent comptant la propagande pernicieuse distillée par les Japonais et d’avoir cru, pendant un certain temps, que l’armée révolutionnaire populaire était une «troupe de bandits», cette armée qui combattait pourtant pour la cause sacrée de la libération de la patrie.

    Je lui dis alors: «Il est possible que des malentendus se produisent entre les personnes qui ne se connaissent pas, et nous ne nous en offusquons pas. L’important est de vivre tourné vers l’avenir. Ne regardons pas en arrière et pensons seulement à l’avenir, unis dans une seule volonté. Comme nos représentants ont dû vous en informer, nous avons organisé, au printemps dernier, l’Association pour la restauration de la patrie en vue de mener une grande guerre nationale contre le Japon, grâce à l’union de tous nos compatriotes des différentes couches sociales qui aiment leur pays et leur peuple, qui haïssent les agresseurs japonais. Si vous n’avez pas d’objections à formuler sur son programme, faites en sorte d’engager dans cette guerre les chondoïstes de bonne volonté. En s’unissant, on gagne les combats; en se désunissant, on les perd et on ne peut restaurer sa patrie. C’est une leçon amère que l’histoire nous a enseignée. Alors que la Guerre paysanne de l’an Kabo était à son apogée, si Choe Si Hyong, commandant des troupes Nord de la région de Hoso, avait accepté à temps la proposition de collaboration de Jon Pong Jun, commandant des troupes Sud de la région de Honam, s’il n’avait pas empêché sa progression vers Séoul, l’histoire aurait pu s’en trouver quelque peu modifiée. L’une des causes essentielles de la défaite de la révolte du parti Tonghak est que les forces patriotiques des différentes régions et des divers milieux, au lieu de combattre en se solidarisant les unes avec les autres, avaient été désunies et avaient opéré séparément, chacune à sa manière. Par conséquent, il faut que notre nation tout entière s’unisse pour combattre conjointement si l’on veut gagner la guerre antijaponaise sacrée et libérer la patrie. L’union de la nation est le moyen le plus efficace d’engager toutes les forces dans la lutte antijaponaise, c’est la voie de sa grande victoire. La force des seuls chondoïstes ne suffit pas pour “repousser les Japonais” et “assurer la défense du pays et la sécurité du peuple”. Notre ARPC ne pourra non plus, à elle seule, restituer son indépendance à la Corée. La victoire ne sera conquise que grâce à l’union de toutes les forces patriotiques opposées à l’occupant japonais. Il faut donc que tous s’unissent étroitement autour de l’Association pour la restauration de la patrie, dans la perspective d’une grande union nationale.»

    Pak In Jin déclara qu’il trouvait excellents et irréprochables la Déclaration constitutive et le Programme de l’ARP et tout à fait raisonnables mes opinions, qu’il essaierait de persuader Choe Rin, du bureau central de l’organisation chondoïste, d’accepter que tous les fidèles chondoïstes du pays, au nombre de trois millions, adhèrent simultanément à l’ARP. Le pouvoir de décision semblait être la prérogative exclusive du bureau central dans cette organisation où était strictement respecté le centralisme démocratique. En réalité, cette adhésion massive était très peu probable, car les éléments de ce bureau central, corrompus, étaient en train de dégénérer.

    Je lui exprimai en toute sincérité mon opinion:

    «Si vous y parvenez, rien ne sera plus souhaitable, mais il est préférable de ne pas attendre trop de Choe Rin. Ce qu’il a fait ou écrit ces temps derniers suffit à susciter notre méfiance. Il me semble qu’il suit un chemin tout à fait différent de celui que tous les chefs suprêmes de cette religion ont suivi. Il a trahi l’idéal du Tonghak, et il a tourné le dos à la nation. Il dégénère en laquais du pouvoir ennemi.»

    Pak In Jin s’étonna que je connaisse si bien Choe Rin et avoua que beaucoup de chondoïstes voyaient d’un mauvais œil cette évolution de Choe Rin et que lui aussi le trouvait suspect.

    Choe Rin avait été un des auteurs du Manifeste d’indépendance du Premier Mars. Il avait largement contribué au déclenchement du mouvement du Premier Mars, ce qui lui avait valu un séjour en prison. Une fois libéré, il avait été nommé chef suprême du chondoïsme sur la recommandation de Son Pyong Hui, le chef suprême précédant, le troisième, de cette religion. Dès lors, on vit apparaître dans sa vie des symptômes de «conversion».

    En affirmant que, si l’on voulait édifier le «paradis sur terre» par la «rénovation du monde» – c’était le programme suprême de la religion Chondo –, il fallait visiter tous les pays du monde pour se mettre au courant de la situation politique en Orient comme en Occident, et rechercher un projet de réforme réaliste et raisonnable, il avait fait le tour du monde qui avait duré une année; de retour, il avait déclaré que, dans la situation qui prévalait à l’époque, il semblait impossible que la Corée secouât le joug colonial imposé par le Japon pour accéder à l’indépendance, que l’influence du Japon s’étendait au fil des jours dans le monde et que, par conséquent, les chondoïstes feraient mieux de se contenter d’un «mouvement pour l’autonomie» au lieu de tenir tête inutilement au Japon.

    Il était allé jusqu’à prétendre qu’il fallait participer à la politique si l’on voulait mettre le chondoïsme à l’abri de la répression de l’impérialisme japonais.

    «Tout en jouant ainsi, reprit Pak In Jin, le rôle de garçon d’honneur auprès du gouverneur général japonais en Corée, Choe Rin disait qu’il faisait tout cela pour le compte de la religion Chondo et des coreligionnaires; aussi la plupart d’entre les fidèles ne pouvaient-ils pas s’apercevoir de son manège. Moi aussi, je croyais en lui et je l’idolâtrais comme toujours. Or, à en croire Ri Jon Hwa, chef du jongriwon, qui a été à Séoul l’été de l’an dernier, où il a eu une entrevue avec Choe Rin, ce dernier paraît avoir beaucoup changé. A preuve, les changements constatés dans l’ameublement de sa maison, son discours et son comportement. Quoi qu’il en soit, je ne dis pas que c’est un renégat, parce que je n’ai pas vu cela de mes propres yeux. Je compte profiter de mon prochain voyage à Séoul pour avoir un tête-à-tête avec lui. Sous peu, s’ouvre à Séoul le Congrès central des chondoïstes. Je verrai alors s’il est vraiment corrompu. S’il l’est en réalité, nous le rejetterons et agirons selon nos propres convictions.»

    Pak In Jin exposa ainsi sa position qui était catégorique.

    Au cours de notre entrevue, nous échangeâmes nos vues sur la situation nationale et internationale, l’état du mouvement nationaliste, le développement de la lutte armée antijaponaise, l’édification d’une patrie nouvelle après la libération et plusieurs autres problèmes.

    La conversation se déroula nuit et jour. Entre deux séances, je familiarisais mes hôtes avec la vie de notre troupe au campement.

    Emerveillé de tout ce qu’il voyait, Pak In Jin se répandit en exclamations admiratives, disant notamment que l’armement de notre armée révolutionnaire populaire était plus moderne qu’il ne l’avait supposé, que l’allure des partisans était pleine d’allant, le casernement en bon ordre et ses alentours propres, l’emploi du temps raisonnablement conçu, les partisans si disciplinés qu’ils évoquaient une armée régulière. Il fut également en admiration devant la configuration merveilleuse de la vallée qui abritait notre camp secret. Il dit que, en s’y trouvant, il se croyait parfois dans la vallée du mont Chonsong, dans la région de Ryangsan, province du Kyongsang, où Choe Je U, fondateur du chondoïsme, avait séjourné, disait-on, à deux reprises, pour sa propre formation. Selon lui, le mont Chonsong abritait un ermitage qui s’appelle Naewon et au sujet duquel il existe une légende: le grand moine Wonhyo, père de Solchong, auteur du fameux Hwawanggye, y a enseigné à plus d’un millier de moines de la dynastie chinoise des Tang le livre bouddhique Hwaomgyong prônant les dix mille bienfaits de Bouddha, pour qu’ils deviennent tous des saints; et c’est dans ce lieu historique que le fondateur du Tonghak a cultivé sa foi et fondé sa doctrine.

    Pak In Jin avoua qu’il sentait un regain de forces en lui à nous voir nous préparer au combat pour la libération de la patrie, dans les forêts du mont Paektu, formant un grand nombre de jeunes soldats, après avoir élaboré le «Programme en dix points de l’ARP», grand programme de renaissance nationale, plus essentiel que le Hwaomgyong ou le Tonggyongdaejon (livres sacrés du Tonghak –NDLR).

    Ce qui le toucha particulièrement au cours de son séjour dans notre camp secret, c’est que je lui fis la faveur inattendue de lui offrir l’occasion de prier devant un bol d’eau claire.

    Le chondoïsme fixe pour ses adeptes cinq prescriptions rituelles: réciter les formules d’oraison, se recueillir devant un bol d’eau claire, se repentir le dimanche, faire une cotisation de riz en économisant une cuiller de riz à chaque repas, dire la messe. On préparait de l’eau claire dans un bol de laiton avant de prier, et ce rite qui s’appelle «office à l’eau claire» est tenu pour une règle inviolable à respecter tous les jours dans le monde chondoïste. L’eau claire symbolise l’essence du Ciel et de la Terre et incarne la détermination des chondoïstes de ne pas oublier leurs bienfaits. Cet office, ils s’en sont fait une règle, une coutume traditionnelle, parce que cela symbolise l’âme du fondateur de leur religion, Choe Je U. En effet, quand il vivait au couvent, celui-ci se plongeait dans la méditation, trois fois par jour, devant un bol d’eau claire, et, au dernier moment de sa vie, avant d’avoir la tête tranchée et exposée, il avait célébré cet office. Quand je fréquentais l’Ecole Hwasong, j’ai vu plus d’une fois Choe Tong O, Kang Je Ha et autres chondoïstes pratiquer ce rite en famille à neuf heures du soir.

    Je continuais de bavarder avec Pak In Jin vers neuf heures du soir, quand je m’aperçus qu’il était l’heure de célébrer cet office. Je fis apporter par mon ordonnance un bol d’eau claire. Je le mis avec soin au milieu de notre table rustique faite de rondins et dis à mon interlocuteur que c’était l’heure de l’office à l’eau claire.

    «Pardonnez-moi d’avoir fait mettre cette eau saine dans un bol émaillé à défaut d’un bol en laiton. Ne m’en blâmez pas.

    –Oh, dit-il, en ouvrant de grands yeux et me regardant, comment oserait-on espérer avoir droit à cet office dans votre camp, Général, vous qui n’êtes pas du monde chondoïste ?

    –Mais j’ai appris que, pendant la révolte du parti Tonghak, ses fidèles n’ont jamais failli à cette règle un seul jour, même sur les champs de bataille. Il est impossible que vous, un tojong, qui êtes resté fidèle à cette règle depuis des dizaines d’années, l’enfreigniez dans notre campement. Ne vous gênez pas, récitez votre prière, je vous prie!»

    Il refusa obstinément, eu égard aux convenances qu’il devait respecter en tant qu’hôte. Mais j’insistai, invoquant de mon côté le «Programme en dix points de l’ARP» qui stipule l’égalité éthique et la liberté du culte et disant que je serais confus de le voir, le fidèle croyant qu’il était, passer outre à cette règle religieuse, ne fût-ce qu’une seule fois, pour la seule raison qu’il se trouvait devant un athée.

    Enfin, il s’assit devant le bol d’eau claire et récita trois fois les vingt et un mots de son oraison. Puis, il but une gorgée d’eau et dit d’un air sérieux:

    «Quel délice que de boire cette eau claire de la vallée du mont Paektu! Je me souviendrai toujours de ce soir où j’ai fait l’office avec cette eau préférée par nos ancêtres. Je n’ai jamais pensé qu’un homme de guerre comme vous, le Général Kim, ferait un si grand cas des rites de notre religion. Je suis très ému.»

    Il était évident que lui aussi, comme les autres religieux contaminés par l’anticommunisme, avait cru que les communistes méprisaient, repoussaient et haïssaient les religions et tous les rites religieux.

    Certaine année, le pasteur Kim Song Rak, ressortissant coréen résidant aux Etats-Unis, est venu visiter la patrie. J’ai offert un déjeuner en son honneur. Quand je lui ai recommandé de prier avant le repas, il a eu l’air très étonné. Il m’a semblé qu’il se demandait: «Comment est-il possible qu’un chef d’Etat communiste soit attentif à la prière d’avant le repas d’un religieux? C’est un énigme.»

    Si, ce jour-là, j’ai fait cette recommandation au pasteur Kim Song Rak, ce n’était pas par prévenance vis-à-vis de lui ni pour faire croire que nous ne voyions pas d’un mauvais œil les religions et les religieux. Je l’ai faite simplement d’abord pour respecter les convenances en homme de devoir, pour lequel il est naturel que le maître de céans réserve à son hôte l’hospitalité qu’il lui est due, puis parce que j’éprouvais, dans mon sentiment purement humain, le besoin d’épargner à mon hôte le désagrément de ne pouvoir observer la morale religieuse dans sa patrie, puisqu’il a passé toute sa vie en chrétien dévoué à sa religion.

    L’article de la Constitution de notre pays garantissant la liberté de confession n’est pas une clause vide de sens ni une promesse en l’air. Autrefois, comme aujourd’hui, nous n’avons jamais violé la liberté de confession ni persécuté les religieux. S’il y en a qui ont été sanctionnés ou subi des épreuves politiques sous le pouvoir de notre République, ce ne sont que des criminels ou des traîtres à la patrie qui ont vendu les intérêts de leur patrie et de leur peuple.

    Au lendemain de la Libération, dans certaines régions, le déviationnisme de quelques fractionnistes, qui traitaient les religieux de façon discriminatoire et trouvaient les religions hostiles, provoqua des scandales publics, mais ce ne fut pas un phénomène général ni, à plus forte raison, une déviation commise par la volonté ou les directives des autorités centrales.

    Même à la veille de la Guerre de libération de la patrie21 menée contre l’impérialisme américain, il y avait dans notre pays un grand nombre de temples catholiques ou bouddhiques. Quand, après la libération du pays, j’ai visité Chilgol, j’y ai retrouvé l’église telle que je l’avais vue du temps de mes études à l’Ecole Changdok. Il y en avait deux, très grandes, sur le tertre Nam, dans la ville de Pyongyang, actuellement occupé par le Palais des études du peuple. Or, ce sont les Américains, qui se prétendent les apôtres de «Dieu», qui les ont détruites lors de leurs raids aériens. Les grands temples bouddhiques et les ermitages avec leurs statues de Bouddha ont été bombardés. Les croix, les Vierges et les Bibles ont été réduites en cendres ou ont disparu sous les décombres. Les religieux en ont été, eux aussi, victimes.

    Comme on le voit, ce sont les Américains qui ont détruit les temples et tué les croyants. «Dieu» n’a pas pu les empêcher de commettre ces atrocités. C’est pour cette raison que, chez nous, pendant la guerre, ceux qui fréquentaient les temples se sont fait rares. Nos croyants ne sentaient plus le besoin de prier «Dieu» pour aller au paradis. Ayant compris que la religion ne joue aucun rôle dans le façonnage des destinées humaines, les croyants ont abandonné d’eux-mêmes leur foi et sont devenus des adeptes des idées du Juche qui sont fondées sur le principe: l’homme est maître de tout et décide de tout, il est le créateur et le maître du monde. Après la guerre, ils ne se sont pas empressés de recueillir les offrandes pour relever les temples. Tout au contraire, ils ont commencé par reconstruire les logements, les usines et les écoles.

    Parmi nos jeunes et nos enfants, aucun ne croit qu’on puisse trouver le bonheur ou aller au paradis en se consacrant à «Dieu», au «Ciel» ou à Bouddha. Il est plus que naturel pour eux de n’être les adeptes d’aucune religion et de n’adhérer à aucune organisation religieuse.

    A l’heure actuelle, comme autrefois, nous ne regardons pas d’un mauvais œil les religions ni ne persécutons les croyants. Bien au contraire, l’Etat construit à ses frais des temples pour eux et leur assure de bonnes conditions de vie. Il y a quelques années, un cours de théologie a été fondé à la faculté d’histoire de l’Université Kim Il Sung. On y forme des théologiens. Chez nous, comme dans les autres pays, les activités de toutes les organisations religieuses et de tous les religieux sont strictement protégées par la loi.

    D’après ce que l’on dit, les croyants sont assez nombreux en Corée du Sud, parmi lesquels figurent pas mal de patriotes et de militants qui luttent sur trois fronts: la démocratie, la réunification du pays et la paix.

    Si, actuellement, un nombre toujours plus grand de religieux patriotes de Corée du Sud et d’outre-mer se proclament solidaires des communistes, ce n’est pas parce qu’ils sont partisans du Manifeste du parti communiste. Ce qui les unit à nous, c’est leur amour de la patrie, leur attachement à la nation.

    Ce genre de liens a existé dès les années 1930. Marcher ensemble avec toutes les couches sociales attachées à la patrie et à la nation, tel était le principe du front uni présenté par le «Programme en dix points de l’ARP». En vertu de ce principe, nous avons fait cause commune avec le tojong Pak In Jin.

    Certains se livrent à une propagande fallacieuse, selon laquelle notre idée de liberté de confession n’est qu’un leurre visant à attirer les religieux dans le piège qu’est le front uni. Cette sorte de falsification de la vérité, aussi subtile soit-elle, ne peut tromper personne. Les liens d’amitié qui m’unissaient à O Tong Jin, à Son Jong Do, à Choe Tong O, à Kang Je Ha et autres religieux reposaient sur la pureté de nos sentiments patriotiques, mais jamais sur un stratagème quelconque. Je n’ai pas tenté de faire d’eux des adeptes de Marx ni n’ai pensé les transformer en garçons d’honneur du parti communiste. Seulement, j’ai essayé de faire grand cas de leur foi religieuse, de leur personnalité, de leurs droits en tant qu’individus.

    Ce n’est certes pas sans raison que Pak In Jin avoua qu’après cet office à l’eau claire il était amené à nous regarder d’un œil nouveau. Ce jour-là, après l’office, il me demanda à brûle-pourpoint:

    «Je suis curieux de savoir une chose, et j’ose vous poser cette question: avez-vous un être quelconque auquel vous rendez un culte comme nous adorons le “Ciel”? Si vous en avez un, quel est cet être sacré?»

    Je considérai cette question comme un témoignage de la confiance dont il voulait m’investir, et je répondis d’un ton grave:

    «... Bien sûr, j’en ai un, que j’adore comme on adore Dieu. C’est le peuple. Ce peuple, je le considère comme le Ciel, je me dévoue à lui comme on le ferait pour Dieu. C’est justement le peuple qui est mon Dieu. Il n’y a pas au monde d’être plus savant, plus sage et plus puissant que le peuple. Aussi me suis-je fait une devise pour toute ma vie de considérer que “le peuple est mon dieu”...

    –J’ai bien fait de venir ici, au mont Paektu, bien que ce soit un peu tard. Maintenant je comprends ce qu’est vraiment le “Ciel” et où il est», dit-il.

    Et il se frottait les mains, parce que selon lui, l’idée «l’homme est le Ciel», prônée par le fondateur du chondoïsme, Choe Je U, avait quelque chose de commun avec mes idées.

    Pak In Jin et sa suite séjournèrent trois jours dans notre camp, au cours desquels ils visitèrent l’imprimerie, l’atelier de couture, assistèrent à un exercice de tir réel et à un spectacle préparé par les partisans.

    «Ici, j’ai appris et vu, pour la première fois, des choses que je n’avais jamais connues ni vues en cinquante ans de vie. Tout cela, c’est extraordinaire. Pour être franc, je suis tout à fait charmé par ce camp secret. Maintenant je sais bien ce que je dois faire, et j’ai pris mon parti. Bientôt, j’irai voir Choe Rin et essayerai d’engager dans l’ARP, sinon tous les chondoïstes, du moins, en cas d’échec, ceux qui appartiennent aux huit jongriwons de la région de Ryongbuk, sous ma responsabilité. Ensuite, je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour que les membres du parti de la jeunesse chondoïste de tout le pays, un million d’hommes, prennent les armes et deviennent des soldats sous vos ordres. Croyez-moi, Général», dit-il avant de quitter notre camp.

    Après la visite de notre camp, il travailla avec ardeur auprès des chondoïstes pour les amener à adhérer à l’organisation de l’ARP. Tout d’abord, il s’appliqua à persuader les chondoïstes de Changbai de rejoindre le front de libération de la patrie; ensuite, en août 1937, il passa au jongriwon de Samsu, où, en collaboration avec Jo Wan Hyop et Ri Jon Hwa, respectivement chefs des jongriwons de Samsu et de Changbai, il chercha à ce qu’un front uni unisse les chondoïstes à nous.

    «Dent dorée» fut un bon collaborateur auprès de lui. Pak In Jin nous avait envoyé sept ou huit jeunes, nous priant de les former pour en faire des collaborateurs aussi capables que «Dent dorée». C’est à cette époque que Ri Kyong Un, représentant de l’arrondissement de Phungsan du parti de la jeunesse chondoïste, avait rejoint la troupe principale de l’ARPC.

    Comme il me l’avait promis, Pak In Jin allait partir pour Séoul en décembre 1937, pour participer au Congrès central des chondoïstes.

    Je craignais qu’un malheur ne lui arrivât, car Choe Rin pouvait le livrer à l’ennemi ou organiser un attentat contre lui. Je fis en sorte que Ri Chang Son, avec comme compagnon mon ordonnance Kim Pong Sok, escortât Pak In Jin jusqu’à Séoul pour veiller à sa sécurité et l’aider lors des pourparlers qu’il comptait engager avec Choe Rin.

    La première nouvelle qui l’attendait à Séoul fut bien décevante: entre temps, Choe Rin avait amélioré le luxe de sa résidence de style occidental, rue Myongryunjong, il avait offert une somme exorbitante provenant des fonds de sa religion à titre de «don pour la défense nationale» au gouvernement général japonais en Corée, en prétextant qu’il fallait être en bons termes avec le Japon si l’on voulait obtenir l’«autonomie pour l’indépendance». Cependant, retenant à grand-peine sa colère, Pak eut avec lui un entretien, au cours duquel il essaya avec patience de le persuader.

    Mais ce dernier était imperméable aux arguments.

    Pak In Jin finit par s’emporter. Il lui fit observer: «En faisant des dons au Japon, vous trahissez les intérêts de la nation et du pays et nuisez à la cause sacrée de l’indépendance. Vos actes de trahison n’aboutiront qu’à accroître la puissance du Japon et à prolonger encore l’assujettissement de la Corée – puis, il brandit sous le nez de son interlocuteur le “Programme en dix points de l’ARP”. Le véritable chemin menant à l’indépendance de la Corée, cria-t-il, consiste justement à appliquer ce programme, non pas à faire des dons. C’est notre unique voie à suivre. Nous autres chondoïstes devons nous incorporer dans l’ARP, fondée par le Général Kim Il Sung, et unir notre force à celle de l’ARPC pour mener la grande guerre contre le Japon.»

    Choe Rin jeta un coup d’œil sur le Programme en dix points et voulut dissuader Pak In Jin: «Ne vous pressez pas, dit-il. Le but que veut atteindre Kim Il Sung est la mer, celui que je vise est le même. Il y a de nombreux chemins qui y mènent, il y a aussi bien une grande route qu’un sentier étroit. Maintenant, il n’est pas temps de prendre une grande route en faisant grand bruit. L’essentiel, en toute chose, est de savoir choisir le moment opportun. Pour l’heure, il reste à préparer le récipient; le remplir d’eau, on peut le faire n’importe quand.» L’entretien tourna à l’aigre, et Pak In Jin sortit révolté.

    Après avoir rompu avec Choe Rin, Pak In Jin regagna aussitôt l’arrondissement de Phungsan, où il fonda une section de l’ARP incorporant les chondoïstes de la région et, par la suite, en mit sur pied d’autres encore avec comme adhérents les meilleurs éléments parmi les chondoïstes des régions de Kapsan, de Samsu, de Hyesan et de Changbai. Ces sections regroupèrent autour d’elles un grand nombre de chondoïstes et de paysans. Les organisations de l’ARP placées sous l’influence de Pak In Jin fourniront une immense quantité de matériel d’assistance à nos camps secrets. Pak In Jin, lui-même, fréquenta Hyesan et Phungsan pour se procurer ce qu’il fallait pour nous aider. Une fois, il nous fit parvenir une bonne dizaine de fourrures qu’il s’était procurées lui-même, pour que les partisans s’en servent quand ils couchaient à la belle étoile. A la vue de ces provisions, mes compagnons d’armes ne tarirent pas d’éloges sur le fournisseur.

    Parmi les disciples de Pak In Jin qui habitaient Diyangxi, il y en avait qui ont sué sang et eau à l’insu de tout le monde pour produire le riz destiné à l’armée révolutionnaire populaire en cultivant leurs milliers de phyongs de terre pris à bail au propriétaire Kim Jong Bu. Seul Pak In Jin connaissait le mode d’acheminement des produits.

    Sa femme et ses filles aussi ont donné le meilleur d’elles-mêmes pour transporter le matériel d’approvisionnement destiné à l’ARPC.

    Pak In Jin, le tojong qui était toujours sur la brèche pour la libération de notre peuple, fut malheureusement arrêté en octobre 1937 par la police japonaise dans le cadre de l’«affaire de Hyesan».

    Se doutant de ses activités et des relations qu’il entretenait avec nous, l’ennemi s’obstina à vouloir lui arracher des aveux. «Nous savons bien, disaient ses tortionnaires, que vous étiez depuis longtemps de connivence avec les partisans de Kim Il Sung. Nous savons aussi que vous avez rallié les séditieux des deux côtés de la frontière pour former des sociétés secrètes en vue de renverser notre régime d’Etat. Quelles directives avez-vous reçues du Général

    Kim Il Sung et où sont les ramifications de vos organisations? Dites la vérité!»

    Pak In Jin avait la bouche hermétiquement close.

    L’ennemi, s’apercevant qu’il était impossible de briser le credo et la volonté du chondoïste, voulut cette fois s’en prendre à sa religion. «Selon votre religion Chondo, dit l’interrogateur, il n’y a pas d’être supérieur à l’homme, et c’est justement l’homme qui est le “Ciel”. Or, vous poussez sur les champs de bataille des hommes que vous considérez comme des êtres aussi sacrés que le Ciel, sous le prétexte de résister au Japon pour obtenir l’indépendance, en leur faisant ainsi verser inutilement leur sang. N’est-ce pas là violer le credo de votre religion et insulter la morale humaine?

    –C’est vous, et pas nous, tempêta Pak In Jin à ces balivernes, qui insultez la morale humaine. Vous avez piétiné les idéaux de notre chondoïsme. Presque tous les jours, vous envoyez à l’abattoir des “Ciels” coréens par milliers, par dizaines de milliers, comme on abat des bœufs ou des porcs de boucherie, pas vrai? Là où scintillent les baïonnettes de vos soldats et policiers coulent des ruisseaux, des fleuves de sang versé par des Coréens, et les survivants aussi meurent de rancune! Ceci dit, répondez qui est coupable et qui doit être jugé? Nous ne pouvons pas pardonner à ces brigands qui ont foulé aux pieds la loi du Ciel dans notre patrie et tué d’innombrables Coréens. Nous ne pouvons pas reconnaître le régime d’Etat qu’ils ont fabriqué illégalement de toutes pièces. Voilà pourquoi les trois millions de chondoïstes avec les vingt millions de Coréens se sont soulevés résolument et se sont engagés dans une résistance à mort. Si le sang de mes veines pouvait être une étincelle de la flamme qui brûle votre empire, je me ferais brûler volontiers, je serais heureux de mourir!»

    Cette déclaration foudroyante fit trembler les bourreaux. Ils torturèrent le vieux chondoïste au point de le rendre infirme. Souffrant de surcroît d’une maladie grave, il allait s’éteindre.

    Devinant que ses jours étaient comptés, l’ennemi le mit en liberté sous caution.

    Le vieux grabataire venait d’accueillir le printemps 1939. Avant de rendre le dernier soupir, en rassemblant toutes ses forces, il dit à sa femme, qui lui avait été fidèle toute sa vie:

    «Je vais mourir, mais, à cette heure suprême, j’éprouve du bonheur. C’est que j’ai pu vivre mes dernières années d’une manière digne d’un descendant de notre Grand Maître Suun. Moi, Pak In Jin, qui suis né fils de la Corée, m’en vais en fils de la Corée. Une fois la patrie libérée, avec nos enfants vous irez rejoindre le Général Kim Il Sung

    Informé que Pak In Jin était à l’agonie, un de ses disciples les plus aimés arriva en hâte. A sa vue, l’agonisant le pria de lui chanter le Tondollari, la chanson que d’ordinaire il préférait fredonner. On dit que ce Tondollari est une abréviation de la phrase coréenne: «Tongtullari Orira», qui signifie «Le jour poindra». La chanson exprime la conviction que le jour viendra où l’on retrouvera une vie paisible après l’expulsion des agresseurs impérialistes japonais.

    La chanson et la danse Tondollari avaient été en vogue dès les premières années 1930 parmi la population de Phungsan, région séparée de Pukchong par le col Huchi, et, depuis que, sous la direction de Pak In Jin, les organisations locales de l’ARP s’étaient mises pour de bon à aider l’armée de guérilla, les organisations clandestines de la région de Phungsan les ont utilisées souvent comme un moyen de détourner l’attention de l’ennemi quand elles entreprenaient de préparer collectivement leur matériel d’assistance.

    Invité par son maître, le disciple se mit à fredonner le Tondollari, mais la gorge serrée par l’émotion, il ne put l’achever et fondit en larmes.

    Prenant le poignet de son disciple qui sanglotait en bégayant: «Mon maître», Pak In Jin dit de sa voix douce:

    «Tant que le Général Kim est sain et sauf, tant que l’armée révolutionnaire est saine et sauve au mont Paektu, les Coréens ne manqueront pas de voir le jour se lever. Vous autres vivrez un jour dans le pays des “Ciels” où s’épanouiront mille sortes de fleurs. Mes yeux voient déjà ce jour distinctement.»

    Pak In Jin, qui accomplit d’insignes exploits sur la voie du salut national par la collaboration avec les communistes, fut une des grandes figures patriotes de la révolution antijaponaise.

    Après la Libération, Pak In Jin me manquait et je suis allé voir, plusieurs fois, la veuve du disparu et ses descendants. En été 1992, quand je voulus rencontrer les familles des combattants de la révolution antijaponaise disparus, on m’a dit que la vieille femme de Pak In Jin, âgée de plus de 90 ans, était encore en vie, et j’ai demandé qu’on me l’amène, même à dos d’homme si elle n’était pas capable de marcher. La vieille femme, descendant de voiture, courut tout droit vers moi, sans s’appuyer sur personne.

    Elle m’appelait «Hanullim» (Ciel) à la différence des autres membres de familles de martyrs qui m’appelaient: «respecté Général» ou «respecté Leader».

    Je la priai de ne pas m’appeler ainsi, mais en vain.

    «Je vous ai vu même en rêve, Hanullim!»

    Cette appellation et cet aveu, que seule la femme de Pak In Jin était capable de formuler, évoquèrent en moi le vieux souvenir de ma rencontre avec son mari, et mes yeux se mouillèrent.

    Ri Chang Son, membre du parti de la jeunesse chondoïste et agent politique de l’ARPC, qui avait aidé de son mieux Pak In Jin, mourut, à notre grand regret, des suites des engelures que lui avait causées le froid rigoureux du mont Paektu, probablement en hiver 1938. Il y a quelque temps, lors de recherches, on a découvert une photo inattendue dans l’album d’un cousin de la femme de «Dent dorée».

    Cette photo montre Ri Chang Son au milieu de ses frères d’élection de l’époque où il militait au sein du parti de la jeunesse chondoïste, et parmi lesquels figure Ri In Mo, connu comme une incarnation de la foi et de la volonté. On suppose que ce dernier était l’un des nombreux disciples de Pak In Jin. Tout porte à conclure que le tojong Pak In Jin fut aussi un bon maître qui a formé des patriotes éminents.

    

    

    

    5. Le chondoïsme, religion nationale

    

    

    Notre connaissance du chondoïsme et notre vue à son égard nous ont aidés beaucoup à gagner à la cause de la révolution un religieux célèbre comme Pak In Jin. Si nous avions été des profanes en matière de cette religion et si nous avions appartenu à ce genre d’hommes qui la traitaient avec parti pris et animosité, nous n’aurions pas eu dès le début l’idée de négocier avec Pak In Jin ni d’opérer avec audace pour rallier, sous le drapeau de l’Association pour la restauration de la patrie, les millions de chondoïstes du pays entier.

    Soit dit en passant, je voudrais préciser ici, un peu plus nettement, notre vue et notre position à l’égard du chondoïsme. Concernant l’idéal du Tonghak et l’histoire de son développement, il y a beaucoup de choses que je voudrais approuver ou critiquer.

    Je pense qu’il est divers moyens et méthodes par lesquels on parvient à comprendre un principe ou une doctrine religieuse.

    Si les livres m’avaient initié au marxisme-léninisme, c’est l’église qui m’a fait connaître le christianisme. Quand j’étais encore petit, j’allais souvent à l’église avec ma mère, j’en ai déjà fait mention. Là, j’ai assisté pour la première fois aux rites religieux, et c’est toujours là que pour la première fois j’ai entendu le pasteur prôner la doctrine du christianisme. Mon père, diplômé du Lycée Sungsil, ainsi que mon grand-père maternel, qui exerçait les fonctions d’ancien à l’église de Chilgol et était enseignant, connaissaient beaucoup de choses sur Jésus-Christ. Lorsque je fréquentais l’Ecole Changdok à Chilgol, de nombreux habitants de ce village étaient chrétiens. Mon ancien maître Kang Ryang Uk22 était lui aussi adepte du christianisme.

    Son Jong Do, O Tong Jin, Jang Chol Ho, Kim Sa Hon, Kim Si U et autres nombreux amis de mon père étaient des fidèles du christianisme. Enfant, j’étais, pour ainsi dire, entouré d’adeptes de Jésus-Christ. Il en était aussi bon nombre parmi mes condisciples, quand je fréquentais l’école primaire. A cette époque, les livres chrétiens étaient très lus. Un tel environnement m’a permis de connaître le christianisme.

    Mes quelques connaissances islamiques, je les ai acquises par une voie un peu différente. Cette voie est liée à une histoire intéressante, qu’on ne peut écouter sans rire. C’était Ma Jindou, mon camarade de classe au Lycée Yuwen à Jilin, qui m’a initié à cette religion. C’était un musulman. Gourmand, il passait souvent au restaurant, et, contrevenant aux règles de sa religion, il buvait en mangeant de la viande de porc. Chaque fois, il choisissait une table située au fond du restaurant, peu exposée aux regards, et, les yeux inquiets, regardait sans cesse autour de lui, tout en mangeant. En effet, il risquait de perdre la face en tant que musulman et d’être sévèrement blâmé à la mosquée si son goût pour la boisson et le porc était porté à la connaissance des autres.

    Ainsi, en l’accompagnant quelques fois au restaurant, je sus qu’il était interdit aux musulmans de boire de l’alcool et de manger de la viande de porc. Ce que j’ai appris en général sur l’islamisme durant mes années d’études secondaires se ramène à ce que j’ai vu et entendu auprès de lui.

    Mon intérêt pour le chondoïsme date du temps où j’ai entendu parler de Jon Pong Jun, alias le général Lentille verte, connu par la Guerre paysanne de l’an Kabo. Chaque fois que mon père énumérait dans ses récits les noms des anciens martyrs patriotes, le nom du général était cité avec ceux de Hong Kyong Rae23, de Ri Jun24, d’An Jung Gun25, de Hong Pom Do, etc. Mais ce que j’ai su alors de Jon Pong Jun, c’était seulement qu’il était le héros de la Guerre paysanne de l’an Kabo, un homme brave et admirable, qui avait gardé intacte sa foi jusqu’au dernier moment de sa vie. Comme j’étais petit, mon père ne me disait rien de plus.

    Mon ancien maître Kang Ryang Uk fut le premier à me raconter de façon circonstanciée la biographie du général Lentille verte et tous les détails de la Guerre paysanne de l’an Kabo. C’était un chrétien fervent, mais il avait de très profondes connaissances sur la religion Chondo aussi. Depuis que j’ai suivi ses cours logiques, j’ai envisagé la Guerre paysanne de l’an Kabo en liaison avec le chondoïsme. La fin déplorable de la révolte du parti Tonghak et la mort tragique du général Lentille verte me faisaient frémir de colère sur la servilité envers les grandes puissances et l’incompétence du gouvernement féodal qui avait précipité la Corée dans un gouffre de malheurs, ainsi que sur l’exécrable ambition des deux pays, le Japon et la dynastie des Qing, et leur ingérence dans les affaires intérieures coréennes. J’ai réalisé que la révolte du parti Tonghak avait été un véritable grand événement qui marqua une brillante page dans l’histoire moderne de la lutte contre la féodalité et l’agression étrangère dans notre pays et que les braves morts dans cette guerre étaient des héros qui exercèrent une profonde influence sur la vie politique et la vie spirituelle de la nation coréenne à l’époque moderne. Le favori du conflit de l’an Kabo, Jon Pong Jun, a laissé, au fond de mon cœur, une étincelle à jamais inextinguible.

    Ma conception du chondoïsme a été encore approfondie quand je faisais mes études à l’Ecole Hwasong, qui comptait beaucoup de chondoïstes. Choe Tong O, directeur de l’Ecole, était un des disciples de Son Pyong Hui, troisième chef suprême de la religion Chondo, ce dont son fils, Choe Tok Sin, a déjà évoqué le souvenir. Le sous-directeur, Kang Je Ha, et son fils, Kang Pyong Son, en étaient de fervents croyants. Certains élèves, en nombre non moins considérable, se vantaient de leur érudition, récitant couramment les passages des livres sacrés du Tonghak, tels que Tonggyongdaejon et Ryongdamyusa; d’autres lecteurs passionnés de Kaebyok, revue mensuelle éditée par le bureau central du chondoïsme, portaient toujours un numéro de la revue sous le bras et discouraient, à la lumière de la doctrine du Tonghak, sur le sujet de la campagne coréenne ou de l’œuvre de l’écrivain Ri Ton Hwa.

    Choe Tong O encourageait les élèves à lire passionnément Tonggyongdaejon et Kaebyok, tout en les mettant en garde contre la lecture du Manifeste du parti communiste. Lorsque le professeur d’histoire était absent, le directeur apparaissait parfois devant nous et le remplaçait. Dans ce cas, la leçon d’histoire se transformait sans exception en cours d’histoire de la doctrine du Tonghak. Il analysait et jugeait, toujours en liaison avec le Tonghak, tous les événements et faits bouleversants qui avaient marqué l’histoire moderne de notre pays. Souvent, partant de la doctrine du chondoïsme, il préconisait l’idée des Trois essences – l’essence de l’Etat, celle du peuple et celle de l’être humain – idée qui présente une analogie avec les Trois principes du peuple (nationalisme, démocratie et prospérité du peuple – NDLR) de Sunwen (Sun Yatsen).

    Le plus impressionnant des récits qu’il nous a racontés au sujet du chondoïsme était celui de Choe Je U, alias Suun, fondateur et premier chef suprême de cette religion. Je n’ai pas encore oublié ce sur quoi il avait insisté en particulier, après l’explication de la biographie de Choe Je U et des circonstances dans lesquelles avait été fondé le Tonghak.

    «Nous appelons respectueusement M. Choe Je U, fondateur du Tonghak, Grand Maître Suun. Vous aussi, je souhaiterais que vous employiez cette appellation honorifique au lieu de l’appeler simplement Choe Je U.»

    Selon lui, Choe Chi Won, alias Koun, savant renommé de notre pays au IXe siècle, était un des aïeuls éloignés de Choe Je U.

    Choe Ok, père de Choe Je U, a été un poète de talent exceptionnel. L’Anthologie de Kunam (pseudonyme de Choe Ok – NDLR) est connue comme chef-d’œuvre du temps de sa génération. Choe Je U, devenu orphelin de mère à l’âge de 6 ans et orphelin de père à l’âge de 16 ans, parcouru le pays dans tous les sens durant une vingtaine d’années à la recherche du moyen de sauver le pays et le peuple de la tyrannie et des abus, et, en avril 1860, il finit par publier une doctrine religieuse, le chondoïsme, qui exercera plus tard une grande influence sur le développement de l’histoire moderne de notre pays, et il devint ainsi le fondateur du Tonghak.

    S’il a appelé le chondoïsme Tonghak (religion orientale – NDLR), c’était pour l’opposer au catholicisme, «Sohak (religion occidentale – NDLR)» et pour faire ressortir que c’est une confession des Coréens habitant en Orient.

    Choe Je U a opéré à l’époque où les méfaits de la politique autoritaire et des luttes de fractions atteignaient leur paroxysme et où le pays était extrêmement affaibli. Les révoltes paysannes contre la tyrannie féodale qui éclataient successivement, ajoutées à la famine et aux inondations, exacerbaient les troubles socio-politiques. L’antagonisme de classe et de condition sociale entre les ryangbans (nobles coréens–NDLR) et les roturiers atteignait son point culminant. Le régime féodal de ségrégation sociale qui soutenait la dynastie des Ri depuis des siècles entravait la prospérité du pays et le progrès de la société. La tyrannie et la persécution exercées par les fonctionnaires corrompus précipitaient le peuple dans la misère; les droits civiques étaient inexistants.

    La Corée qui pratiquait en Orient, depuis plusieurs siècles, une politique d’isolationnisme faisait l’objet de la convoitise des grandes puissances qui poursuivaient follement leur enrichissement sans borne et leur expansion territoriale. Les puissances d’Europe et d’Amérique, guidées par le catholicisme, s’apprêtaient à étendre leurs tentacules vers la péninsule coréenne.

    En réalité, c’était déjà à cette époque le prélude des «Longs Sanglots». Il était bien naturel qu’en pareil temps les hommes les plus conscients de l’époque, préoccupés sérieusement par le destin de leur pays et de leur nation, se missent à la recherche d’une idéologie et d’un idéal nouveaux. Choe Je U, à la tête de ces hommes, fonda le Tonghak dont l’idéal fondamental fut exprimé dans ces formules: «L’homme est le Ciel», «la défense du pays et la sécurité du peuple». Choe Je U déploya une activité énergique pour diffuser ces dogmes dans tous les coins du pays.

    «Mes garçons, si vous voulez connaître le Tonghak, lisez d’abord ce slogan: “Poguk-anmin (défense du pays et sécurité du peuple – NDLR)”, commençait Choe Tong O, en lançant les mots comme s’il présentait une pancarte chaque fois qu’il procédait à la prédication.

    «Extérieurement, défendre le pays contre l’agression étrangère, c’est “poguk”, et intérieurement, protéger le peuple de la tyrannie, c’est “anmin”. Que cette doctrine est admirable! Song Ju, qu’en penses-tu? me demanda-t-il un jour, brusquement.

    – C’est un bon mot d’ordre, à mon avis. Si c’est cela que préconise le chondoïsme, je soutiendrai cette religion», répondis-je.

    Je dis cela en toute sincérité. A l’époque, le communisme était déjà dans ma vie le principal support idéologique, mais j’exprimai sans hésitation mon soutien au Tonghak. Protéger le pays et assurer la sécurité du peuple, tout être raisonné doit le souhaiter.

    Un sourire aux lèvres, il me regarda d’un air satisfait.

    «Qui s’oppose à “Poguk-anmin” n’est pas un Coréen, c’est sûr. Le mot d’ordre de la révolution mondiale, que préconisent les communistes, me paraît bon, mais ce slogan, “Poguk-anmin”, c’est d’une nécessité pressante pour notre pays et notre nation coréenne! Sûrement, notre Grand Maître Suun est providentiel!»

    Ma connaissance du chondoïsme ou du Tonghak, lorsque j’étais élève à l’Ecole Hwasong, était limitée, banale et fragmentaire, car elle n’était pas liée à la pratique.

    C’est depuis mes années d’études à Jilin que je l’étudiai avec soin, à la lumière de la pratique. Il était inévitable, alors que nous nous appliquions à chercher une voie nouvelle pour la Révolution coréenne, de nous méfier, dans la plupart des cas, des doctrines et des interprétations niées par l’histoire, mais nous n’adoptâmes pas pour autant une attitude nihiliste à l’égard des idées et des mouvements passés. Tout en nous gardant de reprendre à l’aveuglette les théories établies et les expériences d’autrui, nous eûmes soin d’y prendre humblement ce qu’il y avait de positif.

    Avant et après la Conférence de Kalun, le problème du front uni se posait comme une tâche stratégique importante dans notre pratique révolutionnaire. La question de savoir quelles étaient les forces à rallier, à repousser et à isoler se posait partout et déclenchait souvent de vives controverses. Chaque fois que les débats portaient sur les couches sociales à intégrer au front uni, la question religieuse, ainsi que celle des capitalistes nationalistes, constituait un des principaux sujets de controverse, qu’on ne pouvait traiter à la légère.

    Le chondoïsme, de même que le christianisme, était une des religions auxquelles j’avais attaché la première importance. S’il était l’objet de notre attention et que les activités de ses adeptes attiraient notre intérêt, cela tenait au fait que, en tant que religion nationale de la Corée, il préconisait toujours l’amour de la patrie et de la nation aussi bien dans ses dogmes que dans sa pratique, qu’il était largement propagé et qu’il avait une grande force de pénétration.

    Le livre sacré chondoïste Tonggyongdaejon était intéressant à lire comme Le Capital, mais difficile à comprendre. Les écrits de Choe Je U, pleins de descriptions mystérieuses et curieuses sur les phénomènes naturels de l’univers et des choses, avaient quelque chose de flou, qui paraissait à la fois compréhensible et incompréhensible, visible et invisible. Kim Tal Hyon, qui après la Libération travailla à la direction de l’organisation chondoïste reconnut lui aussi que les écrits du Grand Maître Suun étaient abstrus. S’il avait été, au moins, aussi accessible que le Manifeste de Ryu Rin Sok, ajoutait-il, le Tonghak se serait fait des centaines de milliers d’adeptes de plus.

    La revue Kaebyok nous servit de guide dans la compréhension du chondoïsme. Ce titre était tiré de l’expression «huchon kaebyok (rénovation du monde – NDLR)», principal dogme de la religion. Tout le long de sa publication – des dizaines de numéros ont vu le jour depuis la parution–, elle contribua beaucoup à éveiller la conscience nationale, en tant que périodique politique et d’actualités générales digne de ce nom.

    C’était une revue fortement teintée de nationalisme, mais elle insérait également des articles présentant les idées socialistes. A l’époque, c’était du moins une revue populaire, originale et progressiste, qui s’attirait une large audience.

    Comme le parti de la jeunesse chondoïste étendait alors ses bureaux locaux au-delà de la région septentrionale de la Corée, en Mandchourie de l’Est et du Sud jusqu’à la région de Haerbin, en Mandchourie du Nord, elle avait même beaucoup de lecteurs en territoire mandchou.

    J’ai lu, dans un de ses numéros, un article de Sin Il Yong, théoricien polémiste que je connaissais bien depuis que j’étais à Jilin. Il était passionné par la question rurale au milieu des années 1920. Son article publié dans la revue Kaebyok, sous le titre L’Etude de la question rurale, fut reconnu comme ayant une certaine valeur théorique.

    La revue Kaebyok proposait aussi de nombreux articles relatifs à la politique, à l’économie et à la culture des différents pays du monde. Le plus impressionnant, c’étaient les notes de voyage intitulées Voyage en Mandchourie du Sud, que j’ai lues quand j’étais à Guyushu ou bien à Wujiazi. C’étaient les notes de Ri Ton Hwa où sont décrits en détail les paysages de la région de Mandchourie, les us et coutumes des Chinois, les pénibles conditions de vie des mineurs des houillères de Fushun, les activités des militants indépendantistes coréens, etc. Selon ces notes de voyage, les habitants de la Mandchourie du Sud avaient une coutume bizarre concernant les morts: ils laissaient le cercueil à la belle étoile au lieu de l’inhumer, suspendaient l’enfant à un arbre, enroulé dans une natte, s’il était mort avant l’âge de 7 ans.

    Les plus frappants, pour les lecteurs, des articles divers insérés dans Kaebyok étaient ceux exaltant le patriotisme. Souvent elle publiait des articles glorifiant l’histoire et la géographie de la Corée, ses paysages et sites pittoresques, ses originalités et ses spécialités locales, tels que Les Qualités de la nation coréenne, L’Esprit et les efforts de la population du Koguryo, La Géographie de la Corée, comblée par la nature, etc. Les représentants des huit provinces vantent chacun sa province étaient du nombre.

    Dans ce dernier, les représentants des huit provinces de Corée exposent chacun, à tour de rôle, l’orgueil de sa province. Ce thème est emprunté à l’opinion émise par un penseur de l’Ecole des sciences pratiques, à propos du tempérament différent des habitants des huit provinces. Selon l’article, le tempérament de ceux de la province du Phyong-an était comparable à un «tigre sortant de la forêt». Un habitant de cette province, farouche comme un «tigre sortant de la forêt», pourtant débonnaire, se présente et expose les fiertés de sa province, alors qu’un autre, nommé «Jo Yal Gae», originaire de la province du Hamgyong, dont l’opiniâtreté est comparée à celle de «chiens qui se battent dans un bourbier», énumère les sujets de fierté de sa province, en commençant par une allusion au mont Paektu, mont ancestral, qui se dresse dans sa province. Les traits caractéristiques des habitants de chacune des huit provinces étaient décrits de façon si vivante qu’on ne pouvait s’empêcher de rire en lisant l’article.

    Les sujets de fierté des huit provinces sont tous décrits avec force histoires très amusantes exaltant unanimement la fierté et la dignité nationales.

    Selon les informations qui m’ont été fournies par le personnel du secteur concerné, cet article a été publié dans le numéro de juillet 1925. Récemment, j’ai demandé qu’on me procure ce numéro, et j’ai relu l’article avec une émotion nouvelle. Comme je l’avais jugé un demi-siècle auparavant, c’était un article intéressant.

    Notons encore, parmi les articles à succès de Kaebyok, les Impressions de la Corée vue par les étrangers. L’article notait les impressions que la Corée avait produites sur les visiteurs venus de différents pays, Allemagne, France, Chine, Japon, Etats-Unis, Russie, Angleterre, etc., cela en peu de phrases, avec ces sous-titres: Un talent et un art sans pareils dans le monde, Trois exclamations, Une politesse jamais vue dans le monde, Les Quatre Beautés de la Corée, Les Sept Credos de la Corée, La Beauté de la nature et du sentiment humain, Les Impressions des Coréens, etc. Il était bien satisfaisant pour moi et égayant d’apprécier à nouveau en tant que Coréen la Corée vue par les étrangers.

    Comme sujets de fierté de la Corée, à propos des qualités des Coréens perçues par un Coréen, la revue Kaebyok notait: «les plus doux dans le monde», «à la santé sans pareille», «d’une moralité extrême», «hommes exemplaires dans le monde futur», «les Coréens incapables de brutalité et de férocité», etc.

    L’article intitulé Le Parti Tonghak de Corée et le Guomintang de Chine intéressa vivement aussi les lecteurs. L’auteur prétendait que le Guomintang et le parti Tonghak étaient les seules collectivités à militer dans le noble but de rénover la société dans le monde oriental; il indiquait avec fierté que la création du Tonghak par Choe Je U était de plus de 40 ans antérieure à celle du Guomintang par Sun Yatsen.

    Je me rappelle que celui qui avait écrit le plus d’articles parmi les auteurs de Kaebyok était Ri Ton Hwa, qui fut chef de la rédaction dans le bureau central du chondoïsme et rédacteur de Kaebyok. Son pseudonyme était Yaroe. Il était un théoricien talentueux, qui avait joué un rôle de pivot dans la mise au point théorique et l’interprétation philosophique des dogmes du Tonghak. A mon avis, les exploits qu’il a accomplis dans la propagande religieuse en publiant ses ouvrages, tels que L’Essentiel du principe: l’homme est le Ciel, La Philosophie de l’homme nouveau, Les Cours sur les dogmes de Suun, L’Histoire de la fondation du chondoïsme, doivent occuper les pages qu’ils méritent dans l’histoire du chondoïsme.

    Je m’intéressai à lui depuis que j’étais devenu lecteur de Kaebyok. C’est Pak In Jin qui me l’avait présenté relativement en détail. Il avait lui aussi une bonne impression de Yaroe. Il m’a exhorté à rencontrer Ri Ton Hwa. Cependant, comme il vivait à Séoul, alors que je combattais contre l’impérialisme japonais dans la montagne, c’était très difficile. A la Libération, j’appris qu’il vivait à Yangdok où il professait le chondoïsme, mais je ne réussis pas à avoir le loisir de le voir. J’eus seulement, de temps en temps, des nouvelles fragmentaires de ses activités, que Kim Tal Hyon, alors président du Parti chondogyo-chongu me communiquait.

    Lorsqu’il est mort, Kim Tal Hyon n’était pas au courant, lui non plus.

    Selon les informations que les fonctionnaires du secteur compétent m’avaient fait parvenir plus tard, Ri Ton Hwa était allé, en automne 1950, jusque dans la province du Jagang, en suivant les troupes de l’Armée populaire qui se repliaient vers le Nord, où il passa quelque temps avant d’être tué lors d’un bombardement aérien des Américains.

    La perte de l’homme talentueux qu’était Ri Ton Hwa ne pouvait que susciter le regret, l’affliction des anciens lecteurs de Kaebyok et des chondoïstes, qui l’appréciaient.

    Vu ses opinions politiques, Ri Ton Hwa ne devait pas appartenir, à mes yeux, au groupe des jeunes radicaux, mais au groupe des conservateurs modérés. Pourtant, ses écrits qui prônaient la défense du caractère national, la préservation de la dignité nationale et la perfection morale de soi me permettent de supposer que c’était un intellectuel, un croyant honnête et de bonne foi, très attaché à sa patrie et à sa nation.

    Après la lecture des articles publiés dans Kaebyok, Kang Pyong Son et moi échangions souvent nos impressions et nous lancions dans une controverse au sujet de la position et de la doctrine du Tonghak. Kang Pyong Son était le plus versé dans cette religion parmi les membres de l’UAI (l’Union pour abattre l’impérialisme – NDLR). Fervent partisan du communisme, il n’en sympathisait pas moins avec l’idéologie du Tonghak dont il était un adorateur et l’organisation chondoïste, à laquelle il appartenait. Son pays natal, Changsong, ainsi qu’Uiju, Pyokdong et Sakju, grouillaient de chondoïstes. Kang Je Ha, Choe Tong O et Kong Yong étaient tous des patriotes qui jouèrent un rôle de protagonistes dans la communauté chondoïste de la région de la province du Phyong-an du Nord. En utilisant la filière chondoïste, dans la seconde moitié des années 1930, Kang Pyong Son implantera de nombreuses organisations locales de l’ARP dans cette province.

    Comme la majorité du groupe des jeunes radicaux, au début, il considérait que le chondoïsme avait joué un rôle décisif dans la lutte contre la féodalité et l’agression étrangère dans notre pays, à commencer par la révolte du parti Tonghak, et il pensait que seul le chondoïsme était capable de résoudre tous les problèmes liés à l’avenir de la nation. C’était là, pour ainsi dire, le point essentiel de notre controverse engagée entre lui et moi au sujet de la religion Chondo.

    Certes, j’appréciais à sa juste valeur la contribution du Tonghak à la lutte contre la féodalité et l’invasion étrangère, à la lutte pour la modernisation du pays et le progrès social. J’appréciais aussi son caractère national ainsi que son amour pour le pays et la nation. Cependant, je n’adhérais pas à l’idée que toutes les affaires ne peuvent être résolues que par le recours au Tonghak.

    Kang Pyong Son, quant à lui, se débarrassera plus tard, par la pratique de la lutte, de l’omnipotence chondoïste. Dans la première moitié des années 1930, il militera dans la clandestinité avec Zhang Weihua à Fusong, et puis, dans la deuxième, il opérera comme un de nos agents politiques en Mandchourie du Nord, où il sera arrêté par la police et connaîtra une fin héroïque en prison.

    L’idée que «l’homme est le Ciel», soutenue par les partisans du Tonghak, peut passer pour progressiste en ce sens qu’ils voulaient faire grand cas de l’homme en le considérant comme le Ciel, mais elle présente une carence théorique, car elle ne s’est pas débarrassée assez de la conception religieuse et considère l’homme comme un être divin.

    Choe Je U, fondateur du Tonghak, ainsi que ses successeurs, le deuxième et le troisième chefs suprêmes de cette religion, soutinrent que le chondoïsme était la synthèse des trois doctrines: le confucianisme, le bouddhisme et le songyo, c’est-à-dire était l’ultime vérité ayant organiquement uni diverses religions et que, par conséquent, la religion Chondo n’était nullement une religion hérétique comme le catholicisme.

    Plus tard, les théoriciens du chondoïsme, développant encore cette simple thèse de la synthèse des trois doctrines conçue par leurs aînés, insistèrent avantageusement sur la particularité et l’originalité du Tonghak en tant que religion nationale.

    Affirmant l’originalité du chondoïsme, l’un d’entre eux, radical, nia les dogmes de toutes les religions précédentes, par exemple la théorie du nirvâna du bouddhisme, la théorie du mysticisme du songyo, la théorie du paradis du christianisme, le fatalisme du confucianisme et autres diverses superstitions et masques idolâtriques; il soutint en revanche que «Dieu et l’homme s’identifient» et que l’«homme est le Ciel», autrement dit, que l’homme est à la fois Bouddha, Vertu, Dieu et Ciel et que, partant, il est tout.

    Que «Dieu et l’homme s’identifient», que l’«homme soit le Ciel» est la substance du Tonghak.

    La doctrine chondoïste soutient que le «Ciel», c’est-à-dire l’univers est constitué d’une force spécifique insaisissable appelée jigi qui n’est ni matière ni esprit, mais à la fois matière et esprit, et que la nature, l’homme et Dieu consistent l’un comme l’autre dans ce jigi.

    La «théorie du jigi» du Tonghak, selon laquelle le jigi est la genèse du monde et l’origine de toutes choses, est une variété de la théorie qui considère que toutes les choses ont une âme; on doit la considérer comme appartenant au panpsychisme.

    Selon cette «théorie du jigi», le chondoïsme dit que l’homme lui aussi, vivant ou mort, garde l’âme comme le Ciel, c’est-à-dire qu’il est un être spécial qui possède l’âme la meilleure parmi toutes les créatures du monde.

    La reconnaissance de la théorie de l’âme conduit à cette conclusion que l’homme n’a qu’à suivre la voie d’une vie prédéterminée, dominé par l’âme, au lieu de vivre en toute indépendance, déployant des activités créatrices selon sa conscience et sa volonté. Cette théorie aboutit inévitablement au fatalisme, qui nie l’idée que l’homme est maître de tout et décide de tout, le fait que chacun est maître de son destin et a en soi la force de le façonner.

    La société prônée par le Tonghak n’est pas un objectif scientifique conforme à la loi du développement de la société. Selon les fondateurs du Tonghak, en cultivant la vertu dans le monde entier par voie non-violente, on assistera finalement à l’avènement d’une époque où tous les êtres humains seront des saints et où, alors, le monde se transformera en paradis terrestre. L’être humain deviendrait un saint si chacun s’efforçait de se cultiver la bonne conscience, au moyen de la récitation quotidienne des formules d’oraison et en faisant constamment son examen de conscience.

    Bref, l’idée l’«homme est le Ciel» reposait sur le théisme.

    Le chondoïsme ne put jouer un rôle moteur dans la lutte antijaponaise de libération nationale à cause de ses limites de classe et de son immaturité théorique et pratique. C’est là l’argument principal que nous avions pour désapprouver l’omnipotence du Tonghak.

    Tout en le considérant de ce point de vue, nous accordions plus de poids à ses aspects positifs, et nous trouvions possible de cheminer à ses côtés, sur la voie du front uni, compte tenu de son idéal et de ses pratiques.

    Le chondoïsme se propose pour idéal suprême l’édification du paradis terrestre. Si les autres religions considéraient ce monde comme pénible et dont le salut était impossible, le chondoïsme jugeait possible de le rénover et d’en faire un paradis. Aussi, partant de ce postulat, considérait-il la «rénovation du monde» comme une de ses missions essentielles et a mené un mouvement en faveur de trois rénovations: «rénovation de l’esprit», «rénovation de la nation» et «rénovation de la société».

    Les théoriciens du Tonghak affirment que leur religion est différente non seulement du christianisme, dont le but est de permettre de connaître le bonheur dans l’autre monde, d’accéder au paradis après la mort, puis du confucianisme, dont les enseignements essentiels sont fondés sur la culture morale et l’assimilation des connaissances et qui insiste sur l’association de la politique avec la doctrine religieuse en attachant une grande importance à la morale pratique immédiate, et aussi du bouddhisme, qui postule la charité comme dogme essentiel, en affirmant que l’homme, quel qu’il soit, a la possibilité de devenir Bouddha.

    Ils disent encore que, si le christianisme est plus dynamique que le bouddhisme tranquille, le chondoïsme est une religion beaucoup plus dynamique que le christianisme et que, si le bouddhisme manifeste une tendance assez rationnelle alors que le christianisme fait appel plutôt aux sentiments, la religion Chondo est douée à la fois de ces deux qualités.

    Le chondoïsme refuse le culte aveugle du Ciel, insiste par contre sur la foi en l’homme lui-même et ne considère pas que le régime féodal et la ségrégation sociale sont dans l’ordre établi par le Ciel, à l’instar des autres religions, qui parlent d’un Ciel ou d’un Dieu surnaturel et surhumain. A ce compte-là, nous considérions que le chondoïsme a des aspects positifs qui font de lui une religion progressiste favorable au respect et à l’égalité de l’être humain.

    Certes, m’intéressant aux théories établies et aux mouvements passés pour élaborer la ligne indépendante de notre révolution, j’approuvai partiellement la position et le rôle du chondoïsme, religion nationale. Toujours est-il que c’est en tenant strictement compte des particularités du développement de l’histoire de notre pays, de la situation de notre révolution et de l’analyse historique des mouvements précédents, et après une estimation scientifique rigoureuse de nos traditions nationales et du rapport des forces entre classes, que nous mîmes au point notre doctrine du Juche, cherchâmes la voie que notre révolution devait suivre et élaborâmes la stratégie et la tactique convenant à celle-ci.

    Les communistes coréens de la nouvelle génération n’ont jamais pensé qu’on fait la révolution avec l’aide du Ciel ou par sa volonté, mais ils avaient, quand ils s’engageaient dans la lutte, cette idée et cette conviction qu’il faut compter sur les forces de notre peuple lui-même et agir en s’appuyant sur lui.

    La controverse sur la question de savoir comment considérer le chondoïsme s’aviva après la fondation de l’Association pour la restauration de la patrie. Les commandants de notre troupe témoignèrent d’un grand intérêt pour le Tonghak, surtout avant et après la visite du tojong Pak In Jin dans notre camp secret.

    Après son départ, nous nous appliquâmes avec plus de confiance à la réalisation de l’orientation du front uni avec les chondoïstes.

    Un coup d’œil rétrospectif permet de comprendre que c’est son idéal qui a poussé le chondoïsme à s’engager dans la lutte pour la «défense du pays et la sécurité du peuple», c’est-à-dire pour repousser les forces étrangères, recouvrer l’indépendance nationale et établir la souveraineté du peuple afin d’assurer la sécurité de celui-ci, voire pour créer un «monde pacifique», un paradis sur terre, grâce à la «propagation des vertus» et au «salut du peuple» à l’échelle mondiale.

    Grâce à ses dogmes empreints de l’amour de la patrie et du peuple et d’un puissant esprit de résistance, le Tonghak jouit du soutien des larges masses méprisées et des ryangbans ruinés. La propagation de l’idéologie du Tonghak qui préconisait la suppression de toute discrimination entre les ryangbans et les roturiers faisait peser une grave menace sur l’idéologie confucianiste féodale dominante, qui tenait pour absolue cette ségrégation, c’était un défi sérieux lancé aux féodaux privilégiés. C’est pour cette raison que Choe Je U, fondateur et premier chef suprême du Tonghak, fut exécuté à Taegu en mars 1864 sous l’inculpation d’avoir transgressé la morale et provoqué des troubles politiques; il en fut de même pour le deuxième chef suprême, Choe Si Hyong, exécuté à Séoul, ayant fait tout son possible pour diffuser en secret la doctrine du Tonghak et étendre son organisation malgré la répression cruelle et les persécutions du gouvernement féodal de la dynastie des Ri, et ayant été avec d’autres à la tête de la Guerre paysanne de l’an Kabo.

    Le troisième chef suprême, Son Pyong Hui, qui avait appelé le Tonghak chondoïsme, selon la volonté de son fondateur, et qui fut l’un des promoteurs du mouvement du Premier Mars, fut victime lui aussi de la répression et de la persécution cruelles des bourreaux japonais. Comme le montre la vie de ses chefs suprêmes successifs, le chondoïsme s’est affirmé invariablement comme une doctrine patriotique et populaire, depuis sa fondation et durant tout son développement.

    La Guerre paysanne de l’an Kabo, appelée Première Révolution du Tonghak dans la communauté chondoïste, fut une guerre paysanne de première importance tant pour son ampleur que par sa violence dans la lutte de notre peuple contre la féodalité et l’agression étrangère, dans la seconde moitié du XIXe siècle.

    Ce n’était pas une guerre préméditée par les chefs de la religion Chondo ni une guerre provoquée selon leurs directives, mais la révolte de paysans dépités du despotisme et de la spoliation barbare perpétrés par les privilégiés féodaux corrompus et incapables, une guerre paysanne antigouvernementale. Cette guerre, menée sous les mots d’ordre: «Ecarter les despotes et sauver le peuple», «Repousser les Occidentaux et les Japonais», «Défendre le pays et assurer la sécurité du peuple», n’avait pas été déclenchée par les chefs du Tonghak, mais par Jon Pong Jun et autres dirigeants des paysans insurgés. Ces dirigeants avaient transformé la révolte des paysans de Kobu (insurrection populaire de Kobu) en une guerre paysanne générale, en se liant avec les organisations des phos (une des circonscriptions chondoïstes – NDLR) du Tonghak des autres régions par l’intermédiaire de celles auxquelles ils appartenaient.

    Un des événements historiques qui marquèrent le début de la lutte anti-impérialiste de libération nationale en Asie au XIXe siècle, cette guerre mérite d’être notée comme un des Trois grands mouvements de résistance en Asie, à côté de l’Insurrection paysanne des Taipings en Chine et la Révolte des cipayes en Inde.

    Les troupes de paysans perdirent cette guerre à cause de l’intervention des forces de deux pays étrangers, le Japon et la Chine sous la dynastie des Qing, mais, dispersées dans différentes localités, elles formèrent le gros des forces du mouvement antijaponais des francs-tireurs et poursuivit la résistance pour le salut national.

    La Guerre paysanne de l’an Kabo non seulement contribua grandement au développement de l’histoire de notre pays, mais aussi exerça une grande influence sur l’évolution de la situation politique en Orient et dans le reste du monde. Un historien coréen, ayant étudié la portée de la révolution du Tonghak à l’échelle mondiale, a indiqué que cette révolution avait marqué le début de tous les événements historiques mondiaux qui ont précipité le monde dans une grande agitation au début du XXe siècle. Il écrit: «N’eût été la révolution du parti Tonghak en Corée, la guerre entre les armées de la dynastie des Qing et du Japon n’aurait pas eu lieu. Si la dynastie des Qing avait gagné cette guerre, la Russie n’aurait pu obtenir l’occasion de pousser vers la Mandchourie. Si la Russie n’avait pas été présente en Mandchourie, la guerre russo-japonaise n’aurait pas éclaté; et si la Russie n’avait pas perdu cette guerre, l’Empire austro-hongrois n’aurait pu étendre son influence vers la péninsule balkanique. N’eût été l’annexion de la Bosnie et de la Herzégovine par l’Empire austro-hongrois, la guerre entre l’Autriche et la Serbie ne se serait pas produite. Sans cette guerre, la Première Guerre mondiale n’aurait pas éclaté, et, sans la Grande Guerre, le renversement de l’empereur russe Romanov aurait été inconcevable, et la Russie rouge ne serait pas née. Oh, parti Tonghak ! Indirectement tu as été la mèche qui a mis le feu aux poudres de la Grande Guerre mondiale, et la mère de la Russie ouvrière et paysanne!»

    Les partisans de l’idéologie du Tonghak affirmaient que le Tonghak avait inauguré la modernisation en Orient.

    Les forces chondoïstes jouèrent un grand rôle lors du Soulèvement populaire du Premier Mars. Pour sûr, c’étaient les larges masses ouvrières et paysannes, la jeunesse étudiante et les intellectuels qui formèrent les principales forces de ce mouvement. Mais le rôle joué par les chondoïstes dans cette lutte antijaponaise est confirmé par le fait que parmi les représentants nationaux qui avaient déclenché ce soulèvement figuraient des chondoïstes à côté de chrétiens et de bouddhistes, que l’initiative en avait été prise au début par l’organisation chondoïste et que la majorité des chondoïstes du pays, qui étaient trois millions, avaient participé dans les manifestations.

    Cet esprit de résistance conséquent du chondoïsme fut un des facteurs essentiels de l’importance que nous attachâmes au front uni avec cette religion.

    Outre qu’il est original dans sa doctrine et ses opinions et est doué d’un esprit élevé de résistance, le chondoïsme, une religion indigène de la Corée, avait un caractère vulgaire, car sa liturgie est simple, et sa gestion, très modeste.

    Kim Jong Ju, qui fut le premier ministre en date des Communications de notre République, se vanta souvent que le Tonghak était une modeste religion nationale. Il en était devenu adepte alors que nous étions en train de créer notre armée de guérilla antijaponaise, et, quelques années plus tard, il avait été promu au poste de membre du comité exécutif central du parti de la jeunesse chondoïste, il possédait donc des connaissances étendues sur la doctrine chondoïste.

    Chondoïste de belle prestance, il aimait plaisanter quand il me rencontrait.

    «Respecté Président du Conseil, vous devez avoir mal à la tête, écrasé de travail, à longueur de journée. Maintenant, détendez-vous un peu en m’écoutant raconter un conte ancien», proposait-il en faisant son apparition dans mon cabinet, avant de commencer sa longue histoire.

    Un jour férié, venu me voir chez moi, il fit un long éloge de la religion Chondo.

    «Notre religion Chondo exhale l’agréable odeur de la soupe thojang (soupe traditionnelle coréenne faite avec de la pâte de soja fermenté – NDLR).»

    Quand je lui en demandai la raison, il dit qu’il suffisait pour la comprendre de citer un seul exemple, l’«office à l’eau claire»: lors de ce rite, le fidèle est libre de s’asseoir comme il veut, il peut s’asseoir en tailleur, les genoux joints ou écartés, liberté inconcevable dans les autres religions.

    Kim Tal Hyon, lui aussi, me parla beaucoup de la religion. Il évoqua souvent les anecdotes qu’il avait vécues dans l’organisation chondoïste au temps de la domination japonaise. Nos fréquents entretiens faisaient naître entre lui et moi un lien humain, par delà les relations d’affaires qu’avaient le Président du Conseil et le chef du Parti chondogyo-chongu. Il se confiait franchement à moi, sans rien cacher même des problèmes de sa vie quotidienne.

    Une fois, minuit passé, il apparut au siège du Comité populaire provisoire de Corée du Nord et demanda une entrevue avec moi. Cela devait se passer en 1946, si mes souvenirs sont exacts, car j’étais alors Président dudit Comité.

    J’étais assez frappé de le voir apparaître ainsi à un moment inattendu, sans avertissement, à minuit passé; j’avais même le mauvais pressentiment qu’il lui était arrivé un accident extraordinaire.

    Or, contre toute attente, il me fit une demande qui n’avait aucun caractère officiel, ce qui m’ahurit davantage. Voici comment: une fois introduit dans mon bureau, il hésita quelque temps, sans oser expliquer la raison de sa visite, puis laissa échapper:

    «Ne blâmez pas le vieil homme que je suis, sauf votre respect. Oui, ce ressemble à de la désinvolture, mais j’ose vous faire une demande qui pourra vous sembler incongrue. Ne pourriez-vous pas me procurer un peu de tonique, de l’insam sauvage ou du bois de cerf, par exemple?»

    Après quoi, comme pris en faute, il baissa la tête, évitant de me regarder en face. Qu’avait donc ce vieux président chondoïste? Je le regardais fixement, et il était cramoisi jusqu’aux oreilles.

    «Vous vous vantiez toujours de votre santé, mais que vous est-il arrivé pour demander aujourd’hui du fortifiant? demandai-je aimablement en lui proposant une chaise.

    – C’est que, avoua-t-il, je n’arrive pas à maîtriser la jeune femme, avec qui je me suis remarié tout récemment. Quel dédain elle affiche!... Respecté Général, aidez-moi un peu, s’il vous plaît.

    – Bon. Je vais m’arranger pour qu’elle ne vous considère plus de cette façon.»

    Kim Tal Hyon quitta mon bureau, le visage radieux.

    Je fis en sorte qu’on lui procure de l’insam sauvage et du bois de cerf.

    Après une année, il revint me voir.

    «Grâce à vous, respecté Général, je suis père d’un garçon, à mon âge, moi qui ai 70 ans. Ma femme en est très contente. Je vous invite au festin prévu pour le centième jour de la naissance de notre garçon.

    – Voilà un heureux événement! En effet, nous vivons de bons temps. J’accepte volontiers votre invitation. Mes compliments à votre femme, je lui adresse mes félicitations.»

    Cette fois aussi, il sortit de mon bureau, tout rayonnant.

    Comme promis, je me rendis chez lui au festin du centième jour. Sa femme avait dressé à mon intention une table débordant de mets délicieux, et elle fit une profonde courbette, disant:«Grâce à vous, respecté Général, une fleur s’est épanouie dans notre famille.» Ce soir-là, en servant, elle n’arrivait pas à se taire, son visage rayonnant tout le temps.

    Pendant la guerre, ce fut à Pyolo dans la province du Jagang que je revis Kim Tal Hyon. Nous conversâmes alors sur le chondoïsme en mangeant des nouilles.

    Ce jour-là, il affirma que la cotisation de riz est une excellente coutume dans les rites de la religion Chondo et une importante source financière pour l’entretien de la religion.

    En réalité, la majorité absolue des dirigeants successifs du chondoïsme, sauf Choe Rin et quelques autres, n’ont jamais poursuivi d’intérêts personnels ni recherché les honneurs, ils ont eu tous une vie sobre. La pénurie financière était pour eux un tracas constant. Il n’est pas facile d’entretenir une religion sans rémunération. Mais le clergé chondoïste n’est pas rémunéré, dit-on.

    J’ai appris que les chondoïstes de Corée du Sud avaient bâti un théâtre sur l’emplacement où s’était trouvée un temps l’imprimerie de la maison d’édition Kaebyok et avaient financé leur religion grâce aux revenus qu’ils en tiraient. D’autre part, les deux salles de noces, aménagées dans le Grand Temple central, permettaient d’obtenir des fonds importants; la location y était à l’heure. Chose lamentable, mais indispensable pour se procurer des fonds, disait-on.

    La raison capitale pour laquelle nous avions attaché de l’importance au front uni avec les chondoïstes était que la plupart d’entre eux, indifférents à l’indécision et à l’opportunisme de leurs supérieurs, étaient d’orientation antijaponaise et patriotique et que les couches obscures, les paysans pauvres, constituaient l’essentiel de leurs effectifs de classe.

    A l’origine, le chondoïsme a débuté par le mouvement paysan, et son idéal aussi avait une coloration paysanne. Etant donné les conditions d’alors de notre pays, où le développement capitaliste était embryonnaire et où il n’y avait pas de classe ouvrière moderne, il était naturel et inévitable que le mouvement du Tonghak reposât sur la paysannerie. Ce mouvement n’était pourtant pas destiné à servir les intérêts de la seule paysannerie. C’était un mouvement de masse de grande envergure, qui représentait la volonté et les intérêts des couches pauvres et obscures, y compris les citadins démunis et les petits commerçants, un mouvement patriotique national qui s’opposait avec intransigeance aux envahisseurs étrangers et aspirait à la modernisation du pays.

    Après l’échec du mouvement du Premier Mars, les milieux supérieurs de la religion Chondo, qui avaient renoncé à toute combativité, se contentèrent de mener une propagande religieuse théorique, timorée pour la défense de la nation, et certains d’entre eux dégénérèrent en projaponais, Choe Rin, par exemple, qui se convertit au bout de trois ans de prison.

    Malgré cette trahison du sommet, la base fit tout pour le maintien des traditions patriotiques de la religion en dépit des dures conditions de l’occupation impérialiste japonaise. C’était là l’argument essentiel qui nous a fait priser le front uni avec cette religion et nous a convaincus qu’il était possible d’y parvenir.

    Les radicaux de la direction du mouvement chondoïste coururent de tous côtés pour essayer de lier leur mouvement avec d’autres forces révolutionnaires de la Corée et de coopérer avec la révolution internationale, souhaitant entretenir un contact avec l’Internationale communiste, en affirmant que le chondoïsme est le «serviteur loyal des masses pauvres et méprisées», est une sorte de parti communiste de même nature que les autres partis communistes malgré leurs différences d’aspect.

    Une preuve en est donnée, à mon avis, par le fait que Ri Ton Hwa a présenté, à la fin d’octobre 1925, une demande d’adhésion à l’Internationale paysanne rouge, au nom du conseil des administrateurs de la société des paysans coréens.

    Celle-ci était une organisation des paysans relevant du parti de la jeunesse chondoïste, fondée à Séoul en octobre 1925.

    L’évolution de la situation intérieure et extérieure après la fin de la Première Guerre mondiale, l’instauration du pouvoir ouvrier-paysan en Russie et le Soulèvement populaire du Premier Mars poussèrent Ri Ton Hwa, Jong To Jun, Pak Rae Hong et autres jeunes chondoïstes à fonder en septembre 1919 le service de conférences sur la doctrine religieuse de la jeunesse chondoïste – première organisation de lutte de jeunes dans notre pays – dont le but était d’étudier et de propager la doctrine chondoïste et de promouvoir le développement de la nouvelle culture en Corée. Quelque temps après, cette organisation fut rebaptisée association de la jeunesse chondoïste. Elle fonda son propre organe de presse, la maison d’édition Kaebyok, et commença à publier en 1920 Kaebyok, revue d’actualités politiques; elle créa une section chargée des enfants et entreprit un travail dynamique en vue de l’éducation artistique des enfants coréens et de l’amélioration de leur traitement moral et de leur position sociale conformément à l’idée que l’«homme est le Ciel».

    En 1923, elle fut développée, devenant le parti de la jeunesse chondoïste, organisation d’avant-garde de la religion Chondo, dont le but était l’édification d’un paradis terrestre grâce à la «rénovation du monde».

    Le parti avait un système d’organisation cohérent: un bureau au centre, des bureaux locaux dans les préfectures et les arrondissements et le jop – organisation terminale– dans les cantons et les communes; selon le plan triennal pour l’extension de son influence, le parti entreprit des activités dynamiques de propagande religieuse et réussit à grossir en peu de temps les rangs de ses adhérents en attirant bon nombre de jeunes pauvres. Il représentait les forces religieuses les plus influentes surtout dans la région au nord du fleuve Ryesong, qui n’était pas ravagée par la révolte du parti Tonghak.

    Selon L’Histoire du parti de la jeunesse chondoïste, parue en 1935, des bureaux locaux du parti ont été implantés dans plus d’une centaine de localités à l’intérieur et à l’extérieur du pays. La région nord de la Corée possédait la majorité absolue, soit 70 pour cent; la province du Phyong-an en disposait de 40, le plus grand nombre dans cette région nord. En réalité, dans cette province, qui englobait alors jusqu’à l’actuelle province du Jagang ainsi que les villes de Pyongyang et de Nampho, il n’y avait guère d’arrondissement qui n’eût un bureau local du parti de la jeunesse chondoïste

    Que la majorité absolue des forces chondoïstes fût regroupée dans la région nord de la Corée constitua pour nous une autre raison, non négligeable, de faire grand cas du front uni avec l’organisation chondoïste.

    Après le mouvement du Premier Mars, pour se mettre au diapason de la situation internationale, les forces radicales de cette religion s’efforcèrent d’étendre leur influence et de relancer la lutte patriotique antijaponaise.

    En juillet 1922, après la mort de Son Pyong Hui, troisième chef suprême du chondoïsme, le groupe des jeunes radicaux constitua le comité révolutionnaire du Koryo en vue du regroupement et de la réorganisation des forces chondoïstes et entreprit de vives activités à l’intérieur du pays comme à l’étranger, et notamment dans la région maritime extrême-orientale de l’Union soviétique et en Mandchourie. Plus tard, ce comité fut réorganisé et s’appela comité révolutionnaire extraordinaire suprême du chondoïsme, opérant dans la clandestinité.

    Un aspect remarquable des activités du comité réorganisé concernait les démarches énergiques qu’il mena auprès du gouvernement de la Russie soviétique et de l’Internationale communiste; il leur demanda un soutien politique aux activités révolutionnaires des chondoïstes et une aide militaire relativement importante et fit tout son possible pour les obtenir. On dit qu’il projetait de former un millier de soldats, en deux ans, avec des hommes recrutés dans trois mines d’or à proximité de Tchita, en Sibérie, et, par la suite, de fonder l’armée révolutionnaire nationale du Koryo composée de 15 brigades mixtes.

    L’organisation clandestine souhaitait que le gouvernement soviétique des ouvriers et des paysans lui procure un soutien et une aide efficaces pour réaliser ce projet.

    Il reste encore des archives montrant une partie des activités diplomatiques menées par les chondoïstes radicaux au début de 1924, à Vladivostok, en Extrême-Orient, auprès de personnages de la Russie soviétique et de l’Internationale communiste.

    Alors, Choe Tong Hui, dans sa lettre adressée à Katayama Sen, demande ce que pensait le Komintern de la Révolution coréenne et de la situation en Corée et supplia qu’il apporte sans préjugé une aide efficace à la Révolution coréenne.

    Il indiquait que, si la révolution éclatait en Corée, les chondoïstes lanceraient des opérations successives en triangle – Corée, Japon et Russie– en établissant un lien profond et serré, à l’Est, avec les forces de la révolution sociale du Japon, au Nord, avec la Russie soviétique et l’Internationale communiste.

    Comme on le voit plus haut, les forces radicales de la religion Chondo firent flèche de tout bois pour organiser la résistance armée en coopération avec la révolution internationale, malgré les entraves et la haine vouées par le groupe conservateur.

    La persévérance dont elles firent preuve en cherchant à consacrer à la lutte antijaponaise leur amour ardent pour le pays et le peuple et leur colère, avivés par le mouvement du Tonghak, ne put porter les fruits escomptés. Pire, l’antagonisme et la division s’étaient aggravés au sein de l’organisation religieuse entre les radicaux et les modérés, à la suite de l’échec du mouvement du Premier Mars. Quand les impérialistes japonais, perfides, tentèrent d’en profiter, les premiers acceptèrent un compromis avec les derniers sous prétexte de conjurer la scission, ce qui entraîna, à mon avis, leur expulsion de l’organisation chondoïste et la dégénérescence graduelle du mouvement antijaponais chondoïste en mouvement réformiste. La dégénérescence du sommet en réformistes nationalistes et en projaponais devait faire perdre avec le temps son esprit révolutionnaire et ses chances au chondoïsme.

    Cependant, ses organisations locales et la majeure partie de leurs fidèles, ainsi que les membres du parti de la jeunesse chondoïste, regroupés dans diverses organisations légales ou illégales, luttèrent sous différentes formes contre la domination coloniale de l’impérialisme japonais. Le plus regrettable était qu’ils n’avaient pas de stratégie claire ni de direction capable de les guider de façon unifiée dans la lutte.

    C’est à cette époque, précisément, que nous étions venus au mont Paektu et avions publié le «Programme en dix points de l’ARP».

    Des millions de chondoïstes exprimèrent leur soutien chaleureux à notre Programme en dix points. Convaincus que l’étoile du matin qu’ils avaient tant désiré voir briller s’élevait au mont Paektu, ils s’unirent fermement sous le drapeau de l’ARP. Comme on le voit, si les chondoïstes acceptèrent le front uni avec nous et s’intégrèrent massivement dans les organisations locales de l’ARP, c’était le résultat de notre initiative et de notre dynamisme basés sur une appréciation judicieuse et une compréhension magnanime du chondoïsme, et, en même temps, c’était une nécessité historique, un aboutissement logique du développement de l’organisation chondoïste elle-même, qui était animée par l’amour pour la patrie et la nation et l’idée de lutte contre les forces étrangères.

    Une certaine divergence existait, certes, quant aux idéologies, aux doctrines et aux principes que nous préconisions, ainsi qu’aux points de départ de nos mouvements, mais nous nous étions cependant donné la main dans la noble idée que nous étions de la même nation, du même sang. Je sentis alors, vivement, qu’il ne peut jamais y avoir de mouvement communiste écarté de sa nation et qu’il faut priser aussi bien les intérêts de la nation que ceux de classe.

    C’est juste cette identité de vues qui nous permit de nous réconcilier sans grand-peine avec Choe Tok Sin26, autrefois en première ligne du front anticommuniste.

    Lui et moi, nous nous sommes rencontrés alors que nous venions chacun d’avoir 70 ans. Mais nous avons eu une entrevue émouvante, oubliant que nous étions autrefois des ennemis jurés, mus par le sentiment que nous avions lorsque nous nous initions au patriotisme sous l’égide de M. Choe Tong O, et nous avons eu des conversations intimes et cordiales comme représentants de la même nation, comme descendant du même sang, par delà les différences d’idées entre le communisme et le chondoïsme.

    Il y a quelque temps, j’ai publié le Programme en dix points pour la grande union de toute la nation en faveur de la réunification de la patrie, qu’on peut appeler continuation du «Programme en dix points de l’Association pour la restauration de la patrie». Si la restauration de la patrie était la tâche suprême pour notre nation dans les années 1930, lorsque nous autres, installés dans la région du mont Paektu, nous appliquions à coopérer avec Pak In Jin, la réunification de la patrie qui reste divisée constitue aujourd’hui, où le XXe siècle touche à sa fin, la doctrine et l’idéal absolus pour elle. Il est légitime que la lutte que nous livrons pour repousser les forces étrangères et récupérer notre souveraineté nationale jouisse du soutien ardent des chondoïstes, ces adeptes du Tonghak, qui naguère avaient lancé ces slogans: «Défendre le pays et assurer la sécurité du peuple» et «Repousser les Occidentaux et les Japonais».

    Du fait de la division du pays, notre nation souffre de toutes sortes de maux depuis bientôt un demi-siècle. Si l’on admet que ce n’est pas une tragédie due à la faute de notre nation elle-même, mais un malheur imposé par des forces étrangères, comment ne pas nous opposer à celles-ci ni réclamer la réunification nationale, le renforcement de la puissance nationale et la grande union nationale?

    Voilà pourquoi, actuellement, les chondoïstes, les chrétiens et les bouddhistes patriotes en Corée du Nord et du Sud et à l’étranger s’efforcent unanimement de mettre un terme à la tragédie de la division du pays due aux forces étrangères et d’accélérer la réunification de leur patrie.

    Si nous avons mené une lutte armée antijaponaise victorieuse dans les vastes plaines de la Mandchourie et la région du mont Paektu pendant plus de vingt ans, ce n’était pas, somme toute, pour notre confort personnel ni pour les intérêts d’une classe ou d’une couche sociale quelconque, mais pour libérer notre nation de la domination coloniale de l’impérialisme japonais.

    Qu’il ne puisse y avoir de dieu au-dessus de la nation, d’intérêts de classe ou de groupe politique au-dessus de ceux de la nation, qu’il n’y ait pas d’abîmes ni d’obstacle infranchissables quand il s’agit des intérêts de la nation, c’est aujourd’hui la conviction unanime de tous les Coréens au Nord, au Sud et à l’étranger, c’est une réalité qui devient évidente au fil des jours.

    Aujourd’hui encore, je pense que, si l’objectif et l’idéal patriotiques pour lesquels les communistes ont consacré toute leur vie se réalisaient et si les 70 millions de nos compatriotes vivaient heureux de génération en génération sur leur territoire national réunifié, ce serait le monde souhaité par les martyrs du Tonghak, un paradis terrestre.

    L’idéologie du Tonghak, doctrine chondoïste, où vibre l’âme nationale, est la fierté de notre nation. Le dévouement patriotique des martyrs chondoïstes à leur patrie, à leur nation et à leur peuple restera gravé à jamais dans l’histoire de notre nation.

    

    

    

    6. Il est impossible de vivre

    séparé du peuple

    

    

    Une armée sans le soutien du peuple ne peut être puissante ni victorieuse, voilà ce que nous avons ressenti profondément tout au long de la révolution antijaponaise. En livrant notre lutte armée antijaponaise, nous avons soutenu invariablement que les partisans ne pouvaient vivre séparés du peuple, comme «des poissons hors de l’eau». Le mot d’ordre «le soutien du peuple à l’armée et l’amour de l’armée pour le peuple» résume cette idée.

    J’ai déjà mentionné ci-dessus l’aide et le soutien actifs et dévoués du peuple dont nous avions bénéficié quand nous combattions dans la région du mont Paektu.

    Comment expliquer cette ardeur à soutenir les partisans et cette disposition à les aider, exemple sans précédent dans l’histoire mondiale des guerres de partisans? Qu’est-ce qui poussait notre peuple à aider invariablement, au péril de sa vie, notre armée révolutionnaire populaire?

    Pour le comprendre, il faudrait d’abord se pencher sur le caractère populaire de notre armée. Composée de fils et de filles du peuple, celle-ci avait pour mission de combattre pour la libération du peuple, en protégeant sa vie et ses biens. Naturellement, le peuple était porté à aimer et à aider une telle armée.

    Etre populaire par le caractère de sa composition et sa mission ne suffit cependant pas à une armée pour bénéficier d’un soutien plein d’esprit de sacrifice du peuple. Elle a beau être «populaire» par son appellation, le peuple ne l’aimera pas si elle se conduit mal et manque de morale. Il ne la soutiendra et ne l’aidera de toutes ses forces que si elle l’aime et l’estime sincèrement, défend effectivement ses intérêts, sa vie et ses biens.

    Toutes ces qualités, l’Armée révolutionnaire populaire coréenne (ARPC) les possédait.

    L’essentiel dans la morale de l’ARPC était l’amour authentique envers le peuple. Tous ses commandants et soldats liaient leur existence à celle du peuple. A leurs yeux, ils ne pouvaient être heureux que si le peuple était heureux. C’est pourquoi ils partageaient ses joies et ses souffrances. Séparée du peuple, l’ARPC n’avait pas de raison d’être ni ne pouvait subsister.

    Dès le jour du déclenchement de la guerre de partisans, le giron du peuple fut, à nos yeux, notre foyer, et son soutien, la source de notre subsistance.

    Notre armée était issue du peuple. Celui-ci lui avait donné ses fils et filles, et il était le protecteur de notre révolution.

    Tout compte fait, l’unité du peuple et de l’armée revêtait pour nous une importance vitale.

    Aimer le peuple et bénéficier de son soutien, c’était, pour nous, plus qu’assurer notre victoire sur l’ennemi: c’était garantir notre survie. Si nous avions perdu de vue cet aspect, nous serions restés la «goutte d’eau dans la mer», à laquelle nous comparait souvent l’ennemi, nous aurions toujours battu en retraite pour finalement étouffer pitoyablement.

    Au cours de la guerre de partisans, nous ressentîmes la nécessité de mettre au point les normes et les règles de conduite de l’armée révolutionnaire dans les domaines des liens avec le peuple, des rapports entre commandants et soldats, ainsi que dans celui de la vie quotidienne. C’est ainsi qu’ont vu le jour les règlements provisoires de l’ARPC.

    Notre but principal était d’accentuer le caractère populaire de notre armée, de réglementer et de consacrer l’amour qu’elle devait vouer au peuple.

    Si l’armée révolutionnaire populaire était une armée de partisans, elle n’en possédait pas moins des forces armées et une organisation rigoureuse comparables à celles d’une armée régulière. Il fallait cependant éviter de considérer que seuls les ordres et les directives des commandants et les habitudes militaires guidaient la conduite des soldats.

    Au milieu des années 1930, les impérialistes japonais accéléraient la construction de villages de regroupement dans la région de Xijiandao et s’efforçaient de «séparer les bandits du peuple» pour lutter contre l’influence de l’armée révolutionnaire populaire. Ils ne reculaient devant rien pour semer la discorde entre notre armée et la population et couper la voie de ravitaillement vitale pour celle-là. Ils faisaient tout ce qu’ils pouvaient pour compromettre le prestige de l’armée révolutionnaire populaire et la bloquer sur les plans militaire, politique et économique.

    Que notre armée, armée authentiquement populaire, fût incapable de tout acte de banditisme et moralement bien supérieure à la sienne, l’ennemi le savait bien. Et pourtant, il l’avait qualifiée du nom infamant de troupe de «bandits». C’était là sa ruse. Son but perfide était d’entamer le prestige politique et moral de notre armée.

    Si nous considérions l’unité de l’armée et du peuple comme un facteur vital pour nous, l’ennemi, lui, cherchait obstinément à «séparer les bandits du peuple».

    Les impérialistes japonais allaient jusqu’à nous imputer les crimes des bandits à cheval afin de compromettre le caractère populaire de notre armée révolutionnaire. Dans ces conditions, pour rétablir et même sublimer l’image de l’armée révolutionnaire, faussée par la propagande tendancieuse de l’ennemi, il nous fallait mettre davantage en valeur sa nature populaire. D’où la nécessité pour nous d’arrêter nos exigences en la matière et de les consacrer par un règlement.

    Jadis, des troupes de francs-tireurs et celles de l’armée indépendantiste disséminées un peu partout en Mandchourie avaient produit sur la population une impression tantôt bonne tantôt mauvaise. La mauvaise impression s’expliquait principalement par manque de loyauté envers elle et le fardeau économique trop lourd qu’elles lui imposaient. C’était le cas, par exemple, de certains commandants de l’armée indépendantiste, et notamment d’un chef de compagnie de Jongui-bu, qui avaient collecté auprès de la population, sous couvert de récolte de fonds de guerre ou de contribution au mouvement indépendantiste, quantité d’objets en or qu’ils n’avaient pas hésité à détourner à leur propre profit.

    Cette inconduite était un bon prétexte, aux yeux des impérialistes japonais, pour attaquer et diffamer notre armée révolutionnaire populaire. «Voilà, ceux qui s’abritent derrière le drapeau de l’indépendance, s’écriaient-ils haineusement pour dénigrer à la fois l’armée indépendantiste et l’armée révolutionnaire populaire, ce sont des hordes de bandits extorquant les biens du peuple.» C’était là une accusation injuste intolérable, dont la réparation nous imposait d’affirmer le caractère populaire de notre armée.

    Une autre raison qui nous avait fait établir des règlements provisoires était l’accroissement rapide du nombre de recrues dans notre armée.

    Par ailleurs, l’ARPC n’engageait jamais de combats susceptibles de causer du tort à la population. L’ennemi le savait bien et en tirait profit: quand il était en mauvaise posture, il pénétrait dans les villages et résistait en tirant de derrière des maisons d’habitation ou des murs de clôture. Cette façon d’agir nous était étrangère et nous n’avions jamais envisagé d’en faire autant, quelles que fussent les circonstances.

    Voici un exemple illustrant cette pratique. Au début de l’été 1934, en route vers Luozigou où nous devions livrer une bataille, notre armée était arrivée au village de Sandaohezi. L’ennemi nous attaqua en force afin d’entraver notre mouvement. Comme toujours, j’attirai l’ennemi dans la plaine, hors du village, pour lui donner l’assaut, car, autrement, les villageois en auraient souffert, ce que nous ne pouvions tolérer; nous dûmes donc laisser la moitié des effectifs ennemis se sauver. Pareils cas n’étaient pas rares.

    Une halte dans un village n’était jamais l’occasion pour l’armée révolutionnaire populaire de tirer vanité de sa mission et de se donner des airs importants devant la population. A peine quittaient-ils leur havresac que nos hommes puisaient de l’eau, allumaient du feu, balayaient la cour des maisons, fendaient du bois. Moi, le commandant, ne faisais pas exception. J’exigeais des commandants qu’ils paient de leur personne et montrent l’exemple aux soldats.

    Bref, dès la création de l’armée de guérilla, nous considérâmes que la vocation première de ses combattants, leur obligation était d’aimer et d’aider le peuple.

    Cependant, certaines recrues, au début de notre établissement dans la région du mont Paektu, se livrèrent plus d’une fois à des excès de nature à détériorer les rapports entre notre armée et le peuple.

    Nos recrues étaient d’anciens paysans, soldats des troupes chinoises antijaponaises d’autrefois ainsi que des mutinés de l’armée fantoche mandchoue. Ces soldats d’origines diverses n’avaient pas encore eu le temps de recevoir de formation militaire élémentaire et enfreignaient fréquemment la discipline traditionnelle de l’armée révolutionnaire, compromettant ainsi son prestige.

    Voici une anecdote liée à notre troupe alors qu’elle effectuait un bref séjour chez le vieux Ri, dans le village de Liutiepaodong, dans le secteur de Shijiudaogou. Le vieil homme nous présenta un jeune homme à l’air enfantin, son neveu venu aider à la moisson. Portant des chaussures et des jambières neuves, il avait tout l’air de s’être bien préparé à faire la moisson. En m’entretenant avec lui, je fus captivé par son verbe facile: en un ou deux mots, il exposait les traits essentiels de toute chose.

    Le jeune sortit un moment de la chambre, puis rentra l’air mécontent: à la place de ses chaussures et de ses jambières neuves, il en portait maintenant d’autres, usées. Je lui en demandai la raison, mais, hésitant, il évita de répondre.

    J’ordonnai alors à Kim Jong Pil, chef de section, de se renseigner. Une fois de retour, il m’informa, d’une voix indignée, de la mauvaise conduite d’un soldat mutiné de l’armée fantoche mandchoue: celui-ci avait exigé que le jeune homme lui donne ses chaussures et ses jambières, et, plus grave, il n’acceptait pas la critique de son chef de section.

    «Pour se justifier, il prétend que l’armée peine dans la montagne pour le peuple et qu’elle mérite donc que le peuple soit à son service. Dans l’armée fantoche mandchoue, dit-il, ce qu’il venait de faire est monnaie courante.»

    C’était pour moi comme un coup de massue. Innombrables sont les cas où les chefs d’une armée d’agression ont légalisé toutes sortes de crimes, comme le meurtre, le banditisme, le viol et le pillage dans les zones occupées, en autorisant leurs hommes à commettre des forfaits. Pendant la guerre sino-japonaise et celle du Pacifique, les troupes japonaises se faisaient accompagner par des consolatrices. Et, l’armée fantoche mandchoue ne cédait en rien à l’armée japonaise par son attitude immorale à l’égard de la population.

    Il s’agissait en l’occurrence d’un ancien soldat d’une armée accoutumée au meurtre, à l’incendie, au pillage. On pouvait donc très bien s’attendre de sa part à l’acte qu’il venait de commettre. Mais dans l’armée révolutionnaire populaire, on ne pouvait fermer les yeux sur une telle conduite. Pour nous qui étions attachés au principe de l’amour envers le peuple, c’était une faute grave.

    Force me fut de présenter mes excuses au vieux Ri au nom de l’armée révolutionnaire:

    «Père, je n’ai pas bien soigné la formation de mes hommes, voilà pourquoi cela a pu se produire. C’est fâcheux, mais veuillez considérer le fautif comme votre propre enfant, et me pardonner.

    –Vous me rendez bien confus, me coupa-t-il la parole en sursautant. Votre armée combat tous les jours dans la montagne, et un soldat peut bien se faire échanger ses chaussures. Ma foi, vous n’avez aucun pardon à me demander.»

    Après cet incident, nos liens d’amitié avec lui se resserrèrent davantage, et, chaque fois que nous nous rendions à Shijiudaogou, nous passions par le village de Liutiepaodong pour lui souhaiter le bonjour.

    Les hommes de notre armée allaient souvent dans ce village pour se ravitailler. Une fois, ils en rapportèrent même deux poules. Je demandai alors qu’on les fasse cuire farcies d’herbes médicinales à l’intention de Wei Zhengmin, qui était venu se faire soigner chez nous, sa maladie ayant récidivé. Or, celui qui avait apporté les poules m’apprit que leur propriétaire avait refusé d’être payé. J’appris que les poules appartenaient au vieux Ri. Le soldat, malgré son expérience, s’était mal conduit.

    En compagnie du chef de sa section, relevant de l’unité d’intendance, j’allai rendre visite au vieux Ri.

    Pendant que je l’aidais au battage, je demandai au chef de section de lui remettre 10 yuans et de s’excuser d’avoir tardé à payer les poules. A l’époque, une poule coûtait sur le marché environ 1 yuan 50 maos; deux poules valaient 3 yuans. Si je voulais qu’on lui donne plus, c’était que je désirais aider à la subsistance de sa famille. Mais hélas! notre proposition pleine de bonne volonté fâcha pour de bon le vieux Ri.

    «Ecoutez, si j’acceptais cet argent, je cesserais d’être Coréen. Même le dernier fourbe en rougirait. Quoique je sois vieux, je tiens à mon honneur.

    – Père, veuillez accepter toutefois. Si j’avais su que c’étaient des poules reproductrices, je vous les aurais fait rendre, pour sûr. Nous ne le savions pas et les avons fait cuire. Je le regrette. Vous n’avez plus de poules reproductrices pour le printemps, nous vous avons ruiné.»

    Nous parvînmes enfin à remettre l’argent au vieux.

    En s’essuyant les yeux avec sa manche, il nous raconta alors un incident survenu il y a deux ans.

    Un jour, il était rentré de la chasse avec un cerf qu’il avait tué. Il le vendit à un riche. A la nouvelle, une foule d’hommes en armes l’assaillirent et, les fusils braqués sur lui, exigèrent qu’il leur remette l’argent. Menacé de mort, le vieux se laissa prendre toute la somme rapportée par la vente du cerf. Depuis, il ne pouvait même entendre parler de l’armée; cependant, après avoir vu que nos camarades étaient très aimables envers la population, il avait changé d’avis, pensant même qu’il ne devait rien épargner pour une telle armée. Or, un jour, on lui dit que nos combattants cherchaient des poules noires. Le vieux voulut alors montrer sa bonne volonté et nous offrit ses poules. Il ajouta qu’en recevant de nous plus que le triple du prix des poules il éprouvait le remords d’avoir manqué à son devoir d’homme du peuple.

    A ce récit, je pensai avoir été trop dur en l’empêchant d’exprimer sa prévenance comme il le voulait. Seulement, agir autrement aurait été allé à l’encontre des règlements traditionnels de l’armée révolutionnaire qui récompensait sans faillir les civils de leur empressement envers elle.

    Certaines recrues trouvaient légitimes le soutien et l’aide du peuple envers l’armée révolutionnaire et s’occupaient à la légère du ravitaillement fourni par la population sans tenir compte de sa situation matérielle.

    Je peux citer en exemple l’incident du bœuf à Yaoshuidong, en automne 1936.

    Notre troupe était cantonnée à Diyangxi, secteur de Shijiudaogou, dans le district de Changbai. Manquant de vivres, nous traversions des difficultés extrêmes. Un jour, deux nouvelles recrues allèrent ramasser les feuilles de choux séchées du côté de Yaoshuidong et rentrèrent, de bonne humeur, en amenant un bœuf avec elles. J’appris que la bête était un don des paysans de Yaoshuidong qui avaient su que les partisans n’avaient que les feuilles de choux séchées pour leur repas.

    Au début, les deux combattants avaient refusé. Mais les paysans avaient tant insisté, leur remettant en main la bride, qu’ils avaient fini par céder.

    Déjà l’eau bouillait dans le chaudron, la joie illuminait tous les visages, des nouvelles recrues aux soldats anciens et aux commandants, sûrs qu’ils allaient manger de la soupe de bœuf après plusieurs jours de privations. Pourrais-je les forcer à se contenter de leur horrible petit bol de soupe aux feuilles de choux séchées pour le dîner? J’étais tenté d’ordonner de tuer la bête. Mais, jetant un coup d’œil attentif sur les ornements du bœuf, je fus amené à réfléchir. Un anneau nasal d’une taille parfaite, un joug entouré avec art d’un ruban rouge, puis la clochette, l’écu, tout témoignait du soin particulier dont l’entourait son propriétaire. Je fis réunir les partisans qui s’affairaient joyeux, prêts à abattre la bête, à la couper en quartiers pour les jeter dans le chaudron.

    D’un ton calme, je les invitai à rendre le bœuf à son propriétaire.

    Les deux soldats, ceux qui avaient amené le bœuf, me fixèrent d’un regard consterné. Le sourire quitta les visages des autres recrues, où on lisait maintenant une déception extrême. Mon ordre avait dû sonner comme un coup de foudre à leurs oreilles d’affamés.

    «Il faut que nous le rendions à son propriétaire, dis-je pour m’expliquer. Pourquoi? Parce que ce bœuf est un bien précieux du paysan. Voici la preuve du soin et de l’amour que le propriétaire avait mis à l’entretenir. Cette clochette a été certainement l’objet du soin de la famille depuis plusieurs générations. L’écu faisait probablement partie de la dot de la grand-mère qui l’a sans doute apporté chez son mari lorsqu’elle s’est mariée et l’a choyé toute sa vie. Car, c’est bien la façon dont nos mères expriment leur affection pour un bœuf. Une autre raison qui nous oblige à le rendre à son propriétaire est que les paysans du village de Yaoshuidong utilisent cette bête pour cultiver leurs champs. Si nous abattions le bœuf puisque c’est un don de la population, qu’est-ce qui en résulterait? Son propriétaire ainsi que ses voisins accoutumés à y avoir recours seraient obligés dès demain de le remplacer. Quelle ne serait pas la peine qu’ils devraient se donner pour transporter à dos d’homme ce que devait trimarder la bête, pour retourner à coups de houe ou de sarcloir les champs que le bœuf labourait jusque-là? Notre conscience resterait-elle en repos si nous nous régalions de la bête dans ces conditions? Presque tous, vous êtes issus de familles de paysans déshérités, je vous demande de penser à vos parents qui suent sang et eau.

    Mes paroles avaient dû susciter le remords des combattants qui avaient amené la bête, car leurs yeux brillaient de larmes, quand ils s’avouèrent coupables et demandèrent une punition. En guise de punition, je les renvoyai au village de Yaoshuidong rendre le bœuf à son propriétaire.

    A l’époque, quand la troupe avait admis de nouvelles recrues, je vivais à côté d’elles pendant quelques jours. Ce n’est qu’après leur avoir donné quelques rudiments de formation que je les répartissais entre les compagnies et les régiments. La chose était difficile quand le contingent comprenait plusieurs dizaines de personnes. Autrement, lorsqu’il ne s’agissait que de trois ou quatre soldats, je me faisais accompagner d’eux pendant au moins quelques jours. Je pouvais ainsi connaître leur situation familiale, leur instruction, leur caractère, leurs goûts, etc., et leur donner une formation appropriée.

    Vers octobre 1936, plus de dix ouvriers d’une exploitation forestière s’enrôlèrent dans notre troupe. Dès le début, je choisis les trois plus jeunes d’entre eux pour qu’ils soient toujours en ma compagnie.

    Un jour, ils rentrèrent après avoir monté la garde, portant chacun un sac à dos rempli d’épis de maïs cueillis sans la permission du propriétaire dans un champ sur leur passage. Notre troupe souffrant du manque de denrées et étant contrainte de se contenter d’eau au repas, moi y compris, ils avaient désiré me servir à satiété ne fût-ce que du maïs. Or, ce qui m’étonnait, c’était qu’ils s’imaginaient avoir fait leur devoir de subalternes envers le commandant, alors qu’ils avaient touché au bien du peuple, en infraction au règlement.

    Tout sensible que je fusse à leur dévouement envers moi, je n’approuvai pas leur conduite.

    «Je vous remercie de votre prévenance à mon égard. Mais sachez que vous avez porté gravement atteinte aux intérêts du peuple. Cueillir trois sacs d’épis de maïs sans le consentement du propriétaire, c’est de la pure anarchie.

    – Trois sacs de maïs, s’enhardit alors l’un des trois soldats, un jeunet au visage intelligent, au nom du groupe, c’est presque un rien, puisque notre armée peine pour rendre à la Corée son indépendance. Jadis, dans notre village, on a même fait don d’objets en or à l’armée indépendantiste. Si un paysan se plaint pour quelques épis de maïs, c’est tout juste un projaponais.»

    Chacun y alla de son opinion, loin d’avoir l’air de se repentir. Se croire en droit de porter atteinte aux intérêts du peuple parce qu’ils combattaient pour libérer le pays était une erreur qui risquait de conduire à des abus et à des mésaventures graves.

    Il me fallut plus d’une heure pour les persuader. Ensuite, je leur ordonnai d’aller déposer tous leurs épis de maïs à l’orée du champ du paysan. Un chef de compagnie y alla avec eux.

    Les heures passèrent et ils ne revenaient toujours pas. Craignant un accident, je me rendis au champ de maïs avec mon ordonnance. A mon soulagement, les trois soldats restaient assis en bordure du champ, les épis de maïs posés à côté d’eux.

    Ayant interrogé le chef de compagnie, j’appris qu’ils attendaient de voir le propriétaire de la culture.

    Les trois hommes avaient les yeux mouillés de larmes. Il me vint alors à l’esprit la première phrase de Sanzijing, livre que j’avais lu à l’école primaire à Badaogou. On y lisait: «Injicho Songbonson», autrement dit, l’homme naît bon. En effet, la nature de l’homme est d’une beauté sublime.

    Sur le chemin du retour au campement, je leur dis: «Il faut tirer la leçon de l’incident d’aujourd’hui pour aimer le peuple. Si nous méprisons le peuple, celui-ci nous tournera le dos. Rien ne serait plus effrayant pour nous que d’être repoussés par le peuple. Le plus grand drame pour un révolutionnaire, c’est de se voir privé de l’affection du peuple. En effet, sur quoi d’autre que l’amour et le soutien du peuple pourrions-nous nous appuyer pour combattre?»

    Les trois hommes se tinrent silencieux jusqu’à l’heure du coucher. Je saisis alors par la main le plus jeune d’entre eux. Je lui demandai la raison de son silence et s’il était fâché.

    «Mais non, cela m’attendrissait de penser à la noblesse de notre armée. Je vous promets que je ne répéterai jamais ma faute.»

    Les larmes aux yeux, il jura d’être un bon partisan et de mériter l’affection du peuple.

    Les manquements susceptibles de ternir l’image de l’armée révolutionnaire ne se limitaient pas à ses rapports avec le peuple.

    Les effectifs ayant grossi, certains des chefs de régiment et de leurs supérieurs se refusaient à aller diriger la base et se contentaient de donner des ordres et des directives au lieu de se mêler aux soldats. Ils arguaient de l’accroissement des effectifs, qui atteignaient plusieurs centaines d’hommes, pour proposer même la différenciation des tenues, des repas et des couverts selon les grades. Sinon, on risquerait, prétendaient-ils, de voir encouragée la démocratie militaire extrême qui mènerait à la perte de leur contrôle sur les hommes.

    Au reste, certains officiers subalternes fraîchement promus montraient souvent de la suffisance comme s’ils étaient les hauts dignitaires d’autrefois.

    Voici une histoire datant de l’automne 1936. Une nuit, notre troupe cheminait des environs de Shisidaogou vers notre camp secret après avoir opéré dans la région de Changbai. Avant le départ, j’avais organisé une avant-garde et signifié à tous les points à respecter au cours de la marche, insistant notamment sur l’interdiction de fumer. Car, en fumant la nuit, on risquait de se faire repérer par l’ennemi.

    Or, la colonne suivait un tournant de montagne, quand l’odeur de fumée de tabac, venant de la deuxième compagnie qui ouvrait la marche, se fit sentir. Quelqu’un dans cette compagnie avait allumé une cigarette, au moment où son unité échappait à la vue du Quartier général, qui fermait la marche.

    Le lendemain matin, je convoquai les chefs de compagnie pour faire une enquête. Je m’attendais à trouver les coupables parmi les hommes de troupe. A ma surprise, Ri Tu Su et Kim Thaek Hwan, tous deux chefs de compagnie, avouèrent avoir transgressé l’interdiction de fumer: grands fumeurs, ils allumaient d’abord une cigarette, avant de s’attaquer à quelque tâche que ce fût.

    Je les critiquai sévèrement.

    «Je ne veux pas m’étendre sur la nécessité qu’il y avait de ne pas fumer. Seulement, mettons que l’ennemi nous ait repérés à la lueur de vos cigarettes ou à l’odeur de la fumée et qu’il nous ait surpris. Qu’est-ce qui serait arrivé?

    «La guerre que nous menons actuellement contre le Japon est une guerre où la volonté et la discipline sont essentielles. C’est une confrontation à mort entre la volonté révolutionnaire de libérer sa patrie d’un côté et le désir des forces d’agression de légaliser et d’éterniser leur occupation de l’autre. Si nous allons actuellement de victoire en victoire, c’est que notre volonté et notre discipline l’emportent sur celles de l’ennemi, c’est que nous lui sommes nettement supérieurs sur le plan politique et moral.

    «Si toutefois toujours plus de camarades, comme vous, font preuve de faiblesse, qu’est-ce qui s’ensuivra? Une armée indisciplinée et dépourvue de volonté est vouée à la défaite.

    «Vous êtes sans doute de grands fumeurs, mais sachez qu’il y en a tant et plus parmi les soldats. Si vous fumez, ces soldats fumeurs auront envie d’en faire autant. Mais aucun soldat n’a fumé hier soir pendant la marche.

    «Qu’est-ce que cela veut dire? Cela signifie que vous vous considérez comme des êtres exceptionnels. La discipline militaire n’admet pas d’exception. Cependant, vous vous êtes conduits comme si vous étiez exceptionnels. Tolérer cela, c’est reconnaître des privilèges aux officiers. Nous refusons d’admettre des privilèges. Autrement, les subalternes n’auront pas confiance en leurs supérieurs. Et cela nuira à l’unité entre officiers et soldats, les premiers devant aimer les seconds, et les seconds défendre les premiers. Votre faute n’est-elle pas grave?»

    Ri Tu Su et Kim Thaek Hwan répondirent qu’ils étaient prêts à recevoir n’importe quel châtiment, conscients qu’ils étaient de la gravité de leur faute.

    «Evidemment, je pourrais vous punir. Ce serait pourtant une solution de facilité. Je vous mets en garde et vous dis de ne jamais répéter la même faute. Veuillez considérer cela comme une punition.»

    Je nommai Ri Tu Su «chef du groupe anti-tabac».

    A cette même époque, un autre incident se produisit: Ho Pom Jun, ordonnance de Kim Phyong, commissaire politique de régiment, exigea l’égalité extrême entre supérieurs et subalternes, compromettant ainsi l’atmosphère de la troupe. Ce combattant, maintenant âgé, s’était engagé d’assez bonne heure dans la lutte armée. Il était mon ordonnance, quand Kim Phyong l’avait pris dans son régiment parce que celui-ci, disait-il, était trop lent dans ses mouvements pour être l’ordonnance du Quartier général. En remplacement de Ho Pom Jun, il avait envoyé au Quartier général Ri Kwon Haeng, son ordonnance.

    Depuis cette mutation, Ho Pom Jun causait souvent des complications en répliquant à ses supérieurs. Il arrivait même qu’il désobéisse aux officiers du régiment quand ceux-ci lui confiaient une mission de transmission. A bout de patience, ils portèrent ce problème à la connaissance de leurs supérieurs. En effet, en fermant les yeux sur ce genre de faits, on prenait le risque que la camaraderie entre supérieurs et subalternes soit atteinte et que les soldats manquent de respect envers les officiers.

    Voilà les quelques motifs qui nous avaient amenés, de même que la nouvelle situation au sein de l’ARPC, à élaborer les règlements provisoires de cette armée. Il me souvient que c’était vers la fin de 1936, car Kim Ju Hyon courait alors de tous côtés pour préparer la fête du nouvel an, préparation qu’il serait intolérable de négliger, d’après lui, car il s’agissait du premier nouvel an depuis notre arrivée au mont Paektu. C’est Kim Phyong qui avait rédigé un avant-projet, mais qui n’était pas suffisamment adapté au but proposé. On en fit alors un autre, divisé en 15 articles, que nous appelâmes règlements provisoires, le texte restant à compléter et à perfectionner.

    Ces règlements provisoires de l’ARPC spécifiaient le caractère et la mission de cette armée ainsi que les normes et les règles de conduite à observer par les officiers et les soldats dans la vie quotidienne.

    Dans ces règlements, nous prêtions une attention particulière aux rapports entre l’armée et la population, entre les officiers et les soldats. Tous les articles insistaient sur le caractère populaire de notre armée révolutionnaire.

    – Notre armée, l’Armée révolutionnaire populaire coréenne, lutte contre l’impérialisme japonais et ses laquais pour la restauration de la patrie, la liberté et l’émancipation du peuple.

    Voilà pour l’article premier.

    Le deuxième article consacré au principe d’organisation de l’armée révolutionnaire populaire précisait que notre armée était l’armée révolutionnaire authentique du peuple coréen, composée de ses meilleurs fils et filles.

    Pour les relations entre l’armée et le peuple, on lisait:

    –Notre armée lutte pour restaurer la patrie et libérer le peuple en défendant la vie et les biens du peuple, en partageant ses joies et ses souffrances, et est étroitement unie à celui-ci, consciente que les «poissons ne peuvent vivre hors de l’eau».

    L’article consacré à l’unité entre les officiers et les soldats disait:

    – Les commandants et les soldats de notre armée doivent respecter de leur plein gré la discipline militaire et la morale, les soldats défendant les officiers, ceux-ci aimant les premiers, les uns et les autres faisant bloc.

    Un autre article stipulait que les biens de l’impérialisme japonais et de ses laquais seraient confisqués pour suppléer aux dépenses de la guerre antijaponaise et, pour une partie, pour secourir la population appauvrie. Dans un autre, on précisait que l’Armée révolutionnaire populaire coréenne formerait un front commun avec les troupes qui voulaient coopérer avec elle, avec les pays et les peuples sympathisant avec elle.

    Par ailleurs, les règlements provisoires spécifiaient les grades dans l’armée révolutionnaire populaire, le droit du Quartier général de nommer et de révoquer les commandants de tout grade, les qualités exigées des nouvelles recrues, les formalités d’enrôlement et de démobilisation et les punitions.

    Ces règlements définissaient même le drapeau et l’insigne de l’Armée révolutionnaire populaire coréenne et l’étoile de la casquette.

    L’objectif de ces règlements provisoires était évident: réaliser coûte que coûte la libération de la patrie, œuvre historique appelée de tous ses vœux par le peuple, en faisant preuve de confiance en soi et d’opiniâtreté révolutionnaires, l’armée étant étroitement unie au peuple, les officiers aux soldats, et sans porter le moindre préjudice aux intérêts du peuple.

    L’esprit prédominant de ces règlements était l’amour. L’amour du peuple, des soldats et des commandants était érigé en principe absolu.

    D’après mon expérience, l’unité entre l’armée et le peuple et l’unité entre les commandants et les soldats supposent une communauté d’idées et de sentiments que des règles et des principes ne peuvent créer à eux seuls. Plus concrètement, il s’agissait d’une communion d’amour et de chaleur humaine entre l’armée et le peuple, entre les officiers et les soldats, entre les supérieurs et les subalternes. La chaleur humaine qui permet aux gens de s’aimer, de se chérir et de se priser les uns les autres est le puissant ciment qui doit les unir solidement sur le plan idéologique.

    De ce point de vue, les règlements provisoires de l’ARPC étaient, plutôt que des règlements ou un texte juridique destinés à instaurer un contrôle, un code ou une charte ayant pour but d’unir l’armée et le peuple, les commandants et les soldats par une profonde affection.

    Après les avoir publiés, nous insistâmes pour que tous les commandants et soldats les observent fidèlement. Depuis lors, les liens entre l’armée et le peuple, entre les officiers et les soldats se resserrèrent, devinrent indéfectibles grâce à l’affection qui les caractérisait.

    Nos commandants et soldats ne se permettaient pas de toucher aux biens de la population même lorsqu’ils étaient menacés de mourir de faim ou de froid. Si, pour des raisons de force majeure, ils ne pouvaient demander le consentement du paysan propriétaire pour emporter quelque quantité de pommes de terre, ils laissaient, au bord du champ ou dans l’excavation servant de dépôt, une lettre d’excuses avec une somme d’argent dépassant de beaucoup le prix courant.

    Dès qu’ils arrivaient dans une agglomération, ils cherchaient à donner un coup de main à la population avant de penser à bénéficier de son hospitalité.

    Je ne pourrai jamais oublier ce qui s’était passé pendant que notre troupe stationnait dans un village, à Ershidaogou, dans le district de Changbai.

    Comme d’ordinaire, je m’étais installé dans une petite chaumière qui avait l’air le plus piteux du village. Un vieux couple ayant plus de soixante ans y vivait avec son petit-fils qu’il adorait. Ces vieux avaient perdu, disaient-ils, leur fils et leur belle-fille: le premier était mort de mort violente dans un accident de flottage, et la seconde avait succombé à la typhoïde. Personne, dans la famille, ne pouvant faire un travail de force, la maison restait sans soin: le chaume du toit, pourri, laissait suinter la pluie, et la terrasse sous l’auvent était démolie. Le premier jour, j’allai avec mes ordonnances dans la montagne où nous coupâmes une bonne dizaine de faisceaux de foins. De retour, nous les substituâmes au chaume du toit, puis remîmes en état la terrasse sous l’auvent.

    La nuit s’avançait. Tout à coup, des battements d’ailes de poules se firent entendre. Craignant qu’une belette n’enlevât des poules, je tendis le cou au dehors. Le vieux maître de maison était là à attraper les volailles dans le poulailler à la lueur d’une torche tenue par sa femme. Etonné, je lui demandai la raison de ce dérangement en pleine nuit. Il se contenta de répondre qu’il en avait besoin. Dans le poulailler, il n’y avait que trois poules, et le vieux en avait retiré deux, un coq et une grosse poule. Dans la journée, nous avions entendu la poule caqueter après avoir pondu. Le maître de céans ligota les pattes du coq et de la poule, jeta celle-ci dans la cuisine. Puis, le coq sous le bras, il s’en alla par la porte, suivie de sa femme. Pour quoi faire? Deux ou trois heures s’écoulèrent sans qu’ils rentrent.

    Je les attendais, assis sur la terrasse sous l’auvent. Ils ne revinrent qu’au petit jour, le vieux portant le coq à la main, l’air fort découragé.

    «Père, où étiez-vous allés? J’étais inquiet pour vous.

    –Nous venons de frapper à toutes les portes du village, et il y en a plus d’une cinquantaine», répondit-il, en déposant le coq sur la terrasse sous l’auvent.

    Toujours curieux, je leur redemandai ce qui leur avait coûté tant de peine en pleine nuit.

    «J’ai su que votre commandant s’appelle Kim Il Sung. J’ai cherché partout la maison où il est logé, mais je n’ai pas trouvé.

    –Pourquoi la cherchez-vous?

    –Nous voulions parler à votre commandant de votre conduite qui nous a touchés et nous incliner devant lui. Je vous dois tant que je ne pourrais y rester indifférent. Voilà pourquoi j’ai voulu offrir à votre commandant un coq, c’est peu de chose en effet, mais...»

    Le vieux couple s’était rendu d’abord chez le propriétaire foncier demeurant en amont. En effet, selon eux, un commandant devait sûrement loger dans la maison la plus grande du village.

    Ce fut ensuite chez l’intendant du propriétaire foncier, occupant la deuxième habitation par ses dimensions après celle de son maître. Et ainsi de suite, il avait frappé à toutes les portes du village, par ordre décroissant de grandeur. Ayant raconté cette course épuisante, le vieux se plaignit, se disant méprisé de tout le village, lui, un être démuni et sans soutien.

    «Au reste, nous aurions eu honte de nous présenter devant le commandant dans cette tenue minable, j’en conviens. Pourtant, ils vont trop loin ces gens-là. Quelqu’un est allé jusqu’à nous railler, disant que votre commandant était chez moi. Ecoutez, dites-moi, où est-il logé, votre commandant, hein?»

    Il était certain que, même après l’échec de ses recherches, le vieux ne se doutait pas que l’homme qu’il voulait voir logeait chez lui-même. Vu l’impatience du maître, je me révélai. Il ne me crut pas. Ce que je disais, c’était absurde, selon lui.

    «Naguère, dit-il, l’air vexé, lorsqu’une unité de l’armée indépendantiste stationnait au village, son chef, même quand il n’était que chef de compagnie, s’installait dans la plus grande maison, faisait tuer un bœuf et se livrait à la boisson. Comment voulez-vous donc que le commandant de votre troupe soit hébergé chez moi, un taudis des plus piteux? Comment, a fortiori, pourrait-il se déranger pour changer notre toiture, refaire notre terrasse sous l’auvent et manger avec tant d’appétit la bouillie de sorgho que nous avons servie? Sans aucun doute, vous mentez vous aussi parce que vous nous dédaignez.» Le lendemain, mon ordonnance éclaira notre hôte, qui dut se rendre à l’évidence. Nous eûmes alors du mal à l’empêcher de tuer le coq pour nous avant notre départ. Pareils cas étaient fréquents.

    Les règlements provisoires de l’ARPC faisaient preuve d’une grande efficacité dans la consolidation des relations d’unité entre l’armée et le peuple.

    Si nous n’avions pas implanté au sein de nos rangs l’amour du peuple et le dévouement envers lui, il n’était pas exclu que nous aurions, pourquoi pas, reculé devant les rudes épreuves qui menaçaient en permanence l’existence de l’ARPC et la nôtre, que nous aurions abandonné la révolution à mi-chemin.

    Ces règlements provisoires posèrent aussi un jalon dans l’unité entre les commandants et les soldats dans notre armée révolutionnaire.

    Nos commandants étaient habitués à partager les joies et les souffrances avec les soldats: ils mangeaient de la bouillie si les soldats n’avaient que de la bouillie et dormaient sur la neige si les soldats dormaient sur la neige.

    Tous les commandants, du commandant en chef aux chefs de section, étaient mis en garde contre le «petit chaudron».

    L’emploi des expressions «grand chaudron» et «petit chaudron» provenait de l’armée guomintanienne de Jiang Jieshi (Tchang Kaïchek): les officiers avaient leur petit chaudron à eux pour qu’on leur prépare des mets délicats, tandis que les soldats se servaient d’un grand chaudron commun à tous. Pour parler de la distinction faite entre supérieurs et subalternes, il faut rappeler la coutume atroce, s’il en fut, qui régnait dans l’armée japonaise. Même les caporaux s’y permettaient de forcer, pour les punir, les soldats à leur lécher la plante des pieds ou la semelle des bottes.

    Dans l’ARPC, le «petit chaudron» était strictement proscrit. Sinon, on aurait vu se former une couche privilégiée se servant des mets raffinés, à l’écart des hommes de troupe qui mangeraient au «grand chaudron». Si l’on faisait une discrimination dans l’alimentation tout en prônant l’égalité entre tous, ce serait simplement de l’hypocrisie.

    Le principe que nous nous imposions voulait que tous les commandants mangent au même chaudron que les soldats, sans égard à leur grade et aux circonstances. Cela relevait strictement de la discipline et de la morale de notre armée révolutionnaire populaire.

    Comme il était obligatoire pour les commandants d’éviter d’être mieux nourris, mieux vêtus et d’avoir une meilleure couche que les soldats, il arrivait souvent, en réalité, qu’ils mangent moins, qu’ils soient moins bien habillés et qu’ils aient une couche moins confortable qu’eux.

    Aujourd’hui encore, nous sommes contre le «petit chaudron». A une époque, il y a des années et des années, dans de nombreux restaurants dans la capitale et en province, on trouvait une petite pièce spéciale destinée aux cadres qui y mangeaient mieux que la clientèle ordinaire. Malgré le feu rouge donné plusieurs fois par les autorités centrales, le «petit chaudron» a persisté dans le secteur des services. Cela a finalement encouragé la recherche de privilèges chez ceux qui manquaient de dévouement au peuple.

    Certains prétendaient être favorisés, persuadés qu’ils devaient être conduits dans une petite pièce ou une chambre réservée aux invités.

    Nous rejetons le «petit chaudron». Autrement, toutes sortes de «petits démons» pourraient faire leur apparition. Les idées capitalistes, voilà ce qu’engendrera le «petit chaudron». S’il est toléré, il y a un danger qu’un fossé se creuse entre le Parti et les masses et que la foi en le socialisme soit ébranlée. Si notre socialisme reste en bonne voie, la raison, entre autres, en est que le Parti a évité d’être bureaucratisé et que nous n’avons pas toléré le «petit chaudron».

    Toute la politique définie et appliquée par le Parti du Travail de Corée repose strictement sur le dévouement au peuple. Le dévouement au peuple détermine fondamentalement les caractères de notre Parti, de notre armée et de notre Etat. D’expérience, nous sommes convaincus qu’un parti et une armée qui ont le dévouement envers le peuple pour mode d’existence essentiel sont invincibles. Servir exclusivement une poignée de privilégiés, ce n’est pas de l’humanitarisme, mais plutôt une expression flagrante de l’esprit antipopulaire.

    Dans l’armée capitaliste, il n’existe pas et jamais il n’existera de rapports humains avec le peuple, entre les camarades, entre les supérieurs et les subalternes. On n’y constatera que la contrainte, le mensonge, la discorde, la confrontation, l’obéissance aveugle et la confiance aveugle. Et malheureusement, on trouve trop rarement, chez les soldats de l’Etat impérialiste, une expression de la noblesse de l’homme, naturellement porté à aider et à chérir ses semblables.

    «Je t’écraserai. Si je te laissais tranquille, tu m’écraserais, moi.»

    Telle est la philosophie de la vie que les officiers de l’armée capitaliste inculquent aux soldats. A la lumière de cette philosophie, pour chacun, tous les êtres sauf «moi» sont ses ennemis et doivent être écrasés. On rapporte qu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale les soldats japonais en rupture de stock de vivres en Nouvelle-Guinée se sont livrés à des actes de cannibalisme.

    De nos jours même, dans les armées capitalistes, le mode d’existence barbare caractérisé par le mot «c’est toi ou moi» est encouragé chez les militaires.

    Les traditions d’unité entre l’armée et le peuple et de concorde entre les officiers et les soldats, consolidées au cours de l’application des règlements provisoires de l’ARPC, ont été perpétuées et perfectionnées encore grâce à la direction pertinente de notre Parti.

    Les militaires de notre Armée populaire mettent leur plus grande joie à rendre heureux et à aider le peuple. Partant, dans notre pays, il est devenu banal de voir que l’armée et le peuple s’entraident.

    Comme on peut le constater souvent dans les journaux ou sur le petit écran, des jeunes filles dans notre pays se marient de leur plein gré avec des militaires blessés à leur poste de défense nationale pour les soigner et les aider à ne pas trop souffrir de leur cécité ou autre infirmité.

    C’est un immense bonheur pour moi de voir s’épanouir toujours davantage la coutume d’unité entre l’armée et le peuple.

    La tradition d’unité entre les officiers et les soldats au sein de l’Armée populaire va se cimentant elle aussi.

    Les officiers chérissent les soldats comme leurs enfants ou leurs frères cadets. Bon nombre d’officiers héros ont sauvé la vie de soldats au prix de la leur. Les soldats considèrent leur chef de compagnie comme leur frère aîné, leur instructeur politique comme leur sœur aînée, ce sont de véritables liens du sang qui unissent supérieurs et subalternes au sein de la compagnie, formation de combat principale dans notre Armée populaire.

    La puissante arme dont nous pouvons légitimement être fiers, c’est l’unité entre l’armée et le peuple, celle entre les officiers et les soldats.

    Cette arme, ce n’est pas la science ou la technologie militaire qui peut la fabriquer. C’est l’affection authentique et elle seule qui l’engendre.

    

    

    

    7. Le certificat de bonnes mœurs

    

    

    En mars 1937, à la veille de la Conférence de Xigang, nous envoyâmes Kim Jong Suk à Taoquanli.

    Cette année-là, partout, on nous réclamait des militants. Ri Je Sun, Pak Tal, Kwon Yong Byok, Kim Jae Su aussi nous en demandèrent, et c’est à cette demande que Kim Jong Suk avait été envoyée à Taoquanli.

    La ligne clandestine reliant le village de Xinxingcun (Chine –NDLR) où opérait Ri Je Sun et le village de Kunungdengi (Corée –NDLR) où militait Pak Tal était un passage utilisé pour étendre notre réseau secret à toute la province du Hamgyong du Nord et au secteur est de la province du Hamgyong du Sud, tandis que la ligne clandestine reliant Taoquanli (Chine – NDLR) et Sinpha (Corée – NDLR) était, on peut le dire, destinée à étendre notre réseau dans les régions ouest et sud de la province du Hamgyong du Sud et dans l’intérieur de la Corée. Taoquanli, bourg situé au centre du secteur de Xiagangqu, dans le district de Changbai, pouvait servir de point d’appui dans notre effort pour étendre le réseau d’organisations de l’Association pour la restauration de la patrie non seulement dans le secteur de Xiagangqu, mais également dans la vaste Mandchourie du Sud, y compris dans le district de Linjiang, et puis pour assurer la liaison avec ce réseau.

    Sinpha, situé en face de Taoquanli, au-delà du fleuve, était indiqué pour établir la liaison avec la zone industrielle de Hungnam où était concentrée une grande armée d’ouvriers de notre pays; il pouvait servir également de tête de pont pour l’extension de notre réseau dans la région sud du littoral est et loin dans l’intérieur du pays.

    Sinpha revêtait une importance particulière à nos yeux: nous y avions découvert la possibilité de nous frayer plus ou moins facilement un passage clandestin à l’intérieur du pays.

    A Sinpha, habitait Jang Hae U (alias Jang Hyo Ik). Certains, qui étaient venus à notre camp secret, disaient que Jang Hae U, sorti de prison, leur semblait réduit à l’état de simple petit-bourgeois. Mais, ce n’était qu’un préjugé de personnes venues d’ailleurs qui ne connaissaient pas bien le monde clandestin de Sinpha. J’étais informé par Kwon Yong Byok que Jang Hae U ne s’était pas converti en petit-bourgeois, mais qu’il combattait toujours pour la révolution et entretenait des relations secrètes avec Kim Jae Su.

    Jang Hae U avait été un favori des indépendantistes. En étroite relation avec mon père, il avait fréquenté la région maritime extrême-orientale de l’Union soviétique où les indépendantistes et les exilés coréens résidaient très nombreux. Chaque fois, il avait passé une ou deux nuits chez moi; alors, mon père, je m’en souviens encore, partageait le repas avec lui en lui offrant en même temps de l’alcool.

    J’ai entendu dire qu’il avait été arrêté et emprisonné vers le milieu des années 1920 pour sa participation au mouvement indépendantiste, pourtant, je ne savais pas quelle peine lui avait été infligée ni ce qui l’avait poussé à passer du mouvement nationaliste au mouvement communiste. Ce n’est qu’après la Libération que j’ai appris qu’il avait été condamné à 7 ans de prison lors d’un procès, mais qu’il n’en avait effectué que deux en vertu de la «grâce» accordée à l’occasion de l’anniversaire de l’intronisation de l’empereur japonais Showa.

    Toutefois, il était de bon augure pour notre œuvre qu’il habitât à Sinpha, lui possédant une riche expérience du mouvement révolutionnaire et étant lié avec moi par des relations amicales intimes. Selon les informations obtenues plus tard de l’organisation clandestine de Taoquanli, il était devenu un peu nerveux, mais de cœur il était toujours le même. Une fois qu’on se serait entendu avec lui, on pourrait ouvrir une voie sûre à l’intérieur du pays.

    Qui donc envoyer pour agir auprès de lui? Qui pourrait ouvrir plus facilement cette voie prometteuse à l’intérieur du pays?

    Kim Phyong et moi, nous réfléchîmes pour choisir le candidat. Celui-là était alors commissaire politique du 7e régiment et s’occupait aussi de ce travail confidentiel d’envoi d’agents clandestins. Par une nuit où il tombait une neige fine, j’appelai Kim Phyong auprès d’un feu de camp. Notre troupe était alors en marche vers le Nord, du côté du camp secret de Yangmudingzi, dans le district de Fusong, après avoir franchi le mont Duogu. Le visage de Kim Phyong, naguère potelé, semblait amaigri, épuisé par les combats successifs et les marches dans la neige profonde.

    «Avez-vous choisi la personne qui va nous ouvrir le passage à Sinpha?» lui demandai-je.

    Je lui avais déjà posé la même question quelques jours auparavant. Ce jour-là, il n’avait pas formulé de réponse satisfaisante. Mais cette fois, il répondit avec assurance:

    «Oui, mon commandant. A mon avis, Jong Suk la Noire est la plus indiquée.»

    Sa réponse m’étonna: c’était la même personne que j’avais choisie.

    «Jong Suk la Noire» voulait dire Kim Jong Suk. Notre troupe avait alors trois combattantes qui se prénommaient de la même façon: Jong Suk. C’étaient Jang Jong Suk, Pak Jong Suk et Kim Jong Suk, (selon l’habitude coréenne, le nom de famille précède le prénom – NDLR). Aussi, si quelqu’un appelait l’une d’elles: «Camarade Jong Suk», arrivait-il souvent que toutes les trois répondissent simultanément. Cette scène provoquait parfois un rire général, mais elle n’en causait pas moins de la confusion. Aussi leurs compagnons d’armes commencèrent-ils à les appeler, pour les distinguer les unes des autres, respectivement: Jong Suk la Haletante, Jong Suk la Bleue et Jong Suk la Noire.

    Jang Jong Suk avait été surnommée «Jong Suk la Haletante», parce qu’elle avait la particularité de haleter aussi bien quand elle travaillait que quand elle marchait. Certains anciens combattants disent par contre que ce surnom lui avait été donné à cause de son comportement vigoureux et énergique. Il me semble que les deux explications sont valables. Et si Pak Jong Suk avait été surnommée «Jong Suk la Bleue», c’est parce qu’elle portait une jupe bleue lors de son enrôlement dans l’armée de guérilla. Enfin, le surnom de «Jong Suk la Noire» est dû à une raison analogue: Kim Jong Suk avait toujours porté son unique jupe noire dans la zone de guérilla jusqu’à son engagement dans l’armée révolutionnaire.

    «Croyez-vous qu’elle est capable de s’acquitter de la lourde tâche de mettre en valeur Sinpha? demandai-je à Kim Phyong, simulant l’indifférence, curieux de savoir pourquoi il avait choisi

    Kim Jong Suk.

    – Quand je m’occupais du travail du parti à Badaogou, dans le district de Yanji, Jong Suk militait au sein des Jeunesses communistes sous mon contrôle. Elle est très scrupuleuse. Et elle a fait l’expérience du travail politique dans la compagnie de femmes de notre armée. Certes, je ne sais pas ce qu’elle en pensera.»

    J’étais du même avis que lui. Pourtant, je ne connaissais pas encore assez bien la personnalité de Kim Jong Suk, car il n’y avait qu’une année qu’elle avait été affectée à notre troupe. Elle et moi, nous avions connu l’amertume de la vie de peuple colonisé dans des endroits différents, et nous nous étions engagés dans la révolution par des voies différentes. J’ai entendu pour la première fois prononcer son nom à Macun, de Xiaowangqing. Son nom jaillissait par intervalles, à côté de celui de Yun Pyong Do, du gazouillement des enfants de la troupe artistique venue à Wangqing à partir de Beidong du secteur de Wangyugou. Ces enfants, qui rappelaient des papillons, adoraient leur monitrice du Corps des enfants.

    Plus tard, Ri Sun Hui, mutée du district de Yanji – où elle occupait le poste de chef du service de l’éducation des enfants – au district de Wangqing pour y exercer les mêmes fonctions, se souvint parfois de Kim Jong Suk. Yun Pyong Do, lui aussi, parla souvent d’elle. Ainsi, ce prénom de «Jong Suk», si répandu qu’on pouvait trouver une ou deux personnes le portant dans chaque village, avait pris place aussi dans ma mémoire. Par ouï-dire, je m’étais rendu compte que c’était une jeune fille très courageuse, tenace, généreuse, au cœur particulièrement sensible. Voilà tout ce que je savais d’elle, à l’époque de Wangqing.

    Quand la troupe artistique du Corps des enfants du district de Yanji était venue à Wangqing, je lui fis cadeau de 40 foulards rouges. Kim Jong Suk en fut très émue. Elle était alors membre du comité des Jeunesses communistes du 8e secteur et responsable de la troupe artistique du Corps des enfants du district de Yanji.

    Elle était la seule, parmi les combattants de la 4e compagnie séjournant au camp secret du mont Maan, que les gauchistes n’avaient osé étiqueter comme affiliée au Minsaengdan. Pourtant, ils l’affectèrent à la compagnie des personnes suspectes d’appartenir au Minsaengdan. C’était sans doute avec la mauvaise intention de la faire rester auprès des Coréens «coupables», qu’elle le fût ou non, puisqu’elle était elle aussi une Coréenne.

    Néanmoins, elle accepta volontiers cette mutation, décidée à partager le meilleur et le pire avec ses compagnons d’armes inculpés à tort.

    Elle n’en avait pas honte.

    C’est seulement par sa vie ultérieure que j’ai pu mieux connaître la raison pour laquelle cette partisane, simple et petite, qui n’avait rien de particulier en apparence, était l’objet de l’adoration de toute sa compagnie.

    C’était une personne née non pas pour elle-même, mais pour les autres. Sa vie était entièrement consacrée au bien des autres. Elle accordait toujours aux autres plus de prix qu’à elle-même. Si, par hasard, elle avait de la nourriture, elle la partageait avec les partisans plus gros ou plus jeunes qu’elle. Celui qui avait bénéficié le plus souvent de ses bienfaits était, je crois, le petit combattant aux cheveux crépus, de la première section de la 4e compagnie, l’ami intime de Ki Song, frère cadet de Kim Jong Suk. Alors que tous les autres dormaient, elle rapiéçait les vêtements ou les chaussures des partisans.

    Le dévouement à ses camarades et à la cause commune, c’est là l’essence de la personnalité de Kim Jong Suk et ce qui faisait le charme de sa personne.

    Selon les partisans originaires de Yanji, dont Rim Chun Chu, Kim Jong Phil, Pak Su Hwan qui me racontèrent plusieurs fois l’histoire, il y avait, à l’époque où la campagne contre le Minsaengdan battait en tempête dans toute la Mandchourie de l’Est, une jeune fille qui apportait en catimini presque tous les jours de quoi manger aux prisonniers suspectés d’être membres du Minsaengdan, détenus arbitrairement à Lingziying. Grâce à elle, ces innocents purent éviter de mourir de faim. Cette jeune fille, disaient-ils, n’était personne d’autre que Kim Jong Suk. Découverte, elle aurait été accusée comme les autres.

    Personnellement, j’ai vu Kim Jong Suk pour la première fois dans la zone de guérilla de Sandaowan, et, au printemps 1936, à Manjiang, j’ai entendu raconter en détail sa vie passée et l’histoire douloureuse de sa famille. Un jour, ayant achevé le rapport que je devais présenter à la Conférence de Donggang, je marchais, le cœur léger, vers le bord de la rivière, inspectant les postes de garde, quand j’entendis un chant mélodieux qui éveillait en moi un sentiment de nostalgie. Remontant la rivière, du côté d’où venait le chant, j’aperçus dans un bois de saules pleureurs deux combattantes qui rinçaient du linge. L’une d’elles était Kim Jong Suk.

    Ce jour-là, j’appris pour la première fois qu’elle était originaire de Hoeryong, province du Hamgyong du Nord, et que toute sa famille avait quitté son pays natal pour venir en Mandchourie quand elle avait 5 ou 6 ans.

    Les gens de Hoeryong sont très fiers de leur pays dont ils affirment qu’il est le site le plus pittoresque du Hamgyong du Nord. Connu comme un des 6 anciens camps fortifiés, la ville était marquée en grosses lettres à l’époque de la révolution antijaponaise sur notre carte d’opérations comme un important point stratégique de l’ennemi, où se trouvaient le commandement du 75e régiment de la 19e division de Ranam et une unité d’aviation de l’armée japonaise.

    Les habitants sont également fiers de leur région qui a donné naissance à un cinéaste remarquable comme Ra Un Gyu et à un poète illustre comme Jo Ki Chon27. Ils en sont encore fiers parce que la région est une productrice renommée d’abricots blancs. Au printemps, les visiteurs de Hoeryong admirent cette ville enfouie dans les abricotiers blancs en fleurs.

    Pourtant, Kim Jong Suk n’avait vécu que quelques années dans ce beau pays. Depuis son âge de raison, elle n’avait pu percevoir que le paysage sinistre des plaines et des montagnes de Beijiandao que des bandits à cheval parcouraient en soulevant des nuages de poussière.

    Ses parents, ses frères et sœurs la quittèrent l’un après l’autre. Son père, indépendantiste, mourut de bonne heure après avoir souffert d’une grave maladie consécutive aux tortures qu’il avait subies pendant sa détention et aux engelures qu’il avait attrapées en couchant à la belle étoile. Au dernier moment de sa vie pleine de revers, il demanda à Jong Suk, fille cadette chérie, d’ouvrir la fenêtre. Puis, de ses yeux mouillés de larmes il parcourut longuement le ciel du côté sud:

    «Tant qu’à faire, je voulais être enterré en Corée, je voulais devenir une poignée de terre de la Corée. Mais pourtant, il semble que mon vœu ne pourra pas être exaucé. Toi, n’oublie pas ton pays natal et la Corée, où que tu sois. Et lutte pour la Corée!»

    L’année où Kim Jong Suk avait 15 ans, les envahisseurs, mettant Jiandao à feu et à sang, se ruèrent sur le village de Fuyandong, qu’ils incendièrent et dont ils massacrèrent les habitants, parmi lesquels sa mère et sa belle-sœur.

    A sa mort, sa belle-sœur lui laissa un nourrisson. Depuis,

    Kim Jong Suk commença à mendier du lait pour le petit: elle allait de porte en porte, son neveu dans les bras qui pleurnichait de faim, arrivant ainsi au village voisin distant de plus de 4 km.

    Or, Kim Jong Suk dut se séparer d’avec son neveu qu’elle élevait avec tant de soin: son frère aîné Kim Ki Jun, qui devait effectuer une mission clandestine à la mine de Badaogou, arracha le petit des bras de sa sœur au moment où elle était sur le point de partir rejoindre la zone de guérilla. Elle avait décidé d’emmener son neveu, mais son frère finit par le lui interdire. Cela lui fit différer son départ d’un jour.

    Or, le lendemain de grand matin, une «troupe d’expédition punitive» se rua sur le village. En entendant les coups de feu,

    Kim Jong Suk escalada en toute hâte la montagne, le petit dans les bras. De là elle voulait se diriger vers la zone de guérilla, quand son frère accourut, tout essoufflé, et lui reprocha son manque de détermination à faire la révolution: «Une fois engagé dans la révolution, il faut penser avant tout à la révolution. Obsédée que tu es par la pensée de la famille, comment pourrais-tu faire la révolution? Ne te soucie pas de l’enfant.»

    Le frère descendit dans la vallée, sans même tourner la tête, portant dans ses bras l’enfant qui pleurait. Certainement, malgré ses paroles acerbes, les larmes l’empêchaient de tourner ses regards vers sa chère sœur. Ils se séparèrent pour toujours.

    Depuis, Kim Jong Suk ne revit plus ni son frère ni son neveu. Son frère, arrêté au cours de ses activités clandestines dans la mine, mourut sous la torture; son neveu disparut comme un petit oiseau envolé dans le brouillard. Et son petit frère Ki Song, resté seul en vie avec sa sœur, tomba frappé d’une balle ennemie alors qu’il sonnait son clairon – ce qu’il faisait d’ordinaire dans le cadre du Corps des enfants – cette fois pour sauver des méfaits de la «troupe d’expédition punitive» ennemie les villageois de Cangcaicun qui se déplaçaient de Fuyandong vers la zone de guérilla de Sandaowan.

    Après la Libération, Kim Jong Suk se souviendra de son frère cadet et versera des larmes; et, en voyant des adolescents dans la rue, elle se dira en soupirant que son neveu serait aussi grand qu’eux s’il était en vie.

    Après l’entretien avec Kim Phyong, j’appelai Kim Jong Suk au Q.G.

    «Le camarade Kim Jae Su, lui expliquai-je, m’a déjà demandé plus d’une fois, par le canal d’agents de liaison, de lui envoyer d’autres personnes habiles dans le travail clandestin. Lui-même est actif et expérimenté, mais la zone qui lui a été confiée étant trop vaste, il me semble qu’il éprouve assez de difficultés. Surtout, il lui est difficile d’améliorer le travail en direction des femmes. Pour engager les femmes dans l’organisation clandestine, il faut agir efficacement à l’égard des vieux qui les contrôlent, et ce n’est pas chose facile. Vous établirez votre résidence à Taoquanli pour diriger le travail en direction des femmes du secteur de Xiagangqu et aussi prêter une aide efficace à Kim Jae Su.

    «Quand vous aurez redressé les affaires dans le secteur de Xiagangqu, vous passerez à Sinpha, où vous vous mettrez en contact avec Jang Hae U pour mettre en place un solide réseau d’organisations clandestines dans la région de Samsu. Puis, vous étendrez rapidement le réseau des organisations de l’Association pour la restauration de la patrie dans les villes industrielles, telles que Hungnam, Hamhung, Pukchong, Tanchon, Songjin, Wonsan, les villages ruraux et les villages de pêcheurs du littoral est.

    «Mener le travail d’association secrète dans l’intérieur de notre pays est bien plus difficile et dangereux que d’agir à l’égard des masses dans la région de Changbai qui se trouve sous la protection de l’armée révolutionnaire populaire. Soyez surtout prudente et menez à bien votre travail.

    «Nous sommes certains que vous vous acquitterez de cette lourde tâche. Quand vous rencontrerez une difficulté, vous ferez appel aux camarades et à la population.»

    Voilà une partie de ce que je dis à Kim Jong Suk au moment où je la faisais partir pour Taoquanli.

    Le secteur de Taoquanli se trouvait sous l’influence de nos réseaux depuis la fin de l’été 1936. D’après Jong Tong Chol, à l’époque où les nouvelles des jeux Olympiques de Berlin arrivaient jusqu’au village de Taoquanli, un «joueur» inconnu, nommé Kim Won Dal, apparut à Xiagangqu et commença à y promouvoir les jeux d’argent parmi les jeunes gens. Il aimait leur raconter que des Coréens avaient remporté la première et la troisième places au marathon des jeux Olympiques, mais que c’était le drapeau japonais qui avait été hissé lors de la distribution des prix.

    Ce jeune «joueur», de petite taille, aux mouvements vifs et au visage intelligent, était précisément Kim Jae Su, agent politique que nous avions envoyé là. Son passé de militant faisait penser à un roman d’aventures.

    Premier président du soviet de Wangyugou, secrétaire du comité du parti du district de Yanji, chef du service de l’organisation du comité du parti de la région spéciale de Mandchourie de l’Est... voilà son cheminement, en abrégé, jusqu’à la fin de la première moitié des années 1930.

    Or, il lui arriva un incident qui faillit bouleverser tout le cours de sa vie. Après le transfert du comité du parti de la région spéciale de Mandchourie de l’Est à Luozigou, il fut arrêté, avec Zhu Ming, un autre membre de ce comité, et conduit à la gendarmerie. L’ennemi leur fit écrire des serments de conversion et leur enjoignit de collaborer avec lui, en leur assignant des tâches précises.

    «Vous ne parlerez à personne, leur disait-il, de votre arrestation, et vous continuerez votre travail à votre comité. Et ne cessez pas de fonder des organisations révolutionnaires. Nous ne nous en mêlerons pas. Seulement, nous nous contenterons de recevoir régulièrement la liste des nouveaux adhérents.»

    L’ennemi n’en pouvait plus de joie d’avoir converti des cadres du comité du parti de la région spéciale, cependant Kim Jae Su n’avait fait que simuler la conversion et prêter un faux serment uniquement afin de pouvoir continuer à faire la révolution. Il enleva à l’ennemi des documents confidentiels et une somme d’argent pour son travail et regagna le comité du parti de la région spéciale, auquel il raconta franchement tout ce qui s’était passé entre-temps. Zhu Ming se présenta un peu plus tard à l’organisation et fit un mensonge selon la mise en scène élaborée par l’ennemi. Et il reçut le châtiment mérité.

    Quant à Kim Jae Su, on lui pardonna, mais on l’expulsa du parti. Ainsi, il était politiquement mort et moralement enterré. Ayant tout perdu en un jour et étant repoussé à l’écart de la lutte, il se retira dans la montagne, où il se tourmentait rongé de remords d’avoir fait une conversion – fût-elle fausse –, ce qui était pire que la mort.

    Chez les révolutionnaires, qui considèrent comme l’honneur le plus grand, comme une noble vertu de sauvegarder dans l’adversité leurs convictions, leur volonté et leur pureté morale de communiste, la conversion, même lorsqu’elle est fausse, est communément considérée comme un acte inadmissible, comme un crime. Car elle offre à l’ennemi un prétexte pour se livrer à une propagande fallacieuse et aux vrais renégats un exemple de trahison et un prétexte pour se justifier. A vrai dire, il n’est pas louable de déclarer une conversion devant l’ennemi, même si l’on garde intactes sa conscience et sa foi de révolutionnaire.

    Préoccupé par cette simple pensée qu’il n’aurait plus rien à désirer s’il pouvait, en dupant l’ennemi, survivre et poursuivre sa lutte révolutionnaire, Kim Jae Su avait enfreint la sublime norme morale révolutionnaire. Ainsi, il était en proie à un affreux tourment, quand il apprit qu’au mont Maan j’avais mis le feu à la liasse de documents relatifs au Minsaengdan et annulé la «culpabilité» de plus d’une centaine d’accusés. Il vint me voir et me dit qu’il voulait prouver son intégrité par la pratique de la lutte.

    «Me liquider ou me laisser vivre, faites comme bon vous semble. Mais pourtant, je veux faire la révolution. Je ne peux plus vivre comme ça», suppliait-il, en se frappant la poitrine.

    J’avais confiance en lui. Et je l’envoyai en mission clandestine dans le secteur de Xiagangqu du district de Changbai. J’étais convaincu qu’il ne laisserait pas souiller une fois de plus sa vie. Qu’il eût été franc devant l’organisation était une preuve irréfutable qu’il conservait sa conscience révolutionnaire. C’était à cette conscience que je me fiais. Du moment qu’il était convaincu par l’expérience que sa conversion, quoique fausse, était un péché on ne peut plus déshonorant, il prendrait garde de répéter son erreur, même si cela devait lui coûter la vie.

    Sous un faux nom, il s’introduisit à Taoquanli en passant par Tianshangshui. D’abord, il y engagea des jeux de cartes afin de mieux connaître Jong Tong Chol, Kim Tu Won, Kim Hyok Chol (alias Kim Pyong Guk), que Ri Yong Sul, chef de la section de Tianshangshui de l’ARP lui avait présentés comme des personnes fiables. Dans la région de Xiagangqu, personne n’égalait son adresse au jeu. Chaque fois qu’il jouait aux cartes, il enfilait des manchons pour faire des tours de passe-passe: il y cachait et en retirait des cartes avec la rapidité de l’éclair. Quand il accomplissait un tour de force comme Kabo ou Jangtang, il fredonnait d’une voix chantante Orangtharyong (air populaire coréen – NDLR).

    Les vieillards du village, qui étaient loin de comprendre le secret de ces jeux, criaient: «Ce filou nommé Kim Won Dal ou Kon Dal (vaurien – NDLR) va corrompre tous les gars!» Mais pendant qu’ils s’en plaignaient, une organisation prenait naissance dans les parties de jeux. Cette organisation deviendra plus tard une organisation-pivot placée sous le contrôle du comité de Xiagangqu du district de Changbai de l’ARP. Grâce au dynamisme de Kim Jae Su, des organisations de l’ARP furent mises sur pied, jusqu’au début de 1937, dans presque tous les villages de Xiagangqu autour de Taoquanli, et plus tard, une troupe de producteurs-partisans.

    C’était chez Ri Yong Sul, appelé l’«originaire de la vallée Angol» par les gens de Tianshangshui, que Kim Jong Suk, envoyée à Taoquanli, eut la première entrevue avec Kim Jae Su. C’était une famille très nombreuse, avec huit frères et sœurs. Là fut organisée la section de Tianshangshui de l’ARP, dont Ri Yong Sul, quatrième fils, était le responsable.

    Nous devions beaucoup à cette famille. Nombre de mes hommes furent souvent leurs obligés quand ils allaient en mission. Moi aussi, j’y descendis trois fois à la fin de 1936 et en été 1937. La première fois, j’y passai même trois nuits. La famille vivait au jour le jour de la culture sur brûlis; cependant, elle était bien généreuse.

    Le frère aîné de Ri Yong Sul confectionna, à la demande de Kim Jae Su, deux sceaux pour notre troupe, dont nous nous servîmes assez longtemps.

    En séjournant dans cette maison une quinzaine de jours,

    Kim Jong Suk aida au travail de la section et se prépara à agir vêtue en civile.

    Sous le faux nom d’Om Ok Sun, Kim Jong Suk gagna Taoquanli, se faisant passer pour un des membres d’une famille émigrée de Musan.

    Une veste violette, une jupe de laine bleu foncé, de longs posons (chaussettes ouatées coréennes– NDLR), etc., voilà la tenue dans laquelle Om Ok Sun, appelée depuis «Belle-fille de la maison de Musan» selon la coutume des habitants de la province du Hamgyong qui appellent les jeunes femmes belles-filles, apparut pour la première fois devant les villageois de Taoquanli.

    Taoquanli était un petit village montagnard situé à environ 12 km de la rive opposée à Sinpha. D’après Wi In Chan, qui avait habité là plus de 20 ans depuis sa naissance, les indépendantistes venus de Corée au lendemain de l’«annexion de la Corée par le Japon» avaient été les premiers à mettre en valeur cette contrée.

    Au début de 1930 encore, ce village restait dans la sphère d’influence des troupes indépendantistes.

    Plus tard, avec l’émigration de nombreux militants d’avant-garde du mouvement des syndicats paysans de Corée, le courant des idées communistes s’imposa absolument dans la région.

    Dès le deuxième semestre de 1936, des groupes de l’armée révolutionnaire populaire fréquentèrent ce village, en y faisant souffler le vent de la révolution. Ainsi, Taoquanli et ses environs furent couverts par le réseau des organisations de l’ARP.

    Les activités énergiques de l’armée révolutionnaire populaire et ses victoires successives dans ces parages élevèrent le moral de la population et exaltèrent son ardeur à la lutte, tandis qu’elles inspiraient de la terreur à l’ennemi.

    Voici une anecdote qui illustre cette terreur. Devant l’école de Taoquanli se trouvait une source. Même en plein été, l’eau y était si froide qu’elle faisait mal aux dents. Ayant entendu parler de cette eau excellente, des hommes de la police japonaise la pesèrent pour en découvrir la raison. Résultat: elle était plus lourde que l’eau ordinaire.

    «Ah, c’est à force de boire cette eau que les canailles de Taoquanli ont des yeux tout noirs et pétillants. Ici, tous sont des espèces de partisans!» grommelèrent-ils.

    Et ils voulurent combler la source.

    Une fois au courant, Jong Tong Chol, maire de village, vint leur dire:

    «Les partisans boivent à cette source en passant et en repassant; s’ils apprenaient qu’elle a été supprimée, ne vous en blâmeraient-ils pas?»

    A ces mots, ils n’osèrent la remblayer.

    En un mot, Taoquanli avait une bonne base de masse et de puissantes forces révolutionnaires.

    Tout en étant très occupée par les travaux agricoles, Kim Jong Suk se rendait en visite tous les soirs chez les villageois pour connaître d’abord leurs visages, puis leurs noms et la façon dont on appelait leurs familles: la «maison de Pukchong», la «maison de Kapsan», la «maison de Hungnam», etc. Ainsi en une seule semaine, dira-t-elle plus tard, elle retint les noms de tous les villageois et les appellations de leurs familles. C’était banal, pourtant c’était à ses yeux la première tâche à remplir pour se mêler aux masses.

    «Le maître d’école, une fois chargé d’une classe, commence par faire l’appel pour retenir les noms de ses élèves, n’est-ce pas? Car il peut ainsi se mêler à eux. J’ai pensé qu’il en est de même pour un agent politique. Sans connaître leurs noms, comment s’approcher des gens?»

    Voilà ce qu’elle dit à Kim Phyong, au retour de sa mission clandestine.

    Suivant la tâche qu’elle avait reçue du Q.G., elle se consacrait essentiellement au travail à l’endroit des femmes, tâchant de les rencontrer le plus souvent possible. En ce temps-là encore, les femmes à Taoquanli n’étaient pas organisées. La plupart d’entre elles, absorbées par les travaux du ménage, ne savaient rien de ce qui se passait dans le monde. Par dessus le marché, les vieux les soumettaient à forte contrainte. Si, par hasard, une femme allait et venait devant l’école du soir, désireuse de s’instruire, ils faisaient beaucoup de bruit autour de ce fait comme s’il était arrivé un grand malheur.

    Kim Jong Suk jugea que le meilleur moyen pour gagner les femmes à la cause de la révolution était d’agir efficacement à l’égard des vieux. A vrai dire, contrairement aux jeunes qui étaient très sensibles, les vieux étaient très conservateurs à tous égards. Tout en se plaignant de leur sort, ceux-ci ne pensaient pourtant pas à forger leur destin. Si leur conscience n’était pas éveillée, il était impossible d’organiser la jeune génération. En effet, plus d’une fois Kim Jong Suk eut des ennuis à cause des vieux et des femmes.

    Nous avions fait la même expérience à Jilin, à Guyushu et à Wujiazi. Comme je l’ai déjà relaté, lorsque nous avions entrepris de rendre le village de Wujiazi favorable à la révolution, le vieux «Pyon Trotski» nous avait mis des bâtons dans les roues. A moins de le mater, nous n’aurions pu rallier le village à la révolution ni même y mettre sur pied une organisation. Nous le gagnâmes à notre cause, et c’est alors seulement que nous réussîmes à mettre sur pied une organisation de l’Union de la jeunesse anti-impérialiste.

    De même Hyon Ha Juk de Guyushu avait été l’objet de notre attention. Comme il était un des amis de mon père et, de plus, un personnage très influent, chaque fois que j’allai à Guyushu, je commençai par lui rendre visite pour le saluer, lui transmettre les compliments de ma mère.

    Kim Jong Suk, quant à elle, respectait et vénérait les vieux. C’était dans sa nature. Je m’en convainquis en l’écoutant parler de ses expériences de travail à l’égard des vieux à Taoquanli. `

    Elle traitait les gens comme des êtres humains au sens propre du terme, mais jamais comme un objet de son action ou de son travail d’éducation. Même lorsqu’elle devait aborder une personne à gagner sans faillir à sa cause, par nécessité pour son travail, elle ne se mettait pas à la place de l’éducatrice à son égard, mais elle la traitait familièrement, en voisine. De cette façon, elle devenait une fille chérie du peuple, une voisine digne de confiance. C’était là son trait caractéristique de militant clandestin.

    Comme je l’ai ressenti vivement toute ma vie, pour se mêler au peuple, il faut avant tout se considérer comme un fils ou une fille, un serviteur et un ami du peuple et, en même temps, voir en lui ses parents, ses frères et sœurs, ses maîtres. Ceux qui s’érigent en maîtres, en dominateurs ou en dirigeants du peuple ne peuvent se mêler à lui ni jouir de sa confiance. Le peuple ne leur ouvrira pas sa porte.

    Kim Jong Suk ne quittait jamais la maison où elle était descendue en passant sans avoir fendu du bois, puisé de l’eau ou pilé les céréales. Son dévouement aux villageois était tel qu’il aurait pu faire fleurir même la pierre. Ce qui fit que les vieux commencèrent à la prendre en affection. C’est ainsi qu’une brèche fut ouverte dans le ralliement du village de Taoquanli à la révolution.

    Une fois, il arriva qu’un gros propriétaire foncier du village de Liugedong fît abandonner dans une hutte au fond d’une montagne sa petite servante qui avait contracté une forte fièvre. Personne n’osait secourir la pauvre fille. Mise au courant, sans hésitation, Kim Jong Suk alla à la hutte la soigner en restant auprès d’elle.

    A cette nouvelle, ses camarades accoururent et cherchèrent à la dissuader avec insistance: «Si vous étiez contaminée, en vous risquant dans cette œuvre de charité, mais périlleuse, pour une enfant impossible à sauver, comment réaliser la lourde tâche assignée par le Q.G. et qui irait en assumer la responsabilité? Nous vous prions de renoncer à rester là.»

    Kim Jong Suk, esquissant un sourire, les rassura:

    «Ne vous inquiétez pas et retournez. Si nous ne réussissions pas à sauver la vie d’une enfant par crainte de la mort, comment pourrions-nous recouvrer notre patrie et sauver le peuple? Puisque j’ai déjà décidé de me consacrer au salut du peuple, je n’ai rien à craindre.»

    Ses camarades ne réussirent pas à la faire quitter la hutte.

    Finalement, elle sauva la pauvre petite. Depuis, les villageois commencèrent à l’appeler «notre Ok Sun». Avant toute autre personne, ils l’invitaient chez eux, soit pour partager un maquereau salé, soit pour fêter le centième jour de la naissance d’un nouveau-né. Elle était leur fille, leur petite-fille, leur sœur, un être indispensable à leur vie quotidienne.

    Tout en prodiguant des soins scrupuleux aux villageois, elle veillait particulièrement sur Kim Jae Su qui courait de tous côtés pour rallier le secteur de Xiagangqu à la révolution.

    En février de cette année-là, alors que celui-ci distribuait aux organisations de l’ARP des exemplaires de son organe Samilwolgan, revue mensuelle, que nous lui avions envoyés du maquis, il fut surpris par l’ennemi, avec le dernier exemplaire sur lui. Entraîné au poste de police, il fit semblant d’être un idiot, un illettré.

    «Je l’ai trouvé, répliquait-il, dans la montagne où je suis allé ramasser du bois. Je l’ai pris pour rouler des cigarettes, mais pourquoi me l’arrachez-vous? Rendez-le-moi donc.»

    Le prenant pour un véritable idiot, la police le relâcha provisoirement. Mais, elle poursuivit son enquête secrète sur lui.

    Kim Jae Su, qui avait fréquenté un certain temps le secteur de Xiagangqu sous le faux nom de Kim Won Dal, était venu demeurer chez un nommé Ri Hyo Jun qui habitait au cœur du village de Taoquanli. Pour se déguiser en cousin de Ri Hyo Jun, il avait choisi le nom de «Ri Yong Jun», dont le dernier caractère était le même que celui du maître.

    Kim Jong Suk discuta avec Kim Jae Su d’un moyen pour obliger l’ennemi à renoncer à son enquête secrète. Ils tombèrent d’accord que le meilleur scénario était de le convaincre que «Ri Yong Jun» était réellement un idiot. Le lendemain, selon la mise en scène convenue, il se produisit chez Ri Hyo Jun un grand tumulte qui retentit dans tout le village.

    La jeune femme de Ri Hyo Jun avait chassé à coups de battoir le «cousin» de son mari qui logeait chez elle comme célibataire; elle s’était répandue en lamentations en criant que les siens étaient devenus des mendiants à cause de son beau-frère idiot qui ne cessait de dérober leurs biens pour les mettre en jeu.

    Dans le même temps, Ri Hyo Jun alla au poste de police prier de supprimer le nom de son cousin, fanatique du jeu, dans le registre de l’état civil et de lui permettre de le bannir de sa maison, car celui-ci avait ruiné et déshonoré sa famille.

    Par ailleurs, ce «cousin idiot» aussi y alla de son écot, portant à découvert un exemplaire de Samilwolgan. Il supplia les policiers: «Je voudrais vous offrir ce livre que vous adorez pourvu que vous empêchiez mon cousin Hyo Jun et sa femme de me battre et de me chasser.»

    A la vue de cet exemplaire, les policiers écarquillèrent les yeux et lui demandèrent où il l’avait trouvé.

    Il répondit qu’il l’avait ramassé dans la vallée de Sanpudong, sur le champ de la bataille qui s’était engagée quelques jours auparavant entre la troupe de partisans et l’armée japonaise.

    «Le livre, disait-il, que vous m’avez pris l’autre jour par convoitise avait été trouvé là aussi, et il est faux que je l’aie trouvé sur le mont Baotai, dans notre village.»

    A ces mots, les policiers hurlèrent, furieux; mais l’homme souriait toujours d’un sourire niais, tenant dans sa main une montre de poche qu’il avait tirée de sa poche. Et d’ajouter:

    «Là-bas, y a beaucoup de choses comme ça, montres, stylos, argent et diverses autres choses. Pourquoi devrais-je apprendre ça aux autres? Mais, si vous contraignez mon cousin à ne pas me chasser de chez lui, je vous indiquerai l’endroit où se trouvent ces trésors.»

    C’était plus que suffisant pour persuader les policiers de son idiotie.

    Ainsi, la police cessa d’enquêter sur lui.

    Jong Tong Chol, Ryu Yong Chan, Kim Hyok Chol, Ri Chol Su et autres militants de Taoquanli ainsi que ses habitants favorables à la révolution firent l’impossible pour assurer l’activité clandestine de Kim Jong Suk et veiller à sa sécurité. Ils passèrent régulièrement à Sinpha pour lui apporter les journaux. Jong Tong Chol offrait le tarif d’abonnement au mercier de l’endroit, membre de l’organisation de Sinpha, qui s’abonna à son propre nom. Celui-ci lui rendit au fur et à mesure les journaux tantôt en en enveloppant les marchandises, tantôt tels quels. Kim Jong Suk put lire ainsi régulièrement les journaux Tonga Ilbo et Joson Ilbo.

    Jong Tong Chol l’invitait à toutes les occasions de noces et d’offrandes pour qu’elle prenne contact avec les agents de l’armée de guérilla ou les agents de liaison d’organisations clandestines qui venaient d’autres régions.

    En été 1937, il donna un banquet pour la naissance de son fils, où furent invités «Jong Suk la Bleue» (Pak Jong Suk) et autres agents politiques récemment arrivés de l’armée de guérilla et des membres d’organisations clandestines locales, ainsi que des hommes de la police, des maires de village et même des mouchards.

    Afin de soustraire les militants clandestins à la surveillance de l’ennemi, il leur apprit à se faire la révérence entre eux. Kim Jong Suk et Pak Jong Suk durent en faire autant. La première, en s’inclinant profondément devant cette dernière, disait: «Enchantée de faire votre connaissance.» Depuis déjà quelques jours, le maire de village l’avait exercée à faire la révérence. D’autre part, chaque nuit, elle alla au puits pour s’exercer à porter sur la tête la cruche à eau. Et, à l’occasion de la fête Tano (fête du 5e jour du cinquième mois lunaire – NDLR), elle apprit aussi à jouer à l’escarpolette plusieurs nuits de suite.

    Elle considérait tout cela comme indispensable pour posséder les qualités propres à un militant clandestin.

    Pour gagner Taoquanli à la cause de la révolution, elle s’attacha à sensibiliser les masses et à les regrouper dans les organisations révolutionnaires. Elle fit une propagande énergique pour nos idées révolutionnaires avec le «Programme en dix points de l’ARP». Ainsi, elle forma sans bruit un noyau dirigeant avec lequel elle implanta l’union de la jeunesse antijaponaise et l’Association des femmes. Ce village de montagne, naguère encore si paisible, devint enfin une puissante base pour nos activités. Partout où elle se rendait,

    Kim Jong Suk éduquait les masses populaires dans l’esprit de la défense de l’armée et de l’amour pour ses hommes et préparait le matériel d’assistance à envoyer à l’armée avec les membres de l’Association des femmes, les enfants et les adolescents. Elle réussit l’éducation en faveur du soutien à l’armée de guérilla, au point que même les Chinois, originaires de Shandong, envoyaient volontiers du secours à l’armée révolutionnaire populaire. Les membres du Corps des enfants parcouraient les champs de bataille pour ramasser les cartouches.

    La forme suprême d’assistance à l’armée de guérilla était l’enrôlement. Kim Jong Suk, avec l’aide des membres du comité de Xiagangqu de l’ARP choisit des jeunes parmi les meilleurs reconnus par l’organisation pour les enrôler dans l’armée révolutionnaire populaire. D’après le souvenir de Jong Tong Chol, les enrôlés furent au nombre de plus d’une centaine dans le secteur de Xiagangqu. Rien que dans le village de Taoquanli, plus d’une dizaine de jeunes furent recrutés, dont Kim Hyok Chol, Ryu Yong Chan, Ri Chol Su, Choe In Dok, Han Chang Bong.

    Han Chang Bong, de la première génération de notre révolution, accomplira des exploits exceptionnels pendant la grande Guerre de libération de la patrie (1950–1953–NDLR): il passa le fleuve Rakdong au péril de sa vie, à la tête de son régiment, et prit et défendit bravement des hauteurs sur la rive opposée.

    Yun O Bok, mère de trois enfants et présidente de l’Association des femmes de Yaofangzi et qui travaillait sous les auspices de

    Kim Jong Suk, parcourut, avec son enfant de deux ans sur le dos, une distance de plus de 32 kilomètres pour venir à notre camp secret, où elle demanda avec obstination à s’enrôler.

    Le désir de s’enrôler était si ardent que certaines familles, après avoir envoyé leurs enfants dans l’armée de guérilla, creusaient de fausses tombes devant lesquelles elles déposaient des offrandes. C’était une façon de duper l’ennemi qui exerçait une surveillance et une persécution affreuses sur les familles des partisans.

    Peu de temps après la découverte par l’ennemi de la distribution du Samilwolgan, nous envoyâmes Choe Hui Suk à Yaofangzi pour aider Kim Jong Suk dans ses activités clandestines à Sinpha. Celle-ci lui confia la direction des organisations du secteur de Xiagangqu, et notamment de Taoquanli, comme l’Association des femmes, l’association de la jeunesse et l’association des enfants, et se consacra essentiellement au travail en direction de Sinpha.

    Elle commença en travaillant avec Jang Hae U, qui participait alors au mouvement révolutionnaire antijaponais dans ce secteur avec les membres du comité d’action des communistes de Samsu. A l’époque, des relations commençaient à se nouer entre Jong Tong Chol, maire du village de Taoquanli et membre spécial de l’Association pour la restauration de la patrie, d’une part, et, de l’autre, Jang Hae U, Rim Won Sam et So Jae Il, membres du comité d’action des communistes de Samsu.

    So Jae Il, laveur, s’appliquait aux activités de son organisation, remplissant aussi des tâches de communication avec Kim Jong Suk.

    En vue de connaître scrupuleusement la tendance de Jang Hae U et de son organisation, Kim Jong Suk demanda à Jong Tong Chol de se lier d’une fraternité jurée avec Rim Won Sam, membre de l’organisation de Jang Hae U. Suffisamment renseignée ainsi à l’avance par Jong Tong Chol, elle alla en personne prendre contact avec Jang Hae U.

    Leur première rencontre eut lieu dans l’arrière-salle de l’atelier de tailleur «Sokjon»: elle lui remit une lettre personnelle de moi.

    «Le Général Kim Il Sung est Kim Song Ju, fils de M. Kim Hyong Jik, vous dites! Alors, je le suivrai comme j’ai suivi son père.»

    Informé de la prise de cette résolution, j’acquis la certitude que Kim Jong Suk finirait par réussir ses opérations à Sinpha.

    Jang Hae U n’était pas un révolutionnaire médiocre, à l’esprit étroit et orgueilleux, qui aime faire état de son âge ou de son ancienneté de militant. Il savait suivre et soutenir sans condition ce qu’il estimait juste et se sacrifier sans hésitation pour la grande cause sans se laisser aller à ses sentiments personnels.

    Quelque temps après, il fonda la section de Singalpha de l’Association pour la restauration de la patrie avec les membres du comité d’action des communistes de Samsu. A la même époque, sous les auspices de Kim Jae Su et de Kim Jong Suk, le groupe du parti du secteur de Sinpha relevant directement du comité du parti de l’Armée révolutionnaire populaire coréenne vit le jour dans l’arrière-salle de l’atelier de tailleur «Sokjon», avec pour noyau le comité d’action des communistes de Samsu.

    La réunion constitutive de ladite section de l’ARP eut lieu dans l’atelier de photographe «Kwangson»: le cabinet de retouche au premier étage du bâtiment était utilisé le plus souvent par Kim Jong Suk comme rendez-vous secret.

    Ri Sun Won, maître de cet atelier, était un des membres les plus actifs de la section de Singalpha de l’ARP. Il avait reçu des cours de photographie à Séoul avant d’établir son atelier. Comme il était habile dans son métier et, de plus, digne d’estime et très sociable, en se servant de lui, on pouvait agir commodément à l’égard des gens.

    Il nous fournit beaucoup de renseignements photographiques sur l’ennemi. Un jour, il nous transmit une vue d’ensemble de Sinpha pour aider à la progression de l’armée révolutionnaire populaire en Corée. C’est dans son cabinet de développement qu’on imprima beaucoup de tracts. Sa femme lui apportait une aide dévouée et efficace dans son travail clandestin.

    Outre cet atelier, Kim Jong Suk fixa comme lieux de travail ou de liaison secrets l’atelier de tailleur «Sokjon», le restaurant de nouilles «Saemmultho», l’auberge de Sinpha, le magasin de bols, la maison au moulin à eau et autres, et elle les fréquentait à la dérobée pour ses activités clandestines.

    Le restaurant de nouilles «Saemmultho», l’auberge de Sinpha et le magasin de bols, par exemple, étaient souvent utilisés aussi bien pour assurer les rendez-vous des membres des organisations que pour rassembler et conserver le matériel d’assistance destiné à l’armée de guérilla.

    La maison au moulin à eau était le passage principal du matériel d’assistance. Située à l’écart des quartiers du chef-lieu, elle était assez à l’abri de la surveillance de l’ennemi, aussi était-elle en bonne position pour garder et expédier ce matériel. De plus, un des proches du propriétaire étant flotteur, on pouvait facilement se faire aider par lui quand on devait faire passer le matériel d’assistance par le fleuve Amrok. Le maître et le flotteur étaient d’ailleurs tous membres de l’ARP.

    En effet, nous reçûmes beaucoup d’articles de Sinpha. Shisandaogou étant peu riche en marchandises, les organisations du secteur de Xiagangqu du district de Changbai aussi devaient aller acheter à Sinpha, au-delà du fleuve Amrok, la plus grande partie du matériel d’assistance.

    L’importante quantité de matériel envoyée par les organisations du secteur de Sinpha à l’armée de guérilla, tel que les vivres et les tissus, traversait, pour la plupart, le fleuve Amrok par le radeau et le bac, via la maison au moulin à eau et l’auberge d’Ohamdok. Cette dernière représentait une sous-section spéciale de l’ARP organisée par unité de famille.

    Au cours de ses activités à Taoquanli et dans le secteur de Sinpha, Kim Jong Suk fit des voyages au camp secret du mont Paektu et à Samsu et aussi sur la côte est, notamment à Sinhung, à Hungnam, à Pukchong et à Tanchon, où elle travailla efficacement en direction des révolutionnaires.

    Les rendez-vous secrets d’Aanri et d’Ohamdok furent utilisés principalement pour envoyer les agents clandestins dans d’autres régions. C’est le plus souvent de chez le responsable de la sous-section d’Aanri de l’ARP qu’elle fit partir les membres des organisations révolutionnaires clandestines désignés pour aller à Pujon, à Jangjin, à Sinhung et à Hungnam, et c’est des rendez-vous secrets d’Ohamdok qu’elle fit partir ceux désignés pour aller à Kapsan, à Pukchong, à Toksong, à Tanchon et ailleurs. Par exemple, du rendez-vous secret d’Aanri, elle fit partir pour la zone industrielle de Hungnam le groupe de Wi In Chan qu’elle avait chargé d’y mettre sur pied des organisations révolutionnaires clandestines.

    Kim Jong Suk dut parcourir sans répit les nombreux rendez-vous secrets disséminés dans le secteur de Sinpha, étendant ainsi les organisations. Elle ne se servit jamais exclusivement d’un ou de deux refuges fixes; elle utilisa alternativement les différents rendez-vous et abris secrets, ce qui permettait aussi bien de camoufler les organisations que d’assurer sa propre sécurité.

    A son retour de Taoquanli, je lui demandai: «On dit que les hommes de la police de Sinpha ont un flair de vieux renard. Mais comment avez-vous réussi à cacher jusqu’au bout votre identité? Vous avez fréquenté des dizaines de fois la ville de Sinpha, où vous avez agi librement sans être prise par l’ennemi. Quel est votre secret?»

    Pour toute réponse, elle esquissa un sourire, puis elle me raconta sa poursuite par un mouchard à Sinpha:

    «Quand je me dirigeais de l’embarcadère de Sinpha vers la ville, je me vis suivie par un gars au vieux chapeau de paille. Au début, je ne savais pas qu’il me filait; mais le voyant me suivre jusque dans la ville, je l’ai trouvé suspect. Puis, devant une boutique, je le vis porter, à sa bouche, comme par distraction, une cigarette à sa bouche, et non pas du gros tabac, ce qui a redoublé mes soupçons. Les paysans pauvres fument-ils jamais des cigarettes?»

    Kim Jong Suk avait entraîné le flic de ruelle en ruelle, était entrée enfin dans le marché, où elle rencontra heureusement une femme qu’elle connaissait de vue, qui portait un lourd panier sur la tête, son bébé sur le dos. Elle remit promptement ce panier sur sa tête, ce qui fit que le flic manqua son coup.

    Elle ajouta:

    «Si je ne suis pas tombée aux mains des mouchards ou des policiers, cela est dû à mon sens des responsabilités. La pensée qu’une fois prise par l’ennemi je ne pourrais plus remplir la tâche assignée par le Q. G. m’a rendue courageuse. De plus, les masses m’ont protégée au péril de leur vie.»

    C’était là, d’ailleurs, le bilan de ses activités dans le secteur de Taoquanli–Sinpha. Le secret essentiel de sa réussite dans sa mission dangereuse dans les arrières de l’ennemi réside tant dans son sens élevé des responsabilités que dans le fait qu’elle s’est mêlée étroitement aux masses.

    L’esprit d’initiative surprenant dont elle fit preuve dans ses actions clandestines découle aussi de ce sens des responsabilités. Quand nous l’envoyions en mission à Taoquanli, nous ne lui confiions que des tâches politiques, ceci pour ne pas la surcharger de travail dans les arrières de l’ennemi.

    Néanmoins, Kim Jong Suk, tout en se consacrant au travail politique, fournit souvent à notre Q.G. des renseignements militaires utiles aux opérations de notre troupe.

    Elle en obtenait de la part des organisations clandestines de Taoquanli et de Sinpha qu’elle avait mises en branle. Surtout, de la part de Jong Tong Chol, de Jang Hae U, de Rim Won Sam et autres révolutionnaires.

    Jong Tong Chol était très habile à recueillir des renseignements sur l’ennemi; uni par des liens de frères d’élection avec des chefs d’organismes ennemis, et notamment avec le chef du poste de police, le chef des douaniers et le maire de canton, il leur arrachait discrètement des secrets, en les appelant «vieux frère». Le groupe de «frères d’élection» comprenait même l’inspecteur de la police secrète japonaise envoyé de Sinpha, sans parler des autorités civiles de Shisandaogou. Jong invitait souvent ses «frères» à boire chez lui. Et pour les fonctionnaires qui aimaient l’opium, il organisait exprès des séances où ils pouvaient en consommer.

    Le comité de Xiagangqu de l’ARP infiltra ses membres dans les organismes ennemis. Pour ne parler que des instances relevant du commissariat de police de Shisandaogou, deux ou trois membres spéciaux de l’ARP réussirent à y pénétrer. La plupart des maires de village et des responsables de 10 foyers, qui servaient dans les unités administratives terminales de l’ennemi, étaient membres des organisations révolutionnaires.

    Rim Won Sam, travaillant souvent comme transcripteur à l’état-major d’un régiment de l’armée Chingan, recueillit quantité de secrets militaires. Quand il s’agissait de cartes d’opérations ou de données statistiques susceptibles de fournir des références à l’armée révolutionnaire, il les recopiait rapidement sur un bout de papier qu’il jetait dans une poubelle et qu’il en retirait au moment de brûler le soir les chiffons de papier.

    L’atelier de photographe «Kwangson» et l’atelier de tailleur «Sokjon» étaient souvent utilisés pour recevoir des informations sur la situation de l’ennemi et assurer la correspondance. Parmi les membres de la section de Sinpha de l’ARP, il y en avait qui travaillaient comme secrétaires dans les organismes ennemis tels que la mairie de canton et la coopérative financière. Ils recueillaient régulièrement des renseignements sur la situation de l’ennemi et les rassemblaient dans lesdits endroits secrets avant d’en informer l’organisation. C’est des rendez-vous de ce secteur qu’avant la bataille de Jiansanfeng Kim Jong Suk communiqua au Q.G. les renseignements sur les mouvements de la grande troupe de Kim Sok Won, qu’elle avait obtenus, contribuant ainsi grandement à la victoire de l’armée révolutionnaire populaire.

    Kim Jong Suk avait demandé aux membres de l’organisation de s’enquérir de la disposition des effectifs de l’armée et de la police ennemies stationnant dans le secteur de Sinpha, de leurs installations militaires et de leur armement, puis elle avait vérifié elle-même la largeur, la profondeur, la vitesse du courant du fleuve Amrok, sans oublier les endroits propices à la traversée de ce cours d’eau, avant de dessiner ainsi un plan qu’elle nous envoya.

    Lorsque nous dressâmes le bilan des activités menées dans le secteur de Taoquanli, j’appréciai hautement Kim Jong Suk pour ses efforts pleins d’esprit d’initiative. Interrogée sur la raison pour laquelle elle s’était enquise des endroits propices pour la traversée du fleuve, elle me répondit qu’elle avait pensé que notre armée révolutionnaire attaquerait un jour Sinpha.

    En été 1937, Kim Jong Suk fut arrêtée par l’ennemi.

    Lors d’une perquisition, des hommes de l’armée Chingan avaient découvert les rouleaux de papier que les membres de l’Association des femmes de Taoquanli s’étaient procurés pour les envoyer à l’imprimerie de notre armée. Ce qui fut la source de ce malheur.

    Kim Jong Suk essaya de se justifier: elle les avait elle-même achetés et gardés pour en faire des registres d’état civil destinés à l’enregistrement des domiciles sur la demande de Jong Tong Chol, maire de village. La fermeté de son attitude et la logique de sa réponse déroutèrent l’ennemi. A court de réplique, l’officier, dépité, prétendit qu’elle était sûrement espion de l’armée révolutionnaire, parce qu’elle parlait bien sans avoir peur, et la fit ligoter pour l’emmener à Yaofangzi où siégeait le commandement de sa troupe.

    Prête à mourir, elle fit un testament à l’organisation:

    «Rassurez-vous. Je meurs, mais l’organisation survivra. Je vous envoie deux yuans qui constituent tous mes biens. Je vous prie de les dépenser au nom de l’organisation.»

    Le testament écrit au crayon et les deux yuans furent transmis au voisin par la vieille femme de la maison où Kim Jong Suk était enfermée. Puis, Jong Tong Chol les transmit à son tour à l’organisation.

    L’organisation de Taoquanli fit agir d’urgence ses membres pour la sauver. Elle forma une délégation, qui alla protester avec force auprès du commandement de la troupe de l’armée Chingan contre l’arrestation d’une innocente et réclama sa mise en liberté immédiate.

    Enfin, cette lutte de protestation fit son effet: le commandement de la troupe de l’armée Chingan transféra la prisonnière au commissariat de police de Shisidaogou, sous prétexte du déplacement de cette troupe.

    Jong Tong Chol fit une démarche pour la faire passer au commissariat de police de Shisandaogou.

    Comme celui-ci était plus important que celui de Shisidaogou, la demande réussit sans difficulté.

    Kim Jong Suk fut escortée, les mains liées.

    C’était à midi à peine passé, quand elle entra en passant dans le village de Taoquanli qui se trouvait entre les deux commissariats de police. Les villageois accompagnaient la «Belle-fille de la maison de Musan» de leurs yeux mouillés de larmes d’indignation, en la voyant marcher, les mains liées, les pieds nus, et poussée de temps en temps par un canon de fusil. Une vieille femme accourut avec une paire de sandales de paille, qu’elle mit à ses pieds ensanglantés, et adressa une verte semonce aux policiers:

    «Gredins, pour quel crime emmenez-vous donc notre Ok Sun innocente? Peut-être que vous l’avez accusée d’être du parti communiste; mais si elle en est vraiment, moi aussi, je vais rejoindre le parti communiste!»

    Jong Tong Chol suivit Kim Jong Suk et entreprit des négociations avec le commissaire de Shisandaogou. Ce dernier lui promit de la reconnaître comme innocente et de la mettre en liberté à condition qu’il lui apporte pour elle un certificat de bonnes mœurs, signé par 500 personnes. S’il avait demandé la garantie de tant de personnes, c’était pour avoir une pièce justificative qui lui permettrait de dégager sa responsabilité au cas où il en serait blâmé éventuellement par ses supérieurs. C’était là une injonction aussi difficile à réaliser que de cueillir les étoiles du ciel. Toutefois, Jong Tong Chol finit par déposer le certificat exigé sur le bureau du commissaire à la grande surprise de celui-ci. Selon la mentalité générale, on refusait d’appliquer ses empreintes digitales sur un document reconnaissant comme un bon citoyen un «élément séditieux» soupçonné d’être un «traître» ou un «bandit communiste». Pour l’honneur de la «fraternité», le commissaire avait promis à Jong Tong Chol de relâcher la détenue s’il apportait le certificat demandé; mais il avait pensé que c’était absolument irréalisable.

    C’était un véritable miracle que d’avoir pu recueillir les empreintes digitales et les cachets de 500 personnes.

    Comment cela avait-il été possible? Impossible d’imaginer que le village de Taoquanli, qui ne comptait que deux cent familles tout au plus, ait pu avoir un si grand nombre de membres de l’organisation. Si considérable que soit l’influence exercée par l’organisation, ceux qui n’y appartenaient pas, et étaient parfois plus nombreux, n’auraient pu appliquer au hasard leur empreinte digitale sur un papier aussi compromettant.

    Mais, s’il était pourtant vrai que des gens inconnus aussi nombreux s’étaient portés garants sans hésitation pour Kim Jong Suk, cela tenait à l’amour et au soutien immenses dont le peuple lui témoignait. Autrement dit, c’étaient la confiance et le soutien absolus du peuple, plus puissants que l’autorité ou l’argent, qui avaient engendré ce miracle.

    A peine entourée de villageois au retour de sa détention, elle disait: «Ah, je mourrais de faim! Sœur, donne-moi d’abord à manger!» Quels propos familiers! S’ils ne s’étaient pas considérés comme des membres de sa famille, elle n’aurait pu agir de la sorte.

    Un jour après la Libération, Rim Won Sam, alors président du comité populaire de la ville de Hungnam, profitant de sa venue à Pyongyang pour participer à une réunion, rendit visite chez moi, avec Jang Hae U et Jong Tong Chol, ses vieux amis de Taoquanli et de Sinpha. Ces deux derniers occupaient des postes importants au niveau central. Kim Jae Su aussi était du nombre, président du comité de la province du Phyong-an du Sud du Parti démocratique. Ce jour-là, Kim Jong Suk prépara des raviolis chinois pour les hôtes. Notre conversation porta spontanément sur l’époque de Taoquanli-Sinpha.

    Kim Jong Suk se souvint, les larmes aux yeux, des camarades qui l’avaient sauvée de la mort. Elle avoua que, quand elle était en détention à Yaofangzi, elle était bien en mesure de s’évader, mais qu’elle s’était abstenue de le faire.

    «En fait, ce n’était pas difficile pour moi d’abattre la sentinelle et de prendre la fuite. Mais je n’ai pas osé le faire. En pensant à la situation misérable où seraient réduits les vieux époux chez lesquels j’étais enfermée, je n’ai pas osé agir ainsi. Je me disais alors: “C’est facile de m’enfuir d’ici, mais, si je le fais, qu’arrivera-t-il à ces vieux époux, au maire de village Jong qui a répondu de mon honnêteté, et quels épreuves et préjudices auront à subir l’organisation clandestine et la population de Taoquanli?” Cette pensée m’a amenée à prendre le parti de sauvegarder l’organisation et la population, dussé-je mourir moi-même. Cela m’a permis de dormir cette nuit-là, l’âme en paix, dans la pièce la plus éloignée du foyer. Une fois déterminée à me sacrifier, je n’avais plus rien à craindre.»

    Voilà la «Belle-fille de la maison de Musan» telle qu’elle était au temps de Taoquanli–Sinpha.

    Sortie de la mauvaise passe grâce au certificat de bonnes mœurs, elle milita encore quelque temps dans la clandestinité à Taoquanli et à l’intérieur du pays avant de regagner le Q.G., accompagnée de Ryu Yong Chan, membre de la section de Taoquanli de l’ARP. Ce dernier fut enrôlé dans l’armée de guérilla sous la caution de Kim Jong Suk. En 1944, alors que nous nous employions aux préparatifs des dernières opérations antijaponaises dans une base d’entraînement dans les environs de Khabarovsk, Ryu Yong Chan se noya par malheur dans le fleuve Amour en transportant par bateau les matériaux nécessaires à la construction de camps.

    En toute occasion, Kim Jong Suk s’en souvint avec émotion, en disant qu’il était son bienfaiteur inoubliable.

    Ryu Yong Chan n’est pas le seul à avoir décidé de suivre

    Kim Jong Suk qui allait quitter Taoquanli. Des membres de l’Association des femmes lui demandèrent avec insistance de les laisser l’accompagner, les larmes aux yeux.

    L’une d’entre elles la suivit même jusqu’au mont Baotai, sans vouloir retourner chez elle.

    Ne pouvant plus la dissuader, Kim Jong Suk lui mit au doigt sa bague en argent, prit la ceinture rouge que portait cette dernière et s’en entoura. Celle-ci l’avait tricotée en souvenir le jour où elle avait adhéré à l’Association des femmes sous la caution de Kim Jong Suk et la portait avec beaucoup de fierté.

    «Ne regrettez rien, mais je dois partir seule. Parce que je ne peux pas vous emmener, malgré mon désir de le faire. Je penserai toujours à vous, aux chères gens de Taoquanli, jusqu’à ce que cette ceinture soit complètement usée.»

    A ces mots pleins de tendresse, la jeune femme n’insista plus et la supplia de lui donner de ses nouvelles, où qu’elle fût.

    De retour dans la troupe, Kim Jong Suk porta toujours la ceinture rouge sous l’uniforme comme elle avait promis de le faire. C’est seulement après notre mariage que j’ai appris l’histoire de cette ceinture; elle ne l’avait jamais quittée.

    Ainsi elle sentit en tout temps la température du peuple, dont l’âme l’accompagnait toujours.

    De temps en temps, je me demande: comment elle a pu jouir de l’amour et du soutien de si nombreuses personnes pour s’acquitter de sa mission clandestine difficile?

    Si elle n’avait pas voué au peuple un amour aussi fidèle, celui-ci n’aurait même pas tourné ses regards vers elle, lorsqu’elle était dans une situation critique. Celui qui ne se dévoue pas au peuple ne peut espérer son aide précieuse dans les moments critiques. Quant à

    Kim Jong Suk, elle a été bien récompensée par le peuple de l’amour qu’elle lui avait voué. Alors on peut dire que ce certificat de bonnes mœurs qui portait 500 empreintes digitales et cachets était une preuve éternelle de son dévouement sublime au peuple.

    En automne 1991, plus d’un demi-siècle après son départ de Taoquanli, pendant ma tournée d’inspection dans la province du Ryanggang, j’ai visité Sinpha, ce haut lieu qu’elle a mis en valeur en s’y consacrant corps et âme. En dépit des longues années passées, les reliques de ses activités clandestines étaient conservées dans leur état initial. Les soins consacrés par les gens de Sinpha à ces reliques et aux lieux d’intérêt historique étaient vraiment admirables.

    Ce jour-là, les guides-conférencières m’ont donné des explications scrupuleuses sur ses activités, en me conduisant dans tous les endroits censés porter la trace de ses pas. Ces explications m’ont appris nombre de faits et de détails que j’ignorais encore.

    En regardant la tourelle sinistre qui se dressait sous son même aspect que jadis, au bord du fleuve Amrok, j’ai pensé à elle qui avait dû se risquer tant et passer tant de moments critiques pour gagner ce pays à la cause de la révolution.

    Le soleil allait se coucher, lorsque je me dirigeai vers la gare. Le regard tourné sur les rues de Sinpha, j’avais malgré moi de la peine à marcher.

    

    

    

    

    NOTES

    

    

    1. Evénement du 18 Septembre – Attaque armée, le 18 septembre 1931, des impérialistes japonais contre la Chine du Nord-Est. Appelé aussi « incident de Mandchourie ». –p.

    

    2. Conférence de Nanhutou – Réunion des cadres militaires et politiques de l’Armée révolutionnaire populaire coréenne tenue du 27 février au 3 mars 1936, à Nanhutou, district de Ningan, en Chine. Lors de cette conférence, le Président Kim Il Sung proposa que le gros de l’ARPC débouche dans la région frontalière coréo-chinoise, que son théâtre d’action soit déplacé progressivement à l’intérieur de la Corée, que le mouvement du front uni national antijaponais et les préparatifs de fondation du parti soient promus à l’échelle nationale. –p.

    

    3. Ra Un Gyu (1901-1937) – Un des fondateurs du cinéma national de Corée. Scénariste, réalisateur et acteur de cinéma à qui on doit 18 scénarios, dont celui du film Arirang, la réalisation d’une vingtaine de films et l’incarnation du rôle principal dans 25 films. –p.

    

    4. Imjinrok – Roman retraçant la lutte du peuple coréen contre l’agression étrangère pendant la guerre patriotique de l’an Imjin (1592-1598), ayant pour protagonistes des personnages historiques et décrivant des faits concrets de l’époque. –p.

    

    5. Yun Kwan (?-1111) – Fonctionnaire militaire qui accomplit des exploits au début du XIIe siècle en livrant combat aux agresseurs nuzhens. –p.

    

    6. Kim Jong So (1390-1453) – Personnage qui joua un rôle important dans le renforcement de la défense du bassin du Tuman contre l’invasion des Nuzhens. Il fut vice-premier ministre. Il prit part à la rédaction de l’Histoire du Coryo et de l’Histoire abrégée du Coryo qui couvrent la période de la dynastie du Coryo (918-1392), ainsi que de plusieurs autres livres.

    

    7. Nam I (1441-1468) – Il réussit, à 17 ans, le concours des fonctionnaire militaires et fut promu, à 26 ans, ministre des Armées. Jeune général en renom, il accomplit des prouesses en châtiant les envahisseurs nuzhens qui venaient fréquemment attaquer les régions limitrophes nord-ouest du pays. –p.

    

    8. Coup d’Etat de l’an Kapsin – Première réforme bourgeoise en Corée. Le 4 décembre 1884, le groupe réformiste dirigé par Kim Ok Gyun monta un coup d’Etat et forma un nouveau gouvernement qui publia son programme politique. Mais le coup d’Etat échoua au bout de trois jours. On l’appelle aussi réforme bourgeoise de 1884. –p.

    

    9. Tangun – Premier roi de la nation coréenne. Né à Pyongyang il y a 2027 ans (en 2009), il fonda la Corée (appelée plus tard Kojoson), premier Etat antique. Son tombeau se trouve dans l’arrondissement de Kangdong, à Pyongyang. –p.

    

    10. Histoire d’Ondal – Conte populaire créé à l’époque du Coguryo. Le héros, Ondal, est méprisé et humilié par les gens au pouvoir qui le traitent d’idiot. Or, il fonde un foyer avec la princesse chassée du palais royal. En s’appliquant à acquérir les arts martiaux, il devient général et se distingue par sa bravoure et son esprit de sacrifice dans les batailles contre les envahisseurs étrangers. –p.

    

    11. Saenal – Premier journal révolutionnaire de Corée, fondé à Fusong, en Chine, en janvier 1928 par le Président Kim Il Sung comme organe de l’Union Saenal des enfants. –p.

    

    12. Bolchevik – Organe de la Société Konsol de camarades, première organisation du parti. Il fut fondé à Kalun en juillet 1930. Au début, il parut sous la forme d’une revue mensuelle, puis il devint un journal hebdomadaire. –p.

    

    13. Nong-u – Revue mensuelle fondée en automne 1930, à Wujiaji, dans le district de Huaide en Chine. C’était l’organe de l’Union des paysans. –p.

    

    14. Tonguibogam – Ouvrage synthétisant toutes les réalisations accomplies par la médecine traditionnelle coréenne d’avant le XVIe siècle inclus. Le livre fut rédigé de 1596 à 1610 par Ho Jun, célèbre médecin, et parut en 1613. –p.

    

    15. « Affaire de Hyesan » – Il s’agit de deux vagues d’arrestation effectuées par l’armée et la police japonaises dans les parages du fleuve Amnok, à l’automne 1937 et en octobre 1938, en vue de découvrir et de réprimer les révolutionnaires et les organisations révolutionnaires en Corée. –p.

    

    16. Association Singan – Organisation de front uni, fruit de la collaboration du camp communiste et du camp nationaliste. Préconisant l’union nationale dans son programme, elle tenta de recouvrer l’indépendance de la Corée grâce à la canalisation de toutes les forces de la nation. La répression des impérialistes japonais conduisit à sa dissolution en mai 1931. –p.

    

    17. Kim Chaek (1903-1951) – Né dans l’actuelle ville Kim Chaek (à laquelle on a donné son nom), dans la province du Hamgyong du Nord, il fut, au cours de sa lutte révolutionnaire, plusieurs fois arrêté par la police japonaise et emprisonné. Enrôlé en 1932 dans l’Armée révolutionnaire populaire coréenne, il combattit en tant que commandant de l’une de ses troupes. Après la Libération, il milita avec abnégation pour la création du Parti, l’instauration du pouvoir populaire, l’édification de la force armée populaire et régulière. Il fut vice-président du Conseil des ministres de la République populaire démocratique de Corée et ministre des Industries. Pendant la guerre de Libération de la patrie, il se consacra à la victoire en qualité de membre du Comité militaire et de commandant du front. –p.

    

    18. Hong Kil Dong – Héros de l’Histoire de Hong Kil Dong, roman coréen du Moyen Age. Etre surnaturel, il pratique une magie bienfaisante. –p.

    

    19. Jon Pong Jun (1854-1895) – Chef de la Guerre paysanne de l’an Kabo (1894-1895). Dans sa jeunesse, il enseigna dans une école traditionnelle. Il transforma en une guerre la révolte des paysans de Kobu, province du Jolla, contre le pillage des gouvernants féodaux. Arrêté sur la dénonciation d’un traître, il fut exécuté. –p.

    

    20. Parti Tonghak – Groupe des adeptes de la religion coréenne Tonghak, apparue vers 1860. Le terme Tonghak signifie doctrine orientale, c’est-à-dire coréenne, par opposition à la doctrine occidentale (catholicisme). Les adeptes du Tonghak jouèrent un rôle important dans la Guerre paysanne de l’an Kabo (1894). –p.

    

    21. Guerre de Libération de la patrie – Guerre juste soutenue du 25 juin 1950 au 27 juillet 1953 par le peuple coréen contre l’attaque armée des agresseurs étrangers, ayant pour chef de file les impérialistes américains, et de la clique fantoche de Syngman Rhee. –p.

    

    22. Kang Ryang Uk (1904-1983) – Né au village de Chilgol dans l’arrondissement de Mangyongdae, à Pyongyang. Sous la domination coloniale japonaise, il mena des activités patriotiques en tant qu’enseignant et pasteur. Après la Libération, il fut secrétaire général du Comité populaire provisoire de Corée du Nord puis secrétaire général du Présidium de l’Assemblée populaire suprême, il milita pour l’édification d’une patrie nouvelle et le renforcement des organes du pouvoir, puis pour une issue victorieuse de la guerre de Libération de la patrie. Après la guerre, vice-président du Présidium de l’Assemblée populaire suprême, puis vice-président de la République populaire démocratique de Corée, il travailla de toutes ses forces pour la prospérité et le développement du pays. Occupant aussi les fonctions de président du comité central du Parti démocratique de Corée du Nord, puis du Parti social-démocrate de Corée, il se dévoua à l’application de la ligne du front uni.

    

    23. Hong Kyong Rae – Chef de la guerre des paysans de la province du Phyong-an qui dura de 1811 à 1812. –p.

    

    24. Ri Jun (1858-1907) – En juin 1907, émissaire de l’empereur coréen Kojong à la 2e Conférence de la paix, ouverte à la Haye, il lança un fervent appel à l’opinion internationale invitant à stoper l’agression des impérialistes japonais contre la Corée. Se voyant pourtant désavoué malgré sa qualité de représentant par les impérialistes, complices des Japonais, il s’ouvrit le ventre sur place en signe de protestation.

    

    25. An Jung Gun (1879-1910) – Il s’intéressa à l’art militaire dès l’âge de 17 ans. Membre de la Société savante du Nord-Ouest, il exerça un temps l’enseignement. Vers la fin de 1907, il gagna la région maritime extrême-orientale de la Russie où il commanda une troupe de francs-tireurs antijaponais. En juin 1909, à la tête des francs-tireurs, il attaqua une garnison japonaise à Kyonghung dans la province du Hamgyong du Nord en Corée. En octobre de la même année, à la gare de Haerbin, il abattit Ito Hirobumi, meneur de l’agression japonaise contre la Corée, en « tournée d’inspection en Mandchourie du Nord ».

    

    26. Choe Tok Sin (1914-1989) – L’occupation de la Corée par les impérialistes japonais l’amena à émigrer avec son père en Chine, où il s’engagea comme officier dans l’Armée de restauration nationale, force armée des nationalistes. Après la libération de la Corée, de retour en Corée du Sud, il fut successivement général de corps d’armée, ministre des Affaires étrangères, ambassadeur de Corée du Sud en Allemagne de l’Ouest. En 1977, en brouille avec la société sud-coréenne, il émigra aux Etats-Unis. Rapatrié en République populaire démocratique de Corée, il exerça les fonctions de vice-président du Comité pour la réunification pacifique de la patrie et celles de président du Parti Chondogyo-Chongu.

    

    27. Jo Ki Chon (1913-1951) – Originaire de Hoeryong, province du Hamgyong du Nord. Pendant l’occupation de la Corée par les impérialistes japnoais, il émigra en Russie, où il fit ses études à l’école normale supérieure Gorki d’Omsk. A la Libération, il regagna le pays. En 1947, il écrivit l’épopée le Mont Paektu, illustration de la bataille de Pochonbo (1937), d’une portée inappréciable la carrière révolutionnaire du Président Kim Il Sung. On lui doit également d’autres poèmes qui décrivent les changements intervenus en Corée après la Libération et la lutte du peuple et de l’Armée populaire pendant la guerre de Libération de la patrie. En 1951, il assuma les fonctions de vice-président du comité central de l’Union générale des écrivains et des artistes de Corée du Nord. Il trouva la mort sous un bombardement aérien américain en pleine création du poème épique Une unité de chasseurs d’avions.

    

    

    

    

    

    

    

    

    

    

    

    

    

    

    

    

    

    

    

    

    

    

    

    

    

    

    

    

    

    

    

    

    

    

    

    

    

    

    

    

    

    

    

    

    

    

    

    

    Imprimé en République Populaire Démocratique de Corée